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Les grands auteurs Extraits

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Les Grands Auteurs - resumes

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Page 1: Les Grands Auteurs

Les grandsauteurs

Extraits

Page 2: Les Grands Auteurs

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Il faut dire que la ville haute était pour lui une espèce de région de rêve.Autant il détestait la ville basse, le faubourg, avec l’usine, le relent dechocolat, les laideurs de la vie moderne et sordide, autant la haute partie

de la ville avec ses maisons anciennes, dont beaucoup étaient abandonnées,les souvenirs des ducs de Provence, des passages royaux, les écussons auxportes, et ces délabrements par où soudain filaient le vent et le soleil, autanttout cela l’enchantait, le détournait de ce monde qu’il aimait fuir, descriailleries du foyer, de l’impiété paternelle, et d’idées nouvelles qui luivenaient, et lui causaient un trouble, dont il s’accusait. Il y avait une grandemaison tout en haut de la colline, là où déjà les rues se décomposaient, lestoitures tombaient, l’herbe envahissait les pièces des anciennes demeuresnobles. La grande porte de bois vermoulu tenait encore, tout ouvrée deguirlandes qu’avaient rongé les vents, dans le porche de pierre rose. Mais, à côté d’elle, il y avait un trou dans le mur, et vous pouviez entrer là-dedanssans rien demander à personne. C’était probablement très facile de savoirqui avait jadis habité cet hôtel majestueux, dont il ne restait plus que lescontours et une espèce de grande pièce souterraine du côté rue, quiaffleurait au coteau par-derrière en plein soleil, au bout d’une ruelleencombrée d’ordures et de linge séchant. Mais Armand ne voulait pas attirerl’attention sur ce palais clandestin qu’il s’était découvert, et il imaginait saretraite pleine et bruyante aux jours anciens, suivant sa tête et ses lectures.La salle souterraine était la salle des gardes. De grands garçons robustes,habillés comme sur les tableaux, avec une jambe rouge et une verte, ettoujours à chanter et à rire, et des lévriers près de la porte qu’on avaitamenés d’Afrique, lors de la récente campagne contre les infidèles des pays barbaresques.

Sans aucune raison dont il eût conscience, Quinn passa à une page vierge du cahier rouge et croqua une petite carte de la zone dans laquelle Stillmans’était promené. Puis, réexaminant soigneusement ses notes, il se mit à

retracer de son stylo les déplacements que Stillman avait effectués en une seulejournée - le premier jour où il avait complètement enregistré les déambulationsdu vieil homme. Le résultat en était le suivant :

Quinn fut frappé par la manière dont Stillman avait longé les bords de la zonesans s’aventurer une seule fois au centre. Le croquis ressemblait à la carte d’unEtat imaginaire du Midwest. A part les onze pâtés de maisons sur Broadway audépart et la série d’enjolivures qui représentaient les méandres de Stillman dansRiverside Park, l’image faisait aussi penser à un rectangle. Mais, étant donné lastructure quadrangulaire des rues de New York, ce pouvait être aussi un zéro oula lettre O. Quinn passa à la journée suivante, déterminé à voir ce qui en sortirait.Les résultats furent très différents.

Louis Aragon

Les beaux quartiersDenoël - Folio

Paul Auster

Trilogienew yorkaiseActes Sud - Babel

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Cette image lui rappelait un oiseau, peut-être un oiseau de proie, les ailesouvertes, tournoyant dans les airs. Un instant plus tard, cette lecture luiparut tirée par les cheveux. L’oiseau disparut et fut remplacé par deuxformes abstraites reliées par le minuscule pont que Stillman avait tracé en marchant vers l’ouest dans la 83e rue.Quinn s’accorda une pause pour réfléchir à ce qu’il faisait. Etait-il en trainde griffonner des bêtises ? Etait-il en train de gaspiller débilement sa soirée,ou essayait-il de trouver quelque chose ? Mais il comprit que ces deuxréponses étaient tout aussi inacceptables l’une que l’autre. S’il étaitsimplement en train de tuer le temps, pourquoi s’y employait-il d’une façonaussi laborieuse ? Etait-il si confus qu’il n’avait plus le courage de penser ?En revanche, s’il n’était pas seulement en train de se distraire, que faisait-ilexactement ? Il lui semblait qu’il cherchait un signe. Il passait au crible lechaos des déplacements de Stillman pour y trouver une lueur de cohérence.Ce qui ne voulait dire qu’une seule chose : qu’il persistait à ne pas croireque les actes de Stillman soient arbitraires. Il voulait qu’ils aient un sens,aussi obscur soit-il. Et cela, en soi, était inacceptable. Car cela signifiait queQuinn se permettait de nier les faits, ce qui était - il le savait bien - la piredes choses qu’un détective puisse faire. Il décida néanmoins de poursuivre.Il n’était pas trop tard, pas même onze heures, et il fallait bien admettre que ça ne pouvait pas être nuisible. Ce que donna la troisième carte ne ressemblait en rien aux deux précédentes.

Ici peut-être est-il nécessaire de dire un mot de l’établissement.L’imprimerie, située dans l’endroit où la rue de Beaulieu débouche sur la place du Mûrier, s’était établie dans cette maison vers la fin du règne

de Louis XIV. Aussi depuis longtemps les lieux avaient-ils été disposés pourl’exploitation de cette industrie. Le rez-de-chaussée formait une immensepièce éclairée sur la rue par un vieux vitrage, et par un grand châssis sur unecour intérieure. On pouvait d’ailleurs arriver au bureau du maître par uneallée. Mais en province les procédés de la typographie sont toujours l’objetd’une curiosité si vive, que les chalands aimaient mieux entrer par une portevitrée pratiquée dans la devanture donnant sur la rue, quoiqu’il fallût

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Honoré de Balzac

Illusions perduesFolio

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descendre quelques marches, le sol de l’atelier se trouvant au-dessous duniveau de la chaussée. Les curieux, ébahis, ne prenaient jamais garde auxinconvénients du passage à travers les défilés de l’atelier. S’ils regardaient les berceaux formés par les feuilles étendues sur des cordes attachées auplancher, ils se heurtaient le long des rangs de casses, ou se faisaientdécoiffer par les barres de fer qui maintenaient les presses. S’ils suivaient les agiles mouvements d’un compositeur grappillant ses lettres dans les centcinquante-deux cassetins de sa casse, lisant sa copie, relisant sa ligne dansson composteur en y glissant une interligne, ils donnaient dans une rame depapier trempé chargée de ses pavés, ou s’attrapaient la hanche dans l’angled’un banc ; le tout au grand amusement des Singes et des Ours. Jamaispersonne n’était arrivé sans accident jusqu’à deux grandes cages situées aubout de cette caverne, qui formaient deux misérables pavillons sur la cour, etoù trônaient d’un côté le prote, de l’autre le maître imprimeur. Dans la cour,les murs étaient agréablement décorés par des treilles qui, vu la réputation du maître, avaient une appétissante couleur locale. Au fond et adossé au noirmur mitoyen, s’élevait un appentis en ruine où se trempait et se façonnait lepapier. Là, était l’évier sur lequel se lavaient avant et après le tirage lesFormes, ou, pour employer le langage vulgaire, les planches de caractères ; il s’en échappait une décoction d’encre mêlée aux eaux ménagères de la maison, qui faisait croire aux paysans venus les jours de marché que le diable se débarbouillait dans cette maison. Cet appentis était flanqué d’un côté par la cuisine, de l’autre par un bûcher. Le premier étage de cettemaison, au-dessus duquel il n’y avait que deux chambres en mansardes,contenait trois pièces.

Le Guide Bleu ne connaît guère le paysage que sous la forme dupittoresque. Est pittoresque tout ce qui est accidenté. On retrouve icicette promotion bourgeoise de la montagne, ce vieux mythe alpestre

(il date du XIXe siècle) que Gide associait justement à la morale helvético-protestante et qui a toujours fonctionné comme un mixte bâtard denaturisme et de puritanisme (régénération par l’air pur, idées morales devantles sommets, l’ascension comme civisme, etc.). Au nombre des spectaclespromus par le Guide Bleu à l’existence esthétique, on trouve rarement laplaine (sauvée seulement lorsque l’on peut dire qu’elle est fertile), jamais leplateau. Seuls la montagne, la gorge, le défilé et le torrent peuvent accéderau panthéon du voyage, dans la mesure sans doute où ils semblent soutenirune morale de l’effort et de la solitude. Le voyage du Guide Bleu se dévoileainsi comme un aménagement économique du travail, le succédané facile de la marche moralisante. C’est déjà constater que la mythologie du GuideBleu date du siècle dernier, de cette phase historique où la bourgeoisiegoûtait une sorte d’euphorie toute fraîche à acheter l’effort, à en garderl’image et la vertu sans en subir le malaise. C’est donc en définitive, fortlogiquement et fort stupidement, l’ingratitude du paysage, son manqued’ampleur ou d’humanité, sa verticalité, si contraire au bonheur du voyage,qui rendent compte de son intérêt. A la limite, le Guide pourra écrirefroidement : “La route devient très pittoresque (tunnels)” : peu importequ’on ne voie plus rien, puisque le tunnel est devenu ici le signe suffisant de la montagne ; c’est une valeur fiduciaire assez forte pour que l’on ne se soucie plus de son encaisse.

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Roland Barthes

MythologiesSeuil - Points

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Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares,

sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais leslasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dansl’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle,tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceuxqui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.

La modernité n’existe plus : tout est actuel. Et tout est rétro. Lemoderne et le traditionnel, avec leur opposition claire et intelligible,ont laissé la place à l'actuel et au rétro, dont l’opposition n’est même

plus distinctive.Les idées « modernes » ont disparu, absorbées, ici et tout de suite, par leur réalisation anticipée. On pouvait parler d’une ville « moderne »,d’un mobilier « moderne » tout pouvait devenir moderne lorsque les choses avaient encore une configuration spécifique. Mais, aujourd’hui,c’est la ville, c’est le mobilier qui ont disparu en tant que tels ; ce qui lesa remplacés (mégalopole, design) désigne une absence, une configuration

d’absence, une combinatoire informelle. Ce sont des modèles, et leur« modelité » a remplacé la modernité. Dans la mode seule, l'effet demodernité vient encore jouer comme effet rétro, c`est la robe ou le bijou « modernes » des années trente ou de l’après-guerre. La modernité n’estplus ce qu’elle était : c’est comme la nostalgie, et elle est elle-même un effet de nostalgie.Disons-le, tout le paradigme de la modernité apparaît aujourd’hui commenaïf : quel court-circuit s’est produit, quelle péripétie irréversible estintervenue (et les choses sont allées très vite dans les dix dernières années)pour vider le terme de son sens, vider le projet et le mythe de sasubstance, faire que les formes et les contenus de la modernité tels qu’ilspouvaient encore se parler et se rêver il y a une génération à peine sontaujourd’hui comme volatilisés, dans un monde indéterminé qui ne laisseplus place à un idéal ou à une idéologie de changement, de rupture,d’innovation ?La modernité était un projet d’universalité fondé sur un mouvementdialectique – mouvement du discours, des techniques, de l’histoire – quiétait déterminé par une finalité progressive et qui, dût-il souffrir toutes les contradictions (mais il impliquait justement les contradictions commeforces motrices), n’était jamais remis en cause dans son axiome général.Et cet axiome est celui d’un espace perspectif, d’un ordre mis en place à laRenaissance, celui où jouent toutes les polarités, les rapports de forces, les systèmes représentatifs (langagier, politique, esthétique, scientifique),celui où joue la dialectique sujet/objet, signifiant/signifié, fins/moyens ; cet espace, où toutes les différences peuvent se déployer, est ouvert à une expansion virtuellement infinie, comme l’exigent toutes les valeursdominantes de la modernité. On peut dire que cet espace perspectif,panoptique, rationnel, qui est l’espace de la production, de la signification

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Charles Baudelaire

Le spleen de ParisLe livre de poche

Jean Beaudrilard

La fin de lamodernité ou l'ère

de la simulationEncyclopédædia Universalis

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et de la représentation, a vécu pendant trois siècles ou plus sans atteintegrave : il a été celui de nos cultures modernes, de leur ascendancetriomphale. C’est lui qui est aujourd’hui en train de s’effondrer; c’est à cette péripétie mortelle de tout notre système représentatif que nous assistons.

* *A trente kilomètres à la ronde, les flèches vous aiguillent vers ces grandscentres de triage que sont les hypermarchés, vers cet hyperespace de la marchandise où s’élabore à bien des égards une socialité nouvelle. Il faut voir comment il centralise et redistribue toute une région et unepopulation, comment il concentre et rationalise des horaires, des parcours,des pratique—créant un immense mouvement de va-et-vient tout à faitsemblable à celui des commuters de banlieue, absorbés et rejetés à heuresfixes par leur lieu de travail.Profondément, c’est d’une autre sorte de travail qu’il s’agit ici, d’untravail d’acculturation, de confrontation, d’examen, de code et de verdictsocial : les gens viennent trouver là et sélectionner des objets-réponses àtoutes les questions qu’ils peuvent se poser ; ou plutôt ils viennent euxmêmes en réponse à la question fonctionnelle et dirigée que constituent lesobjets. Les objets ne sont plus des marchandises ; ils ne sont même plusexactement des signes dont on déchiffrerait et dont on s’approprierait le sens et le message, ce sont des tests, ce sont eux qui nous interrogent, et nous sommes sommés de leur répondre, et la réponse est incluse dans la question. Ainsi fonctionnent semblablement tous les messages des médias : ni information ni communication, mais référendum, test perpétuel, réponse circulaire, vérification du code.Il faut que la masse des consommateurs soit homogène à la masse des produits (comme il faut, dans le système universel des tests, que laréponse ne soit qu’un écho signalétique de la question). La confrontationet la fusion (la confusion) de ces deux masses qui s’opèrent dansl’hypermarché font de celui-ci quelque chose de très différent nonseulement des marchés traditionnels, mais encore des supermarchés, qui ne sont que des épiceries à grande échelle. Ici apparaît la massecritique au-delà de laquelle la marchandise devient hypermarchandise, qui n’est plus lice à des besoins distincts et à leur satisfaction, à des signesencore distincts de statut et de prestige, mais qui constitue une sorted'univers signalétique total, ou de circuit intégré, qu'une impulsionparcourt et maintient de part en part, transit incessant des choix, des sélections, des marques, de la publicité. Ici, tous les produits n’ontd’autre objectif que de vous maintenir en état de masse intégrée, de fluxtransistorisé, de molécule aimantée. C'est cela qu’on vient apprendre ici ;c’est cela l’hyperréalité de la marchandise.Pas de relief, de perspective, de ligne de fuite où le regard risquerait de se perdre, mais un écran total où les panneaux publicitaires et les produitseux-mêmes dans leur exposition ininterrompue jouent comme des signeséquivalents et successifs. Il y a des employés uniquement occupés àrefaire le devant de la scène, I’étalage en surface, là où le prélèvement desconsommateurs a pu créer quelque trou. Le self-service ajoute encore àcette absence de profondeur : un même espace homogène, sans médiation,réunit les hommes et les choses, celui de la manipulation directe. Mais qui manipule l’autre ?Même la répression s’intègre comme signe dans cet univers de simulation.La répression devenue dissuasion n’est qu’un signe de plus dans l’universde persuasion. Les circuits de télévision antivol font eux-mêmes partie du

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décor de simulacres. Une surveillance parfaite sur tous les points exigeraitun dispositif de contrôle plus lourd et plus sophistiqué que le magasin lui-même. Ce ne serait pas rentable. C’est donc une allusion à la répression,un « faire-signe » de cet ordre, qui est mis là en place ; ce signe alors peutcoexister avec tous les autres, et même avec l’impératif inverse, parexemple celui qu’expriment d’immenses panneaux vous invitant à vousdétendre et à choisir en toute sérénité. Ces panneaux, en fait, vous guettentet vous surveillent aussi bien, ou aussi peu, que la télévision « policière ».Celle-ci vous regarde, vous vous y regardez, mêlé aux autres, c’est le miroir sans tain de l’activité consommatrice, jeu de dédoublement et de redoublement qui referme ce monde sur lui-même.L’hypermarché est inséparable des autoroutes qui l’étoilent et l’alimentent,des parkings avec leurs nappes d’automobiles, du terminal de l’ordinateur– plus loin encore, en cercles concentriques –, de la ville entière commeécran fonctionnel total des activités. L’hypermarché ressemble à unegrande usine de montage, à ceci près que, au lieu d’être liés à la chaîne detravail par une contrainte rationnelle continue, les agents (ou les patients),mobiles et décentrés, donnent l’impression de passer d’un point à l’autrede la chaîne selon des circuits aléatoires. Les horaires, la sélection, l’achatsont aléatoires, eux aussi, à la différence des pratiques de travail. Mais ils’agit bien quand même d’une chaîne, d’une discipline programmatique,dont les interdits se sont effacés derrière un glacis de tolérance, de facilitéet d’hyperréalité. L’hypermarché est déjà, au-delà de l’usine et desinstitutions traditionnelles du capital, le modèle de toute forme future desocialisation contrôlée : retotalisation en un espace-temps homogène detoutes les fonctions dispersées du corps et de la vie sociale (travail, loisir,nourriture, hygiène, transports, médias, culture); retranscription de tous lesflux contradictoires en termes de circuits intégrés; espace-temps de touteune simulation opérationnelle de la vie sociale, de toute une structured’habitat et de trafic.Modèle d’anticipation dirigée, l’hypermarché (aux Etats-Unis surtout)préexiste à l’agglomération: c’est lui qui donne lieu à l’agglomération,alors que le marché traditionnel était au coeur d’une cité, lieu où la ville et la campagne venaient frayer ensemble. L’hypermarché est l’expressionde tout un mode de vie où ont disparu non seulement la campagne mais la ville aussi pour laisser place à l'« agglomération »—zoning urbainfonctionnel entièrement signalisé, dont il est l’équivalent, le micromodèlesur le plan de la consommation. Mais son rôle dépasse de loin la« consommation », et les objets n’y ont plus de réalité spécifique: ce quiprime, c’est leur agencement sériel, circulaire, spectaculaire, futur modèledes rapports sociaux.La « forme » hypermarché peut ainsi aider à comprendre ce qu’ il en estde la fin de la modernité. Les grandes villes ont vu naître, en un siècleenviron (1850-1950), une génération de grands magasins « modernes »(beaucoup portaient ce nom sous une façon ou une autre), mais cettemodernisation fondamentale, liée à celle des transports, n’a pas bouleverséla structure urbaine. Les villes sont restées des villes, tandis que les villesnouvelles sont satellisées par l’hypermarché ou le shopping centerdesservis par un réseau programmé de transit, et cessent d’être des villespour devenir des agglomérations. Une nouvelle morphogenèse estapparue, qui relève du type cybernétique (c’est-à-dire reproduisant auniveau du territoire, de l’habitat, du transit les scénarios decommandement moléculaire qui sont ceux du code génétique), et dont laforme est nucléaire et satellitique. L’hypermarché comme noyau. La ville,

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même moderne, ne l’absorbe plus. C’est lui qui établit une orbite surlaquelle se meut l’agglomération. Il sert d'implant aux nouveaux agrégats, commefont parfois aussi l’université ou encore l’usine—non plus l’usine du XIXe

siècle ni l’usine décentralisée qui, sans briser l’orbite de la ville, s’installeen banlieue, mais l’usine de montage, automatisée, à commandementélectronique, c’est-à-dire correspondant à une fonction et à un procès de travail totalement déterritorialisés. Avec cette usine, comme avecl’hypermarché ou l’université nouvelle, on n’a plus affaire à des fonctions(commerce, travail, savoir, loisir) qui s’autonomisent et se déplacent (ce qui caractérise encore le déploiement « moderne » de la ville), mais àun modèle de désintégration des fonctions d’indétermination des fonctionset de désintégration de la ville elle-même, qui est transplanté hors ville et traité comme modèle hyperréel, comme noyau d’une agglomération de synthèse qui n’a plus rien à voir avec une ville. Satellites négatifs de la ville, qui traduisent la fin de la ville, même de la ville moderne, commeespace déterminé, qualitatif, comme synthèse originale d’une société.On pourrait croire que cette implantation correspond à une rationalisationdes diverses fonctions. Mais, en fait, à partir du moment où une fonctions’est hyperspécialisée au point de pouvoir être projetée de toutes piècessur le terrain « clefs en main », elle perd sa finalité propre et devient toutautre chose : noyau polyfonctionnel, ensemble de « boîtes noires » à imput-output multiple, foyer de convection et de déstructuration. Ces usines et ces universités ne sont plus des usines ni des universités, et les hypermarchés n’ont plus rien d’un marché. Etranges objetsnouveaux dont la centrale nucléaire est sans doute le modèle absoluet d’où rayonnent une sorte de neutralisation du territoire, une puissancede dissuasion qui, derrière la fonction apparente de ces objets, constituentsans doute leur fonction profonde : l’hyperréalité de noyaux fonctionnelsqui ne le sont plus du tout. Ces objets nouveaux sont les pôles de lasimulation autour desquels s’élabore, à la différence des anciennes gares,usines ou réseaux de transport traditionnels, autre chose qu’une « modernité »: une hyperréalité, une simultanéité de toutes les fonctions,sans passé, sans avenir, une opérationnalité tous azimuts. Et sans douteaussi des crises, ou même des catastrophes nouvelles: Mai 68 commence à Nanterre, et non à la Sorbonne, c’est-à-dire dans un lieu où, pour lapremière fois en France, l’hyperfonctionnalisation « hors les murs » d’un lieu de savoir équivaut à une déterritorialisation, à la désaffection, à la perte de fonction et de finalité de ce savoir dans un ensemble néo-fonctionnel programmé. Là, une violence nouvelle, originale, a prisnaissance en réponse à la satellisation orbitale d’un modèle (le savoir, la culture) dont le référentiel est perdu.Beaubourg est un de ces objets nouveaux, et il faut l’analyser dans lemême sens (L'Effet Beaubourg, Jean Baudrillard, éd. Galilée, Paris, 1978).

Quand les sœurs arrivèrent à Elseneur, le samedi après-midi, ellespassèrent par toute sorte de profondes émotions. L’air lui-même et l’odeur du vestibule, la fraîche senteur de sel et de varech

que fleurent toujours les vieilles maisons proches de la mer leur allaient au cœur. “On dit, pensait Fanny, en respirant profondément, que le corps

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Karen Blixen

Sept contesgothiques

Stock - Le Livre de Poche

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humain se renouvelle entièrement tous les sept ans. Mais mon nez est restéle même et il se rappelle tout.” La maison était chauffée tout entière, de lacave au grenier, et ce fut pour elles comme si un vieil admirateur s’était misen uniforme de gala pour les accueillir. Au revoir d’anciens lieux familiers,beaucoup de gens soupirent devant les tristes changements qui se sontproduits. Les deux sœurs pensaient au contraire que la vieille maison grisepouvait à bon droit déplorer leur âge et leur faiblesse en s’écriant : “GrandDieu ! est-ce que ce sont les fillettes aux joues roses et aux voix argentinesqui glissaient en chaussons de danse, à califourchon sur la rampe de mesescaliers ? ” et soupirer jusqu’au fond de ses cheminées : “Tout passe…Tout passe…” En prenant le parti de taire ses sentiments, et de fairesemblant de ne pas les trouver changées, la vieille maison se montrait trèsgénéreuse. La joie sincère et cérémonieuse de Dame Bæk les touchait aussivivement. Elle les accueillit sur le seuil de la demeure, leur changea leursbas et leurs souliers et leur servit des boissons chaudes. “Puisque nouspouvons si facilement lui faire plaisir, pensaient-elles, pourquoi ne sommes-nous pas venues avant ? ” Peut-être était-ce parce que la maison de leursjeunes années leur avait semblé vide et froide, presque comme un tombeau,jusqu’à ce qu’un esprit y fût revenu.

J’ai voulu aller voir la ville. La grande ville. J’en pouvais plus de monvélo avec ses fanions bidon. Je voulais voir l’oiseau de feu. Voir les fillesdes villes. Les matins de l’oiseau de feu sont mon instant, ma vérité. Seul

au milieu des haleines fraîches, je me fraie mon chemin à coups d’angoisse.Et la mienne et la leur. Marchant vers un autre bateau plein d’odeur. La caleest ouverte, et l’oiseau de feu me livre enfin son ventre. Je suis mon propremousse, mon propre matelot, mon propre capitaine. Alors je vogue, je tangue,toutes voiles dehors jusqu’au port où comme une brute j’écrase mon corpscontre la jetée. J’avais trouvé mon premier et dernier port. Je le vivais à fondde cale avec une tribu d’imprécateurs. De rêveurs alcooliques. Et je prenaisenfin les filles par la main. J’aimais ces matins clairs au printemps où, sortantd’un infect rade obscur et apaisant, nous découvrions qu’il ferait très beau ce jour-là. Avec l’ami se dire à demain, déchirants de solitude. Et simplement au mot demain renaître une nouvelle fois. Demain c’était sûr on croiseraitBlanche-Neige. Et si on la croisait pas on reverrait les potes, on reparleraitd’elles en trinquant. C’est beau une ville la nuit.

Je franchis le bois sans encombre, et aussitôt vint le sentier. Je ne lecherchai pas, il arriva lui-même, naturellement inondé de lune. Et il futaussitôt si familier que je m’abandonnai à sa prévenante douceur.

C’était un beau sentier de nuit, un de ces sentiers qui vous accompagnent,avec lesquels on peut parler, et qui vous font, tout le long du chemin, un tasde petites confidences. On y marche sans crainte, avec légèreté. Comme ils ont conservé une grande innocence, ils ne sauraient vous fourvoyer. Sur eux, le temps ne compte plus et l’espace se fond amicalement dans leplaisir nocturne de la marche. On ne sait jamais d’où l’on vient ni où l’on

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Richard Bohringer

C’est beauune ville la nuit

Denoël - Folio

Henri Bosco

L’enfant et la rivièreGallimard - Folio

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va, quand on est parti, à quelle heure on arrive ; et d’ailleurs arrive-t-on ?Ces sentiers n’aboutissent pas, ou, si par hasard, ils vous quittent, c’est pourvous laisser doucement dans un pays plus merveilleux encore… Je le saisbien, moi qui vous parle, puisque mon sentier m’y laissa. Il semblait qu’on l’eût mis sur le flanc des collines uniquement pour me conduire dans le village le plus singulier du monde. Et encore était-ce du monde ?… A peine pouvait-on le croire, tant tout y paraissait improbable, irréel ; et plusieurs fois, au cours de cette nuit étrange, je crus dans ma tête naïve,que c’était là un lieu de féeries innocentes créé pour le plaisir des enfantsrêveurs et fantasques, juste sur les confins du paradis…

Une nuit opaque et cinglée de bourrasques s’était abattue surl’immense cité du Middle West qui s’étirait le long du fleuve. Une pluie fine, presque un brouillard, s’engouffrait par moments

entre les hauts immeubles, mouillant les chaussées et les trottoirs qu’elletransformait en miroirs sombres où se réfléchissaient, grotesquementdéformées, les lumières des réverbères et les enseignes au néon. Les grandsponts du centre étiraient leurs arches par-dessus les eaux noires du fleuvegigantesque, dont les rives se perdaient dans la brume. Et les rafales devent, qui entraînaient dans leur course les journaux abandonnés sur le pavé,balayaient les boulevards presque déserts, sifflant à petit bruit le long des façades et gémissant aux carrefours. Des tramways vides et des autobus aux vitres brouillées descendaient lentement, en ferraillant, vers le terminusdu centre. A part les taxis et les autos de la police, il n’y avait aucunevoiture dans les rues. River Boulevard, large comme une avenuetriomphale, avec ses contre-allées et les arcs orange de ses réverbères, dontl’alignement s’étirait à l’infini vers l’horizon embrumé, était aussi vide quesi la peste y avait détruit toute manifestation de l’activité humaine. Les signauxlumineux changeaient ponctuellement à chaque carrefour, mais il n’y avaitaucune voiture pour se conformer à leurs indications. A l’extrémité duboulevard, dans le quartier des boîtes de nuit, des enseignes tarabiscotéesclignotaient dans le vide. Comme un jouet mécanique bien remonté, la grande ville continuait son activité nocturne avec une précisionmathématique, sans s’inquiéter de ses habitants. Enfin, le vent tomba et la pluie s’abattit avec violence sur l’immense cité : sur les terrils des usinesd’acier, du côté de Polishtown ; sur les résidences des millionnaires, à Riverdale ; sur la butte accidentée de Tecumseh Slope, avec ses petitesépiceries et ses restaurants italiens ; sur les immeubles de rapport groupésen amont du fleuve, où tout était éteint depuis des heures, et où les ouvriersallaient, dès cinq heures du matin, ouvrir l’œil en sacrant contre letintamarre de leur réveille-matin ; sur les faubourgs éparpillés en éventailvers le Nord et l’Est, où toutes les petites villas et tous les jardins étroits se ressemblaient ; enfin sur les obscurs bas-fonds qui entouraient CamdenSquare, de l’autre côté du fleuve, cet immense quartier des taudis et desbouges, où l’on trouvait au moins un bistrot à chaque carrefour, des voituresde police par douzaines, et où les agents ne se risquaient que deux par deux.Un taxi freina devant la façade éteinte d’un magasin proche de CamdenSquare.

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William R. Burnett

Quand la ville dortGallimard - Folio

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Il n’était pas imposant, le fort Bastiani, avec ses murs bas, et il n’était pasbeau non plus, ni pittoresque malgré ses tours et ses bastions ; il n’y avaitabsolument rien qui rachetât cette nudité, qui rappelât les choses douces

de la vie. Et pourtant, comme la veille au soir, du fond de la gorge, Drogo le regardait, hypnotisé, et une inexplicable émotion s’emparait de son cœur.Et derrière, qu’y avait-il ? Par-delà cet édifice inhospitalier, par-delà cesmerlons, ces casemates, ces poudrières, qui obstruaient la vue, quel mondes’ouvrait ? A quoi ressemblait ce Royaume du Nord, ce désert pierreux par où personne n’était jamais passé ? La carte, Drogo se le rappelaitvaguement, indiquait de l’autre côté de la frontière une vaste zone où il n’y avait que très peu de noms, mais du haut du fort verrait-on au moinsquelques localités, quelques champs, une maison, ou seulement ladésolation d’une lande inhabitée ? Il se sentit brusquement seul : sa belleassurance de soldat si désinvolte jusqu’alors, tant qu’avaient duré les calmesexpériences de la vie de garnison, tant qu’il avait eu une maisonconfortable, des amis joyeux à proximité, et les petites aventures nocturnesdans les jardins endormis, cette belle assurance et toute sa confiance en soivenaient tout d’un coup de lui faire défaut. Le fort lui paraissait un de cesunivers inconnus auxquels il n’avait jamais sérieusement pensé pouvoirappartenir, non point parce qu’ils lui semblaient haïssables, mais parcequ’infiniment loin de sa vie habituelle. Un univers bien plus absorbant, sans autres splendeurs que celles de ses lois géométriques.

Pour se déplacer, le métro est un moyen bien commode. Que ferions-nous sans lui ? On peut circuler sous la ville en tous sens, on a le droitde parcourir un nombre à peu près illimité de kilomètres. En plus,

il y fait frais en été, chaud l’hiver. Dès les premiers pas dans l’escalier, je retrouve avec un même plaisir l’haleine tiède, un peu fétide, de cetteespèce de grand serpent souterrain qui se nourrit d’hommes, de femmes et d’enfants. Je ne déteste pas le parfum très secret des dessous de Paris.J’ai aussi toujours admiré l’asphalte scintillant, comme si l’on y avaitincorporé des pierres précieuses en poudre, dont sont faits les marches et les quais ; je n’en ai vu nulle part ailleurs de pareil. A l’entrée, une employée, dans sa guérite, poinçonne automatiquement les tickets. Sa robe est généralement couverte de confettis de carnaval jaunes et bleutés,elle en a encore davantage à ses pieds. Et, quelquefois, un ou deux dans la chevelure, par coquetterie.Les tunnels sont uniformément gris. Mais il ne nous viendrait pas à l’espritde nous plaindre ni d’exiger, contre nos cinq francs, un vrai paysage avecdes arbres plantés dessus, et de l’herbe, et du vent. Nous comprenons bienque cela n’est pas possible. Et d’ailleurs, quelles sortes de fleurspousseraient à de telles profondeurs ? Et qu’est-ce que c’est que cinqfrancs ? Les innombrables petites lampes se reflètent dans l’émail de la voûte. C’est plus beau qu’un château de sel.

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Dino Buzzati

Le désert des Tartares

Laffont - Le livre de poche

Henri Calet

Le tout sur le toutGallimard - L’Imaginaire

Page 12: Les Grands Auteurs

AEudoxie, qui s’étend vers le haut et le bas, avec des ruellestortueuses, des escaliers, des passages, des masures, on conserve untapis dans lequel tu peux contempler la véritable forme de la ville.

A première vue, rien ne paraît moins ressembler à Eudoxie que le dessin dutapis, fait de figures symétriques qui répètent leurs motifs le long de lignesdroites ou circulaires, tressé à coups d’aiguilles en couleurs éclatantes, dont tu peux suivre la trame alternée tout le long de l’ouvrage. Mais si tut’arrêtes pour observer attentivement, tu te persuades qu’à chaque point du tapis correspond un point de la ville et que tout ce que contient la villeest compris dans le dessin, les choses y étant placées selon leurs rapportsvéritables, lesquels échappent à ton œil distrait par le va-et-vient, le grouillement, la cohue. Toute la confusion d’Eudoxie, les braiments de mulets, les taches de noir de fumée, l’odeur de poisson, c’est ce quit’apparaît dans la vision partielle que tu en retiens ; mais le tapis démontrequ’il existe un point à partir duquel la ville laisse voir ses proportionsvéritables, le schéma géométrique implicite à chacun de ses moindresdétails. Se perdre, à Eudoxie, est facile : mais quand tu t’appliques à scruterle tapis, tu reconnais la rue que tu cherchais sous l’espèce d’un fil cramoisiou indigo ou amarante qui après un grand tour te fait pénétrer dans unenclos de couleur pourpre, lequel constitue ton point d’arrivée véritable.Tout habitant d’Eudoxie confronte, à l’ordre immobile du tapis, une imagede la ville, une angoisse, qui lui appartiennent en propre, et chacun peuttrouver, dissimulée parmi les arabesques, une réponse, l’histoire de sa vie,les caprices du destin.

La terrasse est à deux niveaux : le plus haut, ou belvédère, surplombe le fouillis des toits sur lesquels monsieur Palomar fait courir un regardd’oiseau. Il essaie de penser au monde tel que le voient les volatiles ;

à la différence de lui, les oiseaux ont le vide qui s’ouvre au-dessous d’eux,mais peut-être ne regardent-ils jamais en bas, ils ne voient que sur les côtés,planant obliquement sur leurs ailes, et leur regard, comme le sien, où qu’il sedirige ne rencontre rien d’autre que des toits plus hauts ou plus bas, des constructions plus ou moins élevées mais si denses qu’elles ne luipermettent pas d’atteindre plus bas. Que là-dessous existent des rues et desplaces encaissées, que le vrai sol soit celui au niveau du sol, il le sait sur labase d’autres expériences ; en ce moment, il ne pourrait pas le soupçonnerd’après ce qu’il voit de là-haut. La vraie forme de la ville est dans cettemontée et cette descente de toits, de tuiles vieilles et nouvelles, canaux et mouettes, cheminées minces ou trapues, pergolas de joncs et appentis en éternit ondulé, rampes, balustrades, pilastres qui soutiennent des vases,réservoirs d’eau en tôle, mansardes, lucarnes de verre, et sur toutes ces chosess’élève la mâture des antennes de télévision, droites ou tordues, émaillées ourouillées, selon les modèles de générations successives, différemmentramifiées, cornues et cachées, mais toutes aussi maigres que des squelettes etaussi inquiétantes que des totems. Séparées par des golfes de vide irrégulierset découpés, des terrasses prolétaires se font face, avec des cordes pourétendre le linge et des tomates plantées dans des bassines en zinc ; et des terrasses résidentielles avec des espaliers de plantes grimpantes sur des treillis en bois, des meubles de jardin en fonte, vernis de blanc, des bâchesroulées ; des clochers avec leurs clochetons sonnant à toute volée ;

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Italo Calvino

Les villes invisiblesSeuil - Points

Italo Calvino

PalomarSeuil - Points

Page 13: Les Grands Auteurs

des frontons de bâtiments publics, de face et de profil ; d’autres terrasses et super-terrasses, des surélévations impunément abusives ; les échafaudagesde tubes métalliques de constructions en cours ou à moitié terminées ; de grandes fenêtres avec tentures et de petites fenêtres de cabinets ; des murscouleur ocre et couleur terre de Sienne ; des murs couleur moisissure, dans leslézardes desquels des touffes vertes déversent un feuillage tombant ; descages d’ascenseurs ; des tours aux fenêtres géminées et trilobées ; des flèchesd’églises avec des vierges ; des statues de chevaux et de quadriges ; des palaisdéchus en taudis, des taudis restructurés en garçonnières ; et des coupoles quis’arrondissent sur le ciel dans toutes les directions et à toutes les distances,comme pour confirmer l’essence féminine, junonienne de la ville : coupolesblanches ou rosées ou violettes suivant l’heure et la lumière, veinées de nervures, culminant en lanternes surmontées d’autres plus petites coupoles.Rien de tout ça ne peut être vu par celui qui porte ses pas ou ses roues sur les pavés de la ville.

Ce sont souvent des amours secrètes, celles qu’on partage avec uneville. Des cités comme Paris, Prague, et même Florence sontrefermées sur elles-mêmes et limitent ainsi le monde qui leur est

propre. Mais Alger, et avec elle certains milieux privilégiés comme les villessur la mer, s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure. Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer autournant de chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. Et, comme toujours, dans cette impudeur et cette offrande se retrouve un parfum plus secret. A Paris, on peut avoir la nostalgie d’espace et debattements d’ailes. Ici, du moins, l’homme est comblé et assuré de ses désirs,il peut alors mesurer ses richesses. Il faut sans doute vivre longtemps à Algerpour comprendre ce que peut avoir de desséchant un excès de biens naturels.Il n’y a rien ici pour qui voudrait apprendre, s’éduquer ou devenir meilleur.Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente dedonner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connaît dèsl’instant où l’on en jouit. Ses plaisirs n’ont pas de remède, et ses joies restentsans espoir. Ce qu’il exige, ce sont des âmes clairvoyantes, c’est-à-dire sansconsolation. Il demande qu’on fasse un acte de lucidité comme on fait unacte de foi. Singulier pays qui donne à l’homme qu’il nourrit à la fois sasplendeur et sa misère ! La richesse sensuelle dont un homme sensible de ce pays est pourvu, il n’est pas étonnant qu’elle coïncide avec le dénuementle plus extrême. Il n’est pas une vérité qui ne porte avec elle son amertume.Comment s’étonner alors si le visage de ce pays, je ne l’aime jamais plusqu’au milieu de ses hommes les plus pauvres ? Les hommes trouvent icipendant toute leur jeunesse une vie à la mesure de leur beauté. Et puis après,c’est la descente et l’oubli. Ils ont misé sur la chair, mais ils savaient qu’ilsdevaient perdre. A Alger, pour qui est jeune et vivant, tout est refuge etprétexte à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc desterrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches.Mais pour qui a perdu sa jeunesse, rien où s’accrocher et pas un lieu où la mélancolie puisse se sauver d’elle-même. Ailleurs, les terrasses d’Italie, les cloîtres d’Europe ou le dessin des collines provençales, autant de placesoù l’homme peut fuir son humanité et se délivrer avec douceur de lui-même.Mais tout ici exige la solitude et le sang des hommes jeunes.

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Albert Camus

Nocessuivi de

L’étéGallimard - Folio

Page 14: Les Grands Auteurs

Voici un petit coin du magnifique jardin dont je vous ai parlé. Vous constaterez qu’Alice a finalement fait en sorte de devenir toutepetite, pour pouvoir passer par la petite porte. Je suppose qu’elle était

à peu près de la taille d’une souris dressée sur ses pattes de derrière : donc, évidemment, le rosier représenté sur l’image est un très petit rosier :et les jardiniers, eux aussi, sont de très petits jardiniers. Quels drôles de petits hommes ce sont là ! Mais sont-ce bien des hommes, selon vous ?Je pense que cela doit être plutôt des cartes vivantes, pourvues seulementd’une tête, de bras, et de jambes, de sorte qu’elles ressemblent à de petitshommes. Et que font-ils, je me le demande, avec cette peinture rouge ? Eh bien, voyez-vous, comme ils l’ont dit à Alice, la Reine de Cœur voulaitavoir, à cet endroit précis, un rosier fleuri de roses rouges : et ces pauvrespetits jardiniers avaient fait une grave erreur en y plantant un rosierproducteur de roses blanches : et ils avaient grand’peur, parce que la Reineallait sûrement être furieuse et donnerait l’ordre de leur trancher, à tous, latête ! Vous voyez qu’il y avait sur l’arbre cinq grosses roses blanches - queltravail que de les peindre toutes en rouge ! Mais ils en ont peint déjà trois et demie, à présent, et si seulement ils ne s’interrompaient pas pourbavarder !… Au travail, petits hommes, au travail ! Sinon, la Reine va veniravant que vous n’en ayez fini ! Et si elle trouve la moindre rose blanche surle rosier, savez-vous ce qu’il adviendra ? Elle dira : “Qu’on leur tranche la tête.” Au travail, mes petits hommes ! Hâtez-vous, hâtez-vous !

Curieux pays, drôles de gens ! Nous étions entrés au Middernacht’s-Tangoet comme notre bateau n’appareillait pas avant quatre heures du matin etqu’il était loin d’être minuit, assis au fond d’un box nous mangions sans

nous presser, Peter et moi, un vrai gueuleton de réveillon, dont j’avais pris lacharge. Dans ce vieux quartier malfamé du Jordaan le Tango de Minuit était leseul immeuble moderne, un cube en béton armé, trois, quatre, cinq, six étagesau milieu des tortueuses ruelles avec une enseigne lumineuse sur le toit etd’innombrables globes électriques devant chaque fenêtre et chaque baie. C’était le restaurant à la mode cette année-là. L’intérieur était soigneusementcompartimenté selon les catégories et les prix, étage par étage, les richardssoupant au dernier, dans un jardin d’hiver ayant vue sur le delta du port, le tout-venant, le vulgaire en bas, mais même cette salle du rez-de-chaussée étaitcompartimentée comme il se doit en une série de petites cases séparées par descloisons arrivant à hauteur de poitrine, les Hollandais, et même le populaire,adorant s’isoler et rester entre soi, même à table et dans un lieu public commece dancing, et c’est, je pense, par esprit de puritanisme que l’architecte de l’endroit ou je ne sais quel diabolique metteur en scène hypocrite etopportuniste avait eu l’idée, que je n’ai vue appliquée nulle part ailleurs aumonde, d’installer l’orchestre de la boîte de nuit dans un ascenseur qui dans unincessant va-et-vient desservait successivement chaque étage, où il nestationnait que le temps de faire danser les soupeurs de chaque catégorie, cettecage acoustique, ce kiosque à musique baladeur s’encastrant hermétiquemententre parquet et plafond, divisant ainsi les salles de danse superposées en autantd’isoloirs, où chaque classe pouvait s’en donner à cœur joie, sans immixtion,entre soi, à l’insu des autres, à l’abri des curieux, des indésirables. Il faut croireque l’idée était bonne et que le patron connaissait bien son affaire car le Tangode Minuit ne désemplissait pas et toutes les tables étaient occupées.

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Lewis Carroll

Tout AliceGF - Flammarion

Blaise Cendrars

BourlinguerDenoël - Folio

Page 15: Les Grands Auteurs

Je voudrais insister sur le fait que mes opinions sur l’architecture, le design, leur relations à l’environnement naturel auquel nousappartenons, sont des points de vue strictement personnels. Je suis ravi

que d’autres personnes les partagent, mais je ne m’attends pas que tout le monde soit d’accord avec moi. Mon but principal est de susciter la discussion sur la question de l’urbanisme, de réveiller la conscience quenous devons avoir de notre cadre de vie, d’inspirer le désir d’observer et,surtout, de remettre en question les théories à la mode dans un milieuprofessionnel qui a réussi à convaincre le profane de son ignorance et deson incapacité à exprimer une opinion légitime. Où que j’aille, je constateque la plupart des gens savent quelle sorte de construction ils veulent : ce sont toujours des constructions issues de notre tradition architecturale, en harmonie avec la nature. Voilà ce qui, dans le passé, a fait de nos citésdes lieux tellement beaux, tellement civilisés. Avec l’aide et l’inspiration de Dieu, elles peuvent retrouver ces qualités. Les lecteurs qui exercent lemétier d’architecte jugeront sans doute que mes points de vue n’auront faitque confirmer l’opinion des critiques, à savoir que mon absence deformation en architecture m’interdit d’exprimer ma pensée en public sur ce sujet. (Une telle objection pose un problème : si l’on pousse leraisonnement jusqu’à son terme logique, on s’aperçoit qu’il interdirait aussià la plupart des hommes politiques de s’exprimer sur la plupart dessujets…). Je devine aussi que ma préférence affichée pour un styled’architecture classique - passéiste, diront certains - sera flétrie sous leprétexte qu’elle jugule “la créativité moderne”. On me reprochera une foisde plus de vivre dans la nostalgie, comme si respecter la richesse de notrehéritage, l’aimer et y puiser l’inspiration constituaient les plus abominablesdes péchés. Edmund Burke écrivait qu’une civilisation doit sa solidité à lacontinuité entre présent, futur et passé. Lorsque le passé nourrit et soutientle présent et le futur, on a affaire à une société civilisée. Hélas ! au cours de ce siècle, nous avons brisé ce pacte avec le passé et tenté d’anéantir sa signification et son message.

L ’âme d’une ville est souvent inscrite dans celle de ses habitants. C’est particulièrement vrai à New York où des populations entièressont arrivées dans des bateaux fantômes, sont passées par une église

de brique pendant que l’on portait des inscriptions à la craie sur leursvêtements et que l’on regardait s’ils avaient des poux : si on les autorisait à entrer, ils trimaient pour gagner leur vie, faisaient des enfants et mouraientdans la bousculade pour devenir américains. La mélancolie et la vitalité deNew York ont la même origine : le désir de l’immigrant de devenir unecréature magique, l’homme du Nouveau Monde. Mais ce monde-là étaitaussi fantomatique que l’Ancien car aucune ville n’était à même desatisfaire la vision des immigrants qui rêvaient d’un pays où ils ne seraientplus seuls, où le tsar les aimerait comme ses propres enfants. Aucun tsar,fût-il américain ou russe, n’a jamais aimé un immigrant.C’est cette distance effrayante qui sépare l’Amérique imaginée parl’immigrant de ce qu’il y trouvait en réalité qui explique la structure deNew York. Mais son enveloppe est étrange et déconcertante. New York esten effet une ville qui intègre les idéaux des générations successives. Il n’aaucune ligne directrice continue. Tout reste possible : son passé est l’envers

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Charles (Prince de Galles)

Le Prince et la citéDu May

Jérome Charyn

MétropolisPresses de la Renaissance

Page 16: Les Grands Auteurs

de son avenir. L’histoire de New York, c’est ce qui est arrivé demain. Les Hollandais l’ont conçu ainsi. Ils ont érigé une réplique d’Amsterdam en bas de Manhattan, une cité fantôme avec des moulins à vent et tout le bataclan. En hommes de bon sens, les Hollandais proclamèrent qu’ilsétaient toujours chez eux. Ils n’étaient pas colons, ils ne voulaient pas d’unNouveau Monde. Ils fermèrent les yeux et ils obtinrent “la réplique de leurmère patrie”. Il n’est pas étonnant que les Anglais aient pris La Nouvelle-Amsterdam sans tirer un seul coup de feu. Les Hollandais étaient fous. Ils prenaient ces caniveaux et ces jardins pour ceux d’une vieille ville.Pourquoi devraient-ils combattre les Anglais pour un territoire qu’ilsconnaissaient comme leur poche ? Ils étaient Hollandais. Ils ne pouvaient se trouver qu’à Amsterdam.

Le couvreur s’éveilla après un bien beau rêve. A peine était-il installéquai de Jemmapes que son hôtel devenait trop petit pour la clientèle.On surélevait la maison. Une foule de curieux s’y précipitait ; du toit,

on avait vue sur la mer. Lecouvreur se leva en souriant de ces heureuxprésages. Il aurait aimé les confier à sa femme, mais elle dormait. Il fit sa toilette et sortit son costume neuf de l’armoire ; il se sentait dispos, plein d’assurance. La nuit lui avait porté conseil. C’était OUI ! A 9 heures, il arrivait chez le marchand de fonds. Un honnête homme,Mercier. Heureusement, car Lecouvreur ne comprenait pas grand-chose aux papiers qu’on lui donnait à lire. L’acte de vente lui semblait obscur,compliqué, un vrai grimoire avec ses 14 articles. Il n’osait bouger nidemander trop d’explications, encore moins lever les yeux sur le bureaudont les murs, encombrés de dossiers, l’impressionnaient. Il se passa lamain sur le front comme pour chasser l’angoisse qui lui serrait la tête. Il était en sueur. Quelques phrases difficiles bouillonnaient dans soncerveau. Tout aurait été si simple sans ces paperasses. Enfin, désemparé,piteux, il consentit à tout. M. Mercier se leva et lui tapa sur l’épaule : - Vous voilà propriétaire… Une mine d’or, cette maison…- Vous croyez ? fit Lecouvreur. Je ne voudrais pas manger l’argent de monbeau-frère.L’importance de son acte le bouleversait. Il tournait nerveusement sacasquette entre ses doigts.

Maintenant voici les remparts d’Arles ; des remparts bas et crénelés,comme on en voit sur les anciennes estampes où des guerriersarmés de lances apparaissent en haut de talus moins grands

qu’eux. Nous traversons au galop cette merveilleuse petite ville, une desplus pittoresques de France, avec ses balcons sculptés, arrondis, s’avançantcomme des moucharabiés jusqu’au milieu des rues étroites, avec ses vieillesmaisons noires aux petites portes moresques, ogivales et basses, qui vousreportent au temps de Guillaume Court-Nez et des Sarrasins. A cette heure,il n’y a encore personne dehors. Le quai du Rhône seul est animé. Le bateauà vapeur qui fait le service de la Camargue chauffe au bas des marches, prêt

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Alphonse Daudet

Lettres de mon moulin

Folio

Eugène Dabit

L’Hôtel du NordDenoël - Folio

Page 17: Les Grands Auteurs

à partir. Des ménagers en veste de cadis roux, des filles de La Roquette quivont se louer pour des travaux de fermes, montent sur le pont avec nous,causant et riant entre eux. Sous les longues mantes brunes rabattues à causede l’air vif du matin, la haute coiffure arlésienne fait la tête élégante etpetite avec un joli grain d’effronterie, une envie de se dresser pour lancer lerire ou la malice plus loin… La cloche sonne ; nous partons. Avec la triplevitesse du Rhône, de l’hélice, du mistral, les deux rivages se déroulent.D’un côté c’est la Crau, une plaine aride, pierreuse. De l’autre, laCamargue, plus verte, qui prolonge jusqu’à la mer son herbe courte et sesmarais pleins de roseaux. De temps en temps le bateau s’arrête près d’unponton, à gauche ou à droite, à Empire ou à Royaume, comme on disait auMoyen-Age, du temps du Royaume d’Arles, et comme les vieux mariniersdu Rhône disent encore aujourd’hui. A chaque ponton, une ferme blanche,un bouquet d’arbres. Les travailleurs descendent chargés d’outils, lesfemmes leur panier au bras, droites sur la passerelle. Vers Empire ou versRoyaume peu à peu le bateau se vide et quand il arrive au ponton du Mas-de-Giraud où nous descendons, il n’y a presque plus personne à bord. Le Mas-de-Giraud est une vieille ferme des seigneurs de Barbentane, oùnous entrons pour attendre le garde qui doit venir nous chercher. Dans lahaute cuisine, tous les hommes de la ferme, laboureurs, vignerons, bergers,bergerots, sont attablés, graves, silencieux, mangeant lentement, et servispar les femmes qui ne mangeront qu’après. Bientôt le garde paraît avec lacarriole. Vrai type à la Fenimore, trappeur de terre et d’eau, garde-pêche etgarde-chasse, les gens du pays l’appellent lou Roudeïroù (le rôdeur), parcequ’on le voit toujours, dans les brumes d’aube ou de jour tombant, cachépour l’affût parmi les roseaux ou bien immobile dans son petit bateau,occupé à surveiller ses nasses sur les clairs (les étangs) et les roubines(canaux d’irrigation). C’est peut-être ce métier d’éternel guetteur qui le rendaussi silencieux, aussi concentré. Pourtant, pendant que la petite carriolechargée de fusils et de paniers marche devant nous, il nous donne desnouvelles de la chasse, le nombre des passages, les quartiers où les oiseauxvoyageurs se sont abattus. Tout en causant, on s’enfonce dans le pays. Lesterres cultivées dépassées, nous voici en pleine Camargue sauvage. A pertede vue, parmi les pâturages, des marais, des roubines luisent dans lessalicornes. Des bouquets de tamaris et de roseaux font des îlots comme surune mer calme. Pas d’arbres hauts. L’aspect uni, immense de la plaine, n’estpas troublé. De loin en loin, des parcs de bestiaux étendent leurs toits baspresque au ras de terre. Des troupeaux dispersés, couchés dans les herbessalines, ou cheminant serrés autour de la cape rousse du berger,n’interrompent pas la grande ligne uniforme, amoindris qu’ils sont pas cetespace infini d’horizons bleus et de ciel ouvert. Comme de la mer uniemalgré ses vagues, il se dégage de cette plaine un sentiment de solitude,d’immensité, accru encore par le mistral qui souffle sans relâche, sansobstacle, et qui, de son haleine puissante, semble aplanir, agrandir lepaysage. Tout se courbe devant lui. Les moindres arbustes gardentl’empreinte de son passage, en restent tordus, couchés vers le sud dansl’attitude d’une fuite perpétuelle…

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Page 18: Les Grands Auteurs

L ’oreille encore pleine des applaudissements tarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l’odeur de la mer, Tartarin rayonnant marchait, ses fusils sur l’épaule, la tête haute, regardant de tous ses yeux ce

merveilleux port de Marseille qu’il voyait pour la première fois, et qui l’éblouissait… Le pauvre homme croyait rêver. Il lui semblait qu’ils’appelait Sinbad le Marin, et qu’il errait dans une de ces villes fantastiquescomme il y en a dans les Mille et une Nuits. C’était à perte de vue unfouillis de mâts, de vergues, se croisant dans tous les sens. Pavillons de tousles pays, russes, grecs, suédois, tunisiens, américains… Les navires au rasdu quai, les beauprés arrivant sur la berge comme des rangées debaïonnettes. Au-dessous les naïades, les déesses, les saintes vierges et autressculptures de bois peint qui donnent le nom au vaisseau ; tout cela mangépar l’eau de mer, dévoré, ruisselant, moisi… De temps en temps, entre lesnavires, un morceau de mer, comme une grande moire tachée d’huile…Dans l’enchevêtrement des vergues, des nuées de mouettes faisant de joliestaches sur le ciel bleu, des mousses qui s’appelaient dans toutes les langues.Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des savonneries, verts,épais, noirâtres, chargés d’huile et de soude, tout un peuple de douaniers, decommissionnaires, de portefaix avec leurs bogheis attelés de petits chevauxcorses. Des magasins de confections bizarres, des baraques enfumées où lesmatelots faisaient leur cuisine, des marchands de pipes, des marchands desinges, de perroquets, de cordes, de toiles à voiles, des bric-à-bracfantastiques où s’étalaient pêle-mêle de vieilles couleuvrines, de grosseslanternes dorées, de vieux palans, de vieilles ancres édentées, vieuxcordages, vieilles poulies, vieux porte-voix, lunettes marines du temps deJean Bart et de Duguay-Trouin. Des vendeuses de moules et de clovissesaccroupies et piaillant à côté de leurs coquillages. Des matelots passant avecdes pots de goudron, des marmites fumantes, de grands paniers pleins depoulpes qu’ils allaient laver dans l’eau blanchâtre des fontaines. Partout, unencombrement prodigieux de marchandises de toute espèce ; soieries, minerais,trains de bois, saumons de plomb, draps, sucres, caroubes, colzas, réglisses,cannes à sucre. L’Orient et l’Occident pêle-mêle. De grands tas de fromages deHollande que les Génoises teignaient en rouge avec leurs mains. Là-bas, le quaiau blé ; les portefaix déchargeant leurs sacs sur la berge du haut de grandséchafaudages. Le blé, torrent d’or, qui roulait au milieu d’une fumée blonde.Des hommes en fez rouge, le criblant à mesure dans de grands tamis de peaud’âne, et le chargeant sur des charrettes qui s’éloignaient suivies d’un régimentde femmes et d’enfants avec des balayettes et des paniers à glanes… Plus loin,le bassin de carénage, les grands vaisseaux couchés sur le flanc et qu’onflambait avec des broussailles pour les débarrasser des herbes de la mer, les vergues trempant dans l’eau, l’odeur de la résine, le bruit assourdissant descharpentiers doublant la coque des navires avec de grandes plaques de cuivre.Parfois entre les mâts, une éclaircie. Alors Tartarin voyait l’entrée du port, le grand va-et-vient des navires, une frégate anglaise partant pour Malte,pimpante et bien lavée, avec des officiers en gants jaunes, ou bien un grandbrick marseillais démarrant au milieu des cris, des jurons, et à l’arrière un groscapitaine en redingote et chapeau de soie, commandant la manœuvre enprovençal. Des navires qui s’en allaient en courant, toutes voiles dehors.D’autres là-bas, bien loin, qui arrivaient lentement, dans le soleil, comme en l’air.

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Alphonse Daudet

Tartarin de TarasconFolio

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Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se présente commeune technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance

d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’uncomportement ludique-constructif, ce qui oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour unedurée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’ellesse connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain etdes rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moinsdéterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe unrelief psychogéographique des villes, avec des courants constants, despoints fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaineszones fort malaisés.Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psycho-géographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sousce dernier aspect, les données mises en évidence par l’écologie, et si bornéque soit a priori l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique.L’analyse écologique du caractère d absolu ou relatif des coupures du tissuurbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrementdistinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante de centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthodepsychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérivedoit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale.Chombart de Lauwe dans son étude sur « Paris et l’agglomérationparisienne » (Bibliothèque de Sociologie Contemporaine, P.U.F. 1952)note qu’« un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteursgéographiques et économiques mais par la représentation que ses habitantset ceux des autres quartiers en ont » ; et présente dans le même ouvrage –pour montrer « l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu…géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit » – le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement ; ces parcours dessinent un triangle de dimensionréduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’École des SciencesPolitiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano.Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie modernesusceptible d’entraîner de vives réactions affectives – dans ce casl’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte –, ou même la théorie,avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activitéssociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important quel’observation psychogéographique est encore peu assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre,à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et àl’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un des champs oùs’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorablesà nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrementdifférents de ceux de la promenade, mais que les premières attirancespsychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe

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Guy Debord

Théorie de la dériveInternationale Situationiste

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dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramèneconstamment.Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploiidéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne estévidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvresque jamais. […]On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou troispersonnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de cesgroupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou cinqparticipants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en toutcas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne sefragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de cedernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultésqu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avecl’ampleur désirable.La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée commel’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les pointsde départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive.Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord,elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitantdifficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une oudeux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin dejournée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout ladérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, oumême fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendantplusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessitéde dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongéestrois ou quatre jours, voire même davantage. Il est vrai que dans le casd’une succession de dérives pendant une assez longue période, il estpresque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Unesuccession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’auxenvirons de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvellesconditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes.L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’estdéterminante que dans le cas de pluies prolongées qui l’interdisent presqueabsolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sontplutôt propices.Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon quecette activité vise plutôt à l’étude d’un terrain ou à des résultats affectifsdéroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dériveprésentent des multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler unà l’état pur. Mais enfin l’usage des taxis, par exemple, peut fournir uneligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive on prend untaxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingtminutes vers l’ouest, c’est que l’on s’attache surtout au dépaysement

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personnel. Si l’on s’en tient à l’exploration directe d’un terrain, on met enavant la recherche d’un urbanisme psychogéographique.Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départconstituées, pour les sujets isolés, par leur domicile et pour les groupes,par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ spatialne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Sonétendue minimum peut être bornée à une petite unité d’ambiance : un seulquartier, ou même un seul îlot s’il en vaut la peine (à l’extrême limite ladérive-statique d’une journée sans sortir de la gare Saint-Lazare).L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement debases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervientl’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psychogéographiques,la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que legoût du quartier en lui-même inconnu, jamais parcouru, n’intervientaucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps.La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’uncomportement déroutant, dans le « rendez-vous possible ». Le sujet estprié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’onlui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire,puisqu’il n’a personne à attendre. Cependant ce « rendez-vous possible »l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il enobserve les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit unautre « rendez-vous possible » à quelqu’un dont il ne peut prévoirl’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lierconversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, oumême rencontrer par hasard celui qui a fixé le « rendez-vous possible ».De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis l’emploidu temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut mêmedemander par téléphone un autre « rendez-vous possible » à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presqueinfinies de ce passe-temps.Ainsi le mode de vie peu cohérent, et même certaines plaisanteriesréputées douteuses, qui ont été toujours en faveur dans notre entourage,comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisonsen démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grèvedes transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisantconduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains, des catacombesqui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive. Ce que l’on peut écrirevaut seulement comme mots de passe dans ce grand jeu.Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevésdes articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiance, de leurs composantes principaleset de leur localisation spatiale, on perçoit leurs axes principaux de passage,leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale del’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure lesdistances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sontsans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un planpouvait faire croire. On peut dresser, à l’aide de vieilles cartes, de vuesphotographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographieinfluentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle,inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit

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plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changerl’architecture et l’urbanisme.Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontièresplus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dériveconduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières,jusqu’à leur suppression complète.Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutessortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent. Ainsi, la presse signalait en mars 1955, la construction à New-York d’un immeuble où l’on peut voir les premierssignes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement :« Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par ledéplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus. »(A suivre.)

Venise joue à la ville et nous jouons à la découvrir. Comme desgamins et des acteurs. Le temps pour un temps suspendu, nousabandonnons le sérieux de la vie pour le comme si du spectacle

de la vie, et c’est comme monter en ballon.Une simple ville-musée serait morne comme un devoir de vacances. Les palais du Grand Canal, qui ne sont pas sous vitrine, ne sont pas tout àfait des maquettes Potemkine sans être non plus de vrais lieuxd’habitation. On n’aurait pas l’idée d’y vivre, mais on peut les toucher, cespseudo-domiciles ; ils sont bien là devant nous, sans exister vraiment.Comme des reflets en dur de leurs reflets dans l’eau. On ne voit personnese pencher au balcon, aucune trace d’activité domestique ou triviale,comme partout ailleurs (volets qui claquent, concierges, enfants,ménagères à cabas) ; et la nuit, à peine quelques loggias éclairées, une ou deux ombres furtives.Juste ce qu’il faut pour qu’on puisse y croire, pour rendre l’intrigueplausible, le décor quasiment réaliste. La ville des théâtres, de l’opéra etdes bals est elle-même un théâtre. Et, de même que la semaine de carnavalne fait pas parenthèse mais allégorie dans l’univers des mascarades, la Fenice - scène sur scène - sert d’œil miroir, façon tableau flamand, à ce théâtre d’ombres et d’eau. Assis à la terrasse d’Al Teatro, au campode la Fenice, sirotant un Campari, regardant-regardé, vous voilà dans l'œildu cyclone, au paroxysme de l' « action » vénitienne.Venise n’est pas une ville mais la représentation d’une ville. Et de mêmequ’au théâtre italien tout le dispositif pivote non sur la scène ou la sallemais sur la rampe qui les sépare, car s’il y avait plain-pied il n’y aurait passpectacle, le décisif de Venise n’est pas Venise mais la lagune qui la séparedu monde profane, utilitaire et intéressé. Cette tranche d’eau fait office « coupure sémiotique ». […]Le coup de génie, ici, qui fait de la Cité des Doges un permanent Living

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Régis Debray

Contre VeniseGallimard - NRF

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Theatre et sans doute la vraie tenante du titre, ce n’est pas l'énième miseen espace d’une énième chose pour l’œil mais la faculté qui nous estdonnée de participer au spectacle à tour de rôle, de nous y dépersonnaliseren personne, nous y dédoubler à volonté. La passerelle construite parMussolini, et si bien nommée Ponte della Liberta (liberté d’échapper àl’enfermement, pour les claustrophobes du dedans, liberté d’échapper àsoi-même, pour les hystériques du dehors), permet aux regardeurs de venirse mêler à la pièce en cours. Anch’io no attore. Rome, Naples ou Milannous forcent à improviser et dans la plupart des villes étrangères, nouserrons au petit hasard comme des personnages en quête d’auteur et derépliques. Ici, les rôles sont écrits, les emplacements dessinés à la craie,chacun se faufile dans un livret archiconnu: on est figurant amateur à Naples mais professionnel à Venise. […]Reste la gêne du simulacre, à chaque visite plus accentuée : ce lieu de viesubventionnée, absent à lui-même, n’existe que dans et pour le regard desautres. Le factice supporte mal la solitude. Enlevez ses visiteurs à Naples,la ville reste telle quelle, sonore, grasse et sûre d’elle. Enlevez sesspectateurs, ses figurants à Venise, elle déprime et s’effondre en unesemaine, perdant son texte, noyée, hagarde, comme une vedette qu’onobligerait à jouer chaque soir devant un parterre vide.

Autre palissade : Voici un vieillard et une balance médicale. Contrôlezvotre poids, cinq pfennings. Mes frères, mes sœurs, qui allez parl’Alex, prenez un instant, arrêtez-vous, contemplez le chantier de

démolition par l’interstice à côté de la balance : voici les grandes GaleriesHahn, éventrées, des bouts de papier rouge collés contre les vitres des étalages.Alentour, des débris. Tu es poussière, poussière redeviendras. Ainsi va toutegloire, Rome et Babylone, César et Hannibal, et tout, oh ! pensez-y ! A quoije réponds : primo, qu’à l’heure présente, des fouilles font réapparaître les

villes en question, et, secundo, que la démolition d’une ville défunte permet la construction d’une ville nouvelle. Et puis, tu ne gémis pas du déclin de tonvieux pantalon, tu en achètes un autre, y a que ça pour faire marcher le commerce. La police de circulation, formidable, gouverne la place. On la trouve, sur ladite place, en plusieurs exemplaires. Chaque exemplaireregarde à droite et à gauche, d’un œil expert. Guêtres aux jambes, matraques de caoutchouc au flanc droit. Quand ses bras s’étendent de l’ouest à l’est, le nord et le sud s’arrêtent, l’est coule vers l’ouest, l’ouest vers l’est. Puisl’exemplaire tourne automatiquement : le nord afflue vers le sud, le sud vers le nord. L’uniforme de l’agent souligne énergiquement la taille, son mouvementdéclenche le transbordement de trente personnes privées, qui, en partie,s’arrêtent au refuge, en partie traversent d’un coup et continuent leur chemin.Le même nombre a nagé en sens inverse. Tous sont arrêtés, rien n’est arrivé.

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Alfred Döblin

BerlinAlexanderplatz

Gallimard - Folio

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Nous revînmes à la première pièce aveugle où le verset disait : Superthronos viginti quatuor. Elle avait quatre ouvertures. L’une donnait surla pièce Y, avec fenêtre sur l’octogone. L’autre donnait sur la pièce P

qui continuait, le long de la façade extérieure, la série YSPANIA. Une autrevers la tour desservait la pièce E que nous venions de parcourir. Puis il y avaitun mur plein et enfin une ouverture qui desservait une seconde pièce aveugleavec l’initiale U. La pièce S était celle du miroir, et heureusement que cedernier se trouvait sur la paroi immédiatement à ma droite, sans quoi j’eusseété de nouveau pris de peur. A bien observer le plan, je me rendis compte de lasingularité de cette pièce. Comme chaque pièce aveugle des trois autres tours,elle aurait dû desservir la salle heptagonale centrale. Si elle ne le faisait pas,l’entrée dans l’heptagone aurait dû s’ouvrir dans la pièce adjacente, la U.Celle-ci pourtant, qui desservait par une ouverture une pièce T avec fenêtre surl’octogone intérieur, et par l’autre communiquait avec la pièce S, avait ses troisautres murs pleins et occupés par des armoires. En jetant un regard circulaire,nous relevâmes ce qui désormais était évident, même en lisant notre plan :pour des raisons de logique autre que de rigoureuse symétrie, cette tour devaitavoir sa salle heptagonale, mais elle n’existait pas. “Elle n’existe pas, dis-je.- Ce n’est pas qu’elle n’existe pas. Si elle n’existait pas, les autres piècesseraient plus grandes, tandis qu’elles sont peu ou prou du même format que celles des autres côtés. Elle existe, mais on n’y accède pas.”

J’ai dû faire de nombreux boulots dans le port de Los Angeles parce que mafamille était pauvre et que mon père était mort. Peu après la fin du lycée,j’ai commencé comme terrassier. Le soir j’avais tellement mal au dos que

je ne parvenais pas à dormir. Nous creusions un trou dans un terrain vague, il n’y avait pas d’ombre, le soleil tapait droit sur nous d’un ciel sans nuages, etj’étais au fond du trou à creuser avec deux malabars qui adoraient ça ; ilsriaient et plaisantaient sans arrêt, ils riaient et fumaient du tabac fort. Quand j’aidémarré sur les chapeaux de roue, ils ont rigolé et dit qu’avec le tempsj’apprendrais une ou deux choses. Au bout d’un moment, la pioche et la pellese sont mises à peser dans ma main. J’ai léché les ampoules crevées de mesdoigts en maudissant ces hommes. Un midi où j’étais épuisé, je me suis assis et j’ai regardé mes mains. Pourquoi ne plaques-tu pas ce boulot avant qu’il nete tue ? J’ai pensé.

Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux,épanchaient une lumière blanche ; de la poussière ternissait légèrement

les poignées des espagnolettes, le pied de cuivre des consoles ; des nappes de grosses toiles cachaient partout des fauteuils ; on voyait au-dessus des portes des chasses Louis XV, et çà et là des tapisseries représentant les dieux de l’Olympe, Psyché ou les batailles d’Alexandre.Quand elle passait devant les glaces, Rosanette s’arrêtait une minute pour lisser ses bandeaux.

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John Fante

La route de Los Angeles

Christian Bourgois

Gustave Flaubert

L’Educationsentimentale

Presses Pocket

Umberto Eco

Au nom de la roseGrasset - Le Livre de Poche

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Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ils arrivèrent dans lasalle des fêtes. Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé encompartiments octogones, rehaussé d’or et d’argent, plus ciselé qu’un bijou, etpar l’abondance des peintures qui couvrent les murailles, depuis la gigantesquecheminée où des croissants et des carquois entourent les armes de France,jusqu’à la tribune pour les musiciens, construite à l’autre bout, dans la largeurde la salle. Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ; le soleilfaisait briller les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment l’outremer descintres ; et, du fond des bois, dont les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon,il semblait venir un écho des hallalis poussés dans les trompes d’ivoire, et desballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesses et desseigneurs travestis en nymphes et en sylvains, - époque de science ingénue, depassions violentes et d’art somptueux, quand l’idéal était d’emporter le mondedans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaientavec les astres. La plus belle de ces fameuses s’était fait peindre à droite, sousla figure de Diane Chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doute pourmarquer sa puissance jusque par delà le tombeau. Tous ces symbolesconfirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix indistincte,un rayonnement qui se prolonge.

L ’on peut encore inclure un cas intéressant ; à savoir la rechercheprédominante du bonheur dans les jouissances qu’inspire la beauté, en quelque lieu que celle-ci frappe nos sens ou notre esprit ; beauté

des formes et des gestes humains, des objets naturels et des paysages, descréations artistiques et même scientifiques. Cette attitude esthétique prisecomme but de la vie protège faiblement contre les maux qui nous menacent,mais nous dédommage de bien des choses. La jouissance esthétique en tantqu’émotion légèrement enivrante a un caractère particulier. Le côté utilitairede la beauté n’apparaît pas clairement ; on ne discerne pas qu’elle soitnécessaire à la civilisation, et celle-ci pourtant ne saurait s’en passer. La science de l’esthétique étudie les conditions dans lesquelles on ressent le “beau”, mais elle n’a pu apporter aucun éclaircissement sur la nature etl’origine de la beauté ; et comme il advient toujours dans ce cas, elle s’estabondamment dépensée en phrases aussi creuses que sonores destinées àmasquer l’absence de résultats. Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire.

Ace moment précis, la petite agglomération fut ébranlée par un coupde sifflet qui retentit de manière effrayante et par une extraordinairerespiration essoufflée. Au cours des semaines passées, on avait bien

remarqué les équipes qui posaient les traverses et les rails, mais personnen’y avait prêté attention car on pensait qu’il s’agissait là d’une nouvelleinvention des gitans qui s’en revenaient avec leurs pipeaux et tambourins àgrelots dont les rengaines centenaires avaient perdu tout prestige, vantantles incomparables vertus de Dieu sait quel exquis élixir laxatif desexcentriques djalalis de Djalalabad. Mais, quand ils se furent remis de la

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Sigmund Freud

Malaise dans la civilisation

Puf

Gabriel GarciaMarquez

Cent ans de solitudeSeuil - Points

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surprise provoquée par les sifflements et les halètements, tous les habitantsse précipitèrent dans la rue pour apercevoir Aureliano le Triste, juché sur lalocomotive, les saluant de la main, et découvrir, médusés, le train toutdécoré de fleurs qui arrivait pour la première fois avec un retard de huitmois sur son horaire. Cet innocent train jaune qui devait amener tantd’incertitudes et d’évidences, tant de satisfactions et de mésaventures, tantde changements, de calamités et de nostalgies à Macondo.

Il a des chansons qui sont là, entassées dans sa gorge à presser ses dents.Et il serre les lèvres. C’est une joie dont il veut mâcher toute l’odeur etsaliver longtemps le jus comme un mouton qui mange la saladelle du soir

sur les collines. Il va, comme ça, jusqu’au moment où le beau silence s’estépaissi en lui, et autour de lui comme un pré. Il est devant ses champs. Ils’est arrêté devant eux. Il se baisse. Il se prend une poignée de cette terregrasse, pleine d’air et qui porte la graine. C’est une terre de beaucoup debonne volonté. Il en tâte, entre ses doigts, toute la bonne volonté. Alors, toutd’un coup, là, debout, il a appris la grande victoire. Il lui a passé devant lesyeux, l’image de la terre ancienne, renfrognée et poilue avec ses aigresgenêts et ses herbes en couteau. Il a connu d’un coup, cette lande terriblequ’il était, lui, large ouvert au grand vent enragé, à toutes ces choses qu’onne peut pas combattre sans l’aide de la vie. Il est debout devant ses champs.Il a ses grands pantalons de velours brun, à côtes ; il semble vêtu avec un morceau de ses labours. Les bras le long du corps, il ne bouge pas. Il a gagné : c’est fini. Il est solidement enfoncé dans la terre comme une colonne.

Bologne a le monument aux morts le plus extraordinaire qui soit.Horrible mais parfait. Au point de vue esthétique, évidemment zéro et même moins vingt, mais cela ne nous change guère. C’est un mur,

c’est un mur de San-Petronio, si je ne m’abuse, et chaque nom de mort estillustré par sa photographie et par sa photographie fournie par sa famille.Nous les avons ainsi tels qu’on les aimait : le gros joufflu à la moustache enguidon de bicyclette, le beau ténébreux à la cravate à ressort, tout le pauvrealbum d’un vin Mariani à l’usage des obscurs. Les larmes me sont montéesaux yeux devant un nom qui avait été illustré par une mère certainement pascornélienne, d’une photographie de petit blondin en culotte courte et colmarin. Elle voulait le garder et le commémorer à cet âge. Je me suis approchétrès près de la photo, à la fois pour cacher mon émotion et me graver les traitsde cet enfant dans la mémoire. C’était encore plus terrible que je ne pensais.C’était la photo d’un communiant, ébloui. Je n’ai pas du tout envie de verserdans la sensiblerie. J’aime beaucoup ce monument aux morts, je le discarrément. Ces fantômes installés aux bords du trottoir, dans la partie la pluspassante d’une ville et tels qu’ils étaient dans leur humble vie sont plusémouvants que tous les grands ordres architecturaux. J’ai beau entrer dans leséglises, les chapelles, les cloîtres les plus célèbres je m’y satisfais decolonnes, de voûtes pures, mais rien ne provoque ma foi. La perfection détruit

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Jean Giono

Voyage en ItalieGallimard - Folio

Jean Giono

RegainGrasset

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l’humain (qui, lui, n’est pas parfait et les moustaches en guidon de bicyclette.)Vézelay, pour mes passions, me laisse froid. J’ai l’habitude d’aimer ou de haïrdes esprits qui ne jouent pas de la harpe. L’orgue de Barbarie de Fualdès estbeaucoup plus puissant. Se guinder, représenter les morts de la guerre serréssur le cœur même de marbre de la patrie et les représenter casqués et laurés,c’est les trahir ; disons simplement c’est ne pas les aimer. C’était ce bon grostonnelier joufflu et qui l’est resté en mourant ; c’était cet employé de banque,ce clerc de notaire, ce professeur constipé, à col cassé et qui est mort constipémalgré une baïonnette ennemie dans le ventre. Il est très bon que lesvoyageurs du tramway, des autos, les passants du trottoir ne l’oublient pas. A côté de cet admirable monument aux morts, il y a un kiosque à journaux.Cette imprudence n’est possible qu’au pays de Machiavel. Je ne connais, enFrance, qu’un seul monument commémoratif qui puisse être mis en parallèle,pour l’émotion, avec celui de Bologne. C’est celui de La Bédoule, petitvillage près de Marseille ; encore que, fort paradoxalement, le monumentfrançais ait un tantinet d’emphase romaine. Il est cependant invisible de laroute qui passe à trois mètres de lui. C’est, sur le talus, un simple bloc depierre sur lequel est posé un livre ouvert (en pierre également) où sont inscritsles noms. Le trait de génie est d’abord d’avoir placé ce monument dans uncagnard où il fait bon prendre le soleil, et surtout de l’avoir complété d’unbanc qui est devant la table de pierre, comme un fauteuil serait devant unetable de cabinet qui supporterait par exemple un gros volume du Dictionnairede Bayle. On a l’air de dire : “Tenez, assoyez-vous, consultez, voilà nosraisons de croire ou de douter.” C’est d’un très joli sentiment. Si l’on s’assoitsur le banc (ce que j’ai fait) on a devant soi, au premier plan, le nom desmorts ; au second plan, le paysage qui hantait leur nostalgie et a hanté sansdoute leur agonie. Ce n’est pas, précisément, à cet endroit, un beau paysage,au contraire.

Cette progression, cette procession paresseuse du convoi par le beaumilieu d’une grande ville, dans le carillon des passages à niveau, lescoups de timbre précipités des tramways, le concert des trompes et

des klaxons, m’éveillait à un sentiment de vie furieuse et innombrable, dehâte et d’allégresse endiablée, que je rencontrais là pour la première fois. La grande surprise d’une enfance campagnarde mise en présence de la villen’est pas tant la nouveauté matérielle, l’échelle inattendue des bâtiments etdes rues, le foisonnement des objets insolites, que le sentiment véhément ettout neuf d’une pression humaine jusque-là jamais ressentie, au milieu delaquelle on se sent brusquement immergé, et que le pouls ralenti d’Angersn’avait pu me communiquer encore d’aucune manière. Moment assez grave,où la vie monte à la tête comme un vin corsé, et dont l’enfance de la villene connaît pas le déclic, aussi décisif, aussi troublant presque à sa manièrequ’une première puberté. Les rythmes naturels, protecteurs, berceux, etpresque naturellement porteurs, cèdent tout d’un coup de toutes parts àl’irruption inattendue de l’effréné, au pressentiment de la jungle humaine.Ambivalence à laquelle Nantes m’a éveillé, que le souvenir de Meninsouligne, et dont j’essaierais inutilement de me libérer : je suis resté, vailleque vaille, face à toutes les manifestations de foule, l’enfant collé à la vitredu wagon, qui regarde monter jusqu’à lui, interdit, l’agitation furieuse d’unegrande ville coupée en deux comme un ver.

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Julien Gracq

La forme d’une villeJosé Corti

Rien de commun

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Borges : Je crois que Frank Lloyd Wright était un architecte admirable,un grand inventeur d’espaces. Je suis allé, il y a longtemps déjà, dansun musée new-yorkais qui venait d’être inauguré.

Grau : Le musée Guggenheim ? Borges : Oui, c’est ça. L’architecte était bien Frank Lloyd Wright, non ? Grau : Effectivement. Et que vous rappelez-vous de votre visite ?Borges : J’étais presque aveugle à ce moment-là, mais même un aveuglepeut voir.Grau : ! ?Borges : Mais oui… Je me souviens que, dans le désert, je sentais l’énormitéde l’étendue de sable, je sentais la chaleur, le soleil sur ma tête, la sécheressede l’air, le vent qui circulait sans obstacles, l’absence de sons, et aussi…comment dire… un vertige horizontal.Grau : Et au musée Guggenheim ?Borges : Je me souviens de sa forme circulaire. Je ne pouvais pas distinguerles objets mais je percevais la lumière et me rendais compte que le parcoursn’était pas en ligne droite : ma mère et moi descendions en cercle, et lalumière était toujours sur la droite. On m’a dit qu’elle venait d’une coupolede cristal ; je la sentais sur ma tête, comme si nous étions à l’air libre, et nonpas dans un bâtiment. Je me demandais avec angoisse si tout allait s’arrêterde manière abrupte, si j’allais être précipité dans le vide…

Dans toutes les villes d’Europe, comme il y a la ville des hommes, il ya la ville des statues. Je ne veux pas parler de celles qu’on voit surles places, dans les jardins, à hauteur du regard sur les façades, et qui

sont un peu comme les sentinelles de ce monde de pierre, de bronze ou demarbre, épiant de près en quelque sorte nos démarches incompréhensiblescomme le sont pour l’homme ordinaire l’agitation des insectes. Il existe surles toits, aux flancs ou au fronton des églises, des palais ou des bâtimentsofficiels que nous légua le XIXe siècle, un monde parallèle qui défie lessautes d’humeur du temps et considère le soleil comme les morts doiventregarder la gloire. Beaucoup de ces allégories, car là où elles ont été placéesil s’agit plus d’idées que de personnages mémorables, ne sont visibles d’enbas que partiellement. Pour un Apollon qui lève sans fin sa lyre au-dessusdu monde minéral des avenues de l’Opéra, comme s’il voulait l’éloigner duflot hideux des véhicules, ou pour un Ganymède enlevé par l’aigle d’unecompagnie d’assurances - à moins que ce ne soit d’un phénix - au-dessus dela tranchée bleuie par les gaz d’échappement du boulevard Haussmann, quede vertus cachées qu’on ne surprend que des lucarnes d’un septième sansascenseur ou, si le hasard vous a incité à venir avec des jumelles, dans unpetit bureau sous les combles du Louvre ou sur la terrasse d’un grandmagasin. Que voient-elles, ces “Saisons” éternellement printanières, ces“Tempérance”, ces “Justice” ? A quoi rêvent ces “Génies” méconnus, ces“Théologies” idéales, tout ce capharnaüm abstrait dont on a cru sedébarrasser dans des recoins inaccessibles aux hommes d’en-bas ? Et quefont-elles, ces statues, le soir, quand l’ombre égalise la terre, par les nuits debrume de novembre, par les nuits sans lune ou, au contraire, quand la lunede mai laque les toits de la ville comme les lames d’une mer sombre ?

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Julien Green

ParisChamp Vallon - “des villes”

Christina Grau

Borges etl’architecture

Centre Georges Pompidou -Supplémentaire

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Aproximité de notre petite église, s’élevait, fantasmagorique, la grandesœur riche, Notre-Dame, qui, appuyée sur des arcs-boutantsrayonnants, comme à genoux, et ceinturée de petites chapelles,

déployait son dos puissant. En haut se dressaient, se dissimulant à moitié l’unl’autre et s’éclipsant à tour de rôle dans la pénombre, les deux gros moignonsde clocher sans toit ni flèche, qui tendent leur large sommet plat vers le ciel,lequel les parachève en les couronnant d’un faîte de nuages et d’éther. Alors jedépeignis à la jeune fille fascinée Chartres, Reims et Rouen, sillonnai avec ellel’Ile-de-France et ses cités paisibles au pied des cathédrales, l’entraînai vers lesparvis et les portails, pénétrai avec elle sous les ogives obscures et dans lalumière ruisselant des roses rondes et des hautes fenêtres verticales. Je la conduisis par d’étroites corniches, entre créneaux et gouttières, jusqu’auxrois, saints et gargouilles des toits, la fis descendre dans les profondeurs des cryptes ténébreuses et la fumée des cierges brûlant dans les chapelles de Notre-Dame-Sous-Terre. Je lui parlai des belles attaques du temps que des restaurateurs impies veulent endiguer en recollant et réparant. La soirées’avançait, et je parlais, disert et passionné. M’écoutait-elle vraiment ? Je ne sais. Elle était assise et, penchée en avant, cueillait et entrelaçait en unbouquet vivant les fleurs et herbacées printanières qui pointaient au milieu des mauvaises herbes. Lorsque nous nous levâmes, car elle devait s’en aller, il me sembla qu’en fait je ne lui avais encore rien montré.

Aussi voyez comme à partir de la découverte de l’imprimeriel’architecture se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude. Commeon sent que l’eau baisse, que la sève s’en va, que la pensée des temps

et des peuples se retire d’elle ! Le refroidissement est à peu près insensible auquinzième siècle, la presse est trop débile encore, et soutire tout au plus à lapuissante architecture une surabondance de vie. Mais, dès le seizième siècle, lamaladie de l’architecture est visible ; elle n’exprime déjà plus essentiellementla société ; elle se fait misérablement art classique ; de gauloise, d’européenne,d’indigène, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C’est cette décadence qu’on appelle renaissance. Décadencemagnifique pourtant, car le vieux génie gothique, ce soleil qui se couchederrière la gigantesque presse de Mayence, pénètre encore quelque temps de ses derniers rayons tout cet entassement hybride d’arcades latines et decolonnades corinthiennes. C’est ce soleil couchant que nous prenons pour uneaurore. Cependant, du moment où l’architecture n’est plus qu’un art comme unautre, dès qu’elle n’est plus l’art total, l’art souverain, l’art tyran, elle n’a plusla force de retenir les autres arts. Ils s’émancipent donc, brisent le joug del’architecte, et s’en vont chacun de leur côté. Chacun d’eux gagne à ce divorce.L’isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l’imagerie devientpeinture, le canon devient musique. On dirait un empire qui se démembre à lamort de son Alexandre et dont les provinces se font royaumes.

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Victor Hugo

Notre-Dame-de-ParisFolio - Classique

Franz Hessel

Romance parisienneMaren Sell

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Sans doute à ce moment-là, l’ “affaire” était-elle sortie des mémoires.Mais les lieux où elle s’était déroulée existaient toujours. Ils existenttoujours. Chacun peut aujourd’hui s’y promener à loisir. Vieux

quartiers de Marseille, dont le pittoresque se réactive de jour en jour àl’usage des touristes. Rues et places d’Aix, dont les encombrements de la viemoderne n’arrivent pas à ruiner tout à fait le charme. Il faut savoir écouter le bruit des villes. Il est fait des rumeurs obscures, portées d’âge en âge,traversées du délire de la vie et de l’horreur de la mort, de l’éblouissement et de la folie du sexe, écrasé, piétiné, supplicié, haï, du tumulte des combatstrop tôt livrés, trop vite perdus. Du poids de la nuit. De l’éclat du soleil.

Mais voilà qu’à partir du premier bombardement tout changea ; les vitres de la grande pièce furent brisées. Elle en fut bouleversée,perdit sa beauté, cependant que la cave, tranquille et paterne,

ne s’inquiéta guère de ce qui se passait au-dehors. J’avais pitié de la grandepièce, à présent abandonnée de tous. Pendant les bombardements et alorsque les gros murs de la cave ne vibraient même pas, elle me faisait de lapeine, car je savais qu’elle tremblait, qu’elle était secouée tout entière,seule, là-haut. Je pensais à elle comme à une femme d’une grande beauté,mais angoissée, aux nerfs fragiles, alors que la cave, elle, me semblait unevieille, sourde mais robuste. Dès que le salon perdit de son importance, la cave devint la partie la plus honorée de la maison. On eût dit que notremaison avait été retournée à l’envers. Je montais parfois dans la grandepièce, maintenant définitivement délaissée, et observais de la fenêtre lesmaisons avoisinantes avec leurs toits percés de gros trous par où pénétrait lapluie fine d’automne. Je pensais que dans chacune d’elles, après le premierbombardement, il avait sûrement dû se produire le même bouleversementque dans la nôtre. Peut-être les caves et les sous-sols humides de la villeavaient-ils depuis longtemps attendu ce jour-ci. Peut-être pressentaient-ilsque leur heure viendrait. En vérité, c’était là une période bien dure pourtous les deuxièmes étages de la ville. Quand celle-ci avait été construite, le bois, plus rusé, s’était hissé aux étages supérieurs, laissant à la pierre lesfondations, les caves, les citernes. Là, en bas, dans la pénombre, la pierredevait lutter contre l’humidité et les eaux souterraines, tandis que le bois,sculpté, nettoyé avec soin, ornait les étages d’en haut. Ceux-ci étaientlégers, éthérés presque, le rêve de la ville, son caprice, l’envol de safantaisie. Et pourtant cette fantaisie s’était vu fixer des limites. Après avoirdonné la liberté aux derniers étages, la ville, semblait-il, s’était repentie, se hâtant de réparer son erreur. Elle les avait fait couvrir de toits en pierre,comme pour bien établir une fois de plus qu’ici c’était la pierre qui régnait.Quoi qu’il en fût, j’aimais cette époque nouvelle où l’on vivait dans lescaves et les sous-sols.

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Raymond Jean

La fontaine obscureSeuil - Points

Ismaïl Kadaré

Chronique de la ville de pierre

Hachette - Folio

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Un étroit balcon longeait toute la pièce. Mais ce qui eût constitué dans la ville natale de Karl le plus haut des postes d’observation ne permettait guère plus ici que de dominer une rue qui, fuyant

en droite ligne entre deux rangées de maisons coupées à la hache, allait se perdre dans un lointain où surgissaient formidablement, du sein d’uneépaisse vapeur, les formes d’une cathédrale. Et, le matin comme le soir, et dans les rêves de la nuit, cette rue était le théâtre d’une circulationfiévreuse qui, vue d’en haut, se présentait comme un mélange inextricablede silhouettes déformées et de toits de voitures de toutes sortes, mélangecompliqué sans cesse d’une infinité de nouveaux afflux, et d’où s’élevait un autre amalgame, encore plus forcené que lui, de vacarme, de poussière et de bruits répercutés, le tout happé, saisi, violé, par une lumière puissantequi, dispersée, emportée, ramenée à une vitesse vertigineuse par letourbillon des objets, formait au-dessus de la rue, pour le spectateur ébloui,comme une épaisse croûte de verre qu’un poing brutal eût fracassée àchaque instant. Prudent comme il l’était en tout, l’oncle conseillait à Karl de ne s’abandonner provisoirement à rien d’une façon vraiment sérieuse. Le jeune homme devait, de vrai, regarder et examiner toute chose, maissans se laisser prendre à aucune. Les premiers jours d’un Européen enAmérique étaient comparables à une naissance et, bien qu’on s’acclimatâtici – ajoutait-il pour ne pas inspirer à Karl une frayeur inutile – plusrapidement que quand on vient de l’au-delà dans le monde des humains, ilne fallait tout de même jamais cesser de se représenter que le premierjugement reposait toujours sur une base fragile et qu’on ne devait pasrisquer de lui permettre d’introduire la confusion dans ceux qui guideraientpar la suite.

Mais Gaudi ? Il y a contradiction au sein du mouvement moderniste qui façonne la ville. Si la bourgeoisie veut des meubles,

des verreries, des céramiques, des bijoux, l’Eglise condamne le luxe de cet art élégant. Une hérésie ! Catholique, apostolique, romain, Gaudi s’oppose à ces vanités. Son projet est de réconcilier l’art avec les formes essentielles. Dans sesmaisons, coquilles élastiques et malléables, les escaliers se lovent commedes ammonites ; les palmiers de ses colonnes soutiennent des voûtescaverneuses. Il emprunte à la nature des escargots qu’il agrandit, des pattesd’éléphant qu’il moule. Devant la Sagrada Familia, l’œuvre majeure etinachevée à quoi il consacre sa vie, il se prend pour Dieu en personne, au Lundi de la création du ciel et de la terre. Après le chaos des eaux, les coulées de lave, l’érosion des vents, la neige durcie, les stalactites de glace, les roches lisses, la rosée, viennent les mousses, les fougères, les dents de lion. Oranges, olives, amandiers en fleurs. Quelques paniers de champignons. Puis les coquillages, les reptiles : salamandres, lézards,vipères d’eau, oursins, anémones de mer, tortues d’eau et de terre, coqs,poules et poussins, paons et canards, oies et petits lapins.

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Pierre Lartigue

BarceloneChamp Vallon - “des villes”

Franz Kafka

L’AmériqueGallimard - Folio

Page 32: Les Grands Auteurs

Mettre l’art au service de l’urbain, cela ne signifie pas du toutenjoliver l’espace urbain avec des objets d’art. Cette parodie du possible se dénonce elle-même comme caricaturale. Cela

veut dire que les temps-espaces deviennent œuvre d’art et que l’art passése reconsidère comme source et modèle d appropriation de l’espace et dutemps. L’art apporte des cas et des exemples de « topiques » appropriés de qualités temporelles inscrites dans des espaces. La musique montrecomment l’expression se saisit du nombre, comment l’ordre et la mesurevéhiculent le lyrisme. Elle montre que le temps, tragique ou joyeux, peutabsorber et résorber le calcul. De même la sculpture ou la peinture, avecmoins de force et plus de précision que la musique. N’oublions pas que les jardins, les parcs et paysages firent partie de la vie urbaine autant queles beaux-arts. Et que le paysage autour des villes fut œuvre de ces villes,entre autres le paysage toscan autour de Florence, lequel, inséparable de l’architecture, joue un rôle immense dans les arts classiques. Quittant la représentation, l’ornement, la décoration, l’art peut devenir praxis etpoièsis à l’échelle sociale: I’art de vivre dans la ville comme œuvre d’art.Revenant au style, à l’œuvre, c’est-à-dire au sens du monument et del’espace approprié dans la Fête, I’art peut préparer des « structuresd’enchantement ». L’architecture prise à part ne saurait ni restreindre les possibilités ni à elle seule les ouvrir. Il y faut plus, mieux, autre chose.L’architecture comme art et technique a besoin elle aussi d’uneorientation. Nécessaire, elle ne saurait se suffire, ni l’architecte fixer sesbuts et déterminer sa stratégie. Autrement dit, l’avenir de l’art n’est pasartistique, mais urbain. Parce que l’avenir de « l’homme » ne se découvreni dans le cosmos, ni dans le peuple, ni dans la production, mais dans lasociété urbaine. De même que l’art, la philosophie peut et doit sereconsidérer en fonction de cette perspective. La problématique del’urbain renouvelle la problématique de la philosophie, de ses catégories etméthodes. Sans qu’il y ait lieu de les briser ni de les rejeter, ces catégoriesreçoivent quelque chose d’autre et de neuf ; un autre sens.Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l'œuvre (à l’activité participante) et le droit àl'appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville.

AMontaillou, la maison a son astre, sa bonne fortune, “à laquelle lesdécédés participent encore”. On sauvegarde cet astre et cette fortuneen conservant dans la maison des fragments d’ongles et de cheveux

du chef de famille mort : cheveux et ongles, dans la mesure où ils continuentà pousser après le décès, sont porteurs d’énergie vitale, spécialement intense.Grâce à l’usage de ce rite, la maison “se pénètre de certaines qualitésmagiques de la personne” ; elle se montre capable de rétrocéder ensuitecelles-ci à d’autres personnes du lignage. Quand Pons Clergue, le père du curé de Montaillou, mourut, raconte Alazaïs Azéma, Mengarde Clergueson épouse me demanda, ainsi qu’à Brune Pourcel, de couper, sur le cadavre,des mèches de cheveux qu’il avait autour du front, ainsi que des fragments de tous ses ongles de mains et des pieds ; et cela pour que la maison du défunt reste fortunée ; on ferma donc la porte de la maison des Clergue

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EmmanuelLe Roy Ladurie

Montaillou,village occitande 1294 à 1324

Gallimard - Folio

Henri Lefevre

Le droit à la villeAntropos

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dans laquelle gisait le corps mort ; nous coupâmes les cheveux et les ongles à celui-ci ; et nous les donnâmes à Guillemette, la servante de la maison, qui les donna à son tour, à Mengarde Clergue. Cette “abscision” des cheveuxet des ongles fut réalisée après qu’on eut répandu de l’eau sur le visage du mort (car à Montaillou on ne lave pas le cadavre entier).

S i j’avais été un inspecteur des travaux publics, je vous aurais montré des usines électriques puissantes comme la foudre, des châteaux d’eaugéants, un escalier issu d’un conte féerique et qui fait penser que

désormais les larges paquebots ne déposeront plus seulement leurs passagersau port, mais les amèneront, grâce à une crémaillère, jusque sur la colline dela gare Saint-Charles… Si j’avais été métreur, j’eusse mesuré à votre intentionle port, les bassins, les canaux, les docks et le nez de tous les brasseursd’affaires. Si j’avais été un homme sérieux, je me serais rendu à la Chambrede Commerce. Là, j’aurais prié son président de bien vouloir me faire copier,par sa plus jolie dactylo, les statistiques des dix dernières années et, sans pitié,je vous eusse administré ces chiffres recommandés pour la clarté des débats et les indigestions. Si j’avais été homme de lettres, j’aurais essayé d’être…peintre ; je vous aurais décrit, pensant bien que cela n’avait encore jamais étéfait, les pompes du soleil quand le soleil, pour se coucher, descend du ponttransbordeur. Je vous aurais payé, parce que cela ne coûte pas cher, le funiculaire qui monte à Notre-Dame-de-la-Garde et, ensemble, nous eussions contemplé la grande ville “couchée à nos pieds”. Je vous auraisconté, les larmes aux yeux, comment l’on venait d’abattre, pour faire place à un sale tramway, quatre-vingt-dix-sept des plus vieux platanes des allées deMeillhan, et j’eusse profité de l’occasion pour envoyer au Conseil municipalune philippique de derrière les fagots, philippique qui, je crois, eût étéd’autant plus inutile que les arbres étaient déjà par terre. Si j'avais été unéconomiste distingué… alors, si j'avais été cet économiste-là, je vous auraisparlé du port de Caronte et du tunnel du Rove - sept kilomètres percés dans le roc - du tunnel du Rove qui relie la Méditerranée à l’étang de Berre et qui,faisant cela, relie Marseille au Rhône, c’est-à-dire à la Suisse, à l’Allemagneet, que sais-je ? au Danemark, peut-être ? Si bien que, tout en restant porte du Sud, Marseille est maintenant porte du Nord. Si j’avais été un citoyencourageux, je vous aurai parlé de Marseille marseillais. Mais, devantm’embarquer prochainement, j’ai eu peur pour mes côtes. Je l’ai bien senti lejour où je n’ai compté que dix-huit maisons sur la Canebière. Il y en dix-neufet demi. Qu’il est difficile de se faire entendre ! Il s’agissait bien de tout cela !

A vant Fès, je n’avais jamais mis les pieds dans une ville, jamaisobservé ce grouillement affairé des ruelles, jamais senti sur monvisage ce souffle puissant comme le vent du large, mais lourd de cris

et d’odeurs. Certes, je suis né à Grenade, majestueuse capitale du royaumed’Andalousie, mais il était bien tard dans le siècle et je ne l’ai connuequ’agonisante, vidée de ses hommes et de son âme, humiliée, éteinte, et

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Albert Londres

Marseilleporte du Sud

Jeanne Laffitte

Amin Maalouf

Léon l’AfricainLattès - Le livre de poche

Page 34: Les Grands Auteurs

lorsque j’ai quitté notre faubourg d’Albaicin il n’était plus pour les miensqu’un vaste baraquement hostile et délabré. Fès, c’était autre chose, et j’ai eu ma jeunesse entière pour l’apprendre. De notre première rencontre, cetteannée-là, il ne me reste que des souvenirs embrumés. Je m’étais approché de la cité à dos de mule, lamentable conquérant à moitié endormi, soutenud’une main ferme par mon père, car toutes les routes étaient en pente, parfoissi raide que la monture n’avançait plus que d’un pas instable et hésitant. A chaque secousse, je me redressais, avant de m’assoupir à nouveau.Soudain, la voix paternelle retentit : “Hassan, réveille-toi si tu veux voir ta ville !”. Sortant de ma torpeur, je me rendis compte que notre petit convoiétait déjà au pied d’une enceinte couleur de sable, haute et massive, hérisséed’innombrables merlons pointus et menaçants. Une pièce glissée dans lamain d’un gabeleur nous fit franchir une porte. Nous étions dans les murs.“Regarde”, insistait Mohamed. Tout autour de Fès s’alignaient à perte de vuedes collines incrustées d’innombrables maisons de brique et de pierre,souvent ornées, comme à Grenade, de carreaux de faïence.

ES WAR… C’était… Tel est le titre, je crois, d’un roman deSüdermann. Il peut s’appliquer à ces déjà vieilles images qui sont le reflet d’un aspect de Berlin dont il est peut-être difficile, en ce

moment, de retrouver l’inquiétante séduction. En ce temps-là, la perversitéde la rue et des dépendances de la rue se mêlait à l’angoisse quotidienne.Des forces idéales nettement pressenties, mais à peu près méconnues,donnaient aux forces classiques d’une moralité lugubre les parureséclatantes d’un désespoir indiscret. Il y a de cela deux ans. Il a suffi de deuxannées… il a suffi d’une quinzaine de jours pour modifier l’apparence de larue. Celui qui utilisera ce livre comme un guide pour découvrir un butprécis à ses pensées secrètes sera déçu. Les couleurs dont je me suis amusésont effacées. Berlin n’est déjà plus le Berlin qui m’inspira cet essai. Toutesles rues secrètes dont le nom est inscrit dans ces pages sont déjà sinonmortes, du moins en période de mortification. Le vieux sabbat des sorcièresà cent sous va disparaître dans la nuit romantique : il cédera la place à un romantisme nouveau, un romantisme hygiénique et “ripoliné”, un romantisme encore plus angoissant et surtout plus perfide que l’ancien.Les pages qui vont suivre resurgissent d’un passé de neige. Tout était grisdepuis la porte de Brandebourg jusqu’au Kurfürstendamm.

La coutume a été que les princes, pour pouvoir tenir plus fermement leurs Etats, bâtissent des forteresses, destinées à leur servir de refugecontre une attaque soudaine et à effrayer des adversaires éventuels.

J’approuve cet usage très ancien. Néanmoins, pour conserver son Etat, on a vu récemment Nicolas Virelli démanteler deux forts en sa ville de Città di Castello. De même Guido Ubaldo, duc d’Urbin, recouvrant le trône d’où il avait été chassé par César Borgia, rasa par le pied toutes les fortificationsdu pays, jugeant qu’ensuite il perdrait plus difficilement son pouvoir. Les Bentivogli, rentrés dans Bologne, agirent de même. Les forteresses sont

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Pierre Mac Orlan

Rues secrètesArléa - Lieux Dits

Machiavel

Le PrinceLe livre de poche

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donc utiles ou nuisibles, selon les circonstances ; et si elles te servent d’uncôté, elles peuvent te desservir de l’autre. On résumera la chose ainsi : le prince qui redoute plus ses peuples que les étrangers doit se fortifier ; mais celui qui craint davantage les étrangers doit faire le contraire. Le Château de Milan, que François Sforza fit construire, a causé et causera à cette famille plus de dommages qu’aucun désordre survenu dans l’Etat. La meilleure forteresse au monde est l’affection du peuple. Si tu as lespierres sans avoir les cœurs, elles ne suffiront point à te protéger.

Un coup de pédale pour franchir l’Yeulette sur le petit pont de bois ;puis la traversée, toujours fraîche, de l’Isle, ce bout de marais, coincéentre le grand et le petit bras de la rivière, et qui baigna encore dans

les vapeurs de l’aube ; puis un nouvel effort de jarret pour passer l’Yeule surle dos d’âne du vieux pont de pierre. Et c’est maintenant, la montée, jusqu'à la gare, à travers les champs où tournoient les corbeaux. La nature a sonaspect propre et patient du premier matin. Dans le pépiement déchaîné des oiseaux, la chaleur s’annonce déjà, mais elle plane encore dans les hauts du ciel ; et, sur la route, l’air est doux, immobile, presque frais, comme auxbeaux jours du printemps. L’herbe poussiéreuse des accotements, tondue par les moutons, roussie par le soleil d’hier, semble avoir profité de la trêvenocturne et de la rosée, pour reverdir. Le facteur monte la côte, à longuesenjambées, tête basse et sa bicyclette à la main. Il connaît toutes les inégalitésdu sol, tous les rapiéçages de la chaussée, chaque tas de cailloux, chaquebuisson. Rien ne le distrait de son ruminement, intérieur. Mais, au coude de la route, il s’arrête toujours quelques secondes pour poser un regard de propriétaire sur les pentes du Bois-Laurent, à l’endroit précis où se trouvesa vigne, entre un gros noyer feuillu, tout rond, et une rangée de pêchers de plein vent.

A la blessure intérieure d’une cité comme celle-là, que peuvent tous lesbariolages et les rafistolages ? Ce qui manque, ce ne sont ni les bancs,ni les arbres, ni les pelouses, même si on arrivait à les préserver et à

les entretenir. Ce qui manque est autrement plus grave : dès le départ, ceux quiont dessiné ça ont oublié, ont supprimé carrément une dimension. Plansverticaux : les barres. Plans horizontaux : le sol. Mais ou est la troisièmedimension ? A-t-on vraiment pensé qu’elle allait naître, comme ça, à l’intersection de deuxsurfaces planes ? Trop chère, la troisième dimension. On marche le long de hautes murailles : une porte, des fenêtres, une porte, pas de fenêtres.Quelquefois, un magasin : une vitrine plate. Qu’est-ce qu’il y a derrière toutcela ? Jamais de profondeur. Où sont les cours, les recoins, la boutique dansson renfoncement ombragé, la lucarne de ciel où l’on voit passer les nuages et la queue du chat de la concierge, la terrasse paresseuse du café et son storequi nimbe les consommateurs de lumière orangée ? Cités aveugles.

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RogerMartin du Gard

Vieille FranceGallimard - Folio

François Maspero

Les passagersdu Roissy-Express

Seuil

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L ’affreux mal qui ne pardonne guère et qu’on nomme aujourd’hui latuberculose, le mal qui ronge, brûle et détruit par milliers les hommes,semble avoir choisi cette côte pour y achever ses victimes. Comme

de tous les coins du monde on doit la maudire cette terre charmante etredoutable, antichambre de la Mort, parfumée et douce où tant de familleshumbles et royales, princières et bourgeoises ont laissé quelqu’un presquetoutes un enfant en qui germaient leurs espérances et s’épanouissaient leurstendresses. Je me rappelle Menton, la plus chaude, la plus saine de cesvilles d’hiver. De même que dans les cités guerrières on voit les forteressesdebout sur les hauteurs environnantes, ainsi de cette place d’agonisants on aperçoit le cimetière au sommet d’un monticule. Quel lieu ce serait pour vivre, ce jardin où dorment les morts ! Des roses, des roses, partoutdes roses. Elles sont sanglantes, ou pâles, ou blanches, ou veinées de filetsécarlates. Les tombes, les allées, les places vides encore et remplies demain,tout en est couvert. Leur parfum violent étourdit, fait vaciller les têtes et les jambes. Et tous ceux qui sont couchés là avaient seize ans, dix-huitans, vingt ans. De tombe en tombe, on va, lisant les noms de ces êtres tuéssi jeunes, par l’inguérissable mal. C’est un cimetière d’enfants, un cimetièrepareil à ces bals blancs où ne sont point admis les gens mariés. De ce cimetière la vue s’étend, à gauche, sur l’Italie, jusqu’à la pointe oùBordighera allonge dans la mer ses maisons blanches ; à droite, jusqu’aucap Martin, qui trempe dans l’eau ses flancs feuillus. Partout, d’ailleurs, le long de cet adorable rivage, nous sommes chez la Mort. Mais elle estdiscrète, voilée, pleine de savoir-vivre et de pudeurs, bien élevée enfin.Jamais on ne la voit face à face, bien qu’elle vous frôle à tout moment. On dirait même qu’on ne meurt point en ce pays, car tout est complice de la fraude où se complaît cette souveraine. Mais comme on la sent,comme on la flaire, comme on entrevoit parfois le bout de sa robe noire !Certes, il faut bien des roses et bien des fleurs de citronniers pour qu’on nesaisisse jamais, dans la brise, l’affreuse odeur qui s’exhale des chambres de trépassés. Jamais un cercueil dans les rues, jamais une draperie de deuil,jamais un glas funèbre. Le maigre promeneur d’hier ne passe plus sousvotre fenêtre et voilà tout.

D’une manière générale, la cérémonie d’inauguration fut solennelle etbien menée. Les constructions de l’Exposition ne furent pas indignesdu rang de ceux qui les visitèrent ce jour-là. Certains édifices

n’étaient pas terminés ; d’autres, terminés depuis longtemps, étaient déjàdans un état de détérioration avancée. La presse parla de lézardes énormeset de grande confusion. Mais l’important était que les gens fussent contents.Vues aujourd’hui, les installations des exposants, avec leur dessin sévère,leurs couronnes florales sculptées dans le bois, leurs crêpes et leursbaldaquins, ont un certain air de catafalques, mais elles correspondaient à ce qui devait être le goût de l’époque, son idée de l’élégance. Il faut, pourjuger des choses, les replacer dans leur exacte perspective. Au port avaientmouillé soixante-huit navires de guerre de divers pays, portant à leur borddix-neuf mille hommes et cinq cent trente-huit canons. Ce point, quipourrait aujourd’hui sembler menaçant, fut interprété par les Barcelonaiscomme une marque sans équivoque de courtoisie et d’amitié. La GrandeGuerre n’avait pas encore eu lieu, et les armes conservaient quelque chose

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Eduardo Mendoza

La ville des prodigesSeuil

Guy de Maupassant

Sur l’eaude Saint Tropez

à MontecarloEncre

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de décoratif. Dans un poème composé pour l’occasion, Federico Raholasynthétise cette idée de la façon suivante : La canonnade sauvageFait frissonner la terre.Ce sont les monstres de la guerreQui à la paix rendent hommage.C’est une pensée identique qu’exprime Melchor de Palau dans son Hymne à l’ouverture de l’Exposition, dont un des vers dit :Et tonne sans blesser l’effroyable canon.L’Exposition universelle resta ouverte jusqu’au 9 décembre 1888. La clôturefut plus simple que l’inauguration : Te Deum à la cathédrale et brèvecérémonie au palais de l’Industrie. Elle avait duré deux cent quarante-cinqjours et été visitée par plus de deux millions de personnes. Le coût de saconstruction s’était élevé à cinq millions six cent vingt-quatre mille six centcinquante-sept pesetas et cinquante-six centimes. Certaines installationspurent être récupérées pour d’autres usages. Le solde de la dette fut énormeet pesa sur la municipalité de Barcelone pendant de nombreuses années.Demeura aussi le souvenir de journées de splendeur et l’idée que Barcelone,si elle le voulait, pouvait redevenir une ville cosmopolite.

Le bourg de Pietranera est très irrégulièrement bâti, comme tous lesvillages de la Corse ; car, pour voir une rue, il faut aller à Cargese, bâti par M. de Marbeuf. Les maisons dispersées au hasard et sans

le moindre alignement, occupent le sommet d’un petit plateau, ou plutôt d’un palier de la montagne. Vers le milieu du bourg s’élève un grand chênevert, et auprès on voit une auge en granit, où un tuyau en bois apporte l’eaud’une source voisine. Ce monument d’utilité publique fut construit à fraiscommuns par les della Rebbia et les Barricini ; mais on se tromperait fort si l’on y cherchait un indice de l’ancienne concorde des deux familles. Au contraire, c’est une œuvre de leur jalousie. Autrefois, le colonel dellaRebbia ayant envoyé au conseil municipal de sa commune une petite sommepour contribuer à l’érection d’une fontaine, l’avocat Barricini se hâta d’offrirun don semblable, et c’est à ce combat de générosité que Pietranera doit soneau. Autour du chêne vert et de la fontaine, il y a un espace vide qu’on appellela place, et où les oisifs se rassemblent le soir. Quelquefois on y joue auxcartes, et, une fois l’an dans le carnaval, on y danse. Aux deux extrémités de la place s’élèvent des bâtiments plus hauts que larges, construits en granit et en schiste. Ce sont les tours ennemies des della Rebbia et des Barricini.Leur architecture est uniforme, leur hauteur est la même, et l’on voit que la rivalité des deux familles s’est toujours maintenue sans que la fortunedécidât entre elles. Il est peut-être à propos d’expliquer ce qu’il faut entendrepar ce mot tour. C’est un bâtiment carré d’environ quarante pieds de haut,qu’en un autre pays on nommerait tout bonnement un colombier. La porte,étroite, s’ouvre à huit pieds du sol, et l’on y arrive par un escalier fort raide.Au-dessus de la porte est une fenêtre avec une espèce de balcon percé en dessous comme un mâchicoulis, qui permet d’assommer sans risque un visiteur indiscret. Entre la fenêtre et la porte, on voit deux écussonsgrossièrement sculptés. L’un portait autrefois la croix de Gênes ; mais, tout martelé aujourd’hui, il n’est plus intelligible que pour les antiquaires. Sur l’autre écusson sont sculptées les armoiries de la famille qui possède la

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Prosper Mérimée

ColombaLe livre de poche

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tour. Ajoutez, pour compléter la décoration, quelques traces de balles sur lesécussons et les chambranles de la fenêtre, et vous pouvez vous faire une idéed’un manoir du Moyen Age en Corse. J’oubliais de dire que les bâtimentsd’habitation touchent à la tour, et souvent s’y rattachent par unecommunication intérieure. La tour et la maison des della Rebbia occupent le côté nord de la place de Pietranera ; la tour et la maison des Barricini, le côté sud. De la tour du nord jusqu’à la fontaine, c’est la promenade des della Rebbia, celle des Barricini est du côté opposé. Depuis l’enterrementde la femme du colonel, on n’avait jamais vu un membre de l’une de ces deuxfamilles paraître sur un autre côté de la place que celui qui lui était assigné par une espèce de convention tacite. Pour éviter un détour, Orso allait passerdevant la maison du maire, lorsque sa sœur l’avertit et l’engagea à prendre une ruelle qui les conduirait à leur maison sans traverser la place.

Naître dans la rue signifie vagabonder toute sa vie, être libre. Signifieaccident et incident, drame et mouvement. Signifie par-dessus toutrêve. Harmonie de choses disparates, qui donne au vagabondage une

assurance métaphysique. Dans la rue, on apprend ce que sont réellement lesêtres humains ; autrement, ou après, on les invente. Ce qui ne se passe pas enpleine rue est faux, dérivé, c’est-à-dire littérature. Rien de ce qu’on appelle“aventure” n’approche jamais de la saveur de la rue. Peu importe que l’ons’envole vers le Pôle, que l’on s’installe au fond de l’océan, une rame depapier à la main, que l’on vadrouille dans neuf villes l’une après l’autre, ouque, tout comme Kurtz, on remonte un fleuve pour trouver la folie au bout.Si passionnante, si intolérable que soit la situation, il y a toujours une issue,toujours une amélioration, un réconfort, une compensation, des journaux, des religions. Mais autrefois, il n’y avait rien de tout cela. Autrefois, on étaitlibre, déchaîné, sanguinaire… Les gamins adorés dès le premier contact avecla rue demeurent avec vous toute votre vie. Ils sont les seuls vrais héros.Napoléon, Lénine, Capone - fiction que tout cela. Napoléon ne m’est riencomparé à Eddie Carney, qui, le premier, me pocha l’œil. Je n’ai jamaisrencontré personne d’aussi princier, d’aussi royal, d’aussi noble, que LesterReadon, lequel, rien qu’en descendant la rue, inspirait terreur et admiration.Jules Verne ne m’a jamais conduit à ces endroits que Stanley Borowski tenaitsous sa cape dès la nuit tombée. Robinson Crusoé manquait d’imaginationcomparé à Johnny Paul. Tous ces gamins du 14e District ont encore pour moileur saveur. Ils n’étaient pas inventés, ni imaginés : ils étaient réels. Leurs noms sonnent comme des pièces d’or - Tom Fowler, Jim Ruckley,Matt Owen, Rob Ramsay, Harry Martin, Johnny Dunne, sans compter EddieCarney ou le grand Lester Readon. Eh bien, oui ! même maintenant, quandje dis Johnny Paul, les noms des saints me laissent un goût fade à la bouche.Johnny Paul était l’Odyssée vivante du 14e District - qu’il soit devenu plustard chauffeur de camion est tout à fait hors du sujet. Avant le grandchangement, personne n’avait l’air de remarquer que les rues étaient sales ou laides. Si les bouches d’égout bâillaient, on se bouchait le nez. Quand on se mouchait, on trouvait de la morve dans son mouchoir, et non pas sonpropre nez. On avait davantage de paix intérieure et de contentement. Il y avait le bistrot, le champ de courses, le vélo, les femmes légères et leschevaux de trot. On pouvait encore se la couler douce. Dans le 14e, dumoins.

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Henry Miller

Printemps noirGallimard - Folio

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AChâteau-Chinon je m’efforce de préserver, quand elles valentqu’on s’en occupe, les traces du passé. Elles sont à vrai dire assezrares dans ce pays que se sont disputé avec acharnement rois de

France et ducs de Bourgogne. Après la mort du Téméraire, la guerres’acheva dans un champ, à trois lieues à l’est de la ville. Au hasard d’unefortune changeante, vainqueur et vaincu n’ont laissé derrière eux que descendres. Château-Chinon a bien flambé cinq ou six fois. Du château il nereste rien et de la vieille cité pas grand-chose. Tout de même ces maisonsde pierre dure et grise pressées sur le flanc d’une haute colline, ces ruesétroites qui épousent encore le dessin médiéval, ces voûtes, ces fontainesqui ont pris la couleur de la terre et du ciel d’automne comme on n’en voitqu’en pays celte, ont besoin d’être protégées. Jadis les toits étaient dechaume, mais la paille de seigle que brise la moissonneuse est devenueluxe coûteux. La tuile plate qui lui a succédé a commencé de reculer audernier siècle et n’apparaît plus aujourd’hui qu’en bordure du Morvan.C’est l’ardoise qui règne maintenant, dont l’évidence saute aux yeux.Question d’accord et de décor, bref d’harmonie, avec le grain des chosesalentour. Maire de la ville, j’ai donc arrêté qu’on ne couvrirait plus qu’enardoise, en véritable ardoise d’Anjou. Cause contestée, on le devine. Onvoulait bien d’un faux-semblant d’une imitation «shingles » ou « eternit »mais le prix de l’ardoise effrayait. En dépit de ses doutes, mon conseilmunicipal tint bon. Et bientôt les plus récalcitrants comprirent qu’ilsgagneraient sur la durée et se mirent à aimer ce beau matériau qui donnaità leur toit l’éclat et la pérennité.Ce fut une autre affaire avec mes féodaux, je veux dire l’administration, la banque, les entreprises, publiques. E.D.F. posa sur ses charpentes le « shingles » prohibé. Le Crédit agricole étala une tuile brunâtre. Les Ponts et Chaussées plus timides, demandèrent une dérogation. J’ai faitsauter la tuile, et si je subis encore le « shingles » je refuse la dérogation.Du coup, on menace de transférer ailleurs les crédits. L’Hôtel des Financesrisque de demeurer en suspens parce que le procédé industriel choisi àParis suppose un toit d’aluminium. Idem pour l’extension de l’hôpital. Et je suis à moitié fâché avec l’Education nationale qui a cerné le collèged’enseignement secondaire d’une clôture misérable. A mon obstination, « Respectez l’unité de ma petite ville », me répond l’entêtement « Nous n’avons pas de quoi payer vos fantaisies ». Voilà où j’en suis de ma nouvelle guerre.A Nevers, mes voisins sont déjà dotés d’un hôtel des Postes innommable en plein quartier d’un délicieux baroque. L’immeuble récent de la Trésorerie générale figurera au catalogue du musée universel de la laideur. Taisons-nous enfin, par décence, sur I’énorme pâté de saindoux qu’un triste charcutier a sculpté sur le bord de la Loire pour y célébrer le sport et la culture. Ainsi de proche en proche la France qu’a cessé d’aimer son Etat, n’est-elle plus qu’un bidonville. De ce que la pierre, le béton ou le verre expriment, quand un peuple a de l’esprit, on ne saura bientôtplus rien.

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François Mitterrand

L’abeille et l’architecte

FlammarionLe livre de poche

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Et puis je me souviens que nous avons acheté une limousine d’occasion.Nous faisions, à bord de cette vieille Talbot, des promenades nocturnesdans Paris. Avant de partir, il y avait toujours la cérémonie du tirage

au sort. Une vingtaine de petits papiers, dispersés sur la table bancale du salon.Nous en choisissions un, au hasard, où était inscrit notre itinéraire. Batignolles-Grenelle, Auteuil-Picpus, Passy-La-Villette. Ou bien nous appareillions versl’un des ces quartiers aux noms secrets : les Epinettes, la Maison-Blanche, Bel-Air, l’Amérique, la Glacière, Plaisance, la Petite-Pologne… Il suffit que je frappe du talon sur certains points sensibles de Paris pour que les souvenirsjaillissent en gerbes d’étincelles. Cette place d’Italie, par exemple, où nousfaisions escale au cours de nos randonnées… Il y avait là un café, à l’enseignedu Clair de Lune. S’y produisaient, vers une heure du matin, toutes les épavesdu music-hall : accordéonistes d’avant-guerre, danseurs de tango aux cheveuxblancs qui tentaient de retrouver sur l’estrade l’agilité langoureuse de leurjeunesse, rombières fardées chantant le répertoire de Fréhel ou de Suzy Solidor.Quelques forains désespérés assuraient les “intermèdes”. L’orchestre secomposait de messieurs gominés, en smoking. L’un des établissements favorisde mon père qui prenait beaucoup de plaisir à contempler ces spectres. Je n’ai jamais compris pourquoi. Et le bordel clandestin, ne l’oublions pas, du 73 avenue Reille, à la lisière du parc Montsouris. Mon père y tenaitdes conciliabules interminables avec la sous-maîtresse, une dame blonde à têtede poupée. Elle était d’Alexandrie, comme lui, et ils évoquaient en soupirant les soirées de Sidi Bishr, le bar Pastroudis et tant et tant de choses aujourd’huidisparues… Nous restions souvent jusqu’à l’aube dans cette enclave égyptiennedu XIVe arrondissement. Mais d’autres étapes sollicitaient nos errances (ou nosfuites ?). Boulevard Murat, un restaurant de nuit, perdu parmi les blocsd’immeubles. La salle était toujours déserte et, sur l’un des murs, se trouvaitaccrochée, pour des raisons mystérieuses, une grande photo de Daniel Rops.Entre Maillot et Champerret, un bar simili “américain”, centre de ralliement detoute une bande de bookmakers. Et, quand nous nous risquions à l’extrême nordde Paris – région de docks et d’abattoirs – nous faisions halte au Bœuf Bleu,place de Joinville, en bordure du canal de l’Ourcq. Mon père aimaitparticulièrement cet endroit parce qu’il lui rappelait le quartier Saint-André, à Anvers, où il avait séjourné, jadis. Nous mettions cap vers le sud-est. Les avenues y sont ombragées et annoncent le bois de Vincennes. Nous nousarrêtions Chez Raimo, place Daumesnil, encore ouvert à cette heure tardive. Un “pâtissier-glacier” mélancolique comme on en trouve encore dans lesstations thermales et qui - à part nous - ne semblait connu de personne. D’autreslieux me reviennent encore, par vagues, à la mémoire. Nos différentes adresses :le 65 boulevard Kellermann, avec vue sur le cimetière de Gentilly ;l’appartement de la rue du Regard où le locataire précédent avait oublié uneboîte à musique que je vendis pour 30 000 francs. L’immeuble bourgeois del’avenue Félix-Faure, et le concierge nous accueillant chaque fois par ces mots :“Voilà les Juifs !” Ou bien c’était le soir, dans un trois-pièces délabré, quai deGrenelle, près du Vélodrome d’Hiver. L’électricité ne marchait pas. Accoudés à la fenêtre, nous suivions les allées et venues du métro aérien. Mon père portaitune veste d’intérieur, trouée par endroits. Il m’a désigné la citadelle de Passy,sur l’autre rive. D’un ton sans réplique : “Un jour, nous aurons un hôtelparticulier au Trocadéro !” En attendant, il me donnait rendez-vous dans le halldes grands hôtels. Il s’y sentait plus important, plus apte à réaliser ses projets de haute finance. Il y restait des après-midi entiers. Combien de fois ai-je été le rejoindre au Majestic, au Continental, au Claridge, à l’Astoria… Ces lieux de passage convenaient à une âme vagabonde et fragile comme la sienne.

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Patrick Modiano

Les boulevards de ceinture

Gallimard - Folio

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Il disait qu’on ne voyait rien de Rome que le ciel sous lequel elle avait étéassise et le plan de son gîte ; que cette science qu’il en avait était unescience abstraite et contemplative, de laquelle il n’y avait rien qui tombât

sous les sens ; que ceux qui disaient qu’on y voyait au moins les ruines de Rome en disaient trop ; car les ruines d’une si épouvantable machinerapporteraient plus d’honneur et de révérence à sa mémoire ; ce n’était rienque son sépulcre. Le monde, ennemi de sa longue domination, avaitpremièrement brisé et fracassé toutes les pièces de ce corps admirable ; et, parce qu’encore tout mort, renversé et défiguré, il lui faisait horreur, il en avait enseveli la ruine même. Que ces petites montres de sa ruine quiparaissent encore au-dessus de la bière, c’était la fortune qui les avaitconservées pour le témoignage de cette grandeur infinie que tant de siècles,tant de feux, la conjuration du monde réitérée à tant de fois à sa ruine,n’avaient pu universellement éteindre. Mais qu’il était vraisemblable que ces membres dévisagés qui en restaient, c’étaient les moins dignes, et que la furie des ennemis de cette gloire immortelle les avait portéspremièrement à ruiner ce qu’il y avait de plus beau et de plus digne ; que les bâtiments de cette Rome bâtarde qu’on allait asteure attachant à cesmasures antiques, quoiqu’ils eussent de quoi ravir en admiration nos sièclesprésents, lui faisaient ressouvenir proprement des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aux voûtes et parois des églisesque les huguenots viennent d’y démolir.

L ’arrière-boutique du magasin d’antiquités de Madame Marcia. MadameMarcia habite, avec son mari et son fils, un appartement de trois piècesau rez-de-chaussée droite. Son magasin est au rez-de-chaussée

également, mais à gauche, entre la loge de la concierge et l’entrée de service. Madame Marcia n’a jamais établi de distinction réelle entre lesmeubles qu’elle vend et ceux dans lesquels elle vit, ce qui fait qu’une partimportante de ses activités consiste à transporter meubles, lustres, lampes,pièces de vaisselle et objets divers entre son appartement, son magasin, son arrière-boutique et sa cave. Ces échanges, qui sont suscités aussi bienpar des occasions propices de vente ou d’achat (il s’agit alors de faire de la place) que par des inspirations subites, des lubies, des caprices ou desdégoûts, ne se font pas au hasard, et n’épuisent pas les douze possibilités depermutations qui pourraient se faire entre ces quatre lieux et que la figure 1met bien en évidence ; ils obéissent strictement au schéma de la figure 2 :

quand Madame Marcia achète quelque chose, elle le met chez elle, dans sonappartement, ou dans sa cave ; de là, ledit objet peut passer dans l’arrière-boutique, et de l’arrière-boutique dans le magasin ; du magasin enfin il peutrevenir - ou parvenir, s’il venait de la cave - dans l’appartement. Ce qui estexclu, c’est qu’un objet revienne dans la cave, ou arrive au magasin sansêtre passé par l’arrière-boutique, ou repasse du magasin dans l’arrière-boutique, ou de l’arrière-boutique dans l’appartement, ou enfin passe

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Michel deMontaigne

Journal de voyageGallimard - Folio

Georges Perec

La viemode d’emploi

HachetteLe livre de poche

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directement de la cave à l’appartement. L’arrière-boutique est une pièceétroite et sombre, au sol recouvert de linoléum, encombrée, à la limite de l’inextricable, d’objets de toutes dimensions. Le fouillis est tel qu’on ne saurait dresser un inventaire exhaustif de ce qu’elle contient et qu’il fautse contenter de décrire ce qui émerge un peu plus précisément de cetamoncellement hétéroclite. Contre le mur de gauche, à côté de la portefaisant communiquer l’arrière-boutique et le magasin, porte dont le battantménage le seul espace à peu près libre de la pièce, se trouve un grandbureau Louis XVI à cylindre, de facture plutôt épaisse ; le cylindre estrelevé laissant voir un plan de travail gainé de cuir vert sur lequel est posé,en partie déroulé, un emaki (rouleau peint) représentant une scène célèbrede la littérature japonaise : le Prince Genji s’est introduit dans le palais du gouverneur Yo No Kami et, caché derrière une tenture, regarde l’épousede celui-ci, la belle Utsusemi, dont il est éperdument amoureux, en train de jouer au go avec son amie Nokiba No Ogi. Plus loin, le long du mur, six chaises en bois peint, couleur vert céladon, sur lesquelles sont posés desrouleaux de toiles de Jouy. Celui du dessus représente un décor champêtreoù alternent un paysan labourant son champ et un berger qui, appuyé sur sa houlette, le chapeau rejeté dans le dos, son chien en laisse, ses moutonsdispersés tout autour de lui, lève les yeux vers le ciel. Plus loin encore, audelà d’un entassement d’équipements militaires, armes, baudriers, tambours,shakos, casques à pointe, gibernes, plaques de ceinturons, dolmans en drapde laine ornés de brandebourgs, buffleteries, au milieu duquel se détacheplus nettement un lot de ces sabres de fantassin, courts et légèrementrecourbés, que l’on appelle des briquets, un canapé d’acajou en forme de S,recouvert d’un tissu à fleurs qui, dit-on, aurait été offert en 1892 à la Grisipar un prince russe. Puis, occupant tout le coin droit de la pièce, entassés enpiles instables, des livres : des in-folio rouge sombre, des collections reliéesde La Semaine théâtrale, un bel exemplaire du Dictionnaire de Trévoux endeux volumes, et toute une série de livres fin de siècle, à cartonnages vert et or, parmi lesquels apparaissent les signatures de Gyp, Edgar Wallace,Octave Mirbeau, Félicien Champsaur, Max et Alex Fisher, Henri Lavedan,ainsi que le rarissime ouvrage de Florence Ballard intitulé La Vengeance du Triangle qui passe pour être l’un des plus surprenants précurseurs desromans d’anticipation. Puis, en vrac, posés sur des étagères, sur des petitestables de chevet, des guéridons, des coiffeuses, des chaises d’églises, des tables à jeux, des bancs, des dizaines, des centaines de bibelots : boîtesà tabac, boîtes à fard, boîtes pilules, boîtes à mouches, plateaux en métalargenté, bougeoirs, chandeliers et flambeaux, écritoires, encriers, loupes àmanche de corne, flacons, huiliers, vases, échiquiers, miroirs, petits cadres,aumônières, lots de cannes, cependant que se dresse, au centre de la pièce,un monumental établi de boucher sur lequel se trouvent une chope à bière à couvercle d’argent sculpté et trois curiosités de naturalistes : unegigantesque mygale, un prétendu œuf de dronte fossile, monté sur un cubede marbre, et une ammonite de grande taille. Du plafond pendent plusieurslustres, hollandais, vénitiens, chinois. Les murs sont presque entièrementcouverts de tableaux, de gravures et de reproductions diverses. La plupart,dans la pénombre de la pièce, n’offrent au regard qu’une grisaille imprécisedont se détachent parfois une signature - Pellerin -, un titre gravé sur uneplaque au bas du cadre - L’Ambition, A Day at the Races, La premièreAscension du Mont-Cervin, ou un détail : un paysan chinois tirant unecarriole, un jouvenceau à genoux adoubé par son suzerain. Cinq tableauxseulement autorisent une description plus précise.

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1906, Neuilly-sur-Seine.Souvent, au Bois, un cerf traversait une allée. Un peu partout, les gensmangeaient, buvaient, prenaient le café. Un ivrogne passait et hurlait :

“Dépêchez-vous ! Mangez sur l’herbe, un jour ou l’autre, l’herbe mangerasur vous !”.Le tramway du Val d’Or, à toute vapeur, sifflait le long des arbres, commeles trains dans les histoires d’Indiens. Le jour n’était pas encore éteint, mais déjà à la porte Maillot flambait, souhaitant la fête au crépuscule.Il y avait des cyclistes et des vélos, partout des vélos, encore des vélos et des voitures avec des chevaux.Ça sentait le caoutchouc et Bibendum régnait déjà sur le Salon de l’Automobile. Au café des Sports, les garçons plantaient en courant deux pailles doréesdans la grenadine des enfants. Cela sentait le Pernod, le crottin à oiseaux. Les arbres riaient et frissonnaient ; rien encore ne les menaçait tout à fait. Il y avait des gens qui faisaient la musique, qui chantaient, qui faisaient lafête, qui faisaient la gaieté, et ceux qui, à voix basse, s’engueulaient autourde leurs guéridons, étaient tout de même sous le charme et leurs injures,leurs pauvres menaces, on aurait dit qu’ils les chantaient, les fredonnaientsans y penser. Passaient des mendiants, des marchands d’olives, des musiciens ambulants et un vieux bonhomme qui remontait et posait sur les tables des jouets mécaniques. De l’orée du Bois à l’île de la Jatte, la musique de la fête, de la vraie fête,de la fête à Neuilly, s’en allait puis revenait sur ses pas et jetait parfois de grands sifflets de détresse.“Ecoutez-moi ! Je suis comme ces vaches, ces cochons et ces chevaux de bois, appelés à disparaître. Mais je partirai malgré moi. Retenez-moi par mon dernier air, retenez-moi dans la mémoire. Je reviendrai quand vousvoudrez, lointaine mais intacte, dans la poussière du carton perforé.”Debout sur les Montagnes russes, de jolies filles de bois peint, costumées enhussards, avec un grand sourire heureux, tapaient sur leurs cymbales dorées. Neuilly, pour moi, c’était la fête et quand elle s’en allait, la grande avenue,c’était un vrai désert sauf quand les gens du marché, avec leurs échasses debois, plantaient les tentes comme les gens du cirque. Mais il y avait d’autresfêtes, à la porte Maillot. Un jour c’était le Maroc à Paris, un village avecdes indigènes aux yeux brillants, des potiers, des bijoutiers, des charmeursde serpents, une mère dromadaire avec ses petits et des enfants noirs quiplongeaient dans un bassin pour aller chercher des sous. Un autre jour, unvillage de nains avec des maisons de nains, une école de nains et une petiteéglise de nains. Ou le looping the loop : les gens montaient dans un wagonqui descendait très vite, tournait à l’envers dans une roue, ralentissait,s’arrêtait et laissait sortir les voyageurs qui criaient. Et puis Printania, un grand café-concert en plein air. On prenait des cerises à l’eau-de-vie et quand la nuit était belle le toit du théâtre s’en allait, les étoiles aussipouvaient regarder le spectacle.

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Jacques Prévert

Choses et autresNRF - Folio

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Cent treizième nuit.J’osai retourner au Jardin des plantes, malgré ce qui m’était arrivé la dernière fois. Je m’aperçus que j’étais observé : le Suisse avertit

les sous-préposés de mon arrivée. Je tâchai de pénétrer dans le labyrinthe.Un homme vint m’ouvrir la grande grille. J’entrai. Je ne trouvai d’abordpersonne, quoique je furetasse partout. J’allais, je venais : enfin au piedd’un cyprès, j’entrevis plusieurs personnes, qui paraissaient s’entretenir. A mesure que j’approchais, je distinguais le sujet de la conversation, quiroulait sur la botanique. On m’aperçut. Sans doute on savait que j’étais là. – Tenez, dit un des jeunes gens, voici un savant botaniste ; il faut le prier de résoudre la question ? – Je ne connais rien à la botanique (leur dis-je).Mais je me connais en mœurs, et je sais que vous êtes des libertins, qui fermez au public une partie de ce beau jardin, pour le faire servir à vos parties et à celles de vos amies. Je sais ce que j’ai vu l’un de cesjours, et je me propose d’en instruire des personnes en état d’y porterremède. Adieu. Je n’ai besoin ni de jeunes étourdis tels que vous, ni de vosquestions. Je m’éloignai, en achevant ces mots. Mais je revins par-derrièreune haie de buis. – Quel est cet homme ? (disaient les jeunes gens). C’est sûrement quelqu’un comme il faut ; on le voit à son assurance –. Ils appelèrent le garçon de jardin, pour lui demander, si j’étais sorti ? Cet homme dit, qu’il ne m’avait pas vu. Je profitai de ce moment, pour me glisser dans le grand jardin, par la grille entr’ouverte. Je passai du côtédu limonadier, où étaient quelques personnes qui se rafraîchissaient. Ces gens faisaient des plaintes de la clôture du labyrinthe, et j’entendisqu’on était instruit des motifs. Le limonadier, qui avait ses raisons, soutint,que c’était par décence, qu’on le fermait, parce qu’il s’y faisait des partiesscandaleuses. - Quand cela serait ? (lui dis-je) : mais cela n’est pas. Un endroit est toujours décent, dès qu’il est public, parce que personne n’y est sûr de n’être pas vu. Au lieu qu’à présent, le labyrinthe est le repairede la débauche, parce qu’elle est assurée de se dérober à tous les yeux.

La place du Palais-Royal à Prague a, malgré l’avenue misérable qui la traverse, assez fière allure. C’est qu’elle est entourée de palais.La large façade du vieux palais royal, avec sa grande cour d’honneur

blanche, derrière les grilles baroques de laquelle le factionnaire va et vient,infatigable comme un pendule, est la plus puissante. Le château de familledes princes de Schwarzenberg et un autre édifice un peu ennuyeux seprésentent de l’autre côté comme en une perpétuelle révérence, et à la droitedu château, le palais de l’archevêque, fraîchement repeint, veille dans uneattitude un peu prétentieuse sur les modestes demeures des prélats et deschanoines qui s’approchent timidement de leur puissant patron. D’un côtéseulement du château, là où débouchent l’escalier et le raidillon de la rue de l’Eperon, une lacune subsiste en son fond ; on aperçoit, resserré entre la montagne de Saint-Laurent et le Belvédère, en un magnifique panorama,Prague, ce riche, ce gigantesque poème épique de l’architecture. Plein delumière et de vie, il se déroule devant les yeux du Hradschin, et auxanciennes s’ajoutent dignement des strophes toujours nouvelles, et plusbrillantes. A l’autre extrémité de cette rangée de maisons qui sur un côté est limitée par cette claire échappée, est situé un misérable et vieuxbâtiment d’un étage, qui jour après jour est là, avec ses mains devant

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Rétif de la Bretonne

Les nuits de ParisGallimard - Folio

Rainer Maria Rilke

Histoires pragoisesSeuil - Points

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les yeux, et ne veut rien voir de toute cette splendeur. Les enfants des environs passent avec un frisson de crainte devant son austère silence,et, si par hasard on leur a parlé de cette maison, pendant toute la nuit ils ne dorment pas, ou bien ils ont des rêves brûlants dans lesquels des nonnes pâles font des choses étranges.

Et puis, ce qui ne me plaît pas, dans les villes d’aujourd’hui, c’est lecôté bâclé, négligé, de leur limite : si, même, on peut appeler “limite”ces zones incertaines où elles s’effilochent. Où est la clarté classique

des remparts d’autrefois, le temps où les villes avaient des portes, commeles maisons ? Après tout, les livres ont bien des couvertures. Or, la mer, le rivage, restaurent cette exactitude perdue. Passé les jetées, dans l’eau,avec les poissons, ce n’est plus la ville, il n’y a pas de discussion possible.Naturellement, ce n’est pas une inquiétante manie de l’ordre qui me faitparler ainsi, mais la considération de ce fait très simple : là où il y a limite,il y a spectacle. Une ville, vue de la plaine, c’est-à-dire maintenant del’autoroute, eh bien on ne la voit pas, justement. Un port, vu de la mer, cela se contemple, se saisit, progressivement, par touches impatientes, et puis dans son ensemble dévoilé, ah. Personne ne peut plus contempler,comme Napoléon du haut du mont Poklonnaïa, les coupoles de Moscouétincelant comme des étoiles en plein jour, et pas seulement parce qu’il n’y a plus guère de coupoles, tandis que chacun, arrivant par bateau àAlexandrie ou à Leningrad, peut avoir la vision de la ville qui ouvre Cléa,ou la lente révélation du marbre sur la brume qui inaugure le voyage deCustine en Russie. Le paradoxe est que la mer, apportant aux villes la limitequi permet le regard, les fait aussi appartenir à l’illimité. Deux villes quesépare la terre, elles sont fichées comme des pieux, roides, avec entre ellesmille obstacles hérissant un milieu à la fois rigide et discontinu,incompressible et brisé, accidents de terrain, barrières, frontièresquelquefois, formalités, contrôles, règlements, achats de titres de transport,changements, que sais-je. Au lieu qu’entre les villes maritimes, et sidistantes qu’elles soient les unes des autres, rien, l’égalité de l’eau.D’Alexandrie, on peut aller à Leningrad, de Leningrad à Buenos Aires, ou Trieste, ou Lisbonne, sans jamais s’arrêter ni remarquer, même, un changement, la couleur de l’eau, peut-être, ou bien qu’on a fini le livrequ’on avait commencé de lire en partant. Ainsi est-il légitime de penser que toutes les villes maritimes sont des éclats d’une unique ville originelle,l’Atlantide si l’on veut, qui ont lentement dérivé pour venir féconder les continents, et continuent à dériver, ou pourraient continuer à le faire.

Nous marchons sous des voûtes effondrées, depuis combien de temps ?Hum… It’s a long, long way… Brisures de matière antique, côtesd’un géant mort. Mort nous-même. Bien sûr. Nous observons

le travail de la putréfaction. Nous nous y connaissons. Les nuages, les vieuxnuages, au-dessus des arcs éclatés… roulant. Ce soir, je suis roi des ogives

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Olivier Rolin

Sept villesRivages

Olivier Rolin

Bar des flots noirsSeuil - Points

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vaines, des nuages qu’elles capturent… au hasard… dessinent, rêveusesaiguës… un charabia de pierres et de vapeur, d’images. Cela me suffit. Les décombres nous bombardent. Nous ne pouvons penser que bombardéde décombres, il me semble. Enterré vif, criblé. Nous mettons pour sortirnotre smoking de ruines, vieux dandy en gravats. A Lisbonne, oui, l’églisedu couvent des Carmes lance vers le ciel ses arcs brisés par le tremblementde terre, pierres incendiées au bord du fleuve sombre. J’y allais avec Amalia,avant qu’elle parte… En bateau… A angustia da partida… chair de poulehérissant la peau, hérissant le cœur… Nuages, oiseaux et plantes sont chez eux dans la nef, au milieu des morts de pierre : nez rongé, mains croisées sur le heaume déposé, escortés de glaïeuls comme d’autant d’épées… Je disais ? Aqui jazem os ossos de… Episcopus navigantium. Plaque presqueeffacée. Se lit au doigt. C’est ainsi que j’aimerais… Regardant défiler le cieldéchiqueté, noir-jaune, contre lequel les branches des pins dressent le dessin de cintres en ruine, nous nous sentons, nous nous savons l’évêque des navigants, celui qui veille aveugle sur les gens des bateaux.

Je décidai, puisque je ne savais dans quelle direction me diriger, de marcher derrière la dame. Elle quitta l’étroite ruelle où se trouvaitl’hôtel et tourna à droite ; là s’étendait la place du Marché. Sans doute

avait-on eu jour de marché ; du foin et de la paille hachée jonchaient le pavé, on fermait justement les boutiques, des clés cliquetaient, des chaînes s’entrechoquaient, des marchands ambulants rentraient chez eux avec de petites charrettes à bras ; des femmes, avec des foulardsmulticolores, se hâtaient, tenant précautionneusement devant elles des potsbien remplis, au bras des sacs à provisions pleins à craquer d’où sortaientdes mouvettes de bois. De rares lanternes dispensaient une lumière argentéedans le crépuscule ; sur le trottoir, un défilé se déployait, des hommes enuniforme ou en civil agitaient de fines baguettes de jonc et des nuages de parfum russe s’élevaient puis disparaissaient. Des voitures arrivaient de la gare en cahotant, avec des bagages entassés et des voyageursemmitouflés. Le pavé était mauvais, présentait des creux et de brusquesdénivellations ; aux endroits défectueux, on avait posé des lattes à moitiépourries qui craquaient de façon surprenante. Malgré tout, la ville paraissait plus accueillante le soir que dans la journée.Le matin, elle était grise, la fumée de charbon s’échappant des gigantesquescheminées des usines voisines, déroulait ses volutes au-dessus d’elle, des mendiants sales se recroquevillaient au coin des rues ; des détritus et des cuves à moût étaient entassés dans d’étroites ruelles. Mais l’obscuritécachait tout, saleté, vice, épidémie, pauvreté, et, de son ombre bienveillante,maternelle et indulgente, maquillait la réalité. Des maisons, qui ne sont quedélabrées et endommagées, semblent des fantômes dans l’obscurité,mystérieuses, et d’une architecture arbitraire. Des pignons obliquess’élèvent doucement vers l’ombre, une maigre lumière attire discrètement le regard à travers des vitres à moitié ternies ; à deux pas de là, des flots de lumière se déversent des fenêtres, aussi hautes qu’un homme, d’une pâtisserie où des glaces reflètent cristal et lustres, des anges planent,gracieusement penchés, sur la voûte du plafond. C’est la pâtisserie des gensriches, de ceux qui, dans cette ville usinière, gagnent de l’argent et en dépensent. C’est ici que venait la dame, je ne la suivis pas.

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Joseph Roth

Hôtel SavoyGallimard - L’imaginaire

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S’il s’agit d’une brindille de radis ou de rosier, on peut la laisser poussercomme elle veut. Mais s’il s’agit d’une mauvaise plante, il faut arracherla plante aussitôt, dès qu’on a su la reconnaître. Or il y avait des graines

terribles sur la planète du petit prince… c’étaient les graines de baobabs.Le sol de la planète en était infesté. Or un baobab, si l’on s'y prend trop tard,

on ne peut jamais plus s’en débarrasser. Il encombre toute la planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si les baobabssont trop nombreux, ils la font éclater. “C’est une question de discipline, me disait plus tard le petit prince. Quand on a terminé sa toilette du matin, il faut faire soigneusement la toilette de la planète. Il faut s’astreindrerégulièrement à arracher les baobabs dès qu’on les distingue d’avec les rosiersauxquels ils ressemblent beaucoup quand ils sont très jeunes. C’est un travailtrès ennuyeux, mais très facile.” Et un jour il me conseilla de m’appliquer à réussir un beau dessin, pour bien faire entrer ça dans la tête des enfants de chez moi. “S’ils voyagent un jour, me disait-il, ça pourra leur servir. Il est quelquefois sans inconvénient de remettre à plus tard son travail. Mais, s’il s’agit des baobabs, c’est toujours une catastrophe. J’ai connu uneplanète, habitée par un paresseux. Il avait négligé trois arbustes”… Et, sur les indications du petit prince, j’ai dessiné cette planète-là. Je n’aime guèreprendre le ton d’un moraliste. Mais le danger des baobabs est si peu connu, et les risques courus par celui qui s’égarerait dans un astéroïde sont siconsidérables, que, pour une fois, je fais exception à ma réserve. Je dis :“Enfants ! Faites attention aux baobabs !” C’est pour avertir mes amis d’un danger qu’ils frôlaient depuis longtemps, comme moi-même, sans leconnaître, que j’ai tant travaillé ce dessin-là. La leçon que je donnais en valaitla peine. Vous vous demanderez peut-être : Pourquoi n’y a-t-il pas, dans celivre, d’autres dessins aussi grandioses que le dessin des baobabs ? La réponseest bien simple : j’ai essayé mais je n’ai pas pu réussir. Quand j’ai dessiné lesbaobabs j’ai été animé par le sentiment de l’urgence.

J’arrivai fort heureux au Vieux-Port, à la même heure qu’aujourd’hui. Il était presque vidé par la guerre - il l’est encore. Comme maintenant,le bac glissait lentement sous le transbordeur. Mais il me semble

aujourd’hui qu’alors je voyais tout pour la première fois. Les vergues des barques rayaient les façades nues de très vieilles maisons - commeaujourd’hui. Le soleil se couchait derrière le fort Saint-Nicolas. Je pensais,comme le font les très jeunes gens, que tout ce qui m’était arrivé m’avaitconduit ici et que, par conséquent, cela en valait la peine. Je demandai la rue du Chevalier-Roze. C’est là qu’habitait le cousin Georges Binnet. Les gens se pressaient dans les boutiques et les marchés en plein air. C’étaitdéjà le crépuscule, dans ces creux de ruelles, et les fruits flamboyaientd’autant plus ardemment, en rouge et or. J'humais une odeur que je n’avaisjamais respirée de toute ma vie. Je cherchai le fruit qui l’exhalait, je ne le trouvai point. Pour me reposer un peu, je m’assis, la valise entre mesgenoux, dans le quartier corse, sur le rebord d’une fontaine. Puis je gravisl’escalier de pierre dont je ne savais pas encore où il menait. La mers’étalait au-dessous de moi. Sur la Corniche et les îles, les bras des pharessemblaient encore mats dans le crépuscule. Comme j’avais détesté la mer,dans les docks ! Elle m’avait paru impitoyable, dans sa solitudeinaccessible, inhumaine. Mais, à présent que je m’étais traîné jusqu’ici par

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Antoinede Saint-Exupéry

Le Petit PrinceGallimard

Le Livre de Poche

Anna Seghers

TransitAlinéa

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une interminable route à travers ce pays convulsé et souillé, la meilleure des consolations, c’était pour moi, précisément, cette solitude et ce videinhumains, que rien ne pouvait marquer ni ternir. Je retournai au quartiercorse. Entre-temps, il était devenu plus silencieux. Les marchés étaientfermés. Je trouvai la rue du Chevalier-Roze. Je frappai la grande portesculptée avec le heurtoir de bronze, qui avait la forme d’une main. Un nègreme demanda d’une voix rude ce que je voulais. Je dis le nom des Binnet.On voyait, au pommeau de la rampe, aux débris de mosaïques coloriées,aux vétustes écussons de pierre, que la maison avait jadis appartenu à un notable, commerçant ou navigateur. A présent, c’étaient des émigrés de Madagascar qui l’habitaient, quelquesCorses et les Binnet aussi.

T rois cent mètres pour la gloire d’aucun dieu, ne célébrant la victoirede personne ni aucune invention productive, trois étages sans fonctiontraditionnelle, religieuse, militaire ni économique, hors usage

symbolique, sans flambeau ni tête étincelante, sotte mais savante pourl’époque où un ingénieur la calcula, aussi transparente que privée de sens,montrant son vide entre ses croisillons, inutile, dérisoire, quadrupède, la tour Eiffel cependant signe Paris. Nul n’imagine le navire sans son mât.Comment affichait-on l’une avant que l’autre se dressât ? Elle est là pour être là sans faire d’autre sens que cela. Statique, construitepour tenir, posée, résistant aux vents sur fondements fluides, maissupportant surtout sa propre structure, uniquement référée à soi, non, il n’ya rien à dire de la tour Eiffel que des équations numériques banales et cettethèse-là. Le mot thèse ne dit que la position, ou l’affirmation qui se tientferme là : oui, la tour tient sur ses quatre pieds, bête et têtue comme borne.Et après ? Il n’y a ni après ni ailleurs mais seul ce lieu au milieu des jambesoù le point le plus haut de la tête se projette, tout au bas du mât : centreabsent du vide creux. Une borne est là pour être là sans faire plus de sensque cela. Comment elle occupe ou comble exactement le lieu, elle ne peutpas le désigner, elle l’est. Le verbe être même signifie se tenir là, deboutcomme cette borne, qui ne fait pas sens, qui ne fait pas signe ; le reste au contraire la désigne, car elle est le là.Nous ne pouvions vivre ni penser sans référence, il nous fallait des lieux oùaller, d’où venir, par où passer, où demeurer, dresser le lit, la table, faire dufeu, l’amour, des enfants, des œuvres, naître et mourir, des points, centres,foyers, nombrils, puits, fontaines, places, sanctuaires. Un bloc difforme oumégalithe, cairn ou menhir, gaulois, gaélique, pierre grossière que d’autresancêtres nommaient hermès, ou une masse tombée du ciel, aérolithe appeléebétyle, pouvaient servir de repère, jalon, piquet, poteau, stock, point fixe où chacun reconnaissait le lieu d’où il tirait l’origine et où se rapportaienttoutes choses du monde : je viens d’un feu à quelques lieues de là, d’oùl’univers s’organise. Tournés vers ce lieu, le monde et nous le regardions ou l’adorions. Pensions-nous jamais sans un repère, que faire sans lui ?

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Michel Serres

StatuesFlammarion - Champs

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F iltre d’amour. Le prisonnier de la tour aime la fille du geôlier. La tours’élève dans le château, le donjon s’enchâsse dans la tour et la celluledans le donjon, bâtis gigognes ; pour arriver à celle-là, il faut traverser

des murs, des portes, sans fin, monter des étages ou franchir des abîmes par des escaliers aériens et fragiles, passer cent guichets, une chapelle même. La cellule vraie, taillée en bois, ajoute une boîte en poutres et charpente à l’intérieur des murailles et plafonds de pierre, à plancher surélevé. Non, nousne parvenons pas encore à la dernière pièce gigogne : le gouverneur a faitplacer un abat-jour devant la fenêtre du réduit où seuls les rats couraient, il a obturé tout pertuis au moyen de papier huilé. Monseigneur le prisonnier gît derrière une multiplicité de parois étanches, épaisses, aveugles, opaques,quinze couches de cloisons.Face au donjon, en contrebas, le bâti du château s’ouvre sur une volière, boîtes, cages, cellules où des oiseaux se trouvent enfermés que la fille du geôlier monte panser. On ne sait pas les voies complexes qu’elle suit pour aboutir aux volatiles. Là se déroule un roman d’amour : du fond de son sémaphore, derrière un petit regard découpé, l’amant parle par alphabetou signes à la belle, qui répond lettre à lettre parmi les cris et pépiements ; elle va bientôt faire le vœu de ne jamais regarder son amant derrière sespaupières baissées. Elle l’entendra plus tard prêcher, dans les larmes. Qui, ange ou diable, passe entre les voiles de ces boîtes, quel message traverse millemurailles et s’échange entre quelles instances qui émettent et reçoivent,confinées dedans ? Quel appel, cri, feu, animé, mobile, intense, aigu, apuissance de lancer un flux qui force les chicanes et qui s’épure par leur filtre ? Le donjon-corps garde sa distance fixe au château-chair désiré. L’œil-fenêtrequête derrière l’abat-jour-paupière et l’oreille entend les chants de l’âme-oiseau, de son tympan au papier huilé. Amants timides, retirés sous leurs multiples peaux ou murs raides et horrifiés, guindés haut derrière leur créneau, qui perdront leurs belles amours dès que le prisonnier s’évaderaet qui se hâteront de replacer distances et obstacles comme s’il n’y avaitd’amour que retentissement sur des parois voisines placées entre les amants,que des échos multipliés par les cloisons des boîtes, interférences, vibrations,harmonies, battements, la citadelle dessinant un orgue résonnant. Deux fantômes s’agitent dans des boîtes à musique construites en forme de geôles. Voilà le corps de la tradition et sans doute de la science.

Le lever du jour est un moment magique, dans la Rue de la Sardine.Quand le soleil n’a pas encore percé l’horizon gris, la Rue paraîtsuspendue hors du temps, enveloppée d’une lueur d’argent.

Les réverbères sont éteints, l’herbe prend des tons d’émeraude, la ferrailledes conserveries prend des reflets de perle, de platine, et d’étain vieilli. Pas encore d’automobiles. Le progrès, les affaires, tout dort. Rien que le va-et-vient des vagues contre les pilotis des conserveries. C’est la paixabsolue, c’est le repos, le temps lui-même s’est effacé. Les chats sortentdes buissons, glissent sur terre à pas sirupeux, à la recherche des têtes de poissons. Les chiens matineux paradent majestueusement, en quête euxaussi, de leur provende. Les mouettes aux ailes déployées viennent se posercôte à côte sur les toits des conserveries, attendant leur festin d’ordures. La brise marine, venue de la Station Hopkins, porte l’aboiement des lionsde mer, on dirait celui d’une meute ; l’air est frais ; derrière les maisons,

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Michel Serres

Les cinq sensGrasset

John Steinbeck

Rue de la SardineGallimard - Folio

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dans les jardins, les taupes sortent de leurs trous, bousculent les petitsmonticules de terre emperlée de rosée, et ramènent des fleurs dans leurstrous. Presque personne : juste ce qu’il faut pour donner l’impression de la solitude et de l’abandon. Une fille de chez Dora revient de chez un client,trop riche ou trop malade pour aller jusqu’au Drapeau de l’Ours. Sonmaquillage est un peu empâté, et ses pieds paraissent très las. Lee Chongsort ses poubelles et les dépose sur le trottoir. Le Chinois sort de l’Océan et fait clapoter sa semelle le long de la rue, au-delà du Palace. Les gardiensde nuit sortent des conserveries et clignent des yeux devant la lumièrematinale. Le costaud du Drapeau de l’Ours, en manches de chemise,fait quelques pas devant le porche, bâille, et se gratte l’estomac.

Les ronflements des locataires de monsieur Malloy évoquent la résonanced’un tunnel. C’est l’heure emperlée, à mi-chemin de la nuit et du jour,lorsque le temps s’arrête et s’interroge.

Hier dimanche, à neuf heures du soir, je suis arrivé des Martigues, bien fatigué. Ce matin, j’ai flâné avec délices dans cette jolie ville.Les portes d’entrée des maisons me rappellent celles de Londres.

Elles sont petites, en joli bois ciré, garnies de serrures et de petits marteauxde laiton bien propres, élevées de deux marches sur le trottoir, lequel est séparé de la rue par un petit ruisseau d’eau claire, coulant fort vite, car toutes les rues sont en pente. Il est bien entendu que je ne parle que de la nouvelle ville ; je l’ai déjà dit, on ne va dans l’ancienne que pour se cacher.Si Bordeaux est la plus belle ville de France, Marseille est la plus jolie. Elle doit cette qualité à certaines allées de platanes, plantées au fond d’une vallée fort évasée qui se trouve au centre de la ville et qui montedoucement. C’est la continuation du port, et, en goûtant le frais et l’ombresous des platanes de soixante pieds de haut et de deux pieds de corps, on aperçoit des mâts de vaisseaux et les courtines du fort Saint-Nicolas.J’avoue que, quand il fait un beau soleil, il n’y a rien de comparable auxallées de Meilhan. Le haut des allées est formé par quatre rangs de vieuxormeaux de toute hauteur. Les passages pavés sont là le long des maisons.De ce point partent des allées de platanes qui vont dans la campagne versSaint-Just et la Madeleine, et que la chaleur m’a empêché de pousser à bout. J’ai vu l’église de Saint-Vincent-de-Paul, moderne et fort plate. Avec la gaieté de ces allées de platanes et les traits fiers et grecs des Marseillaises, il fallait ici un temple antique, ou du moins une de ces églises élevées à la façon de Palladio, comme San Fedele de Milanou San Nicola di Tolentino à Rome.La rue Noailles, qui va du cours aux allées de Meilhan, quoique assezétroite, a deux trottoirs, deux ruisseaux ; mais, à tout moment, on est obligé de régler son pas sur celui des personnes qui sont devant vous. Cette presse rappelle Paris et la rue Vivienne. Marseille a aussi des cabriolets qui pourraient vous écraser, des omnibus, etc. ; mais le pavén’y est jamais mouillé, et toujours deux ruisseaux coulent rapidement aux deux côtés de la rue.Beaucoup de maisons ont de petits jardins où il y a de fort grands arbres,ou, au moins, la vue de ces jardins. C’est tout simple ; il s’agit d’une villenon pas bâtie par le hasard et l’intérêt particulier, mais dessinée par la main

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Stendhal

Voyage dans le midiFrançois Maspero -

La Découverte

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de la raison vers 1780. Les îles de maisons ont la forme d’une carte à jouerou d’un carré et le centre est resté en jardin.Dans la saison chaude, la porte de la rue reste entrouverte, ce qui établit uncourant d’air charmant avec le jardin, et en même temps on a de l’obscurité.C’est, comme on voit, tout ce qu’il est possible de souhaiter. Aussi l’onhabite beaucoup le rez-de-chaussée ; les fenêtres ont des grilles qui fontventre sur la rue et permettent de s’y placer. En un mot, la vie matérielle,quant à la position du corps, est absolument l’opposée de celle de Paris. Les hommes passent leur vie dans des cercles, et beaucoup de ces cerclesont des jardins.Si le lecteur est à Marseille, il trouvera que je ne dis pas assez de bien de ceclimat et de cette position physique de la vie ; mais si le vent du nord-ouest(mistral) s’élève, il maudira Marseille et ne songera qu’à le quitter. En cecas, on se lave les mains et la figure avec de l’huile d’amandes douces.

18 novembre 1827. Plus une sensation est inaccoutumée, plus vite on s’en fatigue. C’est ce qu’on lit dans les yeux ennuyés de la plupartdes étrangers qui courent les rues de Rome un mois après leur arrivée.

Dans la ville qu’ils habitent, ils voyaient un objet d’art huit ou dix fois paran ; à Rome, il leur faut voir chaque jour huit ou dix choses qui ne sontnullement utiles pour faire gagner de l’argent, et nullement plaisantes ; elles ne sont que belles. Les étrangers ont bientôt par-dessus les yeux des tableaux, des statues, et des grands ouvrages de l’architecture. Si, pour comble de malheur, par suite de quelque caprice du gouvernementdes prêtres, il n’y a pas de spectacle, les voyageurs prennent Rome en guignon. Le genre de conversation qu’ils peuvent rencontrer le soir chezles ambassadeurs n’est encore que de l’admiration pour les chefs-d’œuvredes arts. Rien ne semble plus insipide. Dès les premiers symptômes de lamaladie que je viens d’indiquer, on ne doit pas marchander le remède ; il faut fuir et aller passer huit jours à Naples ou dans l’île d'Ischia ; et, si l’on en a le courage, y aller par mer ; on s’embarque à Ostie. A Paris, dès l’instant qu’on est décidé à entreprendre le voyage de Rome, il faudraits’imposer la loi d’aller au musée de deux jours l’un ; on accoutumerait son âme à la sensation du beau. Les deux statues de Michel-Ange, qui sontau musée d’Angoulême, feraient comprendre le grandiose du XVe siècle.

Une quarantaine d’années auparavant, certaines personnes étaientmontées à Laputa, tant pour leurs affaires que pour leur plaisir. Après un séjour de cinq mois là-haut, elles revinrent avec une légère

teinture de mathématiques, mais la tête emplie des humeurs volatiles quis’acquièrent dans ces régions éthérées. Ces personnes commencèrent, dès leur arrivée, à critiquer la manière d’être de toutes les choses d’ici-bas,et projetèrent de faire repartir à zéro tous les arts, les sciences, les langues et les techniques. Elles obtinrent à cet effet une charge royale, qui instituaune Académie de “planificateurs” à Lagado. Et cet état d’esprit se répandittellement parmi le peuple, qu’on ne trouve plus dans le Royaume une villede quelque importance qui n’ait pas son Académie. Celles-ci sont des

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Stendhal

Voyages en ItalieNRF - Gallimard - La Pléiade

Jonathan Swift

Voyages de GulliverGallimard - Folio

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collèges, où des professeurs découvrent de nouvelles règles et méthodespour l’agriculture et le bâtiment ; de nouveaux outils ou instruments pour tous les métiers ou manufactures ; grâce à quoi, affirment-ils, un seulhomme abattra la besogne de dix, un palais se construira en une semaine,avec des matériaux si résistants qu’il durera une éternité sans nulleréparation. Tous les fruits de la terre viendront à maturité en la saison que nous aurons fixée. Et seront cent fois plus abondants qu’ils n’ont étéjusqu’ici. Et ils font mille autres plans aussi prometteurs. Le seulinconvénient est qu’aucun de ces projets n’est encore tout à fait au point, et, en attendant, le pays tout entier se trouve dans un état misérable, avec des maisons en ruine et des gens sans pain ni vêtements. Mais loin de se décourager, nos planificateurs n’en ont qu’une ardeur centuplée àsuivre leur système, poussés par le désespoir non moins que par l’espérance.Quant à lui-même, comme il n’avait pas l’esprit entreprenant, il aimaitmieux s’en tenir aux vieilles coutumes et vivre sans rien changer aux mœursde ses aïeux : dans les maisons qu’ils avaient construites et selon les règlesqu’ils avaient suivies. Ils étaient un petit nombre comme lui, parmi les gentilshommes et les hobereaux. Mais on les regardait avec mépris etmalveillance, les tenant pour des ennemis de la Science, des ignorants, de mauvais citoyens, qui faisait passer leur habitude de mollesse avant le progrès du pays tout entier.

B ill Fougeron fléchit ; il s’avança en traînant vers la porte et la déverrouilla. “Donnez-moi la clef !” dit Merry. Mais le scélérat la lui jeta à la tête et s’élança dans l’obscurité. Comme il passait près

des poneys, l’un d’eux lui décocha une ruade qui l’atteignit dans sa course. Il disparut avec un glapissement dans la nuit, et on n’entendit plus jamaisparler de lui. “Bon travail, Bill”, dit Sam, entendant par là le poney.“Et voilà pour votre Grand Homme, dit Merry. Nous verrons le Chef plus tard.En attendant, nous voulons un logement pour la nuit, et comme il semble quevous ayez démoli l’Auberge du Pont pour construire à la place ce triste endroit,il vous faudra nous héberger.”“Je regrette, Monsieur Merry, dit Hob, mais ce n’est pas permis.”“Qu’est-ce qui n’est pas permis ?” “De recevoir des gens au pied levé et de consommer des vivres en surplus, et tout ça”, dit Hob.“Qu’est-ce qui se passe donc ici ? dit Merry. L’année a-t-elle été mauvaise, ou quoi ? Je croyais qu’il avait fait un bel été et que la récolte avait été bonne.”“Enfin… non, l’année a été assez bonne, dit Hob. On fait pousser beaucoup de nourriture, mais on ne sait pas au juste où ça passe. Ce sont tous ces“ramasseurs” et “répartiteurs”, je pense, qui font des tournées pour compter,mesurer et emporter à l’emmagasinage. Ils font plus de ramassage quede répartition, et on ne revoit plus jamais la plus grande part des provisions.”“Oh, allons ! dit Pippin, bâillant. Tout cela est trop fatigant pour moi ce soir.Nous avons des vivres dans nos sacs. Donnez-nous simplement une chambrepour nous étendre. Ce sera toujours mieux que maints endroits que j’ai vus.” Les hobbits de la porte semblaient encore mal à l’aise, quelque règlement étantévidemment enfreint ; mais il n’y avait pas à contredire quatre voyageurs aussiautoritaires, tous armés, dont deux exceptionnellement grands et de solideapparence. Frodon ordonna de reverrouiller les portes. Il y avait quelque bon

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John Ronald ReuelTolkien

Le seigneurdes anneauxNRF - Gallimard

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sens en tout cas à maintenir une garde, alors qu’il y avait toujours des banditsdans les environs. Les quatre compagnons pénétrèrent alors dans le corps de garde des hobbits, où ils s’installèrent le plus commodément possible.C’était un endroit nu et laid, avec une toute petite grille qui ne permettait guèreun bon feu. Dans les chambres du dessus, il y avait des petites rangées de litsdurs, et sur tous les murs figuraient un écriteau et une liste de Règles. Pippinles arracha. Il n’y avait pas de bière, et seulement très peu de nourriture ; mais avec ce que les voyageurs apportèrent et partagèrent, tous firent un repasconvenable ; et Pippin enfreignit la Règle N° A en mettant dans le feu la plusgrande part de la ration de bois du lendemain.“Et maintenant, que penseriez-vous d’une bonne pipe, tandis que vous nousraconterez ce qui s’est passé dans le Comté ?” demanda-t-il.“Il n’y a plus d’herbe à pipe maintenant, dit Hob ; du moins n’y en a-t-il que pour les hommes du Chef. Toutes les provisions semblent avoir disparu.On a bien entendu dire que des camions entiers en sont partis du Quartier Sudpar la vieille route, par le chemin du Gué de Sarn. Ce devait être à la fin de l’année dernière, après votre départ. Mais elle avait déjà commencé à partiren douce avant cela. Ce Lothon…”“Tais-toi donc, Hob Gardeclôture ! s’écrièrent plusieurs autres. Tu sais bien des commentaires comme ça ne sont pas permis. Le Chef en entendra parler, et on aura tous des ennuis.”“Il n’en entendrait rien, si certains de vous n’étaient des mouchards”, répliquaHob avec chaleur.“Bon, bon ! dit Sam. Ca suffit parfaitement. Je ne veux pas en entendredavantage. Pas de bienvenue, pas de bière, pas de quoi fumer, et au lieu de cela, un tas de règles et de propos d’orques. J’espérais me reposer, mais je vois bien qu’il y a du travail et des ennuis en perspective. Dormons et oublions cela jusqu’au matin !”.Le nouveau “Chef” disposait évidemment de moyens d’information. Il y avaitune bonne quarantaine de milles du Pont à Cul de Sac, mais quelqu’unaccomplit le trajet en grande hâte. C’est ce que Frodon et ses amis ne tardèrentpas à découvrir. Ils n’avaient fait aucun plan défini, mais avaient vaguementpensé descendre d’abord ensemble au Creux de Crique pour s’y reposer un peu. Mais, à présent, voyant l’état des choses, ils décidèrent de se rendretout droit à Hobbitebourg. Le lendemain, donc, ils partirent au petit trot sur la Route. Le vent était tombé, mais le ciel était gris. Le pays avait un aspectassez triste et désolé ; mais c’était après tout le 1er Novembre et la queue de l’Automne. Il semblait toutefois y avoir une quantité inhabituelle de feux, et de la fumée s’élevait en maints points alentour. Un grand nuage de cettefumée montait au loin dans la direction du Bout des Bois.Comme le soir tombait, ils approchèrent de Lagrenouillère, un village sur ladroite de la Route, à environ vingt-deux milles du Pont. Ils avaient l’intentiond’y passer la nuit ; La Bûche flottante de Lagrenouillère était une bonneauberge. Mais, en arrivant à l’extrémité est du village, ils rencontrèrent une barrière qui portait un grand écriteau sur lequel se lisait : IMPASSE ; etderrière, se tenait une grande bande de Shiriffes avec des bâtons dans les mainset des plumes à leurs bonnets, l’air en même temps important et assez effrayé.

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Pourquoi parler de doute à propos de la ville en France et en Europe ?Qu’il s’agisse des problèmes urbains ou d’autres problèmes sociaux,on s’aperçoit que l’objet du débat est la plupart du temps d’un vague

tout à fait incroyable. Ainsi tout d’un coup réapparaît le mot de banlieue,mot ancien qui avait pendant un temps disparu du vocabulaire. De quois’agit-il ? Est-ce que toutes les banlieues sont des lieux de perdition ? Par exemple, toutes les enquêtes montrent que les Parisiens veulent êtrebanlieusards et que simultanément ces derniers ne veulent pas êtreparisiens parce que pour le même prix on dispose de deux à trois fois plusde surface d’habitation en banlieue qu’à Paris. Alors de quoi parle-t-on en recourant à la notion de banlieue ? […]Il m’apparaît donc que les langages qui portent sur l’urbain, l’éducation,l’emploi, sont en réalité des langages symboliques qui parlent mal de leurobjet spécifique. Mais ils désignent aussi quelque chose d’autre : ces troisdomaines, que je n’ai pas pris en compte par hasard, parlent tousd’exclusion ou de participation. Nous vivons en ce moment le passaged’une société verticale, que nous avions pris l’habitude d’appeler unesociété de classes avec des gens en haut et des gens en bas, à une sociétéhorizontale, où l’important est de savoir si on est au centre ou à lapériphérie. Autrefois les gens d’en bas étaient profondément persuadésqu’ils pouvaient renverser la société au nom d’un autre modèle, comme le disent encore les derniers tenants de ce discours, les alternatifs. Si l’onproposait hier encore une autre société qualifiée d’anarchiste, de socialiste,de communiste, l’affaire n’est plus aujourd’hui d’être up or down mais in or out : ceux qui ne sont pas in veulent l’être, autrement ils sont dans le vide social. Il n’y a plus de modèle alternatif, ce qui bouleverse tout…Que vient-il de se passer en France ? Les jeunes, mais surtout les lycéensviennent à deux reprises, en 1986, en 1990, d’organiser des actionscollectives que, dans le vocabulaire sociologique classique, on appelleraithyperconformistes. « Nous voulons entrer, disent-ils, nous voulons qu’onnous fasse de la place. » Il ne s’agit plus de monter les échelons mais de rejoindre cette immense classe moyenne à laquelle on accède grâce à la scolarisation. Mais celle-ci n’a aucun rapport avec l’état du marché du travail en France, en Italie également : que je sache, on n’a pas encoreouvert en France des lycées spécialisés dans la préparation au chômage.L’institution scolaire représente l’accès à un mode central et généralisé de participation sociale ; elle forme le public des grandes industriesculturelles, ce qui est tout à fait important en Europe comme aux États-Unis. Et de l’autre côté il y a le vide qui attend celui qui n’est pasparvenu à passer le cap de l’école.Ce qu’on appelle d’un terme symbolique la banlieue, c’est justement cette zone de grande incertitude et de tensions où les gens se savent pass’ils vont tomber du côté des in ou du côté des out.

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Alain Touraine

Face à l'exclusionEsprit - Société

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Ils arrivèrent devant un haut mur derrière lequel on devinait des arbres. Après cette nuit de lumières électriques et de fumée de cigarettes, Idrissaurait aimé se reposer dans un jardin. Il trouva un vaste portail ouvert. Il

entra. Ce n’était pas vraiment un jardin, malgré la verdure. C’était le cimetièrede Montmartre. A cette heure, il était désert. A côté de chapelles tarabiscotées,certaines tombes avaient la forme de simples blocs rectangulaires. Idriss se coucha sur l’une d’elles, et aussitôt s’endormit. Combien de temps dura son sommeil ? Très peu sans doute, mais il le transporta dans l’autre cimetière,celui d’Oran, où Lala Ramirez l’avait entraîné. La vieille femme était là, et ellel’apostrophait rudement en brandissant son poing au bout de son bras maigre.Elle l’apostrophait en français et avec une voix d’homme, et finalement elle lesecoua par l’épaule. Un homme moustachu et coiffé d’une casquette à visièrevernie se penchait sur Idriss, et il lui ordonnait sans douceur d’avoir àdéguerpir avec son chameau. Idriss s’assit sur la pierre tombale. Ce fut pourvoir le chameau dévaster une tombe voisine fraîchement fleurie. Ayant enfintrouvé une couronne mortuaire à son goût, il entreprit de l’effeuiller avec une lenteur méthodique. L’homme à casquette s’étranglait, parlait de violationde sépulture, et invoquait en professionnel l’article 360 du Code Pénal. Il fallutse lever, arracher le chameau à ses chrysanthèmes et chercher une issue dansun labyrinthe de monuments funéraires. Ils traversèrent une place, un marché,une gare d’autobus. Jamais Idriss ne s’était aventuré aussi loin de Barbès. A aucun moment pourtant, l’idée ne lui vint de planter là le chameau et de rentrer au foyer de la rue Myrha. Il se sentait en quelque sort solidaire de cette bête. Elle l’obligeait à cette déambulation sinistre et ridicule, mais elle avait valeur de devoir pour le nomade saharien qu’il demeurait. Il étaitclair d’ailleurs que les passants affectaient de plus en plus de ne pas le remarquer à mesure qu’il quittait les zones populaires pour aborder les quartiers chics. Dès la gare Saint-Lazare, mais plus encore place de la Madeleine et rue Royale, plus personne ne parut voir son étrange équipagedans la foule pressée du petit matin. Après la périlleuse traversée de la place de la Concorde, il céda à la tentation de descendre sur la berge de la Seinepour échapper à l’enfer de la circulation. Des lambeaux de brouillardsflottaient sur les eaux noires. Sous le pont Alexandre III des clochards, qui se pressaient autour d’un petit feu d’ordures, l’interpellèrent joyeusementen brandissant des litrons vides. Une femme, qui disposait du linge à séchersur une péniche, s’interrompit et appela un enfant pour lui montrer le chameau.Un chien se précipita vers lui en aboyant. A nouveau, parce que le tissu des relations sociales se desserrait, il redevenait visible. Il côtoya les bateaux-mouches, remonta sur le quai, s’engagea sur le pont de l’Alma en direction de la tour Eiffel, passa sous son ventre, la tête levée, le regard perdu dansl’enchevêtrement des poutrelles. Le chameau, que rien n’avait pu émouvoirjusque-là, fit un brusque écart en poussant un grognement rauque devant unvieil homme qui tenait au bout d’un bâton une grappe de ballons multicolores.Ils trouvèrent enfin la rue de Vaugirard dont le nom sonna aux oreilles d’Idrisscomme la clef du dédale où ils erraient depuis plusieurs heures. On lui avait dit en effet : rue de Vaugirard, et ensuite rue Brancion, et dans cette rue-là, au numéro 106, l’abattoir des chevaux. Il cheminait rue des Morillons, quand il fut surpris par un troupeau de vaches. Le crépitement de leurs sabots sur le macadam, leurs meuglements sourds, et surtout l’odeur de fumier qui lesenveloppait étaient aussi surprenants en ces lieux que la présence du chameaude Palmeraie.

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Michel Tournier

La goutte d’orGallimard - Folio

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C ’était en 1920. A El-Kantara ils trouvèrent une casbah fortifiée, battue par les flots, un vaste hôtel délabré construit dans le style sous-préfecture Napoléon III, et pour le reste une immensité de sable

doré, coupée de palmeraies et d’oliveraies que protègent des levées de terrehérissées de cactus. Ralph et Deborah étaient les premiers. Adam et Eve en somme. Mais le Paradis restait à créer. Pour une poignée de dollars, ils achetèrent un arpent de désert au bord de la mer. Ensuite ils creusèrent pour atteindre l’eau. Depuis, une éolienne met au-dessus des frondaisonsl’animation insolite de son tournoiement de jouet d’enfant géant, et une eauclaire, d’abord collectée dans une citerne, se distribue dans les jardins par un réseau de rus qu’ouvrent et ferment des petites vannes. Puis ils plantèrent et bâtirent. La création avait commencé. Elle n’a plus cessé depuis, car cettemaison, ce jardin à l’opposé du désert immobile et éternel qui les cerne – tiennent registre du temps, à leur manière, gardant trace de tout ce qui arrive et part, des croissances, résorptions, mues, déclins et reverdies qu’ilstraversent.L’homme – opaque et subtil – s’il construit sa maison, se trouve par elleéclairci, expliqué, déployé dans l’espace et la lumière. Sa maison est sonélucidation, et aussi son affirmation, car en même temps que transparence et structure, elle est main-mise sur un morceau de terre - creusé par la cave et les fondations - et sur un volume d’espace défendu par les murs et le toit. De l’exemple d’Axel Munthe, on dirait que Ralph ne s’est inspiré que pour en prendre le contre-pied. Au belvédère de San Michele dominantorgueilleusement l’horizon, il a préféré la demeure basse, toute en rez-de-chaussée - en rez-de-jardin devrait-on dire - enfouie dans la verdure. Axel Munthe voulait voir, et tout autant être vu. Ralph ne se souciait d’aucunspectacle extérieur et cherchait le secret. La maison de San Michele est celled’un solitaire, d’un aventurier, d’un conquérant, le nid d’aigle d’un nomadeentre deux raids. La maison de Ralph et de Deborah est une souilled’amoureux. Amoureux l’un de l’autre, mais aussi du pays, de la terre avec laquelle ils voulaient garder le contact. Des fenêtres, on ne voit rien, et la clarté qu’elles diffusent est tamisée par plusieurs rideaux de feuillages.C’est une maison terrestre, tellurique, pourvue des prolongements végétauxqu’elle exige, produite par une lente et viscérale croissance.

Eupalinos était l’homme de son précepte. Il ne négligeait rien. Il prescrivait de tailler des planchettes dans le fil du bois, afinqu’interposées entre la maçonnerie et les poutres qui s’y appuient,

elles empêchassent l’humidité de s’élever dans les fibres, et bue, de les pourrir. Il avait de pareilles attentions à tous les points sensibles de l’édifice. On eût dit qu’il s’agissait de son propre corps. Pendant letravail de la construction, il ne quittait guère le chantier. Je crois bien qu’il en connaissait toutes les pierres. Il veillait à la précision de leur taille ;il étudiait minutieusement tous ces moyens que l’on a imaginés pour éviterque les arêtes ne s’entament, et que la netteté des joints ne s’altère. Il ordonnait de pratiquer des ciselures, de réserver des bourrelets, de ménager des biseaux dans le marbre des parements. Il apportait les soinsles plus exquis aux enduits qu’il faisait passer sur les murs de simple pierre.Mais toutes ces délicatesses ordonnées à la durée de l’édifice étaient peu de chose au prix de celles dont il usait, quand il élaborait les émotions

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Paul Valéry

EupalinosIn “L’amour des maisons”

Bernard Kayser - Arléa

Michel Tournier

Les météoresGallimard - Folio

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et les vibrations de l’âme du futur contemplateur de son œuvre.Il préparait à la lumière un instrument incomparable, qui la répandît, tout affectée de formes intelligibles et de propriétés presque musicales, dans l’espace où se meuvent les mortels. Pareil à ces orateurs et à cespoètes auxquels tu pensais tout à l’heure, il connaissait, ô Socrate, la vertumystérieuse des imperceptibles modulations. Nul ne s’apercevait, devantune masse délicatement allégée, et d’apparence si simple, d’être conduit à une sorte de bonheur par des courbures insensibles, par des inflexionsinfimes et toutes-puissantes ; et par ces profondes combinaisons du régulieret de l’irrégulier qu’il avait introduites et cachées, et rendues aussiimpérieuses qu’elles étaient indéfinissables. Elles faisaient le mouvantspectateur, docile à leur présence invisible, passer de vision en vision, et de grands silences aux murmures du plaisir, à mesure qu’il s’avançait, se reculait, se rapprochait encore, et qu’il errait dans le rayon de l’œuvre,mû par elle-même, et le jouet de la seule admiration – Il faut, disait cethomme de Mégare, que mon temple meuve les hommes comme les meutl’objet aimé.

Pas une ville au monde n’offre le spectacle de ces boulevards parisiens,surtout à certaines heures. Le soir, quand le gaz s’allume, quandthéâtres, cafés-concerts, grands bazars, estaminets dorés ou pauvres,

allument leurs enseignes et leurs candélabres, quand les fenêtres des grandscercles flambent, quand sur le pavé les traînées d’électricité font comme desrivières d’argent, qui parlera des a giorno de Venise et des illuminations del’Orient ! A ce même moment la conversation parisienne, elle aussi, prendfeu, sur la ligne boulevardière. Combien de meurtris par les hasards de lapassion ou les coups de la fortune, parmi les hommes assis devant ces tablesou rôdant devant les théâtres ; mais il n’y paraît pas sur leur visage, ils sefont la mutuelle aumône, la réciproque politesse d’un masque d’insouciance et de gaieté. D’ailleurs, la tristesse s’évapore vite dans l’atmosphère et le boulevard semble toujours en fête. On y parle de ce qui sera écrit demaindans la ribambelle de journaux qui pendent aux vitres des kiosques. Toutel’actualité frissonne le long de ces tonnelles de verre, bariolées de réclamesjoyeuses, égayées d’un parapluie rouge qui porte prix de vente comme un écriteau d’aveugle, ou d’une tête ahurie qui mousse sous le blaireau, ou d’une binette à la Lassouche qui appelle le chapelier. C’est gai à regardercomme une blague de gamin à écouter.La nuit, cela fait des tâches de couleur riche, pourpre et or, sur la route des pauvres qui rentrent mélancoliquement au logis ou choisissent ce beauchemin, pour coucher à la belle étoile ! Dans d’autres capitales, il y a aussi des promenades célèbres où l’on se donne rendez-vous. Mais on va là à certaines heures pour écouter la bellemusique, montrer de belles robes, regarder les grandes élégantes et lesgrandes impures. Le boulevard parisien n’a pas, sur son parcours, d’oasisattitrée de farniente et de coquetterie. Ce n’est pas là que l’étranger trouverales étoiles du haut libertinage ou de la beauté. Les femmes de luxe et deparesse ne font que passer. Tout au plus rencontre-t-on, dans l’après-midi,quelque actrice qui sort de la répétition, et court vite de la porte des artistesà sa voiture ; et qu’on retrouvera le soir, emmitouflée et encapuchonnéecomme une bourgeoise qui craint les rhumes, rentrant paisiblement entre

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Jules Vallès

Le tableau de ParisMessidor

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sa femme de chambre et son mari.Ce qui caractérise ce boulevard de Paris, ce qui lui donne sa marque, ce quiest son génie, c’est que sa flânerie est active et féconde ! On y sent moins la poudre de riz que le salpêtre de la verve française ; on y touche en riant à toutes les questions vivantes. On aiguise des idées tout en allumant des cigares.

Mon cher Théo,Je suis dans une rage de travail, puisque les arbres sont en fleurs et que je voulais faire un verger de Provence d’une gaieté monstre.

T’écrire à tête reposée présente des difficultés sérieuses, hier j’ai écrit deslettres que j’ai anéanties ensuite…J’ai trouvé une chose drôle comme je n’en ferais pas tous les jours. C’est lepont-levis avec petite voiture jaune et groupe de laveuses, une étude où lesterrains sont orangé vif, l’herbe très verte, le ciel et l’eau bleus. Il lui fautseulement un cadre calculé exprès en bleu de roi et or, de ce modèle le platbleu, la baguette extérieure or, au besoin le cadre pourrait être en peluchebleue, mais mieux vaut le peindre. Je crois pouvoir t’assurer que ce que je fabrique ici est supérieur à la campagne d’Asnières au printemps dernier.Suis de nouveau en plein travail, toujours des vergers en fleurs. L’air d’icime fait décidément du bien, je t’en souhaiterais à pleins poumons ; un deses effets est assez drôle, un seul petit verre de cognac me grise ici, doncn’ayant pas recours à des stimulants pour faire circuler mon sang, quandmême la constitution s’usera moins.Seulement j’ai l’estomac terriblement faible depuis que je suis ici, enfincela c’est une affaire de longue patience probablement. J’espère faire duprogrès réel cette année, dont j’ai grand besoin d’ailleurs.J’ai un nouveau verger, qui est aussi bien que les pêchers roses, des abricotiers d’un rose très pâle. Actuellement je travaille à des pruniersd’un blanc jaune avec mille branches noires. J’use énormément de toiles et de couleurs, mais j’espère ne pas perdre de l’argent tout de même.Hier j’ai encore vu un combat de taureaux, où cinq hommes travaillaient le bœuf avec des banderilles et des cocardes, un toréador s’est écrasé une couille en sautant la barricade. C’était un homme blond aux yeux gris,qui avait beaucoup de sang-froid, ils disaient qu’il en aurait pour longtemps.Il était habillé en bleu céleste et or, absolument comme le petit cavalier dansnotre Monticelli à trois figures dans un bois. Les arènes sont fort belleslorsqu’il y a soleil et foule.Le mois sera dur pour toi et pour moi, seulement c’est pourtant, si la choset’est possible, dans notre avantage de faire le plus possible des vergers en fleur. Je suis maintenant bien en train, et il m’en faut encore dix, il me semble, même motif.Tu sais que je suis changeant dans mon travail, et que cette rage de peindredes vergers ne durera pas toujours. Après ce sera possiblement les arènes.Puis j’ai énormément à dessiner, car je voudrais faire des dessins dans le genre des crépons japonais. Je ne puis pas faire autrement que battre le fer tant qu’il est chaud.Serai éreinté après les vergers, car c’est des toiles 25 et 30 et 20. Nous n’enaurions pas trop, si je pouvais en abattre 2 fois autant. Car il me semble quecela pourra peut-être définitivement fondre la glace en Hollande. La mort

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Vincent Van Gogh

Lettres à son frère Théo

GrassetLes Cahiers Rouges

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de Mauve a été un rude coup pour moi. Tu le verras bien que les pêchersroses ont été peints avec une certaine passion.Il me faut aussi une nuit étoilée avec des cyprès ou peut-être au-dessus d’unchamp de blé mûr ; il y a des nuits fort belles ici. J’ai une fièvre de travailcontinuelle.

Planification est le grand mot, le gros mot disent certains. Les spécialistes parlent de planification économique, et d’urbanismeplanifié, puis ils clignent de l’œil d’un air entendu et, pour autant que

le jeu soit bien rendu, tout le monde applaudit. Le clou du spectacle, c’estla planification du bonheur. Déjà, l’avocat des chiffres mène son enquête ;des expériences précises établissent la densité des téléspectateurs ; ils s’agit d’aménager le territoire autour d’eux, de construire pour eux,sans les distraire des préoccupations dont on les nourrit par les yeux et par les oreilles. Il s’agit d’assurer à tous une vie paisible et un équilibre,avec cette prévoyance avisée dont faisaient preuve les pirates de bandesdessinées dans leur sentence : « Les morts ne parlent pas ». L’urbanisme et l’information sont complémentaires dans les sociétés capitaliste et « anticapitaliste », ils organisent le silence.Habiter est le « buvez coca-cola » de l’urbanisme. On remplace la nécessité de boire par celle de boire coca-cola. Habiter, c’est êtrepartout chez soi, dit Kiesler, mais une telle vérité prophétique ne saisitpersonne par le cou, elle est un foulard contre le froid qui gagne, même si elle évoque un nœud coulant. Nous sommes habités, c’est de ce pointqu’il faut partir.Public-relation, l’urbanisme idéal est la projection dans l’espace de lahiérarchie sociale sans conflit. Routes, pelouses, fleurs naturelles et forêtsartificielles lubrifient les rouages de la sujétion, la rendent aimable…Un certain urbanisme de prestige est nécessaire, prétend Chombart de Lauwe. Ce spectacle qu’il nous propose rend Haussmann folklorique,lui qui ne pouvait ménager le prestige en dehors d’un champ de tir. Cettefois, il s’agit d’organiser scéniquement le spectacle sur la vie quotidienne,de laisser vivre chacun dans le cadre correspondant au rôle que la sociétécapitaliste lui impose, de l’isoler davantage en l’éduquant comme un aveugle à se reconnaître illusoirement dans une matérialisation de sa propre aliénation.L’éducation capitaliste de l’espace n’est rien que l’éducation dans un espace ou l’on perd son ombre, où l’on achève de se perdre à force de se chercher dans ce qui n’est pas soi. Quel bel exemple de ténacité pour tous les professeurs et autres organisateurs patentés de l’ignorance.Le tracé d’une ville, ses rues, ses murs, ses quartiers forment autant de signes d’un conditionnement étrange. Quel signe y reconnaître qui soitnotre ? Quelques graffitis. mots de refus ou gestes interdits, gravés à lahâte, dont l’intérêt n’apparaît aux gens doctes que sur les murs de Pompéï,dans une ville fossile. Mais nos villes sont plus fossilisées encore. Nousvoulons habiter en pays de connaissance, parmi des signés vivants commedes amis de chaque jour. La révolution sera aussi la création perpétuelle de signes qui appartiennent à tous.Il y a une lourdeur incroyable dans tout ce qui touche à l’urbanisme.

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Raoul Vaneigem

Commentaires contre l'urbanisme

Internationale Situationiste

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Le mot construire coule à pic, dans la flotte où les autres mots possiblessurnagent. Partout où la civilisation bureaucratiques s’est étenduel’anarchie de la construction individuelle a été consacrée officiellement, et prise en charge par les organismes compétents du pouvoir, de telle sorteque l’instinct de construction a été extirpé comme un vice et ne survit plusguère que chez les enfants, les primitifs (les irresponsables, dans laterminologie administrative). Et chez tous ceux qui, à défaut de changer de vie, la passent à démolir et à rebâtir leur bicoque.L’art de rassurer, l’urbanisme entend bien l’exercer sous sa forme la pluspure : l’ultime politesse d’un pouvoir sur le point d’assurer totalement le contrôle des esprits.

Manière de construire une écurie : Tu la diviseras d’abord en trois dans le sens de la largeur, lalongueur n’importe point ; ces trois parties seront égales, larges de

six brasses sur dix de hauteur, celle du milieu réservée au maître de l’écurie,et les deux latérales aux chevaux, chacune requérant trois brasses de largeuret six de longueur, et d’une demi-brasse plus haute devant que derrière.Le râtelier doit être à deux brasses du sol, son commencement à troisbrasses, et sa partie supérieure à quatre brasses.A présent, pour ne pas manquer à ma promesse de tenir cet endroit propre etnet, contrairement à la coutume : la partie supérieure de l’écurie, où setrouve le foin, aura à son extrémité extérieure une fenêtre haute de six (? brasses) sur six de large, par où il sera facile d’élever le foin jusqu’augrenier comme il est montré dans la machine E. Celle-ci dressée en unendroit large de six brasses et de la largeur de l’écurie, ainsi qu’il est figuréen K p. Les deux autres parties séparées par la première sont diviséeschacune (à leur tour) en deux compartiments. Les deux du côté du foin, sont de quatre brasses et entièrement réservés à l’usage et au passage des palefreniers ; les deux autres qui s’étendent vers les murs extérieurs,mesurent deux brasses, comme il est indiqué en S R, et permettent de distribuer le foin dans le râtelier au moyen de tuyaux étroits qui vonts’évasant du bas au-dessus des mangeoires, pour éviter que le foin ne soitarrêté en chemin. Il faudra les bien badigeonner et nettoyer comme il estmontré à l’endroit marqué 4 f s. Pour abreuver les chevaux, il y aura des auges de pierre qu’on découvre comme des caisses, en ôtant leurscouvercles. Un édifice doit toujours être dégagé dans son pourtour, pour que soit visible sa vraie forme.

Au lever du rideau, la scène est dans l’ombre. Un petit orchestre joue une musique de jazz. La scène s’éclaire lentement dévoilantl’appartement de Kowalsky, composé de deux pièces, dans

le quartier français de La Nouvelle-Orléans.A gauche, dans la chambre à coucher, Stella Kowalsky, affalée dans un fauteuil bancal, s’évente avec une feuille de palmier. Elle mange deschocolats qu’elle tire d’un sac de papier et lit un hebdomadaire de cinéma.

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Léonard de Vinci

Les carnets deLéonard de Vinci

Gallimard - Tel

Tennessee Williams

Un tramwaynommé Désir

Laffont - Le livre de poche

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Deux marches, à sa gauche, mènent à la salle de bain dont la porte estfermée. Au-dessus de la porte de la salle de bain, dans le coin gauche, une portière cache un réduit.Le living-room, au centre de la scène, est vide.Une séparation fictive, entre les deux pièces, est simplement constituée parun encadrement de porte en plein cintre. Un rideau est suspendu sous unvasistas cassé qui donne sur la rue et coulisse sur une tringle ou un simplefil de fer pour séparer les deux pièces.A droite, dans le living-room, une porte basse donne sur un porche à cielouvert. Tout de suite, à droite, un escalier en spirale mène à l’appartementdu dessus. Un grosse Négresse languide est assise sur l’escalier, s’éventantavec une feuille de palmier, ainsi qu’Eunice Hubben, locataire del’appartement du dessus. Celle-ci mange des cacahuètes et lit Confidences.A droite de l’escalier en spirale et du porche, un passage conduit à lahauteur de la rue, qui traverse toute la scène derrière les deux pièces del’appartement de Kowalsky. Les murs de l’appartement en tissu métalliquelaissent apercevoir la rue lorsqu’elle est éclairée. Seul, l’encadrement des deux fenêtres se détache en noir sur le fond transparent. En contrebas,derrière la rue, séparée d’elle par un autre tissu métallique, on aperçoit en arrière-plan la voie ferrée L/N (ou P.O.) qui passe par là.Au lever du rideau, une femme, portant un sac à provisions plein de paquets, traverse la rue d’un pas fatigué, de l’arrière-plan droit jusqu’aupremier plan gauche, et disparaît.

Construire, c’est collaborer avec la terre : c’est mettre une marquehumaine sur un paysage qui en sera modifié à jamais ; c’estcontribuer aussi à ce lent changement qui est la vie des villes.

Que de soins pour trouver l’emplacement exact d’un pont ou d’unefontaine, pour donner à une route de montagne cette courbe la pluséconomique qui est en même temps la plus pure… L’élargissement de laroute de Mégare transformait le paysage des roches skyroniennes ; lesquelque deux mille stades de voie dallée, munie de citernes et de postesmilitaires, qui unissent Antinoé à la Mer Rouge, faisaient succéder au désertl’ère de la sécurité à celle du danger. Ce n’était pas de trop de tout le revenu de cinq centsvilles d’Asie pour construire un système d’aqueducs en Troade ; l’aqueducde Carthage repayait en quelque sorte les duretés des guerres puniques.Elever des fortifications était en somme la même chose que construire des digues : c’était trouver la ligne sur laquelle une berge ou un empire peut être défendu, le point où l’assaut des vagues ou celui des barbares seracontenu, arrêté, brisé. Creuser des ports, c’était féconder la beauté desgolfes. Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des grenierspublics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à certainssignes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaboreravec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l'esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierresle secret des sources. Notre vie est brève : nous parlons sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le nôtre comme s’ils nous étaienttotalement étrangers ; j’y touchais pourtant dans mes jeux avec la pierre.Ces murs que j’étaie sont encore chauds du contact de corps disparus ; des mains qui n’existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes.

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MargueriteYourcenar

Mémoires d’HadrienGallimard - Folio

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Plus j’ai médité sur ma mort, et surtout sur celle d’un autre, plus j’ai essayéd’ajouter à nos vies ces rallonges presque indestructibles.

L e cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait, pareil à uneveilleuse surprise par le matin. Chez les marchands de vin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s’éteignaient un à un, comme des

étoiles tombant dans de la lumière. Et Florent regardait les grandes Hallessortir de l’ombre, sortir du rêve, où il les avait vues, allongeant à l’infinileurs palais à jour. Elles se solidifiaient, d’un gris verdâtre, plus géantesencore, avec leur mâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits. Elles entassaient leurs masses géométriques ; et, quand toutes les clartés intérieures furent éteintes, qu’elles baignèrent dans le jour levant,carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine à vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple, gigantesque ventre de métal, boulonné, rivé, faitde bois, de verre et de fonte, d’une élégance et d’une puissance de moteurmécanique, fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l’étourdissement,le branle furieux des roues. Mais Claude était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. Il força soncompagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C’était une mer. Elle s’étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre lesdeux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour selevait lentement, d’un gris très doux, lavant toutes choses d’une teinte claired’aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve deverdure qui semblait couler dans l’encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d’automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait, des verts noyés dans desjaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil ; et, à mesure que l’incendie du matin montait en jets de flamme,au fond de la rue Rambuteau, les légumes s’éveillaient davantage, sortaientdu grand bleuissement traînant à terre.

Pendant que Mathéus suivait Fine et allait prévenir M. de Cazalis, la colonne des ouvriers descendait vers la Canebière. Cette colonne,partie de la gare du chemin de fer, n’était alors composée que de

quelques centaines de travailleurs ; mais, à mesure qu’elle s’avançait, ellerecrutait tout le peuple qui se trouvait sur son passage. Des hommes et desfemmes, la population flottante des rues était entraînée par ce torrent de foulequi se précipitait des hauteurs de Marseille. Lorsque la manifestation débouchade la rue Noailles, elle s’étendit au bas du Cours comme un flot formidable. Il y avait là des milliers de têtes qui s’agitaient avec un large balancement,pareilles aux vagues d’un océan humain.Un bruit sourd, confus, semblable à la voix rude de la mer, courait dans les rangs de cette foule. D’ailleurs, elle avait un calme effrayant. Elle avançait,sans pousser un cri, sans commettre aucun dégât, sombre et muette.

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Emile Zola

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Emile Zola

Les Mystèresde Marseille

Alinéa

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Elle tombait, elle roulait sur Marseille, elle semblait ne pas avoir conscience de ses actes et obéir à des lois physiques de chute et d’emportement. Une roche énorme, lancée de la plaine, eût ainsi roulé jusqu’au port.Les blouses blanches et bleues dominaient dans les rangs. Il y avait quelquesjupes éclatantes de femme. On apercevait de loin en loin les taches noires des paletots, des vêtements sombres que portaient des hommesauxquels le peuple semblait obéir. Et la foule descendait la Canebière,coulant entre les maisons comme une eau vivante, pleine de reflets bariolés,avec un grondement menaçant.Au premier rang, au milieu d’un groupe d’ouvriers, marchait Philippe, la tête haute, le front dur et résolu. Il portait une redingote noire qu’il avaitboutonnée entièrement et qui lui serrait la taille ainsi qu’une tuniquemilitaire. On sentait qu’il était prêt pour la lutte, qu’il l’attendait et ladésirait. Les yeux clairs, les lèvres pincées, il ne prononçait pas un mot.Autour de lui, les ouvriers, pâles et silencieux, le regardaient par instants et semblaient attendre ses ordres.Comme la colonne entrait dans la rue Saint-Ferréol, il y eut un légertumulte ; elle fit halte pendant une ou deux minutes, puis elle se remit en marche. La rue, jusqu’à la place qui la termine, était vide, quelquesboutiquiers avaient fermé leurs magasins ; du monde regardait par lesfenêtres ; un silence de mort régnait, coupé seulement par le bruit profonddes pas de la foule.Au milieu de la rue vide, au coin d’une ruelle latérale, les ouvriers dupremier rang aperçurent un homme, petit et d’allure chétive, qui attendait la colonne. Lorsque Philippe fut près de cet homme, il reconnut son frère.Marius, sans prononcer une parole, vint se placer à côté de lui et marchatranquillement au milieu des émeutiers. Les deux frères échangèrent unsimple regard. On dut croire qu’ils étaient étrangers l’un à l’autre. Et le flothumain continua à rouler ainsi jusqu’à la place Saint-Ferréol. Là, à quelquesmètres de la place un cordon de troupes fermait la rue. La foule était sansarmes et les baïonnettes des soldats luisaient au soleil.

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