les gestes d'arkaadia

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Le jeune Iolo avec son asanthène le chat-cerise Balbillus a été convoqué par la Ligue des Magiciens de la Terre, dans le très mystique et secret Siège Périlleux, en orbite autour de la Terre. Lui qui ignore encore son don, saura-t-il se montrer à la hauteur de la mission qui lui est confiée par Basilidès le Gnostique? Leur arrivée sur l'île de Norland, à la recherche d'un mystérieux inconnu, sera le prélude d'une fabuleuse aventure qui les mènera aux confins de l'univers et du monde connu. Cette trilogie fantasy est chronologiquement antérieure aux "Gestes d'Arkaadia II", même si elle a été publiée - et rédigée - ensuite.

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Page 1: Les Gestes d'Arkaadia
Page 2: Les Gestes d'Arkaadia

Les Gestes d'ArkaadiaL.V. Cervera Merino

Publication: 2013Catégorie(s): Fiction, Contes et légendes, FantasyTag(s): "Science Fantasy" trilogie fantasy

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Illustration de couverture: Tom Robberts

PREMIÈRE PARTIE : SOMBRETERRE

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Chapitre 1— Pourquoi cette tristesse, mon garçon ? lui miaula doucement Bal-

billus, le chat-cerise, l'asanthène du jeune garçon depuis quelques annéesdéjà.

L'adolescent — presque un homme, maintenant — se retourna vers lenouveau venu, un chat de bonne taille, un vénérable matou à l'incarnatprononcé, dont les yeux d'or fixaient son interlocuteur sans ciller. Sesmoustaches frémissantes seules vibraient imperceptiblement, sa queueannelée de sombre battant contre ses flancs.

— Je suis dans l'inquiétude, Balbillus, lui répondit le jeune garçon.L'adolescent avait de nouveau repris cette expression pensive et pei-

née à la fois, observée par le chat-cerise en rentrant dans la pièce. Lejeune garçon était de taille moyenne, avec une peau très blanche et descheveux noirs, bouclant par endroits en prenant de la longueur. L'ovalede son visage était moucheté de tâches de rousseur, avec une mâchoirecarrée. Il portait une chemise de velours noir, ornée de boutons de laiton,au-dessus d'une culotte de cuir sombre, et des bottes de cuir à talon plat.La teinte majoritairement obscure de son habillement ne lui avait valuaucun commentaire lors de son arrivée récente au Siège Secret de laLigue, bien au-dessus de la Terre, mais seulement des regards intriguéset curieux. Car la majorité des mages et des enchanteurs de l'endroit ex-hibaient des teintes vives et tranchées dans leurs atours, mais non pointIolo. Balbillus le chat-cerise pour sa part n'avait pas eu la moindre re-marque, et cela seul suffisait amplement au bonheur de l'adolescent.

Dans la vaste pièce aux lambris de bois dorés, sous la lumière dégagéepar la lampe du plafond, Iolo fixa de nouveau l'espace infini s'étendantau-dehors, derrière les vitres protectrices du Siège Secret. Il était égale-ment appelé le Siège Périlleux, en raison de sa position au-dessus de laTerre, et nul ne savait s'il ne retomberait pas un jour sur le globe dans ungrand fracas. Il se trouvait dans la pièce des chaises de bois couvertes detissus satinés, des meubles bas et une grande bibliothèque vitrée, un fau-teuil sur lequel s'était déjà pelotonné son chat-cerise, l'énigmatique Bal-billus. La vitre près de laquelle se tenait le jeune garçon avait des reflets

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bleutés, elle était un peu bombée, car elle était de forme ronde. En effet,le magicien créateur du Siège Secret, il y a bien longtemps, affectionnaitles ouvertures de ce genre.

— Tu n'as pas de soucis à te faire, poursuivit le chat-cerise en fixantl'étendue de l'espace s'étendant derrière la baie. Ton grand-père t'a don-né un enseignement magique de qualité, dans la Ligue des Magiciens dela Terre, son savoir était reconnu. Tu n'as pas à craindre ton rejet de cetteLigue vénérable et très ancienne.

— Pourtant, j'ignore encore mon don, reprit le jeune garçon en tortu-rant songeusement sa lippe, se retournant à demi vers son asanthène,son compère en magie. La plupart des magiciens de mon âge savent déjàquel est le leur.

— La plupart, mais pas tous, précisa le chat écarlate en sautant à basde son fauteuil capitonné.

— Où vas-tu ? s'enquit l'adolescent en voyant son asanthène trottinervers la porte.

— Le Vénérable de la Ligue ne va pas te faire mander encore, c'estévident, puisque nous venons d'arriver. Sagement, il nous laisse le tempsde nous reposer de notre voyage depuis la Terre jusqu'ici, et nous pou-vons par conséquent arpenter librement ce fameux Siège Périlleux dontnous avons si souvent entendu parler, t'en souvient-il ?

— Tu as raison, Balbillus, cela me changera agréablement les idées, ac-quiesça le jeune garçon.

Ils quittèrent la pièce d'accueil où les avait menés un apprenti de laLigue à leur arrivée, et marchèrent dans des couloirs de pierre et de bois,fort bien entretenus, au demeurant. Il se trouvait des fenêtres permettantobserver l'espace intergalactique, avec son cortège de ténèbres et d'astresscintillants, la beauté comme l'étrangeté de tout cela faisant que tantôt,au soulagement secret du chat-cerise Balbillus, la morosité de son jeunemaître finit par s'envoler, au fur et à mesure de leur visite du Siège Secretde la Ligue des Magiciens de la Terre. Il déambulait également desconnaissances du jeune homme, saluant aimablement ce dernier avec sonasanthène. Bien plus nombreux encore étaient cependant les relations deson grand-père, Sabizio le Myste, décédé il y avait tout juste un an,l'initiateur et le professeur de Iolo dans les arts magiques du Scavoir etde la Tradition. Depuis Iolo vivait seul dans la maison familiale, avecBalbillus, son chat-cerise. Balbur, l'asanthène de son grand-père s'en étaitreparti chez les siens après la mort du vieil homme, il lui avait juré fidéli-té et ne désirait plus servir aucun autre homme.

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Lorsqu'ils eurent visité quantité de pièces, et même la grande biblio-thèque centrale, où oeuvraient les plus érudits des magiciens de la Ligue,penchés sur les grimoires, Iolo émit le désir de descendre plus bas en-core, vers les Caves. Elles vous font descendre directement sur la Terre,dit-on, et en ligne droite, mais le chat-cerise eut semble-t-il une meilleureidée, non sans une brillante étincelle dans ses yeux d'or, au regardsingulier.

— Voyons, Iolo, pour ta première venue au Siège de la Ligue, tu n'aspas encore vu les Jardins Suspendus de l'endroit ? Ils sont pourtant répu-tés dans le cercle des enchanteurs, il nous faut remédier au plus vite àcette ignorance coupable.

Iolo, à présent transporté par la beauté et surtout la singularité del'endroit, emprunta des escaliers en colimaçon afin de monter vers leshauteurs, et tous deux finirent par accéder aux jardins en question, nonsans saluer poliment plusieurs mages et enchanteurs faisant le même tra-jet en sens inverse. Le haut du bâtiment de la Ligue — seulement à cetinstant-là Iolo et son asanthène purent en avoir une vue globale,puisqu'ils se trouvaient presque à son extrémité supérieure — était deforme vaguement hexagonale, avec des étendues dégagées à l'herbe touf-fue et aux massifs de fleurs bariolés. Des ressauts de maçonneries'élevaient à des altitudes dissemblables, leurs parois tapissées d'unlierre grimpant émeraude. Il se dressait à différentes hauteurs des arbresvénérables et massifs, leurs diverses silhouettes se découpant sur l'infiniétoilé.

Iolo suivit un petit chemin de briques rouge se muant tantôt en esca-lier, et il s'assit, enchanté et ravi, sur un banc de fonte noir près d'unefontaine bouillonnante, à l'onde azur. Il y avait des pergolas au-dessusde magiciens rieurs attablés, et un peu plus loin un kiosque de marbreblanc, à la dentelle arachnéenne. Des enchanteurs avec leurs asanthènesrespectifs et dissemblables devisaient de-ci de-là, dans les différentesparties des Jardins Suspendus. Des réverbères en pierre grenat et translu-cides portaient des sphères irisées, lumineuses et diaprées. Le tout étaitun conglomérat de parcelles verdoyantes situées à divers niveaux par lagrâce de la maçonnerie, des escaliers et des pentes douces reliant les unsaux autres. Puis Iolo se leva, et, laissant son chat-cerise paresseusement,mollement étendu sur son banc, il alla jusqu'à l'extrémité la plus avancéedes Jardins Suspendus, près d'une rambarde en fer forgé.

Là, le vertige le saisit, car tout en bas, arborant des dimensions et descoloris prodigieux, la masse de la Terre éclipsait les profondeurs. Et leSiège Secret de la Ligue, en dépit de ses dimensions et de son

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architecture recherchée, en était réduit à l'insignifiance. Le Siège Pé-rilleux, le repaire secret de la Ligue des Magiciens de la Terre lévitait parl'effet d'un sortilège sans nom au-dessus de la Terre, bien à l'abri despuissants de ce monde, sa situation et même sa simple existence en de-hors de la Ligue étant tenue secrète. Bien sûr, tout comme venaient de lefaire Iolo et son asanthène Balbillus, ce pouvait être uniquement un lieude repos provisoire, un endroit propre aux réunions ultra-secrètes et lesiège des plus hautes instances de la Ligue. Mais le reste du temps,chaque enchanteur devait retourner sur Terre, mener une existence nor-male parmi les siens, en attendant un message éventuel de ses pairs enmagie.

Ainsi en était-il de Iolo, en dépit de son jeune âge et de son deuil en-core récent, il avait été convoqué au Siège Périlleux par un Être de Vent.Il les avait emportés loin du Manoir de Corail, à grands coups d'ailes,tout en haut du ciel à travers l'éther interplanétaire, allant presquejusqu'à toucher la lune. À présent, le jeune homme était accoudé à larambarde, surplombant le vide, et rêveusement il fixait le zénith étoiléau-dessus de sa tête. Derrière-lui résonnait l'écho des rires de ses compa-gnons en magie, d'âge et de couleur variée.

— Voilà du monde, Iolo, lui dit d'un ton nonchalant son chat-cerise,toujours affalé sur son banc, près de là, et prenant décidément goût àl'indolence.

L'adolescent se retourna afin de dévisager le nouvel arrivant, et aussi-tôt il le reconnut. En effet, il avait nom Basilidès le Gnostique. Ce dernierpour le jeune garçon n'était pas un inconnu, une fois déjà, il y avait desannées, il avait accompagné son grand-père à une réunion secrète, sur laTerre (la majorité des choses de la Ligue était toujours tenue secrète parses membres, le silence et le mutisme obsédaient littéralement ses adhé-rents) et il avait retiré de lui une opinion mitigée. Cela, en partie en rai-son de son opposition aux idées de son grand-père. Visiblement, la Liguedes Magiciens de la Terre avait remplacé son grand-père par l'être luiétant le plus apparenté, en valeur et en érudition, et ce dernier étaitBasilidès. Celui-ci en approchant du jeune homme avait fait un gested'apaisement, comme pour prévenir d'avance toute défiance de sa part.

— Bienvenue à toi, mon garçon, lui déclara-t-il simplement, et bienve-nue à ton asanthène Balbillus, également. Avez-vous fait bon voyage ?

Son ton de voix était bas, son regard clair ne montrant nulle dissimula-tion envers le jeune homme. Aussitôt, ce dernier se sentit davantage àson aise, car, venait-il de réaliser, si au fil des années il était des person-nalités capables de se dégrader et de s'affadir, Basilidès, l'actuel doyen de

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la Ligue, n'était pas de celles-là, absolument. Son chat-cerise avait sauté àbas de son banc et s'était placé près de son maître, clignant songeuse-ment de ses yeux d'or.

— Vous êtes songeur, Basilidès.Le Gnostique avait baissé la tête. Le chat-cerise avait un talent particu-

lier, son jeune maître en savait quelque chose, pour dévoiler les coeurs etsonder les âmes.

— La vue de ton jeune maître m'a rappelé son grand-père, je l'ai bienconnu, tu ne l'ignores pas. Nos joutes verbales souvent nous ont séparés,mais elles nous avaient appris à nous respecter également.

Le jeune garçon avait pâli, même si une année s'était écoulée déjà surTerre depuis le décès de son grand-père, la tristesse était toujours lovéedans un recoin de sa mémoire.

— En me confrontant à lui, j'ai pu découvrir mon identité, affirmad'une voix atone Basilidès le Gnostique, sa ténacité et son savoir m'ontforcé, souvent, à aller au-delà de moi-même. Sans sa présence, jamais jene serais parvenu à me dépasser. Oui, mon garçon, assura le Gnostique,crois-le si tu veux, mais s'il est important dans la vie d'avoir des amis, ilest tout aussi important, sinon même plus, d'avoir des ennemis de va-leur, pugnaces et savants. Pareillement, les soucis et les tracas, les coupsdurs et l'adversité, les malheurs, doivent pouvoir t'enrichir et terenforcer.

— Cela est vrai, et bien dit, décréta le chat-cerise en opinant de la têteprès de la rambarde de fer forgé.

— Tout le monde peut franchir une passe heureuse, et en sortir ins-truit, mais il apprendra bien davantage celui qui dans les larmes et lasouffrance aura su dénicher la Quinte Essence, seule capable de lui per-mettre d'atteindre au but. En vérité, pour dix personnes parvenues àl'Accomplissement, huit y seront arrivées par la souffrance, et seulementdeux par le bonheur. Mais je ne t'ai pas fait mander jusqu'au Siège Pé-rilleux de la Ligue pour t'entretenir des choses de la Tradition et du Sca-voir très ancien, articula le Gnostique en se reprenant visiblement. Jem'en suis douté, tu es venu pour ta première visite aux Jardins Suspen-dus, aussi suis-je allé directement ici.

À son tour, Basilidès le Gnostique s'était appuyé contre la rambarde defer forgé, tournant le dos à l'abîme somptueux et au spectacle des nuéesinterstellaires, le jeune homme l'imitant aussitôt. Tous deux fixaient lesJardins Suspendus, l'amas géométrique et confus des terre-pleins ver-doyants parsemés d'arbres, jusqu'à son pinacle ultime où était unkiosque de bois travaillé, sous lequel étaient attablés de joyeux compères

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en magie, près du zénith astral. Les éclats des réverbères éparpillés dansl'endroit répandaient une luminosité bienfaisante, mais pour l'heure,l'actuel doyen de la Ligue des Magiciens de la Terre paraissait insensibleà tout cela.

— Iolo, mon garçon, tu as répondu avec célérité au message envoyépar l'Être de Vent, je t'en félicite. Parfois, certains de nos confrères lesplus jeunes font montre d'insouciance ou même d'étourderie, et il en ré-sulte de graves dysfonctionnements dans la Ligue. Cela n'a pas été toncas, je m'en réjouis.

Iolo, près de son asanthène, acquiesça en silence. Il le voyait bien, ledoyen était gêné, et il n'en savait trop encore le pourquoi. Inquiet paravance, le jeune homme serra les dents, se concentrant sur la suite dudiscours du doyen.

— À dire vrai, certains des membres de la Ligue, parmi les plus in-fluents, suggèrent de te mettre à l'écart pendant quelque temps encore,jusqu'à ta découverte de ton propre don.

— Mais… d'autres enchanteurs de la Ligue, jeunes comme moi, nel'ont pas réalisé encore non plus, rougit Iolo en se remémorant avec à-propos les paroles encourageantes de son chat-cerise.

— C'est exact, je n'ai pas manqué de le leur rappeler. J'ajouterai cepen-dant une chose, pour être complet. Ceux des mages de la Ligue encoretrop jeunes, puisque ignorant de leur don, ne participent jamais aux ses-sions plénières de l'assemblée magique. Il leur est toutefois permis deservir la Ligue par d'autres moyens.

— Que voulez-vous dire par là ? miaula le chat-cerise d'un tonintrigué.

— J'allais y venir dans une seconde, reprit Basilidès le Gnostique,donc, puisque Iolo, ton maître, et toi aussi, par conséquent, ne pouvez as-sister aux séances de la Ligue sur le Siège Périlleux ou dans la Vallée desMerveilles, ou même en quelques autres endroits de la Terre, nous nousvoyons dans l'obligation de nous passer du savoir magique de Iolo, dontje connais pourtant l'importance. Mais nous pouvons cependant lui de-mander diverses tâches incombant aux membres de la Ligue, dont la de-vise, " Servir et Enchanter ", symbolise notre veille permanente contretout adversaire de notre monde terrestre. Cela, grâce à nos sortilèges etnotre magie. Donc, Iolo, voici l'objet de ma requête, et je te parle làcomme doyen de la Ligue. J'aimerais te voir exécuter une mission pournous, afin de pouvoir démontrer aux autres confrères de la Ligue à quelpoint ils sont dans l'erreur, au sujet de tes capacités. En effet, j'avais sou-haité te voir siéger parmi nous, et hum… les débats ont été houleux. Si tu

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réalises ma demande avec succès, tes détracteurs se tairont, et nos porteste seront ouvertes. En effet, je bâtis les plus grands espoirs sur toi, sois-encertain. Et je ne suis pas disposé à attendre l'éclosion de ton don avant defaire bénéficier la Ligue de tes talents. Iolo, je veux te voir siéger au coursdes assemblées secrètes de notre confrérie.

Iolo baissa péniblement la tête, car il approuvait cela, naturellement,mais l'attitude de ses détracteurs dans la Ligue attisait ses craintes. Néan-moins, son chat-cerise se frotta énergiquement contre sa jambe, commepour lui dire : " Mais tais-toi donc ! Et écoute plutôt la suite ! "

— Voici donc les faits, une petite investigation a mener discrètement,elle ne débouchera sur rien, je pense, le rassura aussitôt le doyen de laLigue. Sitôt terminée, l'affaire réglée au mieux, tu reviendras nous fairepart de tes suggestions, puis l'assemblée de la Ligue en tirera les conclu-sions. Donc, dans l'île de Norland, située près des landes de Jizir, commetu ne l'ignores pas…

Le jeune garçon rougit brièvement en opinant du menton. Il n'avait enréalité pas la moindre idée de cette mystérieuse île de Norland, ou de sasituation géographique.

— Il est un individu mystérieux, vivant à l'écart d'un hameau appeléHallstroll, poursuivit le doyen, sans prendre garde aux curieuses colora-tions de son interlocuteur. Nos informateurs le tiennent pour un magepuissant, il aurait été vu en divers endroits à la fois, dans les environs del'île de Norland, et nous voudrions connaître ses intentions. Il semble ex-trêmement discret. Nous n'avons pas d'autres renseignements sur lui.

— Mais s'il habite là depuis toujours… s'étonna le jeune homme, encommençant malgré lui à s'intéresser à l'affaire.

— Justement, non, il s'est installé là il y a peu, et un de nos magicienssur l'Impérium, la face visible de la lune, aurait distinctement observédepuis son toit-terrasse un individu franchir l'éther de l'espace jusqu'à seposer dans cette fameuse île de Norland.

— Et peu après, le hameau d'Hallstroll s'est enrichi d'un habitant sup-plémentaire, comprit le chat-cerise, tout en se léchant distraitement sapatte antérieure gauche.

— Exactement, approuva le mage, toujours appuyé contre la ram-barde, tout en haut du Siège Périlleux. Je te le dis immédiatement, selonnos estimations, et surtout l'opinion de Zaphirion, notre contact surl'Impérium, cet individu proviendrait de l'Obscur, la face cachée de lalune.

— Là où règnent les Amazoons, dit pensivement le jeune homme encaressant son menton. Hors de la juridiction millénaire de la Ligue.

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— Exact, affirma le magicien à la grande robe de violet satiné, maispeut-être n'a-t-il rien à voir avec cette avant-garde ultime de nos enne-mies… Pour ma part, je te demande seulement d'aller t'enquérir — dis-crètement, il s'entend — des intentions de cet étranger, pour le momentdes plus discrets, d'après nos observateurs. Tu comprends, c'est vitalpour nous, nous sommes la Ligue des Magiciens de la Terre, après tout…

— Servir et Enchanter, murmura le jeune garçon avec un fin sourire.— La Terre, envers et contre tout, martela le vieil homme en poursui-

vant la phrase de son vis-à-vis. À présent, tu sais tout, et tu le reconnaî-tras, même si l'affaire n'est pas dénuée d'importance, elle ne comportepas non plus d'obstacle infranchissable pour tout bon magicien, informéde la Tradition et du Scavoir ancestral. Je te le répète, mène-nous tesconclusions seulement lorsque tu penseras avoir obtenu un résultat cohé-rent et tangible. Ne fais pas comme d'autres jeunes magiciens, ils nousont fait perdre souvent un temps précieux. L'aura de ton grand-pèreplane toujours sur toi, mon garçon.

À nouveau, celui-ci hocha de la tête, décontenancé par l'affirmation ve-nant d'être faite. Il lui semblait parfois porter un fardeau trop lourd pourses frêles épaules.

— La Ligue, même si elle s'en défend, n'attend pas de toi un simpleénoncé.

Sur ce, Basilidès le Gnostique tourna les talons, produisant de sa robeun singulier froufrou, comme celui qu'aurait pu produire une femme. Ildescendit lentement un escalier en pierre blanches et noires, se perdantdans un couloir plongeant au sein des entrailles du Siège Secret de laLigue. Loin d'eux, des lueurs diffuses parcouraient les océans de la Terre.Sur les bancs et les prairies d'herbes des Jardins Suspendus, les conversa-tions s'étaient tues. Le jeune garçon s'octroya le droit de soufflerbruyamment.

— Ce n'est pas si terrible, au fond, lâcha le chat-cerise Balbillus, aprèsavoir jeté un regard distrait entre les barreaux, vers l'abîme.

— Tu trouves ? l'interrogea le jeune homme en remettant en place unecourte mèche, placée devant ses yeux. Basilidès a trouvé là un moyencommode de se débarrasser de moi, dirait-on.

Le chat-cerise s'était tourné vers son maître, ses yeux d'or cillantjusqu'à devenir une mince fente.

— Ne dis pas cela, Iolo, ses intentions étaient pures lorsqu'il te parlait.La peur, et la crainte de l'inconnu, souvent, nous font commettre les pireserreurs, elles nous font passer à côté de grands moments. L'inquiétude,

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quelquefois, nous est d'un grand secours, mais la plupart du temps ellese révèle comme notre pire ennemie.

— Comment peut-on savoir si les circonstances favorisent l'un oul'autre ? grinça le jeune homme en dissimulant mal sa contrariété, carparfois le chat-cerise, en dépit de son amitié inaltérable, ne manquait pasde lui asséner de mordants coups de griffes.

L'asanthène Balbillus s'était détourné du jeune garçon. Il observait po-sément l'invisible, comme font tous les chats lorsqu'ils détaillent un en-droit bien particulier, où le quidam ne distingue absolument rien.

— L'expérience, Iolo, la connaissance apportée par l'âge et le passagedes années. Cela te viendra naturellement au fil du temps.

— Tu penses la demande de Basilidès sincère, et méritant d'être étu-diée, soupira doucement Iolo.

— Tes doutes sont le reflet de ton angoisse, tu as peur, Iolo, tu as peurde ne pas être à la hauteur, miaula de nouveau le chat-cerise.

Cette fois-ci son ami acquiesça de la tête avec tristesse, car il n'était riende plus vrai. Puis le chat-cerise bondit prestement sur la rambarde de ferforgé, et le jeune homme écarquilla les yeux de surprise.

— Réjouis-toi plutôt, Iolo, il t'est donné l'occasion de prouver ta va-leur, et de te faire, sait-on jamais, de nouveaux amis. De chaque nou-veauté apportée par l'existence, il faut savoir tirer le meilleur, même dupire. Ne te souviens-tu pas des conseils de ton grand-père ? Voilàl'occasion idéale de te révéler aux yeux de tous.

— C'est vrai, reconnut avec retard le jeune homme, et cette fois-ci, unsourire illuminait son visage. Après tout, cette histoire m'intrigue, lecroiras-tu ? Et puis d'abord, où se trouve cette île de Norland ?

Le jeune mage, encore intimidé, avait fait d'un geste vif le signe del'Appel, et l'Être de Vent les ayant mené jusqu'au Siège Secret de la Liguevenait de réapparaître, magiquement invisible mais discernable au re-gard de tout enchanteur de talent. Depuis la rambarde, Iolo avait bondisur son dos, et le chat-cerise Balbillus, sur le point de réfréner la nouvellefougue de son jeune maître, se reprit pour ne pas hurler. Il fallait s'y at-tendre, après une trop grande pusillanimité, naturelle au regard de sajeunesse, son maître se laissait aller aux plus folles imprudences. Maisaprès tout, c'était un travers habituel pour son âge, soupira à part luil'asanthène à la fourrure coquelicot. Il sauta derrière le jeune garçon, ettantôt l'Être de Vent vira sur son aile, les deux passagers distinguant ducoin de l'oeil, en oblique, le Siège Périlleux de la Ligue s'éloigner au-des-sus de leurs têtes, flottant aux confins de l'espace et du zénith de la Terre.

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Bientôt le sombre du ciel se teignit d'azur, puis une chaleur croissantese mit à régner autour des passagers, la vitesse de leur course ébouriffantle chat-cerise et faisant flotter les vêtements sombres du jeune homme.Enfin, l'on put distinguer plus nettement le sol, puis il apparut au loin lasilhouette inimitable du Manoir de Corail, demeure ancestrale de la fa-mille du garçon, et maintenant, par le jeu des décès, propriété inaliénablede ce dernier. Sur un vaste pré se dressait la maison, dans le creux d'unevallée cerclée de montagnes lointaines, le foyer de Iolo ayant de loin laressemblance d'un coquillage échoué là par une tempête cosmique. Lechamp de verdure était délimité par une barrière de bois, dans un coin setrouvait un puits de pierre, avec une remise plaquée contre la maison.Un dallage menait de l'extérieur jusqu'à l'entrée principale, l'Être de Ventse posant non loin de la barrière de bois rouge. Aussitôt, Iolo et Balbillussautèrent à terre, se réjouissant de voir leur voyage heureusementconclu. Après tout, pour la première fois, l'Être de Vent obéissait à uneinjonction du jeune homme, et non pas à celle de son grand-père, commeç'avait été le cas jusqu'à présent. Ayant distingué le signe du Départ,l'Être de Vent venait de s'évanouir dans le ciel. Le jeune magicien setourna vers son asanthène, le visage fendu d'un large sourire.

— Tu avais raison, Balbillus, mes craintes sont ridicules, et capables deme faire le plus grand tort.

— Bien sûr, mon garçon, approuva en retour le chat, tout en s'étirantsoigneusement après ce long voyage. Cette première visite a été des pluspositives, selon moi.

Le jeune garçon avait mis sa main droite en visière au-dessus de sesyeux, et observé la position déclinante du soleil au-dessus de la Terre. Lesoir touchait à sa fin, l'astre bouillonnait de roses profonds et d'or pour-pré dans une éclaboussure purpurine.

— Il va nous falloir aller dormir, Balbillus, demain nous aurons du tra-vail devant nous.

Il ouvrit la porte principale après avoir marché sur le chemin depierres plates, et le hall d'entrée aux boiseries anciennes et desséchées lesaccueillit. Les fenêtres tantôt rondes ou octogonales éclairaient l'intérieurde la demeure, les tapis feutrés étouffant le son des pas de Iolo. Dans ladispense, chacun trouva son bonheur et en mâchant quelques fruits, Ioloalla vers le balcon du premier étage, où l'on pouvait distinguer les toitsdes Petites Gens, installés là récemment. La porte de la remise était ou-verte, Ixull, le trakker propriété de son grand-père, n'était toujours pasrevenu, songea machinalement Iolo sans cesser de mastiquer une poire

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juteuse. Près de lui venait de se placer le chat-cerise, dont la collationavait été rapide. Il bondit sur le rebord, comme à son habitude.

— Les Petites Gens du hameau sont en fête, dirait-on, miaula-t-il, sesmoustaches vibrant et frissonnant à l'unisson des flonflons provenant dulieu écarté, tout au loin, dans la vallée.

— Je me serai bien volontiers joint à eux, opina Iolo en entamant unedernière poire, mais tu chais che que chais, Balbilluch, ânonna le jeunehomme, visiblement dépassé par la dimension de la poire. Nous avonstant à faire, demain.

Il jeta le trognon de poire dans le pré, puis se dirigea vers sa chambre,près de la soupente. La porte en était entr'ouverte, mais la fenêtre carréeaux rideaux jaunis était, elle, hermétiquement close. Il y avait une ar-moire à linge près du mur en torchis, et les poutres sombres du plafondne se trouvaient pas tellement éloignées de sa tête. Son lit se situait dansun angle, avec son matelas d'herbes sèches et ses couvertures de laine ba-riolées. L'édredon rebondi embaumait la lavande. Bâillant et s'étirant, lafatigue consécutive à son long voyage dans l'éther paraissant s'abattresur lui seulement maintenant, il se dévêtit et se laissa tomber sur le lit,sans autre forme de procès. Il trouva juste le temps de rabattre les cou-vertures sur lui et s'endormit doucement, comme lorsqu'on s'enfoncedans un tapis floconneux et sans fond.

Balbillus le chat-cerise vint après, mais le jeune homme arpentait déjàdes contrées oniriques, où sont les demeures nocturnes des magiciens etdes enchanteurs. À son tour le chat-cerise s'en alla dans une direction op-posée, près des vals parfumés de son enfance. Le temps s'étira, ils'enroulait en volutes vaporeuses et tourmentées lorsque…

Toc-toc-toc.Balbillus le chat-cerise ne cilla pas, pelotonné au pied de son maître et

ami, ce dernier pour sa part entretenant une discussion singulière avecun personnage obscur, et voilé. Les cieux oniriques s'étaient enténébrés.

Toc-toc-toc.Devant le chat-cerise Balbillus, près d'une pente herbeuse de son en-

fance, se tenait sa chipie de soeur, Agatha, reniflant une souche d'arbre,SA souche d'arbre. Quel toupet ! Il bondit, et dans le lit du jeune homme,le chat-cerise commença à s'agiter et à feuler.

Toc-toc-toc.Balbillus ouvrit un oeil d'or, comme un fil de cuivre en fusion. Le jeune

garçon s'était levé dans son lit. Derrière les carreaux, il se trouvait unnain des Petites Gens à cheval sur un cygne blanc et noir, et deux cor-beaux voletant en piaillant près de la fenêtre. L'un d'eux, Yacinthe, du

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bec avait tapoté à la vitre. En un clin d'oeil, discrètement, le jeune garçons'était mis à la fenêtre.

— Simon, Yacinthe, Gabriel-Jean, en voilà une surprise !— N'entends-tu pas les bruits de la fête, au village ? lui reprocha le

nain du nom de Simon, sur son cygne aux ailes éployées, ne viendras-tupas ?

Les deux corbeaux, Yacinthe et Gabriel-Jean, renchérirent.— Tu ne tarderais pas à nous rejoindre, pensions-nous, mais comme tu

te faisais attendre, nous sommes venus te chercher…Le jeune garçon était effondré.— Mais demain, un dur labeur nous attend…Il s'était retourné, et, comme de bien entendu, le chat-cerise feignait le

plus profond sommeil.— Mathilda, notre Songereine, fête ses mille printemps, elle voudrait

danser avec toi, sais-tu ?Simon eut un sourire entendu, faisant rougir brièvement Iolo.— Il y aura ton ami l'enchanteur Suldrunn, pépia le corbeau Gabriel-

Jean, et la vieille Sandra a formé tout un orchestre, la liqueur pourpréecoule déjà à flots.

— Iolo, ajouta Yacinthe, une fête n'est pas une fête, s'il y manque unami.

Rapidement, ce dernier avait pris sa décision. Balbillus le chat-cerisedormant du sommeil du juste, ou du moins était-ce l'impression qu'ildonnait, le jeune homme s'était vêtu et ayant chanté à mi-voix la mélodiedu Plus-Léger-Que-L'air, réduit au poids d'une feuille morte, il s'étaitélancé dans le vide. Les deux corbeaux en croassèrent de joie, l'agrippantde leurs pattes pointues pour le mener à la fête forestière, non loin de là.Sur son cygne, Simon s'en était allé en éclaireur porter la nouvelle de sonarrivée.

Dans son demi-sommeil, Balbillus souriait encore. Demain, le réveilserait douloureux, mais il apprendrait ainsi une dure leçon. À savoir, letravail et les plaisirs sont quelquefois inconciliables. Ce serait pénible,pour Iolo, mais en définitive, profitable. Le chat-cerise s'enfonça de nou-veau dans ses rêveries. Agatha… La souche d'arbre… Il avait manquél'attraper de peu. Le jeune homme riant et dansant au milieu de ses amis,à l'autre bout de la vallée, Balbillus en un profond sommeil miaulaitd'agacement sur les couvertures brodées de mille couleurs. Il s'agitait etse pelotonnait dans les plis en même temps.

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Chapitre 2Dans le Manoir de Corail encore silencieux, en dépit de l'heure tardive,

Balbillus le chat-cerise se faufila par une issue méconnue, afin de vérifiersi, comme il le craignait, son maître Iolo était toujours profondémentendormi. Au-dehors le soleil était près de son zénith, même s'il nel'atteignait pas encore, et la cheminée s'obstinait à n'émettre aucun pa-nache de fumée, annonciateur d'activité en cuisine et de repas enpréparation.

— Fichu galopin ! grogna l'asanthène, sans toutefois parvenir às'emporter vraiment.

Grimpant les marches menant à la chambre du jeune garçon, Balbillussoliloquait à part lui. Évidemment, comme il le pensait, Iolo était revenutard, hier au soir, titubant et épuisé d'avoir dansé et dansé encore, et bude la liqueur pourprée jusqu'à plus soif. À présent, l'heure du réveil étaitdépassée depuis longtemps, et rien n'avait pu être préparé encore. Ils au-raient dû se documenter sur l'île de Norland dont leur avait parlé ledoyen de la Ligue, puis après le repas de midi s'en aller là-bas, avant depasser la nuit dans l'inconnu. Le lendemain, il leur aurait été facile de re-trouver le mystérieux individu responsable des doutes de la Ligue, et detirer au clair les soupçons pesant sur sa personne. Cela, du moins, était lamarche à suivre théorique, idéale, pourrait-on dire. Mais voilà, Iolo étaitjeune, et avait préféré danser et s'amuser au lieu de se coucher tôt.

Balbillus avait de son fin museau entrebâillé la porte de la chambre.Elle fleurait bon la lavande et les herbes des champs, et près de l'armoireà glace, il bondit souplement sur le lit. Sur le visage pâle et paisible dujeune homme, il passa une langue râpeuse et humide, faisant d'abordsursauter et renifler le dormeur, avant de l'obliger à ouvrir un oeil em-brumé de sommeil.

— Mmmm… parvint à souffler celui-ci, puis il referma la bouche ets'apprêta à se tourner de l'autre côté.

— Enfin, Iolo, te lèveras-tu, bon sang ? miaula le chat-cerise sans se dé-partir de sa bonhomie naturelle, propre à tous les félins. Il est presquemidi, et tu n'es pas encore debout !

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— Midi… murmura péniblement le garçon, tout en se mettant sur uncoude, puis se redressant sur son lit. Déjà ?

— Eh oui, Iolo, les heures passent et ne t'attendent pas, lui reprochal'asanthène. Dois-je te le rappeler, un important travail nous attend !

— Travail ? Quel travail ? demanda le jeune garçon, sur le point de serendormir.

— Mais voyons, comment peux-tu avoir oublié déjà les paroles de Ba-silidès le Gnostique ? s'emporta le chat écarlate. Un inconnu s'est installédans un hameau du Norland, les édiles de la Ligue le croient envoyé parles Amazoons, les ennemies héréditaires de la Terre et de la Ligue,réveille-toi, enfin !

— Oh là là… déclara enfin le jeune homme d'un ton brisé. Oh là là…— Ah oui alors, reconnut le chat-cerise en secouant la tête, Oh là là…Iolo était parvenu à se relever, mais visiblement il n'avait qu'un seul

désir, celui de se recoucher.— Balbillus, je crois avoir fait une bêtise, hier au soir…— Vraiment ? s'étonna le chat-cerise en plissant ses grands yeux d'or

d'un étonnement candide, même s'il savait déjà tout sur la question.— Oui, poursuivit le jeune garçon en continuant de frotter ses pau-

pières collées de sommeil. Hier, au soir, des amis sont venus me cher-cher, et je suis allé à la fête organisée par les Petites Gens. J'en suis reve-nu bien plus tard, incognito.

Dans son for intérieur, Balbillus le chat-cerise sourit, car il n'avait pasle moins du monde été dupe, depuis le début.

— Tiens, tiens…— Je n'aurais pas dû y aller, je suis très fatigué et j'ai encore sommeil,

avoua le jeune homme.— Évidemment, où avais-tu donc la tête pour partir ainsi ? le gronda

Balbillus, ses moustaches frétillants depuis l'extrémité du lit où il s'étaitplacé. Apprends-le, un magicien de la Ligue fait toujours passer sa voca-tion magique avant les plaisirs, " Servir et Enchanter " est leur maxime, etcomment pourrais-tu l'appliquer aujourd'hui, si un péril survenait pourla Terre ?

Iolo se redressa, encore engourdi de sommeil, et se gratta la tête. Par lafenêtre encore entr'ouverte, des vagues d'or se déversaient dans la pièce.

— Tu as raison, Balbillus, comme toujours et une fois de plus, énonça-t-il d'une voix pâteuse. Si on remettait la journée d'aujourd'hui à demain,on ferait comme si celle-ci n'avait jamais existé, d'accord ? Je me sens ca-pable de dormir jusqu'à demain matin d'une traite, affirma le jeunegarçon.

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— Ah non, alors, le gourmanda son asanthène félin à la robe écarlate,le doyen de la Ligue nous a accordé sa confiance à tous deux, il est horsde question de le décevoir. La tâche parait être de peu d'importance,mais il nous faut leur montrer ce dont nous sommes capables, Basilidèsbâtit les plus grands espoirs sur toi, t'en souvient-il ? Et puis, peut-êtrel'affaire se révèlera-t-elle plus compliquée ? Un magicien, dans la vie,doit savoir s'attendre à tout. Il dévoile des chimères et fait apparaître desenchantements, mais pareillement, il sait qu'à tout instant des magies etautres féeries peuvent croiser sa route. Car les sortilèges font partie deson existence.

Sur ces nobles paroles, Balbillus avait sauté à bas de son perchoir im-provisé, et, en traînant des pieds, le jeune homme avait fini par le suivre.Titubant, il s'était vêtu hâtivement et au puits familial, il procéda à desablutions rapides. Dans la cuisine, il avait allumé ensuite un bon feu — àla secrète joie de Balbillus — et tout en grignotant des madeleines aubeurre et des gâteaux secs donnés par les Petites Gens récemment, il mità faire chauffer une cafetière.

— Je n'aurais pas dû aller à cette fête.Le chat-cerise aux yeux d'or hocha de la tête en se retournant vers lui,

hiératique devant l'âtre de pierre, sur le carrelage ocre rouge aux to-mettes hexagonales.

— Tu étais au courant, n'est-ce pas ? interrogea Iolo tout en allant cher-cher des ouvrages géographiques dans la pièce de travail, à côté.

Il mastiquait en marchant, et à l'écoute de ses paroles, face auxflammes vives et orangées, le chat-cerise n'avait pas donné la moindreréponse. Apparemment, pour le chat-cerise, la réponse se passait decommentaire. Le jeune garçon revint dans la cuisine en portant un épaislivre aux pages jaunies, avec un fermoir de cuivre. Après avoir débarras-sé la table de bois de quelques reliefs, il l'ouvrit et se mit à le feuilleter,s'interrompant seulement lorsque la cafetière se mit à glouglouter vive-ment. Alors il se leva et se servit une rasade de café brûlant dans un go-belet de grès, les volutes du breuvage noir tourbillonnant autour ducrâne félin de Balbillus. Celui-ci venait en effet de bondir souplement surla table. Iolo but une gorgée, et les brumes de la nuit précédentes'effilochèrent en lambeaux avant de s'évanouir.

— Mmmm, dit le jeune homme en revenant progressivement à la vie,voyons cela… Tiens, au pays d'Alabar un gnome métamorphosé en lapinrègne sous le nom d'Honorius I…

— Au fait, bon sang ! tempêta Balbillus, agacé par le contretemps.

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— Norland, nous y sommes presque, répondit Iolo en souriant inté-rieurement, car il était à présent complètement réveillé et frais comme ungardon.

Tous deux plongèrent la tête en même temps vers l'ouvrage, près de lagrande vitre éclairant la pièce, et ils la relevèrent presque aussitôt.

— Hum, toussa le jeune garçon, c'est bien maigre, comme information.— Il va nous falloir faire avec, pourtant, grimaça Balbillus, mais là, jus-

tement, tu peux montrer l'étendue de ta sagacité, en sachant improviseravec les contretemps.

— Je ferai ainsi, décida Iolo en continuant à siroter son café paisible-ment, le regard perdu dans le spectacle champêtre situé au-delà de lavitre.

Balbillus se coucha benoîtement sur les pages poussiéreuses del'ouvrage. Puis au terme d'un laps de temps conséquent, le jeune garçonet son chat-cerise s'en allèrent au dehors, sans prendre la peine de fermerportes ou fenêtres tant l'amitié et la sécurité des Petites Gens de l'endroitlui était acquise.

— Que vas-tu faire ? finit par demander Balbillus en se tournant verslui, sous le ciel bleuté de la vallée ombreuse.

— Appeler l'Être de Vent, expliqua Iolo, puis nous faire porter jusqu'àla limite septentrionale de Kölnn, où sont les landes de Jizir, et de là, l'îlede Norland nous sera proche… Tu n'as pas lu comme moi la situationgéographique de cette île ?

Le chat-cerise avait hoché de la tête, son élégante face de chat paréed'une expression gourmée.

— Si, bien sûr, mais j'avais pensé à un moyen plus rapide et moinscommun pour nous. N'es-tu pas le descendant de Sabizio le Myste ? Tuas un rang à tenir, et sûrement pas de temps à perdre.

— C'est pourtant vrai… murmura le jeune homme, sans oser avouer àson compagnon son ignorance dudit moyen.

Dans l'air lumineux de ce début d'après-midi, la voûte bleutée était ir-radiante de chaleur et de lumière, l'astre solaire se voilait derrière desnuées floconneuses et les bois alentour formaient un large cercle, avantde s'adosser aux montagnes. Parmi les hauteurs, une vaste forme com-mençait à apparaître en ondulant, avant de se stabiliser en d'énormesbattants, constitués d'un métal argenté.

— Ce sont les Portes d'Enchantements, comprit Iolo en les distinguant.— Exactement, renchérit le chat-cerise en grimpant quatre à quatre les

marches d'un escalier invisible. Allons, suis-moi.

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Les portes avaient des dimensions vertigineuses, tant elles étaienthautes, et paraissaient bien trop lourdes pour pouvoir être bougées pardes mains humaines. Leur argent était infiniment vieux et travaillé, fili-grané, d'une manière stylisée et esthétique les rendant troublantes à ob-server. Mais lorsque le jeune garçon et son asanthène, au terme d'unebrève ascension, furent parvenus devant elles, elles s'ouvrirent silencieu-sement et sans bruit, grâce à la seule présence de Balbillus, eut-on dit. Del'autre côté, il s'étendait une lande stérile à l'herbe pauvre, parsemée derocailles et d'arbres tordus, qu'on aurait pu croire morts et desséchés de-puis longtemps, s'ils n'avaient été dotés de feuilles minuscules et rares.

Il planait sur Norland un ciel bas et gris, virant presque à l'anthracitedans ses confins, par endroits, et un vent mordant venait de l'est, glaçantles membres et transperçant les os. Se retournant à demi, Iolo vit com-ment les mystérieuses Portes d'Enchantements, apparues grâce àl'entregent de Balbillus, venaient de s'évanouir. Le jeune garçon releva lecol de son manteau de voyage, happé avant son départ en coup de vent,et rabattit sur son front son béret de feutre, crânement. Le chat-cerise Bal-billus avançait à ses côtés, sa fourrure carmin rebroussée par le ventfroid. Le soleil était bas sur l'horizon, et masqué derrière une barrièrebrumeuse impénétrable. Au loin, il se faisait entendre le ressac diffusd'une mer glaciale. Des gouttes commencèrent à tomber, de manièreclairsemée.

— Charmant pays, ironisa Iolo, Balbillus le chat-cerise trottinant à sescôtés.

— Comme toutes les contrées du nord, miaula Balbillus. Mais elles ontleur beauté propre, tu sais.

Sous la bruine tenace, les deux amis marchèrent sur un chemin trouvéprès de là, et nanti d'aucune certitude, sinon celle de savoir être bien surl'île de Norland, ils allèrent au hasard, en quête de la première personnecapable de les renseigner davantage. Ils avancèrent, et avancèrent en-core, le chemin humide se faisant boueux. Dès lors les deux amis semirent à piétiner l'herbe, près de la voie, car le terrain y était moins es-carpé et la progression davantage aisée. Des montagnes de faible hauteurse dressaient près de là, embrumées sous le crachin, et Iolo, à présenttrempé de la tête aux pieds, pesta et tempêta.

— Fichu climat, s'emporta-t-il enfin, avant de finir par éternuerbruyamment.

Balbillus le chat-cerise, dont la fourrure était pourtant tout aussimouillée et crottée, se contenta pour sa part de rire finement mais il nedit rien. Il observa comment son jeune maître se dirigeait vers un chêne

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rabougri, malingre et chétif à l'image du reste de la végétation, et le chat-cerise ne sourcilla pas lorsque Iolo fit le geste voilé de l'Éveil. Aussitôt,l'arbre s'était agité depuis son tronc jusqu'au sommet de ses branches,puis avait frissonné, avant de se reprendre.

— Eh bien, vous m'avez fait peur ! déclara le chêne en s'adressant auxdeux compagnons de la Ligue. Ce ne sont pas des façons d'agir ainsi. Jedormais profondément, savez-vous ? Et moi dont le sommeil est très dé-licat… Il me faudra une éternité pour me rendormir, c'est sûr.

— Vous nous en voyez navrés, sincèrement.— Théodore, enchanté de faire votre connaissance, se présenta le

chêne en agitant ses branches en cadence, donnant ainsi un spectaclepour le moins curieux. Théodore Archibald Gontran du Grand Bosquet.

— Du Grand Bosquet ? s'enquit Balbillus, en ouvrant de grands yeuxd'or étonnés.

— Oui, je sais, soupira l'arbre ainsi réveillé contre sa volonté, c'est par-fois le destin des grandes familles, de déchoir un tant soit peu. Mais nousn'avons pas toujours été ainsi, vous savez, ajouta le chêne avec un sous-entendu évident.

— Je vois parfaitement, monsieur, assura Iolo en se présentant à sontour plus sobrement, comme son compagnon le chat-cerise Balbillus. Etcroyez-le bien, nous regrettons de vous avoir ainsi tiré de votre sommeil,moi-même tout particulièrement…

Il eut à cet instant un regard appuyé en direction de Balbillus, celui-cien fin connaisseur faisant semblant de n'avoir point entendu. Le chat-ce-rise fixa méditativement les cieux gris, se déversant au goutte-à-gouttesur les environs.

— Allons, allons, je vous en prie, minauda le chêne, les trop longssommeils ne sont pas souhaitables, au fond, et les réveils me sont dou-loureux, ensuite, avec une migraine insupportable à mon faît… Ne vousexcusez donc pas.

— Nous sommes de passage ici, nous ne sommes pas du coin, en véri-té, dit habilement Iolo en énonçant seulement un demi-mensonge, em-portant ainsi l'approbation muette de Balbillus, mais nous cherchons unhameau, une petite bourgade du nom de… comment se nomme-t-elle,déjà, Balbillus ?

Iolo s'en souvenait parfaitement, mais il désirait donner à ses ques-tions un air de parfaite authenticité, désir apparemment partagé parBalbillus.

— Hallstroll, me semble-t-il, révéla le chat-cerise en retour.

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— Oui, en effet, tel est son nom, Hallstroll, approuva Iolo vers le chênesongeur, devant la requête ainsi proposée.

— Mouais… murmura l'arbre sous la pluie fine.L'ondée pour l'heure allait en grossissant, au secret agacement de Iolo.

Comme tous les jeunes gens de son âge, il abhorrait en effet les circons-tances un tant soit peu désavantageuses.

— Hallstroll. Cela me dit quelque chose, et en même temps… Hum,hum… Et hum.

Les deux amis restèrent un certain temps plantés là, sous une pluiebattante. Iolo, après avoir relevé le col de sa veste sombre, le laissa re-tomber en désespoir de cause. En effet, il était à présent trempé commeune soupe. Le chêne Théodore poursuivait ses cogitations muettes, et lesdeux envoyés de la Ligue se fixèrent silencieusement.

— Hum, donc.— Eh bien ? Quoi, quoi ?— Ce nom ne m'est pas inconnu, et en même temps, je ne parviens pas

à m'en souvenir.— Allons bon, grogna Balbillus sur le point de reprendre sa route, car

l'heure n'était plus aux pertes de temps.— Mais suis-je bête, voici justement Léonard, Léonard ! Mon garçon,

viens ici, s'il te plaît, lança le chêne à mi-voix.Un écureuil, roux comme une flamme de fourrure vive, sautilla de

branche en branche, sur un arbre proche, avant de bondir sur unebranche basse de Théodore.

— Léonard, c'est un plaisir de te revoir, affirma le chêne.— Vous voilà enfin réveillé, couina l'écureuil en fixant les nouveaux

venus de ses petits yeux brillants.— Je sais, je sais, reconnut le chêne, mais ces messieurs…— Ces gens-là ne sont pas d'ici, décréta l'écureuil sans cesser de regar-

der ces derniers. Ah non, alors !Le chêne Théodore rit en gloussant bruyamment, et cela donna un cu-

rieux mouvement circulaire à son feuillage, nécessitant de plusieurs se-condes pour pouvoir cesser complètement.

— C'est le cas, en effet, mais ce sont des gens de bien, à l'éducation soi-gnée, ils cherchent le hameau d'Hallstroll, et du diable si je me rappelleson emplacement. Pourtant, cela m'interpelle, mais ma mémoire me jouedes tours, c'est ennuyeux.

Léonard l'écureuil roux avait secoué la tête, comme si d'entendre detelles paroles lui faisait regretter de n'être point sourd. Puis il se mit àhouspiller vivement le chêne Théodore.

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— Cela n'a rien d'extraordinaire, voyons ! Rappelez-vous, juste avantde vous endormir, vous en parliez encore avec mon arrière grand-père !Hallstroll était le nom d'un humain vivant près d'ici, dans une vallée voi-sine, et un cousin à lui bâtissait sa maison non loin de la sienne !

Le chêne Théodore semblait abasourdi par ses paroles, si tant est qu'unchêne puisse arborer une expression éberluée. L'écureuil alertepoursuivait.

— Vous aviez peur de voir grandir le nombre de maisons humaines aufil des ans, et puis vous vous êtes assoupis…

— Sans doute, sans doute ai-je dit cela, et l'avais-je oublié, avoua-t-ilvers les deux amis de la Ligue.

— Probablement, acquiesça Iolo, mais une chose me surprend…— Le bourg d'Hallstroll semble être ancien, sans commune mesure

avec cet écureuil, Léonard, miaula Balbillus en fixant l'écureuil de son re-gard doré.

— C'est pourtant vrai, murmura le chêne, encore passablement esto-maqué. Et puis d'abord, pourquoi me vouvoies-tu ainsi ?

— Je ne suis pas l'écureuil avec lequel s'entretint Théodore, il y a long-temps ! grinça Léonard en bondissant sur le sol, près des amis. C'étaitmon arrière-grand-père, Léonard, dont je porte le prénom en raisond'une vieille tradition familiale !

— Est-il possible ! s'exclama le chêne, fort surpris de tout cela. Et com-ment se porte…

Puis il arrêta sa phrase, car l'inutilité de la question venait de lui appa-raître sans fard.

— Dans ma famille, nous le savons tous, les arbres sont assoupis, ilsbougent seulement lorsqu'ils ont cessé de dormir. L'un d'eux est lié ànotre sang par les liens de l'amitié, un chêne m'appelle et me fait venir, jesuis donc venu.

— Voilà, donc, articula Théodore d'un ton douloureux. Ainsi, Hall-stroll se trouve près d'ici…

— Derrière cette butte, il y a une pente légère et des arbres maigres,une herbe verte mais courte, une terre noire, c'est là, quelques maisons,pas plus d'une dizaine, expliqua l'écureuil, au plaisir, messieurs, lâcha-t-il avant de sautiller sur le sol en s'éloignant.

Puis il se redressa et s'adressa au chêne.— Venez donc nous voir avant votre prochain sommeil, monsieur

Théodore, maman nous l'a souvent dit, elle aimerait vous connaître.— Je n'y manquerai pas, mon garçon, assura le chêne d'une voix

tremblante.

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Le dénommé Théodore semblait passablement déprimé, et Balbillus lechat-cerise, en dépit de ses manières sarcastiques, s'en montra atteint.

— Allons, le temps a passé, mais l'on se souvient encore de vous, n'est-ce pas ?

— Il ne faut pas être triste ainsi, voyons, renchérit Iolo en le fixant àson tour.

Le chêne s'était tourné vers les deux compagnons, ses branches pen-dant lamentablement, comme si tous les malheurs du monde pesaientsur ses épaules.

— J'ai dormi bien longtemps, et à présent on parle de moi comme d'unêtre curieux. Mais je suis seulement un arbre, comme les autres ! serécria-t-il. Et où sont les miens ? Je me trouve bien seul…

— Il va nous falloir partir, dit comme en guise d'excuse le jeune Iolo.— Je comprends, allez, allez donc, messieurs, leur répondit Théodore,

mais faites-moi une promesse mon garçon, demanda le chêne plus préci-sément en direction de Iolo.

— Quoi donc, monsieur ? interrogea le jeune homme.— Ne vous endormez plus jamais, au grand jamais. C'est une chose

terrible de s'assoupir, et puis de se rendre compte que l'on a trop dormi.Vos amis auront disparu, et vous vous retrouverez abandonné et délais-sé sous le ciel gris, comme moi.

La pluie avait redoublé, et Théodore était semblable à un fantôme enguenilles au sein de l'île de Norland. Le crépitement de la pluie augmen-ta, le chêne agitant une dernière fois ses branches lorsque Iolo et Bal-billus s'apprêtèrent à repartir dans la direction d'Hallstroll.

— Nous essaierons de revenir vous voir, avant notre départ, promitIolo.

— Ne vous donnez pas cette peine, marmonna le chêne, au revoir,voyageurs.

Ce disant ses branches avaient touché un arbre proche, un autre chêne,d'allure plus maigre et presque pelé. Celui-ci se redressa brusquement.

— Pourquoi me réveilles-tu en sursaut comme ça ? s'emportait l'arbred'une voix fluette. Tu veux me faire mourir de saisissement, c'est ça ? Ilt'arrive d'avoir le sommeil difficile, mais là tu dépasses les bornes !

— Jon !— Et bien, oui, Jon ! répliqua l'autre du tac au tac. Tu attendais ta

soeur, peut-être ?Un sourire rasséréné aux lèvres, les deux amis s'éloignèrent dans

l'herbe humide, et déjà la pluie ne semblait plus aussi mélancolique et lu-gubre à Iolo. Derrière eux, la conversation des deux arbres était encore

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audible, même si elle s'amenuisait au fur et à mesure de l'avance des en-voyés de la Ligue.

— Toujours le même, sacré Théodore, reprit Jon, où en étais-je ? Oui,donc, si ce Hallstroll s'installe près d'ici, il viendra d'autres humains, tuverras, c'est à craindre, et notre belle tranquillité…

— Hum, le coupa Théodore, à ce sujet, j'ai une mauvaise nouvelle pourtoi…

— Kurt pensait comme moi…— Kurt, sapristi ! sursauta au loin le chêne, trop heureux de cette di-

version. Mais où est-il ?— Il dort encore, tiens, cette question, grognait l'acariâtre Jon.— On ne peut pas le laisser comme ça !Un court laps de temps s'écoula, et déjà leurs voix commençaient à se

faire inaudibles pour les deux voyageurs traçant leur route à traverschamps, jusqu'à un chemin de terre sillonné d'ornières, près de là. Il yavait une barrière de bois ternie par les intempéries, et Iolo l'escalada deson mieux. La conversation des arbres devenait murmure.

— Tu as raison, Théodore, il est de notre devoir de le réveiller.— Ne va-t-il pas s'emporter ?— Sottise, il nous remerciera, affirmait avec aplomb le chêne Jon. Peut-

être pas tout de suite, mais… et puis d'abord, me suis-je emporté, moi ?Kurt ! cria-t-il aussitôt.

— KURT ! KURT ! se fit-il entendre dans le lointain.— La solitude de ce sympathique Théodore aura été de courte durée,

en définitive, déclara Iolo en observant le paysage trempé sous la pluie,avec des monts de faible hauteur se rapprochant à travers la grisaille.

Balbillus le chat-cerise opina de la tête puis escalada un roc, d'un bondsouple. La pluie allait en s'éclaircissant, et des pins sombres à l'alluresouffreteuse apparurent bientôt par-delà la muraille brumeuse. Quelquesmaisons de pierres aux murs et aux toits d'ardoises moussus se laissèrentégalement distinguer, il s'en trouvait une poignée tout au plus, avec unruisseau gonflé par les eaux dévalant non loin de là.

— Nous voilà enfin devant le hameau d'Hallstroll, me semble-t-il, lesinformations du petit Léonard étaient donc bonnes, conclut Iolo.

Les deux amis accélérèrent le pas, la pluie fine et pénétrante conti-nuant à diminuer d'intensité. La première demeure du bourg était là, unéternuement sonore de la part de Iolo faisant sortir le maître de maisondevant les envoyés de la Ligue. C'était un homme dans la force de l'âge,il devait vivre tantôt de la chasse tantôt de la terre, et peut-être mêmequelquefois de la pêche. Après tout, l'île de Norland n'était pas bien

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grande, et la côte était relativement proche. Au surplus, il traînait aveclui un filet de pêche plutôt mal en point. Son visage s'éclaira lorsqu'il dis-tingua Iolo, en compagnie de son chat-cerise.

— Vous avez un très beau chat, jugea l'homme en saluant lescompagnons.

— Il s'appelle Balbillus, je suis Iolo, se présenta le jeune garçon.— Nous cherchons un ami installé depuis peu, miaula Balbillus, libéré

des convenances puisque les présentations d'usage avaient été faites.— Il vivrait près d'ici, nous a-t-on dit, un peu à l'écart du bourg, préci-

sa Iolo du ton le plus neutre possible.L'homme au visage rougeaud et aux cheveux grisonnants essuya ses

mains sur sa blouse de travail bouffante, avant de désigner du menton ladirection de l'ouest.

— Si l'étranger a des amis, j'en suis ravi, il n'a jamais beaucoup frayéavec nous, même si nous n'avons pas pour coutume d'importuner lesinconnus, lança-t-il en fixant les envoyés de la Ligue avec un surcroîtd'attention, aurait-on dit. On l'appelle l'étranger, nous ne connaissonspas son nom. Il habite là-bas, voyez ? Sa maison se laisse distinguer d'ici.

Il avait fait un signe de la main derrière les amis, ces derniers décou-vrant en se retournant, effectivement, une maison de pierres comme dureste toutes les autres. Elle semblait avoir été un refuge de bergers ou dechasseurs, avant d'être occupé par l'inconnu.

— Nous vous remercions pour votre aide, monsieur, miaula Balbillusle chat-cerise en effectuant un demi-tour, passez une bonne journée.

L'homme avait eu un discret signe d'assentiment, ses yeux sombresfixant par-dessous ses sourcils les deux compagnons. Iolo et Balbillusavaient déjà repris le chemin menant à la demeure en question, maisl'homme leur parla encore, de loin.

— Dites-le-lui bien, surtout, sa présence ne nous dérange pas, noussommes gens hospitaliers, sous nos dehors rudes. Nous serions enchan-tés de le recevoir chez nous.

Iolo approuva de la tête à ses paroles et lui fit un dernier signe de lamain, puis il marcha derrière Balbillus, ce dernier trottinant déjà sur laroute glissante. Après une courte accalmie, la pluie de nouveau s'abattaitsur les alentours en un crépitement caractéristique, obligeant Iolo à accé-lérer le pas. Il était déjà passablement enrhumé, et ne tenait pas à attra-per une pneumonie, parmi cette île grise de Norland. Le rideau liquides'épaissit, puis, au détour du chemin, ils frôlèrent des taillis buissonnantsdans lesquels, n'eut été l'averse intense, Balbillus se fut bien volontiersperdu. Un déluge se déversait à présent sur les environs, et Iolo en jurant

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accéléra le pas, jusqu'à une masse indistincte entr'aperçue près de là,avant l'obscurcissement du ciel sous les nuages plombés. On n'y voyaitplus à trois pas, et après avoir haussé la voix pour se faire entendre deBalbillus, Iolo franchit le mur liquide s'épanchant des hauteurstourmentées.

— Nous y sommes presque, Balbillus, la maison de cet homme doit setrouver, je pense…

Il n'avait pas encore esquissé un geste en direction de la bâtisse, et déjàdes murs à la lèpre émeraude se dressaient devant eux, comme surgis-sant du néant grisâtre et humide. La pluie redoubla de violence accom-pagnée de rafales cinglantes, lorsque longeant des vitres sales, aux voletsde bois écaillés, ils parvinrent jusqu'à la demeure en courant, cette fois-ci,pour échapper aux trombes d'eau, et ils ouvrirent sans tarder la ported'entrée.

Le plus grand silence régnait à l'intérieur, et après s'être bousculé pourpénétrer dans la maison Iolo vit comment l'intérieur était austère, maispropre. Il se trouvait là une grande pièce, séparée par un couloir d'uneautre, derrière, de dimensions plus réduites. Dans celle où étaient lesdeux amis, il y avait une cheminée aux braises encore fumantes ourléesd'une cendre grisâtre, avec une table de bois demi-ronde et plusieurs ta-bourets, un placard vétuste décoré de grilles de bois et quelques affairesposées sur un coffre vermoulu, nanti de renforts de cuivre à l'éclat éteint.Iolo demanda après le maître de maison, mais seul le silence lui répon-dit. Iolo se tourna vers Balbillus, trop heureux cependant d'avoir échap-pé à l'ondée.

— Je me demande où peut bien se trouver cet inconnu, lâcha-t-il de fa-çon songeuse au chat-cerise.

— Ne cherchez plus, lui répondit une voix nasillarde et légèrementtraînante.

Éclairé par un ciel grisâtre aux nuées tourbillonnantes, parmi le fracasde la pluie et le lointain roulement du tonnerre s'abattant sur la merproche, il se dressait l'habitant de cette humble maison, trempé et crottécomme l'étaient déjà les deux amis. Il portait des vêtements de cuir et unlong manteau dont les pans frôlaient le sol, des bottes de voyage et unchapeau dont les bords touchaient presque les montants de la porte. Sonépaule supportait la lanière d'une besace de toile, et derrière lui une grif-fure scintillante embrasa les cieux avant de tonner lourdement, l'inconnucontinuant, sans ciller, à fixer les deux envoyés de la Ligue.

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Chapitre 3— Une seconde, Balbillus, j'ai du mal à te suivre, se plaignit à voix

basse Iolo, car il n'avait pas la finesse de son chat-cerise Balbillus pour sefaufiler dans les herbes dégoulinantes de pluie, sous les frondaisons hu-mides. De plus, je ne comprends toujours pas la hâte avec laquelle tu asfait s'écourter notre entretien. Cet homme — Ce Lucius — m'a semblébien sous tout rapport, et son accueil exquis.

— Sottise, lui reprocha son asanthène Balbillus avec un reniflement demépris, il n'a pas cru un seul instant à notre égarement dans l'île de Nor-land, pourquoi aurait-il essayé de nous retenir ainsi, crois-tu ?

— Mais, les bonnes manières, et l'hospitalité de cette petite île… com-mença le jeune homme, avant d'être interrompu par un ricanement félinet sarcastique.

— Tu perds la tramontane, mon garçon, poursuivit le chat-cerise ens'accordant enfin une halte, alors que la pluie, après une brève accalmie,recommençait à faire se mouvoir les branches et dodeliner les feuilles.Ah, nous voici en un poste d'observation idéal, depuis cette souche, parla trouée d'arbres, tu vois, Iolo ? On distingue parfaitement sa maison,tout en bénéficiant d'un anonymat protecteur.

Les deux envoyés de la Ligue se tenaient dans une clairière de petitesdimensions, à mi-hauteur d'une colline basse recouverte d'arbres, de sa-pins noirs et de chênes, d'arbres indistincts mais ayant tous pour pointcommun d'être trempés depuis leurs racines jusqu'à l'extrémité de leurfaît. Ainsi, sur les deux amis, il s'ajoutait au crachin le goutte-à-gouttelent de la végétation les surplombant. Iolo prit son béret sur sa tête etl'essora soigneusement, avant de le visser de nouveau sur son crâne.

— Résumons, Balbillus, reprit le jeune garçon vers le chat-cerise.— Si tu veux, convint son asanthène après avoir jeté un regard inquisi-

teur vers la demeure, à travers une trouée végétale. Ce Lucius — unefausse identité, certainement — ne fera pas le moindre mouvement avantla nuit, je pense.

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— Cet homme nous a offert l'abri de sa chaumière lorsque nous luiavons parlé de notre égarement dans l'île, déclara Iolo en comptant surses doigts.

— Exact, approuva son asanthène, mais si tu veux mon avis, tu devraisremonter plus avant le fil des évènements.

— J'allais le faire, acquiesça le magicien de la Ligue. Ce Lucius est unhomme pauvre, il vient de s'installer dans cette maison abandonnée. Iln'a pas d'amis, et proviendrait de la province proche, par-delà la mer deSanth, dont j'ignore tout, par ailleurs.

— Et moi, donc, miaula Balbillus en opinant du chef, ses yeux d'or mi-clos sous la bruine céleste.

— Il m'a semblé parfaitement sincère, expliqua Iolo, et son amabilitém'a séduit, mais tu as prétexté une tâche urgente pour nous obliger ànous éclipser, de façon extrêmement malpolie, si tu veux mon opinion.

— Cet homme n'est pas pauvre, ni par ses vêtements, ni par son élocu-tion, le houspilla le chat-cerise avec un agacement réprimé. Serais-tudonc aveugle à ce point, Iolo ?

— Non, bien sûr, se défendit ce dernier, mais la pauvreté n'est pas tou-jours synonyme de rusticité et d'ignorance.

— Loin de là, en effet, reconnut à son tour le chat-cerise, mais il n'a pasgobé une seconde notre explication, et sa mine papelarde visait simple-ment à nous surveiller de façon plus commode.

— Tu crois ? s'enquit Iolo, à présent pénétré d'un doute.— Bien sûr, feula le chat-cerise. As-tu aperçu le moindre outil de tra-

vail agricole dans sa maison, ou dans une grange proche ? Possède-t-ildes filets de pêcheur, une carriole de marchand ambulant ?

Iolo ouvrit la bouche pour répondre, mais après une rapide réflexion,il préféra n'en rien faire. En effet, la question était loin d'être stupide.

— Iolo, cet homme se déplace les mains dans les poches, il est de pas-sage, comme nous, assura l'asanthène à voix basse. Il n'a pas gobé notrediscours et il se sait surveillé. Car il va abandonner cette chaumière, tôtou tard, et si nous perdions maintenant sa trace, nous ne le retrouverionsplus, ou alors au prix de difficultés extrêmes.

— Sans doute n'as-tu pas tort, avoua Iolo, estomaqué par les déduc-tions de son asanthène et son manque de maturité personnel dans le do-maine de la cogitation. Mais peut-être as-tu commis une erreur.

— Je veux bien être patafiolé si c'est le cas, lâcha Balbillus le chat-ce-rise, dans une de ses rares prises de risque. Pourquoi dis-tu cela ?

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— Tu l'as affirmé tout à l'heure, notre inconnu ne se déplacerait pasavant la nuit, hors, sa porte vient de s'ouvrir, et un tourbillon aérien sedirige vers nous.

Effectivement, durant l'infime seconde pendant laquelle l'attention vi-gilante du chat-cerise était tournée vers son ami Iolo, la porte del'inconnu s'était entrouverte, et un mystérieux phénomène s'acheminaitdans leur direction en hurlant. Les deux amis furent emportés avantd'avoir pu esquisser le moindre geste, la trombe furieuse empêchanttoute discussion entre Iolo et l'asanthène. Le temps sembla s'étirer pourles magiciens de la Ligue durant une éternité, puis la tempête bruyantese tut. Tous deux furent déposés — sans ménagement, il convient de lepréciser — en une plaine blanche et scintillante, où régnait une tièdetempérature et en laquelle se trouvaient disséminés de curieux cactus ar-gentés aux épines saillantes et aux fleurs mauves, auprès d'arbres àl'écorce violet sombre et crevassée, nantis de feuilles à la verdeur inexis-tante. Iolo nécessita de plusieurs secondes pour récupérer ses esprits,tant ses pensées s'agitaient de manière tumultueuse dans sa tête, et visi-blement le chat-cerise Balbillus, en dépit de toute sa science, se trouvaiten un cas similaire.

— Quel tournis… se lamenta Iolo après avoir prodigué un regard cir-culaire autour de lui.

— Ce triste sire est rusé, il a profité d'un moment de distraction pourse débarrasser de nous. À présent, il a abandonné la chaumière et il vanous devenir très difficile de retrouver sa trace.

— Nous sommes sur l'Impérium de la lune, jugea le jeune garçon enfixant les alentours aux caractéristiques très lunaires, en effet.

— J'abonde dans ton sens, mon garçon, miaula Balbillus après avoirfixé un globe bleu et ocre marbré de blancheur, flottant au zénith. Il nesaurait en être autrement.

Les deux compagnons se mirent à marcher au hasard, afin de rassem-bler leurs idées et de préparer au mieux la suite de leur affaire, si toute-fois une telle chose, à présent, pouvait être envisagée.

— Tout cela est très fâcheux, se morigénait Balbillus à mi-voix. Il nousa envoyés sur la lune, comme de vulgaires apprentis, et en a profité pours'enfuir… Nul ne sait où.

— Nous pourrions retourner sur l'île de Norland, dit Iolo sur le che-min lunaire. Peut-être l'arbre Théodore nous sera-t-il d'une aide quel-conque, ou bien Jon et leur autre compagnon, comment l'appelaient-ils,déjà ?

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— Kurt, il me semble, répondit Balbillus en dévisageant les environs.C'est effectivement une bonne idée, et cette piste pourrait être explorée,sait-on jamais. Car faire demi-tour à présent au Siège Périlleux de laLigue, la queue basse, serait pour nous et Basilidès le Gnostique un échectrès dommageable.

— J'en suis conscient, acquiesça Iolo, et je veux tirer cela au clair. Je re-connais avoir péché par naïveté jusqu'à présent, mais cela ne se repro-duira plus. Je trouverai pourquoi cet homme se dissimulait sur la Terre,et pourquoi il nous a chassés afin de conserver encore son anonymat.

— Je me réjouis de ta décision, mon garçon, mais avant de retourneréventuellement sur l'île de Norland, nous allons demander l'aide d'unvégétal précieux. Il pousse uniquement sur la lune, et pourra nous ren-seigner utilement. Suis-moi.

Éclairés par la lumière douce provenant du globe terrestre proche, lesdeux magiciens de la Ligue quittèrent le chemin et piétinèrent l'herbe auvert délavé, et dans le paysage boisé et lunaire la blancheur était la teintedominante, même si des cactées à l'éclat d'argent scintillaient en millelieux et les arbres — pas tous, car d'aucuns semblaient constitués de cris-tal — étaient de sombre écorce avec des frondaisons à la pâleur extrême.Il se trouvait des fleurs sur la lune, découvrait silencieusement Iolo, carjamais encore il n'était venu en ce lieu, et elles avaient des teintes trèsclaires et des formes tarabiscotées, comme si elles n'entretenaient aucuneressemblance avec celles de la Terre, mais bien plutôt avec des mondes etdes univers totalement étrangers. Du reste, il se laissait distinguer au loindes demeures aux murs de corail blanc et aux formes géométriques,identiques à des cubes amoncelés sans ordre ni symétrie sur la plaine, etplus loin encore à l'horizon, une muraille haute et ténébreuse, tellel'empire du mal. Tout en continuant à avancer vers un massif végétal àl'allure particulière, dont les fleurs dodelinaient et se balançaient conti-nuellement, avec un coeur poudreux gros comme une orange et des pé-tales lancéolés à la teinte safranée, Balbillus miaula songeusement.

— Voici la Frontière, Iolo, observe sa noirceur, elle délimite les limitesde l'Impérium et celles du territoire Amazoon. Là se conclut la puissancede la Ligue des Magiciens de la Terre.

— Et commence celle des sorcières Amazoon, comprit Iolo.Mais à présent le chat-cerise Balbillus avec son ami Iolo avait atteint

son objectif, à savoir un buisson fleuri à la mouvance sans fin.— Bonjour, mesdemoiselles les tourneterres, commença pompeuse-

ment Balbillus, en s'adressant à ces dernières.

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Celles-ci sans interrompre leur ondulation avaient répondufaiblement.

— Bonjour, voyageurs de la Terre, et bienvenue à vous, car nous ché-rissons votre patrie d'où nous sommes nées, et jamais nous ne la quittonsdu regard, et toujours nous dansons pour elle. Voyez comme noussommes belles, nous, les tourneterres, murmuraient-elles dans le zéphyrlunaire.

— Belles, vous l'êtes, certes, reconnut le chat-cerise, et votre beauté etgénérosité est reconnue de partout, jusque dans notre patrie où l'on louevotre nom, sachez-le bien.

Le massif de tourneterres — il s'en trouvait d'autres plus loin, maiscelui-ci était le plus proche — se mit à roucouler et à glousser, le chat-ce-rise en profitant pour reprendre.

— Mais nous savons aussi votre vigilante attention pour toute chose,aussi sommes-nous venus vous demander un service, mesdames lestourneterres.

— Faites donc, joli chat couleur de feu vif, reprit le massif de fleurs.— Voici peu, un tourbillon magique nous a déposés près d'ici…— Nous l'avons vu, nous l'avons vu ! se récrièrent les fleurs en accélé-

rant leur danse d'adoration de la Terre.— Ce tourbillon venait de la bonne île de Norland, où nous nous trou-

vions encore il y a peu, poursuivit le chat-cerise sans prêter attention aubabil floral. Mais pourriez-vous nous dire, gentes et belles fleurs de tour-neterre, la direction prise ensuite par cette trombe enchantée, c'est trèsimportant pour nous.

— Aimables terriens, la partie noire de la lune est la direction prise parce vent follet, dit le massif, et il s'est posé brièvement de l'autre côtéavant de repartir dans l'espace, hors de notre portée.

Parmi l'Impérium de la lune, Iolo se tourna vers le chat-cerise, près destourneterres dansantes et parfumées.

— N'était-ce point déjà l'Obscure Face, désignée par notre informateurcomme point de départ lunaire de cet homme ?

— C'est bien le cas, effectivement, avoua l'asanthène du magicien.Le jeune homme devint songeur, et après avoir vivement remercié les

fleurs de tourneterre pour leur aide précieuse, le duo s'en repartit au ha-sard sur la plaine lunaire, déambulant tout en discutant, afin de mieuxpouvoir s'éclaircir les idées. Un vent parfumé soufflait sur la plaine, dis-persant un sable blanc cristallin. Les cactées argentées luisaient sousl'éclat de la Terre proche. Dans les bois mystérieux, des oiseaux chan-taient en se dissimulant dans les branchages.

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— Une importante étape se situe donc sur la Face Cachée, réfléchit àhaute voix Iolo en se caressant le menton. Il nous faut aller là-bas,s'exclama tout à coup le jeune garçon en désignant du doigt la Frontièredu territoire des sorcières Amazoon. Peut-être retrouverons-nous la tracede son passage, et pourrons-nous en déduire son emplacement actuel.

— Non, trancha gravement le chat-cerise Balbillus, il nous faudra eneffet agir ainsi, mais pas encore, pas encore. Tu es trop vif et agité, Iolo.Si cet homme — un magicien puissant, certainement, mais il ne doit pasêtre uniquement cela — a éprouvé le besoin de se positionner dans l'îlede Norland puis d'en repartir ensuite, ce n'est pas pour rien.

— Notre venue l'a inquiété, il a découvert la vigilance de la Ligue desMagiciens de la Terre.

— Oui, mais il ne s'agit pas seulement de cela, miaula gravementl'asanthène. Car il n'a pas été effrayé par notre présence, peut-être mêmes'y attendait-il. N'a-t-il pas voulu nous retenir ? C'était pour mieux nousneutraliser.

— En quittant sa maison, nous avons contrecarré ses plans, réalisaIolo.

— Exactement, et pour pouvoir les réaliser quand même, à savoir,quitter l'île de Norland en toute discrétion, il a dû venir nous trouver etnous tournebouler la tête afin de profiter de notre vertige.

En discutant, les deux amis avaient avancé jusqu'à un bosquet d'arbresviolacés à l'ombrage subtil, car l'éclat de la Terre entre les branches tra-çait des sillons d'argent sur l'herbe et les fleurs, la terre sèche, même lesgrillons et les hannetons. Iolo s'était assis sur une souche pourrissante, etavec un soupir de volupté Balbillus s'était allongé sur l'herbe comme sirien ne pressait plus désormais.

— N'a-t-il pas commis une grossière erreur ? s'enquit Iolo avec une ex-pression étonnée, après s'être saisi d'un brin d'herbe et s'être mis à le mâ-chonner furieusement. Si sur la Face Cachée il se trouve un lieu impor-tant pour lui, jamais il n'aurait dû nous projeter ici afin de dissimuler sondépart.

— Certes, convint Balbillus en plissant ses yeux d'or, parmi les prêleset les fougères languissantes. Il est allé sur Norland — ou ailleurs, carnous ignorons s'il ne s'est pas déplacé sur le reste de Terre — unique-ment pour trouver quelqu'un, ou quelque chose. Avant son départ, il avoulu nous éloigner au maximum de cet endroit sensible.

— Lorsque cela a été fait, il s'en est reparti… Nul ne sait où, aprèsavoir fait un crochet par la Face Cachée. Il va nous falloir revenir de nou-veau à Norland, afin d'y trouver des indices subtils.

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Balbillus le chat-cerise opina du menton, dans les herbes folles et lesnarcisses lunaires.

— Puis nous repartirons vers la Face Cachée, dans le territoire desAmazoons.

— Tu commences à faire preuve d'une sagacité convenable, Iolo, lâchale chat distraitement, tout en bâillant devant le vol erratique d'un pa-pillon bariolé.

— Dans ce cas, ne devrions-nous pas repartir au plus vite vers l'île deNorland ? interrogea Iolo en se rasseyant sur la souche, après s'être levéafin de mieux discourir et réfléchir.

— Il ne sert à rien de courir quand il suffit de marcher, il est inutile demarcher lorsque l'immobilité convient.

— De quoi s'agit-il ?— C'est un proverbe tortue, expliqua le chat-cerise à Iolo, comme en

aparté. Ah, le voilà enfin.Un petit homme bedonnant enveloppé dans une grande robe de soie

violette venait vers eux, avec sur la tête un cône de feutre pointu dotéd'incrustations dorées. Ses mules recourbées piétinaient l'herbe lunaire etses poignets, ses doigts s'ornaient de bijoux auxquels il paraissait accor-der une grande attention. Il avait un visage rond et des cheveux gris cou-pés très courts, une bouche lippue et un nez busqué. Il s'adressa auxdeux envoyés de la Ligue avec la plus grande aménité.

— Bonjour, Zaphirion, lui lança le chat-cerise, après avoir bâillé denouveau.

— Bonjour, bonjour, Balbillus, et voici, je suppose, ton ami Iolo. J'en aientendu dire grand bien.

Le contact lunaire de la Ligue, Zaphirion, avait serré la main du jeunehomme et fait le geste rituel secret de reconnaissance, ce dernier permet-tant à chaque magicien de la Terre de reconnaître instantanément en touslieux un ami sûr. Iolo lui avait rendu son salut avec une certaine mal-adresse, mais Zaphiron ne prit pas la peine de relever ce dernier détail.

— Je suis venu aussitôt après avoir senti votre présence, vous n'êtespoint parti encore, je vois.

Zaphirion avait une voix de basse contrastant curieusement avec sonaspect inoffensif, Balbillus ouvrit la gueule pour répondre mais déjà leurcontact avait repris la parole.

— Vous m'attendiez, venait de comprendre ce dernier.— En effet, Zaphirion, nous avions le désir de connaître enfin person-

nellement notre contact sur l'Impérium, avait assuré le chat-cerise, et sur-tout, nous voulions te poser une question.

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— Pose donc, mon ami, soupira leur contact en s'asseyant à son toursur l'herbe tendre, non loin des tourneterres dodelinantes. Diantre,l'herbe est bien douce, par ici…

— Pourrais-tu nous dire avec exactitude le lieu de la Face Cachée où cecurieux personnage de l'île de Norland s'est posé, avant de repartir on nesait où ?

Zaphirion avait secoué la tête négativement, sans même prendre lapeine de réfléchir.

— Non, pas du tout. Je suis particulièrement doué pour distinguer lesOmbres Spectrales, les Chemins et les Sentes Sacrées me sont connuescomme ma poche. Je parviens à les scruter jusque dans mon sommeil.Mais lorsque vous avez échoué sur l'Impérium, un brouillard froid s'estlevé autour de la lune, et m'a empêché d'avoir une vision claire des évè-nements. Cela ne m'est jamais encore arrivé, je dois le confesser. Maispour la première fois de ma vie, j'ai failli à mon devoir de guetteur de laLigue, j'en conviens.

Balbillus le chat-cerise s'était tourné vers Zaphirion, comme pour dissi-per toute équivoque.

— Loin de moi l'idée de te blâmer, Zaphirion, car je pressens de singu-liers évènements, par ici. Sois donc sans crainte.

— Je suis d'accord avec toi, reprit Zaphirion en prenant une expressionennuyée, moi aussi je devine la responsabilité des Amazoons dans lanaissance de ce brouillard magique. Je ne les pense pas liées à cethomme, mais apparemment elles favorisent ses desseins, je ne sais troppourquoi.

— J'entretiens des doutes, sur la véritable nature de cet homme, pour-suivit Balbillus le chat-cerise en fixant la ligne d'horizon lunaire, derrièrelaquelle s'était couché le soleil. Son aura m'a paru exagérément terne,comme si elle était voilée sciemment.

— Lors de son précédent envol depuis la Face Cachée vers l'île de Nor-land, après lequel j'avertis secrètement la Ligue, révéla à demi-mot Za-phirion, je lui distinguai fugitivement la luminosité caractéristique desAutres, avant sa disparition dans l'éther.

Le chat-cerise avait approuvé de la tête aux révélations du mage.— Cela me surprend seulement à moitié, j'ai moi aussi eu ce soupçon.— Va-t-on m'expliquer enfin de quoi il retourne ? déclara avec agace-

ment le jeune homme, crachant du même coup son brin d'herbe, mâ-chonné furieusement à plusieurs reprises.

— Cet homme… à mon sens, et aussi d'après Zaphirion, est un Hérosdes Temps Anciens, dit posément Balbillus en fixant son ami. Avant, sur

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la Terre, il se trouvait une peuplade de surhommes aux pouvoirs extra-ordinaires, et dotés d'une force, d'une longévité sans pareil. Mais ilss'éteignirent, ou bien ils disparurent, nul ne sait trop pourquoi, et leursouvenir s'effaça de la mémoire des hommes.

— Tout cela se passait lorsque les Amazoons régnaient encore sur laTerre, et que le Graal éclairait le monde, affirma Zaphirion. Leur simplenom fait partie de la légende, et ils auraient disparu à jamais, affirmentdes érudits. Mais il s'en trouve encore une poignée de par les mondes, laLigue le sait très bien.

— Et sur la Terre ? demanda subitement Iolo, saisi de curiosité.— Il n'y en a plus depuis bien longtemps, ou alors en nombre extrême-

ment réduit, miaula le chat-cerise, cependant… l'un d'entre eux est venurécemment chez nous, et il vient d'en repartir. C'est incontestable !

— Assurément, avoua Zaphirion en cueillant à son tour un brind'herbe.

— Ainsi, vous n'avez point vu le lieu de la Face Sombre vers lequel il abifurqué brièvement, avant de s'évanouir dans l'éther ?

— Pas le moins du monde, répondit le contact de la Ligue vers Iolo.— Mais pourriez-vous vous souvenir de celui dont il usa avant son ar-

rivée sur la Terre ?— Oui, j'ai eu le temps de m'y employer depuis, reconnut Zaphirion

en plissant ses yeux, sous l'effort mental. C'était en un cratère noir appeléla Gueule de Vara, ainsi me l'a décrit un esprit aérien. Je n'en sais pas da-vantage, mais les êtres et les Choses Subtiles sauront de quoi il retourne,si besoin est. Pourquoi voulez-vous le savoir ?

— La Gueule de Vara et l'endroit de la Face vers lequel il a bifurquépourraient bien être un seul et même lieu, articula paisiblement Balbillus.Allons, Iolo ! Il est temps de retourner sur l'île de Norland, tout près dece hameau d'Hallstroll si cher à ton coeur…

Magiquement, un fin voilier à l'étrave luisante venait d'apparaître de-vant eux, et sans y regarder à deux fois les envoyés de la Ligue sautèrentà bord, afin de profiter de la brise commençant à souffler. Ils firent leursadieux à leur contact sur l'Impérium, et déjà le petit navire à la voile im-maculée et triangulaire s'inclinait par le travers en fendant le vide.

— Tiens bon la barre, matelot ! lui conseilla le chat-cerise de fort bonnehumeur. Les péripéties s'accélèrent, et notre besace est pleine de bonsrenseignements, frais et savoureux comme des champignons !

Iolo se mit à rire en serrant à deux mains la barre du gouvernail, ar-guant des accents lyriques de ce dernier. Leur nef filait dansl'atmosphère lunaire, bientôt il advint un froid glacial, les étoiles

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clignotant sans fin. Balbillus le chat-cerise s'était roulé en boule et Ioloavait rabattu contre lui les pans de son manteau noir, ses bottes sombresreposant sur le fond de bois. Son béret posé sur le côté de la tête, ilsvirent se rapprocher la Terre, monde bleu et vert, obscur et terrible dansle halo lumineux cerclant l'horizon. Le coeur du jeune homme vint àmanquer lorsque la nef plongea vers la surface du globe, mais il ne lâchapas le cap et relevant la proue afin de freiner leur descente, ils crevèrentla couche nuageuse avant de voguer dans un épais brouillard, jusqu'àvoir venir vers eux les gouttelettes d'une pluie froide.

— Nous approchons de l'île de Norland, indubitablement, maugréaIolo.

Balbillus hoqueta bruyamment, mais il parvint à ne pas rire. Leur em-barcation perça ensuite la chape brumeuse, puis une mer grise se mit àdéfiler vivement. Bientôt, en effet, comme l'avait pressenti le jeune gar-çon, une côte sombre et déchiquetée survint, et ils survolèrent dans unvent froid, sous un ciel bas et gris, des rochers acérés et des terrespauvres, avec des forêts dont l'aspect leur était déjà connu. Au loin, unarbre — curieusement — leur faisait de grands signes à l'aide de sesbranches, les agitant comme s'il s'agissait de ses bras.

— Là, Iolo, miaula le chat-cerise en désignant du museau l'arbre par-couru de mouvements saccadés.

— Quoi, là ? interrogea Iolo en ne voyant pas où son ami l'asanthènevoulait en venir.

— Il s'agit probablement de Théodore, expliqua le chat-cerise, il nous apris en sympathie et peut-être pourra-t-il nous donner de précieuxrenseignements.

— La sagesse t'inonde, Balbillus, grinça le jeune garçon apparemmentcomplexé par les déductions de son ami. Tu es véritablement une fon-taine de savoir.

Cette fois-ci le chat-cerise rit franchement, et de bon coeur. Virant versl'ouest, tout en prenant garde à ne pas se faire emporter par le mouve-ment du mât, Iolo approcha leur nef de Théodore, car il s'agissait effecti-vement de lui. Il jeta l'ancre au sein d'une terre grasse, sous la pluie finede l'endroit, fine et éternelle, commençait à croire le magicien. La nef res-ta suspendue dans les airs, puis magiquement les deux amis se laissèrentchoir sur le sol.

— Combien je suis heureux de vous revoir ! se réjouit Théodore.Seriez-vous venus me saluer, avant votre départ ? Ce serait bien civil devotre part, allez !

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— Hum, lâcha Iolo en toussant pour masquer sa gêne, c'est le cas, maispas seulement, car la personne que nous cherchions a agi curieusementenvers nous, nous voudrions pouvoir la revoir une dernière fois.

— Hélas, elle est partie en coup de vent, renchérit Balbillus en grima-çant à part lui à cette dernière image, nous sommes restés Gros-Jeancomme devant.

— Nous sommes très tristes, ajouta Iolo en ouvrant les bras dans unfeint désespoir.

— Je comprends cela, assura l'arbre Théodore, à présent définitive-ment réveillé. Perdre un ami cher est toujours un déchirement, si vous lerecherchez, je veux bien vous aider.

Ce disant il avait poussé d'une branche amicale — mais ferme — lesdeux amis, et le trio avait pris la direction d'un bosquet proche, la pluiefine commençant à s'amenuiser, au secret étonnement de Iolo.

— Voyez-vous, j'ai réfléchi depuis notre dernière rencontre, et dans lavie, ai-je réalisé, il est néfaste de fermer les yeux ou bien de se laisser al-ler. Mieux vaut être actif, afin de garder une attention vigilante sur toutévènement pouvant se passer autour de vous. Car, sachez-le, tout,entendez-vous, tout, peut être passionnant et lourd de sens.

— C'est vrai, acquiesça le chat-cerise, posant la patte sur un sentierboueux tournant vers la droite. Et puis, certaines personnes peuventdonner parfois des renseignements précieux.

— Tout à fait, indubitablement, approuva l'arbre Théodore en conti-nuant d'agiter ses branches en discourant, comme si ce mouvement inin-terrompu lui était nécessaire pour pouvoir s'exprimer. Ainsi, parexemple, je suis allé voir la famille de ce gentil écureuil, vous souvenez-vous ? Et j'ai été charmé. Des gens exquis sous tout rapport, vraiment.

— Auriez-vous observé d'autres faits aussi marquants, depuis ? de-manda le jeune Iolo, en fixant les cieux.

Il pleuvotait à nouveau.— Certainement, Jon, mon ami, vous l'avez déjà vu, s'en est allé cher-

cher Kurt le noisetier et ils ont croisé Anselme, le chêne noir, ils se sontmis à discuter. Ils doivent parler encore à l'heure actuelle.

— Comme cela est étrange, soupira le chat-cerise en ne sachant tropcomment expliquer l'insignifiance des faits rapportés.

— En effet, consentit l'arbre Théodore, j'ignorais la présenced'Anselme, ce vieux grognon, parmi nous, mes amis sur l'île sont nom-breux. Ce n'est pas tout, une sorcière aimable habite près d'ici, elle mefait un signe de la main à chacune de nos rencontres, et je lui réponds

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poliment en lui faisant " coucou ", car, entre voisins, vous comprenez, lamoindre des choses…

— Nous voudrions juste, si c'est possible, d'éventuelles indications surnotre ami, parti si mystérieusement, nous le cherchions avec anxiétélorsque nous nous sommes croisés, rappelez-vous.

— Ah, oui, se souvint alors Théodore, je l'avais oublié. En vérité, je nesais pas grand-chose, mais j'avais promis de vous aider. Et justement,l'un de mes camarades a eu à se plaindre de lui, il m'en a parlé dernière-ment, mais peut-être pourra-t-il mieux vous l'expliquer lui-même. Julot !lança-t-il à la cantonade. Julot, mon ami !

Iolo et le chat-cerise Balbillus virent alors se redresser devant eux unvieil arbre à la silhouette décharnée et recroquevillée, d'un grand âge etayant souffert grandement des intempéries.

— Holà, vieille branche, lui répondit le dénommé Julot en faisantpreuve d'un humour typiquement arboricole. Tu amènes du monde, jevois.

— Ces personnes — de braves gens, je te rassure tout de suite — re-cherchent un ami à eux parti précipitamment, et justement tu m'avaisparlé de lui il y a quelques jours, tu t'en souviens ?

— Je m'en souviens parfaitement, éclata d'un rire hoquetant le Julot,puisque je t'en ai entretenu ce matin. En fait, il s'agit tout simplement dececi : cet homme, très curieux et solitaire, au demeurant, s'est envolé d'icisous la forme d'un tourbillon aérien — j'en ai eu les feuilles toutes retour-nées — et du haut des cieux, il a perdu quelque chose. Je l'ai ramassé etl'ai appelé, en vain. Je l'ai accroché à mes branches en attendant son re-tour, mais bon…

Le Julot s'était haussé sur ses racines afin de montrer l'objet aux deuxcompagnons, et ces derniers l'examinèrent soigneusement, avec une mé-ticulosité frisant l'obsession.

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Chapitre 4L'air était froid et sec sur la Face Cachée de l'Impérium. Les pays éclai-

rés et les plaines blanches se trouvaient de l'autre côté, dans l'orbe de do-mination de la Ligue des Magiciens de la Terre, et une nuit éternelle pla-nait sur la Gueule de Vara, où les regards intrigués des deux magiciensallaient et venaient continuellement. Un semis d'étoiles tremblantes éclai-rait la voûte de leur splendeur glacée et lointaine, des arbres noirs sedressant par bosquets non loin d'un vaste et immense cratère. Des mon-tagnes érodées s'étiraient dans les profondeurs de l'horizon, là même oùétait une balafre claire et scintillante, telle une frontière lumineuse. Ioloeut un pincement au coeur en réalisant combien leur Être de Vent venaitde les déposer loin à l'intérieur du territoire des Amazoons, puisl'adolescent près de son asanthène félin poursuivit son observation deslieux.

Une cité paisible s'étalait dans l'enceinte du cratère, comme s'ils'agissait de fortifications symboliques édifiées là par les hommes et nonpoint par la nature. Il y avait de hautes tours de cristal noir— l'Impérium abritait des mines inépuisables de ce fameux cristal, dontil s'en vendait même sur Terre — et des bâtiments plus bas et trapus, or-nés de baies transparentes et de portes monumentales se blottissant aucoeur de la Gueule de Vara. Des chemins serpentaient vers la petite citépuis se perdaient au loin, vers un cours d'eau dont l'argent brasillait dansla noirceur de l'horizon, fil tortueux et argentin.

— Allons, miaula le chat-cerise Balbillus en prenant le premierl'initiative de la marche.

Iolo le suivit en silence, impressionné malgré lui de marcher ainsi surle territoire, la chasse gardée, prétendait-on à la Ligue, des sorcièresAmazoons. Ils allèrent sur la plaine caillouteuse, le jeune garçons'enroulant dans les plis de son long manteau de voyage, son béret sur latête et sa besace contre lui. Ses bottes ripaient sur les cailloux de la FaceCachée, ses derniers roulant de gauche et de droite avec un bruit sec. Fi-nalement, ils prirent pied sur un chemin menant vers la petite cité, et

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d'une voix inquiète l'adolescent s'adressa au chat-cerise, à la démarcheinfatigable.

— Notre présence ici ne sera-t-elle pas interprétée négativement ? LesAmazoons, m'a-t-on dit, sont des sorcières farouches et fières, et…

— Tu n'as pas de souci à avoir, le rassura Balbillus, sans cesser de trot-tiner à ses côtés, les Amazoons en bien des domaines — presque tous, àvrai dire — sont un peuple évolué, et répandu sur quantité de mondesimprégnés par leur civilisation immémoriale. À leurs avant-postes, ellesdoivent être un peu plus vigilantes, je te le concède, mais ceux vivantchez elles et appartenant à des civilisations différentes sont traitésconvenablement.

— L'Être de Vent nous a fait franchir leur rideau défensif, comprit lejeune garçon.

— Exactement, expliqua le chat-cerise en hochant la tête vers son ami.Dorénavant, pour quiconque nous le demandera, nous ne venons pas dela Terre — oublie ce mot, au moins dans l'attente de notre retour — maisde l'Impérium, et nous sommes ici en quête d'aventure et d'une viemeilleure, est-ce bien clair ?

Iolo fit oui de la tête, et allait interroger son compagnon sur le fait desavoir si une simple recherche au sujet d'un inconnu disparu mystérieu-sement de l'île de Norland méritait tout ce travail, puis un sillon lumi-neux traversant fugitivement les cieux le fit se taire, son asanthène Bal-billus levant les yeux. Un fil d'or et de feu s'était projeté depuis les té-nèbres cosmiques vers la Terre, s'arquant en direction de la Face Cachéede la lune, avant de disparaître. Une étoile filante.

Ils reprirent leur route et avancèrent sur le chemin jusqu'à atteindre lespremiers bâtiments, devant reconnaître — Iolo surtout, car Balbillus nes'étonnait jamais de rien — qu'architecturalement la petite cité aux ar-tères à angle droit et aux pavés scintillants entretenait peu de rapportsavec les demeures situées près de leur Manoir de Corail, sur la Terre. Lapropreté des lieux était extraordinaire, et il y avait des arbres plantés ré-gulièrement le long des rues, avec un feuillage argenté et un tronc à lateinte ivoirine, des bancs de pierre placés régulièrement. Les tourss'élevaient vers les cieux noirs, toutes clignotantes de lumières multico-lores, et des serpents ailés franchissaient les cieux, des Vouivres, révélaBalbillus à son jeune ami. Les maisons de dimensions plus réduites,même si elles étaient encore très grandes pour le terrien de la Ligue,avaient des porches surdimensionnés avec des réverbères brillants proté-geant les entrées. Des habitants peu nombreux déambulaient dans lesrues, et surtout, surtout, il y avait une patrouille de sorcières Amazoons

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venant vers eux. Elles étaient montées sur des créatures énormes et repti-liennes, au ventre pansu, aux pattes difformes, squameuses et griffues.Grise était leur peau plissée, étincelant leurs crocs jaillissant d'une têtetriangulaire au regard jaunâtre. Leur longue queue traînait derrière eux,à l'allure lente du couple monstrueux constitué par les deux Amazoonsen patrouille. Si Iolo s'astreignit à garder une marche et une allure non-chalante, sans doute Balbillus le chat-cerise observa-t-il chez lui un trem-blement imperceptible, car l'asanthène feula vers lui à voix basse.

— Calme-toi, les Amazoons dans le territoire où nous sommes sont ha-bituées à fréquenter des gens dissemblables, nous déambulons près d'unposte frontière, ne l'oublie pas.

Les sorcières Amazoons avaient jeté aux deux amis un regard froid etdistrait, poursuivant leur route vers l'extérieur de la Gueule de Vara,sans doute allaient-elles patrouiller vers la Frontière. Elles étaient de noirvêtues, avec des vêtements amples et le large chapeau caractéristique desfemmes de leur art. Leurs montures portaient seulement une couverturebariolée, sans arme ni objet d'aucune sorte.

— Leur magie est puissante, affirma Balbillus afin de prévenir toutequestion future, et suffit amplement à leur tâche.

En vérité l'une des Amazoons possédait la blancheur du lait, et sa com-pagne détenait la noirceur de l'ébène, avec des cheveux longs et fins cou-leur indigo pâle. Celle des deux sorcières à être blanche avait des che-veux coupés courts d'une noirceur de corbeaux, et arborait des pende-loques argentées aux oreilles.

— La civilisation des Amazoons est étrange, confessa Iolo à mi-voixvers son ami.

— Encore as-tu seulement observé une quantité infime des merveillesde leur société, si nous devons nous aventurer plus avant dans leur terri-toire, tu verras des choses inconcevables pour un terrien, crois-en monexpérience.

Si l'une des sorcières avait la peau noire et les cheveux azurés, il setrouvait des hommes avec une peau noire également, et une chevelureindigo. Il y avait aussi des hommes et des femmes d'origine indiscutable-ment terrienne, et d'autres dont Iolo fut bien en peine de deviner la pro-venance, d'une région inconnue de la Terre… ou bien d'ailleurs. Au mi-lieu de la faible agitation, dans la petite cité, Balbillus et son ami Iolo al-lèrent s'asseoir sur un banc afin de discuter plus amplement de la situa-tion. La nuit était un rideau d'ébène au-dessus de leur tête.

— Il nous faut obtenir des renseignements sur le passage de notre visi-teur, miaula Balbillus le chat-cerise en guise de préambule.

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— Certainement, mais comment nous y prendrons-nous, s'inquiéta lejeune garçon. Nous sommes des étrangers ici, il va nous falloir du tempspour inspirer suffisamment de confiance à un habitant de l'endroit.

— Tu oublies l'inébranlable curiosité humaine, elle se trouve répanduedans la totalité de l'univers, et certains êtres l'abritent tout particulière-ment, même s'ils n'ont rien d'humain. As-tu observé un endroit où nouspourrions faire halte ? interrogea Balbillus.

— Oui, assura Iolo en désignant de l'index une demeure noire auxmurs luisants, aux tuiles laquées sous l'éclat diapré de la Terre. Elle portel'enseigne caractéristique des auberges lunaires. D'ailleurs, j'y pense… Ilne s'en trouve pas d'autre dans la Gueule de Vara où nous noustrouvons.

Le chat-cerise approuva de la tête, sautant du banc près du jeune gar-çon. Tout en avançant à ses côtés, Iolo poursuivait son discours hésitant.

— Cela signifie donc… poursuivait-il. À moins d'avoir une connais-sance ici, notre inconnu a obligatoirement résidé dans cette auberge, àl'aller et peut-être aussi au retour.

Balbillus s'était tourné à demi vers son jeune ami.— Tu commences à marcher tout seul, dirait-on.Iolo bafouilla en marmonnant de dépit, le chat-cerise trottinant le pre-

mier vers la demeure. Elle était haute et de forme vaguement triangu-laire, sise dans un grand champ de plantes lunaires à l'éclat éteint, situéentre des tours — au nombre de cinq, dans le vaste cratère — et d'autresbâtisses d'allure semblable mais de dimensions différentes, le tout consti-tuant le hameau résidant dans la Gueule de Vara proprement dit.L'enseigne de l'endroit portait le symbole héraldique des maisonsd'auberge, répandu dans l'Impérium de la lune comme sur la Face Ca-chée, à croire qu'autrefois un seul royaume recouvrait la lune terrestre.Les vitres étaient de teinte vert sombre avec des vitraux plus clairs, jaunedoré et miel foncé, pourpre délavé. La porte de cristal noir était acces-sible par des marches d'onyx, les deux amis les grimpant lestement. Unvestibule de lambris se dévoila, et piétinant des tapis veloutés sous l'éclatde globes à l'opale lumineux, ils parvinrent devant le propriétaire deslieux.

— Bonjour, leur lança une personne de stature massive revêtue d'untablier de travail, avec des traits rougeauds et poupins, une calvitie relui-sante et un registre largement ouvert devant lui.

Les deux amis répondirent poliment à son salut, et Iolo loucha vers legrand livre à reliure de cuir.

— Nous voudrions une chambre pour la nuit, dit le jeune garçon.

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— Vous venez de la Terre, répondit aussitôt le tenancier devantl'accent de Iolo.

— Un reste de sa lointaine enfance terrestre, coupa immédiatementBalbillus, mais nous résidons sur l'Impérium depuis de longues années,maintenant.

Le tenancier continua à gribouiller sur son ouvrage, et se contenta derépondre par un vague grognement.

— Vous semblez de mauvaise humeur… demanda Balbillus avec uneconsidération intéressée. Un souci bénin, peut-être ?

L'homme avait levé la tête de son registre, fixant le chat-cerise venantde grimper sur son comptoir de chêne ciré, près de son ami Iolo, puis ilsecoua la tête en grondant de nouveau.

— Ces clients vont me rendre fou. Le dernier de la chambre 12 va etvient à des heures prohibées, et en plus il perd la clé de sa chambre,m'obligeant à lui en donner une autre. Il prétend devoir partir, puis ilchange d'avis, réfléchit… Et je dois me débrouiller pour tenir mescomptes. Si l'Amazoon Superior de la garnison fait des problèmes en vé-rifiant les entrées et sorties, je vais essuyer des remontrances. C'est en-core le pauvre Hans — il essuya son front perlant de sueur — et lui seulqui sera blâmé. Enfin, ce n'est rien, conclut-il en notant sur son volumeles noms et qualités fantaisistes énoncées par les deux amis. De passagedans la Gueule de Vara ?

— Tout à fait, acquiesça Balbillus en descendant vivement du comp-toir de chêne.

L'aubergiste les accompagna à travers le couloir jusque dans les étagessupérieurs, et poursuivit sa litanie en agitant la tête.

— Pourtant, souvent je répète à mes clients : n'égarez pas vos clefs, ce-la me causerait de gros problèmes, ils me disent tous oui ! Et au final…Un fieffé excentrique, vous pouvez me croire.

Sans cesser de leur sourire aimablement, l'homme fit tourner une clefargentée dans le pêne d'une porte au bois couleur de cendre, et tantôt lesdeux amis se retrouvèrent dans leur chez-soi, tout du moins pour unecourte période. La plus courte possible, espéra Iolo après avoir fait du re-gard le tour de la pièce, meublée de façon spartiate.

— C'est intéressant…— Vraiment ? déclara Iolo après avoir jugé la souplesse de la literie, et

ouvert la grande baie donnant accès sur une terrasse ombragée, cettedernière surplombant le champ étroit observé précédemment.

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— Le portrait de cet étrange locataire, brossé à grands traits par notreaubergiste, expliqua Balbillus après avoir grimpé sur une chaise basseaux accoudoirs marbrés.

— La clef perdue par ce locataire pourrait être… celle-ci, tu crois ?Iolo avait tiré d'une poche de son manteau l'objet donné à eux par

l'ami arboricole de Théodore, un arbre finaud appelé Julot. Il s'agissait enl'occurrence d'une clef, quasiment semblable à celle confiée à eux parleur aubergiste Hans. Iolo la regardait sous tous ses angles, la fixant scru-puleusement en la retournant.

— Cela signifierait une identité commune pour notre inconnu et leclient de l'aubergiste, réalisa le jeune garçon. Cet inconnu devraitrevenir…

— Et sa chambre est près d'ici… miaula Balbillus.Des coups secs venaient de résonner sur la porte, Iolo arborant une

blancheur de cire, avant de se reprendre. Balbillus le chat-cerise, de sur-prise, s'était mis à feuler de colère.

— Je voulais vous dire… nasillait la voix de l'aubergiste derrière laporte. Ne perdez pas votre clef !

Visiblement soulagé, Iolo le rassura avant de se tourner vers le chat-cerise.

— Cet homme m'a fait une peur de tous les diables !— Tu l'as dit ! lâcha Balbillus en sautant à bas du fauteuil. Il nous faut

faire vite, mon garçon.Il se dirigea vers la porte, et Iolo l'ouvrit, avant de souffler vers son

ami.— Ne vaudrait-il pas mieux aller la " visiter " de nuit ?Iolo avait évidemment compris l'intention de Balbillus, à savoir péné-

trer dans la chambre de l'inconnu afin de trouver des indices sur la na-ture cachée de son activité.

— Iolo, mon petit, la nuit, justement, les clients retournent dormirdans leur auberge. Actuellement nous sommes en milieu de journée,nous avons les meilleures chances d'être tranquilles pour accomplir notretravail. Te souviens-tu du numéro ?

— La 12, souffla le jeune garçon d'un ton de voix sépulcral, tout ens'efforçant de faire le moins de bruit possible sur le tapis moelleux.

De part et d'autre les chiffres dorés sur les portes silencieuses défi-lèrent, le coeur de Iolo faisant un bond dans sa poitrine devant le tant re-cherché chiffre 12.

— Nous y sommes, affirma le chat-cerise Balbillus en reniflant songeu-sement la porte. Utilise ta clef, ne perdons pas de temps, voyons !

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Serrant les dents Iolo s'était exécuté, les deux amis pénétrant en silencedans la chambre du visiteur mystérieux, semblable par bien des points àla leur, non loin de là. N'eurent été les solives du plafond à la quadratureminérale, on aurait d'ailleurs pu les croire jumelles. Il y avait des affairespersonnelles sur une chaise torsadée et alambiquée, un sac de voyage depetite dimension dans une armoire au battant vitré, vers laquelle le jeunegarçon et le chat-cerise Balbillus se dirigèrent d'un même pas. Iolo tenditla main vers le sac en question, puis une brise se leva en provenance dela fenêtre donnant sur l'arrière de l'auberge, et une voix — presque fami-lière, déjà — s'enquit.

— Chercheriez-vous quelque chose ?Avant même de s'être retournés, les deux amis avaient reconnu le

timbre caractéristique de l'homme mystérieux, croisé brièvement et bienmalgré eux sur l'île de Norland. Ils firent face à ce curieux personnage, ledétaillant une fois encore de la tête aux pieds. Lucius — ou bien l'être sefaisant passer pour tel — était revenu chercher ses affaires au plus mau-vais moment. Un instant Iolo pensa faire le reproche à son compagnonfélin de n'avoir pas attendu la nuit pour agir, comme il le lui avaitconseillé, puis il réfléchit. La nuit tombée, l'homme aurait déjà été loind'ici, sans laisser aucune trace. En définitive, philosopha-t-il, ils étaienttout de même parvenus à le retrouver. Il en arriva presque à se réjouir,lorsque les éclats de la conversation se déroulant entre Balbillus le chat-cerise et l'inconnu le tirèrent de ses pensées.

— Combien curieux vous êtes, reprenait le dénommé Lucius, je vous aipourtant accueilli poliment dans ma demeure.

— Cette demeure n'était pas la vôtre, le coupa Balbillus sèchement, deplus vous avez tenté de vous débarrasser de nous.

— Pourquoi aurais-je fait cela ? se défendit l'homme émacié au visageen lame de couteau, aux cheveux filasse et noirs. Si un désagrément vousest survenu, je n'y suis pour rien. Pourriez-vous maintenant m'expliquervotre présence dans ma chambre ? Je suis en droit de me plaindre àHans, l'aubergiste, et même de vous dénoncer aux Amazoons. Elles ap-précient modérément les Evzoons, et d'autant plus s'ils sont d'origineterrienne… termina-t-il sur un ton traînant, jugé par Iolo curieusementmenaçant.

— Nous vous avons ramené… ceci ! lança Iolo sans la moindre ré-flexion, brandissant la clef dont ils avaient usé pour ouvrir la porte, cettefameuse clef égarée par l'homme lors de son départ de Norland.

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Sans le vouloir le moins du monde, les deux amis crurent avoir mar-qué un point, car l'inconnu parut ébranlé. Il ne s'attendait pas le moinsdu monde à la réaction du jeune garçon, et dansa d'un pied sur l'autre.

— Merci…Mais Balbillus le chat-cerise était las de cette partie de poker menteur,

il jeta bas le masque et feula avec une colère contenue.— Il suffit, homme. Nous sommes des envoyés de la Ligue des Magi-

ciens de la Terre, et nous protégeons notre monde contre tout péril oudanger. Nous connaissons ta duplicité, elle ne nous fait pas peur.Pourquoi étais-tu sur Norland ? Parle.

Balbillus sur le sol laissait échapper son ire, sa queue battant nerveuse-ment ses flancs de gauche à droite. Iolo, témoin plus d'une fois de ses ac-cès de colère, ne souffla mot, de crainte de recevoir une admonestation.Mais déjà l'homme avait rejeté sa tête en arrière, sur le point d'éclater derire.

— Je m'en doutais un peu, j'en ai à présent confirmation, déclaral'homme en terminant de réprimer son hilarité malvenue. Pour mapart…

— Nous savons, commença Iolo en prenant une expression pensive,car tout ceci le dépassait par trop, depuis quelques instants.

L'affaire détenait une dimension singulière, bien loin de la simple re-cherche d'informations exigée par la Ligue, en la personne de Basilidès leGnostique, cogitait rapidement Iolo.

— Quoi donc ? demanda le dénommé Lucius.— Vous n'êtes pas un terrien, même si vous avez essayé de nous le

faire croire sur Norland, et à vos voisins aussi, poursuivit le jeunehomme en s'enhardissant, prenant de l'assurance au fur et à mesure.Vous n'êtes même pas un Être Humain ordinaire.

L'inconnu avait adopté une posture pensive en caressant son menton,ses yeux plissés en une mince fente grise. Pour la première fois depuis ledébut de leur rencontre — de leurs retrouvailles, plutôt — il arborait uneexpression grave, et même sévère. Mais il n'ajouta pas un mot, invitanttacitement Iolo à poursuivre.

— Vous êtes… un très vieil homme, continua le jeune garçon. En véri-té… Vous êtes un Héros des Temps Anciens.

Ce dernier soupira, donnant l'impression d'être atteint physiquementet pas seulement verbalement par l'argument de l'envoyé de la Ligue.Puis il marcha vers son sac de voyage, le plaçant contre son épaule àl'image du baluchon d'un matelot, avant de se retourner vers les deuxamis avec une expression contrariée.

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— Je ne m'attendais pas à voir la Ligue se pencher sur notre projet, dé-clara l'homme, cela m'est d'autant plus regrettable qu'en dépit des appa-rences, j'ai pris goût à votre compagnie. Vous semblez être de bons amis,tous les deux.

Balbillus le chat-cerise regarda brièvement le jeune garçon, le mettanten garde contre un péril imminent. Aussitôt ce dernier se prépara à ré-agir, intérieurement et extérieurement. Leur adversaire pouvait-il doncles sous-estimer à ce point ? Dans un tel cas de figure, l'issue du combatserait rapide. Mais déjà l'homme avait secoué la tête et fait de la main ungeste de dénégation.

— Non, non, qu'allez-vous penser là ? Je sais reconnaître des magi-ciens talentueux respectueux de l'Antique Scavoir et de la Tradition. Jevoulais dire…

Il secoua la tête, ses cheveux flottant autour de lui. Il paraissait vérita-blement navré, et Iolo eut un haut-le-coeur en supputant la raison de sontrouble.

— Je ne peux me permettre de vous laisser informer la Ligue des Ma-giciens de la Terre, et en même temps… vous occire me paraît difficile.

— Je le crains, miaula Balbillus après avoir pris place sur un fauteuilgrenat, près de Iolo statufié en une immobilité presque complète.

Ce dernier était un ressort compressé à son maximum, sur le point dese détendre brusquement. Le chat-cerise ne put s'empêcher d'admirer lemélange de force et de détermination farouche affiché à cet instant par lejeune magicien de la Terre. Le premier à réagir dans cette embarrassantesituation fut pourtant le Héros des Temps Anciens, démasqué par la sa-gacité des envoyés de la Ligue. Il sembla frappé d'une idée étourdis-sante, et de nouveau Iolo ressentit une crispation particulière au creux deson estomac en le dévisageant.

— Vous protégez la Terre de tout péril, avez-vous dit ? s'enquitl'inconnu avec un soulagement visible. Vous seriez donc prêts à agirconformément aux règles de votre Ligue ?

— Certainement, lâcha le chat-cerise en observant Iolo puis le Hérosdes Temps Anciens, avec une expression indéfinissable.

— Vous m'évitez un douloureux problème en agissant ainsi, assural'inconnu en faisant signe aux deux amis de le suivre vers la fenêtre.

Il laissa une pièce d'or sur la table de pierre blanche d'une chique-naude, Iolo observant la pièce de monnaie scintiller dans les airs avantde toucher la surface en tintant. C'était une monnaie inconnue sur Terre,car elle avait des reflets mordorés et changeants frappés du sceau del'extraordinaire, d'une provenance extra-terrestre. Saisi d'un

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pressentiment le jeune garçon l'imita en laissant près de là un sequind'argent pour leur chambre à eux — après tout, ils ne seraient pas restéslongtemps ! — puis il fixa l'ouverture de la fenêtre, nantie d'une lumines-cence éblouissante.

— Où allons-nous ?Le Héros des Temps Anciens ne répondit pas, sautant par l'ouverture

comme il devait l'avoir déjà fait afin de venir chercher ses affaires. Lechat-cerise se contenta de lui souffler à l'oreille tout en prenant la direc-tion indiquée.

— Nous venons de mettre le doigt sur un embrouillamini singulier,dirait-on, mais si les intérêts de notre monde exigent notre participation,il nous faut y aller sans crainte.

Iolo hocha de la tête en se remémorant la devise de la Ligue des Magi-ciens de la Terre, " Servir et Enchanter ", puis il alla de l'avant sans mêmeréaliser qu'en fait personne n'avait répondu à sa question. À la suite duHéros des Temps Anciens et de Balbillus, il enjamba la fenêtre en crai-gnant de tomber d'une grande hauteur — dans la Gueule de Vara, sur laFace Obscure, les chambres de l'auberge se situaient au deuxièmeétage — mais il toucha presque aussitôt une herbe douce et orangée,sous un ciel rose éclairé par un soleil de taille moyenne, à l'opalescencemarbrée de veinules dorées. Mais ce n'était pas tout, observa Iolo enfixant les environs tout en progressant en queue de peloton, il se trouvaitdans les cieux près de l'horizon, flottant en silence, deux aérolithes deteintes pourprées et sanguines, voguant au-dessus de la plaine rouge.

Derrière eux, le passage magique leur ayant permis de rejoindrel'endroit avait disparu, observa le jeune garçon, et des bosquets d'arbrestorturés s'étiraient à travers une colline parsemée de rocailles à la teinteoxydée vers des contreforts proches. Il n'y avait pas de hautes montagnesen ce lieu, mais peut-être s'en trouvait-il dans d'autres parties de cet uni-vers étrange, songea à part lui Iolo. Il y eut une brise soudaine, répan-dant un parfum d'amandier et de jonquilles, mêlé à une discrète senteursucrée. Iolo en chercha l'origine des yeux, mais il s'interrompit en enten-dant la réflexion de Balbillus, le chat-cerise.

— Nous sommes toujours dans le Système d'Or, probablement.Il y eut une dénivellation, puis un creux dans la plaine apparut au loin,

avec un immense plat dans lequel une troupe nombreuse avait placé soncamp. Il y avait là des Amazoons vêtues de cottes de mailles et de cui-rasses guerrières, menant paître leurs monstrueux alhals — ainsi se nom-maient ces montures, déjà rencontrées par eux sur la Face Cachée, expli-qua Balbillus — et des habitations légères et mobiles, semblables à des

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dômes argentés posés au petit bonheur la chance sur la platitude. Desétendards claquaient au vent, des serpents ailés aux écailles de turquoiseet aux yeux d'argent volant et se posant en mission de reconnaissance. LeHéros des Temps Anciens continuait à leur faire signe de la main enmarchant vers le camp des Amazoons, les deux amis le suivant en déses-poir de cause, car ils évoluaient dans l'ignorance.

— Où allons-nous, Balbillus ? répéta avec une pointe d'acrimonie lejeune garçon.

— Vers notre destin, probablement, lui répondit du tac au tac le chat-cerise aux yeux d'or. Mais il nous faudra maintenir informés nos compa-gnons de la Ligue de notre bifurcation, même si ce Héros des Temps An-ciens s'y oppose.

Ils évoluaient à présent près du campement des Amazoons, et les pre-mières gardes à l'expression morose marchèrent sur le trio, vite repous-sées cependant par leur guide improvisé. Il les mena sans sourciller versune habitation circulaire, dont les dimensions supérieures au reste destentes dénotaient l'importance. Sur un mât d'onyx était un étendard debronze au style hiératique, différence tangible avec le reste des ori-flammes. À l'appel sonore du Héros des Temps Anciens, il émergea desous la tente d'argent une, puis deux, et finalement trois Amazoons derang élevé. Elles toisèrent les deux compagnons avec un mélanged'étonnement puis d'incrédulité.

Les trois Amazoons avaient la couleur de la Face Obscure, sur l'aversde la lune, mais même si la majorité des Amazoons étaient sombres depeau, toutes ne l'étaient pas, tant s'en faut. Il se trouvait aussi quelqueshommes parmi les troupes guerrières, mais ils étaient une minorité. Lesguerrières avaient des traits fins et étirés, et des tailles dissemblables, dela plus petite — de la taille de Iolo — à la plus grande. L'on aurait crudes soeurs, partageant les mêmes cheveux courts sur la nuque et des vê-tements de cuir serrés contre le corps, une large cape ténébreuse sur lesépaules et leur chapeau de sorcière placé sur le dos. Portant des bottinesà talon plat et des colliers et bracelets d'argent et d'or, elles respiraient unparfum d'opulence et d'évolution extrême dont la fragrance troubla Iolo,en dépit de son visible effort pour paraître serein. Le Héros des TempsAnciens effectua les présentations avec une expression amusée, dési-gnant à Iolo et Balbillus le chat-cerise les trois sorcières sous le nom deTrinité : Aola, Nyris et Thélia. Aola, la plus petite, désigna de son indexles deux compagnons, formulant une question lapidaire en signed'incompréhension.

— Pourquoi les as-tu amenés ici ?

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— Oui, reprit l'Amazoon de la Trinité portant le nom de Nyris. Pour-quoi ces Evzoons ?

— Ils m'ont tout l'air de terriens, non ? poursuivit Thélia. Est-ce làl'aide promise ?

— Eh bien, en vérité, non, expliqua l'homme en se grattant le crâneavec une expression gênée. Je n'ai pu trouver de Héros des Temps An-ciens sur Terre, nulle part, ils ont disparu.

— Il en existe pourtant, dans le Système d'Or, miaula le chat-ceriseBalbillus en fixant sereinement les trois Amazoons de la Trinité. Mais ilssont en nombre très réduit, et pratiquent la discrétion.

— Vous voyez ! articula l'homme en les désignant de nouveau. Ils fe-ront parfaitement l'affaire, me suis-je dit, ils font partie de la Ligue desMagiciens de la Terre.

À ces mots, les membres de la Trinité poussèrent un vaguegrognement.

— Ils m'ont pisté depuis ma base de Norland jusque dans la Gueule deVara. Ils ont de la suite dans les idées, et ne sont pas idiots.

Aola de la Trinité leva la main droite en guise de sentence définitive.— Nous les jugerons demain sur leurs résultats.Puis elles rentrèrent dans le dôme d'argent brillant leur tenant lieu

d'habitation sur le campement, et le Héros des Temps Anciens sourit auxdeux compagnons pantois avec une franchise inconnue jusqu'à lors.

— Bienvenue sur Marls, les amis.

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Chapitre 5— Voilà, nous y sommes presque, murmura Iolo à son compagnon Bal-

billus, tout en écartant les bras afin d'évoluer librement dans les airs,comme tout un chacun le fait couramment dans les rêves, parfois.

— Quelle bourrasque, un tel vent n'est pas courant dans l'Entremonde,s'étonna Balbillus.

En un univers gris et blafard à l'atmosphère humide évoluaient lesdeux compagnons, afin de complaire aux Amazoons de la Trinité. " Il setrouve une créature singulière parmi les plaines de Marls, non loind'ici, menez-nous-la et vous nous prouverez ainsi votre valeur. Si telétait le cas, nous pourrions vous faire une proposition intéressante ",avaient assuré les trois Amazoons en choeur. Intrigués et surpris, à leurréveil dans le campement de Marls, les deux amis avaient accepté aprèss'être brièvement concertés. Balbillus pressentait de singuliers évène-ments à l'origine de leur rencontre avec Lucius, le Héros des Temps An-ciens, et il ne tenait pas à perdre ce dernier de vue. Il le soupçonnaitd'avoir des objectifs différents de ceux des Amazoons de la Trinité, et te-nait à garder — pour le moment du moins — un oeil sur ce dernier.

Iolo inclina les bras et, tel un oiseau au vol onirique, le jeune magiciende la Ligue vira sur le côté, longeant le pic dentelé d'une montagne envi-ronnée d'irréelle vapeur. Le chat-cerise le suivait benoîtement couché surson dos, et Iolo sentait la chaleur de son corps lové entre ses omoplates.

— Plus loin, plus loin, miaulait le chat-cerise à son compagnon.La créature avait grandement effrayé les Amazoons et les Evzoons de

l'expédition de la Trinité, d'après les déductions des deux membres de laLigue, et leur marche — vers ils ne savaient où — en avait été arrêtée.Lucius, le Héros des Temps Anciens, avait essayé de trouver l'aide desmembres de sa race sur l'Impérium lunaire et même sur la Terre, mais enpure perte. Il avait seulement réussi à attirer l'attention de la Ligue desMagiciens de la Terre, et Lucius avait essayé de camoufler son échec envictoire, tout du moins cela serait-il interprété ainsi, si les deux amis par-venaient à retrouver l'aura énigmatique de la créature en question.

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Des étendues grisâtres s'étalaient derrière une chaîne de montagnes, etIolo força son vol onirique pour en accélérer l'allure, des lambeaux debrume fouettant leur visage dans le froid glacial de l'Entremonde. Sou-dain, la voix de Balbillus, à la vision perçante, fusa parmi la fraîcheur aé-rienne de l'endroit.

— Là !Le jeune garçon chercha des yeux la direction indiquée par le chat-ce-

rise, et il finit par découvrir au loin une lueur mouvante, une flammècheorangée voilée brièvement par les reliefs du sol au fur et à mesure de sonavance, réalisa Iolo. Après avoir piqué vers elle, et s'être attiré les remon-trances de son ami Balbillus, ils tournèrent autour de la flamme scin-tillante, l'aura d'une créature massive l'enveloppant de toute part,comme si la lueur orangée en constituait le coeur vital.

— Te souviens-tu de mes paroles ? déclarait Balbillus avec une expres-sion gourmée sur sa face de chat. La présence de cet être surl'Entremonde en est la preuve tangible, il s'agit bien d'une créature ma-gique. L'enchanteur après l'avoir créé et utilisé s'en est débarrassé, oubien est décédé, ou peut-être s'est-elle enfuie, pourra-t-on jamais le sa-voir ? C'est pourquoi son comportement a paru si énigmatique aux Ama-zoons, et qu'il a pu leur résister aussi longtemps. Cet être… est un Harté-fact, un enchantement mêlant en une même créature plusieurs autres, re-garde attentivement les différentes couches d'existence, l'une sur l'autre.

Après avoir attentivement observé la silhouette ventrue et cornue enquestion, Iolo dut donner raison à son compagnon. D'un coeur plus légerils s'en retournèrent vers le monde des hommes, où il n'est pas de gri-saille, mais seulement le jour ou bien la nuit. Ils jaillirent dans le cielrouge et poussiéreux de Marls, Iolo, après l'humidité de l'Entremonde,ayant l'impression d'évoluer parmi les entrailles d'un four. Ici le soleilétait brûlant, même s'il était d'une blancheur aux marbrures dorées, etl'herbe orangée en dépit de sa douceur était dépourvue de fraîcheur. Il yavait une vaste forêt d'arbres de toutes tailles, et leur tronc était desombre ébène avec des crevasses rouges comme de sanglantes plaies.Dans le ciel rosé voguaient deux aérolithes au sanguin éclat, déjà obser-vés par les voyageurs de la Ligue durant leur arrivée sur la planèteMarls. Les deux amis fouillèrent les environs proches avec une attentionsoutenue, et pour une fois le jeune Iolo poussa un cri de joie le premier,aussitôt réprimé du regard par Balbillus.

— De la discrétion, mon garçon, je soupçonne cette créature d'être in-offensive, et non pas belliqueuse.

— Comment cela ?

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— Le destin des Hartéfacts de ma connaissance n'a jamais été heureux,expliqua Balbillus en ordonnant l'appel des Limiers, avant de se retour-ner vers Iolo. C'est pourquoi toujours la Ligue en a interdit à sesmembres l'utilisation, et avec raison.

Des êtres presque semblables à des Stryphes, ces créatures mi-hommesmi-chiens utilisées par les Amazoons apparurent, mais les Limiers enétaient différents dans leur aspect et leurs traits, moins inquiétants, car-nassiers et cruels. Leur allure était pataude et empruntée, mais leur ca-ractère davantage aimable et surtout, surtout, les Limiers possédaient unflair infaillible. Ils détenaient également une taille plus réduite,permettant par-là même à tous les novices dans les arts del'enchantement de les distinguer aussitôt du premier regard. Ils avaientaussi le don de la parole, contrairement aux Stryphes. Ces derniers pou-vaient seulement aboyer, car chez eux le chien l'emportait sur l'humain,mais chez le Limier l'humain l'emportait sur le chien.

— Petit maître, petit maître !— Bonjour au petit maître, bonjour !— Courir, courir ! grognait l'un.— Sauter, sauter ! poursuivait un autre. Loin, très loin !— Haut, si haut ! s'extasiait un autre en entrouvrant son mufle canin.Les Limiers appelés par Balbillus étaient au nombre de quatre, Iolo

— il paraissait détenir un ascendant certain sur ces derniers, et le chat-ce-rise ne s'en offusquait pas le moins du monde — leur expliquant très vitela marche à suivre.

— Un Hartéfact magique se trouve près d'ici, il nous a été possible dedéceler ses auras multiples dans l'Entremonde. Nous vous demandonsde le retrouver, et de le guider jusque vers le campement où nous allonsnous transporter dans l'attente de votre retour.

— Trouver l'Hartéfact, trouver ! glapissait l'un des Limiers.— Le méchant Hartéfact ! aboyait le second, d'une voix humaine

larmoyante.— Non, non, les reprit Balbillus avant de sauter sur l'Être de Vent à la

suite de Iolo, l'Hartéfact est pacifique, il ne faut pas lui faire de mal.Menez-le simplement à notre campement, une balise indigo en indiquerala présence dans l'Entremonde, pour vous aider. Ensuite, vous pourrezaller dans les Plaines de l'Herbe Verte, si nous sommes contents de vous.

— Les Plaines de l'Herbe Verte ! se réjouissaient les Limiers en déta-lant sur les chemins de Marls.

— Les Plaines de l'Herbe Verte ! répétait son compère.— Les Plaines de l'Herbe Verte !

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— Tu as touché chez eux une corde sensible, on dirait, sourit à demi lejeune garçon en tenant contre lui le chat-cerise, le vent de la course frap-pant son visage et manquant faire s'envoler son béret.

— Il semble, oui.Mais le chat-cerise arborait une expression soucieuse, et il la garda tout

le long de leur voyage, sur l'Être de Vent, jusqu'au campement des Ama-zoons, où était la Trinité et le Héros des Temps Anciens, Lucius. Ce der-nier leur fit un signe de la main en les distinguant dans les hauteurs, ettantôt les deux amis se retrouvèrent à ses côtés, sur la plaine de Marls.Parmi les multiples dômes argentés et les bannières, les étendards ponc-tuant l'endroit, le Héros des Temps Anciens arborait des vêtementssobres avec une large ceinture de cuir à la taille, une cape de soie noire,ses cheveux longs flottant sous un chapeau gris. Avec une pointe de sur-prise, Iolo observa un gant de mailles métalliques chaussant l'une de sesmains, comme en possèdent ceux dont la passion est la chasse au gerfaut.

— L'avez-vous retrouvé ? interrogea Lucius en faisant jouer mécani-quement sa main gantée d'acier et de fer.

— Oui, nos Limiers sont à sa recherche et le rabattront vers le campe-ment le plus tôt possible, déclara Iolo sur un ton dégagé.

— Bien, bien, acquiesça le Héros des Temps Anciens en opinant duchef.

— Pourquoi ne l'avez-vous pas fait vous-même ? demanda Balbillus, lechat-cerise au regard doré, en fixant sérieusement Lucius, après avoir dé-tourné son attention d'une patrouille Amazoon s'éloignant du campe-ment marlsien sur leurs alalhs.

— Je ne pensais pas cet Hartéfact — vous vous en êtes aperçu, je sup-pose — véritablement dangereux, même si la Trinité ne veut pas lemoindre foyer de danger près de ses bases. Ainsi pourrez-vous faired'une pierre deux coups : vous montrerez votre valeur aux soeurs de laTrinité, et éliminerez un danger potentiel pour le camp.

— Mmmmh… lâcha Balbillus en fixant le campement sous le ciel rosé.Et vous ?

— Pardon ? s'enquit le Héros des Temps Anciens en faisant semblantde n'avoir pas compris la question.

— Ne faites pas l'innocent, souffla Balbillus du ton le plus neutre pos-sible. Où est votre bénéfice dans cette affaire ?

Lucius sembla interloqué, tout d'abord, puis il sourit.— La Ligue des Magiciens de la Terre, malgré toutes ces années, a

conservé l'ensemble de ses bonnes habitudes, soupira-t-il calmement. Je

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m'attendais plutôt à être interrogé sur la nature du service demandé parla Trinité, au cas où, par extraordinaire, vous passeriez leur examen…

Mais Lucius avait bien compris cette fois-ci le sens de la question deBalbillus, et il était sur le point d'y répondre lorsqu'une rumeur bruyantelui vint de l'extérieur du camp, au fugace déplaisir de Balbillus. Le mo-ment était singulièrement mal choisi. Les Limiers aboyaient et jappaientbruyamment en poussant devant eux une créature d'aspect volumineuxet archaïque en même temps, revêtue sur la totalité de son corps delourdes plaques osseuses, et nantie de deux cornes pointant vers les hau-teurs avant de s'évaser puis de redescendre, droit devant l'Hartéfact.Malgré lui, Iolo fut impressionné par la masse et la lourdeur se déga-geant de sa silhouette. L'on aurait dit un monticule singulier pétri de gri-saille et avançant par saccades, au gré des cris et des injonctionsbruyantes des Limiers. Dans le camp, les Amazoons à la vue de ce spec-tacle étaient accourues en nombre, et attirée par la rumeur la Trinité étaitsortie de la tente principale, marchant vers la scène à grands pas. Ioloavait levé le bras en signe d'arrêt aux Limiers, Lucius, le Héros desTemps Anciens, détaillant l'Hartéfact avec curiosité et non pas crainte,contrairement à certaines Amazoons, et même Evzoons de leurentourage.

— Félicitation, je suis très content de vous, les Limiers ! leur lança Iolo.— La Plaine d'Herbe Verte, la Plaine d'Herbe Verte ! aboyaient ces

derniers.— Il s'agit de la récompense promise ? s'informa Lucius vers Iolo en

caressant son menton d'une main, celle dépourvue du gant de fer.— Exactement, approuva le jeune garçon en observant la venue des

trois Amazoons de la Trinité.— L'Hartéfact, l'Hartéfact ! La plaine d'Herbe Verte ! scandaient les

Limiers.— On ne peut pas leur reprocher de manquer de mémoire, miaula

Nudd en faisant s'ouvrir le chemin vers la récompense des Limiers, cesderniers s'engouffrant par la brèche dimensionnelle en laissant plantél'Hartéfact devant l'attroupement circonspect des Amazoons.

— Ainsi, voilà l'être ayant causé une si grande frayeur à nos éclai-reuses, murmura avec circonspection Aola, l'Amazoon de plus petitetaille dans la Trinité.

L'Hartéfact était une créature grise aux plaques osseuses accolées lesunes aux autres sur la totalité de son corps, ses petits yeux fixant Iolo etBalbillus le chat-cerise sans ciller. Sa gueule d'herbivore béait en laissantpasser un souffle court, résultat de la course folle imposée à lui par les

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Limiers des deux amis. Nyris de la Trinité avait eu un geste en directiond'une Amazoon cuirassée venant d'arriver sur les lieux. De sa baguettefine — les Amazoons, à l'image des bonnes fées, avaient elles aussi desbaguettes, mais ces dernières n'exauçaient point les voeux, distribuantseulement la mort ou bien une profonde léthargie selon le désir des sor-cières Amazoons — un fil rubis s'en était allé frapper l'Hartéfact, augrand dam des deux compagnons, et également du Héros des TempsAnciens.

— Qu'avez-vous fait ! s'était exclamé Iolo en mettant ses mains sur latête, devant l'être blessé mortellement dans sa chair, ce dernier en effets'était affaissé en poussant un meuglement rauque.

— Il n'avait jamais été question de le tuer ! renchérissait Balbillus enfeulant rageusement, car la souffrance des animaux et des Êtres Hu-mains lui était toujours insupportable. Cette créature est inoffensive, ils'agit uniquement d'un Hartéfact !

Devant l'expression étonnée, voire incrédule des Amazoons rassem-blées là, face à la créature étrangère cause de leurs craintes, le Héros desTemps Anciens, dont la réprobation n'était pas moindre, expliqua.

— C'est un être fabuleux, il n'existe pas vraiment. Il a été créé par unenchanteur à partir de plusieurs créatures, il y a longtemps ou il y a peu,nul ne le sait.

— Certains Hartéfacts datent des débuts de l'humanité terrestre, voiremême plus avant encore, assura Balbillus en soupirant tristement devantles derniers soubresauts de l'Hartéfact. Ils étaient des serviteurs, voiredes protecteurs, mais leur usage sur la Terre — et les environs du Sys-tème d'Or — est tombé en désuétude jusqu'à disparaître complètementdepuis des siècles. Regardez, ses différentes enveloppes vont se séparerune à une.

— Jamais de ma vie je n'avais distingué encore d'être semblable…avoua Iolo près des Amazoons.

— Une erreur regrettable a été commise, semble-t-il… reconnut à mi-voix Thélia, la plus grande et mince de la Trinité. Ne pouvons-nous rienfaire pour nous racheter ?

— Peut-être des soins… chuchota Nyris.Mais l'Hartéfact magique se mourait, son enveloppe physique se désa-

grégeait lentement, comme si le passage du temps n'avait pas eu de prisesur lui jusqu'à lors, et rattrapait brusquement son retard. Il s'était scindéen trois silhouettes distinctes, de petite taille, l'image du monstre cornuet caparaçonné de plaques d'os s'était évanouie. Une créature grinçante

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et sautillante, noire et velue, avec des membres grêles, s'était mise àbondir de-ci de-là avant de disparaître dans l'Incrée.

— Cet être constituait l'intelligence et l'esprit de l'Hartéfact, expliquaIolo aux Amazoons présentes autour d'eux, et spécialement les trois de laTrinité.

Balbillus le chat-cerise avait silencieusement approuvé de la tête, sansouvrir la bouche, encore sous le choc constitué par la mise à mort del'être magique. Le Héros des Temps Anciens quant à lui regardait le ciel,et tapotait distraitement son gant de cotte de mailles, avec une expres-sion songeuse. Un sanglier à la toison grisâtre et au regard vif s'était pla-cé en position d'attaque, puis avait foncé droit devant lui à travers lesplaines de Marls, sous les satellites célestes et carmin.

— Voici le corps et la masse, l'instinct de l'Hartéfact, poursuivit Iolo enobservant avec tristesse l'être dernier subsistant de la créature précé-dente. Il en reste devant vous l'âme douloureuse et prisonnière, terminaIolo, dont les connaissances purement livresques sur le sujet venaientd'être réactualisées d'un seul coup.

Un homme âgé au teint de peau blafard et aux yeux révulsés se tenaitgisant devant eux, et il s'exprima en un langage archaïque, faisant segratter la tête à la troupe présente. Il semblait incommensurablementâgé, avec un simple pagne d'étoffe et un corps maigre recouvert de ta-touages ésotériques. Il portait des boucles d'or aux lobes allongés de sesoreilles et était pieds nus. Il fit signe à Iolo de s'approcher de lui, et lejeune garçon sentant la fin de l'être prochaine sortit d'une des poches deson manteau une perle dorée et rubis à la fois, tant les reflets jouant à sasurface étaient changeants et moirés.

— Cet homme désire s'éteindre dans sa terre natale, mais son mondeest trop éloigné pour ses forces magiques, révéla Balbillus aux Ama-zoons, ces dernières observant Iolo faire don d'une Perle d'Énergie auvieillard inconnu, et condamné à le rester probablement pour le reste dela troupe.

Il y avait eu une lumière vive, et l'homme s'était vu auréoler d'unbrusque éclair, avant de disparaître. Le vieillard venait de se volatiliser àtravers les éons intergalactiques, vers sa dernière demeure, sa patried'origine.

— L'Hartéfact, cause de l'effroi sur votre campement, n'est plus, miau-la sombrement Balbillus, échaudé par la réaction instinctive et brutaledes Amazoons. Mais nous n'avons pas aimé la violence dont vous avezusé envers cette créature magique. À la Ligue des Magiciens de la Terre,

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nous abhorrons la cruauté et la méchanceté, et préférons user d'unemagie non-violente différente de la vôtre, meurtrière et cruelle.

Les Amazoons de la Trinité hochèrent de la tête en signe de compré-hension aux paroles de l'asanthène, les Amazoons du campement s'en re-partant vaquer à leurs occupations. Certaines étaient parties prendre leurtour de garde, d'autres menaient paître leurs énormes alalhs. Il s'en trou-va même plusieurs pour enfourcher un balai, en sorcière bien née, et filerdans les cieux rosés en direction du levant, jusqu'à se perdre vers l'infinicéleste.

— Votre attitude a été inqualifiable, reprit Iolo en essayant de masquersa tristesse et sa crainte, car le spectacle de la violence provoquait tou-jours en lui des spasmes douloureux.

— Il suffit ! coupa Thélia en serrant les poings. De simples Evzoonsn'ont pas…

— Paix, ma soeur, lui enjoignit l'Amazoon nommée Nyris, noire àl'image de ses deux amies de la Trinité. Ces Evzoons détiennent desconnaissances pouvant nous être précieuses, ils pourraient bien, sait-onjamais, nous éviter à l'avenir des erreurs funestes semblables à celle ve-nant de se produire.

La Trinité s'était abîmée dans un silence pesant.— Le coup de dé tenté par notre guide, Lucius, pourrait s'avérer

payant, au bout du compte, ajouta Nyris. Même si la chance est pourbeaucoup dans sa réussite.

Le dénommé Lucius baissa la tête et fit une courbette d'ironie feinte.— Merci, mesdames, le hasard a bien fait les choses, il est vrai, mais ce-

la n'a rien de surprenant : je suis après tout un Héros des Temps An-ciens, Lucius le Joueur Bienheureux, n'est-il pas.

— Si les Evzoons ne le savaient pas, leur ignorance vient d'être apai-sée, mais nous, la Trinité, le savions parfaitement.

— Je m'y attendais un peu, à vrai dire, reconnut Lucius en grimaçant.— Mais nous diras-tu l'usage de ce gant métallique à ta main droite ?

interrogea Aola avec un air suspicieux.Lucius avait eu pour toute réponse un regard muet vers les cieux de

rose et de blancheur mêlée, car des nues filandreuses se profilaient àl'horizon, où le soleil lointain commençait à décliner. Les satellites àl'éclat rubis s'abaissaient eux aussi vers le sol de la planète Marls.

— Pas encore, si vous n'y voyez aucun inconvénient, souffla le Hérosdes Temps Anciens avec une déception visible, après avoir fouillé envain l'étendue déserte du ciel. Mais peut-être vous-même en profiterez-vous pour parler à ces deux éminents confrères de la Ligue terrestre.

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Aola avait soupiré à l'écoute des paroles de Lucius, et après avoir re-placé sur son épaule sa cape noire, elle avait soupiré de nouveau avantde se tourner vers Iolo et le chat-cerise Balbillus.

— Pourquoi pas, il est temps maintenant.— Et leur savoir des arts magiques de la Terre, joints à leur astuce,

pourrait nous rendre service.— Indubitablement, avait renchéri Thélia en fixant songeusement le

chat-cerise, puis le jeune homme successivement. Car sur Édennia et lesmondes de l'Empire l'intelligence des terriens est décriée, et leur obscu-rantisme honni, mais leur rouerie et esprit vif, loué. Cela peut nous êtreutile.

— De toute façon, avons-nous vraiment le choix ? s'était exclamé Aolavers ses deux soeurs Amazoons de la Trinité. Nous avons déjà trop tar-dé. Terriens, il vous faut savoir ceci : la Trinité a besoin d'éclaireurs, carnous sommes… en mission d'exploration. De recherche, même.

Iolo avait haussé ses sourcils de manière imperceptible, et le chat-ce-rise avait agité sa queue brièvement, les Amazoons tiquant en distin-guant leur émoi. Aola essaya de s'exprimer davantage, ou plutôt, demeilleure façon.

— Nous cherchons à pénétrer dans un monde inconnu, et inexploré.Nous venons du système de la Roue, nous sommes la Trinité. Avez-vousdéjà entendu parler de nous ?

Les deux amis de la Ligue des Magiciens de la Terre se regardèrentl'un l'autre.

— Chez nous, jamais.— Nous pensions utiliser les services de Héros des Temps Anciens

— car à leur antique savoir il n'est rien d'interdit — mais malgré toutesses tentatives, Lucius n'a pu en découvrir sur Terre, ni sur l'Impérium,déclara Aola en cherchant ses mots.

— Vous avez parlé d'éclaireurs, et d'exploration, miaula Balbillus.Mais nous…

— J'allais y revenir, temporisa Aola. Voici.— Nous n'avons jamais quitté la Terre, jusqu'à présent, ne put

s'empêcher de l'interrompre Iolo.— Justement, sourit à demi l'Amazoon en plaçant l'une de ses mains

— noire, fine, et longue — sur sa poitrine, il s'agit de la Terre. Car vousêtes ici, sur Marls, sur notre base arrière, et c'est le centre de votre pla-nète, la Terre, que nous visons.

Iolo eut une mine surprise et sa mâchoire béa de saisissement, Bal-billus à sa manière toute féline en faisant autant. Le reste de la Trinité

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avait approuvé de la tête devant la surprise des deux amis, comme pourmieux confirmer les paroles d'Aola, et le Héros des Temps Anciens, Lu-cius, s'était mis à rire en observant le saisissement des compagnons de laLigue.

— L'Intérior ! lâcha Balbillus en pesant ses mots.— L'Intérior ! répéta Iolo en semblant douter des paroles entendues.

Ou pour mieux dire… La Sombreterre.La Trinité avait eu une silencieuse mimique d'approbation. Derrière

elle, les Amazoons de l'expédition commençaient à plier leurs tentes ar-gentées et ramasser leurs armes, avant de les placer sur les alalhs, lour-dement bâtés.

— La Sombreterre… est prohibée aux Êtres Humains de la surface,commença Balbillus en plissant ses yeux d'or. Depuis des tempsimmémoriaux…

— La Trinité sait tout cela parfaitement, expliqua le Héros des TempsAnciens en croisant les bras, prenant part à la conversation. Je l'ai déjà in-formée des périls, et d'éventuelles conséquences…

— Nous sommes obligées de passer outre, assura Nyris avec sur lestraits de son visage d'ébène une expression indéfinissable.

— De toute façon, cela ne nous fait pas peur, trancha Thélia, la plusgrande et agressive du trio d'Amazoon.

— Nous allons accepter cette mission d'éclaireur, je crois, articula len-tement le chat-cerise vers la Trinité, et les Amazoons la composanteurent une expression réjouie, à l'image de Lucius, le Héros des TempsAnciens.

La Trinité les félicita pour leur heureuse décision, promettant de lesentretenir plus avant de leur rémunération — ils ne seraient pas per-dants, assurément — puis elles s'en repartirent terminer le démantèle-ment du camp provisoire sur Marls, déjà en bonne voie. Les Vouivres,ophidiens ailés aux teintes étincelantes continuaient à décrire des rondesdans le ciel, les Amazoons parties auparavant sur leurs balais sillonnerles nuées s'en revenaient une à une afin d'aider les Amazoons à démon-ter les tentes. Les alalhs étaient ramenés des pâtures proches, avant de sevoir chargés du matériel de leurs maîtresses aux noirs habits. Les masto-dontes poussaient des barrissements sonores, comme s'ils avaient prisgoût au repos et à la placidité de Marls — hormis leur affolement pre-mier causé par l'étrangeté de l'Hartéfact — en baissant et relevant de fa-çon désynchronisée leurs têtes de saurien au terme de leur long col. Lu-cius fixait les cieux un peu à l'écart de la scène, et Iolo se retrouvant seul

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auprès de Balbillus, le chat-cerise, il en profita pour lui parler horsd'atteinte des oreilles indiscrètes.

— Balbillus, est-il bien raisonnable de nous mettre à leur service, aulieu de les observer discrètement de loin ?

— Certainement, voyons, pourquoi n'en serait-il pas ainsi ? lui répon-dit d'un ton neutre le chat-cerise, ses yeux d'or plissés jusqu'à se muer enune mince fente fixant les préparatifs de la troupe Amazoon.

— Ne sommes-nous pas chargés par le poids de la tradition, à laLigue, de défendre la Terre de toute intrusion, en particulier de la partdes Amazoons ? Elles ne semblent pas belliqueuses, mais… Cela me pa-rait risqué.

— Tout d'abord, il nous faut garder le contact avec ce Lucius,souviens-toi, et la Ligue attend de toi autre chose qu'un simple exposé,faut-il te le rappeler ?

— À ce rythme, je vais bientôt pouvoir rédiger une encyclopédie, mar-monna Iolo, commençant nettement à regretter le confort et la douceurde son Manoir de Corail familial. Je persiste à le penser, nous allons in-troduire le loup dans la bergerie. Et si nos confrères de la Ligue finis-saient par nous le reprocher ?

— Sottise, il nous faudra être vigilant, simplement, mais soit certaind'une chose : nos amis de la Ligue ne doivent rien savoir encore de notrepériple secret vers Sombreterre. Car à ma connaissance, ce sera la pre-mière fois depuis de longs siècles que des magiciens de la Ligues'aventureront à nouveau parmi les entrailles interdites de la Terre.

Ce seul mot faisait frissonner Iolo, car il savait l'Intérior prohibé auxpeuples de la surface, avec en retour une interdiction similaire envers leshabitants de Sombreterre, dans le sens contraire. Ainsi jamais leshommes du dehors et du dedans ne s'étaient rencontrés. Du moinsofficiellement.

— M'en diras-tu davantage sur cet empire souterrain ? finit par de-mander Iolo vers son compagnon Balbillus, et celui-ci s'exécutavolontiers.

— En fait, j'en sais peu de choses, le Monde Noir est par nature secretet fermé aux créatures de la surface, miaula Balbillus avec un malaise vi-sible. Les êtres de sous la surface ne viennent pas chez nous, nousn'allons pas chez eux. Les renseignements à leur sujet sont parcellaires, etdoivent être pris avec précaution. De plus, ils commencent à dater bigre-ment, voilà pourquoi cette mission d'éclaireur peut nous être utile. Nouspourrons engranger des renseignements précieux pour le compte de laLigue des Magiciens de la Terre.

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— Ne devions-nous pas garder un oeil sur Lucius, le Héros des TempsAnciens ? s'enquit le jeune garçon en arquant ses sourcils d'unétonnement non-feint. À courir plusieurs lièvres à la fois, Balbillus, nouspourrions très bien n'en capturer aucun, en définitive…

Le chat-cerise, l'asanthène du jeune homme, se retourna posément versIolo et le fixa longuement de la tête au pied, avant d'exhiber sur son mu-seau félin un mince sourire.

— Très bien, Iolo, tu as de la situation une vision équilibrée et je me ré-jouis de tes progrès. Car le risque dont tu parles existe vraiment.

— Ah oui, alors, plutôt, oui, approuva Iolo en croisant les bras, Luciusse mettant à décrire non loin d'eux un étrange ballet.

— Mais tous ces lièvres, au bout du compte, pourraient bien n'en fairequ'un seul, lâcha Balbillus d'un air gourmé.

Le Héros des Temps Anciens poussait de grands cris, et se dirigeaitvers eux avec une expression de triomphe sur le visage. Il s'était posé surson gant de métal un oiseau singulier, car il s'agissait d'un aigle blanc deneige, avec des yeux rouges de profonds rubis, les rémiges de ses ailes etde sa queue arborant l'indigo profond du ciel de la Terre, si éloignée encet instant.

— Messieurs, disait Lucius avec une joie évidente, voici l'être capablede trouver l'issue de Sombreterre.

— Cet aigle albinos proviendrait-il du Monde Noir ? interrogea Iolo enfixant le volatile avec respect.

— Non, mais il chasse les créatures minuscules et velues vivant auxabords de l'unique issue menant à Sombreterre, dans des régions déso-lées. J'ai toujours eu de grandes affinités avec les oiseaux, voyez, machance ne m'a pas abandonné…

L'aigle poussa un cri rauque et perçant, Iolo se bouchant les oreilles engrimaçant. Sous l'intensité sonore, le chat-cerise avait couché ses oreillescontre son crâne, feulant de surprise en se ramassant sur lui-même.

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Chapitre 6Il y avait un vent froid dans la pénombre, sous le ciel bouché et blafard,

la troupe Amazoon de la Trinité avançant péniblement sur le sol ro-cailleux. Parmi le brouillard sifflant, la masse énorme des alalhs était àl'image de collines mouvantes, et les noires Amazoons aux cheveuxbleus les tenaient par leur longe afin de les diriger. D'autres Amazoonsétaient de peau blanche, ou même jaune, rarement, mais plus rares en-core étaient les hommes dans l'expédition, ou mieux dit les Evzoons. Lestentes argentées du campement marlsien après avoir été pliées avaientété placées dans des chariots tractés par des créatures squameuses et ru-bicondes, à la crête violâtre, et tout ce beau monde sur les conseils deBalbillus le chat-cerise et de Iolo avait pris la route de l'Entremonde. Plusd'une fois la troupe de la Trinité avait interrompu son avance, surl'injonction prudente des deux magiciens. Escaladant des saillies afind'obtenir des environs une vision dégagée — si cela pouvait être pos-sible, en cet univers intermédiaire de grisaille et de fumée évanescente —les deux amis de la Ligue scrutaient les Trames afin d'observer depuisleur perchoir le vol de l'aigle blanc. Ils l'avaient laissé retourner vers sonterritoire, sur Terre, près de l'unique issue terrestre donnant sur Sombre-terre, à la localisation exacte inconnue. Évoluant de cette manière dansl'Entremonde, ils occultaient avec profit les mouvements de la troupe etévitaient les observateurs de la Ligue, disséminés en divers points clésdu continuum terrestre.

— L'aigle blanc a obliqué vers l'est, au dessus du pays de Scyrie, décla-ra Iolo après s'être frotté les yeux, de tant fixer les Trames sans ciller.

— Mmmm, acquiesça Balbillus en redescendant de son perchoir derocaille.

— Alors ? leur demandait plus bas le Héros des Temps Anciens, Lu-cius. L'aigle s'est-il posé dans son nid ?

Lucius était parvenu à appeler magiquement cet aigle royal et raris-sime, l'Amork, réputé pour vivre seulement auprès de l'abysse menantau royaume de Sombreterre. La Trinité s'était inclinée devant l'excellencede son travail, et les deux magiciens aussi. Leur tâche, d'abord de simple

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surveillance des frontières de la Terre, venait de se voir augmenter avecleur accord tacite d'un devoir bien plus rude, au grand dam de Iolo. Maisce dernier n'eut pas le temps de récriminer une fois encore à l'adresse deson compagnon félin écarlate.

— Attention, souffla-t-il à voix basse, et les Amazoons de la Trinité ve-nant vers eux se baissèrent instinctivement parmi les limbes où évoluaitla troupe, essayant d'éviter un ennemi mystérieux.

Iolo avait marmonné des syllabes anciennes provenant de la Tradition,et son geste par trois fois avait été éloquent. Il avait conclu ses passes ma-giques en des signes secrets tracés avec ses doigts, mais afin de les dissi-muler aux profanes, il avait d'abord placé ses mains dans ses poches.Aussitôt, la troupe Amazoon fut frappée d'invisibilité, un silence pro-fond régnant sur la plaine caillouteuse. Dans les airs, une créatureécailleuse aux reflets d'argent et au ventre noir, un systre royal, planaithaut en portant la silhouette emmitouflée d'un gardien de la Ligue. Sidans l'Entremonde la surveillance de la Ligue des Magiciens de la Terreétait moindre — la raison pour laquelle Iolo et Balbillus avaient choisi cechemin pour faire rejoindre la Terre à la troupe Amazoon — elle n'enexistait pas moins, même dans des proportions réduites. Le vol paisibledu systre s'éloigna en direction de l'ouest, où était un passage chéri desClandestins : du reste, là avait pris pied la troupe, sur la suggestion pres-sante des deux magiciens. Lorsque les deux amis estimèrent le dangerpassé, ils annulèrent le charme et firent signe au reste de la troupe de re-prendre la marche en avant. Lucius venant vers Iolo afin de prendre desnouvelles de l'aigle albinos, leur guide à distance vers l'issue de Sombre-terre, Balbillus le détrompa en miaulant sombrement.

— Non, il ne s'est pas posé encore. Il nous faut poursuivre notremarche.

— Evzoons, cette mascarade ne doit pas s'éterniser au-delà du raison-nable ! s'insurgea la grande Thélia en marchant à son tour vers le débutdu cortège.

Malgré tout, elle avait donné au reste du convoi l'ordre de reprendre laroute, et dans le paysage ouaté et froid de l'Entremonde, la massebruyante de l'expédition s'ébranla.

— Je sais combien ce chemin peut être difficile pour vos Amazoons,assura Iolo en marchant auprès de l'Amazoon, et Balbillus le chat-cerisetrottinait non loin de là. Mais une arrivée par la voie de l'éther seraitsource de confusion et de problèmes, nous serions immanquablementdécouverts. Parvenir à la Terre par le biais de l'Entremonde est plus fa-cile, même si le chemin est malaisé. Cette dernière voie est plus sûre.

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Iolo et Balbillus se gardèrent bien d'ajouter la suite. Cet argument seuln'avait pas joué dans le choix de leur décision, ils avaient promis à laLigue d'empêcher tout envahisseur de poser le pied sur la surface de laTerre, et ils comptaient bien faire déboucher la troupe Amazoon directe-ment sous la surface. Il leur serait ainsi possible de poursuivre leur mis-sion d'information et de surveillance sans pour autant devenir parjures,mais Iolo craignait de voir ce beau stratagème s'effondrer très vite. Carde toute façon, rien ni personne ne les délivrerait d'une sérieuse explica-tion avec Basilidès le Gnostique, à leur retour : ils étaient sur le fil du ra-soir. Mieux valait pour eux qu'ils aient de sérieux arguments à fournir.Du moins, si les choses tournaient mal, auraient-ils essayé de sauver lesapparences de leur mieux.

— L'Amork n'a pas trouvé encore son foyer, comprit l'Amazoon Aola,de la Trinité, après avoir rejoint également la tête du cortège.

Iolo et Balbillus, son asanthène félin, secouèrent la tête avec un soup-çon de gêne, car en dépit de leur talent magique, et même l'aide de laLigue, jamais aucun des membres de cette honorable confrérie n'avait pumettre la main sur cet oiseau merveilleux. Les ouvrages de la Tradition etdu Grand Scavoir mentionnaient dans leurs annales pourtant l'aigleblanc au regard de rubis, portant dans les pages des grimoires le nom del'Amork, et il n'était pas fait mystère de sa proximité — unique et excep-tionnelle, car il pouvait vivre seulement dans l'ombre de ce gouffre béantet sans fond — avec la porte de Sombreterre. Mais son existence s'étaitéteinte, et avec elle la localisation de l'Intérior.

Du reste, aucun habitant de cette contrée n'ayant plus jamais marché àla surface du globe, l'existence de ce royaume souterrain s'était réduit aufil des siècles en une légende tenue, frêle et ciselée. Vieille et archaïque àl'image des Héros des Temps Anciens — Iolo à ce souvenir ne puts'empêcher de tiquer encore — dont l'un d'entre eux, Lucius le Bienheu-reux et Joueur, avait seul su trouver l'Appel de l'Amork, jusqu'à le fairevenir se poser sur son gant d'acier, aigle puissant et racé à la teinte deneige et au regard de braise. Iolo était parti aux avant-postes dansl'Entremonde afin de suivre le retour de ce dernier dans son nid de bran-chages, et depuis, à l'abri des regards inquisiteurs de la Ligue, avecl'assentiment et l'aide de deux d'entre eux, la troupe Amazoon de la Tri-nité se faufilait en un univers intermédiaire tout près de la Terre, atten-dant pour jaillir le moment propice.

— Allons-nous devoir marcher encore longtemps ? s'enquit Aola enfixant les alentours brumeux, à la grisaille omniprésente.

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— Cela dépend uniquement de l'Amork, expliqua Iolo versl'Amazoon. Sa présence nous est d'une grande aide, sans lui, je ne voispas très bien comment il nous aurait été possible de trouver la voie deSombreterre. Cela dit, rassurez-vous. Nous sommes déjà très près, carune seconde de marche ici équivaut à un bien plus grand laps de tempssur la Terre. Et l'Amork est un oiseau fabuleux, dit-on. En deux batte-ments d'ailes, il peut faire le tour de la Terre.

La voix du Héros des Temps Anciens, Lucius, était venue vers eux de-puis le milieu de la troupe où il évoluait, en grande discussion avec ladernière Amazoon de la Trinité, Nyris, de taille médiane.

— Il me semble avoir entendu l'Amork pousser un cri perçant !Disant cela, il avait pointé l'index en direction de nues indiscernables,

et Iolo avait soupiré avant de courir vers le point élevé le plus proche, unpiton rocailleux et branlant sur une montée d'éboulis. Une fois là, il mitsa main en visière et détailla les Trames et l'Envers, son coeur battant àcoups redoublés dans sa poitrine. Ce fichu Lucius avait eu raison, unefois de plus, et intérieurement il félicita les Amazoons de la Trinité pouravoir fait, en dépit de leurs pointes acides vers ce dernier, un si bonchoix. L'Amork après avoir tournoyé brièvement autour d'un point bienparticulier s'était niché sur les contreforts d'un cône montagneux. Lejeune garçon ne put en distinguer davantage, mais après tout, c'était déjàbien suffisant. Iolo dévala à grandes enjambées la saillie lui ayant servide perchoir, Balbillus le chat-cerise comprenant déjà par avance en ob-servant sa précipitation.

— Il s'est posé ! miaula-t-il en écarquillant ses yeux dorés dans sadirection.

Iolo se contenta d'approuver d'un signe de tête, le Héros des TempsAnciens se prenant à sourire largement devant somme toute — hormisleur déplacement magique dans l'Entremonde — une victoire presquepersonnelle.

— Notre présence dans les landes de l'Entremonde n'a plus de raisond'être, lança Iolo à la cantonade.

Les Amazoons de la Trinité et les autres composants de la troupe se ré-jouirent visiblement, les deux amis de la Ligue échangeant un regardlourd de sens. En effet, ils se rappelaient leur promesse de faire émergerle contingent d'Amazoons sous la surface de la Terre, mais une sourdeangoisse tenaillait les entrailles de Iolo et de Balbillus. Tout ne sedéroulerait peut-être pas aussi aisément, mais Iolo sans barguigner nitergiverser d'aucune manière émit les pensées nécessaires au franchisse-ment de la Frontière de l'Entremonde. Ce barrage exige l'esprit pur et

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serein des mages de la Ligue, seuls capables de franchir victorieusementles tourbillons d'antimatière jouxtant les abords. Il se produisit une lu-mière rosée de grande dimension, puis Lucius, le Héros des Temps An-ciens, fit signe au contingent de marcher dans sa direction à travers lagrisaille, et ce, sans même en avoir été prié par les deux magiciens.

Les premiers, Iolo et le chat-cerise Balbillus, Lucius avec la Trinitéfranchirent le seuil lumineux et même s'ils s'en défendirent, les deuxmembres de la Ligue eurent intérieurement une grimace d'insatisfaction.Ils ne se trouvaient pas sous la surface de la Terre, mais bien au dessus, àl'air libre. Peu à peu la troupe Amazoon émergea de l'Entremonde avecun soulagement visible, les alalhs eux-mêmes grondant de joie, au pointde se voir intimer le silence par leurs maîtresses, devant l'expressioncourroucée de Iolo. Ils étaient par trop visibles, la célérité, et surtout ladiscrétion, s'imposait.

— Il nous faudra trouver autre chose pour sauvegarder notre dignitéaux prochaines assemblées de la Ligue, murmura Iolo à l'oreille velue deBalbillus.

— Tu l'as dit, mais je le craignais un peu, à vrai dire, reconnutl'asanthène du jeune garçon. Si les résultats de notre équipée en valent lapeine, et je le crois, Basilidès le Gnostique sera content de nous, le restede l'assemblée nous félicitera.

— Il faut l'espérer, maugréa Iolo en se pelotonnant dans les plis de sonmanteau de voyage, continuant d'avancer pour permettre à la troupe dequitter l'Entremonde.

Une violente tempête de neige soufflait aux alentours, et d'un paysagegrisâtre et brumeux le contingent d'Amazoons était passé à un enferblanc et glacé, aux rafales hurlantes. Par intermittence, des rocs escarpéset des vallons étirés se laissaient observer entre les vents cinglants, desflocons se déposant sur les Amazoons, les Evzoons et les bêtes del'expédition.

— Où sommes-nous ? lui cria la petite Aola de la Trinité, Iolo ne pou-vant répondre tout d'abord tant la bourrasque neigeuse était intense au-tour d'eux.

— À une grande hauteur, ce me semble ! lui répondit Iolo entre les ra-fales hurlantes.

La troupe de la Trinité au complet maintenant avait échappé àl'emprise de l'Entremonde, pourtant garant de leur discrète arrivée sur laTerre.

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— Il nous faut faire vite, cette tempête glacée nous masque convena-blement, mais elle ne durera pas éternellement, miaulait Balbillus avec safourrure écarlate toute rebroussée par les vents tourbillonnants.

— Les gardiens magiques de la Ligue nous repéreraient immanquable-ment, expliqua Iolo au Héros des Temps Anciens, placé à ses côtés.

Iolo avec Lucius et Balbillus, la Trinité des Amazoons juste derrière, al-lèrent de l'avant et Iolo mit plusieurs secondes à réaliser qu'en fait tous lesuivaient d'instinct, sans même se demander si le jeune gardien de laLigue avait la moindre idée de l'issue — toute proche, puisque l'Amorks'était posé aux environs — du pays souterrain de Sombreterre. Un ins-tant Iolo craignit de voir s'émousser la confiance de ses compagnons devoyage placée en lui, puis il se morigéna et poursuivit sans faiblir, lessens aux aguets en escaladant les rocs. Au terme d'une marche difficilesur le versant escarpé, les conditions climatiques se dégradèrent encore.Des flocons glacés voletaient en tous sens et s'insinuaient sous les vête-ments, couvrant les êtres et les bêtes d'un halo blanchâtre et spectral, carles Amazoons avaient allumé des lanternes colorées pour ne pas seperdre les unes les autres au coeur de la tempête.

— En voilà une purée de pois, se lamenta Iolo vers Aola de la Trinité.— Après avoir failli nous perdre dans la grisaille de l'Entremonde, la

froideur de la Terre risque d'en finir avec nous, conclut avec un soupçonde fatalisme Aola en rabattant sur elle son châle noir, maintenant d'unemain son large chapeau sur la tête. Avez-vous trouvé l'issue ?

Iolo répondit par une grimace en essayant de distinguer les alentours àtravers le rideau de neige perpétuel, Balbillus le chat-cerise venant juste àtemps pour le tirer de ce mauvais pas.

— Nous nous trouvons dans l'Extrême Nord, semble-t-il, si jusqu'àprésent personne de la Ligue n'a pu découvrir les abords de Sombreterre,cela n'a plus rien d'étonnant, s'affligeait le chat-cerise dans la tourmente.Essaye de découvrir l'ouverture au plus vite, Iolo, ou je ne donne pascher de la troupe Amazoon. Les alalhs supportent mal ces basses tempé-ratures, et les humains à peine mieux.

Iolo acquiesça avec une sourde angoisse. Malgré ses efforts il n'avaitpu dénicher l'issue en question, mais il s'élança de nouveau car la situa-tion devenait grave. Il bondit sur les rocs en s'accrochant afin de n'êtrepas emporté par les rafales, et alla de partout de son mieux, montant etredescendant la pente, obliquant puis bifurquant avant de revenir sur sespas. Comme il l'avait subodoré sur l'Entremonde, le cône montagneuxétait tout bonnement un volcan, éteint depuis des siècles, sinon des mil-lénaires. Là se trouvait le chemin pour Sombreterre, mais la hauteur était

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effrayante — il ne fut capable à aucun moment de distinguer le sommet,tant les conditions climatiques étaient épouvantables — aussi la peur lesaisit-il. La troupe aurait-elle suffisamment de force pour atteindre lefaît ? Déjà les alalhs renâclaient, et les Amazoons trébuchaient de froid.Bientôt ce serait leur tour, combien de temps un être humain pouvait-ilsurvivre en ce lieu avant de périr de froid ?

Lorsqu'il revint près du chat-cerise Balbillus et l'eut informé de sesconclusions, l'asanthène se montra préoccupé.

— Tu as raison, Iolo, mais réfléchir ne suffit pas, parfois, il faut voir,aussi.

— Pourrais-tu m'expliquer ? l'interrogea Iolo, la Trinité et même desAmazoons de la troupe venant à cet instant se plaindre à euxbruyamment.

— Quand trouverez-vous la porte de Sombreterre ? Ou bien attendrez-vous notre mort à toutes ici ?

Les Amazoons se lamentaient en raison de la condition rude du climat,et de leur impatience à découvrir le chemin des entrailles de la Terre.Balbillus continuant à fixer Iolo sans dire plus un mot, ce dernier se mit àdétailler les Trames et comprit vite le pourquoi des paroles de sonasanthène.

— Les pans du volcan se trouvent éboulés près d'ici, nous ne sommesplus très loin de l'ouverture ! Suivez-moi !

Dans les bourrasques glacées et sifflantes de l'Extrême Nord, la troupeAmazoon aux alalhs grognons s'étira derrière le jeune magicien de laLigue, et bientôt par un chemin immémorial — juste assez large pour lataille des monstres d'écailles et de leurs chariots tractés par des sau-riens — ils atteignirent un espace dégagé, entre deux hauts pans de mon-tagne s'en allant se perdre dans les hauteurs. Iolo montra du doigt unpoint minuscule sur la falaise noirâtre, dévoilée puis masquée par lestourbillons de neige.

— Là est le gîte de l'Amork, comprit Lucius en se protégeant de sonmieux contre le froid. Ne tardons plus maintenant, ou bien cet endroit in-hospitalier deviendra notre tombe.

La troupe derrière Iolo s'avança vers le terme de leur calvaire,pensaient-ils, mais le premier Balbillus le chat-cerise et le Héros desTemps Anciens relevèrent la tête en signe d'incompréhension, car aprèsavoir passé une étroite passe recouverte de neige, l'intérieur du volcanétait entièrement pétrifié dans la glace. La neige poudreuse balayait lasurface de l'endroit, avec des murs de froidure s'élevant vers les pics ex-trêmes de l'ancien volcan. À l'intérieur du cratère, l'agitation du vent et

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de la neige n'était pas moindre, et surtout, la température y était toutaussi froide. La déception envahit Iolo, sa vision aiguë de la Tramen'avait servi à rien, déjà les alalhs mugissaient de crainte en tournant sureux-mêmes, au grand dam des Amazoons.

— Nous aurions dû y penser, pestait Balbillus dans la tourmente,l'issue de Sombreterre est obturée par la glace en hiver.

— Mais il doit être permanent, ici ! s'emporta Lucius dont les lèvresbleuissaient d'instant en instant.

— Il doit y régner périodiquement un bref été, assura Balbillus enhaussant sa voix frêle dans le vacarme éolien de l'endroit.

La catastrophe guettait, songeait Iolo. La Trinité et les Amazoonsn'avaient pas songé le moins du monde à une telle issue pour leur expé-dition. Eux, de la Ligue, et le Héros des Temps Anciens, quelques Ama-zoons, la Trinité, peut-être, pourraient quitter les lieux précipitamment sila situation l'exigeait, mais des Amazoons et quelques Evzoons péri-raient, sans doute possible, et cette seule certitude faisait frissonner lejeune garçon. Ce sentiment d'échec lui était insupportable. Il fixa unedernière fois les alalhs recouverts d'une neige immaculée, puis observantles grincements imperceptibles de la couche de glace sous leur masseénorme une idée lui vint, et il se mit à hurler.

— Ne perdez plus un instant ! dit-il aux Amazoons tenant en longeleur monture excédée. Faites décrire aux alalhs le tour du cratère, etfaites-les se tenir là où les craquements de la glace seront les plus impor-tants ! Allons ! Non, ce n'est pas dangereux ! Ne tardez plus !

La Trinité comprit le sens du stratagème élaboré par le jeune garçon, etmême Lucius. Ils joignirent le geste à la parole en réalisant un curieuxballet à l'intérieur du cratère, les masses écailleuses se croisant plusieursfois au sein du cercle glacé, près de l'ouverture venteuse où soufflait labise de l'Extrême Nord. Iolo craignit d'avoir fait fonctionner sa sagacitéen vain, mais bientôt il y eut près de Balbillus (il le tenait dans ses bras,tant le froid était intense) et lui une rumeur sinistre. De ses mains tran-sies il indiqua la portion géographique à piétiner intensivement, puistout s'accéléra. Des lézardes grandirent sous eux, et ignorant le dangerles Amazoons forcèrent leurs bêtes et leurs chariots à ne point bouger dulieu. Finalement parmi un vacarme sonore une portion arrondies'effondra avec fracas, et deux alalhs disparurent subitement. Iolo avaitlâché Balbillus, il s'était précipité vers l'ouverture sitôt y avoir discernéun chemin rocailleux et givré, s'abaissant en pente douce vers les profon-deurs du volcan. Le premier instant de frayeur passé, les Amazoons

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s'acheminèrent derrière lui, afin de remplir leur objectif mais surtoutpour échapper à la bourrasque de neige régnant à la surface du cratère.

Bientôt la totalité de l'expédition se révéla être à l'abri, et s'y trouver àl'aise tant la pente y était peu inclinée, Iolo ayant craint fugitivement devoir les Amazoons sombrer dans un gouffre sans fond. Évoluant en têteprès du chat-cerise et de Lucius, car la Trinité était restée en retrait afinde compter les différents éléments de la troupe et remettre la colonne enordre de marche, Iolo n'en revenait toujours pas du miracle.

— Nous avons trouvé la porte de Sombreterre, Balbillus, n'est-ce pasmerveilleux ? Après tant de siècles !

— Je dois rendre hommage à ta lucidité, Iolo, le félicita Balbillus en lé-chant soigneusement ses moustaches encore emperlées du givre exté-rieur. Avant ton idée lumineuse, je pensais à une tout autre issue.

— Me diras-tu laquelle ? s'enquit Iolo en avançant dans la sombregueule, car le fond était un mur d'obscurité, un méplat caillouteux oùs'achevait la couche de glace sur laquelle ils marchaient.

— La fuite, reconnut simplement le chat-cerise.Iolo et le Héros des Temps Anciens avaient continué à progresser dans

le fond du gouffre, et au bout de quelques minutes d'une marche rapide,le jeune garçon toucha avec étonnement le terme de l'endroit.

— N'y aurait-il aucune issue ? s'étonna à voix haute l'adolescent.L'Amork pourrait-il s'être fourvoyé ?

Mais disant cela, le jeune magicien de la Ligue avait effleuré du boutdes doigts un rideau végétal impénétrable, et après l'avoir écarté un flotde lumière s'était glissé par l'ouverture ainsi dégagée. Iolo ouvrit unebouche ronde, de surprise et de stupeur, s'apprêtant à s'exclamer à voixhaute, lorsque le chat-cerise le fit taire d'un toussotement impérieux.

— Iolo, la plus grande discrétion s'impose. Serais-tu écervelé ? LaLigue des Magiciens de la Terre protège et surveille son territoire, peut-être les habitants de Sombreterre en font-ils autant pour leur royaume.

— Il a raison, affirma le Héros des Temps Anciens, ragaillardi par ladécouverte simultanée de la Porte de Sombreterre et son issue végétale,dans les circonstances où nous nous trouvons, la prudence est de mise.

Iolo referma la bouche avec un claquement sec, et se retourna vers laTrinité survenant à grands pas, après avoir remis de l'ordre dans leurtroupe hétéroclite.

— L'issue a-t-elle été découverte ? demanda Nyris.— La colonne se porte-t-elle au mieux ? interrogea à son tour Iolo,

dont l'intérêt pour la vie humaine primait sur le reste. Et les alalhs ?

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— Il y a seulement des blessures légères, et les alalhs vont bien,maintenant, indiqua-t-elle en désignant de l'index les environs souter-rains, évidemment plus chauds que la surface, où devaient encore hurlerles vents glacés de l'Extrême Nord. Alors, cette Porte ?

— Voyez par vous-même, lâcha doucement Iolo en écartant de nou-veau le rideau végétal.

Par l'ouverture ainsi dégagée se laissait observer un univers singulier,d'herbe, de terre et d'arbres. Et, avec ceci de surprenant également, deciel et même de soleil. L'Amazoon de la Trinité donnait l'impression dene pas en croire ses yeux, le spectacle semblait en effet impossible. Som-breterre ne pouvait abriter un ciel et surtout un soleil intérieur, différentde celui à la surface de la Terre, mais le Héros des Temps Anciens etl'asanthène de la Ligue ne montraient pas de surprise excessive. Un peucomme s'ils s'y attendaient.

— Un soleil intérieur… murmura Iolo en prenant pied sur l'herbedouce de Sombreterre, apparemment beaucoup moins sombre que ne lepensait la Ligue des Magiciens de la Terre.

— Au fond, sa présence est logique, renchérit Balbillus en suivant lestraces de Iolo.

Derrière lui était Lucius le Chanceux et Bienheureux, puis les chariotset les alalhs des Amazoons avec quelques Evzoons. Finalement la totalitéde la troupe se trouva dans l'Intérior. Aloa s'était rapprochée de Iolo.

— Il ne serait pas judicieux de s'arrêter si près de la limite deSombreterre.

— Il en serait ainsi, effectivement, acquiesça le jeune garçon.Il partit en éclaireur avec Balbillus le chat-cerise et le Héros des Temps

Anciens et dans le silence de l'endroit, Iolo sur le point de s'avancer eutune inspiration soudaine puis se retourna, afin de distinguer le lieu leurayant permis de rejoindre Sombreterre. Balbillus le chat-cerise l'avait imi-té et tous deux détaillèrent une montagne noire et rocailleuse avec unevaste ouverture à la base, recouverte sur une large surface d'une végéta-tion désordonnée. Balbillus hocha de la tête, il faudrait se souvenir avecprécision de la localisation exacte de cette issue, en vue d'un retour— proche ou lointain — vers la surface de la Terre. Puis Iolo s'enfonçadans la forêt de chênes et d'hêtres frissonnants, d'arbres noueux où ilsévoluaient pour trouver une éclaircie, et, l'ayant enfin découverte, il fitsigne à la Trinité de marcher derrière lui. À leur suite l'expédition Ama-zoon s'ébranla, et du pas pesant des alalhs et des sauriens tractant lescarrioles, la troupe s'aventura au coeur de Sombreterre.

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Le soleil intérieur était d'après sa hauteur presque à midi, jugea Bal-billus en fixant l'astre solaire, et la température ambiante n'était pas désa-gréable, en tout cas après la tempête froide et venteuse essuyée il y avaitpeu de temps encore. Des insectes bourdonnaient dans les sous-bois etdes oiseaux pépiaient parmi les branchages épars, un écureuil sautillaitsur l'herbe. Au loin, un corbeau croassait. Le vent se leva, et autour de latroupe les arbres s'agitèrent en bruissant de toutes leurs feuilles, àl'image d'une mélopée triste et bucolique, sylvestre jusqu'au fait de leurramure. Leur chemin — c'était une simple trouée entre les arbres —s'évasait et depuis le sol montait à travers l'herbage et les mousses, lesfougères, l'humidité de la terre. La troupe s'éleva puis descendit en unval proche de la grande montagne, dont la base leur avait donné accès àSombreterre, et ils s'enfoncèrent toujours plus avant dans les bois.

— Il faut nous éloigner sans répit, explorer plus profondément les en-trailles de Sombreterre, affirma Nyris de la Trinité vers Iolo et le Hérosdes Temps Anciens Lucius.

— Nous direz-vous enfin pourquoi vous, les Amazoons, vous vouliezaccéder au pays de Sombreterre ? miaula Balbillus en dévoilant une cu-riosité depuis trop longtemps réprimée. Nous pensons, Iolo et moi, avoirrempli une bonne partie de notre contrat.

— Votre contrat n'a pas été défini, mais il le sera sans faute, les rassuraAola à présent de bonne humeur, tant les choses après une tournure deprime abord négative venaient de se transformer heureusement. Quantau but ultime de notre expédition, il vous sera révélé lorsque le momentsera venu, et pas avant.

Ce disant, son visage aux traits fins s'était refermé en arborant une ex-pression sévère. La Trinité dans l'Empire de la Roue ou bien la planète É-dennia, capitale des Amazoons, devait avoir donné des ordres plus d'unefois, comprit Iolo. En raison de la situation apaisée ou bien de son jeuneâge, Iolo n'éprouva soudain plus aucune curiosité sur le pourquoi de lavenue des Amazoons sous la surface de la Terre. Mais le chat-cerise Bal-billus même s'il garda le silence n'en pensa pas moins, et se promitd'élucider ce mystère par ses propres moyens si la langue des Amazoonsde la Trinité ne se déliait pas assez vite à son goût. Et Lucius ? Balbilluss'était tourné vers le Héros des Temps Anciens mais il déchanta aussitôt,tant ce dernier semblait absorbé par des pensées étrangères au lieu et àl'action présente. Lui aussi abritait de lourds secrets, se souvint-il, et ildevrait être étudié tantôt, lorsque le temps et l'heure seraient devenuspropices. Balbillus secoua la tête. Il n'y avait pas un problème, maisdeux. Leur rapport à la Ligue des Magiciens de la Terre, une fois leur

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escapade terminée, serait étoffé. Des éclats de voix, ceux de Iolo, précisé-ment, attirèrent son attention.

Des vestiges de maçonnerie rongés par le temps et la mousse, les in-tempéries, subsistaient en une clairière où poussaient des arbres de façonclairsemée. Visiblement l'endroit avait été autrefois habité, mais aban-donné depuis on ne savait combien de temps, la nature sauvage de Som-breterre avait fini par reprendre le dessus.

— Ce doit être un fortin, ou quelque chose d'approchant, lâcha son-geusement Aola en fixant les blocs de mortier et les dallages jonchant lesol.

— En tout cas, ce bâtiment entretenait des rapports étroits avec l'issueterrestre de Sombreterre, ajouta Thélia après avoir rejoint la tête duconvoi.

— Ou peut-être protégeait-il le pays souterrain d'éventuelles incur-sions de la surface, déclara Iolo.

Après avoir détaillé le reste du fortin la troupe reprit sa marche enavant, les Amazoons cuirassées chevauchant les alalhs par groupes. Cer-taines allaient à pied comme le faisaient les Evzoons, car aucun d'euxn'avait le droit de monter les alalhs, réservés au bénéfice des Amazoons.Les chariots tirés par les sauriens portant les provisions et les affaires desguerrières, les tentes et le nécessaire à la réalisation d'un campement si-nuant en fin de cortège, Aola s'adressa à Iolo après être revenu au niveaudu jeune homme.

— Halte, Evzoon. Le campement sera dressé ici.Iolo ouvrit la bouche afin d'exprimer son mécontentement, ils per-

draient des heures précieuses, le chemin serait encore long jusqu'à…Puis il se souvint, il ne savait fichtre rien de leur destination exacte. Et ilse rappela l'épuisement des alalhs et des Amazoons parmi la froidure,observant alors les environs d'un oeil neuf. Ils se trouvaient dans uneétendue dégagée, et une rivière d'argent — il ne l'avait pas vue encore,mais si la Trinité — serpentait près de là. Autour de cette clairière natu-relle était une forêt impénétrable. Iolo sourit vers Aola, au teint noir et àl'oeil vif, à la démarche féline.

— L'endroit me paraît bien choisi.

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Chapitre 7— Je ne comprends pas grand-chose aux derniers évènements, mar-

monna le jeune garçon de la Ligue vers son asanthène le chat-cerise, pos-té près de lui.

La Vouivre, serpent ailé aux teintes vives et aux motifs chatoyants, auxailes duveteuses et bariolées, plana quelques instants dans les airs avantde se poser aux pieds de sa maîtresse, Amazoon fière et sombre de peau,à la silhouette longiligne et l'habillement guerrier. Cette dernière était entenue de combat, avec son armement, contrairement à certaines de sesconsoeurs Amazoons. D'autres du campement s'étaient vêtues de vête-ments plus seyants, noirs et longs, chapeau y compris. Iolo se retournavers le chat-cerise Balbillus pour mieux lui préciser sa pensée, toujoursadossé contre son arbre, puisque le spectacle de l'atterrissage de laVouivre s'était achevé.

— Je veux dire, parfois le destin et le fil de mon existence me semblentdétenir une trajectoire singulière, à tout le moins erratique.

— Il ne faut pas juger les choses sur leur apparence, mais plutôt surleur apport réel, miaula paisiblement Balbillus en se pelotonnant contrele tronc moussu du chêne, sous le soleil matinal et intérieur deSombreterre.

Le campement ce matin-là était la proie d'une activité fébrile, car du-rant la soirée précédente la Trinité avait précisé la date de reprise de lamarche, à savoir le lendemain. Le repos acquis par la troupe paraissaitsuffisant aux trois Amazoons dirigeant le camp, Aola, Nyris et Thélia(par ordre de grandeur, de la plus petite à la plus grande) et sitôt l'aubevenue, les étendards de bronze et les tentes d'argent avaient été rangésdans les chariots, les sauriens harnachés à leurs bâts, et les alalhs frottéset sellés par leurs cavalières. Les sorcières en patrouille sur leurs balaiss'en étaient revenues par vagues successives, les Vouivres arrivant endernier.

— Ainsi, par exemple, peux-tu à juste titre — et je ne t'en blâme pas —trouver notre parcours sinueux, pour ne pas dire alambiqué, poursuivit

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le chat-cerise à la fourrure écarlate, clignant ses yeux d'or en observantles préparatifs de départ avec une paresse somme toute très féline.

— Mmmm.Iolo, le jeune magicien de la Ligue avait approuvé d'un grognement in-

distinct, tout en gardant ses lèvres closes, une façon de faire habituellechez lui à laquelle l'asanthène du garçon s'était accoutumé très tôt.

— Mais la vie agit pareillement, épouser le souple mouvement del'existence en se laissant ballotter et secouer de gauche à droite sans ja-mais quitter le Chemin, est une façon de faire ancestrale nous venant dela plus antique Tradition, je te le rappelle.

— J'en suis conscient, Balbillus, je connais le Livre de la Lumièrecomme toi, il n'empêche, parfois je m'interroge, et je me demande s'il nevaudrait pas mieux contrôler les évènements au lieu de se laisser porterpar eux.

— Ta jeunesse est seule responsable de cela, bien avant toi j'ai agi pa-reillement, moi aussi. Mais les années ont passé avec son cortège d'amerssouvenirs, et la Tradition et le Scavoir Ancestral ont illuminé mon coeur,et la cohorte de mes jours. Tout depuis est devenu clair, à l'image d'uncoucher de soleil ou d'un vol d'oies sauvages dans la brume méridionale.Oui, Iolo, crois-moi, la vie est simple, et belle : si tu sais l'accepter telqu'elle est, et non pas telle que tu voudrais qu'elle soit.

— Mmmm… répéta de nouveau le jeune garçon.— Tiens, tout à l'heure je t'ai dit de ne pas juger les évènements sur

leur apparence, mais d'après leur apport sur le plan intérieur, articula lechat-cerise. Et bien nombre de personnes ignorant de la Tradition de laTerre font de même avec les gens et les rencontres de tous les jours. Ilsrépètent à l'extérieur l'erreur commise sur le plan intérieur, recherchantle beau et le riche, en négligeant le pauvre et le laid, l'insigne. Erreur ! Er-reur ! Grave erreur !

— Vous pensez vous joindre à nous, ou bien emporter cet arbre avecvous ? s'enquit d'un ton ironique Aola, la plus petite et vive Amazoon dela Trinité.

— La troupe est prête, elle vous attend, renchérit le Héros des TempsAnciens, Lucius.

Il avait soigné sa mise pour l'occasion, mettant un gilet de cuir sombresans manches sur une chemise de lin, et portant des braies aux zébruresmulticolores avec des chaussures de cuir à talons plats, adaptées pour lamarche. Il s'était revêtu d'un manteau de voyage ample et informe, unpeu à l'image de celui de Iolo, et un béret de velours s'en venait coiffer satête. Apparemment, le Héros des Temps Anciens était paré pour

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l'aventure, et le reste de la troupe aussi, jugea le chat-cerise en prodi-guant un regard circulaire à la ronde. Les Amazoons de la Trinité étaientmontées sur un alalh, et par groupes de trois ou quatre le reste des Ama-zoons avait fait de même. Seuls les rares Evzoons de l'expédition allaientà pied, et eux partirent les premiers, mais en queue de convoi. Pour unefois, Iolo et le chat-cerise Balbillus, Lucius, marchaient en fin de cortège.

— Nous voici repartis, lança Iolo vers le Héros des Temps Anciens.Il rajusta sur sa tête son propre béret, différent en dimensions et cou-

leurs de celui de Lucius, et ce dernier approuva silencieusement. Devanteux les sauriens tractaient les chariots à une allure régulière, portant lesaffaires de la troupe, victuailles y compris, et tout en tête avançaient pe-samment les alalhs. Les Vouivres évoluaient dans les airs par couples, enmission de reconnaissance, le reste des serpents aériens se lovant dansdes sacs de cuir près de leurs maîtresses.

— Surprenantes créatures… jugea le chat-cerise en fixant la course aé-rienne de l'une d'entre elles. Elles ressemblent beaucoup à nos systres.

— Elles en sont les ancêtres, simplement, expliqua Lucius en sortantde son mutisme.

À cet instant les Vouivres poussèrent des cris stridents parmi les hau-teurs de Sombreterre, et les alalhs cessèrent leur marche avec de brefsbarrissements, leurs mugissements aigres jurant curieusement avec ladisproportion de leur masse. Il y eut un cliquetis d'armes entrechoquées,puis des rayons de lumière fusèrent depuis le haut des alalhs. Aussitôt,Iolo et le Héros des Temps Anciens bondirent en avant, laissant derrièreeux le chat-cerise Balbillus, ce dernier ayant à peine le temps de soufflerde hâtives paroles à son ami de la Terre.

— Prends garde, Iolo, leurs armes sont puissantes.Le chat-cerise faisait allusion aux fines baguettes de sorcières des

Amazoons, dont les pouvoirs étendus allaient de l'émission d'un rayonmortel — l'Hartéfact en était témoin — jusqu'à l'apparition de créatureset d'êtres singuliers. Mais même durant l'entraînement quotidien desAmazoons guerrières, Iolo n'avait pu entrevoir les limites et la puissancetotale de ces prodigieuses baguettes magiques.

En quelques enjambées Iolo avait rejoint la tête du convoi, pour yapercevoir enfin aux côtés de Lucius un spectacle à tout le moins cu-rieux. Un vieil homme habillé d'une longue robe ample et colorée se te-nait devant le alalh de la Trinité, portant et brandissant un bâton de boisnoueux tel s'il se fut agi d'une arme surpuissante, à l'image des baguettesvives Amazoons. Du reste l'expédition s'apprêtait à faire disparaître

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manu militari le pauvre vieillard, imprudent ou bien dépourvu de rai-son. Mais Iolo ne put se contenir davantage, et il hurla.

— Arrêtez !Les Amazoons sur le point de faire s'évanouir l'inconnu dans l'ailleurs

de l'Incrée interrompirent leur geste belliqueux vers le vieillard, et cedernier face à la menace des baguettes noires et brillantes tressaillit sousl'effet du contact avec Iolo. En effet, celui-ci avait posé sa main surl'épaule du vieillard afin de le rassurer.

— Vous le voyez bien, il a seulement été effrayé par la masse desalalhs !

— Il a eu un geste équivoque, assura Nyris de la Trinité en venant verslui, après être descendu à bas du alalh avec ses deux soeurs.

Disant cela elle désignait le bâton noueux soutenant le vieil homme, etle chat-cerise Balbillus après être arrivé lui aussi à hauteur du petitgroupe soupira, secouant sa tête féline.

— Ce n'est pas un bâton de guerre à l'image du vôtre, il l'aide simple-ment dans sa marche, cet Evzoon est âgé, ne le voyez-vous pas ?

Le reste de la Trinité était venu sur les lieux dévisager l'incident surve-nu aux avant-postes, Aola comme Thélia paraissant gênées de leur im-pair. Cela dut leur rappeler le précédent commis avec l'Hartéfact, carThélia marcha vers Iolo et l'entretint en aparté.

— Nous pensions pouvoir progresser aisément, mais nous ignoronsencore beaucoup de choses sur les us et coutumes de la Terre, et encoreplus de Sombreterre. Accepteriez-vous de marcher à nouveau en éclai-reur, afin d'éviter tout danger, et surtout des erreurs inutiles ?

Les trois Amazoons de la Trinité se tenaient autour de Balbillus lechat-cerise et de Iolo, ce dernier, avant de consentir, respirant un grandcoup pour ne pas exploser bruyamment.

— Cela ne nous gêne en rien.— Non, consentit Balbillus en souriant intérieurement, car il voyait

bien où Iolo allait en venir.— Mais avant tout, nous aimerions avoir du but de votre expédition

en Sombreterre une idée exacte.— En effet, poursuivit de sa voix miaulante le chat-cerise vers le Héros

des Temps Anciens et la Trinité, les membres de la Ligue ont juré protec-tion et fidélité à la Terre, et il ne saurait être question pour nous de trahirnotre allégeance, sous couvert de vous venir en aide.

— Vous nous promettez des informations depuis assez longtemps,nous en méritons bien quelques-unes, termina Iolo.

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— Bien… soupira Aola évasivement, avant de rencontrer le regard dé-cidé de Nyris et Thélia. Voilà les faits, dans leur simplicité. L'empireAmazoon est en guerre contre un royaume voisin, dont le mal et la noir-ceur sont grands et presque sans fin.

— Éthérys, souffla Thélia avec une expression grave.— Les troupes d'Éthérys s'approchent d'Édennia, notre capitale, en-

chaîna Aola, et même si notre monde de la Roue compte des centaines deplanètes dans son orbite d'influence, ce n'est rien encore devant la puis-sance d'Éthérys.

À l'énoncé de cette image Iolo ne put s'empêcher de frissonner inté-rieurement, car le prestige et la richesse des Amazoons n'avaient pas derival, sur la Terre, et la peur lui vint d'imaginer cet empire se retournerun jour contre la Terre. En une telle situation, comment devrait réagir laLigue ? Balbillus le chat-cerise, même s'il donnait l'apparence de la quié-tude, paraissait nerveux et très attentif, observa Iolo en écoutant le restedu discours de Aola.

— Mathématiquement et logiquement, les enchanteurs et les savantsde notre race ont prédit notre fin : l'empire Amazoon ne durera pas plusde trois printemps de votre Terre, Evzoon.

— Pourquoi alors explorer Sombreterre ? interrogea Iolo en proie àune perplexité croissante.

Aola avait eu de la main un geste d'arrêt vers Iolo, paraissant indiquerle caractère prématuré de cette question, venue par trop tôt dans laconversation.

— Nous sommes la Trinité, et il nous a été demandé par la ViergeNoire d'effectuer une dernière tentative avant l'inéluctable. Le monde in-térieur est un monde aussi répandu et tangible que le monde physique,vous, de la Ligue terrestre, le savez très bien, affirma Aola.

— Je comprends de moins en moins, se plaignit Iolo en fronçant lessourcils.

— Le monde intérieur est un univers total, reprit patiemment Aola.Par le biais de celui-ci, nous pouvons atteindre celui d'Iris, le mondeprincipal d'Éthérys, avec sa capitale Idonn. Et contourner ainsi ses dé-fenses, trop fortes pour les Amazoons jusqu'à présent. Lorsque nous yserons parvenues, nous attaquerons Iris et Idonn. Nous sauverons, si celaest en notre pouvoir, l'Empire d'Édennia.

Iolo reflétant toujours une expression interloquée, le chat-cerise Bal-billus, possédant visiblement déjà plusieurs longueurs d'avance, vint ausecours du jeune magicien.

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— Chaque planète, chaque monde, détient un univers intérieur. À par-tir du Centre Secret de chacun, on peut accéder à l'Airain. Il donne accèsà tous les mondes intérieurs de la Création.

— Autrefois, la totalité des mondes intérieurs, celui de la Terre, Som-breterre, comme celui de Marls, le Rougéclair, celui de Zénus du nom del'Outrebleu et tant d'autres faisaient partie d'un seul, Primammundo, dé-clara calmement l'ancien de Sombreterre, oublié par tous jusqu'à mainte-nant. Mais après l'éclatement primal, il fut anéanti — puisque disperséen milliards de bribes cosmiques — et seul subsista son reflet ultime,l'univers appelé Mondwana. C'est lui que cherchent à rejoindre les Ama-zoons, pour pouvoir rejoindre Iris — et surtout Idonn — depuisl'intérieur, derrière sa ligne de défense.

Chacun s'était tourné avec surprise vers le vieillard. Il paraissait déte-nir une grande science, et un savoir conséquent. Le visage tanné et ridépar le soleil intérieur de Sombreterre, il s'appuyait de nouveau sur sonbâton de soutien, drapé dans sa longue robe avec une dignité et un main-tien indéniable.

— Tu n'ignores rien de la Tradition, vieillard, miaula dans sa directionBalbillus le chat-cerise en clignant ses yeux d'or.

— Dans Sombreterre, nous n'avons pas perdu le souvenir du ScavoirAncestral, expliqua l'homme.

— Vous présenterez-vous ? lui demanda simplement le Héros desTemps Anciens en remettant en place sur sa tête son béret.

— Je suis Salah, dit ce dernier, et je marchais vers vous.— Pour quoi faire ? s'enquit Nyris en versant dans le soupçon.— Mais pour vous guider vers le Koeur de la Terre, voyons, s'exclama

le vénérable en caressant furtivement sa barbe blanche, un éclair rieurdans les yeux. Ne visez-vous pas ce dernier endroit ? L'assemblée deSombreterre m'a envoyé vers vous, elle ne tient pas à vous voir errer departout en semant le désordre…

Aolo frissonna respectivement, en se remémorant l'attitude belli-queuse des Amazoons à son endroit. Elles avaient en effet tenté del'anéantir, puis elle se reprit.

— Cela est sage de leur part, et bienveillant. Lorsque votre mission sesera terminée, vous transmettrez aux sages Evzoons de votre royaumenotre gratitude, et nos remerciements.

— Une seconde, quelque chose me chiffonne, lança brusquement Ioloen prenant une pose pensive, faisant rire doucement Balbillus. Un détailne convient pas.

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— Quoi donc, encore, lâcha Aola en remettant en place son châle noirsur ses épaules, sous le chaud soleil de l'endroit.

— Si chaque monde possède son univers intérieur, pourquoi n'avez-vous pas essayé de rejoindre le Mondwana depuis Édennia, l'Empire dela Roue ? Ou bien de tout autre monde ?

Le vieillard de Sombreterre du nom de Salah gloussa, avant de glisservers Iolo.

— Vous méconnaissez certains aspects précis de la Tradition, mongarçon.

— Les mondes intérieurs dans leur grande majorité communiquent lesuns avec les autres, jusqu'à former un seul univers, même parcellaire etcloisonné, révéla le Héros des Temps Anciens, lui aussi détenait des no-tions sur le sujet. Son nom est l'Airain, cela a déjà été dit, nous sommesici dans Sombreterre parmi l'Airain. Il est deuxième dans l'ordred'importance avec le Mondwana, monde premier. Le Primammundo,quant à lui, est perdu à jamais pour nous.

Visiblement l'envoyé de la Ligue était le seul néophyte en la matière,jugea Iolo en préférant cependant ne pas s'appesantir de manière exagé-rée sur ses responsabilités dans l'affaire.

— Mais rares sont les mondes intérieurs permettant de rejoindre enligne droite le Mondwana, et non après un parcours long et épuisant,comme le reste des empires de l'Airain, poursuivit Lucius.

— Sombreterre fait partie de ceux-là, assura le vieillard en tapant le solherbeux de son bâton.

— Le Koeur de la Terre, dans le sein de Sombreterre, nous permettrade gagner un temps précieux, affirma enfin Aola, dont la voix se fêlaitdevant d'hypothétiques visions futuristes. Car le destin de la race Ama-zoon et de son empire stellaire de la Roue est en marche.

— Et vous ? interrogea finalement Balbillus le chat-cerise à l'encontredu Héros des Temps Anciens.

L'asanthène du jeune envoyé de la Ligue venait de décider après coupde ne pas rester en arrière, et de crever une bonne fois pour toutes l'abcèsde ses doutes, baudruche dont la survie n'importait plus. Au sujet duHéros des Temps Anciens, les questions jusqu'à présent avaient été tropnombreuses. Même si la décision du jeune garçon avait été brusque etirraisonnée, peut-être le temps des révélations était-il survenu, aprèstout.

— Moi ? s'étonna faussement Lucius, mais on voyait dans ses yeuxluire un éclat singulier, de surprise et de tristesse mêlée.

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— Oui, vous, articula Iolo en pointant vers lui un index accusateur.L'empire Amazoon et son destin ne vous importent en rien, vous êtesd'un autre éon, puisque vous êtes un Héros des Temps Anciens. Queldessein poursuivez-vous, pour votre part ?

Iolo et le chat-cerise Balbillus observant finement le dénommé Lucius,au sein de l'assemblée impromptue venant de se constituer de facto, cedernier toussa et s'éclaircit la voix avant de reprendre, puisque le tempsdes explications était semble-t-il venu.

— Je suis à la recherche du Vieux Pays, où la Tradition prétend que sesont réfugiés tous les Héros des Temps Anciens depuis des ères. J'essayede retrouver ma patrie, et le contact des miens.

Le Héros des Temps Anciens venait de baisser la tête, l'aveu pour luiétait d'importance.

— Vous pensez en retrouver des indices dans le Mondwana, feula Bal-billus devant cette information venant récompenser enfin une si longuecuriosité, du moins dans son cas. Et bien, conclut-il d'un ton réjoui, tousnos doutes sont dissipés, à présent, et un esprit de saine coopération peuts'installer maintenant entre nous.

Iolo et Balbillus paraissaient heureux du déroulement suivi par lesévènements, et Salah le vieillard chargé par les autorités de Sombreterrede les guider également. Seul Lucius, le Héros des Temps Anciens sem-blait pensif, sa révélation — apparemment ignorée même des Amazoonsde la Trinité — venant de lui rappeler de douloureux souvenirs. Les en-voyés de la Ligue se tournèrent vers la tête du convoi afin de lancer le si-gnal de départ, mais Thélia, la plus grande des Amazoons de la Trinités'interposa en remettant en place son châle noir, son large chapeau ac-centuant plus encore son aspect de sorcière. Sa main fine et ténébreuseornée sur son poignet de bracelets d'or et d'argent, de nacre, s'agita versl'asanthène et son ami humain. Sa robe sombre froufrouta lorsqu'ellemarcha vers eux, ses chaussures noires et brillantes piétinant l'herbe.

— Un instant.— Plaît-il ? s'informa Balbillus.— Vous avez obligé chacun à dévoiler ses desseins, et au fond, je suis

assez d'accord avec cette façon de faire.Le reste de la Trinité approuva gravement, Salah et Lucius y compris.

Iolo, l'envoyé de la Ligue, se réjouit de leur belle unanimité.— Mais vous ne nous avez pas encore expliqué les vôtres, Evzoons, lâ-

cha d'une voix dure Thélia, les mains sur les hanches.L'unanimité du reste de la troupe se répéta encore, mais cette fois-ci

l'envoyé de la Ligue des Magiciens de la Terre ne la trouva plus si

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plaisante, ni agréable. Le jeune garçon toussa, le chat-cerise Balbillusmaugréant à part lui sur l'imprévoyance de certains… Enfin Balbillus sedécida à parler.

— En vérité… Nous avons décidé de vous escorter sur Sombreterreafin de mieux vous surveiller, car nous sommes de la Ligue des Magi-ciens de la Terre, vous le savez, et la protection de cette dernière nous estchère, par-dessus tout.

Salah le vieillard semblait fier et heureux de côtoyer d'aussi éminentsmembres de la surface, mais la Trinité des Amazoons ne partageait passon bonheur.

— Le fait de pouvoir fouler Sombreterre également était important, àla Ligue nous n'avons plus de nouvelles de la Terre Intérieure depuislongtemps, miaula encore Balbillus. Notre objectif était donc double.

— Mais l'expédition de ces Amazoons semble aller bien loin, hors denotre juridiction, s'insurgea Iolo en direction de Balbillus.

— En effet, reconnut Balbillus vers son ami, c'est pourquoi nous vousmènerons et protègerons s'il le faut vers le Koeur de Sombreterre, maisnous n'irons pas plus loin, car en agissant ainsi nous franchirions les li-mites assignées par la Ligue à ses membres.

— Fort bien, acquiesça Aola maintenant que tout était clair pourchacun.

Sur ce le signal du départ fut donné par la Trinité, et les premiersalalhs s'ébranlèrent, suivis par les sauriens ruisselants de couleurs trac-tant les carrioles. Plusieurs Vouivres s'élancèrent dans les cieux en pa-trouilles de reconnaissance, et une sorcière Amazoon particulièrementintrépide les suivit dans l'azur de l'intérieur en chevauchant son balai. Entête de cortège s'étaient placés Iolo et Balbillus, avec le vieillard, Salah. Ilsmarchaient sur le chemin de terre grasse de concert, Lucius, le Héros desTemps Anciens, s'étant retiré à l'arrière avec les Amazoons de la Trinité.

— Ainsi, vous êtes de l'antique Ligue des Magiciens de la Terre, lançasur le ton de la conversation le vieillard à la peau parcheminée, sa robeample bouffant sous l'effet conjoint de la marche et du vent léger.

— Elle est antique seulement pour vous, de Sombreterre, opina Bal-billus, notre Ligue n'a jamais fermé ses portes en dépit de votre isole-ment, et pour nous, les nouvelles de l'Airain terrestre avaient un relentde mystérieux et d'exotisme.

— Pour tout dire, les contacts avec votre peuple étaient inexistants, ex-pliqua Iolo après avoir ôté et secoué sa chaussure de marche, en raisond'un caillou. Pour la surface de la Terre, Sombreterre est une légende etun mythe.

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— Un tissu de chimères, exactement, précisa Balbillus près duvieillard. C'est pourquoi lorsqu'en mission de surveillance l'occasionnous a été donnée de pouvoir entrer en contact avec vous, nous n'avonspas hésité.

— Ou très peu, sourit Iolo en direction du chat-cerise. Mais n'avez-vous donc pas de concitoyens ? Nous n'avons encore vu personne.

Les montagnes s'étirant sur l'est allaient s'adoucissant, et dans le ciel seteintant de violet en cette fin d'après-midi, le soleil se voilait et s'abaissaitd'heure en heure. Iolo fut pris de vertige en songeant aux profonds mys-tères et secrets des mondes de l'Airain, dont Sombreterre faisait partie,puis il préféra n'y plus songer afin de ne pas s'encombrer d'explicationsinutiles. Une sourde rumeur, un fracas voilé, se faisait entendre au loin.Des abeilles bourdonnaient dans la lumière, la troupe derrière eux soule-vant un tourbillon de poussière blanche sur le chemin. Salah s'enveloppadans sa robe à l'énoncé de sa question.

— Vous allez en voir bientôt, soyez-en sûr.Un bois touffu d'arbres anciens à l'écorce craquelée apparut, et

l'homme marchant près d'eux désigna de son bâton une éclaircie entreles troncs frangés de mousse.

— Au loin s'écoule le fleuve Moab, aux larges et profondes eaux,révéla-t-il.

Iolo approuva de la tête pour bien marquer sa compréhension des pa-roles du vieil homme, Salah, et demanda à son tour.

— N'entendrait-on pas une rumeur au loin ?— Elle est en rapport avec le fleuve Moab dont je vous ai parlé, car les

chutes d'Ennom en constituent le terme : près d'elles est la cité de My-riam, et le fleuve se transforme en Topheth le fort.

— Combien de temps nécessiterons-nous pour pouvoir le rejoindre ?demanda Aola de la Trinité, la petite Amazoon étant arrivée jusqu'à euxà grandes enjambées.

— Au rythme de notre avancée actuelle, deux jours de marche serontnécessaires, estima le vieillard en fronçant les sourcils sous l'effort exigépour la marche.

— C'est beaucoup trop long, jugea Thélia après avoir rejoint le groupe.— Et pour le Koeur de Sombreterre ? interrogea alors Nyris, d'un ton

interrogateur.Salah leva les yeux vers le ciel indigo à la broderie nuageuse, et comp-

ta ses doigts ridés et bronzés par l'éclat du soleil intérieur. Visiblement, lerésultat ne parut pas enchanter Aola. Elle décompta rapidement lesdoigts mus par Salah, et les paroles de ce dernier ne la détrompèrent pas.

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— Deux ou trois mois seront nécessaires, je pense.— Lucius avait raison, s'exclama Aola vers Nyris, cette dernière se-

couant la tête en signe d'assentiment.— Qu'avez-vous donc dit ? s'étonna Iolo en direction du Héros des

Temps Anciens, tout juste parvenu auprès d'eux.— Au rythme actuel de notre progression, les forces d'Éthérys auront

dévasté le trône d'Édennia et le sceptre de la Vierge Noire, jeté à bas lestemples de Lilith la Glorieuse avant que nous ayons pu fouler leMondwana.

Iolo caressa pensivement son menton, car il avait de toute évidenceraison. Mais les évènements prirent un tour imprévu, et tout d'abord ef-frayant pour lui. Il abhorrait en effet ces grands monstres d'écailles au re-gard froid, tant chéris par les Amazoons. Et à son grand dam la Trinitéordonna à tous les Evzoons de l'expédition de se répartir sur les alalhs,Balbillus le chat-cerise dans les bras de Iolo se retrouvant sur l'alalh de lavive et nerveuse Aola. Lucius était derrière eux avec Salah, et toute latroupe avança nettement plus vite, seuls les sauriens tirant les chars res-tant en arrière. Ils évitaient de leur mieux les obstacles négligés par lesmontagnes de chairs grises, à l'allure pesante.

Le crâne fin et serpentin de ces bêtes extra-terrestres se levait bien au-dessus de l'expédition, et c'était véritablement un spectacle étrange devoir ces monstruosités supportant des grappes humaines vêtues de noiret de cuirasses d'argent, avec de longues hallebardes ciselées pointantvers le ciel, et des sorcières chevauchant des balais avec des Vouivres enguise de protections aériennes. En queue de cortège étaient les carrioles,et les sauriens grondaient et bavaient dans leur course afin de soutenir letrain ininterrompu des alalhs. À cette allure accélérée, les bois furent dé-passés et les méandres du fleuve cité précédemment par Salah, le Moab,apparurent avec sa berge déchiquetée et ses eaux vives, car les fameuseschutes dont les avait entretenus le vieillard laissaient déjà transparaîtreau loin un brouillard épais, une vapeur iridescente parmi l'éclat mourantdu soleil de Sombreterre.

Les alalhs avaient soif, dirent les Amazoons en charge de les guider, àl'aide de crocs pointus et biphydes. Alors la Trinité donna l'ordre de lais-ser les monstres gris s'abreuver au fleuve, et non sans un certain frissonIolo vit les alalhs — y compris celui le supportant — s'avancer vers larive s'éboulant sous leur poids, jusqu'à pénétrer dans le fleuve Moab lui-même. L'eau décrivait des tourbillons d'écume près de leur masse impo-sante et les bêtes des Amazoons, même les sauriens, s'abreuvèrent à sa-tiété. Les têtes élancées s'abaissaient et remontaient continuellement,

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certaines Amazoons allant même jusqu'à remplir leurs outres de cuir.Car l'eau du fleuve Moab était réputée, expliqua Salah. Finalementl'ordre de départ fut donné de nouveau, et les alalhs s'ébrouèrent en seretirant du lit du fleuve avec un déplaisir certain, car ces bêtes aimaientjouer avec l'eau, où leur masse diminuait grandement.

L'expédition reprit la route à une allure soutenue, et sur un terrain val-lonné et ondoyant, ils approchèrent de plus en plus des chutes d'Ennomdont leur avait parlé le vieil homme, le vent se levant pour chasser avecà-propos les nuages ouatés et rabattre sur les arrivants, bien avant leurvenue aux chutes proprement dites, un fin brouillard de gouttelettesd'eau et de bruine.

— Peste, flûte et zut ! s'emportait Iolo, allergique à de telles conditionsclimatiques depuis leur périple sur l'île de Norland.

Tout en relevant le col de son manteau de voyage, Iolo se remémoraitcette dernière péripétie. Elle remontait à une éternité, au moins, luiparaissait-il. Balbillus, pelotonné contre lui, était morose également. Samine chafouine et détrempée, sa fourrure rouge vif perlant sous la pluiefaisait peine à voir. Bruyamment, Aola de la Trinité avait juré en plaçantson large chapeau sur la tête, refermant son châle noir sur son corps.

— Nous arrivons aux sources d'Ennom ! leur clamait le vieillard à tra-vers le tumulte de l'onde s'écoulant près de là.

Le vacarme augmenta, et bientôt un intense brouillard, une purée depois environna la totalité de la troupe. Seuls se faisaient entendre les gro-gnements des alalhs et les cris sifflants des Vouivres lovées près de leursmaîtresses, aucune sorcière n'ayant osé enfourcher son balai pour alleraux nouvelles, dans de telles conditions. Mais il survint une éclaircie,par-dessus le grondement des chutes d'Ennom. Et Iolo du haut de sonpromontoire écailleux discerna le spectacle grandiose de chutes en fer àcheval se déversant en bouillonnant plusieurs centaines de mètres plusbas, créant dans les hauteurs de somptueuses volutes de gouttelettes co-lorées par l'iris chatoyant d'un arc-en-ciel. Les alalhs sur le bord del'abîme, près des rives rugissantes, surplombaient de leur masse énormela profondeur du vide s'étalant vers le bas, de toute la longueur de leurcol étiré. Les Amazoons et les Evzoons en une même et unique curiosités'étaient penchés depuis leurs montures pour dévisager la cité se lovantdans les contre-bas de la chute, séparée d'eux par l'espace aérien.

— Et voici la belle cité de Myriam, dont je suis originaire, expliqua Sa-lah en montrant la petite ville, avec une fierté évidente.

La première cité de Sombreterre à croiser la route de l'expédition Ama-zoon était constituée par un large quadrilatère de maisons blanches au

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toit carré, près du fleuve aux tourbillons mousseux, avec des chemins si-nueux et des taches de verdure, des aiguilles de quartz bleu et des toursde terre cuite aux escaliers extérieurs spiralés. Il s'y trouvait des bâti-ments d'une apparence tout argentée, murs et toitures y compris. Et aus-si des mosaïques de carreaux blancs et noirs, à l'utilisation mystérieuse,des demeures de marbre rose avec des coupoles de jade crème, des mu-railles aux créneaux arrondis et aux tours d'angle de rouge cristal. My-riam était un agglomérat de mystère, de beauté froide et d'étrangearchitecture. Par-delà l'abîme, dans le ciel indigo, les naseaux des alalhssoufflaient bruyamment vers la cité de Sombreterre.

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Chapitre 8Sur la table de bois cirée et lustrée à l'encaustique parfumée, Iolo laissa

retomber dans un claquement sec son gobelet de bois blanc cercléd'argent, comme en contraste avec le tumulte bruyant de l'établissementoù ils se trouvaient, lui et son asanthène le chat-cerise Balbillus. Le cafébrûlant s'agitait encore dans son réceptacle, et le jeune garçon s'amusa àen observer distraitement les volutes, Balbillus feulant doucement verslui.

— Tu n'avais plus goûté à ton breuvage favori depuis longtemps, Iolo,disait-il vers ce dernier.

— Bien longtemps, en effet, acquiesça le garçon de la Ligue, et notredernier temps de repos remonte plus loin encore.

Le chat-cerise après avoir sauté sur la table de la taverne rit à voixbasse, et il parut à Iolo voir son asanthène tressauter en gloussant.

— Tu as toujours tendance à trop noircir les choses, finit par lui repro-cher Balbillus en se tournant finalement vers lui. Parviendras-tu un jourà effacer cette tendance négative de ton caractère ? Cela dépasse monsavoir.

— Et de beaucoup, assura avec une expression de fausse gravité lejeune envoyé de la Ligue en soulevant vers lui son gobelet de café, avantd'en boire une gorgée encore.

Le lendemain serait jour de relâche, avaient affirmé les Amazoons dela Trinité durant la soirée précédente, et avant de les voir se raviser, Ioloet le chat-cerise Balbillus avaient décidé de s'octroyer une courte esca-pade dans la cité de Myriam, d'où était originaire leur guide vénérable etâgé, le dénommé Salah. Ils avaient quitté le campement au petit matin,dans l'aube rosée du soleil intérieur de Sombreterre, et avaient presquedû batailler avec les Amazoons de garde pour fuir le campement de latroupe, situé à une distance honorable de la cité de Myriam. Leur guidede Sombreterre n'était pas revenu, et le Héros des Temps Anciens Luciusétait invisible, les Amazoons de la Trinité également. D'une démarcheguillerette Iolo et le chat-cerise avaient pris la direction de la cité, finis-sant par l'atteindre après une courte marche.

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Depuis la nuit précédente, ils avaient eu tous deux le temps des'accoutumer à la clameur effarante des chutes d'eau, et à l'omniprésentbrouillard d'eau. Iolo avait fini par trouver normal une telle atmosphère,et Balbillus de toute son existence n'avait jamais eu le poil aussi brillantet lustré. Des arbres à la verdure affirmée et une herbe vigoureuseavaient accompagné leur marche, puis les premières maisons de Myriamavaient fait leur apparition. Iolo s'était senti envahir d'une émotion sin-gulière à leur vue, jusqu'à en réaliser le pourquoi. Aucun membre de laLigue n'avait plus observé de visu les demeures de Sombreterre depuisdes siècles, aussi avait-il essayé de mémoriser chaque détail et particula-rité afin d'en faire un rapport circonstancié par la suite, si leur aventureintraterrestre devait avoir, sait-on jamais, une issue heureuse. Puis ils'était mordu les lèvres en songeant à la remarque aigre-douce faite parBalbillus à son sujet, à propos de son pessimisme naturel, et il s'était re-pris moralement, s'astreignant à un optimisme mesuré.

Ils avaient franchi le premier rideau de demeures, et ces dernièresétaient rondes ou bien octogonales, voire ovales pour certaines, mais au-cune n'était carrée ou rectangulaire, et ce n'était pas la seule bizarrerie del'endroit, avait noté Iolo, car le bois paraissait être proscrit de leurconstruction, où seul prédominait la pierre et le grès, l'ardoise grise et leschiste blanc. Les toits étaient à terrasses avec des avancées, ou bienpointus en ardoises ivoirines, et il y avait aux murs des persiennes multi-colores et des rideaux de velours, des murs dévorés d'un lierre rou-geoyant et doré avec des rues pavées de grès safrané à l'alignement recti-ligne. Au milieu de Myriam évoluait un bras écarté de Topheth le fort, lereste des chutes s'écoulant à l'allure lente du fleuve majestueux, plus loindans la plaine. Ils avaient franchi un petit pont sur l'onde agitée, croisantdes natifs de Myriam aux habits flottants et à l'expression soucieuse, af-fairée ou bien flâneuse, mais toujours avenante et cordiale au possible.

En tout point le reflet fidèle du vénérable Salah, miaula Balbillus versle jeune garçon. Ils avaient longé la rive aux bancs de bois et par desruelles avaient fini par déboucher en une petite place ronde, ombragéede platanes aux senteurs végétales sous le soleil matinal de Sombreterre.Les toits se paraient d'éclats dorés et sur les terrasses les ménagères deMyriam arrosaient leurs plantes en pots aux senteurs entêtantes, puis desmyriades de gouttelettes se mirent à perler autour d'eux. Pestant à mi-voix, car le spectacle n'était pas dénué d'une poésie toute domestique, lesamis s'étaient attablés à une taverne ombragée de verdure, près de là.Depuis un certain moment à présent, Iolo savourait un café réconfortantet le chat-cerise à l'autre extrémité de la table luisante fixait le spectacle

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des hommes et des femmes s'agitant à leurs échoppes, dans la rue oubien dans leurs balcons ou leurs toits-terrasses.

— Tout bien réfléchi, ces gens de Sombreterre — j'ignore si c'est uneparticularité de Myriam où nous nous trouvons — ressemblent en biendes points à ceux de la surface, murmura Balbillus en soupirant à part luiaprès leur activité fébrile.

— Le contraire eut été étonnant, répondit Iolo en reposant son gobeletde café à présent bien entamé sur la table. Ne forment-ils pas un seulpeuple, après tout, avec celui de la Terre ?

— Voilà bien une pensée sage, et empreinte de bon sens, déclara leurguide Salah, retourné en sa demeure pour la nuit et sur le point de re-joindre le campement, lorsqu'il les avait découverts attablé ainsi près dela berge.

— Ne vous méprenez pas, reprit Balbillus en se tournant vers lui, sansperdre pour autant son aspect de sphinx hiératique, si Iolo feint parfoisl'ignorance et la naïveté, c'est toujours pour mieux rebondir ensuite.

— Je n'en ai jamais douté un seul instant, répondit Salah dont la robeblanche éblouissait presque par sa blancheur, contrastant avec l'écarlatesanguin de ses babouches de cuir. Me permettrez-vous de partager votretable ?

Les deux amis de la Ligue des Magiciens de la Terre ayant volontiersaccédé à sa demande, le vieillard se plaça entre les deux compagnons ettantôt il commanda un café au sujet duquel il se révéla intarissable.L'établissement où le hasard les avait fait s'asseoir était réputé pour laqualité de ce dernier, affirma-t-il, et bientôt sous les glycines les volutesbrûlantes s'épandirent de nouveau. Au surplus le Héros des Temps An-ciens s'en vint à passer, les hélant sans autre forme de procès. Le tempsavait fait son oeuvre et les deux amis avaient fini par se lier d'amitié avecLucius, aussi avec une feinte désinvolture ce dernier s'assit-il à la tablée,faisant sourire d'indulgence le vieux Salah, dont les rides s'étiraient aucoin de ses yeux bleus délavé lorsqu'il souriait ou parlait, et cela se pro-duisait souvent. Lucius eut besoin seulement d'un claquement de doigts,et déjà le serveur, un homme moustachu au crâne rasé de près et à la tu-nique zébrée d'or et de nacre avait fait son office, rapportant sur un pla-teau d'argent ouvré une pleine cafetière de porcelaine, cette fois-ci, avecun gobelet bleuté pour le Héros des Temps Anciens.

— C'est un plaisir de découvrir en une si belle cité des amis, et de pou-voir ainsi discuter de tout et de rien, en savourant un bon café !s'exclamait Lucius, dont le moral en cette belle matinée ne connaissait

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pas de baisse ni de terme. Mais n'y a-t-il point sur la table de ces pâtisse-ries douces faisant le régal des habitants de Myriam ?

Le serveur, tout en tenant son plateau d'argent, avait opiné de la têteen paraissant s'excuser de cet oubli coupable.

— Menez-nous donc des chourams au miel et des gâteaux auxamandes, des pains au sésame et surtout des chocolats bleus, demandaSalah en souriant de nouveau.

Avec d'évidentes dispositions, la discussion repartit de plus belle dansl'établissement de Myriam.

— Oui, mes amis, reprenait d'une voix forte le Héros des Temps An-ciens, la nuit a passé et elle a chassé mes idées noires de la journée précé-dente. Il règne sur Myriam une atmosphère contagieuse, de liberté et debonheur, assurément.

Salah en savourant son café s'était penché en arrière sur sa chaise debois blanc, et il avait approuvé les paroles de Lucius en fermant les yeux.Le serveur jovial était de retour, et plusieurs corbeilles de pâtisseries sa-voureuses s'étalèrent sur la table. Entre la cafetière de café et les frian-dises, Iolo ne savait plus où donner de la tête, car cette matinée enso-leillée le voyait pris d'un grand appétit. Pour sa part Salah n'avait pas eutant de remords, ni le Héros des Temps Anciens. Balbillus lui s'était déjàragaillardi avant de partir, et seul sur le bord de la table, sa queue écar-late battant l'air, il observa bâfrer ses compagnons de voyage.

— Et je me suis pris à penser, poursuivit Lucius entre deux bouchées :délicieux, vraiment, ce… Comment s'appelle-t-il ? lança-t-il vers Salah, cedernier s'essuyant le coin des lèvres avec une serviette.

— Chourams, expliqua-t-il, ce sont des chourams au miel, la spécialitéde Myriam, et les friandises indigo sont des chocolats bleus, desmazamés.

— Je m'en doutais, chuchota Iolo entre deux bouchées de ces chocolatsvéritablement divins.

Balbillus soupira en observant son ami de la Ligue hésiter devant lescorbeilles posées face à eux. Entre le café et les pâtisseries, le chemin versles enfers de son compagnon était tout tracé. Le chat-cerise se retournavers le Héros des Temps Anciens.

— Que pensiez-vous, donc ?Lucius avait exhibé une expression effarée, comme s'il ne se souvenait

plus de ses paroles, quelques instants plus tôt. Puis il se ravisa.— Oui. Je songeais : il ne sert à rien de s'inquiéter du lendemain, car

cela nous empêche de savourer pleinement le présent, au bout ducompte.

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— En effet, approuva Balbillus en fixant de manière songeuse soncompagnon, sur le point d'attaquer maintenant un second café. Combiende personnes en agissant ainsi toute leur vie n'ont jamais pris le temps deregarder les nuages, ou bien de humer une rose ? Ces gens-là malgré toutleur argent et puissance sont bien à plaindre, croyez-moi.

— En vérité, je songeais au Vieux Pays, hier au soir, et la peur était enmoi. D'illustres hommes ont essayé de les rejoindre, et leurs tentativesont été vouées à l'échec. Je craignais d'être présomptueux, révéla Luciusà présent apaisé, vers le chat-cerise. Car la peur de mon échec me ta-raude, et ce, depuis longtemps.

Lucius avait eu un geste d'impuissance, ne parvenant pas à expliquerson état. Il s'était mis à fixer les environs de l'établissement où ils se trou-vaient, avant de reprendre vers le reste de la tablée.

— Nous, les Héros des Temps Anciens, nous sommes des gens seuls.Les convives avaient gardé le silence, car Lucius venait de se déchar-

ger d'un fardeau l'oppressant depuis longtemps. Le premier, Salah, aprèsavoir méthodiquement replié sa serviette sur la table de bois, avait reprisla parole.

— La crainte du lendemain souvent effraye les gens du commun, celaest une chose avérée, affirma-t-il de sa voix grave et posée. Mais lacrainte du présent n'inquiète jamais personne, et pourtant, notre présenta été un lendemain à venir, un jour. Le lendemain en lui-même n'effrayepas les gens, mais si l'inconnu. Et les précautions pour s'en prémunirsont autant de conjurations absorbant du temps et de l'énergie, parfoismême la peur de l'avenir peut dévorer toute une vie.

Balbillus avait hoché de la tête, et avec un certain retard Iolo son amilui avait emboîté le pas.

— C'est certain, convint le jeune garçon en terminant son second gobe-let de café.

— Il faut aller de l'avant sans peur, enchaîna le chat-cerise, plus parti-culièrement en direction du Héros des Temps Anciens. La Providenceplacera sur notre route des gens bienveillants, ou mettra dans nos mainsde quoi nous débarrasser des périls éventuels. À travers les métamor-phoses de l'avenir, tout concourt indubitablement à la croissance etl'évolution de notre personnalité. Le grand Scavoir Ancestral est catégo-rique, il nous faut avoir foi en l'avenir. Seul l'ignorant vit dans la craintede son destin.

— Absolument, reconnut le vieil homme, Salah, en observant uneAmazoon raide et guindée marcher vers eux à travers la populace

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évoluant dans la ruelle bordée d'arbres. Mais certaines personneséprouvent davantage de difficultés.

— Je dois être de celles-là, j'en suis conscient, avoua Lucius en plaçantune main sur sa poitrine. Mais cette belle journée a chassé mes doutes, etmalgré toutes les conséquences éventuelles, je me sens prêt à repartir surles traces des Royaumes d'Élysée, le Vieux Pays, comme nous l'appelons.

— Bravo, conclut Iolo en essuyant fugitivement ses lèvres, carl'Amazoon envoyé à leur recherche venait de les rejoindre, et il n'étaitpas besoin d'être devin pour deviner la raison de sa venue.

— Le signal de départ vient d'être donné, la troupe vous attend prèsd'ici, déclara l'Amazoon en fronçant ses sourcils, la noirceur de sa peauet de sa cuirasse luisante détonnant parmi la population bariolée et bon-homme de Myriam.

En grognonnant pour certains d'entre eux, dont Iolo et Lucius, en dépitdes bonnes résolutions de ce dernier, le groupe s'en repartit accompagnéde l'Amazoon et bientôt ils atteignirent un alalh énorme chevauché parla compagne de la première Amazoon, et il se trouvait des trakkers colo-rés près d'elle, au niveau du sol. Visiblement, les Amazoons de la Trinitémalgré leur promesse initiale d'un jour de repos n'avaient pu s'empêcherde vouloir repartir au plus vite. Celles-ci n'avaient pas abandonné legroupe en cours de route, et c'était proprement miraculeux, se prit à son-ger Iolo. Ce dernier connaissait déjà ces créatures écailleuses aux cou-leurs tranchées, car il en détenait une lui-même, lui venant en droiteligne de son grand-père. Il enfourcha l'une d'elles, prenant ensuite Bal-billus le chat-cerise dans ses bras, et lorsque chacun l'eut imité, ils talon-nèrent leurs montures squameuses et trottinèrent derrière l'alalh.

Ils nécessitèrent pour retrouver l'expédition de la Trinité d'un certainmoment par chemins étroits et vallées ombreuses, car la troupe songeantau péril guettant leur empire de la Roue était repartie ipso facto, les trak-kers piétinant un bon moment la poussière du monde de Sombreterre— tournant le dos de manière irrémédiable à la cité de Myriam, aux suc-culentes pâtisseries — avant de pouvoir distinguer enfin les collines for-mées par les alalhs des Amazoons à l'horizon. Avec un soupir de soula-gement, Iolo talonna son trakker sans plus se soucier du reste, et chacunde ses compagnons de route l'imita, l'on aurait cru une course pratiquéepar chacun pour le plaisir. Mais un évènement singulier se passait au de-vant, car le Héros des Temps Anciens, Lucius, leva le doigt en guise designal d'alerte, Iolo réalisant très vite l'inattendu. Leur guide de Sombre-terre, Salah, gémit en accélérant la marche de son trakker.

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— Jamais les Amazoons n'auraient dû ainsi partir dans l'intérieur deSombreterre sans moi, se lamentait le vieillard en se portant en tête.

Il y avait des cris et des éclats de voix, parmi les criaillements aigresdes alalhs dont résonnait à la ronde le piétinement lourd. Des lumièresvives fusaient, de part et d'autre : leurs bâtons meurtriers avaient été ac-tivés, comprit Iolo dont le coeur aussitôt se mit à battre plus fort. Letemps lui sembla ralentir son cours, et les secondes s'étirer interminable-ment durant la course éperdue de son trakker, avant de parvenir enfinsur les lieux. Le spectacle les attendant en tête de l'expédition fit arrêternet leurs montures dans leur folle équipée.

— Je n'aurais jamais cru… commença leur guide Salah en observantles monstruosités leur faisant face.

Des créatures de volutes dorées à la consistance brumeuse, vaporeuseet impalpable, allongées à l'image d'énormes serpents, se tortillaient ens'enroulant autour des premiers alalhs de la troupe. Ces derniers gei-gnaient d'une manière terrible à entendre. Ils souffraient mille morts,aurait-on cru, puis Iolo blêmit. L'un des alalhs était celui de la Trinité.

— Ce sont des Serpentaires, expliqua Salah en les désignant de l'index,ils résident habituellement parmi les profondeurs de Sombreterre, auxabords du Koeur de la Terre.

Les Serpentaires sifflaient et ululaient sinistrement, les alalhs refusantleur contact en rompant l'agencement de la troupe. Leurs yeux étaient decristal et d'eau, et jamais les Serpentaires ne cillaient en poursuivant leurbesogne meurtrière. L'un d'entre eux se retourna vers les trakkers por-tant les nouveaux-venus, parmi les tirs dégagés par les baguettes desAmazoons, ces derniers les traversant sans le moindre dégât.

— Pourquoi sont-ils si loin de leur demeure ? s'enquit Iolo en directionde Salah.

— Je voudrais bien le savoir, lâcha Salah en se grattant songeusementle crâne.

L'un des Serpentaires s'était précipité vers eux, faisant s'éparpiller lestrakkers avec le reste du groupe des Amazoons. Iolo avec Balbillus lechat-cerise se retrouvèrent seuls face au monstre des entrailles de Som-breterre. Iolo aurait bien voulu le rencontrer au terme de leur périple,près du Koeur de la Terre, et non pas déjà, sitôt avoir franchi la Porte. LeSerpentaire se dégageait de la terre et s'y volatilisait aussitôt, remarquaIolo. À peine ce fait avait-il été observé, déjà le monstre jaillissait sousleurs pieds. Sa gueule vaporeuse était pleine des roches et de la terresouterraine, il les recracha en pluie autour des deux amis. Le monstrevoulait les emporter sous la surface pour les y faire périr d'étouffement,

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réalisa Iolo. Il bondit dans leur direction, et ils eurent seulement le tempsd'éviter son contact.

— Achélion est ton nom, miaula Balbillus vers le Serpentaire d'un tonneutre, et je connais ta faiblesse secrète, ce sont les chats.

Le Serpentaire s'était anéanti dans les profondeurs du sol, mais letemps pour reparaître sembla à Iolo anormalement long. Le monstre pre-nait le temps de la réflexion, cela se confirma bientôt. Le Serpentaire re-parut, mais empreint cette fois-ci d'étonnement et d'anxiété, le monstred'or et de brume se balançant d'avant en arrière.

— Ils constituent en effet le totem ancestral de ma lignée, articula leSerpentaire, et à l'écouter s'exprimer de cette façon on entendait la ru-meur d'un torrent de montagne, dans lequel s'entrechoquaient descailloux. Mais j'ai reçu des ordres de la Vizyre, et…

— Sois maudit, Achélion, reprit Balbillus le chat-cerise d'une voixdure, s'il te prend caprice de toucher à un seul poil de ma fourrure. LeChamagnon Tigré sera informé de ton acte, et dans tout le pays deschats, ton nom sera honni et voué à l'opprobre, jamais tes descendants netrouveront plus le repos, et la paix des morts leur sera refusée.

— Non, non ! s'exclamait le Serpentaire, terrorisé par les paroles del'asanthène. J'ai obéi contre mon gré aux paroles de la Vizyre, cette mé-chante femme, mais cela n'arrivera plus. Je m'en retourne chez moi, etceux de mon lignage aussi.

— Nyris et Thélia ont disparu ! haletait Aola de la Trinité en émer-geant du groupe des Amazoons, celles-ci formant un bloc près d'elle. Ev-zoon, je t'en prie, dis-lui de nous les ramener !

Le Serpentaire avait poursuivi son balancement en disparaissant dansle sol de Sombreterre, s'éclipsant sur des paroles inquiétantes.

— Impossible, Mélios et son frère ne sont pas des miens, mon tabou fé-lin n'est pas le leur. Seule La Vizyre Jélialle tient dans sa main le fil deleur vie, désormais…

Le silence s'abattit sur les lieux tel une chape pesante, car les Serpen-taires — ils n'avaient pas été plus de cinq, révéla Salah en examinant lesdégâts causés à la troupe — s'étaient évanouis au sein de la terre. C'étaitcomme s'ils n'avaient jamais existé, comme si la sanglante et tragique pé-ripétie venant de se produire avait été seulement une vision chimérique.

— Cela change bien des choses, reconnut Iolo en se grattant la tête.Aola en gémissant faisait le tour de ses compagnes, plusieurs Ama-

zoons courant en tout sens afin de s'en aller chercher les trakkers deschariots ou bien les alalhs enfuis dans la nature. Des sorcières de latroupe en soignaient d'autres, blessées dans la cohue, à l'aide d'onguents

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et de mixtures étranges emballés dans des tissus brillants, et le chaosétait grand parmi la troupe.

— Un revirement vient de se produire dans le cour de votre expédi-tion, déclara sombrement le vieillard Salah, en fixant les alentours.

— Et seules les Amazoons, à l'initiative de cette aventure, peuventnous dire ce qu'il va en être de la suite, acquiesça Balbillus, conscient dela gravité des actes venant de se produire sous leurs yeux.

Les Amazoons après s'être montrées abattues se reprenaient peu àpeu, déjà les rangs s'étaient reformés et les alalhs, en renâclant et regim-bant, avaient repris leur place habituelle. Aola marchait vers eux, lesnon-Amazoons du groupe.

— Les évènements se précipitent, avoua la plus menue des Amazoonsde la Trinité, les dirigeants d'Éthérys ont eu vent de notre plan d'action.

— Cela me semble probable, dit Iolo en se caressant le menton, maisen fait il n'y avait pas pensé le moins du monde avant d'entendre les pa-roles de la sorcière.

— Les Serpentaires du Koeur de la Terre seraient de connivence avecvos ennemis ? demanda Salah en continuant à regarder les manoeuvresde la troupe, à présent presque complètement reformée.

— J'en suis persuadée, trancha sèchement Aola en mettant ses mainssur les hanches. Je voulais vous dire — elle s'adressait plus particulière-ment à Iolo et à son asanthène, et également Lucius — ceci : les périls pa-raissent énormes, désormais. Il n'était pas dans nos intentions de vousexposer ainsi. Si vous le désirez, vous pouvez vous en repartir ici même,libres de tout contrat avec les Amazoons.

Lucius, le Héros des Temps Anciens, toussa discrètement en mettantson poing fermé sur sa bouche.

— Hors de question pour moi de faire demi-tour, maintenant. Je vousai détaillé mon objectif, et les dangers ne me feront pas dévier d'unpouce. J'irai au Mondwana, et retrouverai le chemin perdu du VieuxPays. Les Héros des Temps Anciens reverront leur patrie.

Balbillus avait miaulé afin d'attirer l'attention de Aola, et peut-êtreaussi pour faire taire Iolo, sur le point de s'exprimer de manièreintempestive.

— Nous avons conclu un accord stipulant l'escorte de la Liguejusqu'aux portes du Koeur de la Terre, et nous le respecterons. La parolede la Ligue des Magiciens de la Terre est chose sacrée, une fois donnéeelle ne peut se rompre si facilement. Les dangers n'ont point à faire va-ciller notre coeur.

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— Vous êtes courageux, Evzoons, jugea Aola en fixant l'un aprèsl'autre les membres du petit groupe.

— Nous sommes ainsi, affirma Iolo en regardant Balbillus, espérant nepas avoir fauté même avec retard.

Mais le regard de l'asanthène pour son ami de la Ligue était clair et ap-probateur, Aola lâchant d'une voix rendue rauque par la colère.

— En route, alors.— Où allons-nous ?— Les Serpentaires ne résident-ils pas au Koeur de la Terre ? interro-

gea Aola vers Salah.— Certainement.— N'était-ce pas la première étape de notre expédition avant même

leur irruption ?— Si fait.— Les détails deviennent inutiles.— Certains peuvent être lourds de sens, pourtant, expliqua Lucius,

dont les évènements récents venaient de rafraîchir l'enthousiasme. Com-bien d'Amazoons manquent à l'appel ?

— Nyris et Thélia ont été enlevées, et Carmen, Songa et Lelle, Oména.En tout, six de nos soeurs ont disparu.

Elle n'ajouta plus un mot, et chacun s'en repartit sur son alalh, allouédepuis le début, par les circonstances et la force des choses. La route futmorose, et les éclats de voix peu nombreux. Les cieux venaient des'assombrir en enténébrant leur chemin. Depuis le début de cette journée,le temps insensiblement avait passé et avec une certaine candeur Iolo dé-couvrit l'avancement de la journée. Mais nul ne songea à demander unarrêt pour le repas, et sur les indications de Salah, la troupe s'acheminavers le levant, par une gorge étroite s'infiltrant entre des monts rocheux.

— Il nous faut traverser le Pays des Pierres, assura leur guide de Som-breterre depuis son alalh vers les amis de la Ligue, si nous voulons arri-ver au Koeur de la Terre le plus vite possible.

Il n'ajouta pas un mot, mais chacun avait bien compris. Désormais, lesort des Amazoons disparues passait avant l'issue de leur voyage, de-vant pourtant les mener dans le Mondwana et plus loin encore, si le Des-tin y consentait. Parmi le grincement des chariots et survolés constam-ment par les reptations sifflantes des Vouivres, plusieurs sorcières al-lèrent de l'avant sur leurs balais en mission de surveillance, et s'en re-vinrent en parlant d'étranges rocs tourmentés et de vastes ravins, de pay-sages sinistres mais dépourvus de tout habitant. Iolo en conçut une

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grande curiosité pour les étrangetés les attendant, mais il parvint à muse-ler sa curiosité naturelle.

Il advint pourtant une circonstance où il fut nécessaire de faire acte decourage, et Iolo à sa grande fierté en fit partie. En voici le détail : peuaprès avoir pénétré avec prudence dans le précité Pays des Pierres, uneprofonde ravine se fit jour devant eux, et sa grandeur et profondeur étaittelle — rendue plus effrayante encore depuis la hauteur des alalhs — quebeaucoup ne purent s'empêcher de sursauter d'effroi. En ce débutd'après-midi où ils se trouvaient, le soleil commençait à peine à redes-cendre vers l'horizon, et la journée était belle encore, sous le ciel azurébrodé de nuées blanchâtres, poussées par un vent follet épicé de senteursmystérieuses. Mais l'obstacle était de taille, et les Amazoons commençantdéjà à se lamenter sur ce contre-temps ennuyeux, Salah leur désigna nonloin de là une arche de pierre ciselée et sculptée s'étirant d'un bord duprécipice à un autre. Son épaisseur était grande, mais non pas assez ras-surante pour laisser s'y engager sans crainte ni tremblement la masse im-posante des alalhs, du moins selon Aola.

L'incident des Serpentaires l'incitait à la prudence, lui faisant craindredans ce pont opportun une diablerie échafaudée par les dirigeantsd'Éthérys, qu'elle appelait la Cohorte, et leur allié de Sombreterre, la Vi-zire Jélialle. Aola soupesa le pour et le contre, visiblement empressée derejoindre ses soeurs de la Trinité — et le reste des Amazoons — au plusvite, mais tout aussi désireuse de ne pas tomber en un piège éventuel. Io-lo perçut ses soucis, et lui trouva la solution.

— Emprunter ce passage n'est peut-être pas si risqué, si Salah nousl'indique c'est sûrement en raison de sa totale sécurité, prétendit-il à Aoladu haut de sa monture écailleuse au long col.

— Bien sûr, approuva le vieillard en désignant de nouveau le pont àl'ample courbe. Il existe depuis des siècles et notre peuple l'utilise pourles charges les plus lourdes, sans problème aucun. Il ne faut pas se fier àson apparente fragilité, car il est puissant et solide.

Malgré tout les doutes de la seule rescapée de la Trinité Amazoon, Ao-la, subsistaient, et afin d'économiser un temps précieux Iolo se mit enavant de nouveau, mettant pied à terre, difficilement, pour mieux se fairecomprendre.

— Donnez-moi un de ces chariots de l'arrière-garde, et avec mon amiBalbillus nous irons en éclaireurs sur l'arche de pierre, afin d'en tester lasolidité et l'absence d'artifice. Si nous venions à estimer le passage sûr,nous vous en aviserions aussitôt.

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Aola les remercia et il fut décidé d'agir ainsi, Lucius, le Héros desTemps Anciens, se joignant même à eux afin d'augmenter le poids dansle chariot, pourtant déjà chargé de ballots. Ainsi Balbillus silencieuse-ment se plaça près de Iolo, ce dernier houspillant le trakker indolentdans l'attente de Lucius. Finalement, ils prirent la route du pont de pierreaprès avoir rattrapé la tête du convoi et ils atteignirent l'arche. Ce dernierétait vaste et large, porteur de traces de passage immémoriales : au sur-plus, il semblait effectivement très solide.

— Allons, avançons sans crainte, et remettons à la Providence le soinde protéger nos âmes, dit doctement Iolo vers Balbillus, dont les discourssur les arcanes du Scavoir Ancestral l'agaçaient parfois.

Balbillus le chat-cerise n'était pas dupe de la fausse témérité de soncompagnon, mais il gloussa et ne répondit pas. Un chariot grinçant etbrinquebalant dont les occupants retenaient leur souffle s'engagea sur lavoie pierreuse.

— Il ne me semble rien découvrir d'extraordinaire sur ce pont, jugea leHéros des Temps Anciens en prodiguant une attention extrême sur laconstruction de pierres, dont l'âge remontait semble-t-il aux débuts del'Airain, et peut-être même plus tôt encore.

— Vous avez raison, je crois, estima Iolo en faisant de la main un gesteencourageant vers le reste de l'expédition, le chariot parvenant enfin auterme de l'arche.

L'obstacle avait été franchi sans anicroche, l'ouvrage de pierre ne recé-lant aucun mécanisme meurtrier ou bien diablerie d'aucune sorte. Lejeune garçon de la Ligue après s'être retourné cria en direction des Ama-zoons l'innocuité de l'ouvrage, et seulement alors il observa l'expressioneffarée de Lucius et du chat-cerise Balbillus. Il se retourna précipitam-ment, les yeux grands ouverts devant l'extraordinaire de la scène. Il mitses mains en porte-voix afin de mettre en garde l'expédition, cette der-nière s'étant mise en devoir de franchir le pont, mais le souffle luimanqua.

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Chapitre 9— Misère ! miaula Balbillus le chat-cerise devant la muraille compacte

formée par des hommes gris, de haute taille, se tenant serrés épaulecontre épaule d'un côté du chemin à l'autre.

La voie suivant le pont de pierre décrivait une courbe, s'infiltrant entredes pans granitiques, et immédiatement après la route se trouvait obs-truée par ces fiers guerriers, dépassant les deux mètres de hauteur. Ilsétaient armés de lances et de courtes épées, avec des boucliers de cuirnoir ou olivâtre ouvrés de détails raffinés, mais n'en étant pas moins por-teurs de mort pour les voyageurs.

Ces hommes arboraient le teint gris et éteint des pierres, et avaient latête rasée avec des lèvres épaisses et violines, presque noires : ils étaientrevêtus de pagnes et chaussés de sandales en raphia, les bras et le torserecouvert de dessins symboliques à base de poudres colorées. Le barrageconstitué était impressionnant : le mutisme des hommes gris était total,ce dernier détail ne manquant pas de surprendre les voyageurs.

— Nous n'aurions pas dû crier à l'expédition d'avancer sans peur, lâ-cha à voix basse Iolo, essayant de masquer son inquiétude de son mieux.

— Peut-être ne sont-ils pas agressifs ou dangereux, avança à son tourle Héros des Temps Anciens.

Mais comme ses compagnons il jugeait leur positionnement singulier,à tout le moins, et très dommageable pour l'avancée de leur convoi. Biensûr les alalhs de la troupe pouvaient les enjamber facilement, mais il s'ensuivrait combat et animosité, voire bien davantage. Et leur traversée duPays des Pierres se ferait dans la violence et l'inquiétude, au lieu de lapaix et la sérénité. En regard de leur situation cela ne s'imposait guère, ladisparition des Amazoons de la troupe — dont Nyris et Thélia — suffi-sait à leurs soucis pour l'instant.

— Alors, leur lança au loin le vieillard Salah de la cité de Myriam, quien voyant leur immobilité songeuse au sortir du pont avait grimpé surun trakker afin de les rejoindre plus vite. Pourquoi vous arrêtez-vous ?Vous auriez dû accentuer votre avance et progresser encore un peu, nousvous aurions rejoint sur les alalhs, plus loin, et…

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Il découvrit enfin le mur massif constitué par les grands guerriers auxlèvres épaisses et sombres, au crâne brillant, le flot de ses paroles se taris-sant subitement.

- Les Simiens sont des guerriers vaillants et redoutables du Pays desPierres, expliqua ensuite en aparté le vieil homme à ses amis.

D'un geste il avait fait signe aux Amazoons guidant les alalhs des'immobiliser au milieu de la courbe, un malaise insidieux s'installantentre les guerriers Simiens du Pays des Pierres et le groupe des alalhssupportant les Amazoons de l'expédition. Salah avait marché vers les Si-miens et s'était répandu en un dialecte haché aux accents pointus, propresemble-t-il à Sombreterre, car nul dans son entourage n'y comprit goutte.Ou peut-être encore était-il uniquement utilisé par les Simiens, car la citéde Myriam et son langage ampoulé ne leur avait pas posé aucun pro-blème de compréhension majeur. Après quelques instants d'un échangede phrases au ton vif et acerbe entre les deux camps, Salah retourna versle groupe des éclaireurs avec une expression abattue.

— Le Pays des Pierres, habituellement ouvert à chacun, est actuelle-ment interdit à tout étranger, même de Sombreterre comme moi.

— Et pourquoi donc ? Est-ce une attitude habituelle chez ce peuplegris, ou bien dû seulement à notre présence ? demanda l'unique Ama-zoon de la Trinité subsistant encore, à savoir Aola, la plus petite destrois.

— La vieille reine Sadosa aurait eu un rêve effrayant, elle interdirait àquiconque né hors du Pays des Pierres d'en fouler le sol, expliqua levieillard en direction de la troupe.

— Allons bon, grogna Aola l'Amazoon en tenant son menton de façonméditative.

— Soupçonneriez-vous vos ennemis, les, comment dites-vous, déjà ?miaula le chat-cerise Balbillus, intrigué lui aussi par l'attitude singulièredes guerriers.

— Le peuple d'Éthérys, reprit songeusement l'Amazoon de la Trinité,maîtrise parfaitement les choses de l'esprit et du sommeil. Les songes oules cauchemars n'ont pas de secrets pour eux. Voilà pourquoi, en effet, jecrois les gens d'Éthérys au courant de notre tentative pour les prendre àrevers.

— Ils auraient envoyé des rêves sinistres à la vieille reine du Pays desPierres de Sombreterre ? interrogea le Héros des Temps Anciens, Lucius,fixant avec une expression intriguée ces grands gaillards de plus de deuxmètres, apparemment à l'abri de toute inquiétude.

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— Je les en crois capables, en tout cas, assura l'Amazoon Aola en fai-sant les cent pas sur le chemin, les mains dans le dos et toute de noir vê-tue. Voilà pourquoi il ne nous faut d'aucune façon perdre du temps, si leConcile d'Idonn, leur capitale, agit de cette façon, c'est pour une raisonbien précise. Notre tentative leur paraît capable d'aboutir, nous devonsen accélérer l'allure.Absolument.

L'Amazoon fixa le groupe des guerriers leur barrant le passage, puis seretourna vers leur guide, et les membres de la Ligue.

— Si nous tentions un passage en force ?— Cela serait réalisable, mais dépourvu de toute élégance, avoua

Salah.— Et même lourd de difficultés à venir, estima Iolo dont l'horreur de

toute belligérance était connue dans la Ligue. Il se trouve pourtant uneautre solution, capable de faire changer d'avis cette reine au sommeildifficile.

— Je vois à peu près laquelle, murmura Lucius en fixant le jeune gar-çon de la Ligue, son asanthène Balbillus cherchant déjà un endroitconfortable pour se reposer un instant.

— À quoi pensez-vous ? lui demanda Aola, entourée de plusieursAmazoons à l'expression martiale, prêtes à user de leurs armes belli-queuses et mortelles.

— Je vais pénétrer le rêve de la vieille reine Sadosa, et annihiler le périltant craint par cette dernière. Il cessera d'être un augure défavorable, etse muera en heureux présage. Dès lors, rien ne s'opposera plus à notrepassage, bien au contraire, elle nous aidera de son mieux, puisque lebonheur de son peuple en dépendra.

— Intéressant, reconnut Aola en coiffant machinalement son chapeaunoir et large de sorcière. Et comment procéderez-vous, par hasard ?

— Et bien, comme ça !Iolo avait passé une main rapide devant son visage, et ses yeux noirs

avaient disparu. Dès lors les alentours devinrent invisibles pour lui, et ilétait devenu invisible également pour le reste de l'expédition. Son images'évanouit, Balbillus se roulant en boule dans le creux d'un roc.

— Iolo nécessitera d'un petit moment pour revenir, les prévint le chat-cerise en bâillant, dévoilant une langue rose et pointue.

— Cela sera-t-il long ? s'enquit Aola avec une certaine inquiétude. Letemps nous est compté…

— N'aie pas de crainte, sorcière, il ne s'attardera pas. L'Empire duSommeil n'est pas notre domaine, loin de là, Oniria ne se trouve pas sousla juridiction de la Ligue des Magiciens de la Terre !

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Ayant été rassurée Aola avait ordonné immédiatement l'établissementd'un bivouac rapide, attendant le retour de Iolo. Les alalhs furent dételés,les trakkers également. Les Amazoons, avec les quelques Evzoons del'endroit, en profitèrent pour défaire leurs lourdes armures d'onyx rem-bourrées de feutre. Les Simiens toujours postés sur la largeur de la voieles observèrent avec étonnement, et sur un feu de bois une cafetière degrès n'avait pas encore commencé à chanter que déjà Iolo était de retour,porteur d'un sac sur l'épaule. Dans le ciel le soleil de Sombreterre avaitcommencé la lente descente de son orbe, le vent léger poussant un trou-peau de nuées cireuses au levant. Les cieux étaient encore clairs au zé-nith, mais cela ne durerait pas. Devant ses compagnons d'équipée, Ioloposa son sac en grognant sourdement. Balbillus le chat-cerise bondit prèsde lui, les moustaches frétillantes et la queue battant contre ses flancs.

— Tout s'est-il déroulé comme prévu ? miaula l'asanthène félin.— Du mieux possible, lui affirma ce dernier.— Vous avez pu accéder au rêve de la vieille reine Sadosa ? s'étonna

avec incrédulité le Héros des Temps Anciens. Je n'aurais jamais cru lachose possible.

— La Tradition Ancienne, le Scavoir Ancestral sont familiers deschoses oniriques, l'étude des rêves est un parcours obligé pour lesmembres de la Ligue, expliqua Iolo à Lucius. Oniria, l'Empire du Som-meil, n'est pas de notre juridiction, mais nous en connaissons les charmeset les recoins secrets. Sachez-le, les rêves sont fugaces et éternels, évanes-cents, mais il nous est pourtant permis de les retrouver si le désir — etsurtout, la connaissance — de leur art nous est accordé.

— Cela est indubitablement exact, concéda Aola de la Trinité en parve-nant auprès d'eux, après avoir été informé du retour de Iolo par uneAmazoon. L'aspect négatif du rêve de la vieille reine aurait-il été effacé ?

— Je lui ai rendu ses couleurs originelles, disons, et dès son prochainsommeil, elle recevra ce songe de manière authentique, et non pas tra-vesti honteusement comme il l'a été.

— Dès son prochain sommeil ? s'inquiéta Aola en reculant sous l'effetde surprise. Cela signifierait-il…

— C'est bien cela, hélas, déclara Iolo en approuvant de la tête, sans ces-ser de tenir de la main son sac de toile brune. Il va nous falloir attendrel'assoupissement de la vieille reine Sadosa, et le retour du rêve avec sesatours originaux. À son réveil, à n'en pas douter, son opinion sera trans-formée et plus rien ne s'opposera à notre traversée du Pays des Pierres.

— Nous sommes pressées par le temps ! manqua de s'étouffer Aola enréalisant le contretemps imposé.

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— Les armées d'Éthérys progressent sans rencontrer de résistance ànos frontières de la Roue ! grinça une autre sorcière, à la peau des plusnoire. Il est hors de question…

— Il n'y a pourtant pas d'autre solution, hélas, trancha Iolo d'une voixdure.

La voie de l'obscurité et du sang versé était la plus rapide, il le voyaitparfaitement, mais il refusait d'emprunter ce chemin bourbeux.

— Evzoon… dit Aola de la Trinité en désignant de l'index le sac dujeune garçon, duquel s'échappaient des cris plaintifs et couinants. Qu'il ya-t-il dans ton sac ?

— Oui, lança à son tour le Héros des Temps Anciens, dontl'étonnement dans le groupe n'était pas le moindre. Cela proviendrait-ildu rêve de la vieille reine Sadosa ?

— Il ne faut jamais rien rapporter des rêves dans le monde physique,Iolo, lui reprocha Balbillus en prodiguant un regard méfiant sur le sac,leur nature est par trop différente…

— Justement, la nature de l'élément perturbateur n'a rien d'onirique,vois donc…

Iolo avait plongé la main dans le sac afin d'en retirer sa prise, mais il laretira vivement en poussant un cri perçant, faisant tressaillir le chat-ce-rise Balbillus.

— Iolo ! avait-il miaulé en guise d'avertissement.— Je n'ai… rien, souffla le jeune garçon en fixant sa main gauche, de

laquelle sourdaient lentement plusieurs gouttes de sang écarlate.Il avait retourné son sac et une créature velue de teinte marron-vert, au

poil ras et aux yeux jaunes avait chuté sur le sol de Sombreterre. Son as-pect était à la croisée du singe et du chat, ce fait ne laissant pas de lui oc-troyer un aspect singulier. Il avait, tout comme les primates, une queuepréhensile : avec au surplus une rangée de dents pointues, dont le magi-cien de la Ligue pouvait attester du bon état de fonctionnement. Il secomportait de manière agressive et hargneuse, gesticulant de gauche etde droite.

— C'est curieux, articula Iolo en fixant sa main douloureusement en-sanglantée. Dans le rêve de la vieille reine Sadosa, il était paisible etdoux…

— C'était lui l'élément transformateur du rêve ? interrogea le chat-ce-rise Balbillus, fixant ce dernier avec une expression soupçonneuse.

— Oui, lui répondit le jeune magicien en arborant une pâleur spec-trale, avant de porter la main à son front.

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L'être ramené par le magicien de la Ligue depuis l'Empire du Sommeilavait subitement bondi vers Aola, l'ultime rescapée de la Trinité. Mais aumilieu des cris de surprise des Amazoons, l'une d'elles, à la vigilancesans défaut, avait de sa longue baguette de cristal noir atteint la créatureen plein saut. L'être simiesque et ramassé se ratatina en une boule decendre puante, fumante de chaleur.

— C'était un Éggrégore, révéla paisiblement l'Amazoon aux réflexesd'acier, remisant dans son manteau sombre sa baguette meurtrière.

— En ce cas il va nous falloir prier pour toi au plus vite, Evzoon, assu-ra Aola à l'adresse de Iolo, car leur contact est vénéneux pour quiconque,Amazoon ou bien Evzoon.

Au grand dam du chat-cerise Balbillus, les séides des gens d'Éthérys,en plus d'essayer de nuire à l'ultime Amazoon de la Trinité, venaientd'empoisonner le magicien de la Ligue.

— Iolo, Iolo, feulait en soufflant sur son visage marmoréen le chat-cerise.

Le jeune homme s'était écroulé à terre, et des Amazoons l'avaient placéaussitôt sur une couche improvisée, près du bivouac. Le soir venait surSombreterre, des étoiles fugaces scintillant aux lisières de l'horizon. Levent agitait les aigrettes et les tiges duveteuses de l'herbe rare, car la ro-caille et la pierre étaient omniprésentes dans le royaume de la vieillereine Sadosa. Les trakkers avaient été dételés, les alalhs aussi. Des Ama-zoons sur leurs balais filèrent parmi les cieux en patrouille, accompa-gnées de leurs Vouivres ailées aux reflets mordorés, à la nuit tombante.Les tentes d'argent et les étendards de bronze furent dressés aux abordsdu chemin, toujours barré par les Simiens. Mais à présent ces derniersfixaient les gens de l'expédition avec des yeux ronds, comme s'ils avaientaffaire à des demi-dieux, ou bien à des fous.

— Iolo, répétait le chat-cerise en une litanie sifflante près de soncompagnon.

— Sorcière, tu dois sauver ce garçon, suppliait le Héros des Temps An-ciens à une vieille Amazoon faisant office de guérisseuse au sein del'expédition.

— Je fais de mon mieux, lui répliqua celle-ci d'une voix éraillée, et sesmèches de cheveux blancs s'échappaient de sa coiffe noire, ses braceletsd'argent tintant sur ses avant-bras ridés. Vous m'aideriez assez en melaissant davantage de place près de votre compagnon.

Elle avait fait boire la mixture opalescente d'une coupe d'or au jeunehomme, dont les lèvres étaient devenues violettes, puis bleues sous l'effetdu puissant poison de l'Éggrégore. Le regard du garçon se fit vitreux, il

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ne semblait plus reconnaître personne dans la journée finissante. Près delà des points de lumière sur des trépieds d'onyx avaient été dressés endivers points pour éclairer au mieux le bivouac. La nuit allait êtreinterminable.

La sorcière chanta doucement en frottant le front et les poignets dugarçon avec des pierres bleues et rouges, puis vertes, dont l'éclat et la lu-minosité étaient variables. Le chat-cerise s'étonna d'y reconnaître deschansons fredonnées dans son enfance, voici bien longtemps. À la suitede cela les pierres semblèrent perdre beaucoup de leur éclat, et Balbillusle chat-cerise s'en inquiéta.

— Son empoisonnement s'étend, sorcière ! Sois maudite s'il venait àmourir !

Balbillus ne parvenait plus à tenir en place, et Iolo n'était plus là pourle raisonner. Lucius, le Héros des Temps Anciens, faisait de son mieuxmais son influence sur le chat-cerise n'avait rien de comparable avec celledu jeune magicien de la Ligue.

— Du tout, tenta de l'apaiser la guérisseuse qui en avait vu d'autres :les pierres n'ont plus leur aura car elles l'ont prodigué à ton ami, il s'enportera mieux, crois-moi.

— Vraiment ? lui demanda encore le chat-cerise, dont l'anxiété avaitdiminué seulement dans des proportions infimes.

— Les pierres sont la puissance suprême, car elles subissent le coursdu temps d'une manière différente de celle des humains, reprit la sor-cière en tamponnant le front du membre de la Ligue avec un linge parfu-mé d'une essence mystérieuse, dont l'âcreté vous prenait à la gorge.Avant même l'existence des Amazoons et des Evzoons dans l'univers, lespierres étaient déjà. Lorsque les Amazoons et les Evzoons seront deve-nus une légende et un mythe écrit dans la poussière de l'espace, lespierres rouleront encore et toujours. Les pierres sont les seigneurs dumonde, et les authentiques détentrices de la vie. S'il n'existait pas lespierres, toute vie serait impossible.

Disant cela, la sorcière avait repris de nouvelles pierres à la teintemauve pourprée et elle avait recommencé à les faire glisser sur lesmembres et le torse du jeune garçon, tout en psalmodiant des chants an-ciens. De temps à autre elle reportait sur elle ces mêmes pierres, commesi elle désirait recharger leur influx. Puis elle recommençait. Enfin, auplus profond de la nuit de Sombreterre, la plupart des Amazoons dor-mant déjà sous les tentes angulaires et argentées, à l'image des Simiensassoupis à même le sol, la guérisseuse se leva et rangea ses pierres ma-giques, dont tout éclat et luminosité s'était enfui. La sorcière grommela

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en massant ses reins douloureux, et il sembla à Balbillus et au Héros desTemps Anciens l'entendre jurer en un patois extra-terrestre.

— J'ai fait de mon mieux pour neutraliser le poison de l'Éggrégore, Ev-zoons, à présent le reste n'est plus de mon ressort. Si les Forces veulent savie, ils l'obtiendront. Et si les Puissances souhaitent le voir parmi nousencore, Lilith le laissera vivre.

La guérisseuse repartit sans un regard en arrière. Plusieurs sorcièresAmazoons rentrèrent au bivouac sur leurs balais, et des Vouivres se po-sèrent à l'unisson parmi des sifflements de déférence envers la guéris-seuse, grandement respectée dans l'expédition. Le chat-cerise s'était cou-ché près de Iolo, dont la respiration douloureuse était une sourced'affliction pour le chat-cerise. Lucius, le Joueur et Bienheureux, s'affala àses côtés.

— La nuit va être longue, laissa tomber le Héros des Temps Anciensen fixant les ténèbres épaisses régnant autour du bivouac, sous la voûteétoilée de Sombreterre. Et les soucis ne manquent pas. Si j'ai bien com-pris, la vieille reine Sadosa doit voir son rêve modifié du tout au tout. Sielle venait à changer d'opinion à notre sujet, comme l'espérait Iolo, quellesera ta réaction, Balbillus ?

— Je n'y ai encore pas réfléchi, reconnut le chat-cerise en tournant latête vers un bruit de pas se rapprochant dans l'obscurité. Mais jamais jene laisserai Iolo, c'est certain.

— Même… s'il meurt ? s'enquit le Héros des Temps Anciens en fixantà son tour le nouveau venu, le vénérable Salah en l'occurrence.

— Je mourrai avec lui, conclut simplement Balbillus, puisque jel'accompagnerai avec la Mort jusqu'à la Frontière dont on ne revient pas.

— Mes amis, je suis content de vous revoir, j'ai fait de mon mieux,mais les années sont là, hélas… Enfin, tout va bien, ou presque. J'ai ap-porté des amulettes, bénies par les plus sages et les plus illustres anciensde notre cité de Myriam, et surtout… Mais voyez plutôt.

Il avait désigné de la main une silhouette sombre revêtue d'un man-teau informe, avec un chapeau de paille disjoint lui tombant sur les yeux,et des mains brunâtres émergeant de longues manches élimées. Luciustressaillit instinctivement à sa vue, et Balbillus également.

L'être avec un geste lent et maladroit avait enlevé son chapeau gris,dévoilant un visage grossier aux traits taillés à la serpe, et des yeux vifsenfoncés dans leurs orbites. Ses cheveux très courts paraissaient frisés,mais la pénombre de l'endroit rendait son observation difficile. Il étaitpourtant impossible de ne pas voir de longues canines ivoiriness'échapper des commissures de ses lèvres.

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— C'est un vampire ! réalisa Lucius en s'écartant instinctivement, fai-sant un pas en arrière.

— Mon nom est Meyriem, expliqua ce dernier avec un débit curieuse-ment saccadé, et un ton de voix monocorde. J'habite les environs de My-riam, j'y possède une petite maison.

— Il s'agit d'un vampire, c'est vrai, acquiesça Salah en le désignant dela main, mais il n'a rien du caractère vindicatif des siens. Il vit et respire àl'image de tout être humain de Sombreterre, par chez nous. En raison decela, nous l'avons toujours toléré.

— Les anciens de Myriam sont venus me voir, poursuivit le vampiredont l'esprit semblait embrumé. Et ils m'ont dit : il se trouve un jeunehomme du dessus de la Terre, il ne doit pas mourir. Un Éggregore a em-poisonné son sang, voit si tu peux faire quelque chose, Meyriem. Voilà lavérité, simplement.

Le vampire avait approuvé du menton, afin de mieux appuyer sesparoles.

— De mon existence je n'ai vu créature si étrange, avoua le Héros desTemps Anciens, pendant que Aola de la Trinité parvenait sur les lieuxdepuis sa tente, attirée par le discours de leur guide et de sonaccompagnateur.

— Pourquoi ces cris ? s'emporta Aola dont l'énervement était grand,depuis la disparition de ses soeurs de la Trinité et leur attente forcée ence lieu inhospitalier.

Lorsque Lucius le Joueur et Bienheureux lui eut expliqué le pourquoides événements, elle garda un silence prudent en dévisageant le vampireMeyriem, détaillant avec intérêt le déroulement des choses.

— Jamais ce vampire ne touchera à mon ami Iolo, devrais-je pour celaprécipiter cet homme au fond de l'enfer, feula le chat-cerise avec une ex-pression décidée.

Et à le voir ainsi, personne ne doutait de la véracité des paroles duchat-cerise. Leur guide de Sombreterre, Salah, soupira en écartant lesbras.

— Je m'y attendais un peu. Du moins les amulettes nous serviront-elles de quelque chose, en tout cas je l'espère.

Il disposa ces dernières sur le corps du jeune homme, toujours endor-mi, et la plus grande, en argent vieilli, il la déposa sur son torse, avec seschiffons précieux et ses perles colorées. Le vampire Meyriem se tenaitprès du reste du groupe, apparemment attristé de voir son aide repous-sée. La nuit maintenant touchait à son terme, l'aube venait. Un pinceaude lumière illuminait l'horizon et les abords de Sombreterre s'éveillaient

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lentement. Mais l'état de Iolo ne s'améliorait d'aucune façon, bien aucontraire. En dépit de l'aide apportée par la guérisseuse Amazoon et lesamulettes de Salah, sans compter les invisibles prières de Balbillus lechat-cerise, la pâleur du magicien de la Ligue virait au gris cendré. Desgouttes de sueur glacées perlaient à son front. Dans l'aurore naissante,Iolo se mourrait. Le chat-cerise ne parvenait plus à se contenir, et Lucius,avec un calme étonnant, continuait à éponger le front luisant du jeunegarçon. Aola de la Trinité avait fait un geste explicite vers le campement.

— Je vais rappeler Adélaïe… commença-t-elle.Mais sa voix s'éteignit, l'inanité de sa phrase lui étant apparue sans

fard. Parmi le cercle autour de Iolo, la voix de Balbillus fusa vers l'aiguë,car la situation ne permettait aucune échappatoire.

— Vampire ! Agis !Lucius eut un haut-le-coeur et Aola porta d'effroi la main à sa poitrine,

afin d'en protéger les battements de son coeur. Seul le vieillard Salahconserva un calme olympien.

— Sauve la vie de mon ami ! répétait le chat-cerise, dans un étatd'excitation extrême.

Une ombre noire s'était faufilée entre les spectateurs médusés, avantde se pencher sur la gorge blême du jeune garçon de la Ligue. Meyriem,à longues gorgées, s'abreuvait du suc noir de l'Éggrégore. Un instants'écoula, dont la longueur parut variable à chacun des membres del'assemblée. Enfin le vampire se releva, et chacun put voir avec horreurl'auréole sanglante autour de ses lèvres. Mais la pâleur du jeune magi-cien de la Ligue avait diminué, et ce, de manière visible. À présent, levampire Meyriem chancelait et tanguait. Finalement, il dut s'asseoir surun roc près de là.

Le temps passa et la nuit touchant à son terme, le Héros des TempsAnciens découvrit avec surprise qu'il n'avait pas fermé l'oeil. Aola de laTrinité jugea inutile de se recoucher, et s'en alla chercher une cafetière deporcelaine. Salah, observant l'amélioration de Iolo, avait ravivé le brasierproche, de branches mortes et de brindilles ramassées près de là. Le feuavait été allumé par des Amazoons, durant la soirée précédente en prévi-sion de la longue nuit. Iolo toussa, Balbillus remarquant avec plaisir descouleurs revenir sur son front, avec le rosissement graduel de ses lèvres.

— Salah, miaula Balbillus.— Oui ? répondit ce dernier en jetant dans le brasier une brassée de

bois sec supplémentaire, faisant monter dans l'aube matutine une gerbed'étincelles.

— Merci.

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Leur guide de Sombreterre sourit et gloussa silencieusement, soncrâne luisant à la lumière du feu de bois en s'agitant. Il semblait rired'une connaissance intérieure.

— En gardera-t-il… des séquelles ? demanda encore Balbillus.Salah avait secoué la tête de nouveau.— Nul ne peut le dire avec certitude, mais je ne le crois pas. Meyriem

est un bon garçon, il a soulagé quantité des nôtres ainsi, de fièvres ma-lignes et d'autres maux pires encore. C'est un guérisseur, lui aussi, sem-blable dans son art à la sorcière Amazoon. Mais avec une différence…

— Laquelle ? interrogea Aola en posant sur le bord du brasier une ca-fetière bien pleine, accompagnée de plusieurs Amazoons au visagechiffonné.

— Meyriem… paye toujours de sa personne, conclut sombrementSalah.

Tout le monde se retourna à cet instant vers le vampire, placé à l'écartdu bivouac, presque caché par des rochers. Et curieusement, au fur et àmesure du retour à la vie de Iolo, maintenant délesté du poison del'Éggrégore, le vampire Meyriem allait en s'affaiblissant. Le vampire gi-sait par terre après s'être affaissé, tournant le dos au campement.

— Ne devrait-on pas… interrogea Aola en observant l'état du dénom-mé Meyriem.

— Quelle importance ? dit le vieillard, près de la cafetière dont le sif-flement répandait un arôme délicieux. C'est seulement un vampire !

Balbillus le chat-cerise, pris de remords coupables, avait sauté près dudénommé Meyriem. Il avait jugé ce dernier de façon cavalière, et il le re-grettait maintenant. Le vampire arborait un teint cireux, couvert d'unesueur glacée, exactement comme l'avait été Iolo. Le poison noir del'Éggrégore, envoyé dans le rêve depuis le Concile d'Idonn, circulait par-mi les veines du vampire. Il respirait difficilement, son souffle était ha-ché, malaisé. À dire le vrai, reconnut Balbillus avec une pointe de pitié, ilse trouvait en un bien pire état que ne l'avait été son ami Iolo.

— Comment allez-vous ? miaula doucement le chat-cerise.— Mal… articula le vampire en se retournant à demi vers lui, le fixant

de ses yeux maintenant vitreux. Toujours mal lorsque je prends sur moncorps les maladies… Toujours mal… Et le jeune monsieur ?

— Il va bien, je vous remercie, lui déclara simplement Balbillus. Voussavez, nous n'oublierons pas votre geste pour mon ami.

— Jeune garçon gentil, très important… Meyriem vampire, Meyriempauvre, expliqua celui-ci. Meyriem est content.

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Il continua à haleter dans la pénombre rocheuse où il se trouvait, Bal-billus se demandant avec une certaine tristesse si ce pauvre diable verraitse lever le soleil de Sombreterre. Non loin de là, Lucius le Héros desTemps Anciens distribuait à la ronde des tasses de café brûlant, et plu-sieurs Amazoons dont Aola se servirent avec plaisir, même Salah. Per-sonne n'avait un regard pour le vampire moribond, Balbillus pour sapart se tournant vers Iolo. Ce dernier dans la journée naissante étaitéclairé par les rayons d'or du soleil intérieur de la Terre. Ils dessinaientsur son front et son visage des teintes d'ocre et de sang, de vert pâle.Mais le magicien allait mieux, indubitablement. Il s'était redressé sur sescoudes, et fixait le chat-cerise Balbillus trottinant vers lui.

— Nous avons eu peur pour toi, Iolo, affirma l'asanthène. Ton impru-dence a manqué te coûter la vie.

— J'en suis conscient, Balbillus, et je le regrette, crois-le bien.Iolo passa une main encore tremblante sur son front, et après avoir jeté

un regard sur leurs amis occupés à boire leur café du matin, il demandad'une voix chuintante.

— Cela faisait-il partie de mon cauchemar, ou bien j'ai réellement été laproie d'un vampire ?

Balbillus le chat-cerise sourit en ravalant la première remarques'apprêtant à sortir de sa gorge.

— Tu commences à retrouver tes esprits, je vois. Oui, Iolo, j'ai laissé unvampire ingérer le poison de l'Éggregore, ce dernier détruisait ta vie. Cartu étais sur le point de mourir, Iolo.

Iolo eut une grimace étranglée.— Tu vas devoir te tenir sur tes gardes, désormais… Comment réagira

la Ligue ?Balbillus bâilla en s'étirant, accordant à tout cela peu d'importance.— J'ai déjà mordu un vampire dans ma jeunesse, et il n'est pas devenu

chat pour autant, assura-t-il. En fait, je n'y ai même pas pensé. Seule unechose me taraude : le vampire, Meyriem, est sur le point de mourir, je lecrains.

— Le malheureux, dit Iolo en se redressant à demi, attirant l'attentionde ses amis.

— Et je me demande si c'est le fait du poison de l'Éggregore, ou d'autrechose se trouvant en toi depuis longtemps.

— Que veux-tu dire ? s'enquit Iolo en fronçant les sourcils, parmi leséclats de voix de ses compagnons venus en riant constater sonrétablissement.

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— Nous ne connaissons toujours pas ton don, même si j'ai des soup-çons… miaula Balbillus en baissant la voix devant l'arrivée de leurs amis.Je m'interroge sur la véritable nature du malaise de Meyriem.

Tous faisaient déjà cercle autour du jeune magicien de la Ligue, en né-gligeant le vampire aux portes de la mort, près de là. Un bonheur nevient jamais seul, dit-on : un groupe d'envoyés de la vieille reine Sadosavenait de parvenir sur les lieux, demandant à voir Aola de la Trinité, etles membres de l'expédition Amazoon.

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Chapitre 10La colonne de l'expédition Amazoon avançait à bonne allure sous le

ciel de Sombreterre, et dans le décor austère du Pays des Pierres elle lais-sait derrière elle une colonne de poussière grise, cette dernière suivant legroupe tout en s'étirant vers les nues. Les alalhs marchaient en tête por-teurs d'Amazoons et de bannières claquantes, de sorcières brandissantdes hallebardes étincelantes et des boucliers d'or. D'autres fendaient lesairs sur leurs balais par groupes de plusieurs, accompagnées de leurs in-séparables Vouivres, le reste allant dans les chariots de l'intendance tiréspar les trakkers.

Une poussière impalpable recouvrait toute chose et chacun, carl'endroit était aride et désolé à n'en plus pouvoir : les sorcières ressem-blaient à des fantômes, ou bien à de tristes esprits portés par des collinesen mouvement. Les Amazoons aux noirs habits et à la peau majoritaire-ment sombre époussetaient de temps à autre leurs longs manteaux etleurs chapeaux, leurs châles souillés. Celles dont l'habillement était da-vantage militaire, c'est-à-dire porteuses de cuirasses rembourrées defeutre et de boucliers en métal luisant, de casques effrayants bardés de ri-vets, avec des lances interminables et des glaives cristallins, n'étaient pasdavantage favorisées. Elles aussi de façon irrégulière chassaient de leursatours cette salissure indésirée. Lucius, le Joueur et Bienheureux, se trou-vait dans une situation identique et même si la chaleur lui avait fait reti-rer son manteau de voyage, il avait bien vite dû le remettre en relevantson col. À présent il se masquait le nez d'un mouchoir de soie, afin de fil-trer au mieux les particules ambiantes. Salah se trouvait près du Hérosdes Temps Anciens sur l'alalh de Aola, dernière de la Trinité. Il ne pa-raissait pas incommodé par les conditions du voyage, comme s'il avaitl'habitude de semblables déplacements depuis toujours. Aola s'était re-tournée vers Iolo et son chat-cerise. L'état de l'envoyé de la Ligue s'étaitnettement amélioré, motivant son transport par l'alalh de Aola.

— Ce Pays des Pierres mérite bien son nom, en définitive.Aola était davantage grise cendrée que noire, à ce moment-là, même si

de temps à autre elle se servait de son chapeau de sorcière pour s'éventer

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en s'aidant de souples mouvements de poignets. Elle remettait ensuiteson chapeau, continuant à s'essuyer du revers de la main.

— En effet, acquiesça Iolo dont la sortie hors de la langueur et du ma-laise infligé par la griffure — ou bien la morsure ? — de l'Éggregore seterminait à peine. Cette situation, si elle perdure, finira véritablement pardevenir pénible.

Iolo pour sa part avait usé de son béret plus d'une fois afin de chasserles particules poussiéreuses soulevées dans l'atmosphère du Pays desPierres par le passage imposant des alalhs, et il avait dû renoncer, car latâche était sans fin. Balbillus le chat-cerise lui n'avait pas esquissé lemoindre geste pour se débarbouiller, et il arborait à un moindre degrél'image d'un ours des bois, nanti d'une vague teinte rougeâtre. Tout lepetit groupe partageait le même alalh, Aola ne laissant aucun répit à samonture éléphantesque.

— Nous parvenons à la Passe de Sesostre, leur indiqua leur guide deMyriam, Salah, en désignant du doigt une étroite gorge s'élevant au loin,une faille dans la muraille brune s'élevant autour d'eux de toute part, de-puis un bon moment déjà.

— J'aime autant mieux, se réjouit Aola dont la hâte à franchir le Paysdes Pierres, après l'accord de la vieille reine Sadosa, avait été visible toutle long de la journée. Mes soeurs de la Trinité et les autres sont prison-nières près du Koeur de la Terre, je n'aurai de cesse de les rejoindre.Comment se nomme-t-elle déjà…

Elle s'était retournée vers le vieillard Salah, mais Iolo, dont la mémoireet les forces revenaient d'instant en instant, répondit pour lui.

— Jelialle, la Vizyre Jelliale, a dit le Serpentaire interrogé par Balbillus.— Je lui ferai rendre gorge, grogna de manière indistincte Aola en

baissant son grand chapeau noir sur ses yeux.Chacun avait entendu sur l'alalh son ultime menace, seul le chat-cerise

Balbillus n'éprouvant pas le besoin de baisser la tête. Durant un momentla troupe poursuivit son avance vers la Passe de Sesostre, et aux dires deSalah elle clôturait le Pays des Pierres de la vieille reine Sadosa, à l'ariditéinfernale, avant de laisser passage aux Terres de Hiam. C'était unroyaume côtier donnant accès à une étroite langue de terre, lesPhaénestrelles.

— Ensuite, l'Orée s'ouvrira devant nous, et ce sera l'affaire de peu detemps avant d'arriver à Hor-Nemed.

— Et le Koeur de la Terre ? s'enquit Aola de la Trinité, craignant deperdre de vue le but ultime de leur expédition.

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— Il sera juste après, la rassura Salah. Mais à l'allure rapide de nosmontures, ce sera chose aisée de parvenir jusque là.

Paraissant rassuré seulement à moitié, l'unique Amazoon restant de laTrinité soupira, et sembla sur le point d'émettre un dernier commentaireavant de se raviser. Quelques instants après les alalhs de la troupe, suivisà distance par les trakkers tirant les chariots parvinrent à la Passe de Se-sostre, où soufflait un fort vent à travers l'ouverture béante entre leschaînes de montagnes. Lorsqu'ils atteignirent le haut de la passe, car elledécrivait une montée à son point culminant, avant de redescendre horsdu Pays des Pierres, une bourrasque iodée leur gifla le visage. Iolo, sur lepoint de s'endormir par cause du trot régulier de l'alalh, se réveilla ensursaut. Sur leurs balais les Amazoons s'étaient élancées vers les hau-teurs dans le ciel dégagé, et les Vouivres les poursuivaient en sifflant, àl'image de javelots précieux, ondoyants et chamarrés. Les montagnesfrontalières étaient derrière eux, puis le chemin de l'expédition basculavers le bas avant de s'étirer vers la mer.

Une étendue liquide s'ébattait et bruissait sur une plage de galetsronds et blancs, entonnant un murmure ancien sous le pur ciel. Le ressacs'étirait le long de la chaîne de montagnes, bordant le rivage aussi loinque pouvait porter le regard. Hormis la mer et les pics la cerclant étroite-ment, Iolo ne put voir aucun chemin praticable.

— Les alalhs pourront peut-être longer la rive jusqu'aux Phaénes-trelles, déclara le jeune envoyé de la Ligue en direction de Salah, dont lesconnaissances géographiques de l'endroit laissaient perplexes, mais leschariots ne pourront en faire autant, ni même les trakkers. Ce cheminn'est-il pas déraisonnable ?

Leur guide Salah allait ouvrir la bouche en désignant un point del'horizon devant eux, mais le chat-cerise Balbillus n'avait pas une vue fé-line pour rien et il le contredit fermement, d'un ton calme et posé.

— Devant nous est une langue de terre s'infiltrant entre la mer et lesmontagnes, elle se mue en sable gris, tu verras. Tantôt, les galets laisse-ront place à un sable fin, les trakkers et les chariots y circuleront à leuraise.

— Tout à fait, affirma Salah en souriant devant l'acuité du chat-cerise,ce sont les Terres de Hiam, où nous pourrons faire une courte halte si né-cessaire, avec un léger bémol : cette mer de Sombreterre n'est pas sansdanger, il nous faudra être sur nos gardes. Ensuite, une bande terreusenous permettra de la franchir à pied sec, si j'ose dire, et l'Orée s'ouvriradevant nous. Tout deviendra plus facile, j'espère.

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— N'y comptez pas, leur lança d'un ton renfrogné Aola, parmi les sif-flements excités des Vouivres, planant aux environs. Le Concile d'Idonna déjà agi par le passé en nous privant de certaines de nos soeurs, leschoses ne seront pas aussi simples. Le peuple d'Éthérys n'a toujours pasabattu ses dernières cartes.

La troupe dans la rumeur sourde des alalhs et les vociférations aiguësdes trakkers tirant les chariots descendit la passe, et l'alalh de l'AmazoonAola s'étant porté en tête, l'expédition décrivit une ample courbe avantde piétiner les pierres rondes et blanches de la rive. Les chariots des trak-kers furent mis en difficulté par ce changement de cap, mais effective-ment il advint bientôt entre la mer houleuse et les hautes falaises bordantle Pays des Pierres une voie minuscule, juste assez large pour le passagedes chariots. Les Terres de Hiam, réalisa Iolo en se souvenant des parolesde leur guide Salah. Puis de la mer se leva un vent de travers, projetantsur la grève des masses liquides mousseuses et bouillonnantes. Iolo ou-vrit la bouche afin d'indiquer à toutes les Amazoons d'augmenterl'allure, mais il s'aperçut vite de l'inanité de son conseil. Sur le chemin ré-duit, les alalhs avançaient à un rythme soutenu. Chevauchant des balais,une poignée de sorcières accompagnées de leurs inséparables Vouivress'en étaient revenues depuis les airs informer Aola.

— Des pirogues de quartz noir aux voiles de tulle s'en viennent versnous, expliqua l'une d'elles en virant longuement autour de l'alalh de laTrinité.

— Peut-être leurs équipages n'ont-ils aucun dessein nous concernant,et veulent-ils seulement prendre pied sur la grève, avança le Héros desTemps Anciens à travers le tumulte des vagues, l'expédition accélérant lepas sur le chemin.

Plusieurs Vouivres sifflèrent dans les airs, excitées au plus haut pointpar l'atmosphère océane ambiante, puis une autre sorcière reprit.

— Cela semble peu probable, ils vont toujours dans notre direction endépit de notre progression sur la route.

— Essayez de les retarder le plus possible, ordonna Aola ens'adressant à ses consoeurs d'une voix forte. Combien de temps nousreste-t-il encore pour atteindre les Phaénestrelles ?

— Relativement peu, étant donné la bonne allure des alalhs, mais…— Quoi donc ? interrogea avec agacement Aola, après avoir signifié

d'un geste aux sorcières sur leur balai d'exécuter son ordre.— Les Phaénestrelles constituent un pont reliant deux continents op-

posés, notre position y sera peut-être encore plus défavorable qu'ici.

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— Expliquez-vous, miaula Balbillus, toujours lové dans les bras de sonami de la Ligue.

Les alalhs grondaient et soufflaient, le martèlement des créatures squa-meuses portant la troupe était devenu ininterrompu. Dans leur doss'éteignait la chaîne montagneuse et un ruban brunâtre s'étirait en lignedroite vers l'océan. Là-bas, à l'autre extrémité de leur chemin et del'horizon, naissait une frange de terre émeraude, une oasis de fertilité etde verdure après la grisaille du Pays des Pierres et l'étroitesse des Terresde Hiam.

— Alors ? demanda de nouveau le jeune garçon après avoir quitté desyeux l'infini azuré.

— Notre position risque d'y être encore plus exposée aux intempéries,voilà tout… avait conclu Salah en caressant son menton.

Sur la mer naissaient des éclairs, illuminant la surface des eaux. Lesvagues s'échouant sur la grève semblaient détenir une curieuse formed'énergie, bruyante et scintillante à la fois.

— Étrange, lâcha Iolo vers Balbillus le chat-cerise.— Réaction typiquement Amazoon, miaula en retour celui-ci.Des éclairs fusèrent de nouveau depuis les sorcières, et des explosions

retentirent. Des cris résonnèrent au-dessus des eaux, déjà les Phaénes-trelles étaient proches.

— Allez portez secours à nos compagnes, veillez à les ramener toutessaines et sauves, intima Aola à une Amazoon sur un alalh, proche de là,il ne doit pas manquer une seule Vouivre. D'aucune façon.

La sorcière se saisit de son balai et lui parla doucement, avant del'enfourcher puis de s'élever en filant dans les cieux. Les Phaénestrellesse dressaient face à eux : l'immensité de l'océan était un royaume saphirteinté d'une grisaille moirée. La troupe quitta la longue grève s'étendantencore sur le côté, vers l'est, derrière la muraille montagneuse cerclant lePays des Pierres et portant le nom des Terres de Hiam. Elle entreprit demarcher droit devant elle, sur une grande terre avançant vers la mer enoblique, avant de s'acheminer vers un isthme pointant à l'horizon. LesPhaénestrelles étaient constituées d'une étroite bande de terre reliantdeux empires. Les chariots tirés par les trakkers furent les derniers àmordre sur la terre brunâtre, d'une consistance différente de celle desTerres de Hiam. Déjà s'en revenaient se poser sur les alalhs ou bien àterre les sorcières de l'air avec les Vouivres. Le Héros des Temps An-ciens, Lucius, pointait un doigt inquiet en direction du levant. Desnuages lourds de pluie et d'une noirceur à faire pâlir l'âme s'en venaientvers eux, poussés par un vent toujours plus violent. Les étendards

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brandis par les Amazoons sur les alalhs claquèrent furieusement. Une ra-fale violente survint, puis une autre. Iolo cria. Il avait manqué être dés-équilibré par la force du vent, et visiblement il n'avait pas été le seul.

— Les malfaisants sur les pirogues de quartz et d'or ont été repousséspar vos sorcières, déclara le vieillard Salah, mais ils ont eu la forced'invoquer leurs ancêtres liés depuis longtemps aux éléments aériens.Les Hommes d'Or prétendent descendre des vents, et commander auxéléments.

— Ils vivent dans les Phaénestrelles ? s'informa le chat-cerise tandisque les vents, au fur et à mesure de leur avance, gagnaient en puissance.

— Non, révéla le vieillard à travers le tumulte, plutôt dans les îles deMalagasque, non loin d'ici. Mais les Phaénestrelles ont toujours été consi-dérées comme leurs, et ils font payer tribut à quiconque pour prix de leurpassage.

— Le prix est-il élevé ? s'enquit Aola en se cramponnant, à l'image dureste des Amazoons, sur le dos de son alalh.

Le ciel était désormais gris de plomb et des vagues cinglantes fouet-taient les rives des Phaénestrelles. D'instinct les alalhs suivis par les trak-kers s'étaient positionnés au milieu de la bande de terre, et n'eut été leurgrande hauteur sur les mastodontes les membres de l'expédition au-raient déjà été trempés. Les conductrices des trakkers n'avaient pas cettechance, observa Iolo après avoir jeté un regard inquiet derrière-lui. Desarbres côtiers se ployaient en s'inclinant au gré des bourrasques ven-teuses, des vagues grondantes franchissaient la langue de terre d'un bordà l'autre.

— Les Phaénestrelles sont dangereusement proches du niveau de lamer, jugea Lucius en rabattant son col autour de son visage.

Une pluie battante s'abattit sur l'endroit, sans autre préavis qu'un cin-glant coup de tonnerre. La mer résonna, un nouvel éclair déchirant lasoierie céleste en précédant une détonation assourdie. L'océan escaladaitla grève en évitant les rochers, s'infiltrant par les ouvertures de l'endroit,avant de s'élancer en soufflant entre les pattes des alalhs dégoulinant depluie.

— J'avais bien prévenu, le passage des Phaénestrelles serait délicat,rappela Salah en hochant de la tête, le fait d'être trempé de la tête auxpieds ne le gênant pas outre mesure.

— Vous pensiez aux Hommes d'Or ? soupira Aola dont le large cha-peau ruisselait sous l'ondée.

— Non, absolument pas, ce lieu est connu pour son climat changeantet souvent exécrable, de toute façon.

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— Vous n'avez pas répondu à ma question sur le prix demandé par lesHommes d'Or, revint à la charge Aola.

Il y eut des cris aigus à la queue de l'expédition, et Iolo vit de quellemanière une charrette avait manqué être emportée par une lame, trakkeret Amazoon y compris.

— Une poignée de vies humaines, en général, expliqua Salah vers Aolad'un ton neutre.

— Cela ferait-il s'améliorer les conditions atmosphériques desPhaénestrelles ?

— Certainement pas, assura Salah, mais cela permet au voyageurd'obtenir la mansuétude des Hommes d'Or, les étrangers peuvent seconsacrer alors au péril restant, celui des Phaénestrelles.

Il y eut de nouveau des clameurs et des gémissements à l'arrière-garde, puis les trakkers se manifestèrent bruyamment de leur rumeurglapissante. Une autre carriole avait manqué se faire emporter encore, etcette fois-ci les Amazoons avaient pris la décision de quitter ces véhi-cules dangereux si près du sol. Aola réagit sans tarder.

— Faites monter nos soeurs sur les alalhs ! Les trakkers nous suivrontd'eux-mêmes par la force de l'habitude !

Il en fut fait ainsi, sous une pluie battante l'expédition poursuivant saprogression dans les Phaénestrelles. L'Orée était au bout du chemin : siproche, mais si loin à la fois. Plusieurs grondements se firent entendredans les cieux impétueux, mais aucune détonation ne survint. Lesnuages frôlaient le sol lourdement chargés de pluie, de cette pluie bat-tante frappant indifféremment les voyageurs, les bêtes ou bien la surfacede l'endroit. Iolo à l'image du groupe n'y voyait plus à trois pas, hormisles alalhs les plus proches du sien. L'horizon avait disparu au sein d'unemuraille de bruine et de bourrasque, puis un nouvel éclair déchira lescouches nuageuses, faisant s'illuminer leurs entrailles. Un éclair frappa lamer, et la pluie après une brève accalmie reprit de plus belle. Les Ama-zoons sommaient leurs bêtes d'accélérer, désirant rejoindre l'Orée à toutprix. Car nul en cette bande de terre des Phaénestrelles ne se sentaitguère à son aise, craignant de la voir s'engloutir dans les flots. Le jeuneenvoyé de la Ligue eut — saisi d'un pressentiment étrange — le désir dese retourner et le spectacle observé derrière les alalhs lui fit froid dans ledos. Abandonnés à eux-mêmes, les trakkers, ces sauriens colorés etécailleux harnachés aux carrioles, avaient le plus grand mal à suivre lerythme et ils se retrouvaient distancés, lentement mais sûrement.

— Aola ! s'exclama Iolo à travers le sifflement de la pluie. Nous allonsperdre les trakkers !

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Balbillus le chat-cerise s'était retourné à son tour.— C'est exact, la pluie les empêche de nous voir et s'ils n'ont pas de

maître pour les diriger…— Nous perdrons les bagages et la nourriture ! renchérit Lucius en

mettant ses mains en porte-voie vers l'arrière du convoi.— C'est le dernier de mes soucis, répliqua vertement Aola en remon-

tant sur son visage le col de son manteau. Nous avons déjà perdu dessoeurs en trop grand nombre, je n'accepterai pas d'en perdre davantagedésormais.

Le ton de sa voix n'admettait pas de réplique, aussi, malgré son coeurétreint d'angoisse, car Iolo n'acceptait jamais les souffrances infligées auxbêtes de trait, le jeune homme se tut en reportant son regard vers l'avantdu convoi. Les alalhs progressaient eut-on dit en pleine mer, car désor-mais la langue de terre avait disparu. Le ciel et la mer s'étaient unis, Sa-lah récitant doucement une antique prière, éveillant d'anciens échos enIolo. Mais il résonna à plusieurs reprises des hululements désespérés enfin de convoi, et Iolo eut peur de voir ses craintes se réaliser. Il descenditl'échelle de cuir tressé permettant de quitter les alalhs. Sans prendregarde aux miaulements de Balbillus, il posa pied à terre. Il se fit entendredes cris, une grande vague faisant vaciller le jeune garçon. À travers unbrouillard liquide, il observa comment les masses effrayantes des alalhspiétinaient la terre submergée des Phaénestrelles, puis il se mit en devoird'éviter leur charge de son mieux. Celle-ci étant passée enfin, il marchavers l'arrière, d'abord lentement, ensuite de plus en plus vite.

Le danger était grand, mais Iolo possédait un trakker lui venant de songrand-père défunt, et toujours celui-ci lui avait prescrit de traiter ce der-nier avec respect, car sans les animaux, disait-il, jamais l'homme n'auraitpu s'instruire et s'élever. Il cria et siffla à travers la tempête comme ilavait l'habitude de le faire avec son trakker à lui, au Manoir de Corail,puis au moment où il craignait de voir perdus les trakkers del'expédition un glapissement nerveux lui vint de sa gauche. À tâtons ilparvint à saisir la gueule trempée d'un saurien brun-rougeâtre, dont lacrête écailleuse était violette de peur et d'affolement. S'aidant de tapote-ments amicaux il le calma de son mieux, au sein de la tourmentebruyante, puis le saisissant par le mors il le fit avancer dans la directiondes alalhs et de l'Orée. Il était connu de tous — hormis des Amazoons —la faible vision des trakkers, pour ne pas dire davantage. Ils discernaientseulement les objets en mouvement, à la périphérie de leur champ devision.

— Allons, allons, criait Iolo au milieu des embruns.

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Un autre trakker s'en vint vers eux, poussé par une vague puissante, etleurs cris rameutèrent le reste des chariots. Ils finirent par rejoindre Iolo,atteignant le nombre de six. Le jeune garçon se demandait de quelle fa-çon il allait bien pouvoir diriger tous ces trakkers épouvantés par lesconditions ambiantes, lorsque survint le Héros des Temps Anciens, Lu-cius, semblable à un fantôme émergeant de la pluie.

— Es-tu dément, mon garçon ? lui reprocha Lucius. Laisse-les à leursort, retournons vers l'Orée, la mer va emporter ces chariots et leursconducteurs avec !

Puis, voyant l'inertie du jeune garçon, il reprit.— Un alalh est resté en arrière pour nous attendre, mais il ne faudrait

pas le faire patienter davantage.Lucius le prit par l'épaule pour le faire courir vers la masse sombre fai-

sant faiblement saillie à travers le brouillard d'eau, mais Iolo repoussa samain.

— Non. Ces trakkers… nous ont servis fidèlement.Le Héros des Temps Anciens regardait Iolo en semblant le découvrir

pour la première fois.— Je n'accepterai pas de les abandonner, car leur vie est entre nos

mains. Honte à toi. Je te croyais un homme de coeur, mais je vois que jeme suis trompé.

Iolo s'en repartit attacher les longes des trakkers à l'arrière du chariotle précédant, formant ainsi un convoi glapissant. Il saisit le sien puis afinde ne pas le voir s'affoler, il se plaça devant lui et marcha en le tenant parle mors, faisant en sorte d'être vu par le trakker et également par lesautres. Il y eut une première vague secouant les chariots bâchés, mais Io-lo tint fermement la longe et les trakkers s'ébranlèrent. De nouveau unevague glacée d'écume grise et blanche mêlée, une autre encore, balayal'endroit mais Iolo prit la direction de l'Orée, visible maintenant au loin,sifflant aux trakkers pour leur donner du courage. Il connaissait ce siffle-ment particulier depuis l'enfance, son grand-père Sabizio le Myste le luiavait appris, il y a bien longtemps. Une ombre courut vers Iolo, parve-nant à sa hauteur. Le Héros des Temps Anciens pataugeait dans l'eaufroide, ses bottes produisaient un bruit singulier en marchant, sa capedevait peser bien lourd.

— Je t'ai mal jugé, Iolo, ne te méprends pas sur moi.Il avança près de lui, car l’alalh s'en était reparti vers l'Orée, les consi-

dérant déjà perdus. La pluie redoubla mais à cet instant le vent tomba,permettant au sol des Phaénestrelles d'émerger à l'air libre, car lesvagues s'en étaient retournées dans la mer. Le ciel s'éclairait, les nuages

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vidés de leur charge avaient repris de la hauteur. Le chemin dégorgeaitde l'eau continuellement, aussi les trakkers percevant l'amélioration seréjouirent en poussant de petits cris, s'encourageant les uns les autresaprès avoir bien failli perdre la vie. Il y eut une dernière saute de vent,puis la pluie cessa. Les Phaénestrelles tiraient à leur fin, désormais lecontinent mystérieux de l'Orée après lequel ils couraient depuis un bonmoment se trouvait là, à portée de main. Les arbres secouaient leursbranches et de petits crabes roses, après la tempête, se faufilaient entreles rochers. Il y avait des algues et du varech échoué en travers de lavoie, le ciel devenait plus clair. Les nuages s'écartaient en s'affaiblissantet un rayon de soleil fusa, un pinceau d'or rejoignant la mer. Il s'éteignit,un arc-en-ciel fugace orna la voûte. Sur la terre ferme se tenaient en lesattendant les alalhs, Salah, Aola et les Amazoons, Balbillus le chat-cerise.Les rocs, les arbres et l'herbe verte de l'Orée, tout dégoulinait en faisantentendre un cristallin goutte à goutte.

— Tu es têtu, Evzoon, lui lança Aola en voyant venir enfin depuis lalangue de terre les chariots des trakkers dans l'Orée.

Iolo de la Ligue des Magiciens de la Terre haussa les épaules et préférane pas répondre. L'expédition se situait désormais sur un terrain bienmoins périlleux. Chacun ayant retrouvé sa place, y compris Iolo près duchat-cerise Balbillus sur le dos de l'alalh de Salah et de Aola, il fut reprisla direction d'Hor-Nemed. Tout le monde semblait soulagé et libéré d'ungrand poids. Les alalhs avançaient sur une plaine d'herbe, suivi par leschariots des trakkers, et les Vouivres sifflaient à nouveau au sein del'élément aérien, dont elles avaient été privées durant la tempête. Le cielétait dégagé, ou presque. Il y avait des cumulus cireux à l'ouest, mais iln'y avait pas de comparaison avec la bourrasque de pluie et de vent es-suyée en traversant les Phaénestrelles.

Au fur et à mesure de leur avancée dans l'Orée, de solitaires bâtimentsde pierre blanche firent leur apparition, sur la nature desquels leur guideSalah fut sans complaisance.

— La région depuis longtemps est l'enjeu de luttes farouches, des peu-plades se combattent pour sa domination, car elle est très prospère. C'estlà le prix à payer pour la richesse, grâce au ciel ma cité de Myriam, si elleest bien portante, n'est pas aussi renommée, sa tranquillité en est assurée.Une bataille — une de plus — a eu lieu ici, dont nous voyons les traces.Lorsque j'étais jeune, je suis allé jusqu'aux Phaénestrelles, une fois, cesmarques de délabrement ne s'y trouvaient pas.

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— Comment savez-vous toutes ses choses sur l'Orée et Hor-Nemed, leKoeur de la Terre ? s'enquit l'Amazoon Aola sans cesser d'inciter sonalalh à aller de l'avant.

— Nous avons des Chroniques écrites rédigées par des voyageurs au-dacieux, expliqua Salah, de plus des marchands parfois reviennent decontrées lointaines dans notre cité de Myriam et nous tiennent informésdes changements survenus ailleurs.

Aola de la Trinité hocha la tête en paraissant se suffire de l'explication,mais le vieillard se sentit poussé à se justifier davantage.

— Nous ne vivons pas coupés du reste de l'Ultra-Terre, vous savez.Loin de là.

L'expédition poursuivit sa marche en avant vers l'intérieur des terresde l'Orée, la végétation graduellement devenant profuse et touffue, enun mot verdoyante. Après la sècheresse du Pays des Pierres et l'hostilitédes Terres de Hiam, des périlleuses Phaénestrelles, le changement étaitimportant et hautement positif pour la totalité de l'expédition. Des bâ-tisses à la teinte claire émergèrent épisodiquement en ponctuant detâches crème la végétation environnante, et les alalhs donnant des signesde fatigue, Aola décréta une pause bienvenue après les derniers évène-ments. En compagnie de la dernière des Amazoons de la Trinité, Iolo etle chat-cerise Balbillus, le vieillard Salah et Lucius, le Joueur et Bienheu-reux, marchèrent vers les demeures vides aux toitures arrondies en quêted'informations. Des Amazoons du groupe étaient venues également.

Les maisons étaient vieilles, mais pas d'une ancienneté extraordinaire.— Elles doivent être abandonnées depuis une vingtaine d'années tout

au plus, estima le Héros des Temps Anciens en grattant la pierre délavéed'un ongle expert. Son éclat et sa pâleur sont remarquables, vraiment.

— Les carrières de pierres blanches de l'Orée ont de tout temps eugrande réputation, reprit Salah vers les Amazoons. Dans les temps an-ciens, déjà…

Iolo en compagnie de Balbillus tournait autour de la demeure la plusproche, discutant à voix basse avec son compagnon félin de la Ligue.

— Il nous faudra tenir informés nos confrères de notre avancementdans la mission, déclara Iolo en fixant une colonnade auprès d'un murimmaculé.

— Plus tard, lorsque nous serons près d'atteindre le Koeur de la Terreet donc sur le point de faire demi-tour, puisqu'il nous est interdit d'allerau-delà, miaula Balbillus, nous le ferons. Rien ne presse encore. Tiens…

Balbillus le chat-cerise venait de distinguer une ouverture béante dansle pan d'un mur avec de minuscules perforations disposées à

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l'aveuglette, donnant l'impression qu'un rayon destructeur avait percé lamaçonnerie. Et ce de part en part, observa Iolo après avoir fait contournéla maison.

— Curieux, déclara Aola de la Trinité après avoir rejoint les deux amis.Toutes les bâtisses de l'endroit sont ainsi.

— Ses habitants auront eu à souffrir une brusque attaque, dirait-on,ayant mis fin à l'existence du hameau, dit le Héros des Temps Anciensquelques pas plus loin, en continuant à détailler les environs.

— Cela confirme les nouvelles colportées par les marchands de soie etd'ébène depuis longtemps. Un peuple mystérieux et récemment parvenudans la région se livrerait au pillage de l'endroit, leur agressivité seraitsans pareil, articula Salah en caressant sa courte barbe blanche. Mais lesrumeurs sont si perfides, saura-t-on jamais la vérité ?

Balbillus le chat-cerise et Iolo poursuivirent leur exploration des de-meures éparpillées, mais toutes présentaient le même aspect, celui d'unbourg écarté du reste du continent, ayant eu à souffrir d'une agressionsoudaine. Il y avait une fontaine de pierre moussue dans un coin, l'ondepure dégagée étanchant la soif du jeune homme, puis de toute la troupe,sitôt sa découverte ébruitée au sein de l'expédition. Iolo escalada lesmonticules par acquit de conscience, Lucius le Héros des Temps Anciensse joignant à lui lorsqu'ils virent comment les Amazoons dételaient lestrakkers et commençaient à monter les tentes d'argent avec les étendardsde bronze, symbole de l'hégémonie Amazoon et fierté de la troupe. Lesalalhs s'étaient vu enlever leurs selles et leurs harnachements, des pa-trouilles de Vouivres s'élançant dans le ciel dégagé de l'Orée.

— Une halte vient d'être décrétée, comprit le Joueur et Bienheureux enrelevant son chapeau de devant ses yeux.

— La prudence l'impose, approuva Balbillus en regardant le travaildes Amazoons, donnant à l'endroit l'aspect d'une ruche travailleuse. Unconflit s'est déroulé ici, il a mis fin à l'existence du hameau, l'on ne saitrien des éventuels agresseurs. De plus…

— Les alalhs et les Amazoons sont fatiguées, poursuivit Salah en par-venant près d'eux. Il faut parfois savoir poser ses bagages, et ne pas vou-loir aller trop loin.

— Même si l'envie de délivrer mes soeurs me démange, croyez-le bien,leur affirma Aola après avoir dirigé de main de maître la mise en chan-tier du camp.

Entre les étendards de bronze, des cordes avaient été tendues etployaient sous les armures et les habits disposés là pour sécher. Avec laperspective d'un repos conséquent, les sourires étaient revenus sur les

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faces des sorcières Amazoons. Certaines ayant formé un cercle autourd'une cafetière d'émail bleu, les Evzoons furent invités sans davantagede façon à partager leur collation, et Iolo comme Salah, Lucius, acce-ptèrent volontiers. En passant près des trakkers laissés libres près de là,ces derniers sentirent la présence du jeune envoyé de la Ligue et gla-pirent en se poussant pour l'approcher. Leur réaction instinctive et re-connaissante arracha un sourire à Iolo.

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Chapitre 11— Nous y voilà, expliqua Iolo vers le chat-cerise Balbillus, installé près

de lui, sur le chariot tiré par le trakker.Il désignait du doigt le chemin poussiéreux se perdant en une vallée

de champs d'herbes folles et d'arbres fruitiers. La forêt s'étendait encoreavant de s'affaisser un peu plus loin et de disparaître. Des bois et des picsse dressaient à l'horizon, mais en une direction opposée.

— Ton instinct ne t'avait pas menti, la direction de l'est sembleprometteuse.

La troupe Amazoon avait repris la route vers le centre de l'Orée, afinde rejoindre au plus vite Hor-Nemed puis le Koeur de la Terre. Cela nonseulement à cause de la Vizyre Jélialle, responsable de l'enlèvement desAmazoons de l'expédition, mais également parce que seul le Koeur de laTerre permettait l'accès au mirifique Mondwana, univers unique consti-tué de tous les univers existants. De là le groupe rejoindrait le mondeagressif d'Éthérys, avec sa capitale Idonn. Les Amazoons auraient ainsiévité par l'intérieur — si l'on peut dire — les terribles défenses d'Éthérys,mais sans les envoyés de la Ligue des Magiciens de la Terre. Car Iolo etBalbillus le chat-cerise repartiraient immédiatement en direction du siègede la Ligue, une fois parvenus au Koeur de la Terre.

Iolo avait intimé au trakker, en agitant les rênes de façon lâche, l'ordrede faire effectuer à la carriole un demi-tour, mais Balbillus s'étaitinterposé.

— Un instant, Iolo. Il ne s'agit pas de renouveler l'erreur commise ànotre entrée au Pays des Pierres.

Le chat-cerise faisait allusion à leur inattention coupable, elle avaitbien manqué provoquer une échauffourée avec les guerriers Simiens. Lejeune garçon avait approuvé de la tête.

— Tu as raison, Balbillus. Il nous faut tirer les enseignements du passé,et veiller à empêcher les sottises de se renouveler.

Iolo fit s'immobiliser le trakker. Suivi de Balbillus il sauta à terre parmila poussière de l'Orée, explorant méticuleusement les environs de la val-lée dont ils se trouvaient à l'entrée, puisque leur chemin se perdait dans

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un lointain invisible, adossé à de profondes forêts puis des pics acérésvers le couchant. La route de l'expédition s'était divisée en plusieurs em-branchements peu après le départ de la troupe, au petit matin de cemême jour, au grand dam de Salah, leur guide de Myriam, dontl'érudition et le savoir géographique atteignaient ses limites. Afind'éviter de perdre un temps précieux, Aola de la Trinité avait scindél'expédition en plusieurs unités, et donné l'ordre de dénicher le meilleurchemin, à charge pour chacun de rejoindre un point de ralliement fixéaussitôt. Il s'agissait de l'endroit même où se divisait la route, afind'éviter de part et d'autre des errements coupables. Iolo et son chat-ceriseavaient pris la voie la plus écartée avec un trakker, car il les préférait debeaucoup aux imposants alalhs. Déjà la matinée touchait à sa fin lors-qu’après des détours sinueux, le chemin s'était mué en une voie royale,donnant sur une vallée ombreuse d'arbres et de champs, parcourue parun vent tiède. Une vision enchanteresse, véritablement.

— Nous touchons au but, du moins selon mon opinion. J'ignore si Ao-la acceptera notre direction, mais pour ma part je n'en prendrais pasd'autre, si je dirigeais l'expédition. N'es-tu pas de mon avis, Balbillus ?

Le chat-cerise clignait de ses yeux d'or silencieusement en humant lestouffes d'herbes sauvages aux aigrettes poudreuses et volatiles, relevantla tête pour fixer les environs, en quête d'invisibles et possiblesagresseurs.

— Je n'en sais rien encore, cela dit nous pourrions pousser notre explo-ration plus loin, vérifiant ainsi la validité de notre voie.

— Après tout, pourquoi pas ?La voix de l'adolescent était dubitative, mais il siffla à plusieurs re-

prises le trakker et ce dernier en s'ébrouant souleva son ventre blanccrème, s'élançant vivement sur la route. La carriole grinçait sur les cahotsdu chemin et une fine poussière s'éleva à leur suite, le soleil de Sombre-terre indiquant la position de midi. Des arbres enserrés par une mousseverdâtre jalonnaient l'endroit, un pont archaïque — différend dans saconception et dimension de celui du Pays des Pierres — se faisant entre-voir au loin. Une rivière plate et grise, à l'onde assoupie, se traînait dansles environs en déroulant ses méandres argentés.

— De mieux en mieux, la présence de cette rivière pour l'expéditionest une bonne chose, argumenta Iolo vers le chat-cerise, ce dernier pous-sant l'adolescent de la Ligue à rejoindre le pont et à le dépasser.

Le trakker fit mine de vouloir se désaltérer à la rivière mais Iolo l'endissuada, se tournant vers Balbillus.

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— Il sera toujours temps pour nous de le laisser boire jusqu'à plus soifsur le chemin du retour, dit-il vers Balbillus.

— Aucun travail n'est achevé avant d'avoir été conclu, miaula le chat-cerise avec une intonation sibylline, comme il le faisait parfois avec Iolo.

Ce dernier haussa les épaules en se le tenant pour dit, car il connaissaitbien les accès de mutisme de son compagnon félin. Le trakker ayant dé-passé la rivière ils poursuivirent dans la vallée ombreuse, s'aventuranttoujours plus profondément parmi l'Orée et ses mystères. De cette façondécousue ils parvinrent en un endroit où le chemin décrivait une courbe,et derrière un bouquet d'arbres apparut une maison, par bien des pointssemblable à celles entrevues dans le hameau abandonné, durant la précé-dente journée. Une seconde demeure se trouvait près de là, puis une troi-sième. Lorsqu'ils furent arrivés à leur hauteur, Iolo et le chat-cerise Bal-billus réalisèrent la vérité des choses et des faits. Ils étaient dansl'agglomération d'une grande ville, car le sol décrivait une dénivellationet la cité occupait la totalité du versant pentu, la ville en questions'étirant sur les bords d'un lac saphir à l'onde crêtée d'écume, des voilescolorées sillonnant l'étendue d'eau. Iolo siffla d'étonnement devant la vi-sion colorée.

— Tu avais raison, Balbillus, reconnut à contrecoeur le jeune garçon,aucun travail n'est achevé avant d'avoir été conclu.

— Puisque nous sommes là, poursuivons, nous informerons les Ama-zoons des nouvelles glanées par ici.

Les maisons n'étaient point désertes, il s'en échappait le bruit deconversations humaines et même si certaines portaient encore les tracesd'impacts visibles, elles n'avaient pas été délaissées, visiblement. L'herbedes pâturages était entretenue et des vaches blanches et noires, quelqueschevaux, s'ébrouaient parmi les champs en hennissant. Des bancs de boisétaient disposés près des demeures sur le bord du chemin, et des enfantsà la peau cuivrée jouaient dans les jardins fleuris, ne disposant d'aucunebarrière de délimitation. Les adultes sortaient des bâtiments pour les re-garder passer, ils avaient des cheveux frisés et épais coupé très courts etde longues robes aux motifs quadrillés, certains portaient des calottesavec des anneaux d'or aux oreilles, et d'autres allaient nu-tête. Leur ex-pression de curiosité était cependant dénuée d'agressivité, Iolo s'en ré-jouissant secrètement.

— Voilà une surprise majeure, lança Iolo vers le chat-cerise, dans ladescente sinueuse du chemin, une bouffée de vent humide provenant dulac leur montant au visage.

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Le ciel possédait un bleuté somptueux, et des nuages de pure dentelleévoluaient dans les sommets. Le soleil intérieur prodiguait des rayonsdoux sur toutes choses, les abeilles et les bourdons dansant une sara-bande autour des boutons d'or et des genets bordant la route. Deschamps de verdure s'étendaient vers les grandes forêts entrevues précé-demment, leur route plongeant en contre-bas, semblant traverser le vide.La cité arborait l'aspect d'un quadrilatère aux angles vaguement arron-dis, comportant des minarets de pierres blanches et roses, avec des bâti-ments aux toits en pyramide et des places aux pavés scintillants sous lesoleil. Il y avait de grandes tours en terre cuite s'élevant au-dessus de laville, et des maisons bardées de toits superposés et d'ogives cristallines.Les rues étaient droites, larges, comportant à distance régulière — lesvoyageurs s'en apercevaient de visu, puisqu'ils ornaient leur route égale-ment — des colonnes de grès et de porphyre porteuses de conques àl'éclat éteint.

— Ces artéfacts sont destinés à illuminer les voies lorsque la nuit s'envient à tomber, comprit Balbillus le chat-cerise.

Iolo ne dit rien tandis que leur carriole s'en descendait toujours plusvers la cité de l'Orée, croisant en sens inverse des natifs de l'endroit mon-tant à califourchon des ânes gris, ou bien marchant en couples. Desmouettes blanches criaillant sur la ville, Iolo trouva leur vacarme curieu-sement gracieux. Bientôt dans le lent abaissement de la voie pavée versla cité placée au bord du lac, s'en vint vers eux une patrouille de soldatsenroulés dans des robes de lin bleu délavé. Ils portaient des turbans avecde grandes épées sur le dos, dont la garde dépassait derrière leur tête.

— C'était à prévoir, miaula Balbillus dont le dépit à l'image de soncompagnon d'équipée était visible.

Les hommes, car ils étaient deux, montaient de curieuses créatures à larobe fauve et aux pieds pourvus de sabots, avec deux excroissances lai-neuses entre lesquelles se tenaient les soldats. Ces animaux avaient descornes recourbées et des oreilles rondes, des yeux brillants et un naseaupresque à l'image de celui d'un cheval. Les soldats avaient eu un gestevers les deux amis et Iolo prudemment immobilisa la carriole. Les incon-nus s'informèrent de leurs intentions, le couple d'amis arguant de leurcondition de voyageurs.

— Nous sommes de passage dans la région, et souhaitions visiter votrebelle cité.

— Ming est ravissante comme une perle, elle est à l'image d'un joyau,affirma l'un des soldats en hochant de la tête, notre chance est grande depouvoir vivre ainsi à l'abri des périls.

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— Malgré tout nous sommes tristes de devoir suivre les règles impo-sées par nos édiles, ils forment l'Aéropage Illustre de notre cité-état deMing.

— L'Aéropage Quoi ? interrogea Balbillus.— Les plus illustres vieillards de notre ville dirigent sa destinée, il est

de leur décision d'écarter les inconnus de nos foyers. Nous en sommessincèrement désolés.

Le soldat au regard clair sous son turban, à la peau cuivrée, avait ap-prouvé de la tête et son compagnon semblait tout aussi navré.

— Mais pourquoi une telle décision ? Nos intentions sont pacifiques,nous n'avons jamais fait de mal à quiconque ! s'emporta Iolo.

— Nous ne doutons pas de vos paroles, étrangers, mais les choses sontainsi. Autrefois les Yorgs nous firent de grands dommages, il est des ci-tés et des villages entièrement disparus sous leurs assauts. Ils nous ontlaissé de cuisants souvenirs, car nous les chassâmes avec difficulté.

Iolo et Balbillus le chat-cerise approuvèrent de la tête en se remémo-rant les vestiges du petit hameau distingué durant la journée précédente.À contrecoeur ils firent effectuer un demi-tour à leur trakker, devant lerefus obstiné des soldats de la cité-état de Ming. Ils se retournèrent unedernière fois pour mieux conserver l'image paisible de la charmante pe-tite ville, les deux soldats montés sur leur créature étrange leur faisant unsigne d'adieu de la main.

— Eh bien, à peine avons-nous pu entrevoir le paradis celui-ci nous aété retiré, conclut avec peine Iolo de la Ligue des Magiciens de la Terre.

— Soyons philosophe, proposa Balbillus, du moins avons-nous apprisdes informations précieuses sur ces mystérieux Yorgs, et puis, au fond…

— Quoi ? demanda Iolo tandis que le trakker tirant la carriole se rap-prochait des bois cerclant le haut de la pente.

— Nous étions partis afin de trouver la meilleure voie pour rejoindreHor-Némed, et celle-ci rejoint la cité de Ming. C'était une fausse route,mais elle nous a été profitable en définitive.

Iolo soupira. Durant un long moment il n'ouvrit plus la bouche, avantd'être arrivé au petit pont de pierre. Après l'avoir traversé il se souvintde sa promesse, et il permit au trakker de s'abreuver longuement. Ils re-prirent ensuite la route de l'embranchement près duquel le campementavait été disposé, dans l'attente du retour des différentes patrouilles, etcomme ils s'y attendaient les tentes avaient été repliées sur les chariots,les alalhs harnachés.

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— Vous en avez mis du temps ! tempêta Aola du haut de son alalh.Lucius est revenu de l'est depuis un bon moment, nous commencions àdésespérer.

Ce dernier vint à eux avec un large sourire aux lèvres, les rejoignantd'un bond sur la carriole de leur trakker. L'ordre avait été donné par lesAmazoons de reprendre la marche, aussi tournant le dos à la douce cité-état de Ming, sur les rivages du lac saphir, l'expédition s'enfonça tou-jours plus avant vers l'Orée aux profonds mystères.

Entre des arbres sombres passaient lourdement les alalhs, leurs flancssquameux frôlant les branches, tandis que leurs longues queues traî-naient sur le chemin. Les trakkers en fin de cortège glapissaient en unconcert allant crescendo, et il résonnait depuis les hauteurs les exclama-tions des Amazoons d'un bout à l'autre du convoi. Les sorcières avaientrepris leur vol de surveillance sur leurs balais, les Vouivres aux vifs bat-tements d'ailes les accompagnant inlassablement. De ténébreux enchan-tements étaient activés par l'entremise des Amazoons : depuis leur posted'observation, au niveau du sol, Iolo voyait certaines d'entre elless'enrouler dans leurs châles, se protégeant de leurs chapeaux pour profé-rer de mystérieuses incantations.

— Le péril est grand, expliqua le Héros des Temps Anciens aux deuxamis de la Ligue, car si j'ai découvert un chemin large et droit se perdantvers les forêts, et les pics de l'Orée, il est des Amazoons parties en recon-naissance aérienne ayant distingué d'autres agglomérations vidées de seshabitants, mises à mal par un ennemi invisible. Cela n'a pas laisséd'étonner les sorcières.

— Nous comprenons cela, miaula Balbillus en se tenant bien droit surle siège en bois du conducteur, malgré les cahots du chemin caillouteux.

— Avez-vous fait une découverte intéressante ? s'enquit le Héros desTemps Anciens, Lucius le Joueur et Bienheureux, tout en jouant machi-nalement avec un dé d'ivoire à l'éclat translucide.

Non sans une certaine surprise rétrospective, Iolo réalisa un fait aga-çant. Lucius était le seul à les interroger sur les résultats de leur tentative,contrairement aux Amazoons, suprêmement indifférentes. Il lui vint àl'esprit l'idée de s'en émouvoir, avant de juger une telle réaction ridicule.Il importait seulement de franchir au mieux l'Orée jusqu'à Hor-Némed,dans un tel cas de figure les sensibilités personnelles n'avaient rien àfaire.

— En fait, non, car si nous avons bien observé — de loin, hélas, il nenous a pas été possible de nous en approcher davantage — une cité-étatfort gracieuse et avenante…

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— Du nom de Ming, précisa Balbillus en sortant de sa léthargie avec à-propos.

— Habité de gens charmants…— Par exemple, c'est véritablement une chance ! s'exclama Lucius en

saisissant son dé au vol d'un geste vif. Pour notre part nous n'avons puobserver encore quiconque, même pas ces agresseurs invisibles, dont laprésence est si redoutée par les sorcières Amazoons…

— À ce sujet, cependant, nous avons un indice, bien maigre il est vrai,reprit le chat-cerise en s'ébrouant. Les habitants de Ming ont déjà eu af-faire à eux par le passé, ils en ont gardé un cuisant souvenir.

— Vraiment ? s'étonna le Héros des Temps Anciens après avoir remisédans une de ses poches son dé ivoirin, haussant ses sourcils.

— Oui, poursuivit Iolo en continuant à tenir les rênes du trakker, hale-tant dans la poussière soulevée par la marche pesante des alalhs. Ces en-nemis puissants sont les Yorgs, nous ont-ils expliqué. Et ils sont cause del'étroite surveillance maintenue autour de leur cité-état.

— Voilà une nouvelle dont Aola de la Trinité saura tirer parti. Carnommer son adversaire, c'est déjà avoir pouvoir sur lui.

— En tout état de cause, assura Iolo tandis que la troupe s'engageait enun vallon humide, où les arbres ou du moins leur faîte arrivaient presqueà hauteur des têtes serpentines et élevées des alalhs.

C'est dire si les trois amis sur la carriole du trakker, parmi celles del'expédition portant les tentes et les vivres, se situaient en une pénombrepesante. Le voyage se poursuivit et bientôt au coeur de cette profondeforêt de l'Orée, Aola, voyant l'heure du repas de midi largement dépas-sée, décréta une halte. En un méplat herbeux et vallonné, à la verdeur ac-cueillante, les alalhs furent disposés en cercle et les Vouivres, avec plu-sieurs sorcières préposées à la surveillance, s'envolèrent en patrouilletout autour du campement improvisé. Les tentes ne furent point retiréesdes chariots bâchés, car l'interruption serait courte. De fait les Amazoonsse disposèrent par groupes, Iolo avec le Héros des Temps Anciens et Bal-billus le chat-cerise se retrouvant à partager le repas de plusieurs autresEvzoons de l'équipage, avec lesquels ils s'étaient entretenus brièvement.

Le cercle fut formé et de minuscules boîtes d'argent se mirent à circu-ler de main en main, des outres d'eau en cuir blanc étant distribuées éga-lement. La couche d'argent de ces portions de nourriture — telle étaitleur nature en définitive — devait être retirée, car il s'agissait d'une pelli-cule de protection, et Iolo imitant maladroitement le reste des Evzoonsavait mâchonné sa portion avec l'emballage devant l'hilarité de ses com-pagnons de voyage.

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— La peste soit de ces gens-là ! s'emporta en riant à son tour Iolo,après avoir réalisé sa bourde. Ne pourraient-ils pas manger comme toutle monde ?

Puis il se mit en devoir de préparer la portion de Balbillus le chat-ce-rise, ce dernier après l'avoir humé la grignotant pensivement.

— Alors ? Comment trouves-tu la gastronomie Amazoon ? l'interrogeaIolo en esquissant un sourire, assis dans l'herbe tendre.

— Silence, sacripant, je mâche…Près d'eux était un Evzoon d'Édennia, la planète d'origine de la Trinité,

et son nom était Valienne : il était de haute taille et délié, avec une peautrès sombre et des yeux brillants, des cheveux bleu coupé court et desboucles d'argent aux oreilles. Il portait des vêtements de voyage auxteintes marbrées et des pantalons de toile émeraude et blanc, des bottesnoires étincelantes et une ceinture de tissu. La plupart de ses compa-gnons Evzoons étaient vêtus comme lui, avec un teint de peau identique,sauf pour deux dont l'un arborait la blancheur de Iolo et un autre lejaune safrané de ces gens paisibles vivant sur Terre, dans les archipelsd'Extrême-Orient.

— Et j'en dis, finit par éructer Balbillus en recrachant son repas, j'aimeautant mieux brouter l'herbe de ce val.

Les Evzoons de leur cercle se mirent à rire aux éclats en entendant lescommentaires du chat-cerise, puis des sachets transparents emplis d'unegélatine vermillon et sucrée passèrent de main en main. Les outres firentle tour des convives, et des cafetières chantèrent enfin sur un feu de bois.

— Le seul moment du repas vraiment agréable ici, reconnut Iolo versl'Evzoon le plus proche.

Valienne hocha de la tête en souriant — il faisait deux bonnes têtes deplus — et dévoilant ses dents à l'éclat immaculé, il répondit.

— N'aviez-vous point partagé encore nos repas ?— Non, lui répondit Iolo en secouant négativement la tête, le plus sou-

vent nous avons déjeuné et pris nos repas chez les peuples deSombreterre.

— Question d'affinité culturelle, expliqua Balbillus le chat-cerise d'unton maussade, à présent que la perspective d'un bon repas venait des'envoler pour lui.

Le café était prêt et commençait à circuler de tasse en tasse, mais Aoladéjà tapait dans ses mains en incitant chacun à accélérer son repas, sinonà le conclure. La pause était terminée, il en coûtait à chaque Amazoon del'expédition de ne point pouvoir délivrer encore leurs soeurs des griffesde la Vizyre : avant de s'acheminer à travers le Koeur de la Terre en

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direction d'Éthérys. À toute allure Iolo but le sien en se brûlant le palais,puis de nouveau il sauta en compagnie de Balbillus et du Héros desTemps Anciens sur la carriole de leur trakker. Valienne et le reste des Ev-zoons, dont Salah, étaient remontés sur leurs alalhs monstrueux, et sansplus jeter un regard derrière eux la petite troupe repartit de l'avant versl'Orée avec des forces renouvelées.

L'après-midi s'écoula sans heurt, et la forêt les entourant commença àse clairsemer avant de voir ses arbres — sombres, noirs, tourmentés —constituer des groupes épars dans de vastes étendues d'herbes folles auxallures de steppes. La cité-état de Ming était bien loin derrière eux, réali-sa Iolo, et la grande forêt impénétrable également. Un vent chargé desenteurs végétales s'était levé, faisant frissonner les étendards flam-boyants sur les alalhs. Les trakkers avaient relevé leur tête crêtée auxyeux d'albinos en humant l'atmosphère, se mettant à glapir les premiersavant de constituer un concert cacophonique.

— Curieux, songea Lucius en se tournant vers l'envoyé de la Ligue desMagiciens de la Terre. Le vent leur apporte un motif d'inquiétude, dirait-on.

— Cela pourrait aussi bien être un motif de satisfaction, avança Bal-billus le chat-cerise, en humant l'air à son tour. L'autan charrie des ef-fluves curieux, il est vrai, même si je ne leur discerne riend'extraordinaire.

— Les glapissements ne sont pas rassurants, leurs cris de joie sont toutdifférents, tu le sais très bien, Balbillus, lui reprocha d'un ton pensif Ioloen fixant la direction d'où provenait le vent, porteur de si troublants au-gures pour les trakkers aux sens développés.

Les conducteurs des trakkers sur les chariots de l'intendance par-vinrent cependant à leur faire adopter un silence prudent, même si par-fois les sauriens multicolores prodiguaient des regards suspicieux latéra-lement. Les Vouivres aux brillants coloris furent envoyées en reconnais-sance vers l'endroit angoissant si fort les trakkers, mais elles ne trou-vèrent rien d'anormal et s'en revinrent informer de leur échec les sor-cières juchées sur leurs balais. La marche en avant se poursuivit doncavec un esprit plus serein et le soir venant, des rochers abrupts et tour-mentés aux angles raides commencèrent à parsemer la plaine, entre desbouquets d'arbres et des collines bosselées porteuses d'une végétationfoisonnante. Depuis le début de l'après-midi il n'avait plus été possiblede distinguer une agglomération, même si de temps à autre il avait étéobservé des gens travaillant dans les champs ou bien se déplaçant sur leschemins. La route suivie par l'expédition Amazoon était large, mais elle

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entretenait seulement de lointains rapports avec la voie empruntée audébut de la matinée. C'était devenu une sente de terre battue et piétinée,devant se transformer en bourbier dangereux et traître lors des grandespluies. Le vent était tombé, les criaillements aigres des trakkers aussi.

Le terrain se faisait montueux et il finit par advenir une chose singu-lière, à savoir l'amenuisement puis la disparition totale de la piste. Cedernier fait rendit perplexes les Amazoons sur les alalhs et ne laissa pasde les tarauder. En effet, le soir s'en venait doucement et déjà les ombress'allongeaient près des rochers sinistres et des rares arbres de l'endroit.Salah leur guide depuis la cité de Myriam se grattait désespérément lecrâne après en avoir retiré la calotte.

— Ce n'est pas normal, d'aucune manière, déclarait-il vers Aola, lereste des compagnons de la Ligue s'étant portés vers l'avant du convoi,puisque les alalhs avaient cessé d'avancer.

— La route devrait donc continuer, selon vous ? interrogea Aola enfixant l'horizon assombri, tout en s'enroulant dans les pans de son châlenoir, son chapeau de sorcière négligemment incliné sur la tête.

— S'il s'agissait bien de celle décrite par Lucius, certainement. Aprèsun ou deux jours de marche à notre allure actuelle nous serions parvenusà Hor-Némed, sans faute.

— Vous voulez dire… demanda le Héros des Temps Anciens avec uneexpression soucieuse, se frottant le menton presque douloureusement.

— Nous n'avons pas pris le bon chemin, maintenant j'ignore totale-ment où nous sommes.

Salah paraissait sincèrement désolé. Iolo s'avança vers le reste dugroupe.

— Cela n'est peut-être pas rédhibitoire, au fond. Il nous faut trouverdes autochtones capables de nous renseigner, afin de reprendre le plusvite possible la direction d'Hor-Némed.

— Il n'y a pas d'autres solutions, miaula à son tour Balbillus le chat-cerise.

Des sorcières sur leurs balais et des Vouivres furent dépêchées en touslieux afin d'éviter des marches inutiles à chacun, et lorsqu'au bout d'uncertain moment elles revinrent bredouilles accompagnées de leurs créa-tures sifflantes, un conciliabule se tint parmi le groupe d'Aola et des Ev-zoons de la Ligue, de Salah et du Héros des Temps Anciens, avec plu-sieurs conseillères Amazoons d'Aola.

— La nuit tombe, dit Lucius en fixant les cieux enténébrés de Sombre-terre. Il ne serait guère prudent de nous aventurer plus loin encore àl'aveuglette, sans direction précise où aller.

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— Il a raison, assurèrent d'une même voix Balbillus le chat-cerise et Io-lo, tandis que des hurlements prolongés et inquiétants s'élevaient de partet d'autre de l'horizon en se répondant.

Chacun fixa son voisin en essayant de bannir la peur de son visage,déjà les trakkers s'étaient mis à glapir en choeur, avant de se faire ra-brouer par les Amazoons.

— Les Evzoons sont dans le vrai, Aola, reprit une sorcière de son en-tourage, le visage encore recouvert par la poussière du chemin, où elleavait essayé de retrouver la bonne piste en vain, car elle était éclaireusede la troupe, entre autres fonctions.

Aola, dernière Amazoon subsistant encore de la Trinité s'était mise àfaire les cent pas en tête du cortège, désormais immobilisé et coi dans lanuit froide. Les gloussements singuliers résonnaient encore lorsqu'elle fi-nit par se retourner vers les siens, comme si elle venait de prendre uneimportante décision.

— Non. Nous allons poursuivre notre route, et dresser notre campe-ment en un lieu où le relief nous sera davantage favorable, dans un es-pace découvert.

Un concert de récriminations allait lui faire écho, mais elle le fit taired'un geste, sa voix portant d'un bout à l'autre de la troupe.

— J'ai dit.La discussion était close. Dans le plus grand silence chacun remonta

soit sur son alalh, soit sur son chariot. Des flambeaux furent allumés puistenus à bout de bras par les sorcières, même sur les carrioles del'intendance, et des lanternes à l'éclat bleuté et lumineux se balancèrentsur de longues hampes. Cela ne laissait pas de donner à la troupe un cu-rieux aspect, car les cuirasses scintillantes et les heaumes de certainesAmazoons en tiraient un aspect étincelant, contrairement à d'autres vê-tues d'habits de tissus et de lin. Celles-ci paraissaient invisibles et res-semblaient à de mouvants fantômes.

La nuit s'était installée sur Sombreterre et le pays de l'Orée, seul se fai-sant entendre les grincements des carrioles et le bruit lourd des alalhs sedéplaçant à pas comptés, car ils commençaient à être fatigués. Le clique-tis des armes s'entrechoquant dans les ténèbres était nettement percep-tible, puis de nouveau, cette fois-ci plus particulièrement du couchant,s'éleva la clameur inquiétante entendue précédemment. Iolo enserrad'une main ferme la gueule de son trakker, pour l'empêcher de glapir enretour et de saper le moral de l'expédition. Puis il remonta sur sa carriole,et dans la nuit noire la troupe poursuivit sa marche parmi l'obscurité.

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Sur les alalhs se balançaient des cercles lumineux, une lune blafarde seleva entre des nuées anthracite.

Une période de temps d'une durée difficile à évaluer par l'envoyé de laLigue s'écoula ainsi, chacun restant aux aguets avec la totalité de ses sensen éveil, puis le premier le chat-cerise Balbillus lança d'un ton feutré versson ami Iolo.

— Une colline rocheuse faiblement élevée se dessine au loin, semble-t-il.

Les Vouivres aériennes en avaient déjà informé les Amazoons de latroupe, et avant même de recevoir aucune consigne les alalhs aux têtesserpentines et aux pattes massives avaient accéléré le rythme de leurmarche. L'instinct des créatures énormes à la carapace squameused'écailles grises avait précédé les injonctions gutturales de leurs cornacsAmazoons. L'éclat lunaire était voilé par l'arrivée graduelle de nuées gri-sâtres et filandreuses dans le zénith à l'éclat stygien, un vent glacé amon-celant de ténébreux nuages jusqu'à engendrer au-dessus de la troupe uneatmosphère pesante. En une obscurité presque totale, parmi les halète-ments des trakkers et la marche lourde des alalhs, Balbillus le chat-cerisemiaula de nouveau en direction de son ami.

— Je suis inquiet.— Allons, tout va bien, tenta de le rassurer Iolo en dépit de son anxiété

personnelle. Nous allons bientôt former le campement, le cercle desAmazoons nous protégera efficacement des périls de la nuit…

Il n'osa pas mentionner ces mystérieux Yorgs dont la présence invi-sible les angoissait si fort, mais leur nom était déjà dans tous les esprits.Enfin les contreforts rocheux de la colline naturelle se rapprochèrent peuà peu, et les esprits commencèrent à se détendre. Les Amazoons du hautde leurs montures éléphantesques plaisantaient entre elles lorsque dansles ténèbres des javelines d'os blanc et des sagaies en onyx plurent sureux comme giboulée en mars. Iolo avec Balbillus se trouvait en arrière,entre les chariots de l'intendance, et il s'apprêtait à éventer bruyammentl'attaque-surprise dont ils étaient l'objet lorsque leurs agresseurs noc-turnes poussèrent des cris effrayants et dignes de glacer l'âme, en se lan-çant à l'assaut de la troupe Amazoon.

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Chapitre 12Les clameurs avaient graduellement cessé, le pas lourd des chevaux

courtauds et robustes portant les Yorgs ne se faisant plus entendre au-tour du cercle formé précipitamment par les alalhs, durant la nuit. LesAmazoons avaient redressé leurs lanternes de cuivre sur leurs longueshampes, et des éclats fantomatiques luirent sur le campement. Des lam-beaux d'obscurité traînaient encore dans les environs, même si le jour ve-nant, une aube dorée se faisait jour à l'extrémité de l'horizon. Les halle-bardes et les lances, les glaives scintillants cliquetaient ens'entrechoquant parmi les sorcières cuirassées, le Héros des Temps An-ciens se penchant vers l'envoyé de la Ligue, Iolo.

— La venue du jour nous permettra de briser leur étreinte, lança-t-ilavec une périlleuse assurance.

En effet, les Amazoons étaient épuisées du long siège imposé à ellespar les Yorgs mystérieux et vindicatifs, et les rares Evzoons du groupe nel'étaient pas moins. L'heure n'était plus aux réjouissances. Aola, l'ultimerescapée de la Trinité, haranguait ses troupes. Apparemment il n'y avaitpas de pertes graves, mais si quantité de blessées : la guérisseuse de latroupe s'activait en proférant des charmes à tour de bras.

— Leurs forces ont augmenté encore, renchérit le chat-cerise Balbillusaux paroles de Lucius, le Joueur et Bienheureux. Ils donneront l'assautsans attendre, je crois.

Salah leur guide de la cité de Myriam approuva de la tête, et dans lamatinée encore faible son visage ridé montrait une grimace soucieuse.Aola l'Amazoon était venu vers eux, les traits défaits.

— Nous sommes en fâcheuse posture, nos vies sont en périls. Les au-gures ont prédit notre fin, Evzoons, vous auriez dû quitter la troupelorsque vous le pouviez encore.

— Vous êtes donc si certaine de périr ici ? miaula le chat-cerise avecune expression finaude.

— Le Destin, commença Aola d'une voix lasse, car les attaques desYorgs durant la nuit avaient sapé leurs forces, et même nerveusement ilétait devenu difficile aux Amazoons de réagir, le Destin en a voulu ainsi.

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— L'expédition Amazoon est un fruit mûr sur le point de tomber, ex-pliqua Salah en montrant du doigt les Yorgs au visage épais bardés decuir et de tissus colorés, aux arcs noirs meurtriers.

Ils portaient également des javelots d'os blanc, avec la venue du jourleur précision se ferait redoutable. Aola hocha de la tête, mais ne dit mot.Iolo vit bien que Balbillus le chat-cerise avait quelque chose derrière latête mais ce dernier parla encore, car l'apathie des Amazoons lesurprenait.

— Si l'échec, voire la mort, nous attendait, vos soeurs de la Trinité se-raient perdues à jamais. Et les autres ?

— Le Concile d'Idonn, avec sa Cohorte, aurait-il gagné la partie irré-médiablement ? reprit Salah en mettant sa main en visière afin de mieuxdistinguer les Yorgs au loin, à travers les pattes énormes des alalhs.

D'autres Amazoons étaient venues et leurs mines lugubres disaient as-sez leur abattement, aussi le chat-cerise Balbillus s'employa-t-il à chasserleurs doutes, tentant de leur redonner confiance.

— Allons, tout n'est pas perdu encore, mais il nous faut faire vite,miaula-t-il de sa voix fluette.

— Je ne te comprends pas, l'interrompit Iolo.— Nous nous trouvons actuellement dans l'Entre-Deux, Iolo, cette pé-

riode fugace ne dure jamais très longtemps, poursuivit le chat-cerise sansprendre garde aux visages fermés des Amazoons.

Le jeune envoyé de la Ligue avait claqué des doigts.— C'est exact. Et, je le crains, les Yorgs n'auront pas le bon goût de

nous laisser atteindre celui de demain…— Il nous faut agir sans retard, approuva Balbillus.— Mais enfin, allez-vous être plus explicite pour une fois, au lieu de

vous exprimer par énigmes ? vitupéra Aola, car les Yorgs donnaient denouveau des signes d'activité.

— Pour eux tout est très clair, dit Salah en observant les deux amiss'isoler dans un coin du campement, avant d'entonner à voix basse, defaçon presque indiscernable, une mélopée archaïque aux allures decomptine.

Les accords en étaient tristes et doux, l'allure paisible. Elle évoquait labeauté de l'enfance, et le sourire d'une mère. Puis Aola comme les Ama-zoons, les Evzoons, tressaillirent vivement car ils eurent la nette impres-sion que quelques chose se détachait d'eux.

De noires silhouettes se retiraient de leurs corps, dotées d'yeuxbrillants, avant de marcher vers Iolo et le chat-cerise Balbillus. Ils'agissait des Ombres appartenant aux Amazoons et aux Evzoons de la

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troupe, même celles des alalhs et des Vouivres les accompagnaient. Ellesformaient un cercle autour des deux magiciens et semblaient vindica-tives. À dire le vrai, si les Amazoons et les Evzoons s'étaient vu dépossé-der de leurs Ombres, celles des deux amis de la Ligue des Magiciens dela Terre n'avaient pas bougé et restaient collées à leurs propriétaires par-mi l'aube rosée purpurine. Dans le tumulte des Ombres vociférantes, Iolofixait le lever du jour avec inquiétude. Si la nuit venait à son terme troptôt les Ombres devraient s'en repartir, sans avoir pu leur apporter l'aideescomptée.

— Magiciens, pourquoi nous avoir appelées ? demandait une Ombreen leur montrant son poing, il semblait s'agir de l'Ombre d'Aola, enl'occurrence.

— Votre jolie chanson nous a menti, il n'y a pas ici d'endroit heureuxpour les Ombres ! geignait une autre.

— Retournons au Royaume des Ombres, notre patrie bien-aimée, pro-posa une troisième sans avoir prodigué un seul regard à l'expédition,apeurée et inquiète, depuis leur apparition.

Déjà plusieurs d'entre elles commençaient à s'évanouir dans l'Ailleurs,mais la voix claire et nette de Iolo, le jeune magicien de la Ligue, s'élevaen ce début de matinée. Des rayons sanglants pointaient au loin, les cla-meurs des Yorgs sur le point de reprendre leur assaut, après une courtepause, résonnaient à l'autre bout de la plaine.

— Un instant.L'assemblée des Ombres avança vers Iolo, puis le chat-cerise Balbillus,

dont le courage et le calme paraissaient n'avoir pas de bornes, ajouta àson tour.

— Vous devez aider vos frères et soeurs de Vie.— Rien ne nous y oblige ! affirma l'une des Ombres en agitant un in-

dex obscur.— Les Vivants n'aiment pas leur Ombre, ils ne leur prodiguent jamais

d'amour ou même de respect ! termina sa voisine.— En cela vous vous trompez, mais je n'ai malheureusement pas le

temps de m'étendre sur le sujet actuellement, déclara Iolo. Voyez-vousles Yorgs belliqueux amassés au loin ?

L'assemblée des Ombres s'était tournée vers ces derniers, ceux-ci inter-rompant leur attaque en distinguant ces ténébreux personnages entrel'expédition Amazoon et leurs rangs de cavaliers. Les Yorgs paraissaientintrigués, mais point encore inquiets.

— S'ils tuent vos frères et soeurs de Vie, vous, leurs Ombres, vous pé-rirez avec eux, expliqua Iolo d'une voix neutre.

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— Il est dit dans la Tradition et le Scavoir Ancestral que la Nuit néces-site de la Lumière, miaula Balbillus le chat-cerise vers la cohorte desOmbres désormais songeuses. Si vous désirez un jour atteindre le DouxRepos, il vous faut vivre encore.

— Pour cela, la pérennité de vos frères et soeurs de Vie vous estnécessaire.

— Vous êtes astucieux, assura l'une des Ombres du groupe en cares-sant son menton d'une main noire. Et pourtant…

— La vérité se trouve dans vos paroles, même si cela me déplaît pro-fondément, avoua une autre Ombre.

Les Yorgs finalement avaient décidé de passer outre à leur crainte pre-mière et ils s'étaient lancé à l'assaut de l'expédition Amazoon, phase ul-time de leur combat, devaient-ils penser. L'Entre-Deux n'était pas encoreachevé, réalisa Iolo en fixant le soleil souterrain de Sombreterre, encoreenglué à l'horizon subterrestre. Les hululements et les cris gutturaux desYorgs résonnèrent à l'unisson des sabots de leurs montures baies et colo-rées. Ils brandissaient des boucliers de peau tannée et des sagaies, desarcs dont ils décochaient des flèches avec une adresse redoutable. Plu-sieurs se fichèrent dans les Ombres placées là, et les Yorgs aux traits bes-tiaux et aux lèvres épaisses, au teint blafard presque cireux, esquissèrentune moue de surprise lorsque les Ombres retirèrent les traits de leurmasse tel s'il s'agissait de vulgaires aiguillons d'insecte.

Les Ombres réagirent à l'unisson en courant vers les guerriers montéssur leurs chevaux, et ces silhouettes ténébreuses et amples étaient ef-frayantes à observer, même pour le groupe des Amazoons. Les trakkersà l'abri du cercle s'étaient mis à siffler et à gémir, Iolo nécessitant de plu-sieurs instants pour les apaiser de sa présence. Les alalhs égalementétaient anxieux, car ils étaient dépourvus d'Ombres — ces dernières mu-gissaient dans la plaine de Sombreterre en répandant la terreur parmi lesYorgs effarés devant ces légions ténébreuses — et ils avaient dû s'écarterprécipitamment afin de leur laisser le passage.

Les chevaux ruèrent et se cabrèrent avec des yeux fous lorsque lesOmbres se propulsèrent vers eux, puis les touchèrent de leur contact obs-cur. Dès lors tout se déroula très vite, car la peur avait changé de camp etles Yorgs n'avaient plus prise sur leurs montures. Les Ombres de ma-nière implacable jetaient au sol les cavaliers avec des cris sourds, puisqueles Yorgs avaient manqué les priver de Vie et donc d'accès aux terres duDoux Repos. Les Yorgs étaient nombreux : mais la terreur se répandait àla vitesse de l'éclair, elle décimait leurs rangs. Voir leurs avant-postes ba-layés si aisément avait dérouté les moins courageux, décimer la vaillance

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des plus belliqueux fut l'affaire de quelques secondes. En effet lesOmbres ignoraient la force du métal ou bien de l'os, semblant disposerd'une énergie et d'une force sans limites. Les rangs de leurs assaillants seclairsemèrent, ces derniers commençant à refluer dans le plus granddésordre. Lorsque l'orbe du soleil se dégagea enfin avec un effort visiblede sa couche terrestre, il subsistait dans les environs du campementAmazoon, il y a peu assiégé et aux portes de la Mort, seulement quelquesYorgs blessés dans leur chute ou bien des chevaux paniqués par le pas-sage tumultueux des Ombres hurlantes.

Le soleil poursuivait son ascension, l'Entre-Deux touchait à sa fin. Latâche demandée aux Ombres par les deux magiciens de la Ligue était belet bien terminée, en dépit du dédain initial éprouvé par le groupe desOmbres : elles pâlissaient dans l'éclat du soleil et se faisaient volatiles,adoptant l'apparence d'une brumeuse fumée, avant de s'évanouir. Lavoix de la dernière des Ombres retentit encore dans le début de matinée.

— Tu nous avais demandé notre aide et malgré notre déplaisir nous tel'avons accordé, magicien. Mais désormais tu nous dois un gage…

La voix de l'Ombre s'était amenuisée puis finalement éteinte. Iolos'était tourné vers le chat-cerise Balbillus, ensuite de nouveau vers le lieuoù s'était tenue la dernière des Ombres.

— J'en suis conscient et tu l'auras, Ombre. Je suis l'homme d'une seuleparole.

Le visage de Iolo était empreint de la gravité la plus extrême, nul dansl'expédition n'osant lui adresser la parole durant un moment. Chacun ilest vrai était occupé à vérifier dans le soleil levant — chaud, doré etéblouissant — si son Ombre, et c'était bien le cas pour tout le monde,était à sa place. Un calme singulier régnait désormais sur le camp, briséseulement par les hennissements des montures abandonnées par lesYorgs dans leur fuite, et les gémissements des quelques blessées Ama-zoons. Iolo réalisa qu'en dépit des apparences aucune victime mortellen'était à déplorer, aidé en cela par les talents de la guérisseuse Amazoon,à laquelle il avait déjà eu affaire personnellement. Salah, leur guide de lacité de Myriam, marchait vers lui. Ses traits étaient tirés, mais sa dé-marche était sûre, en dépit de la fatigue générale. L'attaque Yorg avaitduré toute la nuit, et elle venait seulement de s'achever.

— Tu as fait du bon travail avec l'aide de ton chat-cerise, mon garçon.— Oui, ajouta Aola en rejoignant le groupe, Lucius désirait vous voir

rejoindre nos rangs à bon droit : il était dans le vrai, en définitive.

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— J'ai toujours eu la main heureuse en choisissant mes compagnons,affirma le Héros des Temps Anciens en réajustant son habillement, re-mettant sur sa tête son béret après les attaques nocturnes.

— Sans le secours de Balbillus je n'aurais rien pu faire, répondit Iolo enfixant son asanthène, ce dernier lui retournant un regard amusé. Le pre-mier il m'a rappelé l'aide possible de nos Ombres.

Aola accompagnée de plusieurs Amazoons les entourait dans lachaude matinée, et sous la voûte céleste au clair bleuté les évènements dela nuit prenaient l'apparence de fuyants cauchemars. Des nuages blancss'en venaient de l'orient, un soleil brûlant se tenait dans les hauteurs ens'élevant doucement, un vent tiède courbait les ajoncs entre les hautesherbes, faisant frissonner la prairie. Toute forme de danger s'était dissi-pée, en lieu et place de la nuit était apparu le jour. Ce dernier était riantet hospitalier, ensoleillé et accueillant comme un après-midi deprintemps.

— Prendrons-nous ici même le repos perturbé par l'arrivée des Yorgs ?s'enquit Lucius, le Joueur et Bienheureux, en fixant Aloa de la Trinitéavec une expression dubitative.

La dernière des Amazoons de la Trinité plus d'une fois avait faitmontre d'un caractère tenace et âpre, et le Héros des Temps Anciens neparaissait pas entretenir des espoirs démesurés sur la réponse. Salah sebalançait d'un pied sur l'autre, attendant la réplique du chef de la petitetroupe d'exploration. Elle vint sans tarder.

— Il nous faut partir immédiatement, même si je n'ignore rien del'épuisement de nos soeurs Amazoons, et celui de nos alalhs n'est pasmoindre, j'en suis consciente. Mais peut-être les Yorgs reviendront-ils àla charge, après avoir repris du courage. S'ils nous attaquaient de nou-veau dans la journée, durant notre sommeil, nous ne pourrions nous enprendre qu'à nous-mêmes. Car nous aurions négligé l'unique occasionofferte par la chance de laisser le plus de distance possible entre notretroupe et les Yorgs.

Les Amazoons baissèrent la tête silencieusement, car il y avait beau-coup de vérité dans les paroles de l'Amazoon Aola. Le cercle protecteurdes alalhs fut rompu, les quelques affaires déballées pour la nuit remisesdans les carrioles tractées par les trakkers. La colonne fut formée unenouvelle fois, Aola sur son alalh prenant la tête, accompagnée dequelques Amazoons. Iolo avec le chat-cerise Balbillus en compagnie deLucius venaient sur l'alalh suivant, et leur guide Salah chevauchait untroisième mastodonte. Ainsi avança dans l'Orée périlleuse la troupe

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d'exploration des Amazoons, avec les chariots de l'intendance en queuede cortège dans la matinée radieuse.

La lassitude pourtant était présente, l'on sentait la lourdeur croissantedes alalhs et l'énervement des trakkers, privés de sommeil parl'agressivité nocturne des Yorgs : les Amazoons n'étaient pas les der-nières à faire la grimace. Mais elles n'étaient pas seulement des sorcièrespuissantes, c'étaient également des guerrières et ayant à contrecoeur ac-cepté la décision de leur chef, elles avaient remis en place leurs cuirassesd'une matière curieuse, transparente et moirée. Elles avaient placé dansleurs baudriers leurs glaives d'acier et leurs sagaies, leurs hallebardes re-posaient dans des fourreaux sur les flancs des alalhs. D'autres étaient dé-tentrices de baguettes meurtrières, car leur éclat était brûlant. Mais du-rant la mêlée elles n'avaient pu être utilisées, leurs porteuses ayant trèstôt été exposées aux dards redoutables des Yorgs. Les Vouivres assou-pies dormaient contre le sein de leurs maîtresses, seule une poignée desorcières avait été déployée en éclaireuses au-devant de l'expédition.

La matinée s'avança et les environs se firent davantage paisibles, avecdes vallées caillouteuses et des vals, des bosquets d'épineux et de chênes-lièges sous le soleil de Sombreterre. Au loin s'étirait une rivière, expli-quèrent les sorcières sur leur balai à Aola, mais cette dernière secoua latête. Les réserves en eau de la troupe étaient suffisantes pour le moment,le risque était trop grand d'y retrouver des Yorgs, savait-on jamais. Iln'avait plus été remarqué de soldats appartenant à cette ethnie belli-queuse depuis leur confrontation avec les Ombres, charmées par Iolo etBalbillus, mais Aola ne s'estimait pas encore à l'abri de cette peuplademystérieuse. Malgré l'épuisement des alalhs, l'Amazoon houspilla lesmontagnes de chair pour les pousser à aller de l'avant sans trêve.

— Aola ne connaît pas la fatigue, jugea Lucius, le Héros des TempsAnciens, après avoir mis sa main en visière au-dessus de ses yeux afin demieux observer les alentours.

— Elle est responsable du résultat de leur expédition, miaula le chat-cerise Balbillus, et elle a déjà perdu plusieurs soeurs. En cas d'échec, ellesera forcée de rendre des comptes à ses supérieures.

— Si leurs ennemis d'Éthérys n'ont pas encore ravagé Édennia et leurcapitale, approuva Iolo en regardant le relief prendre une tournuremoins douce et gagner peu à peu en relief.

Les bosquets s'étaient clairsemés et la terre devenait rouge, sèche. Levent soulevait des nappes de poussière, en couvrant les alalhs avec leurspassagers d'un voile coloré. L'herbe des prairies s'était étiolée avant dedisparaître, seuls des buissons secs au feuillage à l'éclat éteint ornaient le

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sol. L'orbe du soleil indiquait peu ou prou l'heure de midi, car l'astre setrouvait au plus haut des cieux. Mais il arborait une pâle aura, masquépar les tourbillons ocre soulevés du sol.

— Nous progressons en aveugle ! s'exclamait Iolo vers Balbillus et leHéros des Temps Anciens, ce dernier à son image ayant remonté le colde son manteau et rabattu son béret devant ses yeux.

Le vent avait forci encore. Il semblait aux passagers de l'alalh, Ama-zoons taciturnes y compris, être séparés du reste de la troupe et évoluerparmi un univers bruyant de clameurs venteuses entremêlées de crisplaintifs. Les Amazoons palabraient entre elles en un dialecte inconnu,aussi Lucius traduisit-il aimablement pour ses deux compagnonsterrestres.

— Salah en est persuadé, nous sommes sur la bonne route, nous fran-chissons là le Désert Écarlate. Hor-Némed se trouverait à ses abords, ini-tialement nous lui tournions donc le dos, semble-t-il.

Le discours confus des Amazoons alertées entre elles par un sens mys-térieux se poursuivant, Lucius continua son office de traducteur.

— Si le Désert Écarlate ne prend pas nos vies, nous atteindrons Hor-Némed dans la soirée, affirme Salah.

Le vent forcit davantage, des rafales rougeâtres venant étouffer la finde sa phrase. Leur alalh abaissait et remontait lentement la tête en fran-chissant la muraille de sable et de vent, avec une patience inaltérable. Lestrakkers glapissaient dans les tourbillons de sable en queue de peloton,et Iolo dont la faiblesse envers eux était connue s'inquiéta.

— Ne risquons-nous pas de perdre des alalhs ou bien des trakkersdans cette tempête ? s'époumona-t-il vers Lucius, comme si ce dernier setrouvait éloigné de lui à des dizaines de mètres en dépit de sa proximité.

— Tes pensées allaient plutôt vers les trakkers, parvint à sourire le Hé-ros des Temps Anciens vers l'envoyé de la Ligue, mais il va être déclen-ché une magie Amazoon pour ne point se perdre les uns les autres, jecrois.

En effet du dos de chaque alalh une sorcière avait fait naître puis expé-dié dans les hauteurs un globe au rouge intense, ce dernier flottant en-suite à une certaine hauteur au-dessus de l'Amazoon. Ainsi une multi-tude de sphères écarlates ponctuèrent la ligne sinueuse formée par latroupe dans la tempête, chaque alalh réglant son pas sur la position de lasphère la plus proche. Les Amazoons — avec de rares Evzoons — sur lescarrioles de l'intendance en firent autant.

Le temps s'égrena à une allure interminable pour Iolo et le chat-ceriseBalbillus, ce dernier se réfugiant parmi les plis du vêtement de son ami,

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après avoir avalé la poignée de sable ocre rouge de trop. L'éclat du soleils'était encore affaibli jusqu'à devenir indiscernable, quasiment, et n'eutété la magie des sphères Amazoons pour les guider sur les pas de Salah,l'expédition se serait achevée là, dans le Désert Écarlate. La fatigue conti-nuait à se faire sentir, toujours davantage.

— Les alalhs tiendront-ils jusqu'à notre sortie de ce désert rouge ? criaIolo en direction de Lucius.

Ce dernier avait haussé les épaules après avoir chassé de ses lèvres lesable collé par le souffle éolien.

— Je l'ignore, mon ami, mais je l'espère grandement. Je ne donne pascher de notre existence si par malheur nous venions à nous égarer ici.

— Les tempêtes ne sont pas éternelles, celle-ci est née à notre arrivéemais elle finira par s'éteindre bientôt, miaula Balbillus depuisl'échancrure du manteau de Iolo.

Lucius le Joueur et Bienheureux n'avait pu entendre les paroles duchat-cerise, mais on aurait pu les croire approuvées par les rafales devent sifflantes, car elles perdirent en force à partir de cet instant et le so-leil retrouva graduellement son aspect habituel. Bientôt seules desnappes de sable rouge se soulevèrent régulièrement au gré du vent brû-lant. Si le soleil arborait de nouveau sa luminosité habituelle, sa chaleurdevenait désormais étouffante et il n'y avait aucun endroit pour pouvoirse réfugier afin de se mettre à l'ombre.

— Nous aurions dû prendre du repos avant de traverser ce DésertRouge, s'inquiéta Iolo en observant les halètements sourds des alalhs à ladémarche lasse et pesante.

— Les craintes d'Aola étaient fondées, la défendit Balbillus le chat-ce-rise en glissant une tête curieuse entre les pans de son manteau devoyage. Nous aurions été désarmés si d'aventure les Yorgs étaient denouveau passés à l'attaque. De ce côté-là, tout péril est écarté, désormais.

Balbillus avait bondi hors du manteau de Iolo, observant attentive-ment le Désert Rouge dans lequel sans faillir s'enfonçaient toujours plusinexorablement les alalhs des Amazoons et les trakkers. Ils suivaient unepiste sinueuse, parmi une mer de sable écarlate. Elle n'avait plus aucunrapport avec la région ocre traversée dans la matinée, un royaume desable et de dunes à n'en plus finir les encerclait jusqu'à l'horizon. Fixantl'étendue désertique avec une expression pensive, Iolo fit la moue vers leHéros des Temps Anciens.

Sur les alalhs les Amazoons avaient fait s'éteindre et se dématérialiserles sphères rubicondes, dont la création leur avait permis de ne pass'égarer dans la tempête. À une allure nettement ralentie, puisque la

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fatigue pesait toujours et même de plus en plus sur chacun, l'expéditioncontinua de faire route vers Hor-Némed. Le soleil se fit insupportable,Iolo puis le reste des Amazoons commençant à être incommodés par lachaleur intense. Chacun se protégea de son mieux des excès du soleil, Io-lo pestant et soufflant.

— Jamais je n'aurais cru devoir regretter le climat détestable de l'île deNorland.

— Moi, je ne l'ai jamais trouvé si désagréable, miaula en retour Bal-billus le chat-cerise, gêné tout autant par la canicule de l'endroit.

— J'espère qu'Aola ne regrettera pas d'avoir dédaigné la rivière entre-vue par les éclaireuses Amazoon, ajouta pour sa part Lucius, dévêtu deson manteau à l'image de Iolo. Salah l'a affirmé, le Désert Rouge se ter-minera dans la soirée, mais les alalhs pourront-ils nous porter jusque là ?

— Les alalhs peuvent nous porter jusque là et même plus loin encore,Evzoon, leur déclara d'une voix rauque une Amazoon près de leur posi-tion, elle dirigeait l'alalh de son bâton et de sa voix. Simplement, ils irontde moins en moins vite.

— Combien de temps peuvent-ils aller ainsi ? interrogea Iolo, jusqu'àprésent plutôt indifférent envers ces créatures tellement prisées desAmazoons.

— Dans les conditions actuelles, un ou deux jours, parfois plus, affir-ma l'Amazoon en hochant la tête sous son grand chapeau noir.

— C'est donc amplement suffisant pour atteindre Hor-Némed dans lasoirée, conclut Lucius en fixant la troupe s'étirant derrière eux.

Les alalhs progressaient lourdement, avec lenteur, les étendards debronze et les bannières rutilantes pendant de part et d'autre. Les pa-trouilles Amazoons avaient recommencé à sillonner les airs, accompa-gnées des Vouivres sifflantes, mais l'entrain et la confiance des premiersjours avaient disparu. Comme si elles ne croyaient plus en la réussite deleur folle tentative, et curieusement les trakkers non plus ne glapissaientni ne sifflaient. L'atmosphère se faisait lourde, pesante et sinistre. Ioloéprouva le besoin de s'ébrouer, afin de rejeter mentalement ces miasmesdéfaitistes.

— Allons, il faut nous ressaisir. L'espoir nous est donné, puisque nousatteindrons Hor-Némed bientôt.

— Si les alalhs y consentent, articula l'Amazoon dirigeant leur mon-tagne grise, de peau squameuse et d'écailles brillantes.

— C'est-à-dire ? lui demanda avec une expression étonnée le Hérosdes Temps Anciens.

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— Les alalhs sont des animaux placides aux rares colères, expliquaaprès un temps de retard la sorcière Amazoon de son léger accent traî-nant, mais ils ont une particularité, c'est celle d'être particulièrement tê-tus. S'ils estiment les conditions de voyage par trop rudes et la mort de latroupe inéluctable, ils sont très capables de s'affaler sur le sol afin de selaisser périr. Toutes nos tentatives pour les faire se remettre debout n'ypourront rien, leur mort sera aussi la nôtre, loin d'Édennia, et du mondede la Roue…

L'Amazoon afficha une expression maussade, Iolo comprenant alors lepourquoi de l'angoisse larvée affectant la majorité des Amazoons de latroupe. La journée s'écoula dans un vide morne, l'étendue rouge sillon-née par le vent paraissait n'avoir point de limites. Un ciel indigo dépour-vu de tout nuage — leur présence eut été bienvenue — s'éployait sur unocéan de dunes rougeâtres. De temps à autre des rafales de vent soule-vaient des tourbillons sanglants, puis le vent retombait et le silence ré-gnait à nouveau sur le Désert Écarlate. Le globe solaire avait dépassé sonzénith, et forte de cette nouvelle certitude Aola d'un geste avait ordonnéa plusieurs sorcières de chevaucher leurs balais et de s'en aller aux nou-velles, afin de les guider au mieux en direction d'Hor-Némed, puisqueleur guide Salah était certain de sa proximité.

Les sorcières sans leurs Vouivres — ces dernières étaient restées sur lesalalhs, dans des paniers d'osier abrités de la chaleur suffocante — s'en al-lèrent avec des mines sévères, la troupe poursuivant son chemin versl'orient, là où était censé se situer la cité de l'infâme Vizyre Jélialle, lageôlière d'une poignée d'Amazoons de l'expédition depuis un bon mo-ment déjà. Le temps passa à une allure désespérément lente, contre la vo-lonté des membres de la troupe, désirant ardemment voir arriver la nuitavec les contreforts d'Hor-Némed. Mais parmi les alalhs de tête, celuiportant l'Amazoon Aola secoua son crâne allongé en bramant sourde-ment. Il ploya ses pattes monstrueuses le supportant haut au-dessus dusol écarlate, avant de s'affaisser parmi les lamentations des sorcières.

Dans l'agitation bruyante de la troupe, un second alalh l'imita,n'accordant visiblement plus lui aussi aucune chance de survie àl'expédition Amazoon, et pour comble de malchance les sorcières surleurs balais s'en revinrent bredouilles de leurs tentatives d'exploration.Elles avaient patrouillé loin dans le ciel indigo, sur les étendues san-glantes du désert, sans trouver personne ni surtout de cité quelconque. Ily eut des cris dans la troupe, Aola en dépit de toute son énergie ne par-venant pas à les faire cesser complètement.

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— Notre belle aventure va se terminer ici, se lamenta le Héros desTemps Anciens vers les deux amis de la Ligue, puisque leur alalh àl'exemple de ses prédécesseurs venait de se coucher à son tour sur lesable rouge.

Ils piétinèrent le sol brûlant, se rapprochant du groupe de tête aux vifséclats de voix.

— Quelle tristesse ! s'exclamait leur guide Salah en mettant ses mainssur la tête, protégée du soleil par un large chapeau provenant des sor-cières d'Édennia. Hor-Némed est tout prêt, j'en jurerais.

— Vous nous avez égarés dans le Désert Écarlate, lui reprochait dure-ment Aola en le fixant.

— Non, en vérité. Le Désert Écarlate est connu dans tout Sombreterre,nul n'ignore rien de lui dans les recoins les plus reculés. J'ignore com-ment nous avons pu arriver depuis l'Orée jusqu'ici, mais c'est une grandechance pour nous d'y être parvenu.

Aola la sorcière Amazoon poussa une exclamation étranglée, et afin decouper court à toute discussion oiseuse Iolo prit la parole.

— Peut-être vos sorcières n'ont-elles pas poussé assez loin leur ronde,sur mon Être de Vent Balbillus et moi allons chercher du secours, ou biende bonnes nouvelles capables de ranimer l'ardeur défaillante de vosalalhs.

Doucement Iolo siffla entre ses dents presque jointes le nom secret deson Être de Vent, puis le magicien de la Ligue et Balbillus le chat-cerise,le Héros des Temps Anciens — ce dernier avait absolument tenu à parta-ger l'ultime tentative capable de sauver leur expédition — filèrent dansle ciel chauffé à blanc, virant sur le côté en continuant à prendre de lahauteur. Le coeur battant, Iolo mit sa main en visière devant ses yeuxafin de mieux détailler l'horizon, se tournant de tous côtés en serrant lesdents. La troupe Amazoon constituait une myriade de petits points, dis-paraissant bientôt dans l'étendue rouge et sablonneuse derrière eux.

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Chapitre 13— Ce désert n'en finit pas, il semble n'avoir pas de limites, grogna le

Héros des Temps Anciens en haussant la voix pour se faire entendre deses amis de la Ligue.

— Si Salah n'a pas commis d'impair… miaula Balbillus en fixantl'infini.

— Là !Iolo avait désigné de l'index une ligne brunâtre s'avançant vers eux, et

l'Être de Vent qu'ils enfourchaient accéléra l'allure dans l'air brûlant.— Hor-Némed ?La voix de Lucius avait baissé d'un ton, Iolo lui faisant écho dans un

chuchotis.— Hor-Némed.Depuis déjà un bon moment, sur l'Être de Vent, les trois amis cher-

chaient une planche de salut, une oasis salvatrice dans le Désert Écarlateoù le destin les avait embourbés. Hor-Némed, proche du Koeur de laTerre, était seulement à une journée de marche avait dit leur guide Salah.Si les évènements se décidaient enfin à leur devenir favorable, les alalhsde l'expédition en s'affalant sur le sol sablonneux auraient fait montred'un défaitisme sans fard.

Le soleil en ce début d'après-midi entamait sa lente plongée versl'horizon de Sombreterre, des nues blanches comme de fins voiless'étirant au-dessus des lieux. L'Être de Vent allait infatigablement, à lesobserver de loin un voyageur aurait crû voir filer des personnages singu-liers à cheval sur l'invisible. Les remparts de la cité se rapprochaient : Io-lo était radieux.

— Allons, le sort évolue en se transformant, il nous sourit et nousmontre beau visage, affirmait-il vers le chat-cerise Balbillus.

— L'expédition sera heureuse de nous voir revenir avec des secours,nous pourrons reprendre notre odyssée là où le sort nous avaitimmobilisés.

Lucius, le Héros des Temps Anciens, sautillait dans les airs, à califour-chon sur l'Être de Vent. Seul Balbillus le chat-cerise était silencieux,

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gardant par-devers lui des pensées toutes personnelles. Les rempartsd'Hor-Némed se faisaient proches, déjà l'on pouvait distinguer des mai-sons de pierres noires, brillantes et luisantes d'éclats, avec de hautestours quadrangulaires ou bien hexagonales, ponctuant de grandes ruesdans l'enceinte de la cité. Des massifs d'arbres à la verdeur intense se si-tuaient à l'intérieur afin de prodiguer aux habitants leur frais ombrage, etil se trouvait de grandes statues disposées régulièrement au sein de Hor-Némed. Elles étaient de granit sombre à l'image des murs de certainesdemeures, et représentaient de puissants personnages, ou bien des sol-dats du passé. Iolo leur trouva un air martial, puis il réalisa. Il devaits'agir de grands guerriers s'étant affirmés par le passé dans de sanglantesbatailles contre les Yorgs, et il n'y pensa plus. Des gens s'agitaient sur lesremparts — leur arrivée n'était pas passée inaperçue — en poussant desengins mystérieux sur les créneaux ainsi que les chemins de ronde.

— Lorsque nous sympathiserons… commença Iolo d'un ton assurévers Lucius.

— Nous leur expliquerons le dramatique de notre situation, poursuivitle Héros des Temps Anciens.

Un projectile en sifflant traversa les airs dans leur direction, manquantde bien peu la queue invisible de leur Être de Vent. Les balistes des rem-parts de Hor-Némed s'activaient les unes à la suite des autres, bientôt unvéritable déluge de projectile s'abattit sur eux.

— Ils sont fous !Iolo était outré par leur attitude.— Ou alors, extrêmement belliqueux, suggéra Lucius en regardant de

quelle manière un boulet obscur prenait leur direction, avant d'effleurerl'Être de Vent, ce dernier faisant un écart salvateur.

— En cela votre raisonnement péchait, tout à l'heure, miaula Balbillusen fixant lui aussi les boulets de pierre provenant de partout. Vous pen-siez être aidés par les habitants d'Hor-Némed, or, leur Vizyre Jelliale n'a-t-elle pas enlevé déjà une bonne partie de la Trinité des Amazoons ?C'était faire peu de cas de cet inquiétant présage.

À cet instant un boulet parvint à toucher l'extrémité de l'Être de Vent,et en tournoyant ce dernier s'abattit sur la plaine de sable rouge, au pieddes murailles de la cité. Il s'évanouit dans sa dimension de repos justeavant de toucher le sol, les trois amis dégringolant d'une hauteur peudangereuse pour leur intégrité physique. En jurant, les amis s'étaient re-dressés, couverts du sable écarlate dans lequel bien malgré eux ils ve-naient de rouler. Des cors de cuivre résonnaient bruyamment, non loinde là des portes monumentales s'ouvrirent. Un piétinement se fit

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entendre, d'étranges créatures porteuses de soldats harnachés venantvers eux à une allure sautillante et véloce. Il ne leur fut pas laissé loisir dese défendre par des explications alambiquées, ils furent emprisonnés ma-nu militari dans des cages d'osier transportées par des boeufs placides ti-rant des carrioles. Sur le dos de grands oiseaux gris semblables à des au-truches, les soldats d'Hor-Némed les emportèrent sans autre motd'explication vers les entrailles de leur cité.

— Je ne saurais trop en dire le pourquoi, finit par convenir Iolo versses amis, prisonniers de cages proches, sur des chariots, mais il se pour-rait bien qu'en effet Balbillus soit dans le vrai.

Par des couloirs souterrains ils furent transportés, et à leur passage surles murs suintants d'humidités des torches graisseuses répandaient unemultitude d'auréoles tremblantes. Les reîtres de la ville étaient de taillemoyenne, recouverts d'armures et de cuirasses à l'éclat éteint, constituéesd'un métal jais identique à ce minéral noir dont si souvent ils avaientperçu la présence parmi les royaumes de Sombreterre. Ils portaient descasques de métal martelé sommés de pointes saillantes, et de curieux co-lifichets en corail dont l'usage parut à chacun des prisonniers fort mysté-rieux. Armés de lances et de glaives au métal brillant, ils parlaient entreeux un sabir guttural et heurté, leur faisant regretter cruellementl'absence de leur guide Salah. Au terme d'une longue cavalcade brinque-balante apparut une raie de lumière, et les prisonniers après s'être accou-tumés à la pénombre du long couloir clignèrent des yeux durant plu-sieurs secondes avant de pouvoir dévisager les environs.

Une vaste salle oblongue s'étirait autour d'eux, par une ouverture pra-tiquée dans le toit un ciel bleu couleur de saphir s'épanchait sur l'endroit.Les murs éloignés étaient tendus de draperies précieuses, et par groupesréguliers des colonnes d'albâtre finement cannelées s'étiraient. Des gensde la cour murmurèrent en grondant, au fur et à mesure de la sortie desprisonniers hors de leurs cages. Sur un trône d'argent doré, surmontéd'armoiries torturées, était une femme de haute stature dont le maintienraide et sévère ne manqua pas d'inquiéter Iolo. Car pour chacun des pri-sonniers, il ne faisait là pas de doute : il se dressait devant eux la VizyreJelliale, tant haïe par les Amazoons à cause de son attaque lointaine surla Trinité, à l'aide des Serpentaires.

— Bienvenue parmi nous, voyageurs : depuis déjà un certain tempsvotre course était observée dans notre Cristal Tellurique. Nous savionsvotre arrivée inéluctable.

— Vous avez enlevé Nyris et Thélia, lança Balbillus le chat-cerise versla monarque.

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Cette dernière avait eu une expression intriguée, avant de sourire fine-ment en caressant son menton.

— Ainsi, vous savez… Seriez-vous alliés avec les Amazoons ?La voix de la Vizyre Jelliale était neutre, mais les voyageurs pressen-

tirent aussitôt tout le danger pour eux à répondre de manièreinconsidérée.

— Certainement pas, lui répondit Iolo. Nous sommes au courant deleur expédition, mais nous n'y prenons aucune part.

La Vizyre Jelliale continuant de les fixer avec une expression acerbe,les voyageurs craignirent un instant de voir leur pauvre mensonge étaléau grand jour. La Vizyre Jelliale se tenait sur un trône précieux surélevé,avec des vêtements chatoyants ouvrés finement, aux motifs ondoyants etcolorés parsemés de touches nacrées. Elle possédait des traits fins et unehaute taille, un maintien raide, presque guindé, un visage ovale tout enméplats avec un regard perçant sous des sourcils arqués. Elle portait unturban de soie nacré adorné de colifichets ambrés, des bracelets tintinna-bulant aux poignées par dizaines. Elle était chaussée de sandales en daimblanchi. Elle se tourna vers l'un de ses subordonnés, chaque voyageurentendant nettement sa voix résonner dans la grande pièce royale dupalais d'Hor-Némed.

— Invoquez le Cristal Tellurique, et dites-le aux Espritsd'Outremonde, de nouveaux voyageurs nous sont parvenus. Demandez-leur la marche à suivre, le prix demandé sera celui convenu.

La Vizyre Jelliale avait eu un geste négligeant vers sa suite armée, puissans prendre garde aux récriminations bruyantes des voyageurs, ces der-niers furent de nouveau emportés, mais cette fois-ci en des cellulessombres situées dans les tréfonds du palais, où régnait un pauvre jourpar des ouvertures grillagées.

— C'est curieux, jugea Iolo vers Balbillus et le Héros des Temps An-ciens, la Vizyre d'Hor-Némed entretient des contacts par le biais de cemystérieux Cristal Tellurique, dirait-on…

— Elle est peut-être sous influence, poursuivit Lucius en jetant un re-gard scrutateur en direction du reste de leur cellule.

— Notre situation est proprement désastreuse, miaula le chat-cerise.L'expédition Amazoon attend toujours notre retour, mais nous sommesincapables de les secourir, pour l'instant.

— Et la magie ? demanda à son tour Lucius vers les deux amis, dontles connaissances enchantées étaient puissantes. Moi-même…

Il n'était pas sans connaître quelques sorts, mais Iolo lui avait fait ungeste négatif.

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— Je vois ici des contrecharmes puissants, cette Vizyre Jelliale est unefemme de savoir, et de tête. User de sortilèges risquerait de nous être fa-tal, cela pourrait avoir des conséquences incalculables.

L'on entendait des raclements de pieds dans les cellules voisines, desfroissements de tissu comme en produisent des personnes s'agitant vive-ment s'étaient fait entendre. Puis des voix reconnaissables s'élevèrent enfaisant sursauter Iolo. Nyris et Thélia, avec d'autres Amazoons — cellesenlevées par les Serpentaires il y avait quelque temps déjà — se trou-vaient près de là, et ils nécessitèrent de plusieurs minutes pour pouvoird'abord comprendre, puis ensuite répondre aux Amazoons, angoisséesde leur claustration depuis si longtemps. Iolo le premier leur expliqua lasituation de leurs compagnes sorcières jusqu'à son actueldéveloppement.

— Donc, il nous a été pour ainsi dire obligé de chevaucher notre Êtrede Vent afin de chercher des secours, las, pour notre plus grand malheur,nous avons été fait prisonnier.

— L'heure est grave, conclut sombrement Lucius après avoir comprisque toutes les Amazoons se trouvaient depuis le début dans les geôles dela Vizyre, et qu'aucun mal ne leur avait été fait.

Chacun pour l'instant était content de découvrir l'autre en bonne santé,même si c'était une maigre consolation.

— J'ai entendu la Vizyre parler d'un Cristal Tellurique… déclara Iolovers Thélia, de la Trinité.

— Probablement un artifice magique lui permettant de rejoindre spiri-tuellement les pontes d'Éthérys, estima Thélia à travers l'obscurité les sé-parant. À travers les Cercles Jelliale aura établi le contact avec la Cohorte,ou bien un puissant esprit d'Iris, le monde principal de nos adversaires.

— Ils sont au courant de notre tentative, cela, nous le savions déjà, cra-cha rageusement Nyris à travers les barreaux de sa cellule toute proche.

— Ils tenteraient apparemment de la contrecarrer par tous les moyens,acquiesça songeusement Lucius. Bigrement efficace.

— À tout le moins, miaula piteusement le chat-cerise, dans la pé-nombre où il se trouvait. Iolo…

— Mmm ?Son ami s'était retourné vers le chat-cerise, délaissant les pensées sau-

grenues s'entrechoquant dans son esprit.— Une Ombre voudrait te parler, je crois.Dans la cellule Iolo observa — était-ce curieux à dire, et bien davan-

tage encore à regarder — une silhouette noire se détacher des ténèbresenvironnantes. Car l'obscurité des Ombres n'a rien à voir avec la noirceur

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habituelle du monde des hommes, la différence saute aux yeux à tout ob-servateur normalement constitué.

— Est-ce bien le moment ? interrogea Iolo.— Tu avais dit nous devoir un service, lui rappela l'Ombre en pointant

vers lui son index.L'Ombre ressemblait beaucoup à l'une de celles les ayant secourus

contre les Yorgs, et l'envoyé de la Ligue se mordit la langue de s'êtreavancé de cette manière. Cependant le mal était fait.

— Mais actuellement…— Tu avais promis, les circonstances ne nous laissent pas le choix.— En fait…Iolo ne savait trop comment expliquer la pénibilité de leur situation ac-

tuelle, elle méritait amplement toute son attention, jugeait-il, mais lechat-cerise Balbillus était d'un avis différent.

— Il faut tenir ses promesses, Iolo, un homme sans honneur n'a pas saplace à la Ligue des Magiciens de la Terre. Les évènements surviennenttoujours au plus mauvais moment, tu en sais quelque chose, désormais,mais il est seulement un chemin digne d'attention pour l'honnêtehomme.

Iolo avait baissé la tête tristement, l'Ombre lui faisant un geste d'invite.Il lui fallait abandonner ses compagnons d'aventure pour le moment,puisque lui seul avait fait le serment. Une ouverture grise s'était fait jourdevant lui, à quelques pas, et l'Ombre s'était dirigée vers elle. Iolo fitquelques pas maladroits, avant d'émerger en un monde venteux et tour-billonnant. Aussitôt, il tiqua. Ce n'était pas là le Royaume des Ombresdont il avait fait connaissance il y a quelques années déjà, en compagniede son Ombre à lui.

Le vent courbait l'envoyé de la Ligue et l'Ombre noire : sur un chemintortueux bordé de rocs amoncelés par un destin facétieux, ils avancèrentdans une plaine sombre, éclairée par un pâle soleil, sur le point de dé-faillir bientôt. Il y avait de maigres arbres ployant sur la plaine sousl'assaut du vent, Iolo ayant la grande surprise de voir au loin un rayonde pure lumière s'élever jusqu'aux nues, par-delà une saillie rocheuse.L'envoyé de la Ligue allait demander des renseignements sur cette cu-rieuse luminosité lorsque le sentier les mena jusqu'à un val écarté, où setenaient, affaiblies et démoralisées, une cohorte d'Ombres prêtes pour lecombat, mais en proie semble-t-il à un défaitisme tenace. Étant donné lavaillance dont elles avaient fait preuve contre les Yorgs, Iolo s'en étonna.Après s'être rapproché des Ombres au point de pouvoir les toucher, lapremière à s'en être allé chercher Iolo reprit vers les siens.

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— Cet homme est un magicien, il nous avait promis son aide,souvenez-vous.

— Il ne pourra rien faire, les Esprits nous ont à chaque fois repoussésde leurs pensées glacées, leur froideur me terrifie encore, assura l'uned'entre elles.

— Ils sont trop forts pour nous, ils ne sont pas constitués de chair,mais d'esprit : cela nous est supérieur en tout point.

— Pas du tout, affirma Iolo en prenant la parole pour la première fois.Mais où sommes-nous, par ailleurs ?

— Tu es ici sur notre Frontière, expliqua la première des Ombres, oùdes êtres mystérieux bafouent notre autorité. Nous avons essayé de lesrepousser, mais en vain. Plutôt que d'encourir le courroux de notre mo-narque Négrassombra, j'ai pris le risque de m'en aller te chercher.

— Tu as bien fait, déclara Iolo en se frottant le menton. Allons voir deplus près cette lueur singulière, je suis taraudé de curiosité depuis monarrivée.

Plusieurs des Ombres dont la première d'entre elles à l'avoir rejointl'accompagnèrent sur un sentier étroit s'insinuant entre des rocs, Iolo fi-nissant par découvrir la raison de l'abattement des Ombres. Le rayon delumière intense s'étirant jusqu'au zénith s'élevait du sol, et il y avait uncercle de colonnes de pierre tout autour lui formant une enceinte protec-trice. Des silhouettes s'agitaient sur ses abords. L'une des Ombresl'accompagnant les désigna.

— Ce sont des êtres singuliers, ils sont différents de nous, leur aspectnous a grandement effrayés. Mais nous allons les approcher de plus près,tu vas voir par toi-même.

Le détachement continua à avancer vers l'endroit où s'étirait le pinceaulumineux, et Iolo se perdit en conjectures sur l'utilisation de cette lu-mière, ainsi que sur la nature de ces êtres bizarres, lorsqu'il fit le rappro-chement avec les évènements de Sombreterre. De singulières coïnci-dences lui frappèrent l'esprit. Au bout d'un certain temps la base durayon lumineux apparut nettement derrière les colonnes, l'envoyé de laLigue observant un rocher translucide traversé de moirures, duquels'échappait avec une aura éblouissante le flot de lumière. Les Ombrescontinuèrent à murmurer entre elles, sur leur Frontière envahie par de sicurieux êtres, mais Iolo les rassura d'un ton mesuré.

— N'ayez crainte, ce rocher devant vous est tout bonnement l'avers duCristal Tellurique de la Vizyre Jelliale, dont elle se sert pour s'entreteniravec les gens d'Éthérys. Ces derniers en protègent les abords.

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— Et cette lumière ? demanda l'une des Ombres en se rapprochant delui.

— Elle traverse et franchit les différentes dimensions : elle fait office detransmetteur, reliant le Concile d'Idonn et ses gens avec leur lointainealliée.

— Il s'agit donc d'un avant-poste ?— En quelque sorte, protégé par un détachement d'Éthérys, forces

avec lesquelles mes amies — et moi-même — avons eu des rapportsdifficiles…

— Les affaires des Vivants ne nous regardent en rien, gronda uneOmbre après avoir fait de grands gestes vers le reste de ses frères, jusqu'àprésent immobiles en se tenant à distance. Mais vos paroles sont impor-tantes, car il nous faut repousser ces intrus hors de nos Limites. Êtes-vous certain de votre raisonnement ?

— Absolument, reprit Iolo en désignant les silhouettes des soldatsd'Éthérys protégeant la source aveuglante. Pourquoi tiendraient-ils tant àempêcher l'extinction du rayon de lumière ? Ce dernier s'éploie depuisleur planète d'origine, Iris, jusqu'à leur alliée de Sombreterre, la VizyreJelliale. Ce canal est pour eux primordial.

La troupe des Ombres venait de les rejoindre, et leur nombre étaitgrand tout autour de l'envoyé de la Ligue, lui-même n'en revenant pasdes chemins tortueux et alambiqués utilisés par le destin. On ressentaitavec force le désir des Ombres de chasser ces envahisseurs loin de leurFrontière, mais leur crainte se faisait patente devant le mystère de cesêtres d'outre-espace. Iolo décida de prendre le taureau par les cornes,parlant clairement aux Ombres rassemblées autour de lui.

— Je dois me rapprocher encore, car pour les desseins des miens, leurdéfaite aussi me convient. Je vais vous aider. Mais une poignée d'entrevous devra venir avec moi, le danger est important.

Il en fut fait ainsi, suivi de plusieurs Ombres Iolo s'achemina entre lesrocs, soufflant et suant, jusqu'à la plaine vaste et rocailleuse où s'élevaitle Cristal Tellurique. Une large colonnade de pierre en délimitait l'abord,des gardiens austères en protégeaient l'accès. Au fur et à mesure de sonavance, des cailloux minuscules roulant sous ses bottines de marche, Iolorajusta son béret et son manteau de voyage, prenant le temps de distin-guer plus largement le faisceau mirifique se perdant dans les cieux gris." Impressionnant ", ne put s'empêcher de songer l'envoyé de la Ligue.Puis des cris d'effrois poussés dans son dos par les Ombres lui firent réa-liser l'approche de ces êtres inquiétants, et Iolo les découvrit enfin, nepouvant s'empêcher de sursauter.

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Ils étaient de grande taille et portaient des cuirasses de cuir sombreavec des torsades entre des rubans de couleur, des jupes de tissu et desjambières aux fines lanières. Certains avaient des casques de cuivrebrillant surmontés d'aigrette voire de plumes scintillantes, d'autresallaient nu-tête. Ils étaient armés de javelots d'ébène et d'os, de globesbleutés au bout de sceptres de cristal et d'arcs en bois blanc, avec desflèches empennées. Mais comme s'ils s'attendaient à un retour desOmbres, les envahisseurs d'Éthérys ne brandirent point leurs lances. Ilsprojetèrent de leurs sceptres les sphères indigo, ces dernières filant dansles airs avant de s'écraser contre les Ombres, répandant des myriadesd'étincelles bleutées et argentées, qui se collaient sur le corps et lesmembres de chacun en répandant un froid mordant insupportable.

Iolo précipitamment s'était mis en devoir de retirer de son corps cesprojectiles glacés, mais soit les Ombres étaient trop paniquées pourl'imiter, soit il était davantage doué, il se retrouva bientôt seul devant lessoldats d'Éthérys, leur voix sifflante et haut perchée résonnant devantlui.

— Tu es différent des Ombres, étranger, lui disait l'être le plus prochede lui.

Il arborait une cape satinée couleur grenat, signe de commandement,avec un bonnet de coton sous un heaume de jade doré. Sa cuirasse por-tait l'emblème d'un dragon en intaille, Iolo cherchant vainement à dé-tailler son visage ou bien ses mains, ses jambes ou quelque autre partiede son corps. En vérité cela lui fut impossible, et pour tous les autresreîtres d'Idonn il en allait ainsi, car les cuirasses des soldats, les jambièreset les heaumes… étaient vides. Il n'y avait rien dans les armures : obser-vant la déroute des Ombres sous la pluie d'amas bleutés et glacés déclen-chée par les envahisseurs, Iolo crut être la proie d'un enchantement pro-digieux. Une sphère indigo sombre s'écrasa à ses pieds, une onde glacéese répandant autour de lui. Iolo s'astreignit à réchauffer son corps en-gourdi en réfléchissant, après avoir épousseté les échardes de givre.Pourrait-il ici user de charmes et de sortilèges ? Quelque contresort puis-sant ne serait-il pas disposé dans les environs ? Dans le doute, Iolo préfé-ra s'abstenir et réagir physiquement, se saisissant d'une armure puis lapressant fortement contre lui. Un froid mortel le suffoqua, l'obligeant à larelâcher très vite en écoutant le ricanement de l'armure, ou bien plutôt deson porteur.

Iolo se mit à désespérer en esquissant un mouvement de retraite, puisil observa un fait curieux. Quelque chose… ou quelqu'un, essayait de for-cer les portes de son univers mental, avec toutes les apparences d'un

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appétit féroce. Jamais encore il n'avait affronté un adversaire de cette na-ture, et il comprit mieux la panique des Ombres devant un tel ennemi. Ilrésista de son mieux à cette forme de pression mentale, puis cette der-nière se fit graduellement plus forte. Les protecteurs du Cristal Tellu-rique étaient affamés, non point de chair ou bien d'eau pure mais de pen-sée, d'esprit et davantage encore de lumière, et, surtout, de conscienceéclairée. Iolo sursauta en battant en retraite. Un intrus s'était infiltré danssa citadelle personnelle, puis un autre, un autre encore… Iolo cria enchutant à terre, les Ombres autour de lui s'éparpillant en désordre. Lescréatures d'Éthérys assaillaient le bastion ultime de son être, ils attei-gnirent le coeur de sa personnalité puis Iolo sombra tout entier en unpuits sans fond.

Dans la cellule sous le palais de la Vizyre Jelliale, le chat-cerise Bal-billus se redressa brusquement, les oreilles aux aguets et le coeur battant,averti par un sens mystérieux.

— Iolo a de gros problèmes. Il me faut le rejoindre sans tarder,expliqua-t-il à voix basse vers ses compagnons d'infortune, dispersésdans plusieurs cellules.

— N'avais-tu pas parlé des dangers possibles provenant des contre-sorts de la Vizyre Jelliale ? l'interrogea le Héros des Temps Anciens, ré-veillé de son somme par le chat-cerise.

— S'il n'y a pas d'autre alternative, vous devez tout faire pour sauvervotre ami, lui conseilla Nyris depuis l'autre extrémité du couloir, où pa-trouillaient deux soldats de la Vizyre.

— Votre situation pourrait devenir plus difficile encore, reconnut lechat-cerise vers ses compagnons d'infortune. Hélas, je n'ai guère le choix.

— De toute façon, notre situation ne peut être pire, assura Thélia : àmots couverts les nouveaux venus les avaient déjà informés de l'état del'expédition.

Balbillus le chat-cerise durant quelques instants s'escrima en vain, lescontresorts et les charmes d'étouffements empêchant ses miaulements desortir de sa gorge, mais finalement les syllabes précises au rythme lents'éployèrent dans l'atmosphère. Les escaliers menant à une Ported'Enchantement se dévoilèrent, des pans de maçonnerie frissonnant de-vant cette apparition inopinée. Les gardes hurlèrent en courant hors decette souricière meurtrière, puis le silence enveloppa le chat-cerise. Ilémergea dans la plaine de la Frontière, courant, courant, jusqu'à une sil-houette effondrée par terre, sachant pertinemment son identité. DesOmbres apeurées se tenaient aux abords, mais curieusement les

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agresseurs — puisqu'il devait s'agir d'eux — avaient fui. Il subsistaitseulement leurs vêtements, comme s'ils s'en étaient repartis nus. LesOmbres à contre-coeur, car elles avaient encore grand-peur, vinrent luiexpliquer la succession des évènements.

— Les Esprits dans les armures ont voulu envahir ses pensées, pourdérober sa chaleur, sa lumière.

— Mais ils se sont retirés en criant, sa chaleur était brûlante commel'enfer, et sa lumière, plus noire que la nuit, conclut une autre.

Le spectacle des armures abandonnées sur le sol révélait bien assez lafuite des agresseurs psychiques vers Éthérys, et l'obscurcissement gra-duel de la source aveuglante, s'amenuisant de plus en plus. À la grandejoie des Ombres, d'ailleurs, ces derniers voyant cette colonne lumineusedisparaître de leur territoire. Iolo se remettait lentement.

— Comment vas-tu, Iolo ? lui miaula Balbillus en se réjouissant visi-blement de la succession des évènements.

— Bien, bien, répondit en grondant, la voix pâteuse, le jeune homme.Je me souviens seulement d'un trou noir, d'une chute infinie, puis de crisdans ma tête.

— Mmm, acquiesça Balbillus, hochant de la tête.— Mais ces cris d'effroi n'étaient pas les miens, poursuivit Iolo avant

de fixer son compagnon félin droit dans les yeux.— Cela n'aurait-il pas trait à ce fameux don possédé par tout magicien,

et dans ton cas, pour l'heure, encore invisible ?— Peut-être bien… soupira le jeune garçon en levant la tête vers le zé-

nith, suivant en cela les cris d'étonnement proférés par les Ombres ras-semblées auprès d'eux. Je préfère ne pas penser au moment où je devraisdévoiler mon don — sur le compte duquel je ne sais rien — à l'assembléedes mages de la Ligue. Pourquoi tant de chahut là-haut ?

Il y avait des formes allongées et noires pointant par-delà la trame del'univers. Après avoir commencé à se matérialiser en jaillissant dansl'espace de la Frontière elles se désagrégeaient, s'évanouissaient,s'effilochant par lambeaux. C'était un reflux d'artéfacts cylindriques, sur-venant après un jaillissement interrompu.

— Curieux… estima Iolo en détaillant, à l'image du reste des Ombres,les scintillements vaporeux des nefs d'outre-espace.

— Le Cristall Tellurique ne devait pas seulement servir de liaisonentre le monde d'Iris et les landes de Sombreterre, comprit Balbillus lechat-cerise.

— Vraiment ? demanda l'envoyé de la Ligue après s'être vers le félin,les vaisseaux, à présent, ayant terminé de se dématérialisés.

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— Oui. Il constituait aussi un guide, un phare orientant vers Sombre-terre les escouades de la Cohorte et du Concile d'Idonn. La Vizyre Jel-liale… quelle méchante personne ! Enfin, ce danger ultime vient de dis-paraître, même si le hasard en est le véritable responsable, bien malgrénous, miaula le chat-cerise en direction des Ombres. Nous ferez-vous re-venir à notre point de départ ?

— Comment as-tu pu arriver magiquement ici, en dépit des contre-sorts de la Vizyre ? s'étonna Iolo en posant les bonnes questions.

— Humm, toussa le chat-cerise, je ne t'ai pas tout dit, en fait.Puis, se retournant vers les Ombres.— Nous sommes plutôt pressés.Les Ombres consentirent volontiers à leur requête, affirmant avoir été

payées au centuple de leur labeur accompli contre les Yorgs. Leur mo-narque terrible, Negrassombra, ignorerait cette péripétie mystérieuse surses Confins, et tout irait pour le mieux dans leur royaume obscur. Uneouverture béante apparut, Iolo et le chat-cerise se précipitant sans at-tendre. Un spectacle de désolation les accueillit, car le palais de la Vizyre,suite au départ du chat-cerise, s'était lamentablement écroulé, tel un châ-teau de cartes. Un instant, Iolo et le chat-cerise — ce dernier avait infor-mé rapidement le jeune homme de la cause de tout ceci, à savoir lui-même — craignirent de découvrir parmi les cellules une véritable héca-tombe, mais en parvenant à la surface d'Hor-Némed ils eurent un grandbonheur. Les Amazoons prisonnières avaient profité du cataclysme créepar la Porte d'Enchantement pour s'évader, elles avaient rassemblé deschariots tirés par de grands oiseaux marcheurs. Elles y avaient entassédes vivres et surtout de l'eau dans de vastes jarres de terre cuite, Luciusle Héros des Temps Anciens en les voyant jaillir à l'air libre les hélantbruyamment. Il fut aussitôt relayé par le reste des Amazoons, ces der-nières prenant déjà la direction de l'expédition échouée dans le Désert É-carlate, près de là.

— Par les Dieux, le ciel nous a entendus ! s'exclamait joyeusement Lu-cius en même temps que les deux amis sautaient dans la dernière car-riole, sous les flèches des soldats de la Vizyre.

Le moral de ces derniers visiblement venait de reprendre le dessus.— Nous vous pensions perdus à jamais, dit Thélia parmi le galop ra-

pide des oiseaux marcheurs s'élançant en direction du désert rouge.Nous expliquerez-vous votre aventure ?

— Certainement, consentit le chat-cerise en se pelotonnant sur les ge-noux de son ami Iolo, mais plus tard. Le reste de l'expédition nousattend.

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Chapitre 14Dans l'étroite crique rocheuse où les deux magiciens de la Ligue

s'étaient isolés, le vent avait décru et les paroles magiques s'étaient effa-cées des airs, où elles s'étaient figées comme sur un tableau noir.L'enchantement était puissant, car il leur fallait communiquer avec lelointain domaine de la Ligue des Magiciens de la Terre, au Siège Secret,dans l'espace. Ils avaient déjà suffisamment tardé, le Koeur de Sombre-terre était proche désormais. Les Amazoons avaient décidé de faire unedernière halte avant de rejoindre cette importante étape, et les deux amisen avaient profité pour quitter l'expédition afin d'informer leur supé-rieur. Une brume rosée mêlée de violet était apparue, dans laquelle on-dulait maintenant l'image floue de Basilidès le Gnostique, respectableentre tous pour les magiciens de la Terre.

— Vous aurez pris votre temps pour faire votre rapport final ! Heureu-sement, certains d'entre nous ont le talent de Clairvoyance, ils nous ontapporté leur connaissance, notre soif de savoir en a été apaisée…

— Nous avons été pris par le temps, miaula Balbillus le chat-cerisevers l'apparition spectrale, l'enquête a pris un tour totalement inattendu.

— Oui, le suspect sur l'île de Norland cherchait des volontaires éruditset courageux pour une aventure… extraordinaire, poursuivit Iolo.

— Nous sommes au courant, les coupa le vénérable Basilidès, nous ap-prouvons votre choix. Les informations recueillies seront appréciées, etanalysées avec soin par nos experts. Ils les consigneront dans nos An-nales, des générations de magiciens s'en délecteront pour en tirer lesconclusions adaptées. Mais prenez garde à ne pas franchir le Koeur de laTerre, entendez-vous bien ?

— Nous savons cela, acquiesça Balbillus de sa voix aigre, notre juridic-tion ne s'étend pas au-delà.

— En effet, reconnut Basilidès le Gnostique, de plus la Ligue n'a pasrenouvelé sa dotation annuelle aux Magiciens Vermillon, depuis des an-nées. Ils apprécieraient peu votre présence dans le Mondwana, je lecrains.

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Il y eut un temps de silence, car ni Iolo ni son chat-cerise nes'attendaient à une pareille mesquinerie de la part de leur confrérie, puisIolo se souvint des assemblées houleuses de la Ligue, retenant de jus-tesse les plaintes s'apprêtant à jaillir de sa bouche.

— Vous êtes sur le point de rejoindre le terme de votre aventure, jesuppose ?

— Tout à fait, convint Iolo en désignant l'ouest à la silhouette coloréedu vénérable, le Koeur de Sombreterre se situe près d'ici. Nous serons deretour au Siège Périlleux de la Ligue très bientôt, sur notre Être de Vent.Nous vous informerons alors de tout ce que nous aurons vu et entendu.

— C'est parfait, cet homme après avoir pénétré dans notre juridictionet atterri sur l'île de Norland était simplement de passage, il se trouvesur le point de la quitter complètement. Tout est pour le mieux, nous at-tendrons votre retour avec impatience, je vous promets un banquet debienvenue dont vous vous souviendrez !

Iolo et le chat-cerise allaient se récrier bruyamment, un tel accueiln'était pas nécessaire, mais l'image du supérieur s'évanouit en les laissantseuls face à la plaine de rocs, dans la crique où les deux magicienss'étaient isolés. Ils s'en retournèrent vers la troupe des Amazoons, cesdernières ayant déjà harnaché les alalhs et chargé les chariots des trak-kers. La Trinité avait fait force cris pour rameuter tout le monde après lapause, et le Héros des Temps Anciens en compagnie de Salah leur fit ungeste d'invite. Les deux hommes se trouvaient sur la carriole d'un trak-ker, en queue de peloton, les deux amis de la Ligue souplement les rejoi-gnant aussitôt.

— Avec les Amazoons, le repos ne dure jamais ! lâcha Iolo entre les ca-hots et les soubresauts de leur véhicule.

— Dites plutôt avec ces trois furies ! rit aux éclats Lucius en hous-pillant le trakker, et disant cela il montrait Aola, Nyris et Thélia : sur leuralalh de commandement, elles venaient de lancer la meute avec uneénergie renouvelée.

Le chemin de l'expédition s'étira sur la plaine puis fit un écart, descen-dant avant de laisser apparaître un massif scintillant et éblouissant, sem-blable à une montagne de verre se tenant au loin. Le ciel était d'un bleulimpide, le soleil de Sombreterre n'indiquait pas encore midi. Des arbrescentenaires ponctuaient leur route entre des taches de verdure, mais nulne leur accordait d'attention, car seul le Koeur de Sombreterre occupaitleurs pensées. Le temps passa dans la poussière des alalhs et les glapisse-ments des trakkers, les contreforts gagnant en dimensions jusqu'à acqué-rir des proportions respectables. C'étaient des montagnes transparentes,

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car leurs entrailles étaient translucides — laissant distinguer des filets co-lorés — et en dévoilaient les reflets cachés.

La troupe escalada le pied des montagnes par un chemin large, et Iolovit comment les trakkers grimpaient en faisant rouler des galets ronds etplats, identiques à des larmes de verre. Une poussière scintillante s'élevadans les airs puis des arbres craquelés aux ramures frêles, au feuillageroux-blanc mêlé, jalonnèrent leur route vers le Koeur. Salah ne se tenaitplus de joie, leur objectif était proche.

— Bientôt nous verrons la Mer Ultime, le Koeur de la Terre se trouveprès de là, disait-il vers ses compagnons.

— Mais n'aviez-vous pas prétendu le Koeur proche d'Hor-Némed, si jene m'abuse ? interrogea Iolo en s'étonnant à voix haute.

L'expédition Amazoon parvenait en haut d'une montée, les alalhs del'avant-garde bramant devant eux.

— Je l'affirme toujours, proclama Salah. Nous n'avons guère marchédepuis notre départ d'Hor-Némed, déjà les alalhs respirent l'air salin dela Mer Ultime. Derrière cette mer, il n'y a plus rien, seulement l'inconnu,le grand néant. Personne sur Sombreterre n'est allé au-delà, car pourquoialler au-delà du Koeur ? Cela n'a pas de sens.

Les trakkers arrivaient à leur tour au sommet de la pente, puis descen-dant à vive allure la voie ils s'acheminèrent vers la plage de sable cristal-lin, léchée par des rouleaux d'écume nacrés. Au loin dans la mer surna-geait une plate-forme rocheuse sommée de colonnes, avec des créaturessingulières accroupies sur leur extrémité supérieure. Un chemin pavésupporté par des piliers s'enfonçant dans la mer rejoignait l'île, chacuncomprenant où se trouvait enfin leur destination finale, du moins sur leterritoire de Sombreterre.

— Le Koeur de la Terre ! s'exclama Lucius, le Héros des Temps An-ciens, en montrant du doigt l'île dans la Mer Ultime, relativement prochede la plage.

Les alalhs avaient accéléré, houspillés par les Amazoons de la Trinité,et la totalité des sorcières sur leurs balais avait pris place sur les masto-dontes, les Vouivres regagnant leurs caches d'osier. Les trakkers suppor-taient la cadence sans faiblir, Iolo commençant à se demander de quellefaçon ils allaient pouvoir quitter l'expédition sans froisser les Amazoons.Il dut malgré lui montrer une expression chiffonnée, car Balbillus sonchat-cerise devança ses paroles.

— Rien ne presse encore, même si le terme de notre mission estproche, lui miaula-t-il à mi-voix. Je crains une dernière difficulté de lapart des créatures gardiennes du lieu, nous repartirons seulement après

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avoir vu la troupe des sorcières Amazoons franchir le Koeur de la Terreen bon ordre.

Les premiers alalhs progressaient de leur démarche pesante sur le ru-ban de pierre, et déjà plusieurs créatures abandonnèrent leur apparenteimmobilité sur le haut des colonnes pour s'en venir en battant des ailesvers eux. Ensuite elles piquèrent dans leur direction en poussant des crisaigus, ouvrant grandes leurs gueules dentées. Sur leur chariot, Iolo et Lu-cius, leur guide Salah, protégèrent leur visage de leurs mains mais trèsvite les sorcières noires avaient pris la direction des opérations, ne dési-rant plus supporter de retard d'aucune sorte. De leurs baguettes ma-giques, des éclairs brûlants avaient zébré les cieux. Puis des incantationsfurent proférées par de vieilles Amazoons, des silhouettes sombres seglissant ensuite entre les nues avant de voler à la rencontre de leursagresseurs.

Ces derniers — créatures grises et velues, aux ailes éployées et au re-gard brûlant — en furent effrayés et repartirent vers l'azur, dans ledésordre le plus complet. Les Amazoons, au prix d'une escarmouchebrève mais bruyante, restèrent seules maîtres du terrain. Du coup, les ap-paritions spectrales s'évanouirent également, les baguettes magiquesétant remises en lieu sûr par les sorcières.

— Le résultat n'aura guère tardé, reconnut Iolo en fixant l'infini du cieloù s'étaient volatilisés les gardiens du Koeur de la Terre. Je m'attendais àdavantage de résistance de leur part.

— La vie est ainsi faite, leur sourit Aola de la Trinité, descendue à basde son alalh, comme beaucoup de sorcières, pour pouvoir mieux distin-guer le point de Sombreterre livrant accès au Mondwana. Quelquefoison s'attend à des difficultés insurmontables, et il n'en est rien. D'autrefois on voudrait la tranquillité, mais il advient le contraire.

— C'est bien le moment de philosopher, se renfrogna Iolo après avoir,à l'image des autres, mis pied à terre et pris la tête du convoi.

L'air était pur et calme, avec de petits nuages blancs courant dans lefond du ciel, près du soleil déclinant à peine en ce début d'après-midi. Lecercle des colonnes, désormais libérées de leurs porteurs, s'était mis à ir-radier doucement, à croire les créatures précédentes capables de neutrali-ser l'étrange alchimie des lieux. L'esplanade occupant la presque totalitéde l'île était large, et les alalhs avec les trakkers et les chariots passaientaisément entre les colonnes, faites d'une pierre verdâtre, translucide,dont on ne savait trop si elle était de nature minérale ou organique. Àl'intérieur du cercle des colonnes régnait une pénombre épaisse : lesvoyageurs après avoir de loin cru à l'ombre d'un bâtiment quelconque

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durent se rendre à l'évidence. Cette obscurité n'était produite par rien,elle se trouvait là d'elle-même, baignant le centre du cercle ainsi formésans déborder de la colonnade de pierre. La plupart des alalhs progres-sant encore avec les chariots sur le chemin pavé, Iolo jugea enfin, ap-prouvé en cela par son asanthène Balbillus, le moment venu de faire sesadieux à la troupe des sorcières. Ils avaient promis d'accompagner celles-ci jusqu'au terme de Sombreterre, il leur fallait désormais rebrousserchemin.

— Je crois… commença Iolo d'une voix émue — ils étaient ensembledepuis un bon moment, et cette séparation lui coûtait, car il s'était liéd'amitié avec cette troupe courageuse — le temps venu de nous séparer,lança-t-il vers les Amazoons, plus particulièrement la Trinité. Nous évo-luons aux confins de la Ligue.

— Au-delà s'étendent les fiefs des Magiciens Vermillon, miaula lechat-cerise Balbillus, la Ligue des Magiciens de la Terre n'a aucune prisesur eux. Nous avons été heureux de travailler avec vous : nous espéronsque vous en avez eu autant à coopérer avec nous.

— Moi aussi, je dois partir, expliqua leur guide de la cité de Myriam, levieillard Salah. Je vous ai guidé jusqu'au Koeur de Sombreterre, de monmieux.

— Votre famille vous manque, comprit Nyris de la Trinité ens'éventant de son grand chapeau noir, fixant distraitement l'horizon ma-rin de la Mer Ultime.

— Pensez-vous, je suis un homme seul, répondit Salah avec un gested'évidence, mais ma maison, elle, est vide sans moi, mon lopin de terrenécessite ma présence.

— Vous me manquerez tous, assura le Héros des Temps Anciens enposant une main affectueuse sur l'épaule de Iolo, avec lequel il avait finipar fraterniser. Mais je comprends votre choix, même s'il m'attriste.

— L'existence est une suite de séparations puis de retrouvailles, il nefaut préjuger d'elle en rien, affirma Iolo vers Lucius. Je vous souhaite àtous une bonne route, avec une issue heureuse pour chacun. Et j'espère,Lucius, que tu pourras un jour te reposer au milieu des tiens.

Iolo avait entamé un lent sifflement, destiné à faire venir auprès d'euxson fidèle Être de Vent, lorsque Nyris suivi de Thélia et d'autres Ama-zoons poussèrent un cri perçant en désignant l'horizon. Balbillus le chat-cerise avait feulé de surprise, Iolo sentant son coeur bondir dans sa poi-trine lorsqu'il découvrit une vague immense se lever à l'horizon, enflantet grandissant en roulant des flots tumultueux. Les Amazoons hurlèrent,dans la clameur des trakkers et des alalhs affolés.

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Aola de la Trinité avait donné l'ordre à l'expédition de pénétrer auplus vite dans le Koeur sombre, la vitesse de l'onde venant vers eux ga-gnant en rapidité et dimension jusqu'à devenir proprement effrayante. Ily avait des créatures lumineuses tapies dans le sein des entrailles ma-rines, Iolo réalisant combien ils avaient été présomptueux de croire vain-cus si facilement les gardiens du Koeur de Sombreterre. La troupe se pré-cipita sans attendre entre les colonnes, les Amazoons et les Evzoons del'expédition se perdant en une nuit opaque étouffant tous les sons. Bien-tôt, seuls subsistèrent Iolo et Balbillus, le guide Salah et le Héros desTemps Anciens. Une ombre grise se levait en masquant la presqu'île, elleoccultait l'éclat du soleil et barrait le ciel d'une masse liquide. Les créa-tures grises assises auparavant sur les colonnes précédaient la vague gi-gantesque par milliers, piaillant et claquant du bec malgré la distance lesséparant encore.

— Amis, il nous faut faire vite ! se lamentait le Héros des Temps An-ciens en réalisant la précarité de leur situation.

— Nous allons manquer de temps pour lancer un Appel… miaula Bal-billus en observant la rapidité de la vague grondante.

Le vacarme s'amplifiait, puis voyant le vieillard Salah en dépit de songrand âge prendre ses jambes à son cou le premier, le Héros des TempsAnciens avec Iolo et le chat-cerise Balbillus se précipitèrent entre les co-lonnes : la presqu'île, aurait-on dit, se soulevait en brisant ses amarres ro-cheuses. Une nuit obscure accueillit les derniers arrivants, n'eurent étéles glapissements désormais familiers des trakkers mêlés aux sifflementsdes Vouivres en reconnaissance, la paix et la douceur régnant dansl'endroit auraient charmé les deux magiciens de la Terre.

La voûte sombre était tapissée d'étoiles adamantines à l'éclat glacé, desnuages vaporeux glissant au-dessus d'une plaine d'herbe, cette dernièreexhalant l'odeur parfumée et caractéristique de riches sous-bois. Uneétendue d'arbres se dressait non loin de là, et l'on entendait distincte-ment le clapotis d'une rivière, par-delà le cliquetis des armes Amazoonset le déchargement bruyant des chariots de l'intendance. Les trois Ama-zoons de la Trinité avaient marché vers eux dans la nuit, Aolas'exclamant bruyamment.

— Auriez-vous changé d'avis, en nous suivant désormais jusqu'à notreterme ? Nous avons besoin de gens valeureux à votre image, vous savez !

Lucius s'était esclaffé, réjoui du bon tour joué à ses amis par le destin.Balbillus et Iolo pourtant ne paraissaient pas si heureux, même si leurguide de Myriam, Salah, semblait se satisfaire finalement de ce coup dusort.

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— Moi, cela m'est égal, j'ai souvent voulu voyager loin dans ma jeu-nesse, mais je n'ai jamais pu le faire, expliqua Salah vers Aola. C'étaitavancer et vivre, ou bien reculer pour mourir. Même si je suis vieux, jene me sens pas prêt à rejoindre mes ancêtres. Ils peuvent bien m'attendreencore.

— Tu as sagement parlé, vieil homme ! se réjouit Nyris. Mais nos deuxmagiciens de la Ligue ne partagent pas votre enthousiasme.

— C'est-à-dire… commença Iolo en se grattant la tête. Nous n'étionspas censés quitter le territoire de la Terre.

Il se souvenait également des problèmes financiers opposant la Liguedes Magiciens de la Terre aux Magiciens Vermillon du Mondwana, cedernier problème n'étant pas le moindre.

— Maintenant, nous avons été pris par le temps, il est vrai, reconnutBalbillus en se souvenant de la vague gigantesque, l'Être de Vent seraitvenu chercher nos cadavres, je le crains.

Balbillus le chat-cerise s'était tourné vers son ami Iolo.— Il nous faut contacter sans tarder la Ligue pour information, ap-

prouva Iolo de la tête vers le chat-cerise.Les deux magiciens s'éloignèrent du campement sur le point de

conclure son installation, et dans un bosquet proche ils soufflèrent lessyllabes enchantées conservées précieusement en un recoin de leurbouche depuis leur départ du Siège Périlleux. Ces paroles archaïquesseules permettaient de les relier à leur organisation ancienne, car aussitôtun nuage rosé de taille moyenne s'était mis à flotter devant eux. La sil-houette de Basilidès le Gnostique était apparu de nouveau, mais cettefois-ci son visage était inquiet.

— Nous expliquerez-vous ces évènements précipités ? Nous nous at-tendions à votre retour puis dans un miroir de Mordrain l'Horologiernous avons seulement pu voir une vague gigantesque, avec une multi-tude de bêtes volantes et furieuses. Nous avons craint pour vous.

Balbillus le chat-cerise, à présent remis de ses émotions, ne puts'empêcher de hocher de la tête en se remémorant ce passage délicat deleur aventure.

— En fait, nous avons bien manqué y laisser la vie, notre survie a tenuseulement à un fil, se défendit Iolo en s'adressant à son supérieur hiérar-chique, ou bien plutôt à son reflet mauve rosé.

— Nous avons été pris de vitesse par les circonstances, miaula le chat-cerise, nous avons dû — contre notre volonté — nous réfugier dans lesanctuaire du Koeur de Sombreterre.

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Basilidès le Gnostique — il portait une grande robe à l'éclat doré, avecun bonnet conique d'argent et de soie — montra une expression non pasennuyée, mais agacée : il plaça une main sous son menton replet afin demieux aider sa réflexion.

— C'est ennuyeux… La Ligue dans ses règles millénaires comprend etexcuse de tels manquements à nos principes, pour cas de force majeure,mais il est un aspect du problème auquel vous n'avez pas songé.

Un instant Iolo manqua s'étrangler en essayant d'expliquer le déroule-ment des évènements, comment ces derniers ne leur avaient pas laisséd'autre alternative, mais le chat-cerise le fit taire et Basilidès le Gnostiquedéveloppa sa pensée.

— Je suis presque surpris que le sage Balbillus ne s'en soit pas rappelélui-même, mais nos règles sont formelles, en poursuivant votre routedans le domaine des Magiciens Vermillon, vous cessez de faitd'appartenir à la Ligue des Magiciens de la Terre, puisque votre progres-sion résulte du fait de votre seule volonté, et non pas d'un ordre exprès.Comprenez-vous ?

Iolo était perplexe, la conversation prenait un tour inattendu. Basilidèsle Gnostique essaya de se faire mieux comprendre.

— En dépassant de votre propre chef — contraint ou forcé, j'entendsbien — les limites de votre mission hors de Sombreterre, vous vous êtesexclus de la Ligue. À votre retour — s'il se produit — il vous faudra pas-ser l'écueil de la Reconnaissance dans notre Siège Secret. Ce dernier atrait au talent caché et unique de chaque magicien, s'il vous en souvient.Alors seulement vous pourrez être pleinement et entièrement réintégré.

— Autrement dit… miaula Balbillus le chat-cerise.— Soit vous faites demi-tour vers le siège de la Ligue, et votre incur-

sion hors de Sombreterre sera sans conséquence, soit vous continuez etvous vous retirez vous-même de notre Ligue des Magiciens de la Terre.Attention, votre retour ne sera pas impossible, je vous l'ai déjà dit : maisil sera… malaisé.

— Cela a au moins le mérite de la clarté, dit Iolo en se grattant le crâne.— Le reste dépend seulement de vous, affirma Basilidès le Gnostique

en tendant un index boudiné vers eux, à travers le brouillard rose pâle.La décision vous appartient, car vous vous trouvez hors du territoire dela Ligue, je ne puis donc vous donner d'ordres d'aucune sorte. Je vaisvous laisser choisir votre destin, mais soyez-en sûr, il m'attristerait fortde vous voir quitter les rangs de la Ligue. Vous constituez des élémentsde grande valeur pour nous.

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Une fois cela dit le reflet du magicien s'était évanoui, Iolo en compa-gnie de Balbillus le chat-cerise se retrouvant seul sous les étoiles duMondwana.

— Flûte… souffla le jeune garçon dans la plaine d'herbe.— Tu l'as dit, lui répondit Balbillus en marchant devant lui vers le

campement Amazoon, suivi peu après par le jeune garçon.Les sorcières noires terminaient l'installation du campement, les tentes

d'argent ponctuées d'étendards de bronze s'étendant sur un large péri-mètre, surveillé par des sorcières en patrouille, sur terre et dans les airs.Les alalhs sommeillaient dans un coin, les uns contre les autres. Les trak-kers détachés de leurs carrioles mordillaient les barrières de leur enclos,sous l'éclat de lanternes à la lumière blanche illuminant en divers points,de manière à diffuser un éclairage satisfaisant sur tout le périmètre de sé-curité. Des groupes s'étaient formés autour de grands feux, et comme ilest de coutume dans les moeurs Amazoons, des cafetières avaient étémises à chauffer sur l'âtre. Lucius le Héros des Temps Anciens avait faitun signe vers les deux amis, ces derniers se dirigeant vers son groupe. Ily avait le vieil homme Salah avec les Amazoons de la Trinité, en compa-gnie de quelques autres Amazoons et Evzoons de la troupe.

— Alors, les nouvelles sont-elles bonnes ?Le ton de Lucius était clair, sans arrière-pensée, mais l'expression son-

geuse, voire méditative, de Iolo fit réaliser au Héros des Temps Ancienscombien la réponse à sa question pouvait être difficile.

— Nous devons réfléchir sur la suite à donner à ce coup du sort, miau-la Balbillus après s'être perché sur les genoux de son ami. Les consé-quences en seront importantes, pour cela même il ne saurait être ques-tion d'agir à la légère.

— C'est une bonne chose d'agir ainsi, assura le vieillard Salah en hu-mant l'arôme de sa tasse de grès, assis autour du brasier à l'image dureste du groupe.

— Les décisions importantes se prennent après mûre réflexion, déclaraThélia de la Trinité, dans la froidure de la nuit elle avait ramené contreelle les pans de son manteau, la brume nocturne voilant partiellementson visage.

Lucius le Héros des Temps Anciens s'était mis en devoir de distribuerles tasses à chacun, hormis Balbillus naturellement. Bientôt un silence pe-sant régna, ponctué seulement par les craquements des branchages seconsumant devant eux, les éclats de voix et les rires des autres groupesnon loin du leur. Le café Amazoon était fort, délicieux : Iolo en dépit de

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la gravité de sa situation fit claquer sa langue de plaisir contre son palais,et d'autres personnes l'imitèrent.

— L'excitation de nos gens est grande, finit par lâcher Aola en repo-sant sa tasse près d'elle. La nouveauté de cet endroit, la joie d'avoir passéle premier cap…

Malgré la fatigue et les épreuves des derniers jours, Aola de la Trinitéétait radieuse. Ses compagnes Amazoons de la Trinité ne l'étaient pasmoins.

— Peu de soeurs pourront dormir ce soir, ajouta Thélia après avoir sa-vouré sa tasse de café brûlant.

Non loin de là une patrouille de plusieurs sorcières sur leurs balais seposa accompagnée de Vouivres sifflantes, des éclats de voix parvenantaux oreilles d'Aola. Cette dernière s'était redressée.

— Une agglomération de plusieurs maisons se situerait non loin d'ici,dans les méandres de la rivière proche, expliqua-t-elle à ceux dont l'ouïeétait moins développée. C'est extrêmement intéressant !

— Il est tard, les alalhs sont fatigués, estima l'une des Amazoons de laTrinité. Les épreuves du Désert Écarlate ne sont pas effacées encore.

— Mais le décalage entre le jour de Sombreterre et la nuit où nousnous trouvons ici fait que nous sommes encore en phase diurne. Je n'aipas sommeil, poursuivit Aola après s'être enveloppé dignement dans sesnoirs habits, remarquablement adaptés pour l'heure à la situation.

— Où vas-tu ? l'interrogea Thélia en voyant la détermination de sonamie.

— Profiter de la nuit pour jeter un regard sur les demeures, près d'ici.Au petit matin, nous repartirons et nous n'aurons sans doute pasl'occasion de les voir de près. Mais j'y pense…

— Oui ?Nyris avait porté sa tasse de café à ses lèvres avant de se retourner

vers Aola.— Il nous faudra peut-être leur parler malgré tout, car nous allons de-

voir trouver très vite le chemin vers Éthérys et ses royaumes satellites,depuis le Mondwana.

— Exact.Si Salah partageait la vision des choses d'Aola, il ne semblait pas pour

autant disposé à se lever de son emplacement confortable, près du feu,dans la sécurité du campement. Pourtant la Trinité, elle, s'était finale-ment pliée au désir d'Aola, et le Héros des Temps Anciens, avec plu-sieurs Amazoons, leur avait emboîté le pas. Se souvenant des mises engarde émises par ses compagnons de la Ligue au sujet des Magiciens

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Vermillon, Iolo frissonna dans la fraîcheur de l'endroit mais il se levaaussi, aiguillonné par la curiosité.

— Est-ce bien le moment d'agir de cette façon, Iolo ? lui miaula Bal-billus en se joignant malgré tout au petit groupe.

Quittant le campement avec la plus grande discrétion, l'avant-gardeAmazoon se perdit dans les ténèbres en suivant les indications fourniespar les patrouilles. Bientôt de vastes halliers les entourèrent, une obscuri-té humide montant de la terre avec des relents d'humus et de végétationputride. Il n'y avait pas de lune visible en aucun endroit et un vent légerchassait les nuages, en voilant d'autres graduellement. Des insectes stri-dulaient depuis leurs caches, une colonie de grenouilles coassait au loin.

Malgré l'absence d'astre lunaire la clarté des étoiles était intense et ren-dait la vision aisée, le groupe côtoyant à travers champs de hautes herbesaux aigrettes poudreuses. Enfin ils parvinrent à l'extrémité de l'étenduevégétale, gagnant les sous-bois protecteurs d'un bosquet d'arbres àl'écorce brillante mais rêche, aux feuilles dures et lisses. En fait le chat-ce-rise manqua bien se blesser sur leur tranchant, et déjà Balbillus commen-çait à regretter les singularités du Mondwana lorsque son ami Iolo lerabroua.

— Vas-tu te taire, râleur impénitent ? Tu vas nous faire découvrir !— Iolo, inconscient. Nous n'avons pas encore pris de décision sur le

futur immédiat, et déjà tu t'en vas à l'aventure comme si de rien n'était.J'allais te demander si tu n'avais pas perdu la raison, mais désormais maconviction est faite : c'est bel et bien le cas.

Le groupe continua sa traversée du petit bois, puis le Héros des TempsAnciens se pencha en direction du jeune garçon.

— Nous approchons du but. La plus grande prudence s'impose, ilnous faut éviter d'être découverts.

— Nous voulons simplement détailler les maisons des habitants duMondwana, affirma à voix basse Aola de la Trinité depuis la tête duconvoi. Nous repartirons le plus silencieusement possible vers le campe-ment aussitôt après.

— Il ne s'agirait pas de gâcher le sommeil de nos soeurs pour rien, ren-chérit une Amazoon près des deux amis.

— Et nous ? s'enquit le chat-cerise Balbillus vers son compagnon, lereste du groupe venant d'accélérer l'allure. Tu ne m'as toujours pas dit situ voulais rester dans le Mondwana ou bien si l'on devait s'en retournerà la Ligue. Comme te l'a expliqué Basilidès le Gnostique, il n'est pas im-possible pour nous d'aller jusqu'au bout avec les Amazoons, naturelle-ment, mais tu connais le prix à payer…

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Les Amazoons avec leurs amis s'étaient immobilisées à l'orée d'uneclairière, arrondie et large. Le ciel nocturne s'était dégagé en illuminantl'endroit d'une façon magique. Un petit hameau se tenait là, niché dansles recoins argentés d'une rivière, le nombre de bâtisses ne devant pasexcéder plus d'une poignée. L'une d'elles, la plus proche, était davantagevisible car sa toiture était vaste, elle dégringolait sur le sol comme si elleétait constituée d'eau, et non pas de tuiles. Ces dernières devaient être depur argent, car leur éclat était presque blessant. Ses murs supportaientun lierre pâlot, et les fenêtres rondes étaient d'un cristal translucide dediverses couleurs. Le toit pentu s'arrondissait sur les bords, il y avait unperron orné d'un auvent de tuiles peintes ainsi qu'une mince barrière lelong de la rive. Un pinacle de cristal s'étirait près de la cheminéed'ardoise, il brillait sombrement sous la voûte céleste du Mondwana. Unhavre de paix et de magie, d'enchantements raffinés : telle était l'imageféerique dégagée par ce lieu, car le reste des maisons de l'endroit était àl'avenant.

Le chat-cerise Balbillus ouvrit la bouche pour demander enfin à sonami s'il comptait rester ici ou bien s'en repartir avec lui, puis Balbillus dé-couvrit le regard brillant du jeune Iolo, son excitation à se trouver ainsiau sein du mythique Mondwana. Le chat-cerise soupira. Finalement, sonami n'avait pas besoin de lui donner de réponse.

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DEUXIÈME PARTIE : MONDWANA

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Chapitre 15Dans le ciel clair — couleur lavande — le soleil était déjà à mi-course,

tellement le repos de la troupe avait été long après les soucis de la jour-née précédente. Le soleil blanc flottait loin au-dessus de l'expédition, etIolo n'avait pas été le seul, loin de là, à s'étirer puis se lever péniblement.Il s'était débarbouillé de son mieux à la rivière proche sans faire lemoindre bruit, car il se souvenait de la présence du hameau, puis ils'était mêlé à un attroupement pour se nourrir de quelques rations typi-quement Amazoon, c'est-à-dire sèches et revêtues d'argent souple. Peuaprès les Amazoons de la Trinité avaient donné l'ordre du départ, et Bal-billus avait sauté près de son ami de la Ligue sur le chariot tiré par untrakker, dont le jeune homme venait de prendre les rênes d'autorité.

— Tu ne veux donc pas retourner vers la Terre pour le moment, com-prit Balbillus le chat-cerise tout en faisant un accueil cordial au vieilhomme, Salah, venant de se joindre à eux sur leur carriole, en queue deconvoi.

Le Héros des Temps Anciens pour sa part avait escaladé l'alalh decommandement des Amazoons de la Trinité, et évoluait en tête decortège.

— Balbillus, je n'ai jamais voyagé, tu sais combien ce désir est profonden moi.

La voix de l'adolescent était faible, mais décidée.— Votre ami a souvent caressé des désirs d'aventure, apparemment,

expliqua Salah en caressant sa courte barbe blanche. J'ai été comme lui,lorsque j'avais son âge.

— De telles cavalcades ne sont-elles pas trop pénibles pour vous, Sa-lah ? s'enquit poliment Iolo, sans quitter le ruban de terre des yeux.

— Elles ne sont pas de tout repos, en effet, reconnut le vieil homme enmettant sur sa tête sa toque de tissu blanc, afin de se protéger le mieuxpossible des rayons du soleil. Mais une vie terne et insatisfaisante est peuattirante, selon moi. J'apprécierai mieux mon confort et la monotonie dela vie lorsque je retournerai à ma maison.

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— Ce sera aussi mon cas, approuva Iolo en se tournant vers sescompagnons.

— Salah pourtant ne paiera pas le même prix, Iolo, renchérit le chat-ce-rise en fixant la troupe se déployant devant eux.

Dans le ciel du Mondwana les Vouivres volaient en sifflant avec unejoie visible, un couple de sorcières — l'une à la peau blanche et l'autre denuit — filant sur leurs balais près de serpents ailés. Les alalhs s'étaientreposés et leur marche était paisible, puissante et sereine. Sur leurs dosles Amazoons brandissaient des étendards de bronze et leurs halle-bardes, leurs baguettes de métal aux pouvoirs mystérieux. Derrière ellessuivaient les chariots de transports tirés par les trakkers, le dernierd'entre tous fermant la marche car il s'agissait de celui des trois amis audiscours feutré.

— Qu'entends-tu par là, mon ami ? l'interrogea Salah qui n'était pas aucourant du tribut à régler pour les deux magiciens de la Ligue, depuisleur escapade dans le Mondwana.

— Notre supérieur de la Ligue des Magiciens de la Terre et à traverslui notre association ne peut nous soutenir dans notre traversée, révéla lechat-cerise en direction du vieil homme. En foulant le Mondwana nousavons abandonné la Ligue, une épreuve de reconnaissance nous sera im-posée pour prix de notre retour… si jamais il a lieu, naturellement.

Le vieil homme avait hoché de la tête en silence.— Les grands accomplissements se payent par de grands sacrifices, af-

firma le vieillard. Cette épreuve de reconnaissance, vous la franchirez fa-cilement. Vous avez déjà surmonté des périls plus grands encore.

Le chat-cerise Balbillus avait gardé le silence, aussi Iolo parla à saplace.

— Je comprends le tracas de Balbillus, car selon la Ligue, les MagiciensVermillon ont de grandes prérogatives, dans le Mondwana. Et la Liguen'entretient pas de bons rapports avec eux.

— Si vraiment vous ne faites plus partie de la Ligue actuellement, celane vous concerne en rien désormais, déclara Salah en fixant les environsboisés, aux zones d'ombres mystérieuses. Votre exclusion devient unavantage vis-à-vis de ces Magiciens Vermillon. Et puis, sait-on jamais ?Peut-être pourrez-vous nouer avec eux des liens d'amitié, utiles un jourpour de futures relations entre la Ligue et le Mondwana.

Iolo avait renversé la tête en riant aux éclats, Balbillus le chat-cerisegloussant discrètement.

— Vous êtes d'un optimisme insurpassable, Salah, avait hoqueté Ioloen reprenant son souffle enfin.

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— Chez moi, c'est une seconde nature, assura le vieillard avec desyeux brillants, observant l'hilarité des deux amis.

Iolo houspilla le trakker, et ce dernier bondit en avant de ses pattesagiles, sa peau squameuse brillant sous le soleil de l'endroit. La colonnes'étirait en serpentant sur le chemin, les Amazoons ayant décidé de fairele plus de route possible, afin de s'éloigner de leur point de chute dans leMondwana. Craignaient-elles le retour des créatures nichées sur les co-lonnes entourant le Koeur de Sombreterre ? Iolo n'en savait rien, mais lessorcières avaient décidé d'avancer sans trêve, sacrifiant toute capacitéd'observation et même de renseignement.

— Là, Iolo ! miaula le chat-cerise Balbillus en observant un curieuxéquipage sur le chemin, monté sur une créature écailleuse et argentée,aux yeux ronds.

Sa gueule portait le mors dont son cavalier tenait les rênes, sur uneselle de cuir blanc. C'était un animal d'apparence semblable au trakker,mais il se tenait d'une manière presque humaine, sa queue où mourait sacrête dorsale traînant par terre. Son cavalier avait le teint doré deshabitants d'Extrême-Orient et ses longs cheveux noir corbeau dégringo-laient sur ses épaules. Il portait des vêtements serrés sur le torse maisbouffant sur les jambes, aux reflets et aux moirures dissemblables, avecune calotte de soie sur la tête similaire par certains points à celle du vieilhomme Salah. Tant était grande la hâte des Amazoons à s'éloigner dulieu, personne n'avait prêté attention au cavalier posté sur le bord de laroute. Il leur avait pourtant adressé un salut discret, mais nul ne l'avaitremarqué, sauf le dernier chariot de l'intendance dirigé par Iolo et sonami félin le chat-cerise.

— Attention, Iolo, gronda à voix basse ce dernier lorsque le jeune gar-çon fit s'immobiliser le chariot, dans la poussière soulevée par la marcheforcée des alalhs.

— Bonjour, lança poliment Iolo dans la langue ancestrale du ScavoirTrès ancien, dont ils usaient depuis leur arrivée dans Sombreterre, et ilfut seulement à demi surpris de voir leur interlocuteur aux yeux bridéslui répondre avec un accent traînant, mais néanmoins compréhensible.

— Vos amies sont pressées, leur dit le cavalier toujours assis sur sonsaurien, après avoir fixé le convoi s'éloignant dans la plaine en laissantderrière-lui la carriole des trois amis.

— Nous poursuivons un grand dessein, nos amies les Amazoonscraignent de se voir rejoindre par des créatures de Sombreterre…s'excusa Iolo en dévisageant le nouveau venu. Je suis Iolo, voici avec moimon asanthène Balbillus, et ici Salah, un grand ami à nous.

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— Vous êtes donc magiciens, vous aussi, se réjouit l'inconnu en se pré-sentant à son tour : mon nom est Azriel, je me réjouis de rencontrer desconfrères, vraiment. Vous provenez des confins de l'Unimonde — ainsil'appelons-nous ici — et du Koeur de Sombreterre. Lorsque vous retrou-verez vos amies dites-leur que leurs craintes sont infondées, les protec-trices du Koeur ne peuvent traverser les dimensions, en raison de leurInterdit ancestral, elles ne comportent donc plus aucune espèced'importance. Mais la Citadelle des Schismes, vers laquelle ellesmarchent si obstinément et rapidement, pourrait s'offusquer de leurvenue. Seraient-elles donc si téméraires ?

— Oh, à vrai dire, répondit Iolo en observant à son tour la disparitionprogressive de l'expédition Amazoon à l'horizon, elles ne savent pas oùelles vont. Mais il va nous falloir partir — il fit claquer sa langue contreson palais, le trakker bondissant en avant dans la poussière — si nous nevoulons pas être distancés.

— Me permettrez-vous de vous accompagner jusqu'aux limites de mademeure ? demanda le dénommé Azriel en talonnant sans attendre samonture bipède.

— Pourquoi pas, miaula Balbillus en fixant la créature au regard doré,galopant à grandes enjambées près de leur chariot.

— Ainsi, vous êtes magiciens, reprit Azriel. D'où venez-vous donc, carvotre accent n'est pas de Sombreterre.

" Nous y voilà ", jugea mentalement Iolo en maudissant sa curiositémaladive.

— Nous provenons de la Terre, nous sommes ici pour aider nos amiesles Amazoons à rejoindre Éthérys depuis le Mondwana.

Le magicien Azriel sautillait en mesure sur la selle de sa montureécailleuse, mais il ne fit aucun rapprochement entre leur origine ter-rienne et ces Magiciens Vermillon si craints. Du coup, Balbillus le chat-cerise s'enhardit.

— D'ailleurs, pourriez-vous nous donner des indications sur lameilleure façon de rejoindre ce monde singulier d'Éthérys à partir duMondwana ? La chose serait facile pour tout enchanteur de talent, dit-onsur Terre…

Le chat-cerise avait manqué ajouter " et dans la Ligue ", mais il se re-prit à temps en se mordant la langue. Un nuage de poussière se rappro-chait d'eux, à l'allure rapide de leur marche. L'arrière-garde del'expédition Amazoon ne s'était pas encore aperçue de leur absence.

— Je dois manquer de talent magique, dans ce cas, grimaça Azriel entalonnant de plus belle sa monture, car je n'en ai pas la moindre idée, je

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n'ai jamais entendu parler de ce pays d'Éthérys. Mais vous retrouverezsans peine sa piste, car l'Unimonde regorge de mages et d'érudits.

— Quels sont les plus savants et cultivés d'entre eux ? interrogea Salahen voyant se rapprocher la troupe Amazoon.

Le magicien Azriel réagit après un temps de silence, car il avait réflé-chi soigneusement avant de répondre.

— Je ne saurais vous le dire, l'Unimonde tout entier est une terre demagiciens. Cela dit, il en est certains dont le talent et la puissance sontunanimement reconnus, il s'agit des Magiciens Vermillon.

Un silence pesant se fit jour dans la carriole, interrompu bientôt parAzriel. Il n'avait pas le moins du monde remarqué leur mutisme.

— Ils résident au pays d'Ishiel, à plusieurs jours de marche d'ici, je di-rais sept ou huit, à notre allure actuelle. Leur capitale est Ourh, vous lareconnaîtrez facilement, car l'écarlate est sa couleur dominante. Maisvous prendrez garde à eux si vous les rencontrez, ils sont rusés et plutôtretors dans leurs affaires.

Iolo et Balbillus le chat-cerise, le vieillard Salah, allaient hocher de latête devant ces paroles significatives lorsque Salah poussa un cri de stu-peur, désignant un tumulte bruyant devant eux. La troupe Amazoon ve-nait de rencontrer une difficulté inattendue.

— Y aurait-il un problème ? s'inquiétait Salah à voix haute sans de-mander de réponse particulière, mais le magicien Azriel prit cela commeune invite à lui répondre.

— Les Odalisques de la Citadelle ont eu vent du passage de vos amies,ils ont envoyé des avant-postes pour les rencontrer. Les discussionsdoivent s'être mal passées, cela n'a rien d'étonnant. Les Odalisques del'endroit ont mauvais caractère, ils sont Schismatiques, d'où le nom deleur Citadelle.

Le trakker avait accéléré l'allure, à l'unisson du saurien bipèded'Azriel. Bientôt ils parvinrent sur les lieux de l'affrontement, les passa-gers du chariot se mettant les mains sur la tête en observant la scène.D'énormes créatures ventrues, bardées de plaques osseuses, portaientdes soldats protégés de cuir et d'acier. Ces derniers avaient lancé des las-sos vers les cous effilés des alalhs, et plusieurs d'entre eux se trouvaientpris au piège. Des Amazoons avaient déjà projeté sur le sol plusieurs at-taquants de leurs baguettes maléfiques, mais la vie des alalhs semblait enpéril. Aussi la Trinité avait-elle intimé l'ordre d'arrêter le combat. Sansalalh, il leur devenait impossible de continuer l'expédition : Iolo savaitcombien une sorcière Amazoon en leur absence était diminuée. Même si

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arrivés sur les lieux en dernier, personne ne s'était encore aperçu de leurabsence, tant la hâte à fuir leur lieu d'arrivée avait été générale.

— Les alalhs sont en mauvaise posture, expliqua le Héros des TempsAnciens en désignant du doigt les montagnes d'écailles au long col, ainsientravées.

— Il nous faut parlementer, déclara Aola de la Trinité en relevant dedevant son front son chapeau de sorcière, rengainant dans son baudrierson glaive de cristal, sur les flancs de l'alalh de commandement. Qui estcet Evzoon ?

Aola — et le reste de la Trinité avec — fixait l'enchanteur Azriel, nou-veau venu, en leur compagnie. Les limites magiques de son domainen'étaient pas encore atteintes, mais cela ne saurait plus tarder. Le magi-cien se présenta, les Odalisques de la Citadelle descendant de leurs mon-tures éléphantesques avant de marcher vers la troupe prise au piège.L'Odalisque, un homme de haute taille à la peau cuivrée et à la cuirassede bronze, au casque de cuir entremêlé de tissu, au pantalon de toile,s'exprima d'un ton traînant.

— Vous n'avez pas le droit de progresser ainsi vers la Citadelle desSchismes. Quelles sont vos intentions ?

L'Odalisque était en sueur après le court combat, il s'épongea le frontd'un mouchoir, guettant la réponse des Amazoons.

— Nous n'avons pas de motivation belliqueuse, assura l'Amazoon Ny-ris en observant de quelle façon les alalhs durant la discussion avaientété libérés de leurs entraves. Nous cherchons le plus court chemin pourrejoindre à travers le Mondwana un univers nommé Éthérys, nous igno-rions l'emplacement de votre citadelle.

— Si nous l'avions su nous l'aurions évité, il va de soi, renchérit avecun ton fier Thélia, la troisième Amazoon de la Trinité. Seul notre objectifnous importe.

L'Odalisque regarda le reste de ses hommes encore monté sur leurscréatures énormes, puis il se gratta le menton d'une manière dubitative.Il aperçut alors le magicien Azriel près d'eux, et sursautant il l'appelaaussitôt.

— Quelle surprise, Azriel ! Tu viens rarement près de nos frontières !— L'Unimonde est vaste, il nécessite de mes charmes et de mon art, af-

firma l'enchanteur, de plus je connais le caractère spontané des Oda-lisques de la Citadelle, aussi je préfère m'en tenir à l'écart…

— Tu es un sage, Azriel, souvent j'ai regretté ton goût pour la solitude,délaissant ainsi notre joyeuse compagnie, entre les Schismes scintillantset chatoyants de la Citadelle, gronda l'Odalisque d'un ton rogue.

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— Je n'ai pas choisi la solitude, c'est bien plutôt elle qui m'a désigné,précisa Azriel en faisant volter sa monture, avant de s'adresser à Iolo et àses compagnons. Je vous laisse ici, car il n'y a pas grand mal en défini-tive, les enchanteurs des Schismes voudront vous rencontrer, ils sontfriands de nouveautés, mais peut-être voudront-ils aussi se jouer devous. Soyez donc sur vos gardes, tout en sachant l'absence de méchance-té en eux, ils ont par-dessus tout le sincère désir de jouer et de rire de lavie, sans fard. Nous nous reverrons.

Sur ces paroles le mage fit demi-tour, disparaissant bientôt en hautd'une courbe à l'allure sautillante de sa monture écailleuse : l'Odalisqueavait marché vers eux après avoir discuté avec les siens, la prédiction dumagicien Azriel s'avérant correcte.

— Nous croyons vos paroles, mais nous désirons vous mener jusqu'ànotre Citadelle. Nous sommes des enchanteurs à votre image, nos Tri-buns aiment par-dessus tout faire la connaissance de magiciens capablesde franchir les limites de l'Unimonde.

— Nous poursuivons un but bien précis… s'inquiéta Thélia devant leretard apporté à leur projet.

— Peut-être nos Tribuns aux Schismes ciselés pourront-ils vous veniren aide, dans ce cas vous vous réjouirez d'avoir croisé votre route, pré-tendit l'Odalisque en enfourchant de nouveau sa monture éléphan-tesque. Dans le cas contraire, s'il nous fallait user de violence pour vouscontraindre, vous pourriez bien nous maudire.

Sombrement les Amazoons discutèrent entre elles de la marche àsuivre, Iolo avec Balbillus se mêlant discrètement au cercle.

— Ce contre-temps est fâcheux, mes soeurs, s'emportait Aola avecagacement.

— Les alalhs étaient près de mourir étouffés, l'oublieriez-vous,comment aurions-nous pu poursuivre notre projet sans eux ? demandaune Amazoon à la peau blanche en jetant un regard ulcéré vers le restedes Odalisques, près de là.

— Prenez en bonne part leur invitation, lança le Héros des Temps An-ciens dans le groupe réduit, nous ne savons rien du Mondwana, peut-être ces magiciens dans leur citadelle pourront-ils nous être d'un secoursnon négligeable.

À cet instant Iolo et Balbillus le chat-cerise informèrent les Amazoonsdes révélations faites par le magicien Azriel, et le visage d'Aola se fenditd'un large sourire. C'était déjà beaucoup plus intéressant.

— Décidément, Evzoons, vous vous révélez souvent d'un apport pré-cieux, reconnut la plus influente Amazoon de la Trinité.

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— Ces Magiciens Vermillon, sait-on jamais, pourraient nous aider deleur savoir, consentit Nyris de la Trinité, en adoptant une posturepensive.

— Et si les magiciens de la Citadelle des Schismes s'avèrent décisifs ?miaula le chat-cerise. Ne l'oublions pas, nous nous trouvons dans leMondwana, dont nul ne sait rien. Il nous faut être prudents, et veiller àne froisser personne.

— En cas d'incident, comme tout à l'heure, nous pourrons seulementcompter sur nous-mêmes, avança Salah.

— Nous avons seulement baissé les bras par crainte de voir nos alalhsblessés, assura d'un ton doucereux l'Amazoon Thélia, et disant cela elleavait fait émerger de son corsage un médaillon d'argent travaillé, portanten cabochon une pierre à la noirceur sans pareil. La Flamme du Tempsest notre arme secrète, ultime, je n'aurais pas hésité à en faire usage encas de besoin. J'avais pensé l'utiliser contre la Vizyre Jelliale, et je me suisretenue par crainte des conséquences. Mais désormais la peur n'est plusde mise.

— Ma soeur, la prièrent plusieurs Amazoons visiblement effrayées parcette hypothèse, nous n'en sommes pas encore là. Souviens-toi, laFlamme du Temps est une énergie sans pitié, elle ne connaît ni amie niennemie, elle est seulement destruction. Il est des Amazoons dont le sou-venir s'est perdu pour en avoir usé sans raison. Suivons ces Odalisquesvers leur Citadelle, peut-être la route vers Éthérys commencera-t-ellechez eux ?

Après s'être mis d'accord sur la marche à suivre, les Amazoons firentpart de leur volonté conciliante. Les sorcières chevauchant leurs alalhs, lereste monté sur les chariots des trakkers, tout ce beau monde s'en alla es-corté par les Odalisques de la Citadelle des Schismes vers le lieu de rési-dence des enchanteurs. La troupe avança entourée de soldats par desterres aux bosquets épais, et après avoir parcouru une distance moyenneun vent frais fouetta le visage des membres de l'expédition. Une mer in-térieure leur faisait face, une île au loin s'élevant au-dessus des flots, avecdes aiguilles et des flèches de topaze, de tourmaline ainsi que de purargent.

Gardant le silence la troupe dévala la pente restant à franchir avant derejoindre le rivage, puis au terme d'une courte marche des vaguesjoueuses léchèrent les pattes des alalhs. La citadelle se dressait dans labrume, protégée par l'immensité de la mer intérieure, les abords de l'îleartificielle semblant curieusement hachés et droits, paraissant être fait de

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maçonnerie et non pas de pilotis et de berges, comme il est habituel dansces cas-là.

— Ces Odalisques s'imaginent-ils que l'on va rejoindre leur cité en vo-lant à travers les airs ? cracha Aola, dont le mauvais caractère ne se trou-vait jamais éloigné de la surface.

— Nous le pourrions aisément, assura Nyris en direction des Oda-lisques de l'endroit, mais nous ne pouvons pas abandonner nos alalhsderrière nous. Ce serait un déshonneur infâme.

Les Odalisques sur leurs montures à la carapace osseuse et luisantes'étaient avancés dans l'eau, leurs bêtes énormes se déplaçant agilementau sein de l'élément liquide. Les alalhs suivirent bientôt, envahissant lamer intérieure sans trembler. La plus grande partie de leur masses'engloutit dans les flots, seule une portion de leur dos émergea. Les sor-cières Amazoons purent se placer au sec, avant de suivre vers le centredu grand lac les Odalisques, oubliant une fois encore les trakkers avec leschariots. Iolo se gratta la tête, signe chez lui de grande agitation mentale.

— Les Amazoons nous ont laissé les trakkers sur les bras, grogna Iolo.Je ne comprendrai jamais leur dédain pour ces gentils animaux, ni leuramour pour ces mastodontes sans tête ni cervelle.

— Question de goût, probablement, miaula en écho le chat-cerise.Ils étaient en effet restés seuls sur la berge avec les chariots. Même Lu-

cius le Héros des Temps Anciens et Salah avaient grimpé sur un alalh,les jugeant plus apte à supporter la traversée. Sur la rive Iolo partit à larecherche de tout objet capable de flotter, afin d'aider les chariots à sur-nager, mais il dut abandonner l'idée. Ils n'étaient pas du tout étanches,et, de plus, lourdement chargés. Il entreprit de délivrer les trakkers auxyeux rouges et à la crête sanguine de leurs harnais, lorsque le chat-cerises'adressa à lui d'une voix pensive.

— Curieux…— Quoi donc ? interrogea le jeune garçon en détachant les trakkers.— Ne trouves-tu pas surprenante la géographie de cette cité ? lui ré-

pondit Balbillus le chat-cerise. Je l'ai pour ma part jugée inattendue, cartrop raide et anguleuse dans ses pourtours, vois, malgré la brume, ondistingue nettement de hauts pans de mur…

— Certes, mais on observe aussi des bras de mer s'y engouffrer par devastes ouvertures…

Balbillus le chat-cerise garda le silence durant un instant, mit à profitpar le jeune garçon pour terminer de dételer les trakkers. Il s'apprêtait àles faire se disperser dans les champs lorsque le chat-cerise le retint d'unordre bref.

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— Non.— Pourquoi ? C'est la meilleure des choses à faire, il me semble. Per-

sonne ne viendra nous dérober les chariots, j'en suis persuadé.— Il ne s'agit pas de cela. Mentalement j'ai exploré les abords de cette

Citadelle des Schismes, elle se trouve entourée entièrement d'un vaste la-byrinthe aquatique.

— Un labyrinthe ? s'étonna Iolo en réalisant le sous-entendu des pa-roles du chat-cerise.

— Exactement.— Mais les trakkers…— Ils nagent comme des poissons, non ?Quelques instants plus tard les chariots furent placés dans un coin,

sous des ombrages. Puis les trakkers excités par les sifflements de Iolo lessuivirent vers l'étendue d'eau. Le chat-cerise se pelotonna dans le man-teau de voyage du jeune garçon, avec l'aide moqueuse de ce dernier.

— Seigneur, je déteste ces déplacements aquatiques ! pestait le chatécarlate.

— Souviens-toi du climat de Norland, il t'enchantait, lui répliqua Ioloen enfourchant le trakker le plus proche, ce dernier piaffant d'impatienceen sentant le contact de l'eau.

— Ce cas de figure était différent, le reprit Balbillus, nous étions sur laterre ferme, souviens-toi.

Souplement le trakker les supportant s'était coulé dans l'eau froide, àl'unisson de ses compagnons. Ces animaux squameux à la crête coloréejouaient et batifolaient au sein de l'élément liquide avec une allégressevisible, et à bonne allure, laissant derrière eux une profusion de vague-lettes cristallines, le groupe se rapprocha des murailles dont l'aspectavait intrigué si fort le chat-cerise Balbillus. Le temps passait, à chaqueinstant les murs de l'île se faisaient plus hauts et imposants. Ils étaient debriques et de moellons de pierre joints sans aucune espèce de mortier, ju-gea Iolo de loin, puis leur avancée rapide les fit atteindre une sombre ou-verture. Dépourvus de la moindre inquiétude les trakkers glapirentbruyamment en pénétrant dans le canal, aux murs envahis de mousse etd'un lierre verdoyant rejoignant la surface. Il y avait quelquefois des es-caliers permettant de rejoindre l'extrémité supérieure des parois, mais latroupe Amazoon avec les Odalisques s'enfonçait toujours plus loin, versle centre de la Citadelle.

Une ouverture se profila sur la gauche, puis derrière elle une autre en-core. À droite, un pan béant se dévoila, laissant apparaître une étendued'eau en laquelle une île de maçonnerie artificielle avait été disposée, elle

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ressemblait à un jardin minuscule, herbu et nanti de quelques bancs debois, d'une table ronde de grès avec des escaliers descendant vers l'eau.

— Là, miaula Balbillus le chat-cerise en désignant l'îlot du bout de sonmuseau.

— Là quoi ?— Un trakker doit être placé là, en guise de précaution.— Je ne vois pas trop l'utilité de la chose, mais enfin… lâcha le jeune

garçon, habitué depuis longtemps pourtant aux tocades de son chat-cerise.

Un trakker fut donc poussé à rester sur l'îlot, et au fur et à mesure deleur progression dans le labyrinthe d'eau le reste des trakkers fut disposéde la même façon sur d'autres rochers ou bien de discrets embarcadères.Finalement, en dehors du trakker les transportant, il en resta seulementun.

— J'espère que notre objectif ne va plus tarder à apparaître, notre em-barcation d'écaille commence à se fatiguer, s'inquiéta Iolo en percevantles halètements lourds du saurien.

— Nous y sommes presque, rassure-toi, lui dit Balbillus.Sur ce il vint à eux un miroir d'eau immense et vaste, avec au centre

du méandre de maçonnerie la Citadelle des Odalisques. Dans le derniermur subsistant du labyrinthe, l'action de l'eau avait creusé une ouvertureallongée dans laquelle le trakker restant fut sommé de se reposer, ce àquoi il consentit en glapissant de joie. Puis le trakker les portant accéléral'allure vers la Citadelle, et cette dernière grandit rapidement devant eux.

Elle se trouvait lovée au coeur du labyrinthe aquatique, les voies de cecomplexe dédale rayonnant du coeur de la construction. La Citadellen'avait pas de murailles, car l'architecture de maçonnerie en protégeantles abords dans le vaste lac devait suffire, jugea Iolo. Les bâtiments fai-sant face aux vastes escaliers se déroulant jusqu'à la surface de l'eaun'avaient aucune utilité militaire, sinon celle de l'ornement et de la beau-té des yeux. Les maisons étaient de marbre blanc et rose avec des colon-nades rouges et vertes, du plus bel effet visuel, certaines comportaientdes avancées de bois précieux et d'autres en disposaient de grès anthra-cite, il y avait des demeures supportant des coupoles couleur bleu de cielet d'autres des toitures aux tuiles de céramique brillante, de diversescouleurs. Les rues étaient vastes et tirées au cordeau, avec des enfiladess'étirant sur les côtés, se perdant dans l'ombre de maisons plus vastesconstituant le centre de la cité. Des balcons de fer forgé étaient ornés defleurs, et sur les pavés de pierres polies ruisselaient une ribambelle degouttelettes d'eau, perlant des cordes à linge dans les hauteurs, où

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séchait du linge placé là par les épouses et les concubines des enchan-teurs de l'endroit.

Enfin le trakker supportant Iolo (lui-même tenant le chat-cerise dansses bras) atteignit des marches moussues, puis, après avoir repris sonsouffle durant un court instant, le trakker émergea hors de la surface.Afin de le soulager Iolo barbota dans l'eau à mi-cuisse, tenant Balbillus àbout de bras.

— Plus haut, sacripant ! miaulait ce dernier, car curieusement il sup-portait la pluie mais non pas les bains.

— Courage, nous y sommes presque ! lui répondit le jeune homme.Durant cette belle après-midi les deux amis prirent pied devant la Ci-

tadelle des Schismes, marchant jusqu'à rejoindre les alalhs sous la gardede quelques Amazoons. Iolo fit signe au trakker de rester avec le groupe,ce à quoi le saurien répondit en continuant d'haleter, le souffle court.Plusieurs sorcières leur montrèrent du doigt une maison aux larges pers-pectives, au porche de pierre sombre. Aussitôt les deux compagnonss'engouffrèrent dans l'entrée gardée par un couple d'Odalisques auxtraits sévères, une voix finaude se faisant entendre devant eux, masquéepar le groupe des Amazoons devant leur hôte. Lucius le Héros desTemps Anciens et Salah leur firent un signe d'invite, auquel Iolo répon-dit par un fin sourire.

— Ne manque-t-il pas des magiciens dans votre groupe ? interrogeaitune voix au timbre féminin.

— Oui, mais… commença Aola de la Trinité, ignorant encore l'arrivéesurprise de Iolo avec les trakkers.

— Nous sommes là, lança le jeune garçon d'une voix claire, et l'échodu vaste couloir d'apparat répercuta les paroles de Iolo.

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Chapitre 16— Vous vous trouvez ici sur la grande place de notre Citadelle, appelée

la Baie aux Schismes. Elle donne son nom à notre cité, et a créé sa réputa-tion dans tout l'Unimonde. Ce soir, lorsque la nuit sera venue, les habi-tants confronteront leurs plus beaux Schismes et vous comprendreznotre passion pour eux, j'espère — avec tous les mages et les enchante-resses de l'endroit — être agréablement surpris par les vôtres.

L'expédition Amazoon avait été invitée par une délégation féminine àune visite de la cité, et les Amazoons s'étaient laissé guider en affectantune indifférence polie. Elles voyaient seulement là une perte de tempspour elles et leur objectif, sans le résultat défavorable de leur combatelles seraient déjà loin d'ici, pestait Aola de la Trinité. Le groupe dont fai-sait partie Iolo et le chat-cerise, Salah et Lucius, avaient déambulé avecune franche curiosité dans les rues larges et droites puis les venelles tor-tueuses de la vieille ville, bâtie au coeur de la Mer Intérieure. Les mai-sons aux pierres suintantes d'humidité et coiffées de toitures curieuses,les demeures étirées à l'image de tours et d'autres dont les coupolessphériques reflétaient l'azur du ciel avaient enchanté chacun, mais pas laTrinité. Le temps leur était précieux pour sauver l'Empire de la Rouecontre les manoeuvres d'Éthérys, et l'humeur des Amazoons s'en ressen-tait. Nyris n'était pas la moins énervée, pourtant la dernière phrase deleur accompagnatrice la fit sursauter.

— Les nôtres ? Mais de quoi parlez-vous donc ?Les Odalisques armés autour d'eux sourirent devant la naïveté de sa

question, et les magiciennes de l'endroit portant le nom de Tribunsgloussèrent en plaçant une main délicate devant leur bouche.

— Mais voyons, des Schismes, naturellement !Les Tribuns repartirent de plus belle en riant, et leurs habits d'or et de

soie tressautèrent à cause de leur hilarité. Les magiciens de la citadelle neportaient pas tous le vêtement militaire des Odalisques à l'efficacité re-doutable, d'autres avaient de longues robes ou bien des pantalons largesun peu semblables à celui du magicien Azriel, assurément plus paisible.Les Tribuns elles étaient revêtues de riches habits et de manteaux de

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fourrure ou bien de soie, avec des coiffes de dentelle compliquées dontcertaines descendaient jusqu'au sol. Elles avaient quantité de bijoux etdes souliers plats d'argent tressé, voire de cristal fin, Iolo étant bien enpeine pour comprendre comment ils pouvaient ne pas se rompre, et sur-tout respecter les pieds délicats des magiciennes.

Iolo s'était penché vers le chat-cerise Balbillus et le Héros des TempsAnciens près de lui, dans la grande place centrale. Des arcades couraientle long des maisons sur son pourtour, et une balustrade de bronze souli-gnait un vaste périmètre où s'agitait une eau grise et scintillante. La placeétait vaste et comportait des bancs de bois, sur certains des Amazoonss'étaient assises en désespoir de cause, attendant que les Tribuns et lesOdalisques de la citadelle soient plus clair.

— Je veux bien être pendu si je comprends quelque chose à cesSchismes.

— Nous allons vous laisser, vous savez où se situent vos appartementsdans la cité jusqu'à ce soir, avait repris la magicienne en faisant de samain ornée de bracelets d'or des mouvements gracieux. Bientôt, vousverrez de vos yeux comment les Schismes sont honorés par notre confré-rie magique.

— Justement, la coupa aussitôt Aola, nous préférerions nettement…La magicienne avait fait un signe de la main à la bouillante Amazoon

de la Trinité, la faisant s'interrompre.— Vous nous montrerez ensuite les vôtres, nous les comparerons avec

la longue liste de ceux déjà légués par des voyageurs avant vous. Nenous décevez pas.

La magicienne s'était retournée et avec le reste des Odalisques et desTribuns était repartie à travers les ruelles proches de là, Salah leur guidede Sombreterre soupirant bruyamment.

— Cette péripétie est singulière, je suis dépassé par leur histoire deSchismes, je dois l'avouer. Serais-je donc le seul ?

Plusieurs Amazoons secouèrent la tête avec ensemble, et la premièreAola prit la parole en s'adressant au reste de la troupe.

— Vous avez entendu comme moi les paroles de cette Tribun, rendez-vous nous est donné pour la fin de journée, où il nous sera montré ces fa-meux Schismes dont ces magiciens et ces enchanteurs se gargarisent sifort. Je compte sur vous pour faire aussi bien, nous devons quitter cetteville mystérieuse en bon terme.

— Et si possible avec des indications sur la meilleure manière de re-joindre l'univers d'Éthérys, renchérit Thélia. En plus des renseignementsdéjà en notre possession, naturellement.

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— Vous avez quartier libre jusqu'à ce soir ! clama Aola en tapant dansses mains.

Ayant terminé un si beau discours les trois Amazoons de la Trinités'étaient jointes à d'autres sorcières de la troupe en aparté, Iolo et Lucius,Salah avec le chat-cerise se mettant à marcher dans les avenues pavéesde la Citadelle des Schismes. Salah s'affala bruyamment sur un banc depierre.

— Cette ville est pittoresque, en définitive.— Malgré les dispositions incompréhensibles des habitants de

l'endroit pour ces fichus Schismes ! grogna le Héros des Temps Anciensvers ses amis, avant de lancer tout de go en direction d'un coupled'enchanteurs allant bras dessus bras dessous vers leur demeure :pourriez-vous nous dire la nature exacte d'un Schisme, s'il vous plaît ?

La question était abrupte et les façons sans manières, mais le couple nesembla pas s'en émouvoir, la Tribun jetant un regard amusé versl'Odalisque à son bras avant de pouffer.

— Un Schisme ne s'explique pas, il se vit de jour en jour !Puis le couple s'en repartit en leur faisant un aimable adieu, et le chat-

cerise Balbillus miaula de dépit.— Nous voilà bien avancés !— Oui, approuva Iolo en se levant soudain d'un bond avec une ex-

pression décidée.— Où vas-tu, Iolo ? lui demanda le Héros des Temps Anciens en ob-

servant son air de sérieux.— Il commence à se faire tard et nous avons une chance unique de

pouvoir enfin savourer un vrai repas, qui ne soit pas séché et réduit enpoudre dans des emballages d'or ou de cuivre, expliqua le jeune homme.Je ne compte pas laisser passer une telle occasion.

Le groupe s'était fixé mutuellement, surpris, avant de réaliserqu'effectivement le jeune garçon avait raison. Un repas savoureux etplantureux — à la mode de la Terre — ne se représenterait peut-être plusavant longtemps. Ses amis se joignirent à lui, et bientôt tous se retrou-vèrent dans l'après-midi finissante devant une auberge accueillante, sousune terrasse de lierre et de feuillage argenté. La table était ornée d'unenappe de blanc tissu et l'aubergiste leur avait apporté un vin léger et desbiscuits salés, goûtés par chacun avec plaisir.

— Allons, les évènements les plus noirs comportent toujours une étin-celle de lumière ! déclara Salah en buvant un gobelet de vin.

— Comme il est écrit dans la Tradition très ancienne, miaula Balbillusen grignotant un biscuit tendu par Iolo.

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Le Héros des Temps Anciens fouillait dans ses poches et sortait diffé-rentes pièces de monnaie des terres visitées jusqu'à maintenant.

— Les talents de Sombreterre ont cours par ici, vous croyez ?— Ils sont inconnus dans l'Unimonde mais l'or et l'argent constituent

une matière universelle, affirma Salah dont le visage venait de rosir sousl'effet du vin. Il n'y aura pas de problème, j'en suis certain.

Dans l'attente de leur repas Iolo observa à la dérobée les environs, etjugea l'atmosphère de l'auberge bonne enfant et sans souci, familiale, enun mot.

— Cet établissement est agréable, si je n'étais pas certain de n'y plus re-venir jamais, je programmerai volontiers une visite ultérieure ici, dit-ilvers son chat-cerise installé sur ses genoux. Ne trouves-tu pas ?

— Tu regardes de partout sauf là où il convient, petit étourdi, lui re-procha Balbillus après avoir terminé son biscuit sec.

— C'est-à-dire ?— Regarde mieux et tu verras, nous ne sommes pas les seuls étrangers

de la Citadelle des Schismes ici.Salah et le Héros des Temps Anciens interrogeant les deux amis sur la

nature de leur discussion, Iolo leur en révéla la teneur et dès lors la ta-blée se mit à fixer les environs avec attention, mais en pure perte.

— Tes réflexions sont énervantes, tempêta Iolo alors que leur auber-giste venait de leur apporter des pâtes chaudes recouvertes d'une saucealléchante, des carafes de vin et d'eau parfumée accompagnées detranches de pain.

— Exactement, souffla Lucius en engouffrant vaillamment son plat depâtes, à l'aide d'ustensiles de métal noir. Il n'y a rien de surprenant nid'étranger alentour, à part nous.

Il se trouvait d'autres convives attablés près de là, car la cuisine de lamaison semblait réputée. Aucune Amazoon de la troupe n'avait pensé àvenir se restaurer ici avant la soirée des Schismes. L'aubergiste circulaitentre les tables avec ses servantes, des enfants couraient dans la salle etun artiste de rue, un jongleur au béret de velours et aux vêtements ternesvenait de terminer son tour. Il avait fini de jongler avec une poignée deballes multicolore, et il s'apprêtait à s'approcher des convives afin de ra-masser de la menue monnaie lorsque l'aubergiste découvrit sa présence.Il le tança vertement et l'engagea à partir, lorsque le chat-cerise intervint.

— Laissez, laissez, nous avons été charmés de son spectacle, et allonslui donner de quoi manger et boire, le salaire de tout artiste, n'est-cepas ?

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L'aubergiste s'apaisa en entendant les paroles du chat-cerise, et Iolohabitué aux revirements brusques de son asanthène détailla l'inconnu aufur et à mesure de sa venue. Il était de haute taille et semblait un peuvoûté, avec des traits secs et des yeux gris, des sourcils broussailleux. Ilportait une chemise rouge pâle et des braies serrées à la toile sépia, desmocassins de marche en cuir léger. Son béret à la main, il était grisonnantsur les tempes avec un début de calvitie, et s'adressa aux amis attablésavec une intonation à l'élégance certaine.

— Je vous remercie pour votre accueil, messieurs, il est rare par leschemins de trouver si talentueux spectateurs.

— Vraiment ? s'enquit Salah en observant le saltimbanque.— Vraiment, reprit ce dernier. Tout artiste pour pouvoir exprimer son

talent nécessite le concours de spectateurs doués, sans eux, il n'est artpossible ni d'oeuvre réussie.

— Peut-être accepteriez-vous de partager notre table ? demanda Salahtouché par l'érudition visible et la délicatesse de l'homme.

— J'ai déjà mangé, je vous remercie, la paie de tous les miens— quelques pièces — me suffira.

L'homme paraissait fatigué par quelque motif caché, et Lucius déjàcherchait dans ses poches de quoi le satisfaire lorsque Iolo comprit lepourquoi de l'attitude de Balbillus, et se lança à son tour dans laconversation.

— Si vraiment vous ne pouvez partager notre table, buvez au moinsavec nous de ce bon vin. Ce rosé est un nectar — n'est-il pas vrai ?interrogea-t-il vers le reste de la tablée — il constitue une ode à la vie et àl'aventure.

Lucius le Héros des Temps Anciens avait mis dans la main droite dusaltimbanque des piécettes d'argent, et dans la gauche un gobelet trans-lucide empli de vin léger. L'homme après un début d'étonnements'exécuta en souriant, il but à petites gorgées, avant de reposer sa coupedans un tintement cristallin.

— À la droiture vous joignez la convivialité, assura le saltimbanque enregardant tour à tour chacun des convives à table, ces derniers mangeantlentement tout en discutant avec lui. Depuis de longues années je n'aipas rencontré dans l'Unimonde de personnes à votre image.

— Vous n'êtes pas un magicien du Mondwana, miaula Balbillus lechat-cerise en se redressant vers lui, depuis les genoux de Iolo savourantson verre de rosé glacé.

L'homme avait eu un sourire goguenard, et sans la moindre appréhen-sion il avait répliqué.

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— Vous non plus.— Nous sommes des voyageurs, nous poursuivons une longue expé-

dition à travers le Mondwana jusqu'aux pays d'Éthérys.— Je n'en ai jamais entendu parler, révéla l'inconnu dont le regard était

devenu une mince fente grise sous son béret.Le chat-cerise avait sauté sur la table afin de mieux discuter avec

l'homme.— Vous êtes un Héros des Temps Anciens, nous nécessitons de gens

d'ancienneté et de savoir.Iolo avait vu juste dans les soupçons du chat-cerise et il avait hoché de

la tête, Salah restant coi. Seul Lucius avait réagi.— Voilà une affirmation prodiguée à la légère ! Jamais je…Le saltimbanque s'était retourné vers Lucius.— Vous en êtes un vous-même.— Certes, et j'en suis fier, de la Guilde des Joueurs je fus un membre

éminent, au passage des siècles…— Je suis de la Guilde des Saltimbanques et des Forains.Il avait révélé cela avec un calme olympien, et Lucius mit du temps à

réagir après avoir entendu les paroles de l'inconnu. Puis il se reprit.— Est-il possible ! Depuis longtemps je n'ai plus rencontré de mes

semblables !— La vie est ainsi faite, tôt ou tard on croise son égal. Nous sommes

trop rares par les mondes pour ne pas nous réjouir d'une telle rencontre,même si elle est le fruit du hasard.

Saisis par l'émotion les deux Héros des Temps Anciens étaient tombésdans les bras l'un de l'autre, le chat-cerise terminant son repas en se lé-chant avec délicatesse les coussinets des pattes.

— Apprends à l'avenir à garder les yeux ouverts, sacripant, encore ettoujours.

— J'essaierai de m'en souvenir, Balbillus, soupira le jeune garçon enobservant la joie — après tout compréhensible — des deux hommes.

— Hum. Il me semble avoir souvent entendu de telles paroles dans tabouche, Iolo, feula Balbillus en se tournant de nouveau vers les deux Hé-ros des Temps Anciens. En vérité, nous nécessitons de gens d'expériencedans les terres du Mondwana, vos années passées ici nous permettraientd'éviter des écueils visibles pour d'autres, mais non pas pour nous.

Il y avait des cris et une sourde rumeur dans le début de soirée, le cielse colorait de rose et de carmin à l'horizon. Sur la grand-place de la Baieaux Schismes, un attroupement se créait, d'Amazoons et d'Evzoons avecles Odalisques et leurs épouses Tribuns de la citadelle.

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— Connaissez-vous ces gens-là ? s'enquit le nouveau venu en les dési-gnant de son pouce.

— Oui, reprit Lucius, ce sont nos amies, nous faisons route ensemble…pour des motifs divers. Mais les Odalisques de la cité nous ont mis à malrécemment, et pour pouvoir poursuivre notre route il va nous falloir êtredes Schismatiques d'exception.

— Cela ne va pas être une mince affaire, car personne dans la troupen'a la moindre idée de la nature véritable d'un Schisme, acquiesça Salahen se levant le dernier de la table.

La politesse exigeait des amis une aide décisive — si possible — en-vers les Amazoons de la troupe, et après avoir réglé la note du repas lepetit groupe augmenté du saltimbanque marcha vers l'extérieur del'établissement. Heureusement, la distance n'était pas bien grandejusqu'à la Baie des Schismes. Chemin faisant, chacun se présenta au Hé-ros des Temps Anciens. Celui-ci fit de même.

— Je suis Abel, de la Guilde des Saltimbanques principalement, et unpeu des Forains, ces marchands d'illusions. Véritablement, votre histoiren'a pas son pareil. Chacun de vous poursuit un objectif précis. Vous, Sa-lah, vous fuyez l'ennui de votre ville de…

— Myriam, approuva le vieillard, mais il avait précisé avoir surtoutvoulu échapper aux gardiens du Koeur de Sombreterre.

— Vous, poursuivit Abel vers les deux amis de la Ligue, vous avez ou-trepassé votre domaine, à cause des protecteurs du Koeur de la Terre.

— Exact, miaula Balbillus.— Et Lucius nous a permis de nous joindre à cette fabuleuse aventure,

précisa Iolo, il poursuit une quête identique à la vôtre, j'en jurerai.— Lorsqu'on est un Héros des Temps Anciens, on ne peut courir que

derrière un seul et même objectif, articula Abel en baissant la tête. Pour-tant, j'ai bon espoir, j'ai entendu des rumeurs persistantes. Un groupe deHéros des Temps Anciens aurait débuté son Retour à partir des Mon-tagnes de Rhur, à Val Auris ils avaient pu dénicher une Clef, je n'en saispas plus. C'était à l'origine une légende indéchiffrable, dont j'ai pu tirercette substantifique moelle.

— J'ai agi souvent de la même manière, murmura Lucius en haussantles épaules, et j'ai toujours échoué à trouver seulement le début du che-min de Retour. C'est sans espoir. Le Vieux Pays et ses cités merveilleusesnous restera fermé à jamais.

Le groupe était parvenu à l'attroupement devant la baie, et en effet desSchismes étaient créés par les Tribuns et les Odalisques en s'élevant dansdes tourbillons colorés. L'effet visuel en était somptueux, mais déjà une

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Tribun aux habits sombres avait entamé l'élaboration d'un Schisme parti-culièrement réussi, il se tordait en se tortillant sur lui-même, s'élevantjusqu'aux nues, et les vaguelettes de la baie s'agitaient à l'unisson. LeSchisme montait dans le ciel assombri, la lune ronde et blanche était ra-dieuse : à la surface de l'eau quantité de poissons d'argent et d'ors'approchaient de la surface, avant de s'en retourner dans lesprofondeurs.

— Il ne faut pas dire cela, affirma Abel vers Lucius à l'expression tou-jours désabusée, car j'ai souvenir, justement, d'avoir côtoyé il y a long-temps un Val Auris pénétré de mystère et de magie, dans le Mondwana.C'était bien avant d'avoir entendu parler de cette légende. Mais nous dis-cuterons de cela une autre fois, vos amis nécessitent une aide plus ur-gente pour le moment.

Les Schismes, venaient de comprendre les Amazoons avec retard,étaient des charmes magiques dont la beauté primait sur le résultat,même si son efficacité devait être notable malgré tout. Aola puis d'autresAmazoons de la troupe avaient fait de leur mieux, mais l'exotisme deleurs incantations avaient peu de rapports avec les sortilèges raffinés etciselés des Odalisques et des Tribuns. En définitive Iolo se joignit auconcours et de quelques syllabes apprises par son grand-père, il fit naîtredans le vide de la Baie des Schismes un oeuf de nacre et d'argent aux di-mensions imposantes, duquel il naquit une créature unicorne constituéede glace aux reflets bleutés, d'allure anthropoïde et à l'appendice caudalagité. Il possédait une dentition effrayante et malgré sa nature froideétait remarquablement vivant, soufflant par sa gueule un vent glacé dontle simple contact déposait une couche de givre sur toute chose. Sa seuleprésence avait fait se congeler les eaux du bassin sur sa surface, permet-tant à Iolo de marcher dessus à pied sec et de chevaucher vaillamment ledragon, jusqu'à se retrouver face aux mages sur sa monture élevée.

— Comme vous le voyez, le sort de Fulgurance est efficace, car il per-met de s'enfuir par les eaux devenues solides, et au surplus la nature decet unicorne vous évite toute rencontre fâcheuse.

Le dragon unicorne était imposant, la glace dont il était constitué sem-blait solide et mouvante en même temps, ses yeux de gemmes froidess'agitaient furieusement dans tous les sens. La Tribun dont l'accueil avaitété réservé à leur arrivée dans la Citadelle des Schismes avait repris laparole au sein de la nuit noire.

— Voilà un Schisme dont nous n'avons encore jamais entendu parlerjusqu'à maintenant, reconnut la Tribun, il vous classe haut la main parmiles étrangers les plus Schismatiques qu'il m'a été donné de voir.

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Il y avait autour d'elle des enchanteurs et des magiciens de talent ap-partenant à la citadelle, et à leur mine réjouie — ils chérissaient effective-ment l'aspect esthétique des enchantements au-dessus de tout —l'expédition Amazoon réalisa sa victoire. Elle avait remporté la palmed'une courte tête, mais suffisamment toutefois pour avoir l'esprittranquille.

— La marche de notre expédition a été entravée dans sa traversée duMondwana, nous espérons pouvoir repartir libres de la Citadelle duSchisme, le plus vite possible, dit Aola. Un long et dur chemin nous at-tend, la survie de notre patrie Amazoon est en jeu.

— Certainement, déclara la Tribun aux traits sévères, demain matin àla première heure nous vous accompagnerons à travers le labyrinthe pro-tecteur jusqu'au dehors de notre ville. Si véritablement vous désirez nousquitter, car nous apprécions beaucoup les enchanteurs Schismatiquesdans notre cité.

Elle avait eu un long regard en direction de Iolo et de son chat-cerise,mais la Trinité n'y avait pas fait attention. Aola déjà s'était rapproché dujeune homme.

— Encore merci pour votre apport, sourit l'Amazoon en dévisageantpour la première fois l'inconnu, le Héros des Temps Anciens Abel.

— Un nouvel Evzoon ? demanda Nyris en montrant du doigt ce der-nier, en grande discussion avec Lucius.

— C'est un Héros des Temps Anciens de la Guilde des Saltimbanques,miaula Balbillus le chat-cerise, il se trouve dans l'Unimonde pour uneraison identique à celle de Lucius, mais cela importe peu, en définitive.Son ancienneté peut en faire pour nous un indicateur précieux,souvenons-nous de l'apport constitué par Salah.

Aola avait eu un temps de réflexion, avant d'approuver.— Exact. Sa présence aurait pu nous éviter de perdre du temps ici.— Mais cette ignorance en définitive est une faute heureuse, elle nous

a permis de le rencontrer dans la Citadelle des Schismes, ajouta Iolo.Nous y avons gagné un allié de valeur.

— Si toutefois il consent à se joindre à nous, lâcha Salah en se grattantle menton.

Abel était venu enfin vers les Amazoons, et s'était présenté en ôtantson béret.

— Bonjour, mesdames, je suis Abel le Seyant Funambule, de la Guildedes Saltimbanques. J'ai fait voeu de errance jusqu'à rencontrer lesRoyaumes Purs, le Vieux Pays.

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— Comme tout bon Héros des Temps Anciens, jugea Thélia ens'éventant de son chapeau dans la nuit noire, car il faisait chaud, une nuitd'été claire et ciselée d'étoiles. Nos Evzoons ici présents nous ont entrete-nus de votre savoir du Mondwana et de sa géographie. Consentiriez-vous à vous joindre à nous ? Vous bénéficieriez de notre protection toutle temps de votre présence auprès de notre troupe.

Visiblement Abel le Seyant Funambule avait déjà pris sa décision, aidéen cela par Lucius le Joueur et Bienheureux.

— Je le veux bien, mais sachez-le, aussitôt atteint le Val d'Auris et saclef mythique de Retour, je m'en repartirai chez les miens.

— Je me trouve dans ce même cas, je vous le rappelle, précisa Luciusen levant un index tremblant.

Abel le Seyant Funambule devait lui avoir fait part d'intéressantes ré-vélations, et la perspective de revoir peut-être un jour sa patrie chérieavait fait affleurer chez le Héros des Temps Anciens une certaine nervo-sité. Néanmoins les Amazoons de la Trinité ne s'en étonnèrent pas outremesure, et firent part de leur accord.

— Nous savons cela, nous ne travaillons pas pour la première fois avecun Héros des Temps Anciens, même si vos frères et soeurs ne sont paslégion dans l'Empire de la Roue d'où nous sommes originaires.

Aola de la Trinité avait poursuivi.— Bien, il va de soi, nous allons repartir dès maintenant, afin de rattra-

per le retard engendré par ces fichus Schismatiques. Tous vers les alalhs,direction droit devant. Ne traînons pas !

— Mais il fait nuit ! s'étonna une sorcière en tenant autour de son cousa Vouivre, tel un animal familier.

— Et alors ?— Le labyrinthe protecteur de la Citadelle nous causera du tracas, et

malgré la pleine lune éclairant les environs de la Mer Intérieure, nossoeurs, sur leurs balais, éprouveront des difficultés pour nous guider.

Les Amazoons partisanes du départ le plus rapide firent la grimace,elles n'avaient pas songé à cela.

— Il va nous falloir attendre le matin, comme l'avait conseillé la Tri-bun, suggéra Salah. Où allez-vous ?

Ces dernières paroles s'adressaient à Iolo et au chat-cerise Balbillus, àpetits pas ils quittaient la place principale où s'était tenu le concours deSchismes. Les terrasses et les débits de boisson se vidaient de leursclients dans la nuit étoilée, des réverbères illuminaient de douce clartéles recoins ombreux de l'endroit. Des fenêtres s'éclairaient de lampionscolorés et de lampes parfumées.

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— Oui, vous partez ? interrogea à son tour Thélia de la Trinité.— Nous allons vers les abords de la cité, où se trouvent parqués les

alalhs et notre trakker. Nous vous attendrons de l'autre côté du laby-rinthe, sur la rive du lac intérieur, assura Iolo.

— Auriez-vous une méthode pour franchir ce labyrinthe dans la nuitnoire ? Car il n'y a aucune lumière sur ces parois de maçonnerie ! expli-qua une Amazoon en marchant derrière eux, puis une autre encore.

— Nous avons effectivement une méthode, poursuivit Iolo, compre-nant enfin le stratagème ourdi par son chat-cerise en disposant à inter-valles réguliers des trakkers en divers endroits du labyrinthe.

— Parfaitement, approuva le chat-cerise.À l'instant la troupe se rua derrière les deux amis de la Ligue, et bien-

tôt un groupe bavard et empressé parvint sur le débarcadère de la Cita-delle du Schisme. Il y avait là les alalhs avec quelques Amazoons en sur-veillance, des Odalisques et une poignée de Tribuns, mais ces dernièresne réagirent pas à leur vue, tant la victoire de Iolo au concours deSchismes avait été éclatante. Le trakker laissé là avait glapi en distin-guant Iolo, puis il avait accouru vers ce dernier. Le jeune homme s'étaitmis à le flatter, tapotant son museau.

— En selle, mes soeurs ! avait hurlé Aola dans la nuit en retrouvantson énergie, si jamais elle l'avait perdu un jour.

Iolo avait enfourché le trakker, celui-ci ayant largement récupéré de safatigue après la traversée de l'allée, et Abel avec Lucius accompagné deSalah suivirent les Amazoons sur les alalhs. Abel le Seyant Funambulen'avait pas sursauté devant leur masse, il devait déjà les avoir fréquentéspar le passé. Le trakker portant les deux amis de la Ligue s'était glissédans l'eau froide du lac intérieur, les alalhs au sein de l'obscurité faisantde même. Les Amazoons ne voyaient pas du tout où voulaient en venirles deux amis, mais elles s'étaient résolues à leur faire confiance tantjusqu'à présent les magiciens de la Ligue les avaient heureusementsurprises.

Guidé par son instinct le trakker fendait l'onde argentée, des Oda-lisques observant de loin la troupe s'efforcer de trouver son chemin à tra-vers le labyrinthe. Finalement, le dernier trakker à être disposé auxabords de la construction de maçonnerie bondit en percevant la présencede son frère de race. Guidée de cette manière par les sauriens placés judi-cieusement de point en point, l'expédition Amazoon finit par rejoindreles eaux profondes de la Mer Intérieure entourant la Citadelle desSchismes, après s'être dégagée de son piège labyrinthique.

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Les trakkers étaient au complet, et reposés au surplus. Ils filèrent endirection du rivage, n'ayant de cesse d'y parvenir les premiers, jusqu'às'ébrouer sur la plage de galets. Les alalhs aux naseaux soufflant des pa-naches de vapeur prirent pied à leur tour près des deux voyageurs, ettandis que Iolo s'apprêtait à harnacher de nouveau les trakkers aux cha-riots de l'intendance, Aola de la Trinité l'arrêta d'un geste.

— Non, non. Nous n'irons pas plus loin ce soir. Nous allons planter lestentes d'argent, et repartirons demain au petit matin.

— Nous aurions pu rester dans la citadelle, en ce cas, lâcha Lucius leHéros des Temps Anciens après être descendu à bas de sa montureéléphantesque.

— Les Amazoons sont libres, elles n'accordent leur confiance à per-sonne, trancha Nyris de la Trinité avec des yeux brillants dans la nuit.Tenez-le vous pour dit, Evzoon.

Elle avait jeté sa lance sur le sol meuble, où elle s'était fichée.— Nous dormirons ici.Lucius avait haussé les épaules avec une indifférence non feinte.— Abel m'a parlé de voies de communication vers l'ouest, il s'y trouve

des académies d'enchanteurs, dont les connaissances…Cela pour aider les recherches sur la route menant à Éthérys, mais

Thélia était venue en renfort, après avoir aidé à l'établissement ducampement.

— L'esprit des Anciennes a été invoqué durant la traversée du laby-rinthe, nos Grandes Mères nous ont conseillé le sud.

— Le sud ? grinça Abel le Seyant Funambule. Mais il y a par là seule-ment des montagnes élevées et désertes, personne ne sait même leurnom !

Le regard des Amazoons de la Trinité vers les Evzoons était sans équi-voque, aussi Abel le Héros des Temps Anciens haussa les épaules avecfatalisme.

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Chapitre 17Dans la matinée finissante les alalhs avançaient péniblement sur le che-

min caillouteux, sous le ciel clair peu à peu envahi de nuages. Les pierresdégringolaient dans l'abîme frôlant la voie et roulaient jusque vers lesabysses. De profonds ravins s'étendaient sur les côtés, depuis quel'expédition Amazoon s'était retirée des bords de la Mer Intérieure etavait fait marche vers le sud. Des arbres squelettiques se dressaient dansla poussière dégagée par les montures éléphantesques des sorcièresAmazoons. Des patrouilles étaient parties en éclaireur, vers la passe oùmenait si visiblement leur route, et les sorcières sur leurs balais n'étaienttoujours pas de retour. Des Vouivres voletaient en sifflant aux environsde la troupe, sans découvrir d'indices inquiétants. Iolo en compagnie duchat-cerise, avec Salah, se trouvait sur les chariots de l'intendance. Lesdeux Héros des Temps Anciens avaient préféré monter sur les alalhs afinde mieux pouvoir discuter.

— Lucius vient de trouver un frère dans son errance, il me semble, lâ-cha Iolo sans cesser de fixer d'un oeil les ravins les entourant. Je m'en ré-jouis pour lui.

— Oui, miaula en retour le chat-cerise en s'étirant paresseusement,puis bâillant sans retenue. Le retour est pour tous les Héros des TempsAnciens un thème obligé, quelque chose leur tenant à coeur : une per-sonne étrangère à leur race ne peut pas comprendre une pareilleobstination.

Salah était auprès d'eux, et, sans ouvrir la bouche, il leur avait désignéune construction de pierres franchissant d'un bond un abîme incommen-surable, et ce vide séparait deux pans de montagne dans leur montéeperpétuelle. Une silhouette se tenait sur le début de l'ouvrage, et, en dé-pit de la distance les séparant encore, Iolo crut discerner sa vieillesse etson aspect chétif. Le jeune garçon de la Ligue houspilla son trakker,celui-ci accélérant l'allure jusqu'à parvenir devant l'homme ainsi placéface au pont. Des Amazoons avaient déjà sauté à bas de leurs alalhs, laTrinité faisait face à l'homme. Dans le ciel, les sorcières sur leurs balaisparties en exploration revenaient à toute allure.

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— Que fais-tu là, Evzoon ? lui demandait Aola en redressant sur sonfront son large chapeau noir, époussetant son manteau de voyage de lapoussière soulevée par les alalhs. Où mène ce chemin ?

L'homme était vieux et rabougri, âgé, Salah à ses côtés paraissait unjeune homme. Néanmoins ses habits gris étaient repassés et propres, ilportait une vareuse aux larges manches et un pantalon de toile léger, deschaussures de tissu crème avec sur ses cheveux courts et blancs un cha-peau pointu assez surprenant par lui-même, mais lui convenant tout àfait. L'homme aux traits ridés et ratatinés par l'éclat du soleil du Mond-wana regarda tour à tour chacune des Amazoons de la Trinité, leur ré-pondant dans un éclat de rire.

— Il mène sur le toit de l'Unimonde, puisque les hauteurs toujours serapportent au ciel. Je suis Élam, de la Maison d'Ulaï.

L'homme retira son chapeau rond et pointu puis se gratta la tête, avantde rire encore.

— Tu m'as l'air de bonne humeur, Evzoon, grinça Nyris, car elle nevoyait pas en quoi l'homme pouvait trouver drôle la situation.

L'Amazoon tourna ensuite la tête vers une sorcière courant à toutesjambes, son châle et son chapeau volant derrière elle.

— Nyris, nos soeurs sur leurs balais n'ont rien découvert devant nous,seulement des brumes impénétrables et des montagnes mystérieuses !Les sorts de Transparence n'ont rien donné, et le Charme de Dévoile-ment non plus !

— Evzoon, murmura Aola en caressant son menton. Tu vas nous direta fonction ici, et la nature de ce pays brumeux devant nous, avant quenous ne puissions nous y perdre. Parle, Evzoon.

Ce dernier se contenta de rejeter sa tête en arrière en souriant douce-ment, et sa silhouette trembla et se voila, sur le point de disparaître. Aolaet Thélia jurèrent en observant cela, mais Iolo s'interposa.

— Attends, ami, attends, Élam. Je suis Iolo, voici mon chat-cerise Bal-billus, et ici, notre ami Salah.

La réaction du jeune magicien parut surprendre le dénommé Élam, ducoup il retrouva son sérieux avec de grands yeux.

— Connaissez-vous ces gens ?Le vieillard désignait les sorcières Amazoons de noir vêtues, les deux

Héros des Temps Anciens se rapprochant en discutant vivement.— Elles, ce sont des sorcières de l'Empire de la Roue, miaula Balbillus

en prenant la parole à son tour, et eux sont des Héros des TempsAnciens.

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Lucius le Joueur et Bienheureux venait d'arriver sur les lieux, le SeyantFunambule également. Ils le saluèrent et Abel regarda l'expédition dispo-sée en demi-cercle.

— Je vous l'avais dit, le sud n'est pas une bonne direction.Le vieil homme avait hoché de la tête en signe de compréhension.— Vous n'êtes pas d'ici, si je comprends bien.— Êtes-vous un Passeur ? s'enquit Aola de la Trinité, dont l'horreur de

toute perte de temps était connue.— Pas du tout, se défendit le vieillard en secouant la tête. Je suis le

Qestionneur, et je suis chargé de poser les questions. Lui — il montraquelque chose plus loin de l'index — est le Passeur.

Il s'agissait en l'occurrence d'un cavalier revêtu de noir, avec des habitsflottant sur un cheval caparaçonné. Mais l'équidé avait l'intéressante par-ticularité d'être mort, car il était réduit à l'état de squelette chevalin, etpeut-être qu'à la vérité l'homme était mort aussi, car on distinguait de luiuniquement ses yeux, rouges, sanglants, brillants. Il était seul, mais arméd'une hampe très longue supportant à son extrémité non pas une faux oubien une lame quelconque, mais une lanterne de cuivre et de cristal, danslaquelle tremblait une flamme dorée.

— Je n'aime pas cela, maugréa Nyris de la Trinité en rabattant devantses yeux son chapeau de sorcière, les alalhs s'agitant nerveusement prèsde là. Ces terres sont des terres de prodiges.

— Comme partout ailleurs dans l'Unimonde, mes soeurs, soupira Thé-lia en s'approchant de l'homme, le Qestioneur. Connais-tu les frontièresd'Éthérys ? Nous les cherchons avec insistance, par les chemins de tra-verse du Mondwana on peut rejoindre ce pays-là, dit-on.

L'homme avait hoché du menton en se grattant le nez, avant de re-prendre la parole.

— Par les chemins inconnus de l'Unimonde on peut rejoindren'importe quel point du Grand Royaume, celui dont la nature est faite delumière et d'obscurité mêlée et dont l'harmonie constitue la vie.

— Nous le savons déjà, nous connaissons — certains d'entre nous toutau moins — la Tradition Ancestrale, dont des échos se sont perpétués surla Terre jusqu'à maintenant, assura Iolo avant de voir grimacer le chat-cerise.

— Ce pays d'Éthérys, je ne le connais pas. Mais quelqu'un peut-ilconnaître chaque caillou et motte d'herbes de sa vallée ? Cette personne-là n'existe pas, poursuivit le vieillard en recommençant à rire, secouantses épaules. Mais vous pouvez certainement rejoindre ce pays parl'Unimonde, et plus encore depuis son Toit. Car dans le Toit de

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l'Unimonde est la Source Unique, l'Agrelle. Elle est la Mère de tous lesocéans connus, et mène à chaque rive.

— Le royaume d'Éthérys possède pour capitale Idonn, son mondeprincipal est Iris, précisa Aola.

— Je vous l'ai déjà dit, je ne sais rien de ce monde-là.— Ses habitants sont davantage esprits que chair, même s'ils le sont

encore un peu, expliqua de nouveau Thélia. Ils sont presque au terme deleur évolution physique, avant le pur esprit.

— Dans ce cas, le hasard a bien fait les choses, une fois de plus, carl'être s'éloignant de la terre s'élève vers le ciel, comme vous le faites enaccédant au Toit de l'Unimonde, il se rapproche des choses de l'esprit.Vous trouverez peut-être votre bonheur ici.

— Et le Vieux Pays ? demanda Lucius en désespoir de cause, carl'image du Qestionneur clignotait puis disparaissait lentement.

— Le Vieux Pays ?Avec une mimique inexpressive, il avait eu un dernier geste vers le

Passeur avant de disparaître.— Amon vous laissera franchir la Ligne, car vous avez mon accord

pour accéder au Toit de l'Unimonde. Allez, allez, marchez sans crainte,inconnus : appelé ou pas, votre Destin vous accompagnera.

Sur ces dernières paroles l'homme s'évanouit dans l'ailleurs, et chacunde la troupe se regarda avant de s'entendre interpeller par le Passeur,d'un grognement indistinct. Monté sur son cheval-squelette, il était tou-jours enroulé dans ses vêtements flottants et ses yeux luisants regar-daient dans leur direction. Au milieu du pont, une brume venait del'avant et commençait à l'envelopper, provenant des terres mystérieusesexplorées en vain par les sorcières sur leurs balais.

— Les évènements prennent un tour singulier, gronda Thélia de la Tri-nité vers le reste des Amazoons.

— C'est vrai, reconnut Aola, mais le sort de l'Empire est en jeu et notrevie n'est rien à côté de cela.

La troupe avança sur le pont et les alalhs pour une fois se trouvaientderrière les Amazoons et les Evzoons, les trakkers tiraient les chariots etglapissaient à fendre l'âme, car même ces derniers étaient dans la crainte.Le groupe de la Trinité avec Iolo et Salah, les Héros des Temps Anciensen compagnie du chat-cerise s'entendit interpeller par la voix rogue del'homme, dont jamais personne ne put savoir s'il était de chair ou bienuniquement d'os.

— Le passage vers le Toit de l'Unimonde se fait ici, car si vous alliez del'avant sans moi vous pourriez errer et vous perdre à jamais dans l'infini

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s'étendant au-delà. Vous pourriez y trouver d'autres mondes, mais votrevie actuelle ne suffirait pas pour les atteindre.

Il avait incliné sa longue lance portant le fanal et ce dernier étincelait etbrillait d'une façon surnaturelle : son éclat et sa brillance éblouissaientchacun, mais les brumes et les nuées des hauteurs s'en étaient trouvéesécartées. Le paysage de hautes montagnes desséchées avait disparu, lepont sur l'abîme et le Passeur Amon aussi. Seule sa voix se faisait en-tendre encore, mais diminuant régulièrement comme s'il s'éloignait àtoute allure.

— Vous voici dans la Forêt des Blanches Colonnes, elle est le début devotre voyage. Prenez garde aux autres, et bien plus encore à vous…

La brume humide s'était évaporée, un ciel blanc et une atmosphèrevoilée lui avaient succédé. Des milliers de colonnes de pierres blanches,une infinité véritablement, car mentalement quelques sorcières es-sayèrent de les compter, mais elles durent renoncer bien vite. Les co-lonnes se déployaient autour d'eux sans fin, et c'était étrange de voir lesalalhs et les trakkers déambuler au sein d'un paysage fantomatique et ir-réel, avec cette herbe claire et ce ciel vaporeux au-dessus de leurs têtes.Chacun regardait de gauche à droite pour y découvrir un éventuel dan-ger, mais en vain, car dans le dédale des colonnes immaculées ils étaientseuls à errer et à discuter.

— Personne ne doit se séparer du groupe, même les Vouivres doiventrester avec nous ! avait hurlé Aola dont la nature suspicieuse reprenait ledessus.

Les sorcières marchaient regroupées entre les hauts fûts de pierres, etaucune ne saisissait son balai, les Evzoons de la troupe fermant la troupedevant les trakkers et derrière les alalhs. Les deux Héros des Temps An-ciens marchaient silencieusement, Salah paraissant intrigué par la singu-larité de l'endroit, appelé le Toit de l'Unimonde par le Qestionneur et lePasseur du lieu. Seuls Iolo et Balbillus ne semblaient pas impressionnésoutre mesure.

— Voici donc le Toit du Mondwana, lâcha songeusement Iolo.— Seulement le début, et souviens-toi, ici ils l'appellent l'Unimonde,

feula le chat-cerise en sautant par-dessus une touffe d'herbe blanche, em-perlée d'humidité. N'entends-tu pas des voix ?

Iolo s'apprêtait à donner une réponse négative lorsqu'il se retint audernier moment. En effet, des bribes de conversation résonnaient devanteux. Instinctivement le jeune garçon s'immobilisa, puis il décida de pour-suivre. Après tout le Passeur leur avait donné son accord, et ils n'avaientencore rien fait de mal. Pour l'instant les Amazoons se tenaient

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tranquilles, la Trinité n'avait pas eu une de ces initiatives malencon-treuses dont elle avait le secret. Un groupe d'hommes et de femmes auxvêtements colorés se trouvaient là, celui marchant en tête avait un certainâge et tenait à la main une lanterne le plus haut possible, afin d'éclairerleur marche.

— Salut, miaula Balbillus après avoir trottiné vers les nouveaux venus,ces derniers découvrant avec retard les alalhs disproportionnés et lestrakkers tirant les chariots.

Le groupe tressaillit en réalisant le nombre de la troupe, et voyant leurinquiétude Iolo réagit en adoptant un ton paisible.

— N'ayez pas de craintes, nous ne vous souhaitons aucun mal, noussommes perdus ici.

— Cela n'a rien d'étonnant, dans l'Unimonde, quiconque n'est pas ac-compagné d'un bon guide ou même cartographe peut s'égarer aisément.

— C'est ainsi, renchérit une femme à la longue coiffe de dentelle et à larobe ample, aux motifs géométriques, mais vous pouvez rejoindre der-rière nous l'Illiom, Oméande ou bien Boralis… Serions-nous déjà dans leDétroit ?

— Vous vous trouvez dans la Forêt des Blanches Colonnes, lança de savoix grinçante Aola de la Trinité. Peut-on savoir où vous allez ainsigroupés ?

Elle s'adressait uniquement aux femmes du petit groupe, car pour uneAmazoon de l'Empire de la Roue il était une seule sorte d'interlocuteurvalable, mais l'homme répondit en premier.

— Nous sommes des marchands, nous essayons de retourner cheznous après avoir fait de bonnes affaires au Festival d'Halltorn — disantcela il tapotait de la main une besace rebondie, portant sans doute le fruitde leurs ventes — et à la faveur d'une bourrasque nous nous sommeségarés.

— Le Détroit devait être notre prochaine étape, avoua un homme rou-geaud et fluet avec un accent pointu.

— Et où essayez-vous d'aller ?La voix de Salah était basse et feutrée, elle avait le don de mettre en

confiance quiconque et cela ne manqua pas de se reproduire.— Nous sommes de Talinn, près du Val d'Auris, affirma l'homme,

nous avons bon espoir d'y parvenir bientôt, votre aide nous est pré-cieuse… La Forêt des Blanches Colonnes…

L'homme d'un certain âge avait désigné de manière autoritaire une di-rection bien précise, et voyant le groupe partir par là aussitôt les deux

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Héros des Temps Anciens, Lucius et Abel, s'étaient agités avant de tres-sauter et de sautiller comme des ressorts.

— Le Val d'Auris ! Mais n'était-ce pas là le début du Retour selon tessources, Abel ? s'enquit Lucius le Joueur et Bienheureux en fixant legroupe pendant son départ.

— Si, grogna Le Seyant Funambule après avoir pris une pose son-geuse, et je pense me joindre à eux immédiatement. Comprenez-moi etne soyez pas choqués, mais je suis un Héros des Temps Anciens, il esttemps pour moi de rejoindre ma patrie.

Abel le Seyant Funambule s'en était parti après s'être incliné en signede politesse vers ses compagnons, hommes ou bien Amazoons, et la Tri-nité ne s'y était pas opposée car cette possibilité faisait partie du contratverbal passé entre eux. La rapidité de son départ seule pouvait être jugéeexcessive, mais les Amazoons décidèrent de ne pas entraver le cours deschoses.

— Amis…Lucius le Joueur et Bienheureux était ému et triste, des attaches

s'étaient nouées entre lui et les compagnons de la troupe, même les Ama-zoons, et il lui en coûtait visiblement de partir.

— Le Qestionneur avait raison, ton Destin est venu à l'improviste,miaula Balbillus, c'est bien là sa marque, d'ailleurs. Suis les pas de cesmarchands sans crainte, car tu as été droit et honnête avec nous.

Lucius s'en était parti en courant afin de ne pas perdre de vue legroupe, auquel venait de se joindre Abel. Leurs silhouettes se confon-dirent dans le décor des colonnes, puis elles s'amenuisèrent avant de dis-paraître. L'expédition Amazoon resta seule dans le fouillis des colonnesde pierre claire, avec les alalhs et les trakkers attelés aux chariots, Iolo,Balbillus le chat-cerise, Salah.

— Nous venons de perdre un membre du groupe originel, dit Aola enobservant la brume s'insinuer entre les colonnes.

— C'est ennuyeux, mais le départ d'Abel l'est plus encore, il connais-sait certaines des parties du Mondwana et son aide nous aurait été profi-table, répondit Nyris en venant près de sa compagne.

L'expédition finit par repartir de l'avant, dans une direction différentede celle prise par le groupe précédent, et bientôt le silence seul les envi-ronna. Les colonnes se dressaient innombrables en se levant vers le cielgris, dans une plaine bosselée perdant de sa platitude et gagnant au fildu temps un léger relief. Un soleil énorme et blanc transparaissait entreles nuages, et Iolo se fatigua d'aller ainsi à l'aventure entre les fûts depierres, escaladant des saillies rocheuses ou bien dévalant des pentes

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moussues. La journée s'étira et la troupe Amazoon parcourut de cette fa-çon une grande distance, puis l'expédition rencontra une rivière et la Tri-nité décida de faire halte. Les outres de cuir furent remplies et les alalhsburent longuement près de la rive, les trakkers étant dételés pour pou-voir se désaltérer à leur tour. Les sorcières Amazoons formèrent plu-sieurs cercles de part et d'autre, des feux furent allumés, car il étaitl'heure, d'après les sorcières de l'Empire, de boire un bon café. Iolo se joi-gnit au cercle le plus proche, et Salah vint vers eux puis s'assit à leurs cô-tés, face à une cafetière d'émail rouge posée sur les braises.

— La perte d'un ami, voire de deux, est toujours regrettable, déclara levieil homme de la cité de Myriam.

— En effet, mais la vie est ainsi faite, conclut Iolo laconiquement en sepoussant pour permettre aux Amazoons de la Trinité de s'asseoir à leurscôtés.

— Vous êtes tristes d'avoir perdu vos amis, Evzoons, gronda à sontour Aola, tout en prenant la tasse de grès qu'on lui tendait.

— Nous parlions de cela, justement, répliqua d'un ton posé Iolo enjouant avec sa tasse fumante, et je le disais à Salah, les détours de la viedoivent être acceptés avec bonne humeur, les revers du sort dévoilenttoujours une issue heureuse, si on sait les accueillir sans arrière-pensée.

— C'est écrit dans la Tradition très Ancienne préservée par la Ligue,tout du moins, miaula Balbillus le chat-cerise en observant chacun hu-mer sa tasse de café, avant de la boire à petites gorgées.

— Dans Sombreterre également, il est des érudits pour conserver tracede l'Ancien Scavoir, assura Salah en reposant sa tasse devant lui, surl'herbe pâle. Il nous faut faire contre mauvaise fortune bon coeur, voilàtout.

Un instant de silence succéda, car chacun dégustait son breuvage obs-cur et prenait le temps de savourer ce moment de paix jusqu'au bout. Parexpérience, les sorcières et les hommes le savaient, la Trinité leur permet-tait rarement de s'étirer trop longtemps.

— Nous sommes perdus, souffla Aola en baissant les yeux sur sa tasse,dont des volutes brûlantes s'élevaient dans l'air.

— Nous ne savons pas où aller, les Vénérables nous refusent leur aideet sont sourdes aux appels de nos Anciennes, poursuivit Thélia à voixbasse.

— C'est ennuyeux… lâcha Salah, cela ne ferait pas notre affaire !— Être perdues ici ou ailleurs…Nyris semblait particulièrement amère.

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— Allons, mesdames, la situation n'est pas si désespérée, affirma Bal-billus en clignant de ses yeux d'or. Suivons cette petite rivière dans lesens du courant, et nous verrons bien la portion de l'Unimonde dans la-quelle nous aboutirons.

Les Amazoons de la Trinité décidèrent de faire ainsi — elles nevoyaient pas d'autres alternatives — et quelques instants après le campprovisoire avait été levé, et les Amazoons étaient remontées sur leursalalhs. Les Vouivres sifflantes étaient restées dans leurs paniers d'osier etaucune des sorcières n'avait enfourché son balai magique, mais touteselles avaient décidé d'aller de l'avant et de suivre la rivière. Montant puisdescendant les déclivités parsemant la Forêt des Blanches Colonnesl'expédition s'achemina entre le lacis tortueux, le fouillis minéral des fûtsimmaculés et les roues des chariots tirés par les trakkers patinèrent plusd'une fois dans les ornières du chemin. Mais le cap fut maintenu ferme-ment par les Amazoons le long de la berge, même si les bannières debronze et les longues hallebardes tintèrent souvent malencontreusementcontre les colonnes. Dans le chariot de leur trakker habituel Iolo et sonchat-cerise, le vieillard Salah, fermaient la marche lorsque finalement uneéclaircie se dévoila au bout de leur champs de vision, et le coeur battantIolo distingua le vide d'une étendue dégagée.

— Ton idée était la bonne, Balbillus ! s'exclama-t-il vers le chat-cerise.Si celui-ci était satisfait de sa victoire somme toute morale, il n'en laissa

rien paraître et à une allure nettement plus rapide leur chariot chargé deprovisions et d'affaires diverses atteignit le dernier un champ légèrementpentu, s'en allant mourir au loin où de nouvelles brumes naissaientencore.

— Nous n'arriverons pas à échapper au brouillard, décidément, pestaIolo entre ses dents, tout en pressant son trakker.

Leur saurien avait accéléré sa course et derrière le flot de l'expéditionAmazoon ils dévalèrent la pente, les roues cognant et rebondissant surles cailloux et les aspérités du chemin. La carriole brinquebalait en sau-tant et tressautant, Iolo se voyant dans l'obligation de ralentir l'allure. LaTrinité menait la troupe à un rythme véloce, et très vite en raison de leurmoyen de locomotion limité les chariots de l'intendance se retrouvèrentloin derrière.

— Leur hâte à aller de l'avant causera un jour leur perte, jura Balbillusle chat-cerise en observant les efforts des Amazoons sur les autres cha-riots pour ne pas être lâchées par l'avant-garde des alalhs.

Un banc de brouillard survint de nouveau, masquant à leur vue lesalalhs, puis lorsque le brouillard se leva enfin — une véritable purée de

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pois — la totalité des alalhs, pourtant bruyants dans leur déplacement,avait disparu. Les Amazoons sur les chariots des trakkers, Salah et Iolon'en croyaient pas leurs yeux. La Trinité et le reste des Amazoons— hormis celles conduisant les trakkers — s'étaient évanouies commepar magie.

— Est-il possible ? s'emportait Salah en se frottant les yeux.Les Amazoons étaient descendues à bas des chariots et avec une ex-

pression hagarde s'étaient mis à invoquer les esprits de leur race, ou àfouiller les environs du regard, bien en vain. Les trois quarts del'expédition venaient de se volatiliser. Mais le brouillard s'accrut et surleur carriole Iolo et Salah, Balbillus le chat-cerise se retrouvèrent isolésune fois de plus par l'intensité de la masse nuageuse planant au niveaudu sol. Lorsqu'elle se dégagea brièvement, les trois amis étaient seuls.Les Amazoons guidant les trakkers avec le reste des chariots s'étaient ef-facés à leur tour.

— Je m'y attendais un peu, miaula Balbillus en observant les environsdéserts.

— Et maintenant ?Salah paraissait inquiet, car ils se retrouvaient désemparés sur le Toit

de l'Unimonde, et n'avaient pas la moindre idée sur la conduite à adop-ter. Mais le chat-cerise Balbillus avait une fois encore une répartied'avance.

— Et bien, notre tour va venir, tout simplement.De fait ils se retrouvèrent enveloppés totalement par la masse bru-

meuse, puis le trakker du chariot eut à peine le temps de glapir d'effroidans la mélasse cotonneuse. Déjà le brouillard s'amenuisait et un autredécor leur faisait face. C'était une plaine caillouteuse aux pierres angu-leuses grises et blanches mêlées, avec des champs d'herbe verte où pous-saient des arbres fruitiers. Des maisons aux murs blancs et aux toits dechaume parsemaient la vastitude, protégées par des murets de pierresplates. Une forteresse grise se dressait avec ses tourelles et son donjoncrénelé en son milieu, ses oriflammes battant au vent de toutes ses cou-leurs. Les douves asséchées étaient tapissées par une herbe douce, le so-leil blanc du Mondwana brillant dans le ciel entre des nuages filandreuxet effilochés.

— Nous nous sommes déplacés, comprit Salah en fixant la citadellefortifiée dans le lointain.

— Ou bien plutôt, nous l'avons été, renchérit Iolo en regardant plus at-tentivement les environs.

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Dans un champ proche étaient les restes de l'expédition Amazoon,avec les alalhs et les chariots de l'intendance. Le trakker avait bondi endécouvrant la proximité de ses frères de race, la carriole se dirigeant aus-sitôt vers le lieu où Aola et les autres Amazoons, et pas seulement cellesde la Trinité, discutaient de façon véhémente. Une grande troupe arméeavec des montures fantastiques se tenait là : comme si les temps étaientgraves, et une guerre terrible sur le point de se déclencher.

— Il n'est pas question pour nous de vous aider, nous avons d'autresbuts à poursuivre que la lutte contre ces…

— Les Andronautes sont des êtres puissants, expliquait un homme dehaute taille aux cheveux dorés, portant son heaume de verre sous sonbras. Ils ignorent la pitié, et ne font pas de prisonniers : ceux tombant enleurs pouvoirs perdent leur âme, leur ombre, et jusqu'à la dernièregoutte de leur sang.

Les soldats l'entourant d'un air grave avaient hoché de la tête en signed'approbation.

— Dans une lande proche de l'Unimonde, ils ont établi une tête depont et bâti une forteresse semblable à celle-ci, nous pensions avoir viséjuste mais nous avons échoué, disait l'homme vers les Amazoons. Cettecitadelle est peuplée uniquement de gens de Caleb, de bonnes moeurs etfamille. Nous allions repartir lorsque nous vous avons vu près de la Fo-rêt des Blanches Colonnes.

— Nous avons besoin de soldats et de guerrières expérimentées, assu-rait un vieil homme vêtu d'une tunique safranée brodée d'étoiles, avecune ceinture de cuir où pendaient des fioles de charmes. Nous avonsaussi des magiciens à gage en quantité, mais nous manquons surtout desoldats.

L'homme était de taille moyenne et arborait des traits burinés par lesoleil de l'Unimonde, une cotte de mailles en fils d'or et des jambières defer brillant, un heaume cristallin et un baudrier avec une épée de bronze.Le reste des soldats l'entourant étaient bien plutôt des magiciens, car ilsavaient les mains vides et seulement des coutelas et poignards. Leurs vê-tements attestaient de leur qualité d'enchanteurs, par leur apparat et raf-finement, les fioles et les potions portées ostensiblement. De plus, il setrouvait près de là de lourdes charrettes chargées de provisions et de gri-moires, enveloppés dans des protections de soie et de satin. Il devait yavoir seulement une poignée de soldats — petits, musclés et revêtus decuirasse d'acier noir et brillant, avec des lances et de longues épées re-courbées — pour une grande majorité de magiciens et d'enchanteurs à la

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disparité vestimentaire ahurissante. Mais cela, les deux amis de la Liguedes Magiciens de la Terre n'en étaient pas surpris le moins du monde.

Certains étaient à pied ou bien montaient des créatures au cuir sombresemblables à des chevaux dotés de noires crinières, mais dont les dimen-sions auraient été multipliées par deux ou même par trois. Des protec-tions d'écailles étaient montées sur leurs corps, et des andouillers pareilsà ceux des cerfs ornaient leurs têtes, dont les yeux noirs et vifs s'agitaientdevant la masse impressionnante des alalhs.

— Vos alalhs et vos guerrières nous permettraient de porter un coupfatal aux Andronautes, reprit l'homme en distinguant les amis de laLigue, avec Salah, marchant vers eux après être descendus de leurcarriole.

Les nouveaux venus se présentèrent et le capitaine du détachementmagique leur répondit d'une voix assurée.

— Je suis Limbo. Êtes-vous soldats ?Les hommes de sa troupe avaient fait corps autour d'eux, mais Iolo eut

un geste de dénégation.— Nous sommes des magiciens et la violence nous est interdite, car

nous suivons la Tradition et le Scavoir Ancestral de la Terre.— Notre réponse est non, trancha Aola de la Trinité dont la volonté

était inébranlable.— Vous n'avez pas vraiment le choix…L'homme appelé Limbo avait secoué la tête, et fait une passe magique

vers Iolo et Salah, le chat-cerise. Le brouillard mystérieux avait recom-mencé à masquer le trio, mais les enchanteurs de la troupe ne parais-saient pas réjouis par la décision de leur chef, de les faire retourner prèsde la Forêt des Blanches Colonnes. La voix de Nyris résonna une der-nière fois aux oreilles de Iolo, avant qu'ils ne foulent le sol d'herbe douce,sur la vallée en pente.

— Vous le regretterez… murmurait l'Amazoon d'un ton dépité.

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Chapitre 18— Si je comprends bien…Salah était descendu du chariot et poussait ce dernier près de Iolo, afin

d'aider leur trakker à franchir une passe difficile. Le chat-cerise trottinaitprès de là.

— Selon vous, tôt ou tard les Amazoons s'échapperont des griffes deshommes de Limbo, car seul la survie de leur nation cosmique lesintéresse.

— Exactement, miaula Balbillus lorsque la carriole passa l'endroit es-carpé dans un grincement sinistre. Nous devons donc rejoindre Éthérysde notre côté, afin de pouvoir effectuer la jonction lorsque les circons-tances le permettront.

Le trakker désormais libéré de l'entrave rocailleuse bondissait sur laroute de terre, bordée de rocs à la silhouette contournée. PrécipitammentIolo avait grimpé sur le banc de bois du conducteur, et Salah en soufflantbruyamment avait fini par l'imiter. Balbillus le chat-cerise était monté ledernier à bord, d'un bond souple et félin. Il continua son discours,comme si de rien n'était.

— Je n'étais pas très chaud pour cette expédition, au début, il est vrai,mais avancer ne nous coûte rien, ni en péril, ni en danger. Par contre, re-venir vers Sombreterre maintenant serait une entreprise périlleuse etrisquée.

— Curieuse ironie des choses, lâcha Iolo en observant les environs ducoin de l'oeil. Et puis de toute façon…

Le jeune garçon laissa s'écouler un court instant, durant lequel il conti-nua à fixer les alentours, où Limbo les avait fait retourner après les avoirappelés. Une plaine caillouteuse et vaste s'étalait dans toutes les direc-tions. Une montagne de faible hauteur couronnée de neige s'élevait auloin, et dans le ciel froid scintillaient des étoiles. Il régnait une tempéra-ture plutôt fraîche sous les nuages bas, l'on aurait cru que le plafondnuageux était sur le point de rejoindre la plaine. Cela expliquait lesbrumes fréquentes dans cette région, réfléchit Iolo perdu dans sesréflexions.

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— De toute façon ? le reprit Salah près de lui, en s'agitant de gauche àdroite sous les cahots de leur chariot sur le mauvais chemin.

— Cette guerre menée par Éthérys contre l'Empire de la Roue est in-quiétante pour nous, miaula le chat-cerise Balbillus, derrière eux, confor-tablement assis sur les ballots de nourriture et d'affaires diverses.

— J'y ai déjà pensé à plusieurs reprises, si les Amazoons elles-mêmessont impuissantes à contrer cette invasion, la Ligue des Magiciens de laTerre ou bien les divers gouvernements de notre planète ne pourront pasle faire non plus.

— Cela vous donne du souci.— Oui, approuva Iolo vers le vieil homme de la cité de Myriam. Tout à

fait.— Voilà pourquoi en dépit des derniers évènements, nous allons conti-

nuer à avancer, miaula Balbillus en regardant une vallée s'ouvrant prèsde là.

— Et vous ?La voix du jeune magicien était claire et dépourvue d'arrière-pensées,

aussi Salah lui répondit-il sans détour.— Je partage vos craintes pour l'avenir, mais je vais aller de l'avant

également. De plus, je suis seul et sans talent magique, commentpourrais-je revenir sur Sombreterre ? Mon entreprise serait vouée àl'échec.

— Ça, c'est vrai, reconnut Iolo en approuvant de la tête.— N'ayant rien d'autre à faire, je vais donc aller avec vous. Mais j'y

pense, vous devez être heureux malgré tout…Il s'adressait à Iolo sans le nommer précisément, et ce dernier avait

froncé les sourcils.— Pourquoi cela ?— Vous vouliez connaître l'aventure, il me semble…Le jeune garçon s'était détendu avant d'arborer un sourire jovial, se

tournant vers le chat-cerise placé derrière lui.— C'est vrai, je ne m'en rappelais plus… Ah, Balbillus, que de

souvenirs n'aurons-nous pas dans nos vieux jours !Le chat-cerise avait poussé un grognement étranglé presque inaudible

et Iolo le crut d'abord destiné à ses paroles, aussi le jeune garçon éclata-t-il de rire. Puis il comprit la réaction du chat-cerise motivée par touteautre chose, et il sursauta après s'être retourné vers la direction fixée parBalbillus. Dans un méplat, dissimulé à la vue par une crête terreuse, uncampement s'étalait sur plusieurs dizaines de mètres, constitué de huttesrondes en boue séchée avec des ouvertures circulaires et noire. Iolo avait

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arrêté l'avance de leur trakker, et ce dernier s'était mis à humer lesodeurs provenant du campement avec de petits cris nerveux. Sa crêterougeâtre s'était assombrie, signe évident d'inquiétude chez lui. Unhomme était sorti d'une des huttes en terre sèche, et s'était dirigé verseux d'une démarche souple et aisée. Iolo avait sauté de son banc afin derencontrer l'inconnu.

— C'est un plaisir de rencontrer des voyageurs par ces terres del'Unimonde, déclara l'homme en adressant un salut cordial aux troishommes. Soyez les bienvenus sur notre territoire, mon nom est Malem.

Son visage était de teinte claire et ses cheveux plats étaient coupés versles épaules, semi-longs. Il avait des yeux bleus et une chevelure sombre,des vêtements de peau avec des sandales de cuir. D'autres hommes etfemmes venaient des huttes, ou bien des environs car à présent les voya-geurs distinguaient des champs de maigre pâture où se trouvait un trou-peau. Les voyageurs se présentèrent à leur tour, et le peuple de bergersleur fit bon accueil. Ils furent invités à partager des libations de bienve-nue, et les femmes d'allure semblable dans leur habillement aux hommesdressèrent des tables de bois. Un cercle fut créé et les trois amis s'assirentsans faire de manière, le dénommé Malem reprenant sa palabre.

— Nos voyants ont aperçu d'étranges équipages derrière l'espace,poursuivit l'homme.

— Oui, confirma Iolo en prenant la tasse dans laquelle infusait un mé-lange floral de l'endroit. Nous étions une troupe en route vers un lointainroyaume, mais des soldats de l'Unimonde nous ont intercepté afin devoir se joindre à eux les sorcières de notre bord.

— Les soldats de l'Unimonde étaient menés par un certain Limbo, ren-chérit Salah en laissant reposer près de lui son infusion.

— C'est un homme vaillant, mais empli de desseins belliqueux, expli-qua une femme boulotte aux tresses blondes, tout en déposant sur lestables des corbeilles de friandises sucrées et de baies. Nous, les gens deSol, respectons ceux dont le choix est celui des armes : mais ce choix n'estpas le nôtre.

— Nous nous trouvons dans un cas identique, miaula alors Balbillusen sautant sur les genoux de son ami. Du reste, en raison de notre paci-fisme Limbo nous a renvoyé vers la Forêt des Blanches Colonnes.

Dans les tables proches les gens de Sol avaient hoché de la tête en si-lence. Malem avait pris le temps de savourer son thé aux senteurs su-crées, et Iolo avait fait de même.

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— Les mêmes coeurs se ressemblent et s'attirent, affirma le chef de tri-bu en parlant vers Iolo. Le Destin vous a mené vers nous, car la paix ducoeur est notre lien.

— Certainement, assura Balbillus le chat-cerise en fixant les étrangesmaisons de boue séchée, dont la rusticité dégageait pourtant un parfumde douceur et de savoir-vivre infini. Vous avez un très joli… campement.

— N'est-ce pas, se rengorgea Malem, nous l'avons choisi et bâti ainsi.Car, voyez-vous, nous n'avons pas toujours vécu de cette façon, dans lasimplicité du coeur et la paix de l'esprit. Nous vivions autrefois dans unpays riche et puissant, où les habitants se trouvaient loin des choses de laterre.

— Nous avons voulu revenir vers l'essentiel et après un long voyage,nous nous sommes installés ici, depuis de longues années maintenant,révéla la femme boulotte assise près de Malem. Nous sommes les gensde Sol.

— Nous n'avons pas besoin de produits et de véhicules en nombre, ditMalem, l'eau et le vent, le soleil et nos troupeaux, un peu de culture, toutcela nous suffit pour vivre sereins, en harmonie avec nous-mêmes.

— Dès lors, vous êtes en paix avec le monde, comprit Balbillus.— Et même avec l'Unimonde, ajouta Malem tandis que Iolo et le

vieillard Salah se levaient de leur table.— Nous ne pourrons jamais vous remercier assez pour votre accueil,

avoua Iolo. Maintenant il nous faut partir, car nous cherchons la routed'un empire du nom d'Éthérys. Et si l'Unimonde comme vous l'appelezn'a pas de frontières connues, notre route ne nous permet pas de repostrop prolongé.

— Mais nous nous souviendrons longtemps de l'hospitalité des gensde Sol, promit Salah en se rapprochant de la carriole, et de leur bontépour nous.

Les habitants du petit hameau leur firent des adieux sincères, car prèsde la Forêt des Blanches Colonnes, sur le Toit du Mondwana, ils devaientrarement rencontrer de monde, et tout pour eux était motif à fête et ré-jouissance. Mais finalement les voyageurs reprirent leur route, et déjà letrakker avançait souplement sur le chemin après la courte halte lorsque,se retournant, Iolo observa monté sur un cervidé de bonne taille, maissellé à l'image d'un cheval, le chef de tribu Malem. Il galopait vers eux àune allure soutenue. Afin de pouvoir être rejoint plus vite par ce dernierle jeune garçon intima au trakker l'ordre de s'arrêter, et surpris tousvirent se rapprocher Malem, sautillant sur le daim aux yeux jaunes.

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— Amis, nous avons été navrés de ne pouvoir vous aider dans votrerecherche sur l'empire d'Éthérys.

— Il ne fallait pas vous préoccuper pour si peu, lui miaula Balbillus lechat-cerise, l'homme sortant de son vêtement de cuir un objet de métalbrillant avec une sphère rutilante à son extrémité, d'un éclat surprenant.

— Mais votre coeur est droit et votre amour de la paix nous a émus, af-firma Malem en brandissant l'objet vers Iolo. Limbo peut-être vous auraitpermis de vous rapprocher de votre objectif, et vos amies en bénéficie-ront sans doute, mais pas vous. Cette injustice nous a touchés, aussiavons-nous décidé, nous, les gens de Sol, d'y remédier.

— Grâce à cela ?Salah désignait l'objet de métal et de verre rouge sombre, dont la lumi-

nosité était forte même sous le couvert des nuages.— Ceci… est un Horoguide, quelque chose combinant l'horloge cos-

mique, la Dextra, avec une connaissance infaillible de la nature profondedes lieux où il se situe grâce au Senso, dont je n'ai pas besoin de vousdire l'excellence insurpassable.

Malem expliqua mieux vers les voyageurs, sans descendre pour autantde son daim véloce. Il reprit d'abord toutefois son souffle.

— Je vous l'ai déjà dit, nous venons d'un peuple sophistiqué et puis-sant, reprit Malem en levant vers les amis ses yeux au regard clair. Enfait, sa capacité technique n'a pas d'équivalent à nos yeux. Nous partîmespour retrouver la nature et notre réalité propre : sans l'Horoguide nousn'aurions jamais pu parvenir à bon port vers notre Destin. Maintenantnous n'avons plus besoin de lui, même si c'est le dernier souvenir nousrestant de notre peuple. Vous en ferez bon usage.

Il le déposa dans la main de Iolo comme s'il s'agissait d'une relique sa-crée, et fit volter son daim moucheté avant de reprendre la direction deson campement, avec un geste d'adieu. Balbillus le chat-cerise devant lemanque de réaction de Iolo miaula fortement.

— Mais comment fonctionne cette chose ?Elle étincelait dans la main du jeune magicien de la Ligue, et la perle

rubis détenait des moirures obscures et changeantes.— Cela n'a aucune espèce d'importance ! lui répondit Malem en conti-

nuant à s'amenuiser dans le lointain. Vous le découvrirez par vous-mêmes dans votre coeur !

Balbillus grogna à mi-voix.— C'est gai.

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— Certainement, approuva Iolo en enfournant dans une de ses pochesl'objet en question, sans plus de façons. Comment dis-tu souvent, Bal-billus ? Nous remettrons notre sort entre les mains du Destin.

— Ta mémoire est remarquable, grimaça Balbillus tandis que le trak-ker sur la route poudreuse repartait de plus belle.

S'éloignant du campement des gens de Sol et de la Forêt des BlanchesColonnes, la carriole des trois amis en vint à pénétrer toujours plus pro-fondément dans le Toit de l'Unimonde et mit le pied — ou plutôt, lesroues — sur un chemin pavé, semblant atteindre une région davantagepeuplée. La route décrivit successivement une montée puis une descentevers une vaste plaine : elle était cisaillée dans le lointain par un abîme,avec des hauts plateaux à l'horizon. Un vide béant se trouvait à l'est, parun miracle indéterminé le Toit du Mondwana s'effondrait là avant de re-prendre ailleurs.

Un groupe de personnes se trouvait plus bas, s'affairant autour degrands oiseaux de cuir blanc aux yeux ambrés, aux vastes ailes. Ilsétaient harnachés et bâtés à l'image de bêtes de trait, et visiblement ilsportaient grâce à des filins de larges plates-formes de bois sur lesquellesdes gens et des affaires étaient disposés. Les plates-formes étaient sup-portées par des roues pleines, Iolo en un éclair comprenant l'utilisationde ces grands oiseaux aux rémiges safran. L'usage de la pente douces'acheminant vers le vide allait être déterminant pour la folle entreprise.

Les gens s'étaient rapprochés des voyageurs, revêtus de vêtements co-lorés et carillonnant, avec des chandails de laine et des bonnets de coton,des pantalons de tissu beige ou crème, aux chaussures montantes. Il yavait là des hommes et des femmes, des vieillards et des enfants. Quatreplates-formes avaient été poussées là, avec un nombre d'énormes oiseauxindéterminé, car ni Iolo ni Salah ne purent les compter en entier. Leur at-tention était trop accaparée par le dessein extraordinaire de ces gens.

— Pensez-vous vraiment agir ainsi ? lança Iolo en guise de présenta-tion vers les jeunes gens, ces derniers s'étant rapprochés de la charrettedu trakker afin de découvrir l'identité de leurs visiteurs.

— Oui, car nos ancêtres firent pareillement voici longtemps et nos arti-fices magiques sont impuissants contre nos oppresseurs, expliqua unjeune homme aux cheveux couleur de paille et aux taches de rousseur.

— Les Magiciens Vermillon ne nous laissent pas de repos avec leurstaxes et leurs impôts, nous voulons partir loin, dans des régions où nouspourrons vivre en paix.

— Les Oiseaux de Cuir proviennent des îles anciennes de Vuamm,poursuivit une femme en portant un petit enfant dans les bras, avec un

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fichu de dentelle sur la tête et un tablier coloré. Ils nous ont coûtés cheren incantations et en argent, mais ils nous porteront là-bas.

— Ils feront escale dans plusieurs continents avant de rejoindre leurlieu de naissance, où l'on ne sait rien des Magiciens Vermillon, ainsil'espérons-nous du moins, déclara le premier des jeunes à les avoiraccostés.

Iolo ouvrit la bouche pour lui répondre mais il se tut, fasciné par le dé-roulement des opérations devant eux. Ces personnes intrépides venaientde terminer de mettre leurs affaires — diverses carrioles semblables à laleur — sur les plates-formes de bois. Les oiseaux de cuir et de plumes surleurs pattes puissantes avaient commencé à battre des ailes.

— Où allez-vous, pour votre part ? leur demanda le voyageur aux che-veux de paille.

— À vrai-dire, nous n'en savons rien, avoua Salah en se remémorant larebuffade de Limbo, et leur souhait de retrouver les Amazoons vers É-thérys, ou bien dans ses abords.

— Nous essayons de rejoindre des amies à nous, miaula Balbillus tan-dis que les plates-formes rattachées par des filins aux Oiseaux de Cuirétaient placées les unes derrière les autres, avec une distance respectableentre elles.

— Savez-vous où elles se trouvent ?Le jeune homme discutait avec eux en observant les ultimes prépara-

tifs de leur voyage, une main placée devant ses yeux pour éviter la réver-bération du soleil blanc, ce dernier commençant à émerger de son linceulde nuages.

— Et bien, non, finit par reconnaître Iolo en détaillant lui aussi les pré-paratifs de cette incroyable odyssée.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ? proposa le jeunehomme aux habits colorés. Nous ferons plusieurs escales, au cours des-quelles vous pourrez nous quitter lorsque vous le voudrez, si vous obte-nez des informations intéressantes. Et vous franchirez de grandes dis-tances en notre compagnie.

Les trois amis se regardèrent songeusement et se mirent à part afin dediscuter, tout en étant prévenus par les maîtres des grands oiseaux de nepas tarder trop à prendre leur décision.

— Cela me paraît dangereux, jugea Salah en regardant les plates-formes être poussées par de petits groupes vers les abords du ravin.

— Continuer à progresser au hasard dans le Mondwana l'est tout au-tant, assura Iolo dont les yeux ne parvenaient pas à s'éloigner des grandsoiseaux blancs aux rémiges colorées sur les bords de leurs vastes ailes.

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— Certes, convint le chat-cerise. De deux maux, il va nous falloir choi-sir le moindre.

— Explique-toi, le pressa Iolo car déjà la première plate-forme roulaitsur l'herbe avec ses passagers et leurs affaires, une poignée de grands oi-seaux blancs courait sur la plaine pentue en les tirant derrière eux.

— Sans eux nous sommes trois, et en leur compagnie, pour l'instant,nous sommes bien davantage, affirma le chat-cerise. En dépit de la folieconstituée par cette aventure, la logique demande notre accord à cevoyage. Si les circonstances devaient changer, nous changerions alors derésolution également.

— On se défend mieux à plusieurs qu'à trois, comprit Salah en signi-fiant au jeune garçon près de là leur accord.

— Exactement, acquiesça le chat-cerise. C'est pour cette même raisonqu'ils nous ont demandé de les rejoindre.

Il était remonté sur le chariot tiré par le trakker, et ce dernier de lui-même avait pris la direction de la plate-forme la plus proche, car plu-sieurs carrioles de ces gens étaient tractées également par des trakkers, etces animaux aiment particulièrement se joindre à leurs semblables, pourformer d'immenses troupeaux si le loisir leur en est laissé. Ils grimpèrentavec leur véhicule sur la dernière des plates-formes, et après leur montéeà bord la passerelle d'accès fut relevée et refermée avec un bruit sec parune femme à l'expression décidée. Visiblement, tous réalisaient là undessein longuement mûri. Leur chariot fut solidement amarré au rebordprès des autres, et leur trakker dételé, motivant chez lui des glousse-ments de joie. Puis leur plate-forme s'ébranla, et Iolo réalisa que lesautres engins de bois devaient déjà rouler devant eux vers le précipice.

— Vous n'avez pas peur ? cria Iolo vers le membre d'équipage le plusproche de lui.

— Si, pourquoi ? lui répondit ce dernier avec un large sourire.L'air sifflait violemment autour de leur plate-forme en mouvement,

déjà les grands oiseaux avaient disparu et Iolo commençait à s'inquiéterfranchement lorsqu'au terme de sa course leur embarcation de bois plon-gea vers les profondeurs. Le coeur de Iolo bondit dans sa poitrine. Il yeut des cris à bord et les trakkers glapirent d'effroi, puis leurs larges aileséployées les oiseaux de cuir et de plumes — des Orixs — lui révélal'homme le plus près de lui, remontèrent lentement jusqu'à filer au coeurdu ciel. Le soleil blanc du Mondwana brillait et les nuages de brume d'ily a peu s'étaient évanouis. Les plates-formes les devançant se trouvaientà plusieurs dizaines de mètres au loin et les ailes éployées, car ces grandsoiseaux planaient au lieu de voler, les falaises du Toit de l'Unimonde

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s'éloignèrent dans leur dos. Les visages montraient des expressions da-vantage rassurées, et plusieurs membres de l'équipage jetèrent en l'airleur bonnet en démonstration de joie.

— C'était moins une, miaula Balbillus le chat-cerise en se rapprochantde Iolo, près du plat-bord. J'ai bien cru être sur le point de lancer un Sortde Sauvegarde, avant la chute finale.

— Je t'aurais précédé de peu, je t'assure, sourit le jeune garçon en ob-servant les brumes cotonneuses masquer sous eux les reliefs du Toit del'Unimonde.

— Nous longeons les falaises, pour le moment, reprit Salah après s'êtreépongé le front une fois l'émotion de l'envol passée.

— Quelle route suivez-vous ? s'enquit Iolo vers l'homme le plus prèsde lui, un vieillard chafouin à la démarche raide et au visage tanné par lesoleil blanc.

— Nous allons longer la côte, car nous sommes près de l'Agrelle, dontla masse occupe une grande partie du Toit de l'Unimonde, puis nousprendrons la direction du levant, car trois continents peuplent la GrandeMer, avant son coeur inconnu.

— Inconnu de tous ?Balbillus paraissait le croire seulement à moitié, car le Mondwana était

une terre de magiciens et d'enchanteurs et ces derniers n'ont pas réputa-tion d'ignorance ou d'inculture.

— Oui, des Magiciens Vermillon tout au moins.L'homme avait dit vrai, car maintenant les Orixs avec des cris aigres

avaient viré sur leurs larges ailes et les plates-formes aux roues pleiness'étaient dirigées là où prend naissance le soleil blanc. Il y eut encore desbrumes puis il se produisit une brusque éclaircie : le ciel se déroula, etl'horizon occupa l'espace.

L'Agrelle dansait au loin, c'était une plaine mouvante d'argent et desaphir, avec des crêtes de nacre en touches délicates, formant des tour-billons d'écume sur des grèves pierreuses. Des falaises d'ocre et de vertdéfilèrent sous eux, laissant dans l'oubli des massifs d'arbres pauvres etdesséchés, avec des champs de terre sombre et de pierre. La vitesse desOrixs les en détacha irrémédiablement, puis l'Agrelle fondit sur eux.L'air marin emplit les narines des voyageurs et décupla la vigueur desgrands oiseaux, dont le désir profond de retrouver leur terre, après enavoir été tirés par des sortilèges, permettait à ces gens de réaliser leursouhait le plus cher. Le ciel bleu était enivrant, et l'atmosphère joyeuse.Tout allait pour le mieux et des bouteilles de terre cuite furent débou-chées de leur cachet de cire, des coupes d'étain remplies pour fêter la

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réussite. Iolo et Salah prirent part sans arrière-pensée au banquet im-promptu, car le bonheur de ces gens était simple et pur. Des paroles ai-mables fusèrent, puis une conversation s'engagea près du plat-bord surlequel était resté perché Balbillus, car les chat-cerises ont des coutumesdifférentes des hommes.

— Quel sera le premier continent à paraître devant nous, sur les troisprévus ? interrogea Iolo dont le vin rosé empourprait les joues.

— D'abord il y aura Hispaniola, à deux ou trois jours de vol, puisl'Amerzone, et enfin Amerante, la dernière île. Ensuite l'Agrelle est sau-vage et inconnue, et nul ne pourra plus nous empêcher de vivre en paix,sur la terre où nous choisirons de nous installer.

Des gens près des trois amis approuvèrent en riant, car il leur semblaitavoir fait le plus dur de leur voyage, mais ils durent déchanter peuaprès. Plusieurs personnes se déplacèrent avec crainte vers l'avant, afinde mieux observer la première des quatre plates-formes, la plus avancéede leur groupe, mais aussi la plus exposée de par sa position même. Eneffet, depuis la mer, une colonne d'eau s'élevait jusqu'à une grande hau-teur, s'éteignant puis renaissant à un endroit différent. Elle n'était pasbien grande mais les Oiseaux de Cuir durent faire un écart pour éviteraux plates-formes d'être touchées par la masse liquide, celle-ci en dépitde l'altitude où ils évoluaient se rapprochant d'eux avec une facilitédéconcertante.

— Prenez garde au jet du Loki ! clamait le jeune homme aux cheveuxde paille, apparemment préparé à ce danger.

En peu de mots, il fut expliqué aux amis la dangerosité de l'Agrelle,elle abritait bien des êtres et des monstres terribles, dont le dernier maisnon le moindre était le Loki. Depuis les profondeurs ou bien près de lasurface il déséquilibrait ses victimes d'un puissant jet d'eau, et les dévo-rait après leur chute dans l'Agrelle. Les premières plates-formes par-vinrent à échapper à la perfidie du Loki, et Iolo réalisa qu'ils étaient lesderniers à pénétrer dans son territoire de chasse. De gauche et de droitefilèrent successivement les Orixs aux becs grands ouverts dans leurcourse, et ils essayèrent de monter encore afin de lui rendre la tâche plusdifficile et cela s'avéra payant, de prime abord. Les colonnes d'eau sedressèrent à une cadence soutenue en plusieurs points proches de leurplate-forme, puis l'évènement tant redouté se produisit. La plate-formefut soulevée sur un côté, et après s'être maladroitement accroché au bas-tingage, Iolo tomba en hurlant vers la mer. Il n'était pas le seul, car Salahet Balbillus, les plus proches de lui, l'accompagnèrent également dans sachute. Tout en dégringolant à vive allure, Iolo vit comme dans un rêve

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les Orixs zigzaguer éperdument vers le levant, entravés par les filinssupportant la plate-forme, puis une mince ligne brunâtre sur l'eau avecdes collines couleur saphir. Iolo réfléchit intensément : une île. Puis lecontact de l'eau le frappa avec la force d'une gifle, et il coula à pic. Seulela main vigoureuse de Salah vint le tirer du trépas, et le vieillard mal-adroitement parvint à le ramener à la surface, Balbillus barbotant diffici-lement près de là.

— J'ai cru voir une île… près d'ici, haletait Iolo encore abruti par laviolence du choc, et recrachant de l'eau salée par saccades.

— Nous n'aurons pas la force de parvenir au rivage, lui dit Salah aprèsavoir vérifié la bonne santé — toute relative — du chat-cerise.

— Il nous faut partir, vite, miaulait Balbillus ballotté par la houle del'Agrelle. Le Loki va venir nous chercher, s'il réalise notre infortune.

Iolo fit quelques brasses maladroites, car il nageait très mal, et il réalisarapidement le bien-fondé des paroles de Salah. Ils étaient tous trop fati-gués par la violence du choc pour rejoindre cette île devant eux — unemasse de terre et de verdure inconnue du peuple migrant — puis il sefrotta les yeux en réalisant l'inattendu. Leur trakker, délié de son harnaiset bien sûr sans sa charrette, venait de les rejoindre, or, il en était quasi-ment certain, ce dernier n'avait pas été déséquilibré avec eux durant lechoc produit par la colonne du Loki. Pourrait-il avoir sauté de lui-mêmeà l'eau afin de retrouver son maître ? Iolo jugea la chose incroyable, maisil ne la repoussa pas. L'urgence de la situation lui fit appeler cependantle trakker au plus vite, afin de s'arrimer à lui avec Salah et le chat-cerise.

— Vite, vite, murmurait en grelottant d'épuisement et de froid Salah,en s'agrippant tout comme Iolo à sa crête sanguine.

Une ombre noire fendait les vagues argentées, un aileron vaporeux etpresque iridescent filait vers eux : le trakker glapit d'un ton suraigu etprit la direction de l'île sans tarder. Iolo et Salah — Balbillus pour sa partétait rivé aux épaules de Iolo de toutes ses griffes — sentaient les mouve-ments de sa queue fouettant l'eau de gauche à droite afin de pouvoirprogresser avec sa charge. De temps à autre le trakker frappait leurspieds dans sa hâte à rejoindre la plage, car son instinct bien avant sespassagers avait senti l'approche du Loki, et avec un franc soulagementles trois amis finirent par fouler un sol sablonneux parsemé de rocailles.

À toutes jambes ils coururent vers la terre ferme, le chat-cerise avec letrakker n'étant pas le dernier à rompre les rouleaux d'écume pour parve-nir à ses fins. Derrière eux une masse sombre jaillit de la mer, et la gueulefétide du Loki béa dans leur dos. Il s'agissait d'une monstruosité à lapeau ridée d'innombrables sillons, avec des reflets vert-brun et des

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taches liliales curieusement disposées. Sa langue grise était bordée dedents à l'implantation impeccable, et Iolo réalisa que si le Loki s'étaitaventuré jusque sur la plage, c'était heureusement en vain. Il s'agitait degauche et de droite désormais, son évent soufflant air et eau sous l'effetde la colère. Il reculait lentement vers l'Agrelle, mais pas suffisammentvite pour son goût.

— Il craint de rester prisonnier sur la plage, expliqua Salah après avoirrepris ses esprits.

— Probablement, approuva Iolo en fixant les points noirs au loin,constitués par le peuple migrant.

Ils n'avaient pas infléchi leur course pour essayer de les récupérer, etSalah devinant les pensées de Iolo reprit.

— Peut-être leurs Orixs n'étaient-ils tout simplement pas capables defaire demi-tour.

— Je ne les blâme pas.Iolo semblait abattu et il se mit en devoir d'explorer les environs de la

plage, avec ses arbres meurtris par la salinité de la mer et ses pierresnoires jaillissant par endroits du limon de la terre.

— Les Oiseaux de Cuir n'auraient pu repartir de la plage, s'ils s'étaientposés ici, miaula Balbillus en comprenant la tristesse de son ami, dont lesouhait d'accomplir un périple aérien venait de faire long feu. Les Orixsont besoin de s'élancer depuis de grandes hauteurs, souviens-toi.

Iolo hocha de la tête.— Tu as raison, Balbillus, d'ailleurs, je n'y pense même plus.Il s'assit sur une pierre noire, Salah partant derrière les dunes afin de

chercher des fruits ou bien de l'eau, dit-il aux deux amis. Le trakker se re-posait près de là et son ventre mou se soulevait au rythme de sa respira-tion rapide, car les efforts demandés avaient été intenses. Un calme apai-sant régnait sur l'île. Le jeune garçon se força à en imprégner son être,afin de chasser le tourbillon d'émotions venant de le traverser en si peude temps. Il réalisa combien était superbe le paysage avec ses montagnesbasses et ses brumes accrochées sur leurs flancs, ses arbres tordus en-guirlandés de lierre et ses champs d'herbe verte vers lesquels le trakkerse dirigeait déjà.

— Allons, Iolo, le secoua Balbillus, il faut tirer le bon du mauvais,toujours.

Iolo s'était relevé en sentant une étrange vibration dans sa poche, etavec une certaine surprise, car il avait totalement oublié sa présence, lejeune garçon en retira l'Horoguide légué à lui par le peuple de Sol.L'objet de métal portant une perle globuleuse au carmin puissant avait

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subtilement acquis une dorure voilée, et Iolo, avec Balbillus, ne put queconstater le changement.

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Chapitre 19Le jour s'était levé depuis un moment et Salah avait apporté à ses amis

des fruits sauvages et des baies en guise de déjeuner, Iolo et Balbillusavec leur guide de Sombreterre s'aventurant ensuite sur l'île en explora-tion, sous le soleil blanc dont les rayons dardaient une lumière rasantesur les flots et donnaient à l'endroit une apparence paradisiaque. À leurgrand étonnement, ils avaient découvert que ce qu'ils avaient pris pourune île déserte non loin du rivage était en fait une presqu'île, reliée à lafalaise bordant les flots de l'Agrelle, sur le Toit de l'Unimonde, par unemince bande de terre où des arbres tordus parvenaient à tirer leursubsistance.

Iolo avait ressorti de sa poche l'Horoguide si mystérieux et ils'évertuait à en percer les arcanes, tout en avançant près de ses amis surla langue de terre. Le trakker sautillait et courait près de là, plongeantdans les flots lorsque le désir lui en venait ou bien remontant sur laberge. Sa langue pendait hors de sa gueule sous l'effet de son épuisementjoyeux, et sa crête dorsale arborait des couleurs mouvantes. Pour le trak-ker, tout était réjouissance et péripétie sans importance.

— Donc, hier, la direction indiquée par l'Horoguide pointait vers cettedirection, murmurait Iolo près du souffle puissant de l'Agrelle immense.J'aime autant ça.

— Oui, miaula Balbillus le chat-cerise en trottinant près de là, jen'aurais pas aimé devoir invoquer des Groëlands pour fouir la terre del'île en quête d'un passage secret.

— Les solutions les plus simples sont souvent les meilleures, articulaSalah en continuant à se goinfrer de mûres sauvages et de groseilles,dont il venait de faire une nouvelle razzia.

— C'est une maxime de votre cité de Myriam ? s'enquit Iolo aprèsavoir constaté la couleur dorée et rassurante pour eux de leur Horo-guide, et l'avoir de nouveau placé dans sa poche afin de le protéger.

— Non, sourit Salah en s'étranglant presque avec une mûre noire, c'estun proverbe de mon père, il me l'a appris dans ma jeunesse. Il venait desîles Siam, vous savez, et la sagesse de ces gens-là est connue.

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— Tiens, voilà des personnes dont l'érudition aurait pu nous être utile,dit Iolo en observant la falaise se rapprocher d'eux au rythme de leurmarche.

— Au sujet de Sombreterre, certainement, acquiesça Salah ens'essuyant les mains après son repas. Maintenant, pour le Mondwana oùnous nous trouvons, j'en doute.

Le trakker avait glapi bruyamment en bondissant hors de la langue deterre, et déjà il batifolait sur le rivage lorsque Iolo observa de curieusesdemeures en forme de nids, ronds et de grandes dimensions, accrochéessur la falaise verticale. L'ensemble ne manquait pas d'allure, mais déjàdes habitants sortaient de divers endroits de leur village et venaient àleur rencontre à tire d'ailes. La plupart d'entre eux étaient des hommes,ailés et vêtus de cuirasses d'or et d'argent ciselé, ils étaient armés delances et de sagaies impressionnantes par leur longueur et il s'en trouvaitd'autres portant des arcs en bois d'if et des carquois de flèches empen-nées dans leur dos, entre leurs longues ailes blanches aux sombres ré-miges. L'un d'entre eux se posa devant le groupe avec souplesse, et il futsuivi par d'autres guerriers à la mine farouche et à l'armure étincelante.

— Votre venue a pris nos guetteurs par surprise, déclara leur chef.À l'image de ses semblables l'homme possédait des traits sévères em-

preints de sérieux, et sa cuirasse d'or aux incrustations précieuses scin-tillait et rutilait de mille feux. Il portait — et lui seul — une cape imma-culée avec un casque à aigrette, des bracelets torsadés lui donnantgrande allure. Iolo avant de répliquer prit la peine de distinguer avecplus de précision le village aux maisons curieuses nichées à mi-hauteur.

Elles étaient perchées entre le ciel et la mer, à bonne hauteur de laplage de galets et du sommet de la falaise escarpée, en une positionidéale et pour ainsi dire inaccessible à tout être dépourvu d'ailes, contrai-rement aux hommes-oiseaux. Leurs demeures étaient à la ressemblancede nids de branchages et de bois avec un toit rond en mousse, et ils'entremêlait à diverses hauteurs des passerelles de cordage et de bois re-liant les différentes bâtisses ovales, desquelles s'échappait parfois un filetde fumée de leur extrémité supérieure. Des terrasses de bois porteusesde plantations de légumes ou bien de fleurs, parfois même d'arbres frui-tiers faisaient office de petits jardins. Des femmes et des enfants se pen-chaient aux fenêtres pour mieux distinguer les nouveaux arrivants, sanspousser l'audace cependant jusqu'à les rejoindre sur la plage de galets.

— Nous direz-vous la raison de votre venue en ce lieu ?

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La voix de l'homme donna à Iolo la curieuse impression d'être lourded'une certaine menace, et en mesurant soigneusement ses mots, le jeunemagicien de la Ligue répondit au chef des hommes-oiseaux.

— Nous sommes des voyageurs, séparés de leur groupe, expliqua-t-ilen observant du coin de l'oeil la pantomime d'un homme-oiseau prochevers un autre, ce dernier s'en repartant à grands coups d'ailes. Nous pen-sons les rejoindre près d'un monde appelé Ethérys, ou bien dans sesproches abords.

— Comment vous êtes-vous retrouvés sur la presqu'île ?L'homme-oiseau semblait sincèrement intrigué, mais ses questions

étaient trop précises pour ne pas cacher un but précis. Néanmoins lechat-cerise voulut tirer cela au clair, et il s'en ouvrit sans attendre.

— Pourquoi ces questions, nous pensions les hommes-oiseaux devotre village plus accueillants, assurément, mentit-il avec effronterie,nous en avions entendu dire grand bien.

Salah avait approuvé de la tête pour donner plus de poids au men-songe de Balbillus, produisant par là même un effet singulier. Le chefdes hommes-oiseaux parut en ressentir une certaine honte, avant de rele-ver le menton et de s'exprimer cette fois-ci d'une voix nettement plushésitante.

— La tribu de Malachie a toujours été libre, mais les Magiciens Ver-millon sont de puissants enchanteurs, et de méchantes gens, âpres augain et en affaires. Nous avons été défaits par eux, et nous avons étéasservis.

Iolo allait ouvrir la bouche, puis il se retint d'extrême justesse. Perdresa liberté pour un peuple était chose terrible, de plus les Magiciens Ver-millon lui paraissaient être des gens à l'aura ténébreuse, voire maléfique.Aussi garda-t-il le silence pour en apprendre davantage.

— Nous devons payer un impôt à ces Magiciens Écarlates, et devonsen outre assumer la surveillance de la côte se trouvant dans notreterritoire.

Iolo se souvint des nomades usant des Oiseaux de Cuir pour échapperà la rapacité de ces mêmes Magiciens Vermillon, et il se dit en lui-mêmeque leur vigilance n'était pas sans défaut, mais il se tut une fois de plus.

— Même s'il nous en coûte, nous n'avons pas le choix. Les MagiciensVermillon ont été avertis de votre intrusion, poursuivit l'homme ailé, ilsvont être ici bientôt.

Iolo et Salah, le chat-cerise, en dépit de l'inconfort de leur situation,firent preuve de compréhension en hochant de la tête. La tribu de

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Malachie avait été asservie, et ployait sous le joug. Contrairement à leurstraditions, ils devaient livrer les voyageurs à leurs tyrans.

— Quelque part, notre curiosité va enfin être satisfaite, miaula le chat-cerise à son ami Iolo. Je te l'avoue, je commençais à me demander à quoipouvaient bien ressembler ces mystérieux Magiciens Vermillon dont laLigue des Magiciens de la Terre elle-même a souffert de la rapacité.

— Un détachement de ces enchanteurs vient vers nous, souffla Salahvers les deux compagnons.

Effectivement, sur la plage de pierres plates et de galets gris, un bruitde sabots se faisait entendre en claquant de manière discordante, des ca-valiers venant au loin montés sur des alezans à la robe luisante de sueur.Les arrivants étaient bien les Magiciens Vermillon, car ils étaient vêtus derouge des pieds à la tête et au surplus porteurs sur leur visage de loupsécarlates voilant leur regard, avec de grands chapeaux de velours et desmanteaux ornés de passementerie et de rubans précieux. S'époussetant àl'aide de mouchoirs délicats, certains firent signe aux hommes-oiseauxde s'en retourner chez eux, et Iolo souffrit dans son coeur de voir ceshommes épris de liberté devoir abaisser la tête et tourner les talons de-vant leurs oppresseurs. Mais l'un des Magiciens Vermillon prenait laparole.

— De grands troubles agitent l'Unimonde, il est prohibé expressémentà quiconque de traverser notre territoire ! Nous sommes les MagiciensVermillon, et vous ? Cela va vous coûter cher !

La voix de l'homme était grêle et pointue, frôlant l'inaudible dans la finde sa phrase où il n'avait pu s'empêcher de laisser percer sa colère. Soncheval aux yeux de braise avait secoué la tête, et ses rênes au morsd'argent brillant tintèrent bruyamment. Le trakker aux mille couleursavait reculé en sursautant devant un si singulier équipage, car il se trou-vait bien une dizaine de chevaux dans le détachement venu vers eux.

— Nous ne comprenons pas ce dont on nous accuse, se défendit lechat-cerise Balbillus vers les enchanteurs, sur la grève devant l'immenseAgrelle. Nous l'avons déjà dit aux hommes-oiseaux, nous sommes desvoyageurs égarés, recherchant le groupe dont nous avons été séparés.Nous essayons de rejoindre les frontières d'un royaume appelé Ethérys.

— Êtes-vous des magiciens ? La présence de magiciens d'une autreconfrérie est formellement interdite dans notre juridiction, elle s'étend deRhumanie jusque dans l'Embièze et même au-delà, vers la RivièrePourpre…

— Plus depuis deux soleils, frères, lui assura un confrère écarlate en sepenchant par-dessus l'encolure de son cheval, la Rivière Pourpre et son

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Ruisseau d'Argent nous appartiennent désormais et le landbourg deXend seul nous fait face…

— Jusqu'à la terre de Thrace, au moins, précisa un troisième MagicienVermillon en étalant une érudition supérieure à celle de ses deuxconfrères.

— Cela n'a aucune espèce d'importance pour notre affaire, s'emportale premier des magiciens, de caractère décidément coléreux. Je répète,êtes-vous des magiciens, enchanteurs ou gens de sortilèges ? Mon flairinfaillible me chuchote que oui…

Salah avait baissé la tête en fixant ses pieds, afin de n'avoir pas à ré-pondre, et comme de bien entendu Iolo s'était tourné vers le chat-ceriseen prenant une expression perplexe. Le reste de la discussion allaitprendre sous peu un caractère dangereux, pour ne pas dire périlleux.

— On pourrait dire cela, en effet…Iolo mesurait ses mots avec le soin le plus extrême.— Parfait, déclara le Magicien Vermillon en se léchant, eut-on dit, les

babines, il vous faudra payer une somme d'or et d'argent conséquentepour prix de votre forfaiture.

— Hé ! s'exclama soudain Salah dont les moyens, à l'image de ceux deses deux amis, étaient limités. Nous sommes pauvres et voyageons sansargent, ou presque !

— Cela n'est pas de notre ressort, se raidit le Magicien Écarlate en ba-layant les arguments de Salah d'un revers de main. Nos geôles sont làpour accueillir les mauvais payeurs, et leur rafraîchir les idées jusqu'auretour de la raison. Nous acceptons aussi les bijoux ou toute autre ma-tière précieuse pour prix de vos amendes, d'ailleurs.

— Vous ne pouvez pas procéder ainsi de manière si expéditive et lé-gère ! fulminait Balbillus en sautillant sur place de colère contenue.

— C'est exact, c'est pourquoi vous allez nous suivre vers un fortin demise en quarantaine proche, où le mage de garde procédera le plus tôtpossible à votre jugement. J'ose espérer que cela se fera rapidement, carsinon des frais supplémentaires pourraient être portés à votre charge.

— Misère ! se lamenta Iolo en distinguant une charrette tractée pard'imposants chevaux de trait, et la cage supportée était assez large pourpouvoir les contenir tous, Salah, Iolo et Balbillus, trakker y compris,comme le jeune magicien de la Ligue le découvrit bientôt.

Dépassés par le nombre de Magiciens Vermillon les entourant, lesvoyageurs durent faire contre mauvaise fortune bon coeur et rentrerdans la charrette porteuse d'une cage de bois. Ils y trouvèrent chacun

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une place, même si le trakker prenait ses aises en s'étalant de tout sonlong, faisant tempêter Balbillus, de fort mauvaise humeur.

— Cette chose d'écailles se croit tout permis !La charrette brinquebalait et cahotait sur le chemin jouxtant la falaise,

et par une pente ascendante le sentier remontait lentement. Le vent étaittombé, des nuages gris arrivaient de l'est au-dessus de la mer infinie del'Agrelle. Des mouettes criaillaient dans les hauteurs, certaines frôlaientleur équipage et Iolo se prit à envier leur liberté de mouvement et leurmanque de souci. Les leurs, pour l'instant, étaient sans fin.

— Comment allons nous faire pour apaiser la rapacité de ces gens ?s'angoissait Salah, visiblement il ne s'attendait pas à une telle affaire.

— Je ne le sais pas le moins du monde, mais je commence à com-prendre pourquoi tant de gens craignent et fuient les Magiciens Ver-millon, acquiesça Iolo sombrement.

— Il ne faut pas nous décourager, affirma Balbillus le chat-cerise dontla queue du trakker chatouillait désagréablement le museau, nous de-vons orienter notre chemin sans faillir vers Ethérys, avec lequel nous de-vons impérativement réaliser la jonction.

— Oui, approuva Iolo dont la conviction du chat-cerise venait de rani-mer la foi chancelante. Mais tout d'abord, il nous faudra échapper à cesgens.

À ce point de la conversation les alentours s'étaient transformés aurythme lent des chevaux tirant leur prison, et les occupants de la cellulemobile virent très vite se rapprocher — trop vite, même — un fortin depierre avec des créneaux et un bâtiment central, dont la grandeur dépas-sait les murs de protection extérieurs. Un drapeau écarlate avec un loupd'or flottait sur le plus haut point de l'ensemble, et Iolo grinça.

— Ils doivent être particulièrement appréciés de leurs semblables,pour devoir s'en protéger ainsi…

Une ombre noire plana sur le groupe et le détachement de MagiciensVermillon pénétra dans l'enceinte. Il y eut des bruits et des clameursidentifiées avec peine par chacun, puis ils furent sommés sans ménage-ment de sortir de la charrette, rouverte pour l'occasion. Le trakker avaitété mis de côté, un Magicien Vermillon du fortin marchant vers eux.

— Soyez sans crainte, vous allez être jugés bientôt pour votre délit.C'est votre principal désir, non ?

— Entre autres, coupa sèchement Iolo, indisposé au plus haut pointpar cette histoire. Nous aurions plutôt préféré traverser tranquillement lepays des Magiciens Vermillon.

— Car nous sommes de pauvres voyageurs, commença Salah, et…

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Le Magicien Vermillon avait eu un geste de dénégation.— Tout voyageur a de l'argent, car les pauvres ne se déplacent jamais.

Donc, tout voyageur est riche.— Voilà bien un raisonnement lumineux, miaula Balbillus, en se rete-

nant de manière visible pour ne pas éclater de rire.— Vous pourriez cependant gagner un temps précieux en évitant le ju-

gement, si vous nous payez immédiatement la somme forfaitaire demille ducats et de cent florins.

— Quoi !Iolo était outré, positivement.— Par personne, poursuivit calmement le Magicien Vermillon. Le trak-

ker compte double.— N'y comptez pas ! cracha Salah avec un geste d'emportement. Nous

refusons catégoriquement…— Comme vous voudrez, répliqua le magicien, mais les frais du pro-

cès s'il vous est défavorable vous seront facturés, et… un instant. Cetobjet…

Le Magicien Vermillon désignait de son doigt ganté l'extrémité del'Horoguide. Elle dépassait de la poche du manteau de Iolo, et ce derniers'en expliqua avec une mauvaise humeur évidente.

— C'est visible, pourtant, il me semble. Ceci est un Horoguide, donnéà nous par les gens de Sol afin de faciliter notre périple.

— Permettez, il s'agit plutôt, je crois, d'un Solicier, assura le magicienprodigieusement intéressé, dont la possession entrouvre l'Éternel Présentet permet de retrouver l'Arc-en-ciel, ainsi que les Célestes qui l'entourent.

Iolo et Balbillus, même Salah, semblaient dubitatifs.— Je n'ai pas entendu dire cela par notre donateur…Iolo avait du mal à croire son interlocuteur écarlate.— J'ai été de service dans l'Antre de Connaissance, aux abords d'Ourh,

notre capitale, et j'ai fréquemment entendu la description d'un Solicierpar mon vieux maître. Dont les cours n'étaient pas donnés, d'ailleurs.

L'homme interrompit un début de mélancolie, et parut prendre unedécision.

— Foin de tout cela. Connaissez-vous au moins l'aboutissement del'Arc-en-ciel, des Célestes, du Chemin Perdu ?

Chacun des voyageurs avait secoué la tête avec énergie, la discussioncommençait à s'éterniser franchement, sans compter le jugement retardéd'autant.

— C'est sans importance. Puisqu'un Solicier nous a été ramené, c'estd'une autre affaire dont il s'agit désormais. Les grades les plus élevés de

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la sorcellerie écarlate doivent être consultés : dans notre cité d'Ourh ils setrouvent, vous allez y être mené dès maintenant.

— Permettez ! s'emporta brusquement Iolo, agacé par ce verbiage.Nous avons autre chose à faire, pour notre part, car un long chemin nousattend, cet objet nous appartient, donc…

Les environs du fortin près de l'Agrelle avaient disparu, sur les ailesde puissants démons les Magiciens Vermillon escortaient leurs prison-niers à travers les airs. De leur souffle brûlant, ils firent se poser tout cebeau monde près d'une cité située sur les flancs d'une montagne téné-breuse, dont les pics neigeux au nombre de trois étaient à l'image decrocs menaçants. Des remparts de briques sombres sillonnaient la plaineet les pieds du massif, des demeures pourvues de colonnes et de mul-tiples toits se trouvant disséminées derrière les murailles. Des tours pro-pices à toutes sortes d'observations ponctuaient l'endroit, et des ruellesétroites se tortillaient vers les hauteurs de la ville. Les grandes portes denacre s'entrouvrirent lorsque le Magicien Vermillon sonna de son cor.Les démons s'en étaient repartis vers leur domaine, et par les portesgrandes ouvertes les voyageurs furent emportés sans ménagement.

— Doucement !Iolo et Balbillus le chat-cerise pestèrent bruyamment contre les condi-

tions imposées, et ils poursuivirent ainsi le long du chemin les menanttous trois en des souterrains obscurs ponctués de herses, jusqu'à une cel-lule humide.

— Vous attendrez ici la décision de nos mages illustres, déclara le Ma-gicien Vermillon après les avoir accompagnés jusqu'à leur lieu de réclu-sion. Ceci…

D'un geste vif, il s'était emparé de l'Horoguide de Iolo, ce derniercriant de surprise.

— Voleur !— Pas du tout, affirma le Magicien Vermillon en soupesant et obser-

vant avec une avidité visible l'Horoguide sous chacune de ses facettes, jevous ai seulement pris quelque chose dont vous ne faisiez aucun usage,et dont vous ignorez l'importance pour nous.

— Nous nous en servions pour nous orienter convenablement versnotre objectif ! expliqua Balbillus.

— Nous sommes d'accord, rit le Magicien Vermillon en s'éloignant,vous ne l'utilisiez pratiquement pas. La découverte de ce Solicier dansnos rangs change beaucoup de choses pour nous, les Écarlates : rien nesera plus pareil, mais je dois partir vers les miens au plus vite, car onm'appelle. Au revoir, ou peut-être même, adieu.

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Le silence et l'obscurité retombèrent sur le groupe enfermé ainsi dansun étroit réduit, Iolo le premier entamant le dialogue.

— Nous voilà beaux ! Ces lieux doivent être truffés d'antisorts puis-sants, capables d'empêcher une évasion !

— Il nous faut espérer que le procès de ces méchantes gens sera équi-table, répondit Salah, les frais ne doivent pas être trop importants… Ilme vient une idée.

Salah semblait avoir été frappé d'une inspiration subite, aussi ses amisse tournèrent-ils vers lui avec espoir.

— Peut-être pourrons-nous payer en plusieurs fois ?Iolo gronda, et Balbillus le chat-cerise manqua s'étrangler de colère.— La question n'est pas là ! Nous sommes retenus indûment, miaula

Balbillus, et de plus nous avons été spoliés de notre bien !— Et le trakker ? Où est le trakker ? Pauvre bête…Iolo paraissait inconsolable, aussi le chat-cerise s'emporta-t-il

brusquement.— C'est bien le moment de penser à cet iguane multicolore !Une vive discussion commença dans les basses fosses d'Ourh, la cité

des Magiciens Vermillon, et elle aurait pu se poursuivre encore long-temps, tellement les différents intervenants étaient saisis par l'âpreté dudébat. Mais il suffit seulement d'une voix finaude, provenant d'une cel-lule voisine, pour leur faire cesser cette dispute.

— C'est un plaisir de vous revoir. Je suis heureux de pouvoir vous re-trouver, même si je regrette infiniment la tournure défavorable descirconstances.

Chacun tourna la tête et put reconnaître avec surprise dans la pé-nombre — car de minces raies de lumière provenaient de l'extérieur àtravers des barreaux — le magicien Azriel au teint mat et aux yeux bri-dés, apparemment fatigué par un long séjour.

— Azriel ! s'exclama Iolo, soufflé. Quelle surprise de te rencontrer ici,et surtout quelle tristesse !

— J'ai eu la même pensée en découvrant votre venue, reconnut le ma-gicien en hochant de la tête. Et je me demandais comment le sort avait puêtre si cruel pour nous frapper tous d'une manière similaire.

— Les Magiciens Vermillon nous ont intercepté, dit Iolo à travers lesbarreaux, après notre séparation d'avec la troupe par les aléas du destin.

— Nous essayons de faire la jonction, poursuivit Balbillus en miaulantvers lui, mais serions-nous les seuls prisonniers en ce lieu ?

Son regard embrassait l'endroit plongé dans une pénombre épaisse, etAzriel lui répondit.

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— Je le crains. Les affaires sont mauvaises pour les Magiciens Ver-millon, en ce moment.

Les amis enfermés dans la cellule d'en face approuvèrent de la tête.— Ils doivent compter sur nous pour rentrer dans leurs frais, murmu-

ra Iolo. Mais ce n'est pas tout. Ils nous ont pris l'Horoguide, donné ànous par un membre du peuple de Sol, en prétextant sa grande valeur.

— Cela ne me surprend pas, leur ladrerie et vilenie est fameuse, ren-chérit Azriel en se tenant aux barreaux à son tour.

— Ils ont appelé cet objet dont nous avons peu fait usage, un Solicier.Balbillus avait ajouté cette dernière précision à titre informatif, mais sa

phrase plongea Azriel dans un abîme de perplexité.— Oh, oh… Cela explique bien des choses.Il n'ajouta plus rien, et les compagnons emprisonnés restèrent suspen-

dus à ses lèvres, attendant le reste de sa phrase avec impatience.— Pourrait-on en savoir davantage ?Iolo était sur des charbons ardents.— Mmmm…Azriel le mage était embarrassé.— C'est un peu compliqué à expliquer, mais… Les Magiciens Ver-

millon n'ont pas toujours fait régner la tyrannie et la méchanceté surleurs terres, autrefois, selon diverses sources de l'Unimonde, ils se trou-vaient en un pays multicolore et chatoyant situé près du Vieux Pays, au-quel il donne accès… Le nom de ce royaume de couleurs est le CheminPerdu, l'Arc-en-ciel.

— Il nous en a été parlé, en effet, convint Balbillus le chat-cerise que laconversation commençait à intéresser.

— Les Magiciens Vermillon furent chassés par les Gardiensd'Émeraude du Chemin Perdu, de l'Arc-en-ciel, et ils vinrent se réfugierdans l'Unimonde, où ils prospérèrent, pour le plus grand malheur duMondwana, me suivez-vous ?

Azriel au grand savoir était sérieux en leur posant la question, et lestrois amis ne l'étaient pas moins en lui répondant.

— À peu près, mais en quoi notre Horoguide les complaît si fort ?— C'est très simple, votre Horoguide est pour eux un Solicier, il in-

dique infailliblement la direction de Sol, le soleil d'origine du peuple deSol.

— C'était le nom de la tribu, se souvint Salah en tripotant songeuse-ment sa lippe.

— Exactement, acquiesça Azriel en tapant dans sa main en signed'évidence, et le Chemin Perdu en est tout proche dans une dimension

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adjacente, pour eux, trouver Sol c'est trouver immanquablement l'Arc-en-ciel et ses alentours, les Célestes, regrettés par eux depuis leur chutelointaine et immémoriale. Cet objet…

— L'Horoguide, marmonna Iolo à travers ses mâchoires serrées.— Est pour eux un cadeau tombé du ciel, une bénédiction, assura Az-

riel en pointant un index vers Iolo, précédent propriétaire del'Horoguide. Le fait d'être en sa possession va avoir des conséquences in-calculables et insoupçonnées, dont nous ne mesurons pas encorel'étendue.

Sa voix résonna étrangement dans les couloirs de leur prison, et seule-ment à cet instant le groupe réalisa combien le silence régnant partoutétait curieux.

— C'est étrange, tout à l'heure il y avait davantage de bruit etd'agitation dans ce bâtiment…

— Probablement sommes-nous à l'écart, puisque nous nous trouvonsdans les sous-sols, ou peu s'en faut, avança Salah. En raison de cela lesbruits ne nous parviennent plus, ou presque.

— Ça suffit, tempêta Iolo, cette comédie a trop duré pour mon goût.Ces Magiciens Vermillon doivent entendre raison, ou sinon eux, leur tri-bunal. Garde ! Garde !

Iolo, pour être un jeune garçon encore, avait une voix forte et il s'enflattait, souvent pour taquiner Balbillus il s'amusait à faire sursauter lechat-cerise, ce dernier finissant toujours par se venger d'une manière oud'une autre. Cela faisait partie des mille et une petites manies de leuramitié, et donc avec l'expérience d'une longue pratique le jeune hommeavait appelé le ou les soudards en faction. Mais sa voix s'éteignit dans lesténèbres, seul lui parvenant un lointain écho.

— C'est vraiment curieux, l'endroit est désert, ne dirait-on pas ?Balbillus le chat-cerise avait grimpé près de la meurtrière la plus

proche et s'était hasardé à observer la ville d'Ourh des Magiciens Ver-millon, miaulant de surprise à la vue du spectacle s'offrant à lui.

— Je n'en jurerai pas, car jamais l'on n'est sûr de rien, mais je veux bienêtre patafiolé si la cité ne s'est pas vidée de ses habitants jusqu'audernier !

Salah et Iolo s'étaient précipités à leur tour vers les meurtrières, devantconvenir combien les paroles du chat-cerise étaient dans le vrai.

— Azriel, Ourh ne comporte plus d'habitants ni d'activité d'aucunesorte, comme si tous étaient partis ! Que s'est-il passé ?

Iolo était abasourdi, il ouvrait la bouche tel un poisson hors de l'eau etparaissait manquer d'air devant ce prodige. Azriel se caressait lentement

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le menton, mettant rapidement ses idées en place avant de les exprimer àhaute et intelligible voix.

— J'ai… un mauvais pressentiment, je dois l'avouer. Je ne sais pas si jevous l'ai déjà dit, mais si les Magiciens Vermillon sont tellement âpres augain, c'est afin de payer en matière précieuse les Mânnes de Xupiter et deses Orbes proches, seuls capables de pouvoir indiquer la direction duChemin Perdu aux Magiciens Vermillon.

— Non, vous ne nous l'aviez pas dit, grinça Balbillus avec une mau-vaise humeur évidente.

— Mais maintenant votre Horoguide, ou pour mieux dire, leur Soli-cier, montre de sa dorure le chemin de Sol, ils n'ont plus besoin de tantd'argent, ni des Mânnes de Xupiter et de leur savoir ruineux…

— Un instant, s'enquit Iolo, turlupiné par l'apparition d'un dernier dé-tail. L'Horoguide, selon l'homme du peuple de Sol, devait nous indiquerla direction de l'endroit souhaité par notre coeur !

Azriel avait souri derrière ses barreaux en approuvant de la tête, nulle-ment décontenancé.

— En effet. Et le désir de tous les Magiciens Vermillon dans leur coeurn'a pas moins de force que le vôtre, ne croyez-vous pas ?

Iolo avait paru s'affaisser et ses épaules s'étaient voûtées. Il avait jetéun regard circulaire sur les environs ténébreux de leurs cellules respec-tives, puis il avait fixé Balbillus, Salah, et enfin le mage Azriel.

— Ils sont partis vers le Chemin Perdu en nous oubliant ici, vouscroyez ?

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Chapitre 20— Aussi je t'en conjure, ne fais rien pouvant te nuire dans le combat

annoncé, car l'issue en est incertaine et ton existence même se trouvemenacée.

Au sein de l'atmosphère trouble et voilée du rêve où était plongé Iolo,ce dernier ne s'étonnait de rien et considérait toute chose comme allantde soi. Il se trouvait parmi des landes brumeuses cerclées de montagnes,en un pays noir où les cieux étaient tapissés d'une infinité d'étoiles. Unepersonne de grande prestance et allure se dressait devant lui, et des êtresvelus et sombres se tenaient en arrière-plan, brandissant des tridents etdes hallebardes en guise d'armes. L'homme s'adressant à lui était plongédans une semi-obscurité épaisse et lourde, elle voilait ses traits sans pourautant en masquer l'essentiel. Il arborait des ailes ténébreuses dans ledos, et une robe ample avec un pectoral d'argent sur son torse muscu-leux. Il était de haute taille, avec une peau très blanche, des mainsd'albâtre, et il avait repris son discours.

— Au Royaume des Morts, tout crime est considéré avec gravité et leHaut-Vampire Azram est une personne d'influence, l'accusation portéecontre toi m'oblige à une stricte neutralité…

Iolo avait été secoué sans ménagement par Azriel dans le demi-som-meil où il se trouvait, et déjà la scène onirique s'effilochait et s'amenuisaitdevant l'éclat du jour.

— Bientôt, nous nous reverrons, et devant le Tribunal des Morts il tefaudra parler.

Un sifflement semblable à celui de milliers de serpents se faisait en-tendre derrière l'homme aux ailes de cygne noir, et déjà une créaturerouge sang aux multiples têtes émergeait dans le dos de l'homme. Iolo lemagicien de la Ligue se réveilla en sursaut sous la poigne vigoureused'Azriel.

— Debout, dormeur ! riait Azriel en observant la mine hagarde dujeune homme.

— Les Groëlands ont terminé de fouir la terre jusqu'à l'extérieur, expli-qua le chat-cerise en empruntant le premier l'ouverture béant dans un

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angle de leur cellule. Le passage en est aisé, termina-t-il en trottinant àpetits pas.

Iolo s'achemina derrière ses amis Salah et Azriel dans le souterrain,réalisant combien les dimensions du chat avaient peu de comparaisonavec les leurs, puis il se frotta le front pour en chasser les derniers frag-ments oniriques y subsistant encore. Curieux rêve, il s'évanouissait déjà.Il se promit d'y réfléchir à tête reposée, car plusieurs fois déjà il avait eudes songes singuliers de noirceur et de pays ténébreux, puis il se concen-tra sur l'instant présent et n'eut plus l'occasion d'y repenser.

— Si les Magiciens Vermillon sont partis, l'usage de la magie terrestreredevenait possible, je suppose, avança Iolo d'une voix encore pâteuse.

— Exactement, dormeur, le taquina Balbillus dans le souterrain étroit,où des mottes de terre humide retombaient parfois sur eux, motivant larapidité de leur marche souterraine.

— Si on ne peut plus se reposer… marmonna Iolo en époussetant ma-chinalement son manteau de voyage d'un revers de manche.

Déjà la vitesse de leur course les faisait haleter parmi l'obscurité duboyau terreux, puis un arc de lumière jaillit au loin, et ils crièrent de joieen l'apercevant.

— Courage !Salah leur guide de Sombreterre malgré son grand âge avait pris la tête

de la cavalcade et atteint la lumière le premier, s'aidant des mains et despieds pour reprendre contact avec la surface pavée de la capitale d'Ourhdes Magiciens Vermillon. Ces derniers visiblement étaient partis encoups de vent avec leurs possessions vers le Chemin Perdu, grâce à leurHoroguide indûment dérobée.

— Ces Magiciens Vermillon sont tous des vauriens, grinça Iolo en pre-nant pied à son tour sur la place, non loin des murs sinistres de la prisondes magiciens.

Il prenait le temps de se débarrasser des mottes de terre souillant sesvêtements et ses chaussures, et Azriel le magicien lui donna raison.

— En tout cas, les soucis des habitants du Mondwana, ou du moins decette partie-çi, viennent de s'évanouir, et maintenant les Gardiensd'Émeraude du pays d'Arc-en-ciel et des Célestes alentours vont avoir àen souffrir.

— Ce sera bien leur tour, miaula le chat-cerise en s'ébrouant dans lejour naissant de la cité désertée.

Les rues larges et les venelles étroites étaient vides et emplies seule-ment d'un silence pesant, il y avait des chariots abandonnés et les portesdes maisons étaient closes, on les devinait refermées sur le néant et

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l'absence de leurs propriétaires. Les hautes tours semblaient assoupies etles jardins, les parcs verdoyants bruissaient uniquement de la rumeurdes oiseaux et des quelques bêtes délaissés par leurs précédents proprié-taires. Parmi eux était le trakker de Iolo, il accourut dans leur directionen hurlant bruyamment sa joie, par saccades sonores. Le jeune homme seréjouit de sa venue, même si pour l'heure leur souci principal était d'unautre ordre.

— Qu'allons-nous faire, désormais ?Le magicien de la Ligue regardait les demeures et les bâtiments peu-

plés il y a peu encore d'enchanteurs et de mages de toutes sortes, avec unsentiment visible d'hésitation.

— Eh bien, repartir, proposa le chat-cerise en fixant le trakker sau-tillant autour d'eux avec une expression mitigée. Il nous faut rejoindreEthérys au plus tôt, la jonction avec les Amazoons de la Trinité est notrebut avoué depuis quelque temps déjà.

— Si nous nous reposions d'abord, plutôt ? suggéra le magicien Azrielen observant à son tour les maisons à colonnes et les demeures princièress'étirant le long d'une avenue proche. Les évènements récents n'ont pasété reposants pour vous, ni pour moi, je vous l'avoue humblement, et ilne me déplairait pas de prendre un peu de repos dans ces bâtissessomptueuses.

— Les Magiciens Vermillon ne sont pas près de revenir, c'est vrai, ac-quiesça Salah en mettant ses mains en visière au-dessus de ses yeux, etleur forfaiture au sujet de l'Horoguide a laissé dans ma bouche unarrière-goût amer…

— C'est ma foi vrai, convint Iolo en s'approchant à pas comptés d'unevaste maison, dont les teintes rouges allaient du vermillon le plus pur àl'écarlate le plus sanglant, même ses tuiles étaient d'une rutilance sansfard, les éclats du soleil matinal en tiraient des reflets mordorés et am-brés sous le ciel clair de l'Unimonde.

Le groupe en laissant dehors gambader le trakker prit ses quartiersmomentanément dans la grande maison, et elle devait être le foyer d'unMagicien Vermillon de haut rang, car l'intérieur en était propre et bienordonné, comme si une armée de domestiques et de serviteurs en avait ily a peu encore secoué les riches tapis et les tentures, épousseté lesmeubles de bois précieux et les grandes peintures murales avec un soinminutieux frôlant l'obsession. Il y avait plusieurs chambres vastes et spa-cieuses dans les étages supérieurs, aussi chacun se répartit-il celle luiconvenant le mieux, et peu après dans la grande cuisine située près de

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l'entrée ils se confectionnèrent un bon repas, propre à leur permettre decommencer la journée de manière positive.

En effet si la dispense avait été vidée d'une bonne partie de sa nourri-ture par les précédents occupants tout n'avait pu être emporté, loin de là,et Iolo remercia plus d'une fois intérieurement les circonstances leur per-mettant de faire un si bon repas.

— Mes amis, commença le magicien Azriel en s'acharnant sur un mor-ceau de viande séchée et poivrée, les évènements, après des détours dé-plaisants, nous ont fait traverser un gracieux pays, sachons ne pas noussoucier du lendemain afin d'en savourer les charmes et la beauté, sansarrière-pensée d'aucune sorte.

Azriel à la peau safranée continuant à déchiqueter de plus belle sonmorceau de viande, Balbillus lui répondit aussitôt, car il avait terminépour sa part sa portion de gigot.

— Ami, vos paroles sont d'or, et…Provenant de l'extérieur le son aigu et soutenu d'un cor se fit entendre,

et dans la vaste cuisine aux fenêtres ouvertes chacun sursauta, puiss'essuya les lèvres sur une serviette brodée. Après avoir couru vers les fe-nêtres proches chacun observa le curieux équipage venant d'arriver dansOurh, l'ancienne capitale désormais, puisqu'il fallait bien l'appeler ainsi,des Magiciens Vermillon.

Une troupe d'hommes et de femmes aux riches habits faisait les centpas sur la grande place s'étendant face à l'avenue où avait trouvé refugele groupe d'amis, et le trakker de Iolo jouait en sautillant avec les che-vaux ailés des cavaliers venant de se poser sur les dalles luisantes. Lesnouveaux arrivants apportaient par la voie des airs une caravane de cha-riots bâchés, et Azriel le premier comprit la nature de leur venue.

— Ces gens sont originaires d'un lointain pays de l'Unimonde, ilsviennent payer leur tribut annuel aux Magiciens Vermillon, dont les sor-tilèges étaient puissants et la milice d'enchanteurs redoutée.

Iolo se reprit pour ne pas clamer à voix haute le qualificatif leur conve-nant le mieux à ses yeux, c'est à dire "brigands", puis il lança vers lesinconnus.

— Les Magiciens Vermillon ne sont plus ici, ils sont repartis vers lePays d'Arc-en-Ciel, leur patrie d'origine.

— Que me dites-vous là ?L'homme était coiffé d'un heaume d'acier scintillant nanti de reflets

dans le soleil du matin, chacun sortant de la riche demeure car le repasétait terminé. Les propriétaires des chevaux ailés portaient des armuresde feutre et de cuir, des boucliers de bois et les dames arboraient de

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longues tuniques bariolées dont la capuche remontait jusque sur leurtête, laissant échapper des mèches d'or. Elles possédaient des braceletstintants de jade blanc et des bottillons plats, des foulards de soie, avecdes traits fins et des pommettes saillantes, des yeux noirs et brillants. Unhomme doté d'un heaume ailé, le seul du groupe à détenir un pareilcouvre-chef, avança vers eux en levant un index interrogateur, commes'il ne parvenait pas à croire le miracle.

— En êtes-vous bien sûr ? Peut-être les Magiciens Vermillon sont-ilspartis momentanément, et reviendront-ils un jour avec des exigencesdécuplées…

— Oui, reprit une femme aux cheveux d'argent, près de là, les Mânnesde Xupiter ont des exigences augmentant sans fin avec le temps, leurconcours était vital pour les Magiciens Vermillon, et…

Iolo avait eu un geste d'arrêt vers la vieille femme, cette dernières'interrompant aussitôt, tant le silence de la cité d'Ourh était pesant.

— Nous ne pouvons avoir de certitudes à ce sujet, naturellement, assu-ra Azriel après avoir jeté un regard sur les chariots, mais les MagiciensVermillon ne reviendront pas, ou il m'en étonnerait fort. Ils ont retrouvéla voie du Chemin Perdu grâce au Solicier de mes amis, ils le leur ont dé-robé par la force.

Iolo avait fait la grimace, mais la clameur de compréhension des magi-ciens de l'Unimonde devant l'explication du vide de la cité d'Ourh fittaire sa voix naissante.

— Voilà pourquoi ils sont repartis… marmonnait leur chef en se cares-sant le menton. Je les comprends, une maison étrangère ne vaut rien àcôté de celle où l'on es né. Et je regrette pour vous la perte de votre Soli-cier : mais ce larcin nous a libérés, les Magiciens Vermillon recherchaientun tel objet depuis longtemps dans l'Unimonde, savez-vous ?

Iolo haussa les sourcils en se souvenant combien la tribu de Sol vivaitmisérablement — mais heureuse — en abritant un Horoguide sans avoirété découverte par de si puissants magiciens, puis il observa leur départ.Les enchanteurs sur leurs chevaux ailés s'en retournaient vers lescieux en emportant leurs chariots chargés de tous leurs impôts, sauf un.

— Vous oubliez un chariot, miaula Balbillus le chat-cerise en réalisantleur impair.

— Les chevaux de cette charrette sont fatigués, nous ne voulons pasles perdre et préférons la laisser ici. Elle contient des objets divers et de lanourriture, des couvertures : gardez-la pour vous, si vous voulez.

La troupe de magiciens s'évanouit dans l'azur, et il semblait à Iolol'entendre plaisanter et chanter derrière les vents.

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— Tout cela est bien joli, mais nous n'avons pas de cheval, nous, mêmesans ailes, grogna Balbillus.

— C'est vrai, convint Iolo en fixant la charrette bâchée avec un largesourire, mais nous avons un trakker.

— Misère, grinça le chat-cerise en fixant ce dernier, occupé à reniflersoigneusement le chariot sous tous ses angles.

Puisqu’en définitive les quatre amis venaient de terminer leur repas,ou peu s'en fallait, lorsque les magiciens inconnus étaient venus payerleur tribut, le trakker fut attelé sans difficulté notable à la carriole bâchée,et après en avoir fait un inventaire exhaustif Iolo donna à l'animal le si-gnal du départ. Dans un grincement de roues le chariot se mit à progres-ser, et après un large demi-tour ils avaient repris la direction du levant,car Azriel connaissait les lieux et leur avait donné des indicationsprécieuses.

— Non loin d'Ourh sont les Cercles, un ensemble d'îles aériennes verslesquelles je me dirigeais grâce aux éléments célestes, lorsque les Magi-ciens Vermillon me capturèrent sur mon tapis.

— Vous utilisez un tapis ? s'enquit Salah en essayant de ne pas prêterattention aux sautillements du trakker, celui-ci les entraînant toujoursplus loin de la rouge cité des Magiciens Vermillon.

— Oui, c'est un objet de qualité magique très grande, auquel je suis at-taché par les bons résultats et par l'habitude, expliqua Azriel avec desgestes déliés de la main. Lorsque je n'en use pas il orne le salon d'entrée,en raison de sa proximité je l'ai toujours sous la main, pour ainsi dire.

— Je vois, acquiesça Iolo en houspillant le trakker, sous l'oeil débon-naire de Balbillus, sommeillant près de là sur le banc du conducteur. Etpourquoi alliez-vous ainsi vers les îles aériennes des Cercles ?

— Il s'y trouve des membres de ma famille, j'allais y voir un cousinaprès de longues années d'absence. La famille est pour moi quelquechose d'important, périodiquement je retourne voir les miens, et le lieuoù j'ai vu le jour dans l'Unimonde.

— Comme je vous comprends, affirma Iolo en donnant de la voix pourfaire aller le trakker.

Le jeune homme de la Ligue se garda bien d'ajouter pour sa part quesa seule famille était constituée par le chat-cerise, il ne lui serait jamaisvenu à l'idée de s'en séparer même momentanément. Quand au Manoirde Corail où il était né il le connaissait par coeur, et maintenant entraînépar le flot des évènements sans retour possible, du moins pour l'instant,il préférait de beaucoup vivre des aventures exaltantes au lieu de se mor-fondre devant l'étude des grimoires magiques de la Ligue. Même si au

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début il avait freiné des pieds et des mains Balbillus pour ne pas allertrop loin, par un surprenant retournement des choses il advenait lecontraire, et désormais les rôles étaient inversés. Iolo voulait aller del'avant au contraire de Balbillus, ce dernier le suivant seulement en gro-gnonnant, et contre son gré. Iolo avait levé la tête, car le magicien Azrielplacé à l'arrière du chariot, près de Salah vautré sur des couvertures,montrait du doigt des masses sombres flottant dans le ciel en une immo-bilité parfaite.

— Voici les îles des Cercles de ma naissance, terre bénie de mesancêtres.

Iolo vit distinctement une larme discrète couler le long de sa joue, maispar pudeur et respect il n'en fit pas la remarque.

— C'est très joli, jugea le chat-cerise en levant la tête le plus hautpossible.

On aurait cru voir le sommet de montagnes aiguës pointées vers lesnues, mais en fait la base manquait et seul leur sommet était visible, tran-ché par une faux invisible. On observait des masses de verdure impres-sionnantes dégringoler par grappes malgré la distance, et des volsd'oiseaux s'en aller d'une île flottante à l'autre. Des passerelles minus-cules reliaient chaque île entre elles, et Azriel s'en expliqua non sans au-paravant proférer un mot aux consonances singulières, faisant se dresserles oreilles du chat-cerise et peut-être aussi celles de Salah et Iolo.

— " Bélitéradonne ". Les ponts visibles d'ici sont de grandes dimensions,vous pouvez m'en croire, ils sont constitués par la pierre la plus dure etla plus massive pouvant être trouvée dans cette région de l'Unimonde.Seule la grande distance nous en séparant nous les fait paraître si petits.

— Mais n'avez-vous pas dit quelque chose auparavant ? s'étonna Iolo,en même temps que de nulle part un tapis aux motifs bigarrés venaitd'apparaître, sur lequel sans tarder Azriel le magicien du Mondwana ve-nait de s'asseoir.

— " Bélitéradonne ", c'est le mot avec lequel j'appelle à chaque foismon tapis, lorsqu'il me prend le désir de voyager, je vous l'ai déjà dit.Les Magiciens Vermillon ont été incapables de le retenir, et dans l'attentede ma volonté il s'en est retourné dans mon foyer, d'où je viens de lerappeler.

Il avait commencé à s'élever vers le ciel, et déjà le trio sur la charrettedevait lever la tête pour discuter avec lui.

— " Bélitéradonne " est le mot magique déclenchant sa venue, et voici :je suis triste de vous quitter, je veux vous aider car votre coeur est bon. Siun jour, d'aventure, il vous survient une péripétie par trop éprouvante,

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n'hésitez pas à prononcer le nom de mon tapis. En sa compagnie, je vien-drais vous secourir de mon mieux.

— Je te remercie, Azriel, lui cria Iolo en mettant ses mains en porte-voix, la nuque douloureuse de se dresser de cette façon vers le zénith.

— Je le sais, vous n'abuserez pas de cette facilité, les amis !L'image d'Azriel le magicien sur son tapis s'évanouit sous l'ombre

vaste d'une île des Cercles. Cahin-caha la carriole bâchée poursuivit saroute, et après plusieurs heures d'une route chaotique le groupe atteignitune région froide, car un vent froid s'était levé. Le soleil se couvrait len-tement d'un manteau brumeux, au fur et à mesure de leur avance.

— Nous arrivons dans une région de glace et de neige, indiqua Iolovers Balbillus et Salah, chacun se protégeant de son mieux à l'aide deschaudes couvertures disposées par les magiciens à l'arrière du chariot.Bénis soient ces inconnus, si prévoyants dans leur déplacement !

— Bénis soient surtout les chevaux ailés si heureusement blessés, grâceà eux le chariot a été abandonné ! conclut Salah en se couvrant d'un plaidde laine.

Iolo voyant le ciel gris virer à la tempête avait immobilisé le chariot etrecouvert le trakker, animal à sang froid, de plusieurs couvertures afinde ne pas le voir défaillir. Les trakkers, il ne l'ignorait pas, étaient natifsde régions chaudes, tempérées tout au plus. Balbillus habituellementagacé par les attentions de son ami vers leur animal de trait cette fois-cine dit rien, et dans un profond silence leur carriole rejoignit un hameauconstitué de maisons en bois. De violentes bourrasques de neige ba-layèrent leur route sur les derniers mètres, leur trakker de son proprechef trottant jusqu'à une demeure constituée par trois bâtiments carrés,accolés les uns aux autres.

Un vent sifflant hurlait à leurs oreilles et un froid intense se glissaitdans leur être, par les mains et le visage, voire tout autre partie de leurcorps. Iolo, sans davantage de discours, descendit du chariot et frappahardiment à la porte de bois cloutée. Elle s'ouvrit après quelques ins-tants, durant lesquels Iolo dut chasser les flocons de neige tourbillonnantautour de lui et gênant sa vision. Un homme barbu et d'aspect sinistre setenait sur le seuil, et l'on apercevait derrière lui dans la grande maisonvoûtée aux solives sombres des convives attablés devant un feu de bois.L'homme faisant face au magicien de la Ligue arborait un teint rougeaudet de longs cheveux blancs tombant en mèches folles sur ses épaules, desyeux gris de loup affamé et des dents jaunes réduites pour la plupart àl'état de chicots. Il parlait avec une intonation nasale, et vacillait ens'appuyant contre le montant de la porte.

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— Que voulez-vous ?Iolo eut un moment de gêne en constatant l'ivresse de l'homme, aussi

répondit-il d'une voix hésitante.— Nous sommes des voyageurs, égarés par la tempête, nous pensions

demander l'hospitalité pour la nuit…— Nous partirons dès demain matin, sans faute, avait précisé Salah en

arrivant près de Iolo, après être descendu à bas de la carriole.L'homme avait jeté un regard intéressé vers le chariot bâché près de là,

noyé sous les flocons et couvert d'une épaisse couche poudreuse, avantde reprendre d'un ton rogue.

— Avez-vous de l'argent ?Iolo en proie à un sourd malaise prit le temps de réfléchir.— Oui, nous avons un peu d'argent, nous vous paierons, soyez-en

certain.— Ce n'est pas nécessaire, miaula alors la voix pointue de Balbillus le

chat-cerise à travers la bourrasque neigeuse, nous nous débrouilleronstrès bien tout seuls. Merci encore pour votre aide.

Iolo et Salah sursautèrent devant la brusque décision du chat écarlate,mais ils firent contre mauvaise fortune bon coeur. Iolo en repartant versle chariot ne put s'empêcher de se retourner une dernière fois versl'homme immobilisé sur le perron de sa maison.

— Vous fêtez un heureux évènement, dirait-on.— Oui…La voix de l'homme était pâteuse, il se forçait visiblement pour ne pas

s'exprimer en une bouillie incompréhensible.— Dans les miroirs l'image des Magiciens Vermillon a disparu, nous

fêtons notre nouvelle liberté…Iolo avait eu un signe d'adieu en direction de l'inconnu au comporte-

ment si curieux puis il avait sauté sur le chariot bâché, Salah et le chat-ce-rise s'engouffrant sous les arceaux de toile.

— Je ne comprends pas ton revirement, Balbillus, le temps est exé-crable et je crains pour la santé de notre trakker.

Il avait sifflé et le trakker, réfugié sous le véhicule pour se protéger dela neige, avait renâclé avant de reprendre son poste. Iolo descendit préci-pitamment afin de remettre sur son dos les couvertures dont il l'avait pa-ré, ces dernières ayant glissé sous la force du vent. Enfin vers un inconnutourbillonnant et hurlant la carriole s'ébranla, Salah faisant part de sasurprise à son tour.

— Nous n'avons pas beaucoup d'argent, c'est vrai, mais nous aurionspu payer, et pour la nuit au moins nous n'aurions pas eu à craindre de

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mourir de froid. Je ne suis pas partisan de dilapider notre maigre capital,évidemment, mais…

— Ces hommes sont des ruffians et des malandrins, feula Balbillus enscrutant derrière eux le brouillard cotonneux s'éployant sans disconti-nuer. Ils nous auraient joué un mauvais tour durant la nuit, ou mêmeavant.

— Tu crois ?Iolo, sans lâcher les rênes du trakker marchant devant eux, paraissait

songeur.— J'en ai la certitude. Les Magiciens Vermillon faisaient régner une

pression intolérable sur les bonnes gens de cette partie de l'Unimonde,mais tu rencontreras bientôt — si ce n'est déjà fait, hélas — des per-sonnes que cela rendait plus sages. Ces dernières désormais n'ont plusde maîtres, et venant de leur part le pire est à craindre. Il ne s'agit pas deverser dans la peur, mais nous devons rester prudents.

— Tu as raison, Balbillus.Iolo pour une fois devait en convenir, son ami avait fait preuve d'une

lucidité tempérée de sagesse lui faisant encore défaut, pour l'heure. Maisleur situation était toujours aussi inconfortable. Balbillus dressa sesoreilles dans le tumulte hurlant où se trouvait leur chariot, poursuivantsa progression sur le chemin distingué malaisément par leur trakker,puis il se rassit après s'être dressé, tel un ressort.

— Tiens, non…La voix du chat-cerise était un murmure entre les grincements discor-

dants de leur véhicule. Iolo sourit silencieusement en réchauffant de sonsouffle ses doigts gourds sous l'effet du froid. Balbillus leva de nouveauses oreilles en se retournant vers l'arrière du chariot, et Iolo était sur lepoint de le morigéner en riant devant ses frayeurs infondées lorsqu'unbruit de sabots se fit entendre, puis une silhouette bondit sur leur car-riole. Balbillus avait grondé, et de sa gueule un flot brûlant avait frappéleur agresseur, ce dernier se jetant en arrière dans un cri. Aussitôt lejeune magicien de la Ligue avait juré, s'activant magiquement à son tour.Le trakker s'immobilisa, leur équipage cerné par une ronde de sil-houettes fantomatiques et minuscules. Elles s'étaient mises à sautiller ettourner autour de leur chariot, formant un rempart protecteur.

Leurs attaquants étaient montés sur des chevaux noirs de nuit. Lesflammèches mutines et gris-bleu bondissaient vivement telles de minus-cules créatures elfiques, elles riaient et gloussaient en effrayant les che-vaux courtauds et brûlaient de leur contact les magiciens renégats.

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— Nous sommes attaqués, lâcha Salah en se tournant vers le chat-ce-rise, rendant par là même hommage à sa sagacité et à sa clairvoyance.

— Oui, et par les enchanteurs précédents. S'ils sont dépourvus de sensmoral, ils ne le sont pas de sortilèges maléfiques.

Il montrait les flammèches bleues s'éteignant les unes à la suite desautres sous les anathèmes proférés par les cavaliers. Salah se mettait déjàles mains sur la tête lorsque saisi par une inspiration subite, Iolo fouillale reste du chariot. Balbillus exhala le peu d'énergie enchantée lui restantencore afin de faire durer le plus longtemps possible les flaminiens.

— Vite, Iolo, je suis fatigué et ne pourrait pas en faire davantage.Crois-tu les Esprits Volatils capables de…

Iolo repoussait les couvertures et les provisions de bouche dans descorbeilles d'osier, jusqu'à retrouver enfin une bouteille de cristal dorébien précise, qu'il avait entr'apercu lorsqu'ils avaient pris possession duchariot et fait un inventaire rapide. Il retira en soufflant ledit objet pré-cieux de son écrin et tel un riche présent, il le désigna à Balbillus et aussià Salah.

— Ceci, si ma déduction est bonne, nous tirera d'affaire sans tarder.Du moins, je l'espère.

Il bondit vers l'extérieur où déjà les flaminiens subsistants étaient aunombre d'une poignée, les cavaliers du hameau rugissant des impréca-tions à son encontre lorsqu'ils le virent marcher sans crainte, environnéd'une nuée de flocons de neige. Iolo leva le bras devant le cercle des ca-valiers venant de dissoudre l'ultime flammèche protectrice, et l'abattit enprojetant violemment sur le sol la bouteille d'or. Elle se rompit bruyam-ment, et les cavaliers sur le point de lancer un dernier assaut reculèrenten hurlant.

De la bouteille brisée s'était dégagé un dragon ailé au souffle brûlant,et la chaleur de sa gueule faisait se dissoudre instantanément les floconsimmaculés voletant alentour, sitôt rejoint le périmètre de l'animal fabu-leux. Il avait des ailes noires aux zébrures argentées et un corps couleurd'ambre profond, le trakker se réfugiant sous le chariot bâché en glous-sant de crainte devant l'apparition magique. Les yeux du dragon étaientdes escarboucles et ses mâchoires béantes dégorgeaient un flot insoute-nable : un torrent de flammes s'était déversé sur les magiciens félons.Promptement, ils firent demi-tour à bride abattue. Les quelques sortslancés contre lui n'avaient pas dépassé la muraille torride et desséchante,et la nouvelle proportion des forces en présence avait fait pencher la ba-lance en faveur des assiégés. Balbillus le chat-cerise fixait l'animal auxailes éployées et aux griffes puissantes, au torse annelé.

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— Voilà un dragon comme il ne s'en fait plus dans les contrées de laTerre, les Magiciens Vermillon avaient exigé un tribut élevé.

— C'est également mon opinion, sourit Iolo en observant le dragongrogner et rugir vers le ciel, ses ailes sillonnées de craquelures étince-lantes battant l'air.

— Il va s'envoler, comprit Salah en le désignant.Effectivement, aussitôt sa prison annihilée, le dragon en grondant

s'était étiré et enfui vers les nues, son vol lourd fendant la bise avant dedisparaître entre les remous aériens de la tempête de neige.

— Rentrons dans le chariot, miaula Balbillus, la nuit est venue et nosattaquants ne reviendront pas. Demain matin nous y verrons plus clair etpeut-être la neige aura-t-elle terminé de tomber.

Iolo et Salah, Balbillus, refermèrent soigneusement les pans de toileobturant les extrémités du chariot afin d'empêcher la déperdition de cha-leur, laissant seulement une ouverture pour leur permettre de respirer, etpar cette ouverture se glissa le trakker en grelottant, frigorifié littérale-ment. Balbillus en dépit de son aversion pour l'animal squameux ne ditmot, et Iolo alluma une lampe à huile avant de la suspendre à un arceaude métal, réglant la luminosité à la dimension d'une faible luciole. Cha-cun se chercha une place confortable, ou du moins acceptable, et essayade trouver le sommeil. La tempête faisait rage autour du chariot immobi-lisé sur le bord de la route, et la toile grise claquait et s'agitait sous les as-sauts du vent.

— Qu'adviendra-t-il de nous demain, Balbillus ? demanda d'une voixfaible Iolo vers le chat-cerise, celui-ci s'étant couché sur une chaude cou-verture près de là.

— Dors, lui intima le chat écarlate en fermant ses grands yeux dorés.Dors. Demain sera un autre jour.

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Chapitre 21Les pas de Iolo s'enfonçaient dans le blanc manteau cerclant le chariot

avec un bruit curieux, mou et feutré à la fois, et le magicien de la Ligueeut un instant l'idée saugrenue de prendre une poignée de neige et d'enbombarder son ami Balbillus, mais la beauté du paysage retint son bras.L'air avait une pureté cristalline, et les montagnes lointaines étincelaientde reflets mauves et irisés car elles se trouvaient recouvertes de neige, àl'image de leur chariot, dont l'apparence était plus proche d'un tumulusque d'une carriole bâchée. Des arbres ressemblaient à des candélabresscintillants de blancheur, un panache de vapeur s'échappant d'entre leslèvres de Iolo lorsqu'il se tourna vers le chat-cerise.

— Tu sais…— Si tu penses à une bataille de boules de neige ne compte pas sur

moi, feula Balbillus en humant avec une suspicion évidente le tapis im-maculé, au fur et à mesure de son avance sur la plaine glacée. J'ai la têteemplie d'autres soucis, je t'assure.

Iolo sourit devant les paroles de son compagnon félin. Il avait effecti-vement caressé un court instant cette hypothèse, avant de la chasser.

— Non, je voulais dire… Cette neige a tout envahi, c'est naturel, jesuppose, par ces latitudes.

— Je le crois aussi.Balbillus avait grimpé d'un bond sur une éminence couverte de neige,

et sous le soleil du Mondwana le chat-cerise constituait une explo-sion rubis en un royaume lilial. Derrière eux Salah et le trakker avaientfini par se réveiller, ils venaient dans leur direction en marchant avec desprécautions évidentes.

— Ne sommes-nous pas sur le Toit de l'Unimonde ? miaula le chat-ce-rise vers Iolo, après avoir été rejoint par le reste de la troupe.

— Cette neige va rendre notre avancée difficile, assura Salah emmitou-flé de son mieux dans une chaude couverture, tirée de l'arrière du cha-riot. Le trakker n'aime pas ce climat, et sans lui comment pourrons-nousconserver le chariot ? La présence de cette carriole nous est d'une grandeaide, en son absence, nous serions morts de froid hier soir.

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— C'est exact, acquiesça le chat-cerise en fixant les pics dentelés auloin. Mais vous oubliez un détail, il me semble.

— La neige rend la route impraticable, dit Iolo en désignant la route,du moins l'endroit où elle devait se trouver sous l'épaisse couche deneige.

— Et même davantage encore, poursuivit Balbillus en agitant nerveu-sement sa queue écarlate et annelée, il s'agit du fait suivant : le chariot estimmobilisé sous la neige, il nous sera difficile de le dégager.

— Ce serait cependant faisable, jugea Salah en se pelotonnant de sonmieux dans la chaude couverture, près du trakker gémissantsourdement.

— Mais à quel prix ? renchérit Iolo en tripotant sa lippe. La route estinutilisable, si on peut débarrasser notre chariot de la neige on ne peut enfaire autant du chemin.

— En effet, avoua le chat-cerise en observant de quelle façon les tonsmulticolores du trakker viraient au gris sous l'effet du froid.

Iolo avait couru vers la carriole bâchée, bondissant à grandes enjam-bées pour ne pas être ralenti par l'épaisseur neigeuse, et il en était revenuavec plusieurs couvertures, dont il avait recouvert le trakker. Les cou-leurs vives du trakker, il le savait pertinemment, attestaient de sa bonnesanté et la grisaille chez lui était l'antichambre de la mort.

— Qu'allons-nous bien pouvoir faire, interrogea Iolo en se tournantvers l'expérience et le savoir de Balbillus, hiératique et figé dans ces cir-constances difficiles.

— Prendre tout ce dont nous pouvons avoir besoin par la suite, dans lamesure de nos possibilités, miaula le chat-cerise après un instant de ré-flexion. Puis marcher devant nous jusqu'à trouver un hameau hospita-lier, il ne nous reste pas d'autre alternative.

Le groupe fit ainsi dans un grand silence. Bientôt, avançant les unsderrière les autres, le trakker sous un amas de laine épaisse chargé dequelques affaires, Iolo et Balbillus allèrent de concert, suivis de Salah. Ilslaissèrent sans remords ni regrets leur chariot et atteignirent une valléeécartée où il ne se trouvait personne, seulement un désert de glace. Plu-sieurs fois ils durent faire halte pour se reposer et reprendre des forces,tant le froid se faisait pesant et pénétrait leurs corps jusque dans lamoelle des os. Iolo marcha vers le trakker, dont la survie, puisqu'il por-tait les bagages, était importante. Ce dernier — des paniers d'osieravaient été disposés de part et d'autre de son corps — cherchait vaine-ment des touffes d'herbe sous le manteau neigeux.

— Le trakker a faim, comprit Iolo.

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— Bientôt, ce sera notre tour, affirma Balbillus, mais nous avons dequoi nous nourrir encore, du moins pour une courte période. Le trak-ker… c'est autre chose.

Des nuages bas et gris venaient de l'est, et profitant de la courte halte,car marcher dans la neige était épuisant, Salah dans sa couvertures'approcha du groupe en arborant une mine soucieuse.

— Le temps se gâte, ce n'est pas bon pour nous.— Certes, non, reconnut Balbillus en observant à son tour le plafond

de nuages sombres se rapprochant de la vallée.— Raison de plus pour rencontrer rapidement un habitant avant une

nouvelle tempête, déclara Iolo en redressant les couvertures sur le trak-ker aux yeux rouges, et positionnant au mieux les cabas d'osier. Ne tar-dons pas, ou bien nous nous retrouverons dans une situation délicate.

Les trois amis en compagnie du trakker repartirent de l'avant afin dese tirer de la mauvaise passe où les avait placés le destin, mais le cielcontinuait à se couvrir de nuées sombres. Peu après il se leva un ventglacé, depuis la lointaine plaine. Iolo dut imiter Salalh et se vêtir d'unecouverture, puis prendre Balbillus contre lui afin que tous deux puissentlutter au mieux contre le froid. La neige avait recommencé à tomber àgros flocons, et poursuivant sa progression le trakker avait hululé lamen-tablement au milieu de la tourmente. Iolo avec le chat-cerise placé àl'intérieur de son manteau était allé le rassurer, passant une main en-gourdie sur sa crête rougeâtre.

— Allons, allons…Iolo tapota l'encolure de l'iguane courageux, prodiguant à ce dernier

un sifflement bas rassurant. La neige tourbillonnait autour d'eux et la vi-sibilité était devenue presque impossible, ils se trouvaient en un enferglacé dont seul subsistait du soleil blanc une aura blafarde, dans unangle écarté. Iolo se força à continuer, et le trakker avec Salah le sui-virent. La route devenait pénible, car désormais ils marchaient au ha-sard, sans même savoir où ils allaient.

— C'est de la folie, Iolo, miaula Balbillus depuis l'échancrure de sonmanteau, où il se tenait blotti. Nous allons vers une mort certaine.

— L'Être de Vent… se perdrait au sein d'une telle bourrasque, réflé-chissait Iolo en progressant, courbé, sous les rafales.

Salah, emmitouflé, se tenait à lui pour ne pas se perdre, et le trakkerchargé comme un baudet se cognait aux jambes de Salah. La rumeur éo-lienne devenait insupportable : la tempête était aussi brusquequ'inopportune. Le chat-cerise avait hoché de la tête sombrement, en serenfonçant dans la tiédeur du manteau de Iolo. Un court moment passa,

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durant lequel le groupe força l'allure de son mieux pour pouvoir dépas-ser la zone venteuse, mais leurs forces se révélèrent insuffisantes, et lepremier Iolo dut reconnaître l'inanité de leurs efforts.

— Nous affrontons une situation désespérée, Balbillus, et je crains…Le chat-cerise aux yeux d'or avait approuvé de la tête avec

compréhension.— Oui, Iolo, tu as raison, sachons faire fi de notre orgueil lorsque les

circonstances l'exigent, et maudite soit notre fierté. Rappelle-moi le motmagique par lequel notre ami Azriel peut nous rejoindre, s'il te plaît.

— Quoi ? avait crié l'envoyé de la Ligue dont le visage était devenu co-loré, et pas seulement à cause des basses températures. Mais je croyaisque tu t'en souviendrais !

— Est-ce à dire que tu l'aurais oublié ? miaulait Balbillus avec unemauvaise humeur évidente. Et moi qui comptais sur toi !

— Excuse-moi d'avoir une mémoire défaillante, et ce, depuis toujours !tempêtait Iolo en faisant de grands gestes. Heureusement que notre bonSalah va nous tirer d'embarras, et nous dire le mot magique…

Iolo et le chat-cerise Balbillus s'étaient rapprochés du natif de Myriamen tapant sur son épaule. Ce dernier s'était penché vers eux, une couver-ture enroulée autour du corps, la tête dans les épaules.

— Le quoi ?Parmi les tourbillons neigeux évoluant alentour une vive discussion

s'engagea, et le trakker en glapissant était sur le point de s'en mêlerlorsque, de manière surprenante, Iolo se tut en fixant les hauteurs. En dé-pit du vacarme de la tempête, Iolo, dont les sens magiques étaient aigui-sés, avait dressé l'oreille. Sur son visage engourdi par le froid, une ex-pression rusée venait d'apparaître. Ses yeux, éteints de fatigue etd'épuisement, arborèrent du coup un éclat brillant.

— Prince ! Prince de l'Hiver, mon beau seigneur !La voix du magicien de la Ligue avait fait se redresser Salah et le trak-

ker, qui se courbaient sous les assauts du vent. Salah avait eu une mineconsternée en constatant l'état mental du jeune garçon, selon lui grave-ment atteint. Mais ce dernier n'en avait cure, il avait recommencé às'adresser, eut-on dit, à la tempête elle-même.

— Prince ! Prince de l'Hiver ! Je demande audience à votre seigneurie,j'ai une requête à lui formuler !

Salah parlait à voix basse vers Balbillus.— N'a-t-il pas perdu l'esprit ? Comme c'est triste, un si jeune garçon.

Mais du moins ne survivrons-nous pas pour garder cet affreux souvenir,et…

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Le trakker sous le souffle glacé de la tempête avait gloussé de surprise,tant le changement était subit. Un palais de glace bleutée venait de surgirdevant eux, avec des murs de briques translucides et des fenêtres auxcroisillons minuscules, faisant ressembler les ouvertures à des dentellesféeriques. De multiples toitures étaient étagées avec des lucarnes et despoivrières étincelantes aux angles, sous des tours dont la plus grandeétait éclairée sur son dernier étage. La totalité de la demeure enchantéeparaissait avoir été taillée dans la matière durcie et froide de l'hiver, parun artisan des Petites Gens atteint de génie.

— Eh bien, ça…Salah dans la bourrasque de cristaux de glace s'efforçait de retenir

contre lui les pans de sa couverture, tout en grattant son nez rougi etcongelé par le froid. Iolo pour sa part s'était élancé vers le palais, àgrandes enjambées. D'instinct le trakker avec sa charge l'avait suivi, etavec un temps de retard Balbillus — il avait sauté à terre entre-temps —puis Salah avaient fait de même. Dans la demeure princière de l'Hiver ilfaisait bien meilleur, et avec un grand sourire Salah accueillit le change-ment positif.

— Je ne comprends rien à tout ceci, mais notre situation vient des'améliorer grandement, je trouve, jugeait Salah en desserrant l'étreintede sa couverture autour de lui.

— Le Prince Hiver avec son cortège devait passer dans les hauteurs,d'où la virulence de la tempête de neige, car elle est son apanage, expli-qua Balbillus le chat-cerise en flairant les environs glacés avec unefranche méfiance.

— Et c'est de notoriété publique, quiconque devine sa présence peutlui demander audience en personne, poursuivit Iolo en découvrantl'issue du couloir froid où ils se trouvaient, et en prenant aussitôt la voiemontant vers les hauteurs de l'édifice. Je l'ai donc fait, avec un résultatinespéré, même pour moi.

Iolo avait grimpé les marches en colimaçon suivi de Salah et du chat-cerise, le trakker sautillant derrière avec peine, même si on le devinaitsoulagé d'avoir échappé à la bourrasque neigeuse meurtrière.

— Mais n'est-il pas écrit que les importuns périssent de froid etd'épuisement dans ses terres ? lui demanda Balbillus en aparté.

— Notre nouvelle situation pourrait-elle déboucher sur un inconfortencore plus grand ? s'enquit Salah, car il n'avait pu s'empêcher d'écouterla remarque de Balbillus.

— Cela pourrait être le cas, en effet, acquiesça Iolo en débouchant lepremier dans un long couloir, donnant sur une vaste pièce aux fenêtres

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de laquelle venaient s'abattre en hurlant les rafales glacées. Maisn'allions-nous pas déjà vers une telle situation ?

En définitive, chacun du groupe dut reconnaître la vérité de ses pa-roles, et des hommes de glace et de neige les accueillirent avec déférence,les menant sans tarder vers le Prince Hiver dont ils venaient d'obtenir— de justesse, apprirent-ils — une audience officielle. Dans une grandesalle aux colonnes de glace striées de cannelures des flocons de neigepassaient par les fenêtres entr'ouvertes, et cette neige diffuse avait forméles serviteurs. Elle continuait à en former d'autres, puis il se créa parl'entremise des tourbillons glacés un trône de marbre blanc et rose. Sur lesiège royal, une silhouette altière se profila bientôt face au petit groupe,celui-ci lui montrant son respect en s'inclinant dignement.

Sous les lustres dorés et les lambris neigeux le Prince Hiver après seslaquais venait de faire son apparition, un homme de haute taille avecune musculature puissante et un teint de neige, comme il convenait à sanature profonde, mais avec des yeux d'un bleu profond et une chevelurede givre lui tombant jusque sur le bas des reins. Il portait des habits bru-meux d'une consistance éthérée, voilé d'un halo féerique.

— Le Prince Hiver ne faillira pas à ses devoirs, même si trop souventles mortels m'ennuient avec leurs sottes demandes.

Le Prince Hiver possédait une voix rogue et traînante, sa main largebalayant l'assistance des hommes de neige.

— Vous voyez mes serviteurs…— Oui, je les vois, articula Iolo surpris de la tournure prise par les

évènements.— Ce sont les humains ayant attiré mon attention indûment, et pour

prix de leur suffisance ils me servent durant mille hivers.Salah avait sifflé entre ses lèvres craquelées par le froid.— C'est bien long… estima Iolo en commençant à regretter son appel.Puis il se souvint, leur situation précédente était sans issue, de toute

manière, et l'appel du Prince Hiver le tira de sa soudaine introspection.— Mais vous savez déjà cela, je suppose, sinon vous n'auriez pas fait

appel à moi. Donc, parle, mortel, je t'écoute.Le Prince Hiver avait placé une main pensive sous son menton, et un

index froid s'était mis à tapoter machinalement sa tempe. Dehors, par lesfenêtres entrebâillées, la tempête crée par la présence du Prince Hivercontinuait de faire rage.

— Nous cherchons la route d'un empire nommé Ethérys, lâcha brus-quement Iolo, après avoir été traversé par une subite intuition.

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En effet, son intention première était de lui demander un passage horsde cet endroit inhospitalier ô combien, puis il réfléchit à ceci : sa condi-tion de Prince hivernal le dotait d'un grand savoir, et l'occasion de ren-contrer à nouveau un être si puissant ne se représenterait plus avantlongtemps. Nantis de renseignements intéressants, il leur serait biendonné la possibilité ensuite de demander au Prince le retour vers un en-vironnement plus favorable. Pour l'instant, il leur fallait saisir cette occa-sion par les cheveux. Au dernier moment il changea donc de question, ettout en parlant, il espérait avoir fait le bon choix.

— Nous errons depuis de longs jours dans le Mondwana à la re-cherche du moindre indice, mais en vain. Nous pensions votre connais-sance de l'Unimonde suffisante pour nous venir en aide.

Le Prince Hiver avait eu un regard surpris, puis madré, vers le restedu petit groupe dont l'étonnement n'était pas moindre.

— Curieux… J'aurais pensé votre souhait différent.— Pas du tout, en aucune façon.Iolo s'efforçait de donner à sa voix une intonation sincère, et il tentait

également d'éviter le regard de ses compagnons de route.— Et bien, Ethérys…Le Prince Hiver n'avait plus fait de remarque, en dépit de l'expression

intriguée des amis de Iolo, et il se tapotait le menton en fixant l'invisible,au-dessus de son plafond aux solives blanches.

— Il me souvient en effet d'avoir visité avec mes gens les abords d'untel monde, car il s'agit bien plutôt d'un monde appartenant aux ÊtresHumains, n'est-ce pas…

Les serviteurs du froid continuaient à rentrer et sortir dans la salle, ilsportaient de grands sacs emplis de neige et par les fenêtres ils les distri-buaient d'un geste large à l'extérieur. Le trio — quatuor, plutôt, en tenantcompte du trakker — s'était regroupé devant le Prince Hiver.

— Oui, c'est le cas, effectivement.— Je n'ai pas accès à ce monde, une autre entité de froidure y a cours,

mon Lignage m'interdit le passage là-bas, mais j'en connais les passe-relles, dont la plupart sont fermées aux mortels.

— Oh…Iolo était désappointé, car même la magie de la Ligue ne permettait

pas à ses membres d'outrepasser de telles barrières.— Néanmoins, il en est une empruntée quelquefois par des hommes et

des femmes d'exception, elle se situe à l'extrémité ultime du Vieux Pays.Balbillus, jusqu'à présent agacé par la tournure de la conversation,

d'un seul coup venait de ravaler ses griefs à l'encontre de Iolo. Tout ceci

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éclairait leur périple d'un jour nouveau, et leur permettait d'avoir désor-mais un objectif fiable et précis, car le Prince Hiver était une entité puis-sante, respectée même dans l'Astral.

— Cette voie porte-t-elle un nom, seigneur ? interrogea Iolo d'un toninaudible.

— Les Sources du Rebours sont leur nom, elles relient les deuxmondes de manière indéfectible et sa nature fluctuante est accessible auxÊtres Humains aventureux. Êtes-vous satisfaits ?

— Oui, affirma Iolo après avoir observé le renouveau d'intérêt de sesamis, et mes compagnons avec moi également.

— Permettez-moi à mon tour de vous poser une question, j'ai pris plai-sir à votre compagnie et je vous ai trouvé aimables. Cela me change demes serviteurs inertes et glacés, aux réactions si prévisibles. Aimez-vousl'Hiver ?

Le ton de sa voix était dépourvu de toute agressivité, aussi Salah etBalbillus répondirent-ils vivement en approuvant de la tête. Leur désirde ne pas irriter le noble Prince était évident.

— Beaucoup, seigneur, assura Salah, je me souviens encore avec émo-tion de mes veillées d'hiver près d'un feu de bois, avec les miens !

— Moi aussi j'aime beaucoup l'hiver, renchérit Balbillus en notant laperplexité visible de Iolo, près de là. Nous apprécions tous ici l'hiver et lefrimas, les tapis de blancheur recouvrant le sol et les arbres.

— Bien, bien, je m'en réjouis, dit le Prince Hiver avec une mine ravie.Sincèrement.

— Non, Prince Hiver, vous ne devez pas croire mes amis, ils vouscachent la vérité, lança alors Iolo vers le Prince Hiver. Ils détestent lefroid, et ont pesté avec moi souvent contre sa présence, avant votre ren-contre, et moi aussi je n'aime pas le givre et la glace. Nous détestons tousl'hiver, ici, et ne prenons pas plaisir à sa venue.

— Comment ?Le Prince Hiver s'était levé avec une bruyante colère de son trône rose

et blanc, et les hommes glacés occupés à leurs labeurs s'en étaient repar-tis en observant son emportement.

— Vous seriez donc des menteurs, et des détracteurs de mon art froid !Vous n'aimez pas les sculptures de la glace sur les arbres et les roches,ainsi que la douce atmosphère des paysages enneigés ! Sortez, sorteztous d'ici, je ne veux plus vous revoir ! Et n'espérez pas profiter descharmes de l'Hiver davantage, car puisque vous ne l'aimez pas vous n'enaurez plus !

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Le Prince Hiver s'était empourpré et le palais de son siège s'était éva-noui, le froid ambiant également. Iolo et Balbillus, le trakker avec sonchargement et Salah se trouvaient sur une plaine herbeuse, avec des bos-quets de cyprès en contrebas et un vent sec remontant des profondeursde la vallée. Loin au-dessus d'eux était une passe montagneuse encom-brée de neige, Iolo comprenant en un éclair la succession des faits.

— Nous venons de quitter le Toit de l'Unimonde, messieurs. Voilà unaccomplissement singulier !

— Hum.Balbillus en dévisageant le paysage paisible autour d'eux venait de

réaliser l'astuce ourdie par son ami, et le piège dans lequel lui-même etSalah, en dépit de leur âge et expérience, avaient manqué tomber.

— Il m'en coûte de l'admettre, sacripant, mais tu as bien manoeuvré.Le trakker malgré sa charge sautillait et gloussait d'aise en broutant

l'herbe du val, près d'une poignée d'arbres à la verdeur intense. Le Toitde l'Unimonde et sa frontière de glace était derrière eux, et pour le trak-ker il restait une longue période de jeûne à rattraper.

— Nous lui sommes redevables, avoua Salah en rejetant la couverturele protégeant des frimas précédents.

Iolo et le chat-cerise se sentaient soulagés d'un grand poids : coup surcoup ils avaient fui les dangers de la plaine de givre et ils venaientd'obtenir une importante information. Le jeune garçon et Balbillusavaient commencé à dévaler la pente d'herbe, Salah laissant sur le trak-ker les paniers d'osier. Leur animal de bât déambulait derrière eux, avecde temps à autre des pauses savoureuses dont il avait été trop longtempsprivé ces temps derniers. Le ciel était d'un azur profond, le blanc soleildu Mondwana s'élevant au zénith. Il devait être midi, songea Iolo, peuou prou l'heure à laquelle ils avaient bien manqué rendre le dernier sou-pir dans la tempête de neige, avant le passage inopiné du Prince Hiver.Des fleurs sauvages constituaient de vives mosaïques parmi les alpages,le cheminement des nuages devant l'éclat du soleil faisant courir desombres grises sur les pentes soyeuses. L'atmosphère était emplie de paixet de douceur.

— Depuis longtemps nous n'avons pas subi de retournement aussi po-sitif, reconnut Balbillus en trottinant sur l'herbe du chemin, pâle rubandédié aux voyageurs du Mondwana.

— C'est très joli, ici, lâcha Iolo après un moment de silence, le groupedévalant le petit chemin avant de parvenir à une courbe, masquée par unbosquet touffu d'épicéas.

— L'endroit semble désert… réfléchit à voix basse le chat-cerise.

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À cet instant des cloches se mirent à résonner derrière le bouquetd'arbres, et sans prendre la peine de marquer un temps d'arrêt le groupede voyageurs poursuivit sa marche, les sens aux aguets. Des arbustesparsemaient les abords boisés et peu après ils découvrirent au loin, auterme de la petite route herbeuse, un village de montagne niché sur lapente, avec des maisons de bois à colombage et des balcons fleuris, desjardins de fleur et de légumes mêlés. Des arbres fruitiers s'étiraient enlignes interminables dans les champs proches, et l'image tranquille se dé-gageant de tout cela rassura chacun après les soucis éprouvés.

— Cet endroit me plaît de plus en plus !Iolo aimait les paysages lui rappelant ceux de sa vallée natale, où était

le Manoir de Corail familial, et le chat-cerise sourit intérieurement enréalisant combien son ami était réjoui. Une fontaine de pierre à la mar-gelle moussue chantait près de là, le jeune magicien de la Ligue s'yabreuvant à longs traits, après avoir rempli sa gourde de cuir. Salah puisBalbillus se rafraîchirent pareillement avant de s'accorder une pause surun banc de bois, près de là, sous l'ombre protectrice d'un noyer. Desnuages vaporeux poursuivaient leur course céleste, masquant puis dé-voilant le soleil du Mondwana. Des oiseaux s'égayaient entre les ra-mures, et dans un pré une marmotte s'était mise à siffler sitôt les avoiraperçus. En direction du village, on entendait le tintement caractéristiqued'une forge en activité. Non loin de là un homme cultivait son lopin deterre en guidant sa charrue, tirée par un cheval luisant de sueur.

— Méfiance, miaula doucement Balbillus, les derniers habitants ren-contrés ont bien manqué nous trucider.

Il parlait naturellement des magiciens mis en fuite par le dragon brû-lant placé dans la bouteille, au fond du chariot bâché, mais Iolo eut ungeste négligent, comme s'il chassait un moucheron.

— Nous avons affaire ici à des personnes paisibles, ils sont loin des ar-canes de la sorcellerie et de la méchanceté, un peu à l'image de ces gensde Sol dont je regrette quelquefois la sensibilité et la délicatesse.

— Il ne sert à rien, messieurs, dit leur ami Salah, de discuter en vain etle mieux est d'aller voir cela par nous-mêmes. Si jusqu'à maintenant celaa plus d'une fois manqué nous faire du tort, toujours nous avons su re-bondir de manière positive, même si parfois le destin le disputait à lachance.

Salah avait de nouveau disposé les affaires du groupe sur le trakker,dont ce dernier avait été libéré par Salah pour pouvoir se mouvoir plusaisément, puis il s'était tourné vers les deux amis après avoir terminé dele harnacher convenablement.

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— N'êtes-vous pas d'accord avec moi ?— La sagesse s'exprime par votre bouche, ami, à l'image de mon com-

pagnon Balbillus, gloussa Iolo devant la mine renfrognée de ce dernier.Le chat-cerise avait en effet paru éprouver des difficultés à quitter son

banc de bois, mais voyant le trakker et Salah, Iolo, s'éloigner irrémédia-blement, il avait fait de son mieux pour rattraper le groupe. Devant euxla route s'était élargie et les environs s'étaient faits plus dégagés, avec despommiers en fleurs sur une pente cerclée par des barrières en bois déla-vé. Il y avait un homme travaillant dans les sillons avec une bêche et Iololui fit un signe, sans réaction visible de la part de ce dernier.

Le village se rapprocha et les maisons dévoilèrent leur beauté rustiqueet sauvage, gracieuse, avenante. Des fleurs ornaient les fenêtres et les bal-cons, et sur les portes des femmes en tablier discutaient de façon volu-bile. Iolo et Salah s'apprêtaient à héler l'habitant le plus proche — unhomme d'âge mûr sortant de sa demeure, avec une blouse de cuir et unchapeau à aigrette — lorsque ce dernier se mit à hurler d'une voix na-sillarde à leur vue.

— Les voilà, les voilà ! Ils sont de retour !Aussitôt dans le hameau un grand vacarme s'était créé, et de toutes les

maisons jaillit une troupe beuglante de gens aux faciès empourprés decolère, avec des fourches et des haches, voire une grande épée, pour l'und'entre eux. Cette dernière malgré son grand âge scintillait et luisait par-ticulièrement, attirant le regard de Iolo. En même temps une voix debasse, frêle et un peu chevrotante sur la fin, s'était interposée.

— Allons, il nous faut raison garder, vous le voyez bien, ces voyageursn'ont rien à voir avec les Andronautes, ou même les sbires de Limbo.

À ces mots le coeur de Iolo bondit dans sa poitrine, car le hasard ve-nait de remettre sur leur chemin les traces de Limbo et des sorcièresAmazoons.

— Limbo, avez-vous dit ?Balbillus aussi avait réagi, apprendre par la voix du Prince Hiver le

chemin menant à Ethérys était déjà d'une ironie piquante, découvrir ausurplus la proche présence du détachement Amazoon rendait la chosefranchement gracieuse.

— Oui, voyageurs, le connaissez-vous ?L'homme s'exprimant ainsi détenait toutes les apparences d'un grand

âge, avec une taille moyenne et voûtée, de longs cheveux immaculés etdes sourcils broussailleux d'un blanc de neige. Il portait des habitsamples propres au travail de la terre et ses mains noueuses s'agitaientnerveusement lorsqu'il parlait.

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— Nous avons eu à souffrir de cet homme, notre groupe a été divisé àcause de lui et il a emporté de force des sorcières Amazoons de notreconnaissance.

— Depuis, nous essayons de les retrouver afin de les délivrer, poursui-vit Salah en observant songeusement les fourches de bois pointés verseux.

— Vous voyez ?Le vieillard devait cumuler les fonctions de vénérable du hameau et de

conseiller, il s'était tourné vers les siens afin de dénouer la crise sou-daine. Apparemment, il avait réussi à les apaiser. Une à une, les armeshétéroclites s'étaient abaissées, même la vieille épée d'argent brillant.

— Je croyais t'avoir ordonné ne plus sortir cette rapière de sa cache,gamin, avait ajouté le vieil homme vers un adolescent aux taches derousseur plaquées sur sa face juvénile.

— C'est-à-dire, je pensais…Il semblait franchement navré.— Je ne le ferais plus, bourgmestre.Ce dernier, sans plus accorder d'importance à l'incident, s'adressa de

nouveau aux trois amis.— Allons, ne prenez pas en mauvaise part l'accueil brutal de notre vil-

lage, mais ces gens… se sont très mal comportés chez nous, et depuis lesmagiciens y sont craints et détestés à la fois. Vous en êtes, je le sais, pourau moins deux d'entre vous, mais venez, venez avec moi. Je vous racon-terai devant un bon repas ce qu'il en est, et vous verrez de vos yeux com-ment nous recevons les étrangers dans notre communauté.

Les trois amis en compagnie du trakker suivirent l'homme vers unebâtisse à l'écart, près d'une treille de raisins sauvages. Sur le seuil se te-nait une femme d'un âge similaire à celui de leur hôte, et elle fit aux troisamis en les voyant un signe de main amical.

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Chapitre 22— Il est temps, désormais, affirma calmement Iolo en tapotant le crâne

anguleux du trakker, après avoir remis en place les cabas d'osier danslesquels leur animal de trait portait leurs affaires. Le soleil est levé de-puis un moment et nous n'avons pas un instant à perdre.

— Tu penses pouvoir retrouver Limbo et ses magiciens à gages d'icipeu, miaula Balbillus le chat-cerise en se léchant les moustaches d'unepatte distraite dans les rayons dorés du soleil.

Salah leur guide de Myriam venait vers eux en compagnie du vieillardvénérable responsable de leur bonne santé, après leur accueil houleux dela soirée précédente. Un jeune garçon les suivait en traînant une épéed'argent à la garde rouillée, dont il se dégageait un curieux éclat. Iolo sesouvint de l'avoir distingué déjà, lors de l'assaut des villageois contreeux, dans les mains d'un autre adolescent.

— J'apprécie votre geste, vieil homme, disait Salah en montrant l'épéede la main, mais j'ignore si mes compagnons accepteront. Les voici,comme je vous l'avais dit, ils préparent leur départ. Ils ne savent pas res-ter en place.

Les yeux rieurs de leur guide de Sombreterre pétillaient d'une joiecontenue en disant cela, car lui aussi prenait plaisir à les accompagnerdans cette folle aventure, malgré toutes les conséquences pouvant en dé-couler. Salah avait repris la parole, vers Iolo et Balbillus cette fois-ci.

— Amis, notre hôte désire s'entretenir avec vous.Salah avait désigné du doigt l'épée de vieil argent, de moisissure et de

rouille tâchée, et le bourgmestre du village avait pris la parole à son tour.Il était seul, hormis le jeune garçon porteur de l'arme avec lui, le reste desvillageois n'ayant plus montré d'agressivité aucune envers les voyageurs.Certains étaient aux champs à labourer avec leurs bêtes, d'autrescueillaient des fruits ou bien étaient à la chasse.

— Voyageurs, vous partez et je l'espère sincèrement, notre accueild'hier soir aura effacé dans votre esprit les malentendus initiaux.

Iolo avait hoché de la tête avec un sourire compréhensif, pour luil'incident était bel et bien clos. Balbillus était du même avis.

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— N'ayez plus de craintes, bourgmestre. Nous dirons à chacun grandbien de vous et de vos gens, s'ils sont d'un abord rude ils sont égalementprompts à l'allégresse et à la gaieté.

En effet les ripailles de la soirée précédente avaient été vives etjoyeuses, empreintes de bonne humeur sans arrière-pensées d'aucunesorte.

— Votre départ est inéluctable, et il n'était pas dans mes intentions devous retenir, de toute façon. Chez nous, les étrangers à votre image n'ontjamais fait que passer, assura le vieillard. Mais les hommes de Limbo ontlaissé des souvenirs détestables, et leurs traces sont restées dans l'espritdes miens.

Iolo avait terminé de harnacher convenablement le trakker, celui-ci semettant à piaffer en gloussant de petits cris répétés en signe d'excitation.Le jeune magicien de la Ligue s'était retourné vers le bourgmestre. Le vé-nérable avait visiblement une idée derrière la tête, mais il ne parvenaitpas à deviner encore laquelle.

— Sans doute avez-vous remarqué cette épée de vieil argent hier ausoir, reprit l'ancien en la désignant dans la main frêle de l'enfant auxboucles blondes.

Iolo avait approuvé de la tête.— Nous l'avons vu, en effet, et sa présence nous a semblé jurer dans

votre bourgade paisible et besogneuse, où l'on ne sait rien des magiciensperfides et du maniement des armes, des conflits tragiques etdouloureux.

— En vérité, il y a bien longtemps un inconnu la laissa ici en guise depaiement, pour prix d'un hébergement, expliqua le vieillard, et désor-mais elle se trouve chez nous. Mais depuis les événements récents cer-tains dans nos foyers murmurent et s'inquiètent, cette épée a attiré lemalheur et les hommes de Limbo sur notre hameau, pensent-ils.

Iolo se grattait la tête, il commençait à comprendre la raison du don decette épée, puisqu’il s'agissait bien de cela.

— Il ne faut pas raisonner ainsi, ces sottes pensées nous viennent par-fois lorsque surgit l'inexpliqué. Puis l'inhabituel se fait coutumier, et l'onfinit par se demander comment de pareilles réflexions ont pu un jourgermer dans notre esprit.

— Je pense comme vous, messieurs, je ne vous le cache pas, mais mesgens sont habitués à voir passer des étrangers seulement une ou deuxfois l'an, et en l'espace d'une semaine…

Iolo avait fait le rapport avec les troupes de Limbo instantanément.

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— Une semaine seulement ! Nous n'avons pas un instant à perdre !lâcha-t-il vers Salah et Balbillus. Il nous faut partir, vieil homme, afin depouvoir retrouver nos amies les Amazoons, nous sommes porteursd'informations vitales pour elles !

Le bourgmestre avait hoché de la tête, et prenant l'épée de vieil argentà deux mains, il l'avait offerte à Salah. Ce dernier avec d'infinies précau-tions l'avait placée dans les affaires, entre des ballots de couvertures.

— Puissiez-vous avoir bonne route, messieurs, leur lança-t-il près dutrakker à la démarche guillerette. Et emportez avec vous les soucis desarmes et du fracas.

— Soyez sans crainte, vieil homme, lui murmura Iolo en remettant enplace sur le côté de son crâne son béret abîmé et usé par les avanies de laroute. Nous n'avons jamais manqué de les croiser jusqu'à maintenant.

Ils s'étaient éloignés sans tarder du petit hameau paisible, en faisant aubourgmestre de l'endroit de grands signes d'adieu.

— Espérons qu'il n'arrivera pas à cette épée un sort identique à celuide notre Horoguide, miaula Balbillus en trottinant près du trakker.

— La foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit, dit-on, dé-clara Iolo en essayant de donner à sa voix une intonation assurée.

Ils parvinrent en haut d'une pente et dévalèrent le versant sous le so-leil de l'Unimonde, puis ils virent au loin des montagnes d'écailles à lacouleur grisâtre caractéristique, et le premier Salah poussa les hauts cris.

— Des alalhs ! Des alalhs !L'incongruité de la chose surprit d'abord Iolo. Il se rappelait parfaite-

ment les paroles de leur hôte, au sujet de la semaine écoulée depuis lepassage des hommes de Limbo, et le jeune magicien de la Ligue jugeabon de s'en informer d'abord.

— D'autres alalhs, différents de ceux des Amazoons, pourraient-ils setrouver dans le Mondwana, selon vous ?

— Je pense la chose peu probable, jugea Balbillus en observant com-ment les alalhs et leurs passagers paraissaient être en proie à une excita-tion certaine. Mais nous allons être bientôt tirés de doutes…

Iolo observait du haut de la butte — ils avaient cessé leur avance, res-tant immobilisés à mi-chemin de la pente — les alalhs, et les comptantavec soin leur quantité lui sembla exactement pareille à celle desAmazoons.

— On jurerait leur nombre équivalent à celui de l'expédition Ama-zoon. Mais tu as raison, Balbillus, ils se rapprochent nettement.

Iolo et Salah, avec Balbillus le chat-cerise, venaient d'être découvertspar les alalhs recouverts de sorcières noires, déjà des Vouivres rutilantes

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et sifflantes planaient au-dessus de leurs têtes et plusieurs sorcières auxhabits ténébreux avaient tournoyé dans le ciel sur leur balai. Elles leuravaient fait des gestes de bienvenue en les frôlant, avec de grands sou-rires. Iolo se surprit à se réjouir de les retrouver enfin. Un alalh majes-tueux s'était approché d'eux, et le crâne serpentin de ce dernier, avec sesyeux d'argent aux naseaux dilatés, s'était mis à les toiser de haut. La voixde Aola de la Trinité tomba sur eux.

— Vous en avez mis du temps, Evzoons, à nous rejoindre.— Vous avez pu échapper aux hommes de Limbo ?Iolo et la sorcière paraissaient reprendre leur conversation longtemps

après leur séparation, causée par les manigances de Limbo.— Cela n'a pas été sans mal.Aola de la Trinité avait signifié à la troupe un arrêt immédiat, et

puisque les voyageurs avaient déjà mangé avant de partir, la pause caférituelle fut décrétée par la Trinité. Chacun y consentit avec joie, les expli-cations mutuelles risquant en effet de s'éterniser au-delà du raisonnable.Les tentes d'argent furent dressées en un tournemain, les étendards debronze déployés une fois de plus. Les Vouivres se tortillaient en voletantvers leurs maîtresses, et d'aucunes les tenaient sur leurs genoux en guised'animal de compagnie. Les alalhs avaient été détachés et paissaientl'herbe : le trakker avait retrouvé ses congénères avec des glapissementsde joie. Des groupes s'étaient formés, et Iolo avec Salah et Balbillus se si-tuaient dans le cercle de la Trinité. Des Amazoons leur tenaientcompagnie.

— Nous direz-vous d'abord le résultat de votre voyage en solitaire ?Nyris de la Trinité paraissait sincèrement désireuse d'apprendre les

péripéties endurées par le groupe, aussi sirotant son café brûlant Iololaissa avec plaisir leur ami Salah raconter par le menu la succession desévènements. Lorsque leur guide de Myriam parvint à l'aventure surve-nue avec le Prince Hiver, les Amazoons avaient eu une expression de joieet leurs dents blanches avaient brillé dans la nuit. Leurs clameursd'allégresses rameutèrent le reste des sorcières, et bientôt la troupe en né-gligeant leurs feux respectifs s'était agglutinée autour du cercle de laTrinité.

— Ainsi, le Prince Hiver nous l'a affirmé, les chemins menant à Ethé-rys sont interdits aux mortels, mais, je vous le répète, affirmait Salah àvoix haute afin de pouvoir être entendu par la totalité des sorcières, il estune issue permise, et elle seule, aux êtres de nature éphémère comme lanôtre. Ce sont les Sources du Rebours.

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— Vous êtes d'une habilité diabolique, Evzoons, maugréa Aola en bu-vant à sa tasse de grès à petites gorgées. Ce satané Limbo nous a seule-ment apporté des escarmouches violentes avec les Andronautes — de fa-meux guerriers, vous pouvez m'en croire — et nous n'avons jamais pu ti-rer aucune information valable des magiciens employés à son service.

— Leur érudition est à l'égal de leur intelligence, elle est limitée, gron-da Thélia tandis que les Amazoons s'en repartaient vers leurs feux res-pectifs en commentant la nouvelle apportée par les Evzoons.

— L'intelligence de l'esprit n'est rien à côté de celle du coeur, miaulaBalbillus le chat-cerise depuis les genoux de Iolo.

Dans la matinée le spectacle constitué par la troupe Amazoon avec lesalalhs et les tentes d'argent posées sur l'herbe verte était saisissant, et leciel cobalt avec le soleil immaculé scintillant au firmament, dans un se-mis de nuages cotonneux, lui constituait un écrin enchanteur.

— Tu as raison, chat-cerise, conclut Aola en terminant sa tasse de caféd'un trait. Comme toujours.

— Est-ce là la seule information donnée à vous par le Prince Hiver ?interrogea Nyris en se tournant vers une sorcière Amazoon, venue àgrandes enjambées discuter avec la Trinité.

— Non, assura Iolo en percevant d'entrée l'excitation et la nervosité dela sorcière, porteuse probablement de mauvaises nouvelles. Les Sourcesdu Rebours seraient situées aux limites du Vieux Pays, près du royaumed'Arc-en-ciel dont je dois dire… qu'il me dit quelque chose.

— Le Vieux Pays est le nom du monde recherché par nos amis les Hé-ros des Temps Anciens, lui rappela Balbillus le chat-cerise en dressant lesoreilles devant le vacarme d'une troupe en mouvement, près de là.

Il y avait des cris et des heurts dans la plaine descendant en pentedouce, Aola parlant d'un trait vers Iolo et Salah.

— Nous en avions assez de la tutelle de Limbo et de sa fatuité, noussommes parties avec armes et bagages à la faveur d'un combat contre lesAndronautes…

Des formes et des silhouettes confuses transparaissaient dans les airs,une bataille avait lieu dans une dimension proche et lentement se rap-prochait de l'endroit où ils se trouvaient.

— À quoi ressemblent ces fameux Andronautes, grogna Iolo possédépar une curiosité tenace. Représentent-ils donc un danger si grand pourles habitants de l'Unimonde ?

— Hum, pour leur aspect, vous n'allez pas tarder à vous en apercevoirpar vous-même, répondit Aola en mettant une main élégante et sombre

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en visière au-dessus de ses yeux, semblant distinguer les objets derrièreles plans immatériels. Quant au danger constitué par les Andronautes…

— Nous n'en savons pas davantage, en fait, reconnut Thélia entre lesvives clameurs émergeant dans le continum de l'endroit. Les Andro-nautes sont une peuplade singulière, elle n'a de ressemblance avec au-cune des nations de notre Empire de la Roue, par exemple. Les Andro-nautes chercheraient à s'installer dans le Mondwana en chassant devanteux les habitants légitimes, d'où la réaction belliqueuse de certains.

Des enchanteurs et des magiciens refluaient en désordre dans laplaine, car des adversaires déterminés les faisaient reculer à travers lesplans jusqu'ici, et peut-être même au-delà. Des soldats de fortune gei-gnaient et trébuchaient, il y avait des cris et des sanglots. Des chevauxénormes cuirassés d'étoffes et porteurs de cornes pareilles à celles descerfs hennissaient en renâclant, la voix de leur chef résonnant avec desaccents désespérés. Le combat tournait en défaveur de Limbo, avec sacuirasse souillée et son heaume de cristal sur ses cheveux d'or ils'escrimait en vain. Les Amazoons eurent le coeur serré de le découvriravec les siens en une si fâcheuse posture.

— Pourquoi n'effectuent-ils pas une retraite provisoire dans un autreéon ?

Iolo était interloqué devant une attitude si suicidaire et déraisonnable.— Ils en ont déjà fait plusieurs, je pense, ils étaient sur le point

d'établir le contact avec les Andronautes en un royaume glacé lorsquenous avons fui. Le hasard a voulu notre rencontre, expliqua Aola enmontrant de la main un mouvement dans l'éther proche. Attention ! LesAndronautes les ont acculés jusqu'ici !

Avec des grognements sourds des silhouettes massives et grises, do-tées de moirures irisées, venaient de jaillir à leur tour près de là. Leshommes de Limbo maintenant n'avaient plus d'alternative, ils étaientobligés de se battre jusqu'à la fin contre ces mystérieux Andronautes. Io-lo les détailla avec insistance, puis les nouveaux assaillants bifurquèrentet se dirigèrent vers eux. L'on aurait dit de hautes et massives statuesd'argent brillant, dont le métal aurait eu la curieuse faculté d'être soupleet mouvant à l'image de la chair humaine. Ces êtres n'avaient pas d'yeuxmais bien plutôt des couronnes dorées brillantes et scintillantes de millefeux, expédiant à la ronde des éclairs bleuâtres. De temps à autre, ils sai-sissaient des pierres et des troncs d'arbres puis les projetaient versl'assistance. Les Amazoons avec les alalhs avaient fait le cercle en unemanoeuvre maintenant habituelle chez elles, et les sbires de Limbo com-posant leur troupe dépenaillée venaient de les rejoindre sans attendre.

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— Traîtresse, avait murmuré leur chef d'un ton abattu par la défaiteimminente.

— Silence, Evzoon, lui avaient craché les sorcières de la Trinité d'unton impérieux. Notre seul souci est le bien de notre Empire de la Roue,nous te l'avons toujours dit. Pour le reste, ne t'occupe pas de nous.

— Iolo, il va nous falloir agir ou bien les Andronautes vont nous fairepasser un mauvais quart d'heure, avait lancé Balbillus vers son ami.

— Le terme "mauvais" risque d'être en deçà de la vérité, grimaça Salahen observant les masses impressionnantes des Andronautes marchervers eux.

Derrière les murailles protectrices des alalhs Iolo avait entamé un ri-tuel secret, les Amazoons continuant à discuter de manière aigre avec leshommes de Limbo. Balbillus le chat-cerise montra son inquiétude.

— Iolo, prend garde, tu ignores encore ton don. Tu entends ?— J'essaye d'attirer…Iolo n'avait pas encore terminé son enchantement d'appel, mais déjà

des êtres éthérés surgissaient de nulle part et venaient vers eux, les brasballants et en nombre appréciable. C'étaient des silhouettes humainesmais quelque chose dans leur maintien et leur aspect faisait froid dans ledos, même à des magiciens consommés comme Iolo ou les enchanteursde Limbo. Leurs présences avaient fait se taire les querelles, mais les An-dronautes par leur démarche avaient fait s'écarter les alalhs. Autourd'eux les armes s'étaient tues.

— Est-il possible ? s'étonnait Iolo avec des yeux ronds devantl'inquiétant bataillon surgi de l'ailleurs. Je n'ai pas terminé le quatrain etle charme ne peut être efficient encore, en toute logique…

— Cesse de te questionner, magicien, lui déclara d'une voix fluide unêtre gris aux membres difformes venant devant les siens, en guised'éclaireur. Notre venue n'a aucun rapport avec tes charmes, dontl'efficacité nous importe peu. Nous arrivons de très loin, et notre atten-tion a été attirée par un objet vous appartenant. Nous voulons cet objet.

— Seriez-vous des Mânnes ?Les nouveaux venus avaient nié.— Êtes-vous des Esprits d'Althol… suggéra Iolo en fronçant les

sourcils.La forme évanescente à la tête surdimensionnée avait fait de la main

un geste d'apaisement.— Nous ne sommes rien de cela, mais nous avons vécu voici long-

temps. Nous sommes revenus sur nos pas car lorsque dans le cour des

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temps vous perdez un bien précieux, il est licite et recommandable defaire demi-tour afin de récupérer son dû.

— Certes, convint Salah, c'est là une attitude sensée.— Oui, reprit l'homme gris devant les siens, et cela nous a attirés ici.Il avait désigné de son doigt fantomatique la charge de ballots dispo-

sés sur le trakker, Iolo faisant la liaison en un éclair.— Vous voulez parler de l'épée de vieil argent, gronda Iolo en se ron-

geant les ongles, car les Andronautes après avoir refoulé violemment leshommes de Limbo marchaient maintenant vers leur groupe.

— Exactement, dit l'être en se retournant à son tour vers les Andro-nautes à la démarche pesante. L'écho de sa présence est venu jusqu'à moiet aux miens. Donnez-la moi, s'il vous convient. Elle nous sera extrême-ment utile, sinon indispensable.

— Débarrassez-nous d'abord de ces encombrants visiteurs, et l'épée se-ra à vous ensuite, articula Iolo face au premier des Andronautes venantvers eux.

Les êtres fantomatiques avaient fait bloc face aux Andronautes et un àun s'étaient glissés dans leurs entrailles comme si les Andronautesn'étaient pas des êtres de chair, mais des coques vides. Et ces derniersavaient commencé à exécuter une danse désordonnée jusqu'à s'écroulerpar terre au terme d'une course erratique, et d'autres finissaient pars'affaler tel des pantins désarticulés. Finalement l'étrangeté etl'incongruité de la situation sembla pénétrer les pensées confuses desAndronautes restants. Ils prirent la fuite sans autre forme de procès, lais-sant sur le champ d'herbe des silhouettes de métal brillant dans diversespositions grotesques, luisantes d'éclats sous le soleil de l'Unimonde. Toutceci avait duré un temps infinitésimal, et Iolo en était encore à se deman-der s'il n'avait pas rêvé de l'irruption des êtres gris et de leur étrangemarché, qu'ils avaient fait cercle autour de lui après s'être dégagé des en-trailles de leurs ennemis, murmurant doucement une litanie hypnotique.

— Homme, paye ta dette, homme, donne-nous notre dû.— Iolo, feula Balbillus avec un déplaisir certain, ces gens ont toute

l'apparence de morts, venus d'on ne sait où, pour on ne sait quelle rai-son. Et si ce sont des morts, la nécromancie est interdite par les statuts dela Ligue, souviens-t-en.

— Nous avons quitté la Ligue en pénétrant dans l'Unimonde, lui rap-pela Iolo en serrant les dents face à la cohorte des inconnus l'encerclant,et je ne les ai pas appelés, mais ils sont bien plutôt venus vers moi. Deplus, nous n'avons aucune certitude sur leur état réel.

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Mais il avait donné sa parole, et il marcha jusqu'au chariot afin d'en re-tirer l'épée de vieil argent, dont la garde rouillée scintillait étrangement.

— Voici. Elle nous fut donnée hier, par des gens simples craignant lesaffrontements et les fracas inhérents aux guerres.

— Les gens proches de la terre ont souvent du bon sens, affirmal'inconnu aux membres noueux et au crâne protubérant en prenant l'épéeavec une poigne vigoureuse.

Des montures équestres fantastiques venaient de surgir, et en cavalierémérite chacun avait monté son cheval avec souplesse. L'homme porteurde l'épée allait en tête, et d'un bond son cheval avait atteint les hauteurs,suivi immédiatement par la troupe. Iolo entendit le chef des inconnus àl'aspect singulier lui dire quelque chose, mais ses paroles se perdirentdans le vent de midi. Aola de la Trinité, avec Limbo, avait marché versles trois amis.

— Je ne sais si je dois vous remercier, Evzoons, commença Aola d'unton embarrassé, ou bien si je dois m'inquiéter pour toi, termina-t-elle unton plus bas vers Iolo.

Celui-ci se grattait le crâne après en avoir retiré son béret, il n'était pasle moins gêné.

— Je ne le sais pas non plus, finit-il par avouer piteusement.Limbo avait avancé d'un pas et parlait d'un ton suppliant à Iolo.— Je le sais, je vous ai chassé, et les Amazoons m'avaient informé de

mon erreur, inconnus, mais je vous fais mes excuses, en mon nom et aunom des miens.

Il avait encore sur la tête son heaume de cristal, et son armure brillanteportait de sombres balafres suite au combat désespéré sur plusieursplans d'univers avec les Andronautes, son épée de bronze était briséedans son baudrier.

— Nous avons besoin de vous et de votre savoir occulte, jamais aucunde nos magiciens n'a pu réaliser votre tour de force, les Andronautes…

Iolo avait eu un geste d'arrêt vers Limbo et ses magiciens à gages,après la bataille ils commençaient à se presser autour des troisvoyageurs.

— Je vous le répète, j'ai eu affaire à eu contre mon gré, seule l'épée lesintéressait, je ne sais pourquoi. Je ne suis pour rien dans leur venue.

Balbillus le chat-cerise avait grondé encore.— Nous découvrirons bien assez tôt les raisons de leur désir. Nous

saurons alors si nous avons agi convenablement en leur donnant cettevieille épée d'argent.

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— Qu'importe, vous êtes des personnes de ressources et l'Unimondenécessite des personnes à votre ressemblance.

Limbo s'apprêtait à tenter de convaincre encore le groupe, mais cettefois-ci les Amazoons s'étaient interposées.

— Limbo, il suffit.Thélia et Nyris de la Trinité étaient hors d'elles.— Nous avons supporté trop longtemps votre insolence et votre

morgue, et notre temps nous est compté. Ces Evzoons se trouvent avecnotre expédition et ils le resteront. Le sort de l'Empire de la Roue dépendde l'issue de notre quête.

— S'il n'est pas joué déjà, murmura sombrement Aola, parfois traver-sée par des pensées lugubres.

— Allons, avait repris une Amazoon proche à la cuirasse de tissusombre et à la longue hallebarde, près de son alalh familier. Les Vouivresl'auraient su instinctivement, elles sont reliées en permanence avec leurssoeurs de l'empire, et telle n'a pas été leur réaction encore, loin de là.

— C'est vrai, acquiesça Aola en reprenant du poil de la bête. Limbo,écoute-bien les paroles de la Trinité : nous allons partir sur les cheminsvers les Sources du Rebour, aux limites du Vieux Pays. Tu le sais mainte-nant, on peut vaincre ces mystérieux Andronautes, le résultat obtenu parnos amis, tes magiciens à gages peuvent le répéter également, même sic'est sous une autre forme. Tu n'avais pas d'espoir auparavant et désor-mais tu as une idée forte et une direction à suivre, le Destin t'a comblémalgré ton impolitesse et ta brutalité. Sois heureux de son don, et n'endemande pas davantage.

Sur ce, Aola avait donné l'ordre du départ à la troupe Amazoon, et lematériel fut rapidement replié dans les chariots des trakkers. Derrière lesalalhs, Iolo et Balbillus, Salah avaient de nouveau transféré leurs affairessur un chariot en surplus et ils se surprirent à se laisser porter une fois deplus par les évènements. La verdure environnante était plaisante et desbouquets d'arbres à l'ombre profuse s'étiraient le long de leur route. Desombres grises couraient sur la plaine d'herbe, et Iolo en les fixant se sur-prit à froncer les sourcils. Balbillus le chat-cerise observa son expressionet miaula.

— Tu penses à la cohorte des inconnus, Iolo.— Oui… Il me souvient maintenant d'un rêve étrange et diffus, récem-

ment, où il était question de tribunal et de morts, mais tout cela estvague. À vrai dire, j'ai un sombre pressentiment.

— Moi aussi, Iolo, reconnut le chat-cerise d'un ton approbateur. Maisrien n'est jamais définitivement fermé.

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Le chariot escalada une roche plate, et cogna lourdement le sol en re-tombant. Iolo après avoir sauté en l'air sous l'effet du choc se retournavers le chat-cerise en frottant ses fesses, Salah continuant à dormir paisi-blement derrière, sur les ballots de tissus et d'affaires.

— C'est-à-dire ?Des sorcières filaient dans les airs et les Vouivres sifflaient dans les

hauteurs. Les alalhs bramaient longuement et les lances aériennes dessorcières Amazoons luisaient près des étendards hiératiques del'expédition.

— La vie est éternellement en mouvement, rien n'est figé, jamais.Après la nuit toujours vient le jour. À la tristesse succédera la joie.

— C'est vrai, Balbillus.Iolo avait eu un sourire crispé et le chat-cerise sur le point de plaisan-

ter avec lui comme il en avait l'habitude se retint d'extrême-justesse.— Sois sans crainte, Iolo. Je suis avec toi.Le jeune magicien hocha de la tête et chassant ces tristes pensées, il se

frappa le front. Le chat-cerise le reprit.— À quoi penses-tu encore ?— Nous n'avons pas été capable de tenir notre promesse, en définitive.

L'épée d'argent nous a duré encore moins que l'Horoguide des gens deSol.

Balbillus rit finement.— C'est pourtant vrai ! Le destin nous joue des tours pendables !— Yepp !Iolo avait donné l'ordre au trakker d'accélérer l'allure, car ils s'étaient

laissé distancer par la troupe sur l'herbe de la vallée et déjà un alalhmonté par des Amazoons aux noirs vêtements s'en venait vers eux.

— Des problèmes, les Evzoons ? s'informa une sorcière du haut de lamontagne de chair aux écailles grises.

Dans l'ombre du mastodonte le trakker avait gloussé de saisissementet il s'était mis à tirer le chariot à une allure plus rapide.

— Non, non, en aucune manière, se défendit Iolo en levant la tête versles Amazoons guerrières, loin au-dessus d'eux. Tout va pour le mieux.

L'alalh s'en repartit pesamment vers l'avant du convoi et Iolo pesta àpart-lui. Salah en grognonnant s'était relevé de derrière les ballots demarchandises.

— Les Amazoons ne perdent pas leurs bonnes habitudes. Nous cou-rons d'abord puis nous nous informons de la route à suivre après !

— C'est bien vrai, ça, assura Salah en frottant ses paupières gonflées desommeil.

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Il entreprit de fouiller dans les cabas et en sortant des fruits secs, il semit à les grignoter sans autre forme de procès, au rythme chaotique deleur véhicule grinçant. On ne savait jamais à quelle heure la Trinité déci-derait de faire une halte, et chacun avait appris depuis le temps às'accomoder de cette façon de faire brusque, pour ne pas dire autoritaire.

— Des figues sèches ?Salah proposa à Iolo et Balbillus les fruits séchés en question, et Iolo en

accepta une poignée. Il se mit à les savourer en silence dans la queue ducortège où ils se trouvaient avant de se tourner vers le chat-cerise, labouche encore pleine.

— Cette façon de faire, agir d'abord puis réfléchir ensuite, au fond…— Quoi ?Balbillus semblait une statuette hiératique écarlate, perchée sur le bord

du siège du conducteur, fixant en silence le trakker s'agitant derrière sescongénères de la troupe, avec les plaines montueuses s'aplatissant dansle fond et les champs dorés par le soleil. Midi avait été atteint puis dépas-sé et la chaleur se faisait plus forte sans être pour autant incommodante.Après la froidure glaciale du Prince Hiver et de son royaume de givre, lechat-cerise ne se plaignait pas outre-mesure du changement climatiquesurvenu.

— Cette manière de se comporter ne nous a pas trop pénalisés, pourl'instant, je dois le reconnaître. Nous avons même été assez heureux dansles résultats obtenus.

— Pour l'instant.Le chat-cerise observait un coin du ciel où de minces filets de fumée se

levaient les uns près des autres avant d'être chassés par le vent. Iolo finitpar remarquer l'attitude concentrée du chat-cerise et à son tour il détaillaplus attentivement l'est. Un incendie se situait au loin, et l'on ne savaittrop encore, étant donné la distance, s'il s'agissait d'une forêt ou biend'une agglomération.

— Pour l'instant, répéta le chat-cerise d'une voix atone.

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Chapitre 23Les alalhs soufflaient bruyamment en tête du convoi, et sur leur dos

une forêt de hampes ciselées et de lances étincelantes se mouvait aurythme de leur marche en tintant les unes contre les autres, les Ama-zoons s'affairant et discutant durant la progression de la troupe. Les cha-riots de l'intendance suivaient en queue de peloton, déjà des sorcièresmontées sur leurs balais s'en revenaient de leur mission d'explorationacompagnées de leur Vouivre pour faire leur rapport. Les environsétaient d'une verdeur appuyée et la pluie après avoir accompagné le ré-veil de la troupe renforçait encore les tons aigue-marine et émeraude dela végétation. La terre sombre exhalait l'odeur caractéristique de l'humusde la terre et s'éveillait en fumant sous le soleil blanc du Mondwana. Prèsdu couvert d'arbres centenaires, l'expédition Amazoon avait cessé sonavance en entendant la voix sèche d'Aola, de la Trinité.

— Allons bon, grogna Iolo en ordonnant au trakker de s'arrêter. Nousne ferons pas beaucoup de chemin ce matin si les choses évoluent decette manière.

— Sans doute les nouvelles apportées par les sorcières et leursVouivres ne sont pas fameuses, miaula Balbillus en observant les débriscalcinés d'un bosquet au loin, et les pans de maçonnerie d'une maisonpaysanne en pierre.

— Cette demeure devait être abandonnée, ou bien ces habitants ont eule temps de s'en aller, jugea Salah en prenant place à leur côté sur le siègeen bois du conducteur.

Au petit matin la troupe avait repris sa marche erratique dansl'Unimonde et croyant atteindre assez vite l'origine des fumerolles in-quiétantes distinguées le jour précédent, les Amazoons avaient dû dé-chanter. La distance avait été mal appréciée et en définitive le soir étaittombé sans que les alalhs, même en forçant la marche, aient pu atteindrele lieu du sinistre. Une halte avait été décrétée dans la mauvaise humeur,et, depuis le matin, la troupe faisait route à une allure soutenue vers lesfumées grises s'élevant au loin. Enfin ils avaient fini par s'en rapprocher

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aux environs de midi, mais les nouvelles ne devaient pas êtrerassurantes.

— Quel est le problème, lança Iolo à voix basse en observant les Ama-zoons de la Trinité venir vers eux à grands pas, en compagnie de plu-sieurs sorcières.

— La sagacité des magiciens de la Terre va être mise à rude épreuve,prédit Balbillus le chat-cerise en agitant machinalement ses moustaches.

De fait, la suite des évènements donna raison au compagnon félin deIolo.

— Evzoons, après inspection quelques maisons — pas plus de trois ouquatre — sont la proie des flammes, et un bosquet alentour également.

Aola était la plus petite des trois sorcières de la Trinité, mais sa voix etson sens de l'autorité la classait parmi la plus écoutée. Elle semblait tou-tefois ennuyée.

— En connaît-on la raison ?Iolo était descendu du chariot en tenant sur sa tête son béret, et refer-

mant sa veste de voyage à cause du vent froid il s'était rapproché de laTrinité. Le chat-cerise avait la fourrure toute rebroussée par la bise sou-daine, et Salah avait mis ses mains dans les poches de son manteau afinde mieux se protéger des atteintes de la fraîcheur ambiante. Nyris et Thé-lia se tripotaient les lèvres avec un identique ennui.

— Un animal de vaste stature se tiendrait aux abords et aurait fait fuirles habitants du lieu, des chariots ont pu être découvert au loin par lesVouivres de nos éclaireuses. Mais nous ne savons pas s'il est préférablepour nous d'éviter cet endroit sans tarder, ou bien d'affronter ce périldirectement.

— Pourquoi ne pas faire un détour et laisser ce village prendre soincomme il convient de cet animal dangereux ? s'enquit Salah. Est-ce lui leresponsable de l'incendie ?

— Il semblerait bien, oui, répondit Thélia en posant sur sa tête sonlarge chapeau noir, lissant ses mèches bleues et soyeuses de la main. Undragon cracheur de feu est posé sur les arbres proches, et nos sorcièresont fait demi-tour sitôt l'avoir aperçu.

— Nous pouvons toujours l'éviter discrètement et poursuivre notreroute à la recherche d'indices satisfaisants, miaula Balbillus après avoirterminé la toilette méthodique de ses oreilles.

— Oui, convint Nyris, mais si durant notre fuite il venait à nous atta-quer à l'improviste, sans nous laisser le temps de nous y préparer, les dé-gâts dans nos rangs pourraient être importants.

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Iolo avait hoché de la tête en signe de compréhension. Puis il s'étaitpenché discrètement vers son ami Balbillus.

— Il me vient une idée, stupide sans doute… Ce dragon mystérieuxn'aurait-il pas un rapport avec l'animal cracheur de feu qui nous a débar-rassés des malandrins, peu avant mon appel vers le Prince Hiver ?

Le chat-cerise avait cillé en réfléchissant, avant de répondre lentement.— Cela me semble une curieuse coïncidence, effectivement, mais… La

distance nous séparant de ce lieu n'est pas petite.— S'il s'agit de la même créature le hasard est piquant, renchérit leur

ami Salah en se mêlant à la conversation.Ils décidèrent malgré tout d'aller voir par eux-mêmes, et délaissant la

troupe Amazoon les trois amis quittèrent en marchant la clairière prèsd'un bosquet de pins, où l'expédition Amazoon avait fait halte. Suivantun chemin de terre décrivant une courbe descendante ils parvinrent prèsde bâtisses fumantes et calcinées, dont l'embrasement remontait de ma-nière évidente à une bonne journée. Les cendres étaient encore chaudeset fumantes, et près de là des arbres de la forêt brûlaient également. Unclaquement d'ailes se fit entendre au loin, et le groupe avança au milieudes demeures désertées au fur et à mesure de leur avance, afin de mettredavantage de distance encore entre les sorcières Amazoons et le dragon.Ce dernier constituait un point noir dans le ciel, et sous le soleil de midigrossissait régulièrement.

— Il vient vers nous, déclara Salah avec une inquiétude visible en ledésignant.

Puis il avait refermé les pans de son manteau noir comme pour se pro-téger d'une attaque de flammes, Balbillus feulant doucement à part lui.

Iolo à cause de l'arrivée brusque du dragon n'avait pu entendre conve-nablement les paroles de son ami, et déjà l'animal fabuleux était sur eux.Son corps annelé avait les teintes de l'ambre pur et ses ailes squameusesaux rayures d'argent paraissaient constituées de pierres précieuses. Il vo-missait des flots brûlants et ses yeux rouge sang roulaient dans ses or-bites saillantes en plongeant sur eux : Iolo avait pris une inspiration ra-pide mais déjà l'animal chimérique avait vu son image se voiler et sefroisser à l'image d'un vulgaire morceau de papier. Déjà, il n'était plus. Etsur un tapis de soie écarlate au dessin précieux, leur ami le magicien Az-riel vêtu de satin et d'or filigrané se tenait assis en tailleur, avant de sau-ter à terre prestement.

— Il était moins une, il me semble.

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Le magicien de l'Unimonde paraissait ravi de l'effet obtenu par sa ve-nue inopinée, et Iolo avec Salah ne l'était pas moins. Seul le chat-cerisen'avait pas semblé étonné de le voir.

— Tu as appelé Azriel, comprit Iolo en se remémorant la paroleconfuse énoncée par le chat-cerise il y a peu.

— Bélitéradonne est l'appel convenu entre nous, lui rappela le mageAzriel en époussetant ses vêtements. Eh bien, vous avez fait du chemindepuis notre dernière rencontre. Quel est le dément capable d'avoir déli-vré cet animal furieux ? Aucun enchanteur digne de ce nom, dansl'Unimonde, n'aurait consenti à le sortir de sa prison de verre. Ces dra-gons Azhiens sont très dangereux et belliqueux, savez-vous ?

Iolo avait eu une mine contrite avant de répondre à demi-mot.— La personne en question n'avait pas d'alternative, ai-je entendu dire.

Et puis de toute manière le danger de l'Azhien est écarté désormais,n'est-ce pas ?

Azriel avait ri en dévoilant des dents immaculées, il soupçonnait déjàles amis d'être responsables de sa délivrance inopinée, puis il se reprit.

— Oui, rassurez-vous, il ne gênera plus personne puisque son exis-tence même vient d'être effacée des Arcanes. Je suis content de vous re-voir. J'ai parlé de vous et de vos amies Amazoons aux membres duCercle, et ils m'ont pressé de vous présenter à eux. Consentiriez-vous àvous déplacer jusque dans nos îles aériennes ?

Azriel avait eu la délicatesse de ne pas ajouter au surplus qu'il venaitde leur sauver la vie à eux et à leur expédition, peut-être, mais Iolo pritacte de sa proposition. Peut-être ces gens mystérieux pourraient-ils leurapporter une aide conséquente.

— Nous accepterions avec joie de répondre à votre invitation, Azriel,lui fit écho Iolo après s'être rapidement concerté avec Salah et le chat-ce-rise, mais notre expédition, vous la voyez au loin, n'est pas petite, et…

— Une voie descendra jusqu'à vous, et même vos montures grises lapourront emprunter sans dommage, je vous l'assure. Je vais remonterchez moi puisque tout danger est écarté, et ne vous sentez pas obligéd'accepter, en dépit du service rendu, leur affirma Azriel en s'éloignantdéjà sur son tapis vers l'ailleurs. Un service est un service, et je vousavais donné ma parole. Discutez avec vos amies de votre choix définitif,et s'il est favorable sans tarder une issue s'ouvrira à vous vers les îleslointaines des Cercles. Mais sachez-le déjà, vous n'aurez pas à regrettervotre décision si vous venez chez nous, dans les pays du ciel.

Sur son tapis volant Azriel s'en était reparti en direction de l'invisible,et les trois amis étaient revenus vers les Amazoons postées au loin, et en

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particulier les trois sorcières de la Trinité. Aola paraissait songeuse, elletripotait sa lèvre inférieure en discutant avec Iolo et Salah, Balbillus, lesdeux autres sorcières de la Trinité réfléchissant en se prenant le menton.Leurs longues chevelures bleues constituaient une cape moirée sur leursépaules vêtues de sombre, et leur chapeau faisait un dais soyeux sur leurtête au visage gracieux et fin. Leurs dents scintillaient de blancheur dansl'ombre.

— La proposition est intéressante, il faut le reconnaître, jugeait Aola enraffermissant sur elle les fermetures dorées de sa cuirasse de feutre et detissu. Peut-être leurs ancêtres ont-ils un vaste savoir, car pour l'instantnous avançons en aveugle.

— J'y avais pensé aussi, assura Iolo en opinant de la tête devant Nyriset Thélia, cette dernière ayant pris Balbillus le chat-cerise dans ses braspour le caresser doucement.

— Nous ne savons pas où se trouve la clef du Chemin Perdu, et nenous faut-il pas le trouver d'abord avant d'atteindre le Vieux Pays ?

Nyris paraissait un peu confuse dans sa géographie de l'Unimonde,aussi Iolo toujours avec une expression pensive la remit-il dans le droitchemin.

— C'est à peu près cela, le Chemin Perdu abrite le Pays d'Arc-en-ciel.— Vers lequel sont partis les Magiciens Écarlates récemment,

d'ailleurs, miaula Balbillus confortablement lové dans les bras parfumésde Thélia.

— Exact, reconnut Iolo avec un sourire moqueur en constatant la posi-tion confortable de son ami. Et le Vieux Pays est l'étape suivante, il abriteles Sources du Rebours, notre seule voie disponible, car elle est accessibleaux mortels, contrairement aux autres.

— Ce même Vieux Pays est la Patrie des Héros des Temps Anciens, cesderniers la recherchent depuis toujours.

Balbillus ferma ses yeux d'or et Iolo parut surpris par son dernierrappel.

— Tiens, c'est vrai, je l'avais oublié. Lucius et son nouvel ami serontpeut-être déjà là-bas…

— Je le leur souhaite de tout mon coeur, conclut Salah en voyant Aolas'éloigner pour donner des ordres bruyants et brefs.

La troupe rapidement s'était remise en ordre de marche et préparée audépart, Aola venant de prendre sa décision en l'espace d'un éclair. Elleavait fait ensuite demi-tour à grandes enjambées vers les trois amis.

— Nous sommes prêtes, maintenant, comment atteindre ces fameusesîles des Cercles ?

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La voix de l'Amazoon Aola était limpide et ses yeux noirs et étirés res-semblaient à des puits sombres. Iolo en prenant place sur le chariot avaitrétorqué en haussant les épaules d'impuissance avouée.

— À dire vrai, nous n'en savons rien. Azriel a dit qu'en cas d'accord denotre part une voie ou bien un escalier s'ouvrirait à nous, et…

Les alalhs piaffaient d'impatience à l'orée de la vaste clairière, et desbannières flottaient dans les hauteurs : les Vouivres étaient enfermées,sifflantes, dans leurs paniers d'osier. Salah était sur le point d'exprimerson agacement devant cette attente insupportable lorsque Balbillus avaitmiaulé vivement.

— Il se trouve des ondulations singulières non loin d'ici, Azriel nous aentendus, j'en fais le pari. Marchons, la voie se trouve probablement là-bas.

Iolo allait ouvrir la bouche mais Aola l'avait précédé déjà sans at-tendre. La patience n'était pas le point fort de la civilisation Amazoon,songea Iolo en prenant avec les autres chariots la direction indiquée parle chat-cerise. Une ouverture lumineuse s'était fait jour effectivementprès de là, et ressemblait à une arche de cristal et de lumière donnant ac-cès à un ciel bleu d'un indigo à la pureté étourdissante. La troupe Ama-zoon, en se rapprochant de l'ouvrage magique suscité par les magiciensdes Cercles, eurent d'yeux au début seulement pour la beauté et le travailraffiné du cristal ciselé et taillé délicatement. Puis lorsque l'expéditionAmazoon fut à pied d'oeuvre la Trinité s'effraya, et du haut de leur alalhde commandement elles palabrèrent avec les trois amis.

— Ce chemin ne donne-t-il pas sur le vide, dirait-on ? Les alalhs jamaisne voudront avancer sur ce chemin enchanté, même les yeux bandés.

— Nous allons passer les premiers, comme nous l'avons déjà fait tantde fois, reprit Iolo dont la crainte principale était de voir l'ouvrage ensor-celé se refermer à cause d'atermoiements inutiles. Azriel est notre ami, etil paraît être magiquement très doué. Pour ma part, la confiance est demise.

Sifflant leur trakker pour lui ordonner de s'avancer sous le portail auxéclats éblouissants, Iolo réfléchissait encore à la façon aisée et désinvolteavec laquelle le mage aux yeux bridés s'était débarrassé du dragond'Azhien. Puis la luminosité fut éblouissante, et les trois amis clignèrentdes yeux pour ne pas être aveuglés. Un sable cristallin crissa sous lesroues de leur chariot et ils observèrent en se retournant le portail rapetis-ser à toute vitesse.

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— Engagez-vous sans crainte ! cria Iolo en direction de la lointainecouronne de cristal, car les qualités magiques du chemin les éloignaient àune allure vertigineuse vers les îles du Cercle.

Des arbres de cristal aux baies lumineuses défilaient à leurs côtés, uneherbe de verre fumé tapissait les bords de leur route. Le ciel clair duMondwana les environnait de toute part, le chariot semblant progressersur l'invisible, car la terre de leur chemin, étonnement meuble et friable— Iolo d'abord avait pensé à du sable — était translucide au point d'enêtre presque transparente. Inquiet de ne pas voir s'aventurer la troupeAmazoon derrière eux, Iolo se retourna avec crainte puis il distingua auloin un cortège bruyant et sombre de masses indistinctes. Les alalhsavaient finalement été convaincus d'avancer, et dès lors avec un coeurplus léger Iolo et ses deux compagnons allèrent de l'avant, leur chariotcontinuant à progresser à l'allure rapide de leur trakker. Des îles célestessurgissaient à l'horizon, en grandissant rapidement. Iolo avait pointé ledoigt vers elles en les désignant d'un sourire.

— Messieurs, nous approchons de la patrie aérienne de notre amiAzriel.

Le trakker galopait presque sur le chemin invisible et les arbres se fai-saient plus nombreux dans le ciel, au fur et à mesure de leur avance. Fi-nalement les fûts de cristal aux feuilles translucides se multiplièrent prèsdes îles aériennes, et une porte à double battant en verre blanc avec desbarrières impressionnantes en cristal faisant le tour de l'île la plus prochefit son apparition, en arrière-plan était le reste des îles du Cercle. Le por-tail fut ouvert par un magicien de rouge et de blanc vêtu, portant unpantalon de satin et des mules moirées, un cardigan souple richementbrodé et un béret de velours. Son teint était d'or clair, très clair, et sesyeux bridés riaient et souriaient en souhaitant bon accueil aux trois amissur leur chariot.

— Bienvenue dans le Cercle, leur déclara poliment l'homme en faisantune profonde révérence.

Iolo lui avait rendu sa révérence de son mieux, sur le banc du conduc-teur, avant de répondre.

— Le reste de la troupe s'en vient derrière, ne vous effrayez pas de lamasse des montures Amazoons, elles sont énormes et impressionnantesmais sans danger pour les amis des Amazoons.

Le gardien visiblement attendait leur venue avec une joie non-dissimulée.

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— Azriel nous a longuement parlé de vous et de votre recherche, lesalalhs nous ont fait rêver bien souvent. Nous allons enfin les voir deprès !

Il se tint près du portail afin de pouvoir les distinguer au mieux, et dé-jà des habitants du ciel s'en venaient attirés vers eux par leur conversa-tion. Iolo fit de son mieux pour répondre aux questions des nouveauxvenus, encerclés comme il l'était par la curiosité bonhomme des habi-tants, puis finalement survint Azriel en chassant les gens pour leur déga-ger le passage.

— Prenez la route droite puis tournez vers la gauche après le bosquetde cyprès blancs, expliqua-t-il, non pas la première bâtisse — de bois etde pierre — mais la seconde, près d'une colline à flanc de montagne. Pla-cez votre chariot dans le grand champ clôturé près de là, il m'appartient,vos alalhs y seront à l'aise.

Il avait sauté sur le banc du conducteur en discourant, heureux et ré-joui de revoir des personnes avec lesquelles il s'était lié d'amitié, Salahavec le chat-cerise se plaçant sur les ballots de marchandises, derrière.

— Finalement, tout bien pensé, ici est la meilleure place del'expédition, miaulait le chat-cerise vers Salah, affalé lui aussi sur lescoussins de vêtements et de couvertures.

— C'est bien vrai, mon ami, et plus d'une fois me suis-je ditpareillement…

Salah allait lâcher un long discours d'explication lorsque le magicienAzriel les interrompit en se tournant vers eux.

— Eh bien ! Appréciez-vous les îles des Cercles de ma naissance ?Iolo près de lui allait répondre déjà, puis il réalisa qu'il n'avait pas en-

core pris la peine de distinguer vraiment celles-ci. Et, en vérité, la beautédes lieux avait peu de points communs avec d'autres merveilles de laTerre ou bien du Mondwana. Les îles décrivaient un cercle dans le ciel, etmaintenant Iolo voyait mieux de vastes ponts de verre franchir le vide del'une à l'autre. Un immense cercle de verre constituait une vaste circonfé-rence dans les nues, en joignant chaque île aérienne à sa voisine. Unedernière se trouvait au centre mais se situait au-dessus de toutes lesautres, et dissimulée par les nuages on aurait pu la croire invisible. MaisAzriel certifia sa présence, et de plus Iolo voyait des marches éthérées etdes chemins de cristal, raides et pentus, s'étirer en tournoyant vers lezénith.

— Ce sont là les résidences des Ancêtres du Cercle, ils reposent prèsdes cieux en attendant la fin de leur temps, assura Azriel en descendant àbas de la carriole, puisqu'ils étaient arrivés près de sa demeure.

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Dans le vaste champ cerclé de verre la charette fut abandonnée et letrakker dételé, le groupe s'installant à des tables de bois dressées là ennombre, en prévision sans doute de leur arrivée prochaine. Des servi-teurs affables vinrent leur laver les mains avec de l'eau parfumée et leurapportèrent des liqueurs raffinées et du vin doux, aromatisé de miel.Dans des corbeilles d'argent avaient été placées des friandises, aux-quelles Iolo goûta avec plaisir. Puis il regarda de nouveau autour de lui,et se perdit dans la contemplation des environs. Une montagne au centrede l'île s'élevait en pointant vers les hauteurs, adornée de brumes, lesponts de verre franchissant l'éther en un arc gracieux. La verdeur étaitgénérale et les maisons au nombre réduit étaient toutes différentes maissemblables en même temps par la recherche et l'ornementation de leurarchitecture. La demeure d'Azriel était magnifique.

Elle avait de hauts murs bordés de colonnades, avec un toit retombanten vagues arrondies aux tuiles écarlates et mauves, pourprées et or. Lesverrières latérales étaient vastes et colorées de bleu saphir, les briquesconstituées d'une matière translucide et blanche identique à de la porce-laine. La porte d'entrée s'ouvrait et se refermait au fur et à mesure dupassage des serviteurs, avec un bruit mat car le bois précieux était chargéd'or et d'argent en des arabesques ondulantes. Plusieurs pinacles deverre fin s'étiraient vers les nues, scintillant doucement dans l'air. Desbosquets de laurier-rose et de fleurs parfumées embaumaient l'air,l'herbe verte avait été coupée avec soin pour faire un tapis de velours. Io-lo se servit une tasse de café et huma l'arôme délicieux s'évaporant envolutes devant son nez. Salah se régalant lui aussi, Balbillus se tournavers Azriel avec civilité.

— Mais vous auriez donc deux maisons, une ici dans les îles du ciel etune autre encore là où nous fîmes connaissance il y a quelque temps ?

Au loin sur le chemin magique accédant dans les hauteurs la masse dela troupe Amazoon se faisait impressionnante, la poignée d'habitants surl'île devait déjà être en train de les attendre avec impatience. Le passagedes alalhs ne manquerait pas de les saisir de frayeur, gloussa intérieure-ment le chat-cerise tandis que leur ami Azriel lui répondait après avoirgrignoté un biscuit sec.

— Il en est bien ainsi, et à vrai dire j'en ai une autre encore dans unroyaume froid où je vais parfois pour mes recherches, car je récolte etcollectionne les plantes médicinales pour mes décoctions. Certaines,vous ne l'ignorez pas, sont bien difficiles à trouver.

Le chat-cerise avait approuvé de la tête en fixant le cercle des îles dansle ciel. Iolo avait posé sur la table de bois sa tasse avec un bruit sec.

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— Vous connaissez notre objectif, Azriel, mais vous ne savez pas tout.Dernièrement, nous avons bénéficié — par un hasard pour le moins, di-sons, hasardeux — de renseignements intéressants. Selon le Prince Hi-ver, les Sources du Rebours seules permettent aux mortels de franchir lesobstacles entre les mondes et elles se trouveraient dans le Vieux Pays…

— La patrie ancienne des Héros des Temps Anciens, lui dit Salah enterminant de se lécher avec gourmandise les doigts. Trouver le VieuxPays des Vieilles Gens, c'est trouver la voie vers Ethérys.

Azriel avait eu une expression méditative en mettant sa main sous sonmenton.

— Intéressant, c'est très… Intéressant, lâcha-t-il sans cesser de froncerses sourcils fins en signe de réflexion intense.

Sur ce leur parvint la voix pointue de Nyris, de la Trinité. La grandecuriosité des gens de l'endroit — par les ponts de cristal d'autres s'enétaient venus observer la venue de l'équipage — les empêchait de pou-voir accéder jusqu'à eux. Iolo et Azriel se levèrent pour aller les ac-cueillir, Balbillus et Salah préférant rester au banquet organisé en leurhonneur. Par le chemin les deux amis arrivèrent à l'endroit de l'île où ac-cédait le chemin magique crée par Azriel, et sous le portail cristallin lesalalhs bramaient sombrement en faisant s'entrechoquer sur leur dos leshallebardes et les longues hampes des sorcières.

Certaines Amazoons sur leurs balais en compagnie de leurs Vouivresailées s'étaient déjà posées sur l'herbe, et avaient commencé à déballerleurs affaires. Iolo s'était exclamé et Azriel fit s'écarter les habitants. Lesalalhs précautionneusement — pour ne pas écraser quiconque — avaientavancé avec prudence, Iolo faisant un signe amical aux Amazoons de laTrinité et aux rares Evzoons de la troupe. Il marcha devant l'expéditionpour les guider vers le champ appartenant à Azriel, et ce dernier rit enconstatant l'effarement de ses compatriotes face à l'aspect singulier de latroupe Amazoon.

— Ils auront de quoi parler et discuter durant de longues soirées dansles îles du Cercle !

Iolo sourit en hochant du menton.— Cela n'est pas niable.Ils parvinrent enfin à l'endroit désigné par Azriel et lorsque les alalhs

eurent été déchargés de leurs attirails les Amazoons plantèrent leurstentes d'argent et dressèrent fièrement leurs couleurs sur un mât de boisd'une hauteur conséquente. Les trakkers avec les chariots avaient été dé-telés, et les iguanes squameux et colorés, à la crête diaphane, avaient étélâchés dans le pré afin de se nourrir par eux-mêmes. Les étendards de

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bronze furent disposés devant chaque compagnie, et, voyant commenttout allait pour le mieux, Azriel s'approcha des Amazoons de la Trinitépour leur présenter ses hommages et les sorcières lui firent bel accueil.

— C'est un plaisir après tant de route de trouver d'aussi bonnes genset manières distinguées, déclara Nyris en s'approchant des tables de boisdisposées devant elles, avec des victuailles et des plats chauds enquantité.

Les Amazoons faisaient référence à des rencontres fâcheuses durant lecours de leur voyage, comprit Iolo, et même si les leurs n'avaient pastoutes été bénéfiques, tant s'en faut, Iolo préféra passer à des préoccupa-tions davantage actuelles. Iolo convia les sorcières et leurs proches às'asseoir aux tables disposées à leur intention, et bientôt chaque Ama-zoon et Evzoon de la troupe s'était attablé et mis en devoir de faire hon-neur au repas. Iolo et Azriel ayant déjà mangé, avec Salah et Balbillus lechat-cerise le quatuor partit près de là, car leur guide Azriel s'était mis entête de leur faire visiter les environs de sa propriété aérienne. Près del'étendue de verdure où étaient logées les sorcières et leurs alalhs se trou-vait un terrain cultivé de plantes, à l'aspect velouté et au coeur lumineux.

— Ce sont des plantes toniques, aux personnes affaiblies elles pro-curent un coup de fouet et un regain d'énergie bienvenu, expliqua Azrielaprès s'être accroupi près d'un plant et avoir froissé entre ses doigts desfeuilles au suc laiteux. Ses qualités actives sont louées dans l'Unimonde,et son odeur de vanille n'est pas désagréable.

— C'est exact, reconnut Iolo près de Balbillus, ces deux derniers obser-vant les plantes dans leur sillon de terre avec une attention touteprofessionnelle.

— Cette senteur est délicieuse, affirma Salah en se retenant visible-ment pour ne pas mâcher les feuilles à pleines dents.

— Et ici, voyez-vous, sont les songerelles, elles facilitent la venue derêves puissants à la clarté limpide, avec elles jamais rêveur ne souffred'insomnie ni de nuit blanche.

— Vraiment ?Iolo était interloqué, jamais encore il n'avait entendu parler de plantes

similaires.— Vraiment, confirma Azriel en faisant rouler dans la paume de sa

main des feuilles et des fleurs à la couleur pâle. Combien de fois un mau-vais sommeil nous a-t-il privés d'un rêve auguste et puissant, dont les re-plis sont connus à tout bon magicien et rêveur ? De telles choses sontagaçantes lorsqu'elles surviennent, car les rêves importants ne pré-viennent jamais avant d'arriver, et vous le savez très bien.

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Balbillus le chat-cerise était d'accord avec Azriel sur ce point.— Ça, c'est vrai !— Avec une bonne infusion de songerelles, de telles choses ne peuvent

arriver. Le sommeil est paisible et doux, accueillant pour les messagersoniriques. Tenez, prenez quelques feuilles et plants dans votre musette,vous en ferez la bouture chez vous lorsque des aventures vous serezlassés.

Iolo d'abord s'était offusqué d'une telle gentillesse de sa part, il avaitdéjà fait tant pour eux, mais le magicien avait fourré dans son sac en ban-doulière une plante complète et des feuilles par poignées.

— Vous n'y pensez pas ! se défendit Iolo.— Ta-ta-ta, entre compagnons de magie les bonnes recettes

s'échangent toujours, assura Azriel en les entraînant déjà vers un bosquetproche jouxtant sa demeure.

Les arbres formaient un petit groupe et Iolo s'interrogeait encore surleur essence lorsque Azriel le tira de ses pensées en s'accroupissant prèsde là. Il lui montrait des champignons de forme ronde et presque dissi-mulés dans la mousse herbeuse, de couleur brun-marron avec des vei-nules saillantes violet foncé.

— Ces champignons-là sont typiques des îles du Cercle uniquement,vous n'en trouverez jamais ailleurs, dit Azriel à Iolo près de lui, Balbillushumant avec précaution les champignons en question. À ceux les appré-ciant avec modération, ils font faire de vastes voyages aux confins del'esprit, mais ils sont dangereux à manier et seule une âme pure peut at-teindre les frontières de l'univers connu. Les mécréants y ayant goûté ontsombré dans la folie ou se sont donné la mort après avoir distingué crû-ment leur vilénie et noirceur.

— J'ai déjà entendu parler de champignons semblables, avoua Iolo enles touchant du bout de ses doigts, mais jamais avec de si grandspouvoirs.

— Nous n'avons pas de telles plantes sur Terre, miaula le chat-ceriseen levant le museau vers les hauteurs du ciel.

Le magicien Azriel avait fait mine d'en prendre une poignée pour Iolo.— En voudriez-vous quelques uns ?Iolo réfléchit puis observant sa musette bien remplie déjà par les son-

gerelles coupées fit non de la tête, avant d'observer la mine attentive deBalbillus. Toujours agenouillé par terre près d'Azriel, il leva les yeux versle ciel dégagé et découvrit par le dessous une vision splendide. Celle del'île centrale du Cercle, abritant les Ancêtres de la peuplade aérienne.Des lueurs se laissaient entrevoir par-delà la muraille de feuillage

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s'épanchant dans le vide, et les ponts de cristal laissaient distinguer desvéhicules chamarrés et des passants paisibles. Les murailles cristallinesétaient ajourées et des demeures laissaient percer des tourelles et des fe-nêtres illuminées. Plus haut encore, un pic montagneux se perdait dansla nuit de l'espace intergalactique. Iolo garda le silence un instant, soufflépar tout cela, puis sursauta en entendant la voix âpre d'Aola de laTrinité.

— Vous comptez nous laisser seules encore longtemps ?

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Chapitre 24— Souvent vous ai-je entendu parler de votre patrie céleste comme des

îles du Cercle, s'enquit Iolo en reprenant son souffle près d'un pilier deverre translucide, et d'autre fois il me souvient vous avoir entendus par-ler des îles des Cercles. Pourquoi cette différence ? Ne s'agirait-il pas dumême Cercle ?

— En vérité, oui et non est la réponse convenant le mieux à votre ques-tion, reconnut le magicien Azriel en grimpant avec eux les milliers demarches menant au zénith.

Il s'arrêta lui aussi près du pilier, et laissa sa respiration haletante re-trouver un cours normal en se tournant vers Iolo.

— Voyez, la vue d'ici est magnifique sur mon pays, jamais nulle partdans l'Unimonde je n'ai pu observer pareil spectacle.

Iolo et le chat-cerise Balbillus s'escrimaient depuis un moment déjà àmonter les milliers de marches menant en ligne droite vers l'île centrale,où résidaient les Ancêtres de la patrie d'Azriel. Ils allaient là-haut enquête de savoir et d'informations, et Iolo devant l'éloignement de l'île enquestion commençait à se demander si leur objectif méritait la peine degravir une si rude pente.

— N'aurions-nous pas pu escalader cette hauteur par des moyens ma-giques, ou bien user des alalhs sur les voies secondaires ? interrogeaitAola de la Trinité en revenant peu à peu à leur hauteur, devant ses deuxsoeurs. Nous aurions mis un temps identique, et au moins nous ne se-rions pas épuisées en arrivant à l'île !

La Trinité avait tenu à accompagner les deux amis jusque dans le sanc-tuaire des Ancêtres, seul Salah déclinant l'offre en raison de la tropgrande difficulté de l'ascension. Il préféra rester au campement, et fran-chement Iolo commençait à envier sa sagesse et sa prudence. Surl'escalier de verre il s'était accoudé à la rambarde de cristal, des bancs denuages en contrebas avançant vers eux en menaçant de les noyer dansleur masse.

— Vous n'y pensez pas, leur répliqua durement le magicien Azriel,chaudement vêtu pour l'occasion, ce serait leur faire un grand affront,

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car ils ont rejoint par ce même chemin l'île de leur repos, quand ils en ontjugé le moment opportun. De plus, user de magie serait une insultegrave, dans ce domaine ils sont parvenus au sommet de leur art, et il estbon de faire preuve de modestie lorsqu’on s'en va les solliciter.

La Trinité pestant et soufflant était parvenue à leur hauteur, et voyantleur état de fatigue — la montée des marches durait depuis une bonneheure, sinon plus — Iolo fit signe à Azriel d'attendre un peu avant de re-prendre. Leur ami le magicien avait levé la tête vers l'escalier scintillantse perdant dans les brumes, loin au-dessus de leur tête. On distinguaitune masse sombre à la végétation profuse et des lumières clignotantes,mystérieuses et fascinantes à la fois. L'île centrale des Ancêtres semblaitavoir grandi depuis le début de l'escalade, mais pas assez encore au goûtde chacun. Azriel avait baissé la tête vers Iolo et le chat-cerise.

— Un jour, moi aussi je monterai vers mon dernier repos lorsque leDestin m'en intimera l'ordre.

— Il est doux de voir certaines personnes se réunir ainsi pour passerune vieillesse heureuse, miaula le chat-cerise, perché hardiment sur lebord de la rambarde. Mais vous n'avez pas répondu à la question poséepar Iolo.

— Quelle question ?Azriel paraissait avoir sincèrement oublié la demande de ce dernier, et

Iolo sourit devant la mine maussade des Amazoons, celles-ci reprenantdéjà du poil de la bête.

— Parfois vous parlez des Cercles, et d'autre fois du Cercle, reprit lejeune magicien de la Ligue sans s'offusquer outre mesure de la distrac-tion de leur ami, cela m'a intrigué.

Azriel souffla profondément avant de répondre.— Il est d'autres dimensions près de la nôtre, et des cercles de notre

race y flottent en des univers parallèles. Notre tradition fait allusion à ce-la, même si seuls nos ancêtres ont accès à ces connaissances cachées. Voi-là pourquoi nous parlons parfois des Cercles, et d'autre fois du nôtre." Tous les arbres du monde forment une seule forêt ", dit un proverbe del'Unimonde.

— C'est un sage dicton, feula Balbillus en reprenant sans tarder davan-tage la route de l'île centrale. Mais ne nous mettons plus en retard, àprésent.

Iolo le suivit en silence et la Trinité fermant la marche, Azriel repartitavec eux sur les marches de cristal virevoltant vers le zénith. La journéese faisait sombre, en effet c'est en début d'après-midi seulement que lesamis s'étaient décidés à consulter les Ancêtres, et ils avaient nécessité

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d'un long moment avant de prendre le chemin menant à l'île centrale duCercle. Plusieurs fois ils s'étaient reposés à divers endroits du chemin, etAzriel n'avait pas manqué de les rassurer.

— C'est le seul chemin s'élevant si fort, pour aller d'une île du Cercle àune autre il n'est évidemment pas besoin de monter. La ligne droitesuffit.

Durant un bon moment le groupe poursuivit son ascension et enfinl'île flottante acquit des dimensions respectables dans le soir, desécharpes de brumes vaporeuses en voilant les abords immédiats. La fraî-cheur de la nuit se fit intense. Iolo s'était renfoncé dans les pans de sonmanteau de voyage, les Amazoons de la Trinité ayant pour leur part ra-battu leurs chapeaux devant leurs yeux sombres, leurs châles ornés dependeloques enroulés autour de leur corps. Azriel lui avait revêtu desfourrures, et une toque à la blancheur polaire ornait sa tête. Son expres-sion s'était faite sérieuse au fur et à mesure de l'avancée de l'île des An-cêtres vers eux.

Il y avait sur ses pourtours une végétation brunâtre dont les branchesbasses pendaient dans le vide, et un cône inversé de terre noire et deroche s'étirait vers le bas. L'escalier de cristal fin tournoyait avant de re-joindre un portail semblable à un quai de débarquement, Azriel prenantle temps de faire une ultime pause avant la dernière ligne droite.

— Lorsque nous accéderons à la surface, de vieilles gens nous ac-cueilleront et il nous faudra leur parler avec modestie et respect, ce sontdes magiciens vénérables.

Chacun avait approuvé du menton, seul Aola éprouvant le besoin deparler encore, même après une si rude montée.

— Vos Ancêtres sauront nous indiquer la route pour le Vieux Pays,d'après vous ? Ou au moins le Chemin Perdu ?

— Si les Ancêtres de l'île Centrale n'en sont pas capables, vous nepourrez jamais vivre assez vieux pour pouvoir rencontrer des personnesplus érudites, affirma Azriel en abaissant devant ses yeux bridés sa toquede fourrure.

Sur ce il reprit la marche en avant, et bientôt la masse de l'île centraleaérienne se fit énorme. Des barrières cristallines en délimitaient lesabords, et par-devers elles des arbres noirs et rouges, à l'écorce granu-leuse, se pressaient en masse. Il y avait des bancs de bois blanc et desfontaines ruisselantes d'eau dans des prairies, avec des demeures nantiesde toits ronds et de tuiles scintillantes sous l'éclat rasant du soleil del'Unimonde. Au-dessus de leurs têtes scintillaient les étoiles, et sous euxun tapis de nuage leur masquait toute vision du monde inférieur. Ils

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semblaient évoluer sur un tapis enchanté, immaculé et merveilleux, enun monde hors du temps.

Les maisons étaient peu nombreuses et la population réduite, commedéjà les visiteurs avaient pu s'en rendre compte dans les îles aériennes dubas. Les voyageurs virent venir à eux un couple d'un âge indéterminé,dont la vision et l'allure produisirent un grand effet à chacun, mais bienplus encore à Azriel. C'étaient de vieilles gens à l'allure ratatinée, ils mar-chaient en couple en se tenant par la main, un homme et une femmed'âge indéterminé mais très avancé, sans aucun doute. Ils allaient voûtéset étaient revêtus de vêtements amples leur remontant sur la tête, ils pos-sédaient des mains noueuses et des souliers de cuir brillant, un visage ri-dé et tanné par les années. Et, surtout, des yeux brillants et étincelants,semblables à des puits de lumière. Azriel jamais n'avait eu affaire encoreà l'île des Ancêtres, contrairement à nombre de ses concitoyens, aussi enresta-t-il saisi et pétrifié. Littéralement, il ne put ouvrir la bouche ni arti-culer le moindre mot. Aussi Iolo et Balbillus parlèrent-ils rapidementpour ne pas laisser s'écouler une période de temps d'une duréeinconvenante.

— Anciens et nobles habitants de l'île des Ancêtres, recevez nos hom-mages et ceux de nos amis.

Iolo et Balbillus le chat-cerise avaient parlé d'une même voix, basse etfeutrée, et tout en s'exprimant de cette manière réservée ils avaient baisséles yeux en se souvenant des conseils donnés par Azriel.

— Nous avons entendu parler de vous, voyageurs, dirent les deux An-cêtres délégués visiblement par le reste de la petite communauté de l'île,et nous vous avons vu monter jusqu'à nos enfants depuis l'Unimonde,déclara l'un des Ancêtres malingres, l'homme.

— Nous le savons, vous cherchez les Sources de Rebours, car les pen-sées de notre petit-fils Azriel nous sont ouvertes, et vous êtes venus nousdemander conseil, renchérit la petite vieille au regard brûlant. Les chosesne sont-elles pas ainsi ?

Les deux amis de la Ligue tout comme Azriel et les Amazoons de laTrinité hochèrent de la tête. Effectivement, les Ancêtres avaient vu juste.

— Nous, les Ancêtres du cercle de l'Unimonde, avons délibéré le jourmême de votre venue et nous vous disons ceci : nous avons un immenserespect pour votre tâche et nous vous respectons au plus haut point,mais nous ne pouvons accepter plus longtemps votre présence dans lesîles aériennes. Il vous faut les quitter immédiatement, vous avez déclen-ché de graves troubles dans l'Unimonde et bientôt l'un d'entre vous enrépondra. Nous ne voulons pas de soucis avec les Puissances. Partez,

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partez, sans faute. Les îles du Cercle ne doivent d'aucune manière êtremêlées à cette triste histoire, car nul ne sait, parmi nous, comment elle seterminera même en scrutant au plus près l'écheveau des éons.

Iolo avec un air abasourdi s'était tourné vers Azriel, celui-ci à sonimage n'en sachant pas davantage. Les Amazoons paraissaient choquéesde l'attitude butée des Ancêtres, mais craignant leur magie et se sachantde surcroît dans leur domaine, elles préférèrent garder un silencerenfrogné.

— Je ne comprends pas, balbutia Iolo dont l'attente était évidemmentdéçue par le résultat de la confrontation.

— Vous en saurez davantage bientôt, puisque de ses fautes chacundoit payer le prix, tôt ou tard, déclara l'Ancêtre. La justice du mondes'exprime ainsi, et rend à chacun selon son dû.

— N'aurons-nous pas une information quelconque sur la meilleure fa-çon de rejoindre le Chemin Perdu, voire le Vieux Pays, miaula le chat-ce-rise, chagriné d'avoir fait tout ce périple pour rien.

— Le Chemin Perdu possède une entrée gardée par un homme soli-taire, il vit au bord du monde, assura l'Ancêtre. Mais le Destin vous rat-trapera sous peu, et il vous disloquera de nouveau, prophétisa le Véné-rable aux yeux de feu en leur indiquant sans ménagement le chemin deretour.

L'âme chagrine et le coeur gros, chacun s'en retourna vers l'escalier sipéniblement gravi, personne ne ressentant le désir d'ouvrir la bouchepour commenter la décision des habitants anciens de l'île centrale. Ioloavait trop de fatigue dans les jambes pour refaire en sens inverse le che-min montant, aussi il recouvrit d'un sort de froidure les marches de cris-tal. Sur une couche d'herbes sèches confectionnées à la hâte, la petitetroupe redescendit des hauteurs à une vitesse surprenante. L'arrivée nese fit pas sans mal, et après avoir remis les pieds sur le sol de son île na-tale Azriel s'était dégagé de ses fourrures pour se retourner penaud versla troupe Amazoon, installée dans sa propriété.

— Amis, je suis effondré. J'avais tant présumé de cette visite, et déjà ilva vous falloir partir. Mon coeur est triste, je pensais assister à une fête etelle est devenue une triste cérémonie d'adieu.

La Trinité sans attendre était allée informer le campement du départimminent, et les sorcières Amazoons habituées aux voltefaces del'irritable Aola ne s'offusquèrent pas outre mesure de ce départ précipitédes îles aériennes, dans la nuit tombante. La nuit étoilée était sur eux, unvent aigre rebroussait les cheveux en faisant frissonner chacun. Salahétait venu aux nouvelles et Balbillus prenant la peine de lui miauler la

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succession des évènements, Iolo essaya de consoler Azriel visiblementaffligé.

— Azriel, il ne faut pas se soucier des circonstances sur lesquelles nousn'avons aucune prise, mais bien plutôt les louer lorsqu'elles nous sé-parent. La vague toujours revient sur le rivage après l'avoir quitté, et ain-si font de même les amis dans le tumulte de l'existence.

Il avait mis une main amicale sur l'épaule du magicien, et déjà lesalalhs bramaient dans l'excitation du départ. Les Vouivres étaient reve-nues de patrouille avec leurs maîtresses, les tentes argentées avec lesétendards de bronze avaient été chargées dans les chariots des trakkers.Salah avait attelé le leur, un chemin de cristal apparaissant au loin, prèsdu portail grandiose de l'île aérienne. Le reste des îles flottait dans lesairs et ses montagnes illuminées lévitant au plus haut des cieux déte-naient un aspect irréel.

— Je suis malgré tout intrigué, reprit Azriel d'un ton de voix plus bas,les paroles de l'Ancêtre m'ont paru inquiétantes. L'être dont il parlait neserait-il pas tout simplement toi, Iolo, mon ami ?

Iolo avait également eu cette impression, mais il se garda bien d'enfaire part au magicien aimable.

— Il se pourrait, en effet, mais rien ne l'indique encore. Ne marchonspas vers les évènements mais laissons-les plutôt venir à nous.

Iolo avait sauté d'un bond sur le marchepied de leur charrette, et Salahs'était placé à côté de Balbillus sur le banc de bois. Des habitants de l'îleétaient venus faire leurs adieux, Azriel s'exprimant une dernière fois.

— Vous auriez pu partir au petit matin, vous savez.Iolo hocha de la tête en signe d'approbation, il en était parfaitement

conscient.— Les Amazoons sont des sorcières expérimentées et prudentes, elles

ne veulent pas prendre le moindre risque. De plus…Les alalhs déjà s'étaient ébranlés bruyamment et les habitants de l'île

s'étaient regroupés aux abords pour les regarder partir. À leur suiteétaient quelques Evzoons membres de l'expédition et les chariots del'intendance, le dernier de tous étant celui de Iolo car il avait tenu à par-ler avec Azriel jusqu'au bout.

— Les Amazoons de la Trinité ignorent jusqu'au sens du mot"patience".

Iolo d'un claquement de langue avait fait bondir leur trakker, celui-cisursautant avant de s'élancer derrière le reste des carrioles en tractantleur chariot. Dans un cahotement sinistre sur le chemin caillouteux, Ioloprédit à Azriel.

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— Nous nous reverrons.Puis il se retourna et se mit en devoir de ne pas se laisser distancer par

le train infernal des alalhs, qui après s'être repus de l'herbe verte etgrasse de l'île aérienne étaient débordants d'énergie. La troupe descenditavec précaution le chemin de lumière menant hors des îles aériennes, etla nuit étant venue un grand sommeil s'empara de Iolo, celui-ci s'en ou-vrant à Salah.

— Tu es fatigué, Iolo, laisse-moi prendre ta place car je n'ai pas commetoi escaladé un si haut escalier, comprit leur ami de la cité de Myriamavec mansuétude.

Les alalhs continuaient à marcher en tête et plusieurs sorcières volaientdans les airs, près des bannières flottant au vent de la nuit froide. Le ventétait tombé et dans le ciel seul se faisaient entendre les grondementssourds des mastodontes, aiguillonnés par les éclats de voix vociférantsdes sorcières noires. Les carrioles grinçaient en avançant devant leur cha-riot, et Iolo s'allongea dans le fond entre les ballots de marchandises puiss'enveloppa dans une chaude couverture, rejoint peu après par Balbillusle chat-cerise. L'escalade conclue par une descente tout aussi rapide lesavait vidés, un profond sommeil advint au jeune magicien de la Ligue.

Il dégringola en un puits noir, puis vola par les cieux d'onyx de terresendormies avant de se retrouver devant un palais de pierre, éclairé dansles hauteurs par de vastes étoiles, et des constellations inconnues. Cu-rieusement, son compagnon le chat-cerise était à ses côtés, et il lui sem-blait évoluer là avec un naturel semblable à celui dont il usait durant sonexistence diurne. Des démons velus à l'apparence inquiétante se tenaientdroits, serrant de leur poigne des armes sinistres à l'image de hallebardeset de tridents, entrecroisés afin de barrer tout passage. Puis un Vahéhuiacornu vêtu de riches habits s'en était venu, et il avait fait se séparer lesarmes.

Une lune blafarde scintillait dans un lit de nuages, par les baiesentr'ouvertes du long couloir emprunté. Le démon de haut rang mar-monnait à voix basse, pour lui et pour ses visiteurs oniriques.

— Évidemment, les choses ne sont pas simples, rien n'est simple, ja-mais. Mais il faut faire un effort, le meilleur n'est jamais dû, ni acquis. Ilse gagne, il se mérite. Par le labeur, le travail, oui… Le travail.

— Plaît-il ?Le chat-cerise en ce songe extravagant et curieusement réaliste deman-

dait des explications, et le Vahéhuia marqua un sursaut.

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— Je voulais dire, les problèmes ne doivent pas être esquivés, jamais.Vous auriez dû nous rejoindre par les chemins du rêve bien plus tôt.N'avez-vous pas entendu l'appel ?

— C'est-à-dire…Dans son rêve Iolo ne comprenait goutte à l'attitude du Vahéhuia, et

encore moins à ses paroles.— N'avez-vous pas eu des bâillements furtifs, des assoupissements

brusques, un désir de sommeil soudain, à plusieurs reprises ?Le démon en continuant à les mener vers le coeur du palais de pierre

les interrogeait. Des gardes démons ils frôlaient, et de hautes portes cise-lées ils laissaient derrière eux. Bientôt ils parvinrent dans une vaste piècedécorée de soieries et de colonnades.

— Si, mais nous avons dormi lorsque nous le pouvions à chaque fois…expliqua Iolo en détaillant les environs raffinés, avec les Vahéhuias dé-moniaques évoluant de partout, et les grandes baies vitrées de cristalnoir donnant sur un jardin végétal lunaire et étrange, au-delà.

— Ce n'était pas suffisant ! explosa le démon. Il fallait dormir immé-diatement, les portes du Sommeil n'attendent pas, car en cas de non-pré-sence de votre part il faut attendre à nouveau tout un cycle onirique !

Le démon paraissait ahuri de la légèreté avec laquelle les deux amisavaient traité les cycles cosmiques et oniriques, dont à vrai dire ces der-niers ignoraient tout, mais une voix basse et grave avait parlé depuis unangle.

— Je te remercie, Baasa, tu peux disposer maintenant puisque les évè-nements sont désormais conformes avec ce qui doit être.

Le Vahéhuia toujours grognon de la mauvaise volonté de ses invitéss'était retiré, et un cercle démoniaque s'était formé autour de Iolo et deBalbillus, égarés de cette manière dans les détours d'un rêve pénétrant.Sur son trône le Prince des Enfers s'était tourné vers eux, une créaturesingulière reposant à ses côtés. Il s'agissait d'un chien énorme et dispro-portionné, d'une couleur rouge sang strictement identique à celle de Bal-billus le chat-cerise, comme s'il y avait entre eux une forme secrète de pa-renté. Un nuage serpentin sifflait et s'agitait autour de ses trois têtes ca-nines, aux dents blanches et luisantes. Il aboya de ses trois têtes, sa queuesanglante battante contre ses pattes. Il était véritablement effrayant.

— Calme-toi, Cerbère, tu le vois bien, nos amis ont fini par trouver lechemin du retour, lui dit paisiblement le Prince des Enfers en caressantl'une de ses trois têtes.

L'homme au teint pâle et à la taille élevée était vêtu de larges habitscouleur de nuit, assis sur un trône de porphyre blanc incrusté de pierres

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rondes et rouges, à l'éclat luisant. Il possédait de longs cheveux noir cor-beau, avec des traits fins et une expression rêveuse. Il avait dans le dosde chaque côté de son trône les ailes d'un ange, mais sa nature infernaleétait indiquée par leur teinte de jais. Un pectoral d'or compliqué battaitsur sa poitrine, et ses doigts s'ornaient de bagues d'argent d'apparencesinistre.

— Je suis, vous vous en doutez, l'Ange Exterminateur, l'Aé, comme onm'appelle parfois, se présenta l'être sur son siège en s'adressant aux deuxamis, entourés pour leur part d'une cour de démons.

Iolo avait cillé des yeux dans son aventure onirique.— Nous ne… comprenons pas, assura-t-il malaisément à l'homme sur

son trône, il avait en effet bien conscience de dormir profondément sur lechariot de l'expédition Amazoon, pendant la descente de cette dernièrevers la surface de l'Unimonde.

— Cela n'a rien d'extraordinaire, reprit l'homme sans cesser de cares-ser machinalement l'une des têtes de son compagnon sanglant.

— Pourtant, il me souvient…Iolo cherchait dans ses souvenirs, et l'Ange Exterminateur sourit en

observant ses efforts.— L'oubli est chez toi seulement partiel, c'est bien. Je t'ai déjà contacté

en rêve, tu seras un jour prochain convoqué par le Tribunal des Morts,t'avais-je dit.

— Je m'en rappelle ! s'écria Iolo en faisant sursauter le chat-cerise prèsde lui. Vous me disiez de bien me porter, pour ne pas aggraver la situa-tion, et…

— Tu n'en as pas tenu compte, justement, le coupa abruptement lePrince des Morts. En lieu et place d'un seul problème, désormais, tu enas deux. Voilà pourquoi il ne nous a pas été possible d'attendredavantage.

Dans la grande salle du palais de pierre, les Vahéhuias cornus et af-freux, grimaçants et sombre, s'étaient mis à parler en faisant grincer leursarmes et leurs crocs, leurs griffes pointues. Ils paraissaient ne pas appré-cier l'attitude selon eux désinvolte de Iolo, mais l'Aé leur avait intimé lesilence d'un geste solennel.

— Frères, il suffit. Ce garçon a le droit d'être informé de ses fautes, afinde pouvoir réagir en temps utile, déclara-t-il à la cohorte des démons.

— Mais je n'ai fait de mal à personne ! se défendit Iolo en commençantà être inquiet de la tournure prise par les évènements. Je ne comprendsrien à rien !

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— Je vais y venir, poursuivit plus doucement le Prince des Enfers de-puis son trône de porphyre. Je t'en ai déjà parlé brièvement en rêve, il y atrois cycles oniriques de cela, tu as été accusé de mort par le Haut-Vam-pire Azram. Pour cela, le Tribunal des Morts doit entendre ta déposition,l'accusation est importante. Tu es des miens, Iolo, aussi je prendrai ta dé-fense. Mais tu devras produire des preuves fortes, ou bien être trèspersuasif.

— Iolo n'a jamais tué personne ! miaula le chat-cerise d'une voixperçante.

— Un vampire a été affecté par le poison d'un Eggregore, dans le corpsde Iolo, et le vampire est décédé, lâcha d'un trait l'Aé. Cette nouvelle estvenue aux oreilles du Haut-Vampire Azram, il a porté plainte au Tribu-nal des Morts.

Iolo et le chat-cerise se regardèrent mutuellement avec une expressionmortifiée, l'authenticité de la chose pourrait difficilement être réfutée, eneffet.

— Et… quelle est ma seconde erreur ? s'enquit le jeune magicien de laLigue d'une voix éteinte, ce déferlement de mauvaises nouvelles com-mençant à le déstabiliser.

L'Aé avait eu une expression réfléchie, lâchant la tête velue de soncompagnon canin en prenant la peine de réfléchir, paraissant fouillerdans ses souvenirs.

— Une épée très importante… était dissimulée au coeur du monde deshommes. Cette épée… m'appartient.

Iolo avait ouvert de grands yeux en songeant immédiatement à l'épéede vieil argent donnée aux personnes étranges, sur leurs chevauxmacabres.

— Oui, avait acquiescé l'Ange de la Mort en devinant ses pensées, ils'agit bien de cela.

— Pourquoi ne l'avez-vous pas gardée par-devers vous, seigneur ?Iolo était interloqué d'un tel état de fait, mais curieusement le prince

sombre sur son trône ne réagit pas devant son audace. Il paraissait mêmegêné d'avoir à répondre, comme s'il était pris en faute.

— Cette épée est dangereuse pour les êtres noirs sous mes ordres etdont j'ai la garde, les morts eux-mêmes sont repoussés par son pouvoir.Voilà pourquoi tout en ayant une telle épée en ma possession je ne peuxen avoir l'usage près de moi, les miens en souffriraient.

— Seigneur, j'ai du mal à croire une telle chose, souffla le jeune garçonde la Ligue en baissant la tête devant la hardiesse de ses paroles.

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— Et pourtant il en est bien ainsi, un jour, tu verras, peut-être toi aussitu devras faire un choix identique.

— Je ne comprends pas, se lamenta Iolo.— L'avenir t'expliquera les choses de manière plus claire et ordonnée,

lui répondit l'Aé sur son trône. Donc, cette épée aurait dû rester enfouiedans les caves de cette bourgade retirée.

— Je ne me suis pas emparé de cette épée, l'Aé, expliqua Iolo de sonmieux à l'être supérieur et à l'assemblée des démons. On m'en a fait doncontre ma volonté, et pour sauver notre expédition j'ai dû la confier à desgens puissants.

— C'est vrai, feula le chat-cerise, Iolo n'a pas pris l'épée de sa cache.— Mais il est le dernier à l'avoir touchée, et surtout, beugla un Vahé-

huia vindicatif en désignant le jeune garçon de son index, noir et velu, ilen a fait don à la Meute.

Ce dernier mot paraissait détenir des consonances effrayantes mêmepour l'assemblée des Vahéhuias, et Iolo dansa d'un pied sur l'autre en at-tendant la suite du discours de l'Aé.

— Tu dois reprendre cette épée à la Meute, Iolo, articula franchementl'ange noir depuis son piédestal, et cette fois-ci sa voix avait des accentsmétalliques, et réparer au plus vite les dégâts causés dans mes royaumesténébreux. L'épée devra être placée dans un endroit plus sûr encore, je tel'indiquerai ultérieurement, lorsque le besoin s'en fera sentir.

— Laissez-moi le temps…Iolo balbutiait de saisissement devant l'inattendu dévoilé à lui. Mais il

était loin de s'attendre à la suite.— Le temps nous est compté, justement, grogna l'Ange de la Mort en

caressant son menton, les sourcils froncés sur ses yeux sombres et noirs.Tout cela doit être réglé pour ta venue au Tribunal des Morts, avant lafin du prochain cycle cosmique. Le temps onirique n'est pas celui deshommes, un court répit près des tiens t'est accordé, mais ne t'attarde pluset prépare tes affaires. Bientôt, l'Enfer ouvrira ses portes pour toi et tonami.

Sur la carriole cahotante Iolo et Balbillus s'agitaient dans leur sommeil.La troupe Amazoon avait terminé de descendre le chemin de cristal ets'acheminait vers le bord de l'Unimonde, à la recherche de ce vieillardsolitaire connaissant le Chemin Perdu, selon les Ancêtres des îles aé-riennes. La nuit des hommes s'en était venue depuis longtemps, et Iolorêvait toujours, mais les couleurs et les sons de son rêve pénétrant pâlis-saient et s'amenuisaient graduellement.

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— La tâche sera rude, des Vahéhuias t'escorteront et t'aideront dans tatâche, cela ne sera pas de trop. Les Sextes sont puissants, ils possèdenttoute ma confiance. Ils ont une étrange histoire à te raconter…

L'Aé montrait du doigt de puissants démons s'avançant vers Iolo et lechat-cerise, mais le jeune magicien de la Ligue put seulement distinguerdes ombres diffuses. Déjà, Salah secouait Iolo par l'épaule en se moquantde sa torpeur et de ses traits bouffis.

— Il dort profondément, l'animal ! riait Salah en tapotant sans ména-gement l'épaule du jeune homme de la Ligue. Nous sommes arrivés à lasurface de l'Unimonde, et avant de reprendre la route une courte halte aété décidée par la Trinité. Comment te sens-tu, mon garçon ?

Iolo grommela des paroles confuses dans l'aube naissante, aux doigtsde givre froid. Une brume tenace nappait les vals et les forêts du Mond-wana, et la route lumineuse menant aux îles aériennes n'était plus. Bal-billus était de mauvaise humeur, et en attendant le moment du départ —Salah était parti se reposer à l'arrière du chariot — les deux amis mar-chèrent vers le cercle le plus proche. Des sorcières avaient fait un bonfeu, et mis des cafetières à chauffer. Bientôt, un arôme appétissant se ré-pandit dans la troupe Amazoon, et les sorcières de la Trinité elles-mêmesse mirent en devoir de distribuer des rations de nourriture et des biscuitssecs au sésame.

— Prenez des forces, ceux ayant été ménagés durant la descentedoivent s'attendre à remplacer les personnes fatiguées ! disait Aola ens'enveloppant dans les pans sombres de son châle pour mieux se mettreà l'abri de la froidure matinale. Nous allons nous réchauffer avant de re-partir à la recherche du bord de l'Unimonde.

Iolo secoua la tête, les paroles fuyantes des Ancêtres, sur la plus hauteîle aérienne, n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd. Iolo s'ébrouade nouveau, des images et des sons n'ayant aucun rapport avec la veilléesilencieuse à laquelle il était mêlé tourbillonnant dans sa tête. On lui fitpasser une tasse de café brûlant et lentement les brumes de son esprit sedissipèrent, chassant les ultimes vestiges oniriques. Néanmoins, unepointe d'inquiétude, aveugle et irrationnelle, s'obstinait à fouailler secrè-tement ses entrailles.

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Chapitre 25Les alalhs piétinaient l'onde salée de la mer indigo et sur les rochers,

près de Balbillus perché sur un roc noirâtre, non loin de leur ami Salah,la troupe de sorcières Amazoons observait le groupe de mastodontesécailleux et énormes conduit par le reste des sorcières vers les abordshouleux de la plage sablonneuse. Sous le ciel dégagé l'astre solaire duMondwana indiquait la fin de l'après-midi, tant la marche del'expédition avec les Vouivres sifflantes en éclaireuses et les chariots del'intendance fermant le cortège avait été soutenue. En effet, au petit ma-tin, après une pause d'une bonne journée — selon les critères des sor-cières noires c'était un délai énorme, avait jugé Iolo — la Trinité avait ter-miné son conciliabule avec les sorcières les plus expérimentées, sous latente de commandement où tout mâle était interdit de présence.

— Elles semblent avoir trouvé leur objectif, jugea le chat-cerise d'unton indifférent, tout en détaillant la marche des alalhs dans l'avancée dela mer.

— On le dirait bien, en effet, approuva le jeune magicien de la Ligueaprès avoir mis ses mains en visière, et Salah avait approuvé ses paroles.

— Les Amazoons ont lancé des filins, elles se mettent à remorquerquelque chose vers le rivage, déclara Salah.

Il y avait autour d'eux les trakkers avec les chariots de provision, plu-sieurs mastodontes laissés sur la plage et un groupe d'Amazoons dontcelles de la Trinité. À savoir, Aola, Nyris et Thélia. La décision de la Tri-nité dans la matinée avait été claire, il fallait faire vite désormais car dansl'Empire de la Roue les évènements se précipitaient. Jamais les renseigne-ments à leur disposition n'avaient été si abondants, et les sorcières éru-dites de l'Empire contactées magiquement avaient été formelles : letemps n'était plus aux reculades ni à l'appréhension. Un artéfact enchan-té avait été envoyé à travers les dimensions et l'espace pour leur per-mettre, à elles et à toute la troupe, de rejoindre au plus vite les bords etmême les confins de l'Unimonde. Là où, selon les Ancêtres des Iles Aé-riennes, était le gardien du passage secret vers le Pays d'Arc-en-ciel, pé-riple ultime avant le Vieux Pays des Vieilles Gens, des Héros des Temps

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Anciens. Il leur fallait faire vite, et en raison de cela les alalhs avaient étépressés de faire route vers une portion de territoire proche où la machinemystérieuse avait été localisée.

Au terme d'une course haletante il s'était avéré, au grand dam des sor-cières, qu'une vaste mer occupait le territoire en question et un groupede alalh avait été désigné pour ramener l'engin, repéré au large par lesVouivres sifflantes et leurs maîtresses sorcières sur leur balai. Tirant etsifflant de colère, crachant de l'eau salée à gros bouillons, les alalhs re-morquant leur charge avaient fini par rejoindre le rivage et chacun s'étaitprécipité pour découvrir l'objet mystérieux, avant de déchanter en sour-dine. Il était de dimension réduite et ne semblait impressionnant en rien,si ce n'est par son aspect de champignon métallique et scintillant. Il étaitgrand, certes, mais des plus banals d'aspect, en somme. Malgré tout,dans la soirée allant en s'assombrissant, la Trinité était accourue pour lepousser au sec, et les yeux des sorcières de la troupe brillaient lorsqu'ilsse posaient sur lui. Des sorcières de haut rang avaient fait se reformer lesgroupes de alalhs, et même les chariots de provision avaient été disposésen file, en queue de peloton. En compagnie de Salah et du chat-ceriseBalbillus, Iolo avait repris sa place sur sa carriole habituelle, avec sontrakker coutumier, dont il avait fini par s'enticher au grand désespoir deBalbillus. Iolo se tourna vers son ami félin.

— Du diable si je comprends comment cet objet singulier peut nouspermettre de rejoindre plus vite les confins du Mondwana. Il ne peut pasnous transporter tous, après tout ! Il est minuscule!

Iolo se répandait en conjectures, mais le chat-cerise paraissait plusserein.

— Laissons faire ces femmes, elles disposent d'une civilisation puis-sante et raffinée ne le devant en rien à celle de notre Terre.

— La Trinité disait ce matin que cette machine confectionnée spéciale-ment pour notre cause par des Amazoons d'élite ne nous transporte pasle moins du monde, expliqua Salah en refermant les pans de son man-teau de voyage, il crée l'image de notre troupe sur l'endroit à rejoindre, etcelle-ci nous attire et nous absorbe dans notre propre réplique.

— Je n'ai rien compris, avoua Iolo, un étrange éclat jaillissant simulta-nément de l'artéfact et commençant à irradier sur la totalité de la plagesombre par ondes concentriques.

— À vrai dire, moi non plus, reconnut Salah en fixant avec inquiétudela luminosité enveloppant chaque être et chose de la troupe Amazoon.

Sur les alalhs les sorcières se tenaient droites et silencieuses, seulesleurs longues hallebardes et leurs épées s'entrechoquaient en tintant

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dans la nuit tombante, quelques Vouivres ailées sifflant également dansleurs paniers d'osier, où leurs maîtresses les avaient enfermées en prévi-sion du grand voyage. Les alalhs bramaient et grondaient de manièresourde dans le vent froid, près du ressac de la mer, et sur leur palanquinde commandement la Trinité était remontée sans attendre. L'engin mé-tallique et luisant de forme si particulière avait gagné en éclat et mainte-nant le périmètre entier de la plage déserte s'en trouvait éclairé. Lescercles de lumière allaient en s'élargissant encore et l'engin paraissaitpourvu d'une existence propre. Soudain, l'objet métallique se déplaça la-téralement et Iolo tressaillit en observant cela.

— Tu as vu, Balbillus ? lui demanda le jeune garçon en se mordant leslèvres.

— Chut, répondit doucement le chat-cerise sans quitter du regard letourbillonnement métallique.

Les abords de la scène s'effilochaient et se volatilisaient, la mer scin-tillante aux vagues d'argent, les rochers ténébreux, tout cela disparais-sait. Un paysage montagneux apparaissait désormais, et le soir s'étaitmétamorphosé en un riant jour de midi. L'air était sec et léger, comme sion se trouvait en haute altitude. Le soleil blanc brillait sans les chauffer,car les environs étaient très froids. Des montagnes les environnaient etl'herbe était pauvre, rude, avec des arbres décharnés dont la plupartétaient morts. Des pierres rocailleuses parsemaient les pentes et les ver-sants. Les lieux avaient complètement changé.

— Eh bien, la magie des Amazoons a été suprêmement efficiente, ondirait, lâcha Iolo en se grattant le crâne, après avoir retiré de sa tête sonbéret de velours.

Sur les chariots chacun avait intimé l'ordre à son trakker d'aller del'avant, et parmi les grincements des carrioles et les sifflements desVouivres s'élançant en exploration sur les bords de l'Unimonde, Iolo jetaun regard en arrière machinalement. Des silhouettes brumeuses et vapo-reuses se tenaient à l'emplacement où s'était matérialisé la troupe Ama-zoon, l'exacte réplique de l'expédition, jusqu'au dernier trakker et alalh,sans parler des Evzoons et Amazoons. Iolo avait montré du doigt cescréatures volatiles à Aola, cette dernière s'en étant venue vers eux, enqueue de cortège.

— Oui, je sais, grogna Aola après avoir observé le phénomène avec unmorne intérêt. Ce sont les restes des réceptacles nous ayant attirésjusqu'ici, leur temps de vie est compté. Bientôt, ils se dissoudront dansl'éther, il ne peut y avoir de par les lois cosmiques deux êtres d'essenceidentique dans un même continum.

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— Vous croyez ? interrogea Balbillus le chat-cerise. On jurerait pour-tant le contraire, ils sont loin de se dissoudre, ces fantômes, et ils per-durent en consistance.

— Sottises, lui répliqua d'un ton cinglant Aola de la Trinité, ils vontpérir bientôt, c'est là un phénomène très connu par chez nous. Du reste lemême phénomène a permis à nos existences de supplanter la leur, et deparvenir jusqu'ici sans coup férir. Ce sont des lois cosmiques largementau-dessus de vos possibilités de compréhension, même si j'ai rarementeu l'occasion de croiser des Evzoons aussi sagaces.

Le palanquin de commandement de la Trinité reprit à marche forcée latête de la troupe. En définitive, jugea Iolo, les Amazoons, malgré leurmorgue et fierté, les tenaient en haute estime.

— Les Amazoons paraissent sûres d'elles, lança Iolo vers le chat-cerise.— Il semblerait, en effet, approuva d'un ton neutre le chat-cerise, après

avoir jeté un dernier coup d'oeil aux lambeaux de silhouettes flottantdans la plaine pentue, derrière eux.

Le chat-cerise garda dans cet instant difficile ses doutes pour lui.Après tout, la science des Amazoons était immémoriale, et en regard deson âge la magie de la Ligue était d'une jeunesse confondante. Aussidonc le chat-cerise balaya ces craintes dans un recoin de son esprit et il setourna vers des préoccupations plus terre-à-terre. Dans la poussière sou-levée par la marche des alalhs porteurs de sorcières, les trakkers es-sayaient de ne pas se faire distancer, une fois de plus, et les chariots ca-hotaient et sautaient brutalement sur les à-plats rocheux de la surface.Désormais, le relief les entourant avait changé du tout au tout.

Au bord de l'Unimonde, avaient dit les Ancêtres des Cercles, habitaitun vieil homme connaissant la Passe vers le Pays d'Arc-en-ciel, patrieoriginelle des Magiciens Écarlate. Tout du moins la magie des Amazoonsavait été sans défaillance, puisqu’au bord de l'inconnu se trouvaitl'expédition guerrière des sorcières, un paysage de hauts plateaux et demontagnes acérées, de ravins vertigineux et d'à-pics noirâtres jouxtantdes plaines rocailleuses et inclinées, des plateaux desséchés par un ventmordant.

— Il nous reste à l'espérer, ce Vieil Homme évoqué par les Ancêtresd'Azriel ne répétera pas leur attitude, soupira leur ami Salah ens'enveloppant dans les pans de son manteau de voyage à l'arrière duchariot, sur les ballots d'affaires et de marchandises diverses. Nousn'avons pas la chance des Magiciens Écarlates, eux ont pu bénéficier deleur vol odieux pour réaliser leur dessein.

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Une brume intense s'élevait de l'abîme et leur voilait les montagnesproches, comme si une barrière intangible et infranchissable les séparaitdu relief voisin, sur le bord leur faisant face. Si près, et si loin à la fois, seprit à méditer Iolo songeusement, en même temps que lui venaient auxoreilles les éclats de voix des sorcières Amazoons perchées sur leursalalhs.

— Surviendrait-il un imprévu ? s'exclama Salah en se redressant surses ballots, intrigué par l'agitation provenant du devant de l'expédition.

— Les évènements se précipitent, un incident a dû se glisser dans lesplans de nos amies les sorcières, murmura Iolo en poussant leur trakkerà quitter les rangs et à s'élancer le long de la colonne jusqu'à atteindre en-fin les avant-postes, où un attroupement s'était formé. Un problème ?s'enquit Iolo vers les sorcières Amazoons de la Trinité, descendues sur lesol.

Iolo et le chat-cerise Balbillus avaient quitté à leur tour leur chariot, Sa-lah ne tardant pas à les rejoindre sur les bords de l'Unimonde. L'obstaclen'était pas mince, et à vrai dire il était incontournable. Devant eux étaitnon pas le vide mais le néant, ou pour mieux dire l'absence de toutechose, même du vide. Le vide constitue malgré tout une présence, etl'absence totale de vide ou de plein n'était pas niable. Il y a peu encore unpaysage de montagne et de plateau les environnait. Maintenant, aprèsune rapide avancée sur le bord de l'Unimonde l'extrémité du Mondwanaavait été atteinte, et seul l'Inconnaissable, l'Immatériel se dressait face àeux.

— En tout cas, les Amazoons de l'Empire ne nous ont pas induits enerreur, leur gemetron nous a bien emportés grâce à l'usage de la MagieDouble sur les bords extrêmes de l'Unimonde, assura Aola de la Trinitéaprès avoir retiré son grand chapeau noir de sa chevelure piquéed'épingles d'argent, et avoir usé de son couvre-chef pour s'éventermachinalement.

— Indubitablement, acquiesça à son tour la sorcière Nyris en mor-dillant ses lèvres carmin, les sourcils froncés. Et qu'allons-nous fairemaintenant ici ?

— Ce fameux vieil homme sensé résider aux environs est invisible,poursuivit Thélia en prodiguant un regard courroucé aux amis de laTerre. Nous voilà bien avancées !

— Il ne faut pas s'affoler encore, mesdames, miaula paisiblement lechat-cerise Balbillus en fermant ses yeux d'or.

— Non ?

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— Non, répondit Balbillus à la mine inquiète de Salah, ne voulant pasmontrer sa nervosité naissante.

— Non, affirma encore Iolo en grattant son front, observant les envi-rons, ils paraissaient tranchés par un couteau magique de haut en bas,juste devant eux. Il nous faut d'abord retrouver cet homme. Si nous ne lepouvons pas, alors, il sera bien temps de s'agiter et de geindre.

Sans ajouter un seul mot Iolo suivi de Salah et de Balbillus le chat-ce-rise se mit à explorer les alentours en évitant soigneusement le côté dan-gereux, espace vide et blanc exhalant une vibration singulière. Sur lesfranges de l'Unimonde, tous se mirent en devoir de rencontrer ce vieilhomme, ou du moins l'indice quelconque d'une présence humaine. Ils setrouvaient sur les abords d'une vallée battue par le vent, et les mon-tagnes s'étiraient derrière eux : plusieurs groupes de sorcières sur leursbalais s'en allèrent détailler l'arrière-pays, peut-être le vieil homme s'ycachait-il dans un vallon reculé. Les alalhs, les trakkers furent soulagésde leur charge durant la recherche frénétique des Amazoons. Des boisd'arbres chétifs et maigres furent découverts et des branches briséesfirent pousser des cris de joie aux noires Amazoons.

— C'est un signe indéniable, quelqu'un a coupé ces branches pourfaire du feu, expliqua Aola de la Trinité aux trois amis.

Durant de longues minutes d'autres signes de vie furent recherchés, lechat-cerise Balbillus flairant le sol jusqu'à se rapprocher du dangereuxabîme, s'attirant une remarque mordante de la part d'Aola.

— Voudriez-vous nous quitter déjà ?— Des traces de pas vont jusque là, et…Balbillus s'était immobilisé à l'extrême bord de l'Unimonde, Iolo ne

tardant pas à le rejoindre, suivi du reste de la troupe. Près du néant ex-trême, la terre du Mondwana s'achevait brutalement et un précipices'étirait vers le bas. Curieusement, un filet de fumée, ténue et presque in-discernable, s'élevait du bord vers le ciel clair. Un petit chemin taillé àflanc de précipice s'insinuait vers les profondeurs incommensurables, desimples lattes de bois posées sur les degrés taillés dans la roche terreuse.La descente en était raide, mais indubitablement là était sinon le vieilhomme recherché, du moins quelqu'un dont les renseignements et laconnaissance des lieux pouvait faire grand bien à l'expédition Amazoon.

— Un homme doit descendre cet escalier et s'en aller interroger la per-sonne résidant plus bas, miaula Balbillus. Inutile de faire prendre desrisques à trop de personnes, inutilement.

— J'irai moi-même, et je demanderai le chemin du Pays d'Arc-en-ciel,dit Iolo d'un ton de voix décidé.

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— À dire vrai, je pensais m'y aventurer personnellement, grommela lechat-cerise, ces marches paraissent glissantes et traîtresses, et…

En définitive les deux amis décidèrent de descendre les marches en-semble, Iolo et le chat-cerise Balbillus s'en allant explorer les profondeursdu bord de l'Unimonde. Une portion de territoire limité le long del'abîme permettait une survie provisoire, car l'effet d'attraction del'Absence toute proche, même si elle se faisait sentir, n'était malgré toutpas rédhibitoire, ni mortelle en tout cas.

— Curieux, jugea Iolo en descendant avec précaution les marches debois glissantes le long de la paroi, c'est une bande de terre sans danger,près d'un grand péril.

— En effet, approuva le chat-cerise en s'enfonçant toujours plus bas àses côtés, frôlant une muraille de pierre grise enguirlandée par endroitsde touffes de verdure. Mais après tout, ne nous en plaignons pas !

Les deux amis gardèrent le silence durant un moment et leur descenteà flanc de précipice leur parut sans fin, face à un mur immaculé à la pu-reté effrayante, lorsqu’enfin le chat-cerise miaula brusquement vers soncompagnon. Au-dessus d'eux le ciel bleu du Mondwana était un mincerectangle cerclé de blancheur, et en dessous une obscurité ténébreusemontait, tapissée de lumières phosphorescentes. Il leur semblaits'acheminer vers un océan ténébreux, Iolo allant exprimer l'idée sinistres'imposant à lui lorsque son ami lui coupa la parole.

— Une maison se dresse au bout de notre chemin, si ce n'est pas la de-meure d'un être solitaire ce doit être celle d'un humain lui ressemblantbigrement.

Il se trouvait perché à flanc de précipice, supporté par des étais sur unéperon rocheux proéminent, une maison de bois constituée de rondins etde plaques d'écorces, de branches d'arbres et de feuilles mortes enchevê-trées dans un fouillis désordonné et pourtant fonctionnel. Il y avait sur lecôté du toit d'écorce une minuscule cheminée de pierre, et de celle-cis'échappait le filet de fumée entr'aperçu peu avant au-dessus de l'abîmepar le chat-cerise Balbillus. Finalement le groupe parvint devant uneporte voûtée, disjointe et usée par les intempéries, et sans façon Iolo frap-pa à la porte, s'entendant répondre presque aussitôt, à sa grandesurprise.

— Entrez, entrez, messieurs, et ne faites pas attention au désordre dema demeure, je vis seul depuis longtemps et je ne suis pas accoutumé àrecevoir des visites.

Échangeant un regard surpris par l'acuité inattendue avec laquellel'ermite avait deviné leur présence sur le chemin de lattes de bois, Iolo et

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le chat-cerise pénétrèrent dans la chaumière et présentèrent à l'hommeleurs hommages. Ce dernier était d'aspect âgé et vénérable, avec des vê-tements gris et une calotte de tissu sur la tête, des cheveux longs etblancs, une barbe neigeuse et des mains ridées de façon incroyable. Ilsdéclinèrent leur identité, lui révélant le pourquoi de leur venue, et la pré-sence du reste de la troupe plus haut. Le vieil homme avait hoché de latête en jetant une brassée de bois dans l'âtre de sa cheminée, où brûlaitun feu de braises rougeoyantes.

— Je sais tout cela, avoua-t-il sans se départir d'un sourire malicieux.Je vous ai entendu venir de loin, sur la surface — à mon âge, et vivantseul, on prête attention à tous les bruits, vous savez, même les plus in-fimes — et l'Abîme m'a parlé de vous, il m'a confié vos espoirs et votredessein, votre destin, même.

Iolo croyait seulement à demi les paroles de leur hôte, il semblait dou-ter de la santé mentale de celui-ci, c'est du moins l'opinion qu'en avait re-tirée le vieillard, apparemment, car il s'était mis à rire par saccades.

— Non, je ne suis pas fou, même si la folie est l'antichambre de lasagesse.

— L'Abîme vous parle ? reprit Balbillus avec une franche curiosité.Parle-t-on de l'univers de blancheur dévorante se dressant près d'ici,proche à le toucher ?

Le vieillard avait lancé une nouvelle fournée de branches dans l'âtre endéclenchant une flambée haute et vive dans la cheminée étroite. Il étaitassis sur un tabouret de bois et le parquet disjoint laissait voir le videentre les lattes noueuses.

— Vous savez, les apparences sont trompeuses et souvent dissimulentleur nature véritable : la nuit, ici, je dors comme si je me trouvais à la sur-face de l'Unimonde, mais l'Abîme lui ne change pas, jamais. Il me parledistinctement tel un ami, nous nous connaissons depuis bien longtempset je suis si vieux ! J'ai appris à respecter son caractère singulier et à sa fa-çon, on peut le dire, il m'a adopté aussi…

— Nous cherchons…Iolo était décontenancé par l'étrange géographie de l'endroit et par la

psychologie du vieillard. Malgré ses belles paroles, il lui donnaitl'impression d'avoir perdu une partie de son bon sens, à cause du contactprolongé avec cet Abîme proche, mystérieux et dévorant. Aussi essaya-t-il de remettre la discussion sur la bonne voie, mais Balbillus fut plusprompt.

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— Nous voulons atteindre le Pays d'Arc-en-ciel, miaula Balbillus dontla voix possédait des accents étranges dans l'exiguïté de la cabane, peut-être sauriez-vous comment rejoindre cet endroit magique et enchanté.

— Oui, oui, je sais tout cela, reconnut-il en caressant sa barbe blanchede ses doigts maigres et effilés, je vous l'ai déjà dit. Je comprends votrequête, et en même temps, je vous plains.

— Vous nous plaignez ?Les deux amis se regardaient avec une franche surprise, tant les pa-

roles de l'homme solitaire semblaient d'un abord impénétrable.— Oui, s'il existe bien une Passe enjambant l'Abîme de blancheur sépa-

rant les deux mondes, et le nom de cet endroit singulier pour les initiésest Aliagoth, cette Passe est désactivée depuis bon nombre d'années déjà.Elle n'est plus en service, et ne pourra plus l'être jamais.

Iolo et Balbillus soupirèrent avec effroi, une montagne venait de tom-ber sur leurs épaules en menaçant de les faire s'étouffer à tout moment.

— Mais, expliquez-nous, demandait anxieusement Iolo vers levieillard, toujours occupé à remuer distraitement le bois brûlant dansl'âtre de sa cheminée. Nous serait-il donc impossible de franchirl'Abîme ?

— Le Pays d'Arc-en-ciel nous est donc fermé à jamais ? se lamentait lechat-cerise d'un ton plaintif. Ce serait injuste, après tant d'efforts et depeine !

— Non, non, leur expliqua avec un sourire malicieux le vieillard, j'aimanqué de clarté dans mes propos, j'aurais dû préciser que la Passe estdésactivée seulement depuis l'Unimonde. À partir de l'Arc-en-ciel, elleest toujours fonctionnelle et utilisable par tout enchanteur de talent. Dureste, souvent des aventuriers et des fous s'aventurent dans le Mondwa-na en provenance du Pays Coloré.

— Donc, si j'ai bien compris, il nous est impossible d'utiliser la Passepour atteindre l'Arc-en-ciel depuis les bords du Mondwana, récapitulaIolo en prenant une pose pensive, même si elle peut être activée à partirdu Pays Coloré.

— Exactement, assura le vieil homme en se tournant vers eux, le frontluisant de l'éclat de sa cheminée.

— Je comprends, gronda Balbillus, mais notre situation est désespérée,dans ce cas.

— N'est-ce pas ?Le vieillard déplia ses jambes comme si d'avoir trop longtemps la

même position les avait rendues douloureuses, puis il reprit d'un airfinaud.

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— Il reste pourtant une issue, même si elle est très risquée pourl'audacieux tentant de la mettre en oeuvre…

— C'est-à-dire ?Iolo était désabusé et amer, les circonstances lui paraissaient hostiles

au possible. Néanmoins il voulut en savoir davantage, car le fiel del'échec lui brûlait le palais.

— Quelqu'un doit atteindre le Pays d'Arc-en-ciel et activer la Passepour faire franchir l'Abîme à votre troupe depuis là-bas, révéla sereine-ment le vieillard.

— Mais c'est un cercle vicieux, s'exclama avec un accent douloureux lechat-cerise Balbillus, puisque l'accès vers l'Arc-en-ciel nous est interdit !

— Par la Passe, certes, convint le vieillard, et c'est vrai, pour unetroupe nombreuse telle la vôtre un pareil ouvrage est nécessaire, voireobligatoire, mais un homme seul et courageux peut utiliser un moyenpérilleux, mais efficace, pour rejoindre le Pays d'Arc-en-ciel.

— Tout cela n'est pas très clair, conclut le chat-cerise en approuvant dela tête, après un court instant de réflexion.

— Suivez-moi dehors, leur déclara le vieillard en se relevant pénible-ment de son siège, je vais vous expliquer.

Les deux amis agirent ainsi et sortant de la chaumière en bois, surl'éperon rocheux surplombant l'Abîme dévorant, bien en dessous de lasurface de l'Unimonde, le vieillard se mit en devoir de leur expliquer lestenants et aboutissants de la situation.

— Il est impossible depuis bien longtemps, je vous l'ai dit, de franchirla Passe vers le Pays d'Arc-en-ciel car l'accès en est obstrué.

— Un instant, l'interrompit Iolo en se remémorant un récent souvenir,les Magiciens Écarlates eux sont partis déjà vers le Pays Coloré, malgrél'impossibilité du passage.

— Et en grand nombre ! renchérit Balbillus vers le vieil homme.— C'est impossible, même avec l'appui des Puissances, affirma

l'homme en passant ses doigts dans sa longue barbe blanche, la perditionest assurée dans l'Abîme. Tout sens de l'orientation y est perdu instanta-nément, nul n'en est jamais revenu. Aliagoth égare les voyageurs impru-dents, la Passe seule permet d'éviter cet obstacle. À moins d'avoir l'aidepuissante de cet objet miraculeux, un Solicier… Mais nul n'a jamais vude près une pareille relique, à la valeur incalculable.

Iolo et le chat-cerise Balbillus soupirèrent en silence en entendant cela,et préférèrent ne plus interrompre le vieillard avec cet épisode doulou-reux de leur passé.

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— Je disais donc, il est impossible de plonger vers l'Abîme sans seperdre, il vous aspire et vous attire — vous avez déjà dû sentir sa force,j'en suis certain — irrémédiablement sans retour.

— Je ne vois toujours pas où vous voulez en venir, dans ce cas,s'impatienta Iolo en s'empourprant d'une colère retenue et toute juvénile.

— C'est très simple, reprit le vieil homme, celui plongeant vers Alia-goth est aussitôt transporté vers sa destination, car l'Abîme n'est pas sihostile que d'aucuns l'affirment, et si votre Destin vous suivez, Aliagothvous exaucera. Mais si votre Destin vous fuyez, hélas…

— Hélas ? s'enquit le chat-cerise.— Il vous transportera ailleurs, ou bien vous fera disparaître à tout ja-

mais. À dire vrai, dans ce domaine on peut seulement émettre des sup-positions, personne n'est jamais revenu d'un pareil voyage sans user dela Passe. Cette dernière permettait d'éviter la volonté indomptable del'Abîme Aliagoth. Mais désormais, si vous voulez avoir une chance derejoindre le Pays d'Arc-en-ciel, il va vous falloir en passer par là. Notez-le bien, vous pouvez toujours faire demi-tour.

— Et avoir fait ce long chemin pour rien ? s'étrangla Iolo en fixant avecun certain vertige l'Abîme de blancheur. Vous n'y pensez pas !

— J'en étais sûr, approuva d'un hochement de tête le vieillard en ren-trant vers sa chaumière, puis en revenant avec une longue corde enrou-lée sur elle-même. Malgré tout, si vraiment vous le désirez, on peutprendre quelques précautions, car j'aime votre courage et votre vaillanceme plaît.

— Pourquoi cette longue corde ? s'étonna le chat-cerise en détaillantcette dernière, dont leur hôte nouait une extrémité à un pieu fiché dansune anfractuosité, sur le sol rocheux et dur.

— Elle nous servira à garder le contact avec votre ami, et à le ramenervers nous si jamais l'Abîme montrait à son égard un appétit trop…vorace.

Iolo avait déjà compris cela, et sans plus dire un mot il s'était mis endevoir de lier autour de sa taille la corde solide, faisant plusieurs tourspar mesure de sécurité.

— Il va falloir avancer dans l'Abîme comme vous le feriez dans unocéan, car l'Absence de l'Abîme vous aspirera et ainsi, vous fera aller del'avant… Le Pays Coloré se trouve dans le continum le plus proche dunôtre, veillez à ne pas le manquer. Du contraire vous pourriez vous éga-rer dans la confusion chaotique des univers possibles, ou bien dans lesein d'Aliagoth à jamais.

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Iolo songea combien tout cela au fond était peu rassurant, puis il souritdevant la mine inquiète de Balbillus le chat-cerise.

— Je n'aime pas ça, Iolo. Et si l'Abîme te dévorait sans retour ?— Il n'irait pas contre mon Destin, et celui-ci sans appel me fixe

rendez-vous de l'autre côté d'Aliagoth.Iolo s'avança à pas lents sur la corniche, songeant un peu tard aux

Amazoons, loin au-dessus de leurs têtes, guettant toujours leur retour dela chaumière du vieil homme. Puis la présence de l'Abîme grondant écla-ta autour de lui, et Iolo avant même d'y avoir pu prendre garde se re-trouva avalé par une masse tiède resplendissante de blancheur, en la-quelle il se retrouva propulsé. C'était une sensation somme touteagréable de voler ainsi dans une luminosité blanche et douce, et Iolo ob-serva comment Aliagoth en définitive était à la ressemblance du noir es-pace de l'éther, avec pour toute différence la possibilité de pouvoir s'yébattre sans mourir de froid ni étouffer.

Il y avait des rocs difformes flottant dans le vide, et aux oreilles de Iolorésonnait le ressac singulier produit par la mer sur la grève, dans lesmondes humains. Le jeune magicien en réalisa aussitôt la proximité rela-tive du Pays d'Arc-en-ciel, il ne devait pas se trouver bien loin, songea-t-il. Puis il réalisa son erreur en se retournant dans la blancheur immacu-lée : il s'agissait en fait des rives cosmiques de l'Unimonde, du Mondwa-na, dont il s'éloignait à grande vitesse par la force du courant. Il vit pas-ser en cortège d'étranges habitants de ce monde de pureté et de silence,des plantes mouvantes aux ombres mirifiques bien loin sous lui, puis soncoeur bondit dans sa poitrine lorsqu'il découvrit au loin l'ombre massived'un continent entier. Iolo comprit instantanément. Le Pays Coloré étaitmaintenant proche, et Iolo s'activa de son mieux pour le rejoindrelorsqu'un élancement douloureux lui coupa la respiration, le laissantpantelant dans l'Absence de l'Abîme.

La corde était trop courte pour lui permettre d'atteindre les Terres del'Arc-en-ciel, et sans plus d'hésitation Iolo s'en détacha pour pouvoir re-joindre son objectif. Ce dernier se détacha dès lors plus nettement, insen-siblement, puis une grande masse argentée passa près de lui avec desyeux brûlants et des milliers de spores veloutées l'environnèrent de par-tout. Lorsque la masse colorée et effrayante se fut éloignée, Iolo réalisaavec un haut-le-coeur le sinistre coup du sort. La masse noirâtre du Paysd'Arc-en-ciel avait disparu. Et sa taille soulagée lui indiquait sans fardque la corde de chanvre n'entravait plus ses mouvements.

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Chapitre 26— Mais où donc puis-je être ? s'étonnait Iolo à voix haute en décou-

vrant à chaque mouvement de son corps l'étrange paysage l'environnant.Dans l'Aliagoth cosmique et sans fin, masse blanche et pure où il évo-

luait à l'image d'un poisson ou bien d'un oiseau, selon les circonstances,il avait fini par atteindre une masse rocheuse aux rocs dentelés, aprèsune traversée épique, tout du moins conservait-il cette impression. Desnappes de créatures scintillantes et piaillantes passaient successivementau-dessus de sa tête, et sous lui un paysage dantesque de collines grisesdéfilait en silence. Iolo lentement avait infléchi sa course, souhaitant detout coeur être parvenu enfin au Pays d'Arc-en-ciel, dans lequel il lui fal-lait prendre pied afin d'ouvrir la Passe, seule capable de faire franchirl'Abîme à la troupe Amazoon. Mais dans son for intérieur il déchantait,et croyait de moins en moins être arrivé à destination. Et s'il s'était perduà jamais dans l'Aliagoth, comme le lui en avait parlé le vieil homme aubord du Mondwana ? Iolo frissonna et préféra rejeter loin de lui cette si-nistre pensée.

Des vallées profondes se déroulaient en ondulant près de là, des mu-railles ténébreuses se resserrèrent et l'encerclèrent de toute part : mais lablancheur de l'Abîme même en chassait la noirceur, et c'était une visionétrange de distinguer ces immenses canyons obscurs et éclairés à la fois.Il paraissait à Iolo par instant être un albatros, et bientôt, malgré sa peuret sa frayeur de s'être égaré de cette façon dans l'Abîme entre lesmondes, Iolo éprouva le besoin d'arrêter sa course et de se reposer.

Le jeune magicien de la Ligue se posa sur le versant d'un pic de rocheschisteuse, aux éclats de paillettes cristallines, et Iolo reprit son souffleun instant en calculant mentalement l'étendue du désastre.

— D'abord, je n'ai plus la corde de chanvre pour me ramener en ar-rière, vers le bord de l'Unimonde, énuméra Iolo en comptant sur sesdoigts, et je commence à être sérieusement fatigué. De plus, je me suisperdu, et atteindre le Pays Coloré me semble chimérique. Mon avenir estbien compromis.

— Vraiment ?

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Une voix au timbre nasal avait résonné dans l'esprit du jeune magi-cien, ce dernier perché sur son piton rocailleux, quelque part dansl'inconnu de l'Abîme, dressant aussitôt l'oreille. Quelqu'un ? Peut-être sasituation n'était-elle pas si désespérée. Le vieil homme n'avait-il pas ditque d'autres voyageurs s'étaient égarés avant lui, dans l'Aliagoth ? Peut-être l'un d'entre eux précisément venait-il de le rejoindre.

— Je suis Iolo…La voix de Iolo n'était pas assurée malgré tout, car les contours de

l'Abîme étaient fluctuants et bougeaient sans cesse. Les rocs et les col-lines venaient de s'évanouir, et à nouveau Iolo ballotté par une houlecosmique à la blancheur intense se retrouva flottant entre les mondes.

— Répondez-moi !Iolo n'ayant pas reçu de réponse avait répété sa phrase, et bientôt la

voix vint le rassurer, si l'on peut dire, dans sa situation.— N'aimez-vous pas votre Destin ? Ne le chérissez-vous pas comme

un chemin obligé et doux, malgré ses heurs et ses malheurs ?— Si, mais… je ne vous vois pas.Iolo tournait la tête désespérément de gauche et de droite, commen-

çant à douter de l'identité de son interlocuteur.— Pourtant, moi je vous vois parfaitement.Le vieil homme avait déclaré aux deux amis combien l'Abîme lui par-

lait dans son sommeil, et parfois même à l'état de veille, se souvint Iolodont le coeur battait à tout rompre. Sans doute maintenant son tour était-il venu, mais lui contrairement au vieil homme le faisait depuis le sein del'Aliagoth.

— Vous avez peur de mourir, reprit la voix.— Chacun craint la mort, lui dit Iolo en évoluant dans l'Abîme. Vous

êtes l'Aliagoth, n'est-ce pas ? demanda-t-il encore. Parfois vous parlezavec le vieil homme au bord de l'Unimonde, m'a-t-il dit.

— J'apprécie cet homme, ses pensées et ses rêves sont curieux, acquies-ça l'Abîme. Oui, je suis celui-là. Entre les mondes est l'Aliagoth, et je suisl'Entre-Monde.

— L'Entre-Monde ?La voix de Iolo dénotait l'étonnement, pourtant le jeune magicien était

emporté par un fort courant aérien dans un vide pur et infini, il lui sem-blait être propulsé à la vitesse de l'éclair dans un néant de blancheurétincelante et de merveilles indicibles.

— Je suis l'univers entre les mondes, je suis le vide suprême,l'Aliagoth, récita la voix grêle en battant contre ses tempes. Toi, tu esIolo. N'est-ce pas.

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Des images de blancheur aveuglante défilaient devant les yeux du ma-gicien errant dans l'espace, avec des paysages magnifiques et des habi-tants saugrenus, aux mines graves ou bien réjouies. Ils avaient toutes lesapparences et toutes les formes, vivaient dans des civilisations miri-fiques, apparaissant puis s'évanouissant devant lui. Des zébrures striéesnaissaient de toute part dans sa course vers l'espace merveilleux et im-maculé, mythique.

— Je suis Iolo, répéta ce dernier à la voix. Où est la Passe ? Il me fautl'atteindre, si vous connaissez mon Destin vous devez en savoir lepourquoi.

— Tel est bien le cas, en effet, reconnut l'Aliagoth. Tu désires donc mequitter déjà ?

— Mes amis attendent beaucoup de moi, et même si l'univers del'Abîme ne manque pas de beauté, je dois rejoindre au plus vite le Paysd'Arc-en-ciel.

— Des démons marchent vers toi, leur place n'est pas ici, dans l'Entre-Monde de l'Abîme, expliqua la voix. Je vais te faire atteindre la Passe,puisque tu le désires, je ne veux pas de Vahéhuias dans l'Entre-Deux.

Iolo avait baissé la tête, il se souvenait parfaitement du rêve pénétrantet essayait de son mieux de l'occulter de ses pensées. L'Aliagoth avait re-pris la parole.

— Je dois cependant te prévenir, tout passage par l'Abîme laisse danschaque être une trace indélébile, une perle pure et blanche. Elle nes'effacera jamais, et restera gravée dans ton coeur jusqu'au terme de tesexistences.

— C'est-à-dire ? s'inquiéta Iolo, un corridor étroit se faisant jour devantlui dans de forts remous éthérés. Serais-je marqué dans mon coeur parun signe infâme ?

— Ce sera bien autre chose, l'Entre-Monde restera ancré pour toujoursdans ton être, tu garderas la tendresse des choses pures et belles s'agitantet se mouvant dans l'Interstice entre les univers et les mondes. Je suisl'Aliagoth, l'Espace entre l'Espace, je sais tout cela, et bien d'autres chosesencore. Nous nous reverrons certainement, puisque maintenant et à ja-mais, tu porteras mon sceau, le sceau caché de l'Aliagoth.

La voix s'était tue et un chuintement sonore résonna aux oreilles de Io-lo. Au terme de sa course hallucinée dans le corridor, un maelstromrouge sang s'était fait jour et Iolo avait atterri en roulé-boulé devant unêtre vêtu d'atours teintés de vert sombre, et au surplus droit comme un i.

— Halte là, le mage !

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L'homme avait un heaume lui retombant lourdement sur les yeux, à sedemander comment il pouvait distinguer encore les choses se trouvantdevant lui, nota mentalement Iolo. Il observa les alentours après s'être re-levé, frottant ses membres douloureux. Son vis-à-vis était ventru avecune ceinture de cuir ceignant sa taille, il portait une cotte de mailles faitede plaques de jade vert et ses bras musculeux et bronzés tenaient lahampe d'une lance d'obsidienne. Son casque d'un métal tirant sur lebronze luisait sous le soleil, à l'éclat brûlant puisque dans le Pays d'Arc-en-ciel, le Chemin Perdu, on devait être aux alentours de midi. Il avait unpantalon de toile épaisse couleur olive s'arrêtant aux genoux et des san-dales de cuir dont les lanières remontaient sur les mollets. Iolo s'étaitépousseté bruyamment en se relevant, fixant l'étranger dans les yeux.

— Je suis un mage, il est vrai, mais mes intentions sont pacifiques, jevous l'assure.

Iolo ne sachant trop les desseins de l'inconnu attendit sa réponse, celle-ci ne tardant guère.

— Je n'en sais rien, grogna l'homme. Habituellement nous faisons bonaccueil aux étrangers arrivant chez nous, au Chemin Perdu, mais noussommes en conflit depuis le retour des Magiciens Écarlate, et la proximi-té de la Passe explique notre vigilance. Vous allez me suivre chez lesnôtres, les Gardiens d'Émeraude, et nous statuerons sur votre cas lorsqueles circonstances nous le permettront.

— Allons bon, lâcha Iolo en se souvenant de la mésaventure survenueavec les Magiciens Écarlate, et du temps perdu inutilement. Cela sera-t-illong ?

— C'est à craindre, lui affirma l'homme.Iolo jugea sa réponse peu satisfaisante, et il marcha devant son gardien

en maudissant sa malchance, dans la forêt épaisse du Chemin Perdu oùl'Aliagoth l'avait fait surgir. Du moins les renseignements fournis par ceGardien d'Émeraude étaient-ils précieux, la Passe tant recherchée n'étaitpas loin. L'herbe était drue, et, cueillant machinalement une fleur dorée,Iolo continua à réfléchir, une patrouille d'Émeraude venant à leur ren-contre en fendant la masse végétale. Les environs grouillaient de soldats,il faudrait à la troupe Amazoon la plus grande prudence pour traverserle Chemin Perdu jusqu'à la patrie des Héros des Temps Anciens, leVieux Pays. Combien de route, combien de chemin encore ! Maisl'existence était ainsi faite, soliloqua Iolo en humant la fleur sucrée dont ilvenait de se saisir. Les environs étaient boisés, et le ciel bleu rappelait parbien des côtés celui de la Terre, faisant naître chez le jeune magicien une

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bouffée de nostalgie, réprimée aussitôt. L'heure n'était pas auxjérémiades, soupira-t-il en reprenant son inspection attentive des lieux.

La forêt du Pays d'Arc-en-ciel était touffue, peut-être l'expédition entirerait-elle parti pour se dissimuler aux yeux des habitants, car la leçondonnée par Limbo à la fierté des Amazoons avait été rude. Iolo écar-quilla les yeux en fixant plus attentivement la patrouille des Gardiensd'Émeraude venant de les rejoindre. La discussion était ardue, et montaiten intensité. Apparemment, l'attention de tous était ailleurs que sur sapersonne, aussi Iolo sur un coup de tête s'éclipsa-t-il discrètement dansles sous-bois, se perdant sous les ramures en quelques foulées souples.Bientôt, le silence de la forêt l'environna, ses sens aux aguets ne lui indi-quant aucune poursuite échevelée derrière lui. Écartant les hautes herbesIolo se retrouva plongée dans la pénombre de la vaste sylve, ayant pourseule pensée la recherche rapide de la Passe. C'était l'étape suivante de satraversée de l'Aliagoth, mais elle n'était pas la plus facile à suivre. Iolocontinua à avancer au hasard en cherchant la Passe tant désirée lorsquevenant d'un buisson, une voix douce se fit entendre à lui.

— Hé, monsieur !Iolo tourna la tête de tous côtés en arrêtant sa progression dans la vé-

gétation du sous-bois, sans parvenir à trouver le propriétaire de la petitevoix.

— Je suis là, monsieur ! fit de nouveau entendre la voix.— J'entends, bon sang, s'emporta Iolo, mais les environs sont si

touffus…Il observa alors une main menue saisissant le bas de son manteau de

voyage et tirant dessus avec énergie, jusqu'à lui faire baisser la tête.— Je suis là, monsieur ! lui confirma la voix.Iolo avait écarquillé les yeux devant l'image singulière. Un petit

homme à la peau couleur safran se tenait là, avec des yeux noirs etbrillants, bridés, levés vers lui comme vers sa dernière planche de salut.Il portait un manteau lui descendant sur les talons, et un bonnet recourbésur la tête. Un gilet de soie broché ornait sa poitrine, et il avait des gantsd'une matière moirée aux mains. Il arborait des cheveux noirs très longs,rattachés par un noeud soyeux sur ses épaules. Ses traits étaient fins, etsa gentillesse s'exprimait sur ses traits : sa faiblesse aussi.

— Vous êtes forts, monsieur !Iolo sursauta en s'entendant interpeller ainsi.— Mais qui êtes-vous, à la fin ? Et pourquoi vous cachez-vous de cette

façon dans ces buissons ? Vous m'avez fait une peur bleue !

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Iolo, réalisa-t-il avec retard, se dissimulait tout autant, mais il préférane pas ajouter au trouble du curieux petit personnage. Celui-ci avait tiréIolo à l'écart, dans le coeur d'un profond hallier dans la crainte de se fairedécouvrir par quelqu'un. À cet instant seulement Iolo remarqua un faitétrange. Il n'avait pas seulement le teint safrané, ses habits égalementétaient du jaune le plus varié, allant de l'or jusqu'à un jonquille éclatant.Étrange phénomène, médita Iolo avant de se souvenir qu'après tout, il setrouvait dans le Pays d'Arc-en-ciel. L'inconnu venait de reprendre laparole.

— Je suis Li, des Gens de Jaune. Et les Gardiens d'Émeraude mecherchent avec ardeur, ils me savent à la recherche d'alliés puissants etvaillants dans notre lutte pour la Couleur Suprême.

Iolo porta les mains à son crâne avec difficulté. Les choses allaient enempirant, et ne prenaient pas le chemin de la simplicité. L'affaire de cedénommé Li lui paraissait complexe, à tout le moins. Celui-ci avait reprisla parole en découvrant la mimique désabusée de son interlocuteur.

— L'Hostilité Multicolore a été ouverte par les Magiciens Écarlate dansle Chemin Perdu, expliqua Li, des Gens de Jaune, en prodiguant des re-gards angoissés de part et d'autre. Notre Mandarine Thésée a envoyé desémissaires à travers le Pays d'Arc-en-ciel afin de suppléer à nos forces ar-mées. Les Gardiens d'Émeraude sont forts, ils nous mettent à mal.

Iolo avait poussé un grognement. Tout ceci lui rappelait curieusementle problème des gens de Limbo, au sujet duquel les Andronautes… Maisc'était déjà une autre affaire. Le petit Li avait repris.

— Je dois tenter une manoeuvre désespérée : traverser la Passe pourrejoindre l'Unimonde, là-bas, peut-être des personnes de bien voudront-elles secourir les pauvres Gens de Jaune…

Li avait terminé sa phrase dans un souffle, et n'avait pas remarquécombien brillant et étincelant était devenu le regard de Iolo.

— Les habitants du Mondwana… ont d'autres problèmes à résoudre,je le crains, mais sait-on jamais ? Parfois, les circonstances deviennent fa-vorables de manière mystérieuse et imprévue.

— C'est bien vrai, consentit Li en faisant une courbette de politesse.Vous êtes fort, je pense, mais vous êtes seul.

Iolo sursauta en réalisant la teneur des paroles du petit homme aulong manteau.

— Pas vraiment, en fait, grinça Iolo en se frottant le menton. Pourquoidiable tant de toutim pour cette Hostilité Multicolore, au Pays Coloré ?

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— La Couleur Suprême appartient au Maître de l'Arc-en-ciel, révéla Lien fixant le magicien de la Ligue en biais. Ce titre est très prisé, et les Ma-giciens Écarlates, après une longue absence…

— Je sais tout cela, trancha Iolo en faisant taire Li d'un geste impé-rieux, car il venait d'entendre des bruits à travers les fourrés proches.

Le petit homme jaune de citron revêtu sursauta, avant que Iolo neplaque sa main sur sa bouche pour l'empêcher de crier de frayeur. Ioloavait poussé son compagnon de rencontre dans une masse végétale im-pénétrable. Sans prendre garde aux ronces ils se retrouvèrent muets ettremblants, hagards, voyant passer près d'eux à les toucher un groupe deGardiens d'Émeraude à la mine farouche, bardés de cuirasses de bronzeet d'épées, tenant par leurs longes des équidés bas sur pattes porteurs deprotections métalliques et de cornes amples, à la torsade opaline et au re-gard ambré. Dans un cliquetis métallique la petite troupe passa, et letemps parut durer une éternité pour les deux hommes se tenant là, pétri-fiés, le bruit des éclaireurs s'éteignant enfin dans le lointain. Alors seule-ment Iolo se permit de relâcher sa respiration, et Li des Gens de Jaune re-mercia Iolo après avoir repris son souffle.

— Les Gardiens d'Émeraude sont à ma recherche, ils veulent capturerle petit Li et lui faire subir un sort semblable à celui des précédents en-voyés de notre Mandarine Thésée.

— Serait-ce un sort si funeste ? s'enquit Iolo en sortant du massifd'épines, s'époussetant à l'air libre après avoir regardé furtivement au-tour de lui.

— La perte de toute couleur est le prix de la capture pour les envoyésdes Gens de Jaune, assura Li.

Iolo avait remis de l'ordre dans son manteau de voyage et il avait es-suyé son béret, le mettant dans sa poche afin de ne pas le salir davan-tage. Ses cheveux noirs touchaient sa nuque et ses traits fins et pâles don-naient l'image de l'inquiétude, mais aussi et surtout de la réflexion.

— Li, vous cherchez la Passe du Pays Coloré, si j'ai bien compris.— C'est cela, monsieur, déclara Li en faisant mine de s'en aller. J'en

connais l'emplacement, mais je le crains, les Gardiens d'Émeraudedoivent faire bonne garde. J'espérais trouver de l'aide, mais je le voisbien, monsieur…

— Iolo, je suis Iolo, dit ce dernier en courant derrière l'envoyé desGens de Jaune, j'ai oublié de me présenter et je m'en excuseprofondément.

— Ce n'est rien, vraiment… Iolo, sourit Li en regardant le magicien dela Ligue lui emboîter le pas.

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— Voyez-vous, des soucis m'encombrent les pensées et m'empêchentde réfléchir normalement. Le hasard fait bien les choses, je cherche juste-ment à atteindre la Passe du Chemin Perdu.

— Alors, ça !Li sur le chemin d'épines de la forêt redevenue silencieuse, sous le dais

des arbres feuillus s'était arrêté dans sa marche en fixant plus sérieuse-ment Iolo. Ce dernier venait de le rejoindre à grandes enjambées.

— Et je me disais justement, si nous faisions affaire ?— Affaire ?Li des Gens de Jaune paraissait interloqué comme s'il ne comprenait

pas le sens de cette locution courante, mais il n'en avait pas moins reprissa marche et Iolo l'avait suivi. Il ne tenait pas à perdre de vue un si im-portant personnage, par raccroc peut-être pourrait-il le mener à la fa-meuse Passe du Pays d'Arc-en-ciel.

— Oui, s'essouffla Iolo en trottinant près de Li, dont la marche en dépitde la petitesse était rapide.

Le chemin s'éclaircissait et faisait un ressaut, il montait doucement ense faisant chemin de terre, puis redescendait en décrivant un coude. Lesarbres sombres et silencieux frissonnaient dans le début d'après-midi etun oiseau pépiait de vives trilles près de là, sur une branche basse.

— Je vous accompagne à la Passe du Pays Coloré, et s'il le fautj'assurerais votre protection contre les Gardiens d'Émeraude. La Passenous mènera sur les bords du Mondwana, d'où je viens justement. Desamis à moi se trouvent là-bas, ils doivent passer de façon impérative auPays Coloré avant de poursuivre leur marche plus loin encore, jusquevers le Vieux Pays.

Li avait cessé de marcher et son regard s'était tourné vers Iolo, rouged'avoir parlé si vite et couru en même temps.

— Ils accepteraient d'aider notre Mandarine Thésée contre les Magi-ciens Écarlates et les Gardiens d'Émeraude, vous croyez ?

Iolo ouvrit la bouche, mais se reprit aussitôt. Les manigances de Limboavaient agacé les Amazoons au plus haut point, il craignait fort de voirles sorcières de la Roue lui tourner le dos avec dédain. Néanmoins leurcaractère lui était encore mystérieux, et il n'osa préjuger de leur réponse.

— À dire vrai, je n'en sais trop rien.Li avait repris sa marche dans la forêt et Iolo poursuivit à ses côtés,

l'absence de réponse négative à sa proposition d'escorte signifiant pourle magicien son accord plein et entier.

— Ce sont de puissantes sorcières, venant d'un empire éloigné dutemps et de l'espace, poursuivit Iolo en expliquant ses dires avec de

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grands mouvements des mains, cette vision déclenchant chez Lid'inextinguibles fous rires. Sait-on jamais ? Les Amazoons sont unpeuple curieux et étrange, ses coutumes me sont pour la plupart d'entreelles impénétrables, mais je les ai vus réaliser de grands prodiges. LaPasse est-elle près d'ici ? finit par demander Iolo d'un ton le plus neutreet impersonnel possible.

— Nous n'en sommes plus guères éloignés, révéla Li en désignant desa main gantée l'extrémité de leur champ de vision. Elle est là-bas, si mesrenseignements sont bons. Et les ennuis vont vraiment commencer à sesabords.

— Allons, vous devez avoir des choses une vision déformée par uneanxiété excessive, le reprit Iolo en souriant devant la facilité ave laquellele Destin lui avait apporté le nécessaire sur un plateau. Sur Terre, nousrecommandons à de telles personnes de se détendre et de laisser les évè-nements se dérouler par eux-mêmes.

Iolo avait pris pied sur une éminence rocheuse et Li s'était placé nonloin de là. Encadré par des noyers touffus et centenaires, à la ramureavantageusement épaisse, Iolo détailla un mur de blancheur se dressantdepuis le sol jusqu'au zénith, et même au-delà aurait-on cru. Il y avait unpont de pierre à la dimension colossale se faufilant dans l'Abîme, sansdommage apparent car le pont entier était recouvert d'une voûte depierres rectangulaires se perdant vers le Mondwana. Seulement, de puis-santes fortifications en protégeaient l'accès, et un drapeau couleurd'émeraude flottait sur la plus haute des tours. Iolo avait sifflé entre sesdents en observant cela.

— L'Aliagoth… Je l'avais oublié, celui-là.— Es-tu certain d'avoir oublié seulement cela ? éructa une voix pro-

fonde et grave dans son dos, faisant venir à Iolo un tremblement incoer-cible et un froid intense jusque dans le plus profond de ses os.

En l'espace d'un éclair il lui était revenu en mémoire les rêves singu-liers où lui était apparu le Prince des Morts, avec l'injonction faite de sepréparer à une tâche périlleuse. Ne lui avait-il pas parlé des… Sextes ? Ils'était retourné et comme il le craignait le temps était passé trop vite. Ilavait espéré pouvoir aider les Amazoons à franchir les Sources du Re-bours pour parvenir dans l'espace-temps d'Ethérys, mais les plans del'Ange de la Mort avaient été plus prompts à se réaliser.

— Te souviens-tu des paroles de notre maître ? lui lança un démon àl'apparence massive et aux yeux fauves.

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— Il t'avait parlé de nous, il me semble, ajouta un autre Vahéhuia à lasombre allure et au regard bleu ciel, aux bras épais et puissants détenantl'arme des démons par excellence, le trident d'airain.

— Tu dois réparer ton erreur avant d'être confronté au Tribunal desMorts, lui rappela un troisième démon. Nous sommes chargés de t'y ai-der. Nous sommes les Sextes.

— Iolo, ces êtres noirs sont-ils tes amis ? s'effrayait Li des Gens deJaune en distinguant crûment et à la lumière de l'après-midi les démons,au nombre de cinq.

— Le Prince des Morts m'a chargé d'accomplir une tâche, et je dois lefaire avec leur concours, expliqua Iolo en réfléchissant à tout ce que leurbrusque irruption dans ses plans pouvait chambouler.

D'un autre côté, poursuivit mentalement Iolo en se frottant la mâ-choire, tôt ou tard les démons auraient fini par le rejoindre, en lui de-mandant de les suivre. Un peu avant, un peu après… En définitive,c'était de peu d'importance. Mais peut-être pouvait-il obtenir un derniersursis ? La suite de la discussion lui apporta une réponse mi-figue mi-raisin.

— J'entends bien, messieurs, et je suis prêt à vous suivre, maispourriez-vous me laisser un court répit ? Je suis sur le point de franchirla Passe et mes amis nécessitent ma présence sur les bords del'Unimonde. Si ma tâche avec vous se déroule au mieux, il me faudra lesrejoindre ensuite, du moins je l'espère…

Les démons velus et hirsutes, aux ongles longs, revêtus d'habitsamples opinèrent de la tête en se regardant les uns les autres avec un dé-but de gêne. Apparemment, sa demande n'avait pas été prévue par eux.Ils étaient laids et puissants à faire peur, réalisa Iolo en les observant ducoin de l'oeil, mais il reprit après avoir avalé sa salive avec difficulté.

— Si je les laisse en trop mauvaise posture, la difficulté sera grandepour le cours de mon existence terrestre, et je dois en tenir compte…

— Du Tribunal des Morts tu dois te soucier aussi, aboya le plus massifd'entre eux, au visage plat et large semblable dans l'impression de forcedégagée à celui d'un buffle, et nous sommes justement là pour t'appuyer.Aussi ne pousse pas notre patience à bout, mortel.

— J'ai bien entendu, soupira Iolo dont les genoux s'entrechoquaient demanière imperceptible. Cependant mes amis sont dans la gêne, et…

— Il devait m'aider, lâcha d'un ton larmoyant Li des Gens de Jaune,mais le regard furibond des cinq démons griffus suffit à faires'interrompre sa litanie.

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— Écoute, Iolo, le prévint d'un ton rauque le premier des cinq démons,nous n'avons pas une sympathie excessive pour toi malgré l'aval duPrince des Morts, mais nous avons le sens du devoir et nous avons don-né notre promesse à notre beau seigneur. Voici. Nous allonst'accompagner parmi les mortels vers la Passe, et nous te suivronsjusqu'à…

— Les Sources du Rebours, susurra Iolo dans un souffle, le coeur aubord des lèvres.

— Les Sources du Rebours, d'accord, acquiesça le démon au regardgris acier. Là, tu diras adieu aux tiens et tu viendras avec nous pour sau-ver ton droit à l'existence en réparant ta faute, puis nous te mèneronsjusqu'au Tribunal des Morts.

— Balbillus pourra-t-il venir aussi ?— Balbillus ?Le Vahéhuia paraissait interloqué.— C'est mon asanthène, mon chat-cerise, balbutia Iolo. Il est une partie

de moi-même.— Je vois, comprit le démon en hochant du menton, et ses compa-

gnons firent de même en un manège curieux. Il pourra venir aussi. Maismaintenant, il nous va falloir faire vite, la Meute nous devrons pister etelle se déplace sans trêve entre les Plans.

— Soit, accepta Iolo en déglutissant bruyamment. Allons, dans ce cas,et ne perdons plus de temps.

Un instant s'écoula durant lequel Iolo et le petit Li des Gens de Jauneemboîtèrent le pas au groupe de cinq démons, marchant devant euxcomme s'ils connaissaient le chemin de la Passe par avance. Enfin Li pritsur lui de devancer le groupe, et sous les branches basses des bois duPays d'Arc-en-ciel, Iolo reprit la parole vers les Vahéhuias. Le ciel bleutransparaissait par endroits dans les ouvertures constituées par les clai-rières, des groupes de nuages ourlés de gris flottant paresseusementdans les nuées. Le soleil doré aux éclats de rose irisé s'inclinait douce-ment vers le milieu de l'après-midi, et un mol autan balayait l'endroit encourbant les fleurs sauvages. Un lièvre gris s'était dressé sur son posté-rieur au loin en dévisageant le groupe, avant de frétiller des moustacheset de disparaître aussitôt.

— Vous vous nommez les Sextes, déclara Iolo en queue de cortège,tout en marchant à travers bois en piétinant les brindilles et les feuillesmortes, à l'entêtante odeur d'humus. Et pourtant vous êtes seulementcinq. N'est-ce pas là une incongruité ?

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Iolo essayait de parler avec les Vahéhuias non seulement pours'informer, mais aussi et surtout pour chasser sa crainte des cinq dé-mons, et sa frayeur était on ne peut plus réelle. Le démon près de lui au-quel il s'était adressé avait eu un bref sourire, bien conscient de cette der-nière réalité, mais il lui répondit malgré tout de façon naturelle, même sichacun de ses mots paraissait lui coûter un effort.

— C'est une longue histoire, dont les détails n'ont pas à être évoqués,gronda le Vahéhuia en balançant au bout de son bras puissant son tri-dent. Je suis Aliaphor, et derrière moi est Mazoth.

Le démon en question avait acquiescé de la tête — énorme, bestiale,avec des défenses jaunâtres de sanglier et un mufle inhumain — et poséune main rugueuse sur le démon le plus proche, en prenant la parole àson tour.

— Lui s'appelle Daniel, et derrière, à la sombre mine et au regard bleu,c'est Harpon.

Le dénommé Harpon au regard bleu glacier avait cligné des yeux enapprouvant, et son trident avait sifflé dans les airs en même temps.

" Seigneur ", déglutit silencieusement Iolo en observant le dernier Va-héhuia se curer les dents pointues avec une branche d'arbre découpée àgrands coups de dents.

— Moi, je suis Quintus, dit-il après avoir terminé sa tâche. Nous netarderons pas à expédier cette corvée, j'espère — je parle du trajet versles Sources du Rebours — car le travail nous attendant n'est pas mince.Loin de là.

Il paraissait plus loquace que ses compagnons démon, mais Iolo n'enfrissonna pas moins avant de répondre à son tour, par mesure de poli-tesse puisque les Vahéhuias connaissaient déjà son nom.

— Mon nom est Iolo, et notre guide porte celui de Li, des Gens deJaune, affirma-t-il.

Leur chemin était maintenant à découvert et descendait vers la plaine.Les fortifications de la Passe gagnaient en dimensions et la muraille ver-tigineuse de l'Abîme défiait l'entendement. Les pierres de la forteresseétaient grises et moussues, épaisses, conçues pour durer mille ans. " Bon-jour, Iolo " chuchota une voix désormais familière dans les pensées dumagicien de la Ligue. " Bonjour ", lui répondit ce dernier en reconnais-sant le timbre mental de l'Aliagoth.

— Vous parlez à quelqu'un ? s'enquit avec suspicion le démon Alia-phor en se tournant vers lui, ses sourcils broussailleux formant une barrevelue au-dessus de ses yeux.

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— Non, à personne, mentit le mage en ne pouvant s'empêcher derougir.

Devant eux les portes blindées de la Passe se refermaient dans un bruitde chaînes, et parmi les rangs des Gardiens d'Émeraude des clameurs,des éclats de voix se faisaient entendre. Des plaintes lugubres, et des ac-cès bruyant de tristesse résonnaient aussi.

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Chapitre 27Derrière le groupe des démons composant les Sextes le vacarme était

impressionnant. Les alalhs avançaient de leur démarche pesante avecleur dos moucheté de sorcières noires porteuses de hampes de bronze etde bannières, de longues javelines étincelantes dans l'air du Mondwana,face à l'Abîme dévorant de l'Aliagoth. Et les Vouivres sifflaient bruyam-ment, volant de gauche et de droite près de leurs maîtresses sorcières.Sur leur palanquin de commandement la Trinité dictait ses ordres d'unevoix impérieuse, par l'entremise d'Aola, la suprême sorcière del'expédition. L'air était lourd et le ciel couvert, des nuages effilochés mas-quant par intervalles le blanc soleil de l'endroit. La Passe menant au Paysd'Arc-en-ciel, entrebâillée le jour précédent par le passage en trombe deIolo avec les démons, suivi de Li des Gens de Jaune, était grande ouverte.

Du moins en théorie, puisque si les Gardiens d'Émeraude avaient es-suyé une cuisante défaite au contact des cinq démons, ils n'en avaientpas moins conservé encore toute leur rancoeur d'avoir été si sévèrementbattus, et leurs balistes s'activaient en projetant dans les airs des bouletsde pierre vers leur direction. Une ombre sifflante s'éploya sur la plaine etun alalh fit un écart précipité en bramant pour en éviter le contact.

— Maudits soient ces Evzoons de malheur ! avait craché violemmentNyris de la Trinité en descendant avec ses soeurs de son palanquin afinde mieux diriger les opérations depuis le sol.

— Les chariots avec les trakkers, en queue de cortège ! avait grondél'Amazoon au teint sombre, ses yeux roulant dans ses orbites de fureurcontenue. Nous n'allons pas nous laisser repousser si près du but,désormais !

Iolo accompagné de Balbillus le chat-cerise marchaient — pour unefois — en tête de l'expédition et les démons avançaient d'une démarchesouple vers le pont vénérable à l'arche arrondi, déjà franchi dans l'autresens la journée précédente. Iolo avait jeté un regard rapide vers les trak-kers, sains et saufs pour le moment, et vers leur ami Salah, dont la pâleurétait extrême en ces moments difficiles. Iolo déglutit et se força à écouter

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mieux les paroles du démon Quintus. Il s'était adressé à lui, et, voyantson inattention, il venait de répéter sa phrase.

— Votre troupe est en ordre de marche ?Iolo ressentit le vif désir de lui répliquer vertement qu'il n'en était le

dirigeant d'aucune manière, c'était bien plutôt les sorcières de la Trinité,chargées par leur Empire de la Roue de rejoindre leurs ennemisd'Ethérys par l'intérieur afin d'en contourner les défenses, mais il se re-tint d'extrême justesse. La vision des démons balayant les rangs des Gar-diens d'Émeraude, à l'aller, lui restait encore en mémoire, avec cette inso-lente facilité et cette absence totale de peur. Il déglutit, et fit face àQuintus.

— Il semblerait, oui.La Passe menant au Pays d'Arc-en-ciel avait été activée par lui durant

son précédent franchissement, elle était désormais proche et les penséestièdes de l'Aliagoth lui vinrent à l'esprit du fait de sa proximité. Ces der-nières étant dénuées d'importance pour l'heure, il se concentra vers Li,des Gens de Jaune, marchant à ses côtés au mépris de tout danger.

— Ne devriez-vous pas chercher des secours pour secourir votre Man-darine Thésée à acquérir la Suprématie Colorée ?

Li des Gens de Jaune avait baissé la tête afin d'éviter un projectile sif-flant, ce dernier se révélant être après examen un carreau d'arbalète, et ilrépliqua.

— Vos amies les sorcières noires n'ont pas voulu m'écouter, et jugeantles dangers de l'Unimonde semblables par bien des côtés à ceux du Che-min Perdu d'où je viens, j'ai jugé plus prudent de retourner vers mesterres, j'informerai notre Mandarine Thésée de l'échec de ma mission.Après tout, nul n'est tenu de réaliser l'impossible, dit-on.

— Certainement, miaula Balbillus le chat-cerise en trottinant près delà.

Déjà le premier contact avait été établi avec les Gardiens d'Émeraudeprotégeant l'accès de leur monde, et de leurs tridents Aliaphor, Daniel etHarpon, Mazoth et Quintus avaient dispersé les enchantements et lessortilèges prodigués à tour de bras par les enchanteurs félons. Des bullesd'or provenant des Amazoons du haut de leur alalhs avaient constituéun barrage efficace contre les flèches et les dards venimeux, l'expéditionAmazoon prenant pied après s'y être engouffrée sous la grande arche depierre aux gargouilles grimaçantes. L'Aliagoth s'étirait avec sa pureté im-maculée autour d'eux, comme s'ils empruntaient un tunnel mirifique. Aubout était l'autre extrémité de la Passe, et l'on y voyait le ciel clair duPays d'Arc-en-ciel, du Chemin Perdu.

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— Soyez maudits à jamais ! proféra un Gardien d'Émeraude sur uncheval caparaçonné, aux cornes noires et luisantes en arc de cercle.

L'homme fut ensuite jeté à bas par un moulinet du démon Aliaphor,car son cheval s'était cabré de terreur avant de s'enfuir. La troupe Ama-zoon n'avait pas cessé son avance et continuait à progresser sur le pontentre les mondes. L'Aliagoth ronronnait aux oreilles de Iolo, et ce derniertoujours placé aux avant-postes, car les cinq démons ne le quittaient pasd'une semelle, se plaisait à imaginer les mondes et les pays dissimulésdans la vastitude de l'Abîme. Enfin un souffle d'air frais vint frapper levisage de Iolo, et la jonction avec le Chemin Perdu fut réalisée de ma-nière effective par la troupe Amazoon.

— Forcez le passage ! clamait Aola de la Trinité en accourant à grandesenjambées derrière eux.

Elle intima l'ordre à ses sorcières bardées et cuirasséesd'enchantements de chasser les derniers Gardiens d'Émeraude proté-geant encore les abords du Pays d'Arc-en-ciel, et aidées dans leur tâchepar les moulinets ronflants des démons le passage fut finalement libéré.À la suite de quoi les Sextes avec Iolo et Balbillus, le petit Li et même lessorcières durent s'écarter brusquement pour céder le passage aux alalhs,grondants et nerveux, irrités et surtout rendus inquiets par la proximitéde l'Aliagoth. L'Abîme de blancheur était derrière eux, l'herbe verte duPays d'Arc-en-ciel constituant pour les pieds fatigués des membres del'expédition un doux tapis. Un instant Iolo ressentit le besoin d'unepause, mais comme si elle devinait ses désirs secrets Aola de la Trinitéavait rabattu son large chapeau noir sur ses épaules en faisant de la main— fine, longue, ornée de bijoux — un signe de dénégation.

— Nous avons perdu trop de temps déjà.Une sorcière de la troupe portant sur le bras sa Vouivre sifflante et ap-

privoisée avait approuvé de la tête.— Nos ennemis d'Ethérys gagnent du terrain sur nos troupes et peu à

peu, ils se rapprochent de notre capitale. Si nous voulons conserverl'effet de surprise, il nous faut faire vite, le plus vite possible.

— Pour l'effet de surprise, c'est raté, il me semble, grimaça Salah en ar-rivant à leur hauteur avec le chariot tiré par le trakker, leur trakker. Plu-sieurs fois déjà ils ont essayé de nous entraver dans notre avance.

— Raison de plus pour ne pas perdre de temps, assura Nyris près deThélia, tout en parlant à voix basse avec d'autres Amazoons du convoi.

La troupe avait été reformée dans sa configuration habituelle et lesalalhs dont celui de la Trinité avaient été placés en tête. Li des Gens deJaune s'était vu affecté au poste de guide officiel près de Iolo et de

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Balbillus le chat-cerise, en queue de convoi, et sur le chariot, benoîte-ment, s'étaient assis les Sextes. Une aura ténébreuse les entourait, et cha-cun les regardait avec respect. Iolo chassa les idées inquiétantes lui ve-nant à l'esprit et se tourna vers Li.

— Vraiment, nous diriger à travers le Chemin Perdu ne vous dérangepas trop ?

— Il ne faut pas vous croire obligé d'agir ainsi, lui miaula le chat-ceriseaprès s'être étiré longuement sur le siège du conducteur.

Le convoi avait repris sa marche habituelle, et leur chariot avec lesautres de l'intendance avançait dans la poussière dégagée par les alalhsmajestueux. Salah se trouvait avec eux — jamais le chariot n'avait portétant de gens — et les démons murmuraient à voix basse. Tout était rentrédans l'ordre, ou presque.

— Oui, reprit Salah en se tenant au bord de la carriole, soulevée par uncahot soudain. Votre refus aurait été parfaitement compréhensible, voussavez.

— Du tout, se récria Li des Gens de Jaune, entre Iolo et Salah. Monpays se trouve au loin, et j'ai marché longtemps dans la crainte pour ve-nir jusqu'à la Passe gardée par les Gardiens d'Émeraude. Je connais lavoie vers le Vieux Pays, elle se trouve dans une région reculée de l'Arc-en-ciel. Il vous faudra traverser les landes de la Mandarine Thésée poury parvenir, je l'ai expliqué à vos amies les sorcières noires.

Iolo avait approuvé de la tête.— La Trinité a dû sauter sur l'occasion, évidemment.— Il vaut mieux éviter de prononcer ce genre de paroles devant une

sorcière Amazoon ! s'exclama Salah, hilare.Tous trois se mirent à rire de bon coeur, et les Amazoons évoluant près

de là prodiguèrent aux trois Evzoons des regards méfiants. Le tempss'écoula et dans l'après-midi le ciel se couvrit, des nuages gris voilant lesnues indigo et projetant une ombre pâle sur l'endroit. Le chemin était on-dulant, il montait et descendait entre des bosquets centenaires et sur lagauche, s'élevaient des montagnes basses et érodées aux couleurs défraî-chies. Derrière eux déjà l'Aliagoth entre les mondes, l'Abîme, n'était plustant la marche des alalhs avait été ininterrompue. Les roues de bois descarrioles grinçaient sur les aspérités du terrain.

— Le temps se couvre, bientôt il pleuvra, jugea Salah en fronçant lessourcils, le menton levé en observant les cieux.

— Il semblerait, en effet, convint Iolo après avoir imité son compa-gnon, près de lui.

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Le trakker gambadait de plus belle en tirant sa charge, les démons hir-sutes des Sextes sommeillant à l'arrière, leurs tridents entremêlés à loisir.Un éclat silencieux zébrant l'horizon, Iolo sauta à bas du chariot sans at-tendre. Il dégagea une bâche grisâtre de sous les provisions diverses,provoquant la grogne des Sextes.

— Vous craignez donc l'eau à ce point ? grinça Quintus en exhibant uncroc jaunâtre au coin de ses lèvres bestiales et violettes. Vous n'êtes pour-tant pas en sucre !

— Ces humains sont d'une faiblesse affligeante, je l'ai toujours dit, ren-chérit Harpon, le Vahéhuia aux yeux bleu de mer.

Iolo n'avait cure des commentaires acides des démons, d'ailleursd'autres chariots faisaient de même, posant des arceaux de bronze afinde supporter la toile protectrice. Avec l'aide de Li et de Salah, la tâche futbientôt terminée et déjà une pluie fine se déposait aux alentours. En ju-rant, les sorcières Amazoons avaient imité Iolo jusque sur le alalh le pluspuissant. Iolo s'était mis à rire en houspillant le trakker, afin de le fairerepartir puisque le chariot s'était immobilisé un court instant.

— Allons, une bonne pluie ne fait jamais de mal, surtout si on est àl'abri !

Il secoua les rênes du trakker une nouvelle fois et le saurien aux vifscoloris accéléra l'allure jusqu'à retrouver sa place dernière dans leconvoi. Les arbres ruisselaient de perles irisées et les démons fixaientsongeusement les environs boisés. Les champs d'herbes ployaient sous lapluie et le vent : bientôt un roulement de tonnerre effrayant s'amplifia,et, avec un craquement sec, le sol résonna sous la détonation céleste. Lechoc fut rude — le point d'impact devait être proche, jugea Iolo — et cha-cun sursauta, mais les Sextes avachis à l'arrière ne bronchèrent pas. Lapluie redoubla et à travers une véritable cataracte la troupe Amazoonpoursuivit sa traversée du Chemin Perdu.

— Nous sommes dans la période Gris-Bleu, expliqua Li, des Gens deJaunes, il pleut abondamment durant cette saison. Les terres des Gar-diens d'Émeraude sont très fertiles grâce à cette grande quantité d'eau, etau coeur de leur territoire se trouvent les Rougegorges.

— Les Rougegorges ? s'enquit Iolo en trouvant une réminiscence sin-gulière à ce mot.

— Oui, poursuivit le petit Li, tout d'or et de jaune vêtu, ce sont lescontrées des Magiciens Écarlates, revenus récemment d'un pays lointain.

— Misère, miaula Balbillus en se remémorant les soucis rencontrésavec leur dernière confrontation. Espérons que nous pourrons les évitercette fois-ci !

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— Espérons-le, soupira Iolo en observant la colonne devant eux, per-due dans la pluie battante, s'arrêter sans raison apparente. Et commentsaurons-nous avoir atteint leur frontière ?

— Et bien… commença Li.Des avant-postes provenaient des éclats de voix et des cris, un alalh

avait bramé de colère en s'énervant. Un chevalier d'écarlate paré, sem-blable en cela à une écrevisse rougeoyant, venait jusqu'à eux depuisl'avant du convoi. Il portait un étendard en criant à tue-tête dans une es-pèce de cône en tissu.

— Mettez-vous sur les côtés en attendant les Percepteurs Principaux !criait l'envoyé des Magiciens Écarlates. Une dîme minime vous sera de-mandée, pour prix de votre passage dans les Rougegorges des MagiciensÉcarlates !

— Ah non, alors ! s'emporta Iolo en retour, attirant l'attention du magi-cien sur son cheval, ce dernier s'apprêtant à faire volte-face. Ça ne va pasrecommencer !

— Nous faisons seulement un bref passage, nous allons vers les terresde la Mandarine Thésée, assura Salah en essayant d'adopter la voix laplus humble et démunie possible.

— Cela nous est égal, nous, les Magiciens Écarlates, nous avons degros besoins et nous nécessitons d'argent frais.

— Trempez-le dans vos rivières, gronda le démon Mazoth en mettantpied à terre pour se dégourdir.

Le reste des Sextes posa pied à son tour — ou mieux dit, sabot — et leMagicien Écarlate sur son cheval clinquant et lourd eut une expressionde surprise, puis de frayeur en observant les tridents d'airain des Vahé-huias. L'enchanteur eut un hoquet et repartit à bride abattue vers l'est.

— Souhaitons ne jamais avoir à le revoir avec les siens, souffla Aola dela Trinité, venue jusqu'à eux après avoir observé de loin l'échange verbalentre les Evzoons et l'émissaire des Magiciens Écarlates.

— Si j'étais vous, je ne me ferais pas à ce sujet des espérances dispro-portionnées, tempéra Li des Gens de Jaune, le convoi sur l'ordre du restedes sorcières Amazoons repartant en avant, décidé à ne plus subir de re-tard dans leur progression vers le Vieux Pays.

Un vent violent se leva après le retour des démons dans le chariot. Lesrafales sifflantes agitaient et faisaient claquer les bâches des chariots del'intendance, les trakkers hululant à tue-tête d'un chariot à l'autre,comme s'ils appréciaient ce climat humide. Les alalhs constituaient descollines grisâtres à l'amble paisible. De temps à autre des sorcières surleurs balais s'en revenaient vers leur alalh de départ, avec leur Vouivre

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de compagnie, et d'autres sorcières prenaient le relais en survolant lesétendards de bronze de l'Empire Amazoon. Les sorcières de la Trinitéavec leur conseil restreint — duquel tout Evzoon était par ailleurs exclu— avaient décidé de renforcer les mesures de surveillance et de protec-tion depuis leur contact fortuit avec l'envoyé des Magiciens Écarlates, ettout d'abord alla pour le mieux. Des bosquets d'arbres rabougris aufeuillage argenté furent dépassés et la pluie ne semblait pas vouloirs'arrêter, mais l'expédition Amazoon n'en avait cure et poursuivait inlas-sablement sa marche en avant.

Une halte fut décrétée au début de l'après-midi, et aucun des démonscomposant les Sextes ne prit part au repas rapide servi alors. Les cinq dé-mons attendirent en silence le départ de l'expédition, celui-ci ne tardantguère. Car la Trinité voulait atteindre au plus vite les limites des Rouge-gorges, dont Li des Gens de Jaune leur avait parlé. La troupe alla doncencore et encore de l'avant sous une pluie battante, l'eau creusant des ri-goles d'argent dans les chemins bourbeux et les larges plaines suivies parl'expédition. Enfin, à travers la brume irisée de l'averse, Iolo découvrit unhorizon dégagé avec dans le lointain une béance surprenante. À sa mineinterrogative le petit Li hocha de la tête, montrant du doigt la directionen question.

— Les Rougegorges des Magiciens Écarlates commencent plus précisé-ment là. Longtemps elles furent délaissées, car les enchanteurs du ver-millon se trouvaient ailleurs, mais à la suite d'un singulier concours decirconstances…

— Nous savons cela, cracha Balbillus le chat-cerise dont l'humeurmaussade était exacerbée par l'humidité collant à sa fourrure. Ils sont re-venus récemment d'un ailleurs éloigné, grâce à un objet magique.

— Tiens, vous êtes au courant, dit Li en arquant ses sourcils desurprise.

La troupe Amazoon poursuivait sa progression dans la plaine ro-cheuse, les bosquets safranés et les plaines de verdure ayant fait place àune steppe aride, de plus en plus caillouteuse jusqu'à devenir tout en-tière une étendue de pierre. Simultanément, la pluie s'espaça, clairseméeet frêle, puis elle finit par disparaître. Les alalhs ruisselaient encore del'ondée céleste et les chariots dégoulinaient d'un lancinant goutte-à-goutte lorsque Iolo observa à travers l'atmosphère la courbe colorée d'unarc-en-ciel.

— Oh, fit Salah en mettant ses mains ridées en visière sur son front.— Cet arc-en-ciel est vraiment magnifique, reconnut Iolo en fixant de

nouveau l'écharpe d'iris s'éployant dans l'atmosphère.

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— Salah voulait parler d'autre chose, déclara Li en montrant plutôtl'espace situé devant la troupe.

La plaine s'étirait uniformément jusqu'au terme du ciel, plate et rase,mais une voie s'engouffrait dans le sol et paraissait s'y perdre, Iolo obser-vant au fur et à mesure que s'élevaient autour d'eux des parois minéralesleur teinte ocre et rouge mêlée, au sanglant éclat. Les fameuses Rouge-gorges dont leur avait parlé Li des Gens de Jaune les côtoyaient, Li ré-pondant à la demande de Iolo avant même de l'avoir entendue.

— La voie menant au Vieux Pays de façon la plus directe et rapidepasse par les Rougegorges des Magiciens Écarlates, même si d'autresexistent celle-ci est la plus courte, j'en avais déjà parlé aux Amazoons devotre troupe. Sitôt avoir vu les crevasses au loin elles en ont pris la direc-tion, et elles ont bien fait. Même si c'est dangereux.

— Les Magiciens Écarlates, articula Iolo en observant des murailles debriques monter vers les hauteurs du ciel dans le vaste canyon qui les en-cerclait d'une manière oppressante.

— Oui, approuva Li en levant la tête.La cité des enchanteurs se tenait dans toute la largeur des gorges, et ef-

fectivement elles possédaient un écarlate soutenu. Les murailles enétaient de pierres lisses et brillantes, pareilles à des rubis bulbeux dont lamoire aurait eu la propriété de scintiller doucement par à-coups, de ma-nière presque vivante. Derrière les créneaux des silhouettes fantoma-tiques allaient et venaient en une sarabande mystérieuse, et les toitsd'opales et de nacre de sombres demeures brillaient. Il y avait des tourstarabiscotées, il y avait des coupoles cristallines aux flèches d'or pur, il yavait des murs aux briques étincelantes et multicolores. Il y avait aussides créatures noires et velues courant à quatre pattes avec une démarchesingulière, se dirigeant vers eux en grognant de manière sourde. Ioloétait descendu à terre, les Sextes l'accompagnant comme son ombre. LesAmazoons restaient sur leurs alalhs en guettant les premiers assauts, lescharmes et tous leurs artifices fin prêts, mais Balbillus le chat-cerise feulale premier.

— Rendez-nous l'Horologier, voleurs !— Oui, reprit Iolo devant l'expression surprise des Sextes, le Solicier

nous appartient, il nous fut donné par les gens de Sol !Puis la première des bêtes fut sur eux, et Harpon, secondé d'Aliaphor,

firent vrombir leur trident en souriant atrocement. Le reste fut affaire deminutes et non pas d'heures, les Sextes entretenant peu de rapports avecles êtres et les habitants du monde des hommes. Les créatures ef-frayantes furent repoussées violemment, tant les Vahéhuias étaient

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véloces dans leurs déplacements et prompts à manier leur trident. Pour-tant ils ne blessaient aucune des créatures les attaquant, leur état leur fai-sant mépriser le fait de tuer. Ils se contentaient de repousser les agres-seurs, et ces derniers chutaient brutalement sur le sol de rocaille desmètres en arrière, dans un bruit sourd. Ensuite les rangs de leurs agres-seurs s'éclaircirent et la troupe Amazoon après avoir repris sa marcheparvint aux portes de la cité des Magiciens Écarlates, dans les Rouge-gorges. Sur les remparts, bien au-dessus des Amazoons guerrières coif-fées de leur grand chapeau noir, un étrange discours fut échangé entreles protecteurs de la cité et les nouveaux arrivants.

— Étrangers, que voulez-vous ?— Nous cherchons à traverser le Chemin Perdu pour rejoindre le

Vieux Pays.Un court et bruyant conciliabule se tint entre les Magiciens Écarlates

défenseurs de la cité des Rougegorges, et les Sextes manifestement impa-tients devant les hautes et solides portes de bronze. Visiblement ils sesentaient capables de briser les battants sans attendre, et les alalhs piaf-faient d'impatience pour s'engouffrer derrière, au coeur des profondesmurailles.

— Vous ne venez donc pas reprendre notre Solicier, alors ? lança d'unton incrédule le Magicien Écarlate en se penchant vers Aola, bien plusbas.

— Votre ? manqua s'étouffer Iolo avant de se raviser en découvrant lamine hilare de Salah et de son chat-cerise. Non, pas le moins du monde,poursuivit-il un ton plus bas en direction de Aola de la Trinité. Nousn'en avons plus l'utilité désormais.

— Il n'en a jamais été question, affirma Aola en mettant ses mains or-nées de bagues d'or en porte-voix devant sa bouche. Nous voulons sim-plement franchir les Rougegorges du Pays d'Arc-en-ciel, cela a déjà étédit !

Il y eut un nouveau temps de silence, puis un murmure confus se fitentendre en haut des murailles à l'éclat sanglant. Un conciliabule serrédevait se tenir là-haut, enfin l'homme poursuivit.

— Nous sommes prêt à vous laisser passer au coeur de notre villejusque vers les landes des Gens de Jaunes, et ce, pour une sommemodique !

— Allez donc vous faire pendre ! hurla Aola en serrant les poings derage contenue. Si vous n'ouvrez pas ces fichues portes immédiatement,nos alalhs vont les briser et vous aurez à souffrir de certains des nôtres !

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Les Sextes devaient être tout particulièrement l'objet de l'attention desdéfenseurs de la ville, car les battants furent entr'ouverts sans plus demanière et par des artères rectilignes pavées de grès grenat et dorél'expédition s'avança, les hautes falaises des Rougegorges s'étalant enstrates sanglantes le long de leur route, des deux côtés de leur horizon li-mité. Les demeures de la cité des enchanteurs étaient emplies de beautéet de grâce, de richesse également sans doute, vu la ladrerie de leurshôtes, songea pour sa part Iolo, et il longea plus d'une tour dédiée inté-gralement à l'observation céleste.

— Lorsque nous aurons traversé la cité des magiciens, expliqua le petitLi des Gens de Jaune, secoué par le chariot où il se trouvait avec lesSextes, chacun ayant retrouvé sa place, les Rougegorges prendront fin etde somptueux champs de blé apparaîtront, ce sont là les marques dis-tinctives des landes de la Mandarine Thésée, dont je suis le zéléserviteur.

Le petit homme avait lissé ses vêtements de satin, et fixant les têtes ser-pentines des alalhs reniflant les fenêtres ovales et les balcons de schisterubis, il allait parler de nouveau avant de se raviser, visiblement.

— Je persiste à le penser, grinça Iolo, tout en observant des stèlesgrises ornées de runes magiques. Nous prenons des risques inconsidérés,si nous avions évité les Rougegorges où est la principale cité des Magi-ciens Écarlates, nous nous serions épargné un péril. Et nous aurions at-teint vos Terres Jaunes après un léger détour, simplement.

— Je pense comme lui, pour ma part, assura Salah en montrant del'index la muraille dernière de la cité, flanquée de tourelles de garde avecune large et haute porte.

— Oui, mais nous aurions perdu beaucoup de temps, et vos amies lessorcières noires n'apprécient guère d'en perdre trop, se défendit Li. Deplus, avec les puissants démons vous escortant, la puissance des Magi-ciens Écarlates trouvera un adversaire à sa mesure.

Iolo avait eu une grimace devant l'attroupement d'enchanteurs ha-billés de rouge leur bouchant la porte, des vieux et des moins jeunes auxriches atours, coiffés de turbans ou bien de bérets, vêtus de caftans pré-cieux et de tuniques amples aux reflets changeants. L'un d'eux — unpoussah replet aux joues adipeuses — tenta de les arrêter d'un geste.

— Halte là. Si le passage est gratuit dans nos cités, la sortie en estpayante.

Les alalhs s'étaient immobilisés. Les Amazoons en général et celles dela Trinité en particulier avaient juré en silence, les Sextes quittant leurchariot : Iolo leur avait emboîté le pas. Apparemment, les Vahéhuias

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avaient jugé avoir perdu suffisamment de temps déjà, et faisant jouerleurs muscles sous leur toison brunâtre, Aliaphor, Mazoth et Daniel seplantèrent devant l'assemblée des Magiciens Écarlates. Dans leurs cal-culs, les enchanteurs de la cité avaient oublié la présence des démons.Harpon et Quintus venaient de rejoindre leurs frères, et Iolo parmi eux,bizarrement, ne détonnait pas le moins du monde en dépit de sa condi-tion de mortel.

— Homme, ouvre cette porte, et vite. Tu le sais, nous nous reverrons,grogna Quintus en désignant les hauts battants de son trident aigu. Tune voudrais pas nous retrouver avant ton heure, n'est-ce pas ?

Harpon aux yeux bleus et à la mâchoire prognathe avait souri de sesdents jaunâtres et ses lèvres épaisses s'étaient fendues d'un large sourire.

— Quel esprit taquin tu fais !Les Sextes se mirent à rire et aucun des Magiciens Écarlates n'osa lui

répondre. Iolo jugea préférable de ne plus faire mention de l'Horologierdavantage, et derrière les murailles de la cité des Rougegorgesl'expédition Amazoon put reprendre sa route. En queue de peloton Ioloaprès avoir laissé la cité écarlate derrière lui poussa un soupir de soula-gement étouffé, s'étonnant à voix-haute vers Li de ne pas trouver leschamps de blé promis. En l'occurrence, une vaste terre désolée s'ouvraità eux, grise et terne avec des fumerolles inquiétantes jaillissant du sol pardes failles ténébreuses. Au surplus, elles charriaient des relentsmalodorants.

— Prenez patience, déclara le petit Li, il y a des terrains volcaniquesaprès, entre les deux royaumes, mais ce territoire est de petite dimen-sion. Les landes des Gens de Jaunes viennent immédiatement après.

Le ciel se teintait de violet et de sombre sur ses abords dans l'après-mi-di finissant : sous la pluie la journée avait passé très vite, et le passage dela citadelle des Magiciens Écarlates leur avait fait perdre bien malgré euxun temps précieux. Cela dit un détour leur aurait été plus préjudiciableencore, reconnut Iolo en se frottant le menton, perdu dans ses pensées.La marche de la troupe était devenue malaisée et dans l'orbe languis-sante du soleil, les nuages couraient dans le ciel en faisant glisser leurombre furtive sur le sol volcanique. D'épaisses fumées s'étiraient entreles crevasses, et certaines d'entre elles brillaient curieusement, comme siun objet étincelant se dissimulait dans les entrailles de la terre.

Les alalhs progressaient maintenant au pas, les Amazoons fatiguéespar la journée, et surtout d'avoir dû chevaucher leur mastodonte sanstrêve, s'étaient laissées glisser à terre afin de se dégourdir les jambes. Laplupart des sorcières avaient mis leur chapeau noir pour se protéger des

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ardeurs du soleil couchant, certaines, cuirassées d'obsidienne et de jaspe,avaient même enlevé leur heaume cristallin et leurs protections métal-liques. Les lances et les javelines étaient encore tenues fermement, maisla rigueur toute militaire du détachement n'était plus. La Trinité — Aola,Nyris et Thélia — marchait près de Iolo et du chat-cerise, du petit Li toutémoustillé d'être si près de son domaine. Balbillus le chat-cerise humaitavec méfiance les senteurs particulières.

— Il s'agit de soufre, probablement, expliqua Aola de la Trinité enôtant de ses bottes de cuir noir la poussière amassée durant la journée.Cela n'a rien d'extraordinaire dans une région volcanique.

— Là, une éclaircie ! s'enthousiasma Salah en mettant sa main au-des-sus de ses yeux.

Il détestait cordialement ce paysage lugubre et désolé, au contraire desSextes, se promenant là comme d'autres au milieu d'un champ de fleurs.Tout le monde s'était tourné plus précisément vers l'endroit décrit parSalah, les sorcières sur leur balai parties en patrouille avec leursVouivres s'en revenant précisément en poussant de grands cris.

— Nous touchons au but, semble-t-il, dit Aola en traduisant aux noninitiés le patois de l'Empire de la Roue. Des terres fertiles et dorées se si-tuent près d'ici.

— Nous atteignons les frontières de la Mandarine Thésée, celles dubeau pays de ma naissance! s'emporta Li avec une joie enfantine. Enfin !

Chacun s'était précipité vers son alalh ou bien son chariot, carl'expédition avait bien compris qu'il leur fallait rejoindre cet objectifavant la tombée de la nuit. L'urgence s'imposait, mais le petit Li des Gensde Jaune s'était écarté en marchant vers une crevasse fumante, en reve-nant au bout d'un court instant en portant une gemme minérale, à l'éclatjaune et pâle.

— Sans doute l'ignorez-vous, mais les fleurs de soufre sont très priséeschez les Gens de Jaune.

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Chapitre 28— Non ! Non !La voix du petit Li avait résonné dans l'air du Pays d'Arc-en-ciel, et les

milices des Gens de Jaune, probablement levées à la hâte par la Manda-rine Thésée, avaient distendu leurs lignes et baissé leurs longues lancesd'argent et d'ivoire, d'airain ciselé. Les paysans enrôlés au dernier mo-ment avaient relevé leurs chapeaux de paille en forme de tricorne ensigne de stupéfaction, et leurs étendards en raphia avec leurs boucliersde cuir s'étaient agités dans un mouvement désordonné et confus. La ve-nue de la troupe Amazoon, impressionnante dans son déplacement,n'était pas pour rien dans l'excitation des gens du royaume de la Manda-rine, et la présence des Sextes patibulaires et démoniaques aux avant-postes n'était pas pour rassurer non plus les soldats ennemis. Près d'euxétait Iolo, avec le chat-cerise Balbillus. Iolo s'était tourné vers Li, desGens de Jaune, parti en courant pour parlementer et éviter tout bain desang inutile.

— Ces gens en dépit de leur aspect singulier sont des personnes depaix, et de bien, assurait Li avec un débit accéléré et saccadé en mêmetemps, ils font un grand voyage jusqu'aux confins de notre monde, poursauver le leur. Un magicien les accompagne, et des démons sont aveceux. Il ne faut pas les affronter, mais bien plutôt les laisser passer. Ils sontseulement de passage, et souhaitent rejoindre, ils me l'ont dit, le VieuxPays au plus vite.

— Cela nous ôte un souci, et nous fait avancer dans notre affaire. Carla Guerre des Couleurs bat son plein, et le passage de cette armée dansles Rougegorges a désorganisé les Magiciens Écarlates, énonça distincte-ment une voix féminine et flûtée.

Derrière un masque de voile et de gaze se dressait une princesseroyale entourée — escortée aurait été plus exact — d'une multitude desoldats de petite taille, à l'armure plissée et moirée comme celle des in-sectes, mais avec des glaives courts et des javelines d'os blanc au tran-chant acéré. Leurs protections étaient d'un doré intense, et leur face étaitinvisible derrière leur heaume aux minces fentes. Leur aspect était

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redoutable, mais pour l'heure c'était bien plutôt eux qui craignaient lesSextes et les sorcières armées de l'expédition, juchées sur leurs alalhs vin-dicatifs et bruyants.

— Mandarine Thésée, la guerre n'est pas une solution viable sur lelong terme, jamais, lui affirma Iolo en se rapprochant de la princesse auxriches habits, cette dernière se dissimulant toujours derrière un éventailprécieux.

Les soldats de sa garde s'étaient avancés pour lui constituer un rem-part de leurs corps, mais d'un geste de la main Iolo leur avait signifiél'innocuité de ses intentions.

— Elle permet pourtant de faire des avancées décisives, se défendit laMandarine Thésée dont les traits étaient toujours invisibles derrière samuraille de gaze bleutée et rose.

— Décisives, peut-être, miaula le chat-cerise Balbillus à son tour en cli-gnant de ses yeux d'or, mais dans la mauvaise direction. En définitive,vous aurez perdu du temps et des vies précieuses.

— Cessez ces jérémiades, elles n'ont pas de sens, grinça Aola de la Tri-nité, descendue de son palanquin de commandement en voyants'éterniser les pourparlers. Vous avez entendu les paroles de Li, votrecompatriote, elles sont empreintes de la plus exacte vérité. Nous voulonstraverser vos terres, uniquement.

— Et rejoindre au plus vite le Vieux Pays, termina Nyris en s'éventantsous le chaud soleil, avec son chapeau noir de sorcière.

Dans le ciel de midi les Amazoons franchissaient les cieux à la re-cherche des indices les plus probants, mais la Mandarine Thésée fit sem-blant de n'avoir pas observé leur présence.

— Vous êtes une armée puissante, et nous ne voulons pas vous voirrester trop longtemps dans nos landes, vous avez affaibli nos ennemisdans les Affaires Multicolores et nous serions sot de n'en pas profiter.

Iolo songea à part lui à l'incongruité de la situation. Nul n'avait réflé-chi encore à un tel stratagème, hormis une femme frêle et raffinée, puis ilse reprit, car la Mandarine Thésée poursuivait son discours.

— Notre émissaire Li vers l'Unimonde est avec vous, je vois, votre re-tour prématuré signifie l'échec de votre mission, Li, je suppose ?

Le petit homme avait abaissé la tête avec une expression de tristesse etde lassitude sur ses traits délicats, Aola de la Trinité ne pouvants'empêcher de reprendre.

— Les habitants du Mondwana ont d'autres soucis, et nous les Ama-zoons nous avons les nôtres, croyez-moi.

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La Mandarine Thésée avait hoché brièvement de la tête, elle ne devaitpas s'être fait des illusions démesurées sur la réussite de sa mission, puiselle conclut.

— Le Vieux Pays s'étend près du Chemin Perdu, il se déroule à nosFrontières Jaunes, un détachement de soldats va vous y mener avant derevenir dans notre bourg impérial, Mestrée. Alors commencera notregrande offensive, et la Couronne Multicolore sera mienne.

— Jusqu'à la prochaine guerre des couleurs ? s'enquit innocemment Io-lo, tandis que des hommes cuirassés de safran et de coton avec forcegestes des bras leur signifiaient de les suivre vers l'ouest.

— Il n'y aura plus de guerre des couleurs lorsque je vêtirai la Cape dePourpre !

La Mandarine Thésée paraissait furieuse, le Petit Li marchant près deIolo et de Salah. La troupe Amazoon avait rompu son agencement mili-taire et avançait dans la poussière, près de champs de blé doré àl'étendue sans fin. Le soleil brillait aux environs de midi, la matinée étaitbien avancée : l'atmosphère paraissait davantage paisible et sereine. Lesalalhs eux-mêmes au caractère acariâtre reconnu étaient moins grognons,les Vouivres sifflant et se tordant dans les airs au-dessus du convoi.Leurs écailles scintillantes aux vifs éclats fascinaient tout particulière-ment les hommes de la Mandarine Thésée, aux javelots d'argent et auxarmures de safran, et les sorcières Amazoons fendant les airs sur leursbalais complétaient le tableau. Sur leur alalh de commandement, Aola etNyris, Thélia, donnaient leurs ordres à l'expédition de la Roue avec unmaintien martial.

Leurs vêtements de combat y étaient pour beaucoup, et le reste dessorcières aussi donnait froid dans le dos. En effet elles portaient toutes,comme à chaque confrontation avec des peuplades indigènes et incon-nues, des accoutrements de métal noir et luisant aux formes dissem-blables, les protégeant efficacement des traits ennemis en leur conférantau surplus un aspect effrayant. Il impressionnait Iolo lui-même, parfois,en dépit de sa longue accoutumance des sorcières Amazoons aux che-veux bleus. Sur son chariot de l'intendance, comme souvent il advenait,Iolo avec le chat-cerise Balbillus avait repris sa place dans la carriole,conduite pour l'heure par le souriant Salah. C'était un homme de paixconvaincu, et l'heureuse issue de la confrontation l'avait rassuré. LesSextes avaient préféré se faire oublier en prenant place dans le fond duchariot, ils étaient plongés dans un silence méditatif, et morose.

La marche des alalhs devant eux, avec le reste des chariots, constituaitun tableau coloré et bruyant, car les bannières de bronze tintaient

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joliment contre les longues hallebardes, et le spectacle des Sextes, si-nistres et muets, fermant le convoi derrière eux n'était pas le moins pitto-resque. Malgré tout comme cela arrive parfois, contre vents et marées Sa-lah était réjoui, de bonne humeur et heureux, tout à la fois. Il babillait telun jeune enfant, Iolo ne pouvant s'empêcher de sourire devant son atti-tude sincère et honnête. Il ne cachait rien de ses états d'âmes les plus pro-fonds, et seules les personnes de grande qualité sont capables de pareilscomportements.

— Voilà une suite d'évènements heureusement tournée, ma foi, disait-il. Il me semble quelquefois retrouver l'atmosphère paisible et bon-homme de ma cité de Myriam, en Sombreterre, alors la bonne humeurtoujours me revient.

Derrière les soldats des Gens de Jaune leur montrant le chemin entreles champs de culture immenses baignés de soleil, Iolo lui demanda.

— Votre cité ne vous manque-t-elle pas, parfois ?— Il n'y aurait rien de surprenant à cela, miaula le chat-cerise Balbillus

parmi les cahots répétés de la carriole.— Eh bien, à vrai dire, parfois la nostalgie me prend, reconnut Salah

en se tournant vers ses compagnons de route, et il y a quelques jours en-core je n'aurais pas cru la chose possible. Mais peut-être me fais-je vieux,et le goût des voyages est-il en train de me passer.

Le cor des sorcières Amazoons résonnait d'un alalh à l'autre, et pério-diquement les Vouivres filaient dans les airs afin de rejoindre à grandsbattements d'ailes le panier d'osier de leur maîtresse obscure. Devant etderrière eux allaient leur bonhomme de chemin les chariots del'intendance, la masse imposante des alalhs gris à la démarche placide lesprécédant lourdement. Des montagnes dentelées se rapprochaient dansle lointain, un vent léger — et sucré, eut-on dit — soufflant par le traversen faisant courir des ondulations marines sur l'océan de blé mûr les en-tourant. Des arbres éployés en bosquets, aux silhouettes géométriques,frissonnaient au lent rythme de l'autant.

— Si le désir de rejoindre Myriam vous venait, reprit le chat-ceriseaprès avoir cligné furtivement de ses somptueux yeux d'or, il ne nous dé-rangerait pas de vous déposer dans votre maison natale au retour, si telétait votre souhait.

— La pensée m'en est venue récemment, avoua Salah en houspillantleur trakker indolent, mais je n'ai pas osé m'en ouvrir à vous. Votre solli-citude me touche: je saurais me souvenir de votre promesse.

— Et vous feriez bien, les amis servent aussi à rendre service dans descirconstances précises, affirma Iolo, des cris gutturaux résonnant au loin

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devant eux. Que se passe-t-il ? interrogea Iolo en se penchant de côté,afin de mieux distinguer les évènements.

— Nous sommes parvenus aux limites de notre royaume de Jaune, ex-pliqua le petit Li en sautant à bas de la carriole, car il s'était pris d'amitiéavec le groupe et avait tenu à l'accompagner jusqu'à la frontière du Paysd'Arc-en-ciel. Les Montagnes d'Argent sont les barrières intangibles desRoyaumes Colorés, au-delà sont les terres du Vieux Pays. Nos soldatsdoivent expliquer tout cela à vos alliées, les sorcières noires.

— Peut-être auront-elles besoin de nous, assura Iolo en touchant terreà son tour, suivi de Balbillus le chat-cerise.

Salah avait tenu à conserver les rênes du chariot, Iolo en souriant lesoupçonnant de vouloir ainsi éviter de possibles ennuis. Mais après tout,n'était-il pas d'un âge plus avancé ? Iolo sourit de nouveau en faisant ungeste de complicité à Salah, ce dernier en retour se vautrant outrageuse-ment sur la banquette de bois.

À grandes enjambées les deux hommes suivis du chat-cerise avaientrejoint le groupe des alalhs de tête, déjà les Amazoons de la Trinité lesavaient rattrapés.

— Là sont les Montagnes d'Argent, répétait un homme cuirassé de sa-fran aux sorcières de l'Empire de la Roue. Nous ne pouvons aller plusloin.

— Mais nous, si, et nous sommes même assez pressés, déclara Alia-phor du groupe des Sextes, les Vahéhuias escortant Iolo jusqu'auxSources du Rebours. Nous sommes-nous bien fait comprendre ?

Les soldats des Gens de Jaune n'avaient plus fait de commentaire etaprès un bref salut, ils s'étaient éclipsés. Le petit Li avait donné une acco-lade cordiale à ses nouveaux amis, prodiguant une courbette respec-tueuse aux sorcières.

— Adieu, adieu, amis : je dois aller avec la Mandarine Thésée recher-cher la Pourpre Impériale.

— Puisse la chance vous accompagner dans votre campagne, lui sou-haita Iolo en le voyant marcher derrière les soldats de la Mandarine.

— Et pareillement, le destin vous sourire aussi, ajouta le petit Li dontla voix diminuait déjà avec la distance.

— Tout cela est bien beau, mais nous sommes maintenant à une étapeimportante de notre parcours, si je ne m'abuse, grogna Aola en se grat-tant le menton, puisque nous nous trouvons devant le Vieux Pays.

— Quelqu'un vient, grinça Harpon des Sextes en montrant de son tri-dent des silhouettes au loin, au nombre de trois.

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— Bon sang, ne serons-nous donc jamais tranquilles ? s'emportaThélia.

— Nous allons aux nouvelles, lança calmement Aliaphor, le Vahéhuiaà la puissante musculature et au teint sombre et velu.

Le reste des démons alla avec eux, et ils ne tardèrent pas à revenir avectrois personnes bizarrement vêtues, dont la première arracha des cris destupeur à la troupe Amazoon. Il s'agissait de Lucius, le Joueur et Bien-heureux. Le Héros des Temps Anciens paraissait épuisé et hagard, fati-gué sans doute d'une longue errance, et ses deux compagnons nel'étaient pas moins. Ils portaient tous une barbe de plusieurs jours,comme s'ils avaient vécu une odyssée incroyable, et fixant mieux l'und'eux Balbillus le chat-cerise miaula d'étonnement à son tour.

— Mais il y a aussi Abel, le Seyant Funambule avec eux !— Voilà un singulier retournement de situation !Aola de la Trinité se tenait bien droite en les fixant de guingois, Ma-

zoth des Sextes brandissant vers le trio dépenaillé son trident d'airainavec méfiance.

— Vous les connaissez ?— Ce sont des Evzoons de grande qualité, des Héros des Temps An-

ciens, lâcha Nyris en rajustant les pans de son manteau noir, ses bottesde cuir luisant dans la poussière du chemin. Deux d'entre eux faisaientpartie de notre expédition, il y a…

— Une éternité, soupira en écho Thélia, la dernière des Amazoons dela Trinité.

Lucius était plus maigre et émacié que jamais, ses yeux gris avaient unéclat terne et pâle. Il paraissait au bord de l'épuisement, et pris de com-passion Iolo avec Salah, aidé d'autres Amazoons, leur servirent de l'eaudans des jarres métalliques et quadrangulaires, avec des fruits et des ra-tions de nourriture. Visiblement, ils n'avaient pas mangé depuis delongues journées déjà. Son béret de velours était chiffonné et son man-teau de voyage, à l'image de celui de ses compagnons, était défraîchi etdéchiré. Abel pour sa part n'était pas au mieux, il souffrait d'une claudi-cation légère. Lui aussi portait une barbe de plusieurs jours, et des che-veux longs et négligés. D'une voix hachée, Abel, le Héros des Temps An-ciens, commença à raconter l'écheveau de leurs avanies depuis leur dé-part de la troupe.

— Après avoir décidé de rejoindre le Vieux Pays par nos propresmoyens, car l'honnêteté de nos premiers contacts nous paraissait sujetteà caution, nous avons franchi les rives de la Mer Sacrée et atteint les

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premières îles, au sable noir de nuit. Notre terreur a été grande, et nousavons dû repartir dans des embarcations dérobées à la hâte.

— Puis des enchanteurs perfides nous ont emprisonnés dans des mai-sons de verre, dont nous avons pu nous libérer seulement à la faveurd'une éclipse de lune, poursuivit Lucius dont le timbre de voix s'était raf-fermi. Et des tribus de sylphes et de centaures nous ont recueillis, sur leChemin Bleu ils nous ont menés et dans les Soleils des Kirghizes noussommes allés.

— Là les ennuis ont recommencé, reprit l'inconnu, un homme à lapeau d'une blancheur de lait et aux longues tresses rousses. Nous avonsdû fuir de nouveau et pensant rejoindre enfin le Vieux Pays, les Comtésde Stentor nous avons atteints. C'est un seigneur bon et puissant, maisses terres n'ont pas de limite. Las de parcourir sans fin son domaine,nous avons fait affaire avec une créature de chair et de terre, de mousseet de feu appelée le Summum. Elle nous a égarés dans une Ritournelle,un univers-miroir et labyrinthique où nous nous sommes perdus.

— Mille fois nous avons pensé trouver la sortie, mais en vain, dit Abel,le Seyant Funambule en grignotant plus posément sa ration de survie.Nous avons souffert de la faim. Puis nous avons trouvé un puits, il nousa fait rejoindre une partie de ce sous-continum complexe. J'ai cru devenirfou : et toujours pas de trace du Vieux Pays.

— Mais je suis Lucius, le Joueur et Bienheureux, et la chance ne mequitte jamais très longtemps. Je découvris — par mégarde, il va de soi —le Korne du Summum et nous chutâmes dans son Vortex intime, je choi-sis une direction au hasard et entraînai mes amis avec moi. Nous voilà.

— Belle aventure, les Evzoons, conclut Aola en opinant du chef. Et quepense ce Summum de tout cela ?

— À vrai dire, je n'en sais rien, il vous l'expliquera mieux lui-même, jepense, déclara d'un ton étranglé Lucius en désignant un curieux mouve-ment ondulant dans les airs, se matérialisant peu à peu. Pour ma part, jesuis fatigué.

Au milieu des cris de colère et de rage des Amazoons, un curieux êtreà la forme ramassée et contournée faite d'une substance bizarre, terreuseet végétale à la fois, avec eut-on dit des flammèches naissant par endroitssur la masse plissée de son corps, venait d'émerger de l'inconnu. Il avaitde grands yeux d'argent et une bouche minuscule et ronde, avec deslèvres fines et violettes. Ses dents blanches s'activaient en claquant, sespetits bras difformes s'agitant en fermant et ouvrant des mains griffuesmais menues, toutes petites.

— Rendez-moi mes monsieurs.

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Le Summum — si c'était bien lui, et il l'était, d'après les Héros desTemps Anciens — désignait ces derniers, les appelant ses monsieurs,mais les Sextes avaient fait un pas vers lui en repoussant les Amazoonsderrière lesquelles ils s'étaient dissimulés. À la vue des cinq Vahéhuiasvelus et musclés, armés de tridents d'airain, le Summum avait sursautéet sa masse avait frissonné sur tout son corps en ondes régulières.

— Votre Summum est en fait, tout bonnement, un Oedème, expliquaMazoth en désignant la créature maintenant tremblante d'inquiétude,près d'eux, sous le ciel bleu et dégagé du Vieux Pays.

— S'il avait véritablement été un Summum, jamais vos amis n'auraientpu lui échapper, précisa Quintus en jouant avec son trident, le faisanttourbillonner au bout de sa main à une vitesse inouïe.

— Du reste, assura le Vahéhuia Daniel en se rapprochant de l'être cos-mique, jamais un Summum ne se serait abaissé à une conduite vile à cepoint. Les Summums ont une grande réputation de bonté et de générosi-té, malgré leur aspect, différent, et seuls les sots et les ignorants leurprêtent de méchantes intentions. Mais il est de mauvaises gens usant decette fausse légende pour se forger le respect des autres.

— Depuis quand as-tu franchi la barrière de ton enclos, Oedème ?l'apostropha durement Mazoth, et ses muscles saillaient et roulaient soussa longue robe. Ignores-tu l'interdiction faite aux êtres d'outrepasser leurcondition, et de marcher dans la réalité extérieure avant le terme de leurpeine ?

L'Oedème avait eu un criaillement effrayé, son corps entier avait étéparcouru de tremblements convulsifs. Il paraissait connaître les Vahé-huias de longue date, et leur présence ne lui rapportait guère d'heureuxsouvenirs. Les Sextes sans autre forme de procès sommèrent l'Oèdemede retourner dans l'enclos éthéré d'où jamais il n'aurait dû s'enfuir, et cedernier, trop heureux de s'en tirer à si bon compte, obtempéra sans plusdire un mot, sinon un cri étouffé, de colère rentrée et de résignationlasse. L'Oedème mensonger avait disparu, les Sextes se retournantcomme un seul homme vers le groupe des Amazoons et de leurs amis.

— Voilà déjà un souci de moins.Mazoth des Sextes, d'un air sérieux, fixait chacune des personnes

l'entourant.— Les Sources du Rebours nous attendent, il ne faut pas tarder. Les

cycles s'accélèrent, et les jonctions n'attendent pas.— C'est vrai, grogna le Vahéhuia Daniel en marchant avec les siens

vers l'arrière du convoi, où toujours ils marchaient, tantôt dans la pous-sière ou bien montés dans un chariot.

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— Mais pourriez-vous nous dire au moins où nous nous trouvons ?La voix de Lucius, le Héros des Temps Anciens, était suppliante et

bien près de monter dans les aigus, tant les épreuves imposées parl'Oedème avaient été sévères. Abel le Seyant Funambule et l'autre Hérosdes Temps Anciens n'étaient pas moins épuisés et fatigués. La troupeAmazoon après cet intermède agité avait repris son ordonnancement ha-bituel, à savoir les alalhs porteurs de sorcières et de bannières métal-liques en tête, avec les chariots de provisions et d'affaires derrière. Ioloavec le chat-cerise Balbillus s'étaient installés dans leur chariot, Salahleur ami de la cité de Myriam ayant repris les rênes. Les Sextes s'étaientplacés dans une charrette devant eux, et les trois Héros des Temps An-ciens avaient fini par rejoindre le magicien de la Ligue avec ses amisdans la carriole brinquebalante.

Le soleil brillait dans un ciel lavande et des nuages blancs et doux, àl'éclat velouté, couraient dans les nues poussées par un léger zéphyr. Lerelief était agreste et verdoyant, avec des collines bruissant de rumeurspiaillantes et de branches d'arbres s'agitant dans le vent. Des demeuresaux toitures d'argent, de petits et coquets manoirs seigneuriaux se lo-vaient dans la verdure aux tons émeraude.

— Combien est superbe ce paysage, sa vision réjouit mon coeur !s'emporta Lucius, le Joueur et Bienheureux en découvrant la scène. Cetteterre chante à mon âme et il me coûte de devoir la quitter.

— Jamais je n'ai vu de région si paisible et heureuse à la fois, acquiesçal'inconnu aux cheveux grisonnants et à la mine rougeaude.

— Mais il nous faut chercher encore, soupira Abel le Seyant Funam-bule, même si notre coeur désirerait rester. Le destin des Héros desTemps Anciens est de traverser le temps, jusqu'à pouvoir réaliser un jourle Grand Retour.

Des noisetiers parfumés émergeaient de groseilliers plantés le long duchemin, tantôt ils s'enfonçaient et les talus verdoyants gagnaient en hau-teur. Alors des vaches noires et blanches, parfois rousses, les regardaientde haut entre les haies épineuses en mâchonnant l'herbe douce. On au-rait pu croire les vaches de ce pays rêver en ruminant, et ruminer en rê-vant. Des ombres nuageuses couraient dans les champs de luzerne, clô-turés par des barrières de bois délavées par les ans. L'endroit respirait ladouceur de vivre et la paix, la quiétude sereine.

— Le Vieux Pays est la terre des Vieilles Gens, c'est l'autre nom denotre peuple, celui des Héros des Temps Anciens, affirma Lucius à Iolo,près de lui. Mais vous n'avez pas répondu à ma question !

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— Eh bien, commença Iolo de la Ligue avec une expression de grandsérieux, il semblerait que nous nous trouvions dans le Vieux Pays, etnous essayons actuellement de découvrir au plus vite les Sources duRebours.

Un silence effaré avait succédé à ses paroles, et Salah avec Balbillus semirent à rire devant l'expression médusée des trois Héros des TempsAnciens. Iolo finit par se joindre à l'hilarité de ses deux amis.

— Je dois embrasser cette terre où enfin j'ai fini par mettre le pied !s'était exclamé Lucius avec des yeux encore écarquillés.

Il s'était propulsé à bas du chariot en déposant des baisers sur l'herbeet les arbres, avant de les étreindre en pleurant. Il criait et chantait à tue-tête, semblant pris de folie, et ses deux amis l'avaient imité en sautillant.L'inconnu, Héros des Temps Anciens lui aussi, avait exécuté un pas dedeux assez comique, sans se soucier davantage des regards posés sur lui.La troupe Amazoon avait poursuivi sa route, et déjà elle s'éloignait carSalah avait arrêté l'avance de leur trakker, en dépit de son impatience. Lechariot supportant les Sextes s'était évanoui également, mais les Vahé-huias avaient sauté de leur carriole afin de ne pas perdre de vue Iolo,dont ils attendaient le départ.

— Pourquoi cette halte ? demanda en grognant Quintus, tenant d'unemain puissante l'airain de son trident. Nous sommes pressés d'atteindreces fameuses Sources du Rebours, et vous le savez très bien !

— Mortel, chercherais-tu à gagner du temps ? interrogea encore Ma-zoth dont l'irritation était visible.

— Prends garde à notre colère, et ne dépasse pas les bornes ! le mit engarde Harpon, aux yeux bleus de mer mais à l'expression menaçante.

Iolo allait expliquer le pourquoi de la conduite étrange des Héros desTemps Anciens, lorsque la venue d'un vieil homme aux longs cheveuxgris argent et à l'allure noble interrompit sa phrase. Le vieillard portaitdes vêtements bien coupés aux couleurs vives, mais non criardes, et unbéret de soie coiffait un côté de sa tête. Il avait des poulaines en cuir re-tourné et des jambières au velours côtelé, son allure et sa prestance ju-rant fortement avec l'aspect négligé et pour tout dire crasseux des troisHéros des Temps Anciens, après leur succession d'avanies. Néanmoins ils'adressa à eux comme s'il connaissait déjà leur identité cachée, d'unevoix douce et affable.

— J'ai entendu du bruit près de ma demeure et je suis venu vous sou-haiter la bienvenue, amis.

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Il avait eu un geste large de la main et son bras avait balayé Salah etIolo, les Vahéhuias méfiants et sinistres, avec les trois Héros des TempsAnciens.

— Je suis Harmoon, de la Systre.Chacun de la troupe s'était présenté ensuite, mais les Sextes gardèrent

un silence obstiné et le dénommé Harmoon ne leur en demanda pas da-vantage, impressionné par la prestance et l'aura des démons.

— Vous, dit-il en montrant de son blanc index les trois Héros desTemps Anciens, vous êtes des Vieilles Gens, à l'image de tous les miensrésidant dans ce royaume béni. N'est-ce pas ?

— Certes, certes, babilla avec ferveur Lucius, le Joueur et Bienheureux,et même si notre retour au Vieux Pays nous a coûtés bien cher, il n'estpas de plaisir plus grand pour nous que d'avoir pu y parvenir enfin.

Harmoon de la Systre avait eu un sourire affable et son front s'était ri-dé de stries vénérables.

— Dans ce cas, permettez-moi de vous inviter tous en ma demeurepour un bon repas, auquel vous ferez honneur, j'en suis sûr, déclara levieillard. J'habite près d'ici, dans la Maison d'Ores, derrière les arbres.Vos amies les sorcières — des Amazoons, n'est-ce pas ? — reviendrontbien assez vite vous chercher lorsqu'elles s'apercevront de votre absence.Qu'en pensez-vous ?

Les Sextes jugèrent l'idée stupide, mais le reste du groupe opina lecontraire, surtout les trois Héros des Temps Anciens. Ils marchèrent der-rière le vieillard, les Sextes en maugréant, et la conversation fusa très viteentre Harmoon et les Vieilles Gens, fraîchement revenus.

— Je m'installerai à flanc de coteaux, et sur une pente arrosée de soleil,je bâtirai ma demeure de mes propres mains, lâcha enfin Lucius, leJoueur et Bienheureux, avec des sanglots dans la voix. Elle aura des mursde pierre, et du lierre près des fenêtres, un toit arrondi de tuiles rouge etdes volets blancs, une porte de bois verni adornée de cuivre brillant…

— Ce sera une bien belle maison, lui assura Iolo dont le bonheur de cesgens, de retour enfin chez eux après de si longs siècles d’errance, remuaitles entrailles.

— Tous mes amis seront les bienvenus dans ma demeure, repritLucius.

Les deux autres Héros des Temps Anciens hochèrent de la tête en pro-mettant de même, Iolo souriant devant leur émoi. Le vieillard, Harmoons'était tourné vers Iolo et Salah, les Sextes restant en retrait, obstinémentmuets avec une mine maussade et renfrognée.

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— Et vous-mêmes ? Quel but poursuivez-vous en venant jusque dansnotre Vieux Pays ?

— Eh bien, commença Iolo en fixant Mazoth, des Sextes, dontl'irritation était flagrante, l'expédition Amazoon poursuit l'objectif de re-joindre Ethérys, et il leur faut pour cela en passer par les Sources du Re-bours, dont à vrai-dire nous ne savons rien. Les Sextes ici-présentcherchent aussi à atteindre les Sources du Rebours, mais pour une toutautre raison…

— Les Sources du Rebours ? s'étonna Harmoon en haussant ses sour-cils neigeux d'étonnement contenu, mais vous leur tournez le dos !

Iolo s'était arrêté, il lui avait semblé entendre derrière lui la respirationdes Vahéhuias sombres et noirs stopper également.

— Où se trouvent-elles donc, dans ce cas ?La Maison d'Ores aux tuiles brillantes et aux cheminées de cornaline,

aux volets de cristal sombre, se dressait près d'eux et un bouquetd'arbres argentés frissonnait en cadence dans le vent doux. Harmoonavait gloussé.

— Les Sources du Rebours jaillissent au fond de votre coeur, vous lesportez avec vous depuis votre naissance, et même bien avant. Une pen-sée d'amour pour sa mère, la nostalgie de son pays, les regrets del'enfance… Ce sont les Sources du Rebours. L'Appel du Pays en estl'autre nom. Chacun le porte en soi depuis toujours.

Salah avait soupiré bruyamment, car il venait de se souvenir de My-riam, sa cité natale, et Harmoon l'avait désigné d'un geste.

— Voilà. Telles sont les Sources du Rebours.Puis Harmoon avait eu un geste d'évidence, et le paysage face à la de-

meure seigneuriale s'était déchiré. Une vaste étendue était apparue, deforme circulaire, et une masse d'eau incommensurable provenant desquatre directions cardinales s'y déversait en rugissant. Une fraîcheur in-tense se dégageait de ses entrailles, et tout au fond, entre l'amas gron-dant des eaux tourbillonnantes et écumeuses, se distinguait un ciel noirmoucheté d'étoiles d'or. Un escalier près d'une pente pierreuse rompaitseul l'agencement des eaux. Harmoon expliqua.

— L'Escalier d'Altor permet aux humains d'accéder au Vieux Pays, etla pente aidera vos amies les sorcières Amazoons à rejoindre Ethérys.

Harmoon de la Systre continuait à discourir vers Iolo, mais ce dernieravait fermé les yeux devant le grondement caverneux des eaux tumul-tueuses. Une poigne féroce s'était abattue sur son épaule, et il n'avait pasbesoin de se retourner pour deviner l'identité de son propriétaire. Au-tour de lui, les environs s'éteignaient et s'effaçaient, un autre paysage,

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noir et sinistre, se dévoilait. " Je ne suis pas prêt encore, je ne suis pasprêt ", se répétait en une litanie monotone Iolo. Mais près de lui étaientles Sextes avec le chat-cerise Balbillus, et une silhouette ailée et sombrevenait d'apparaître.

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TROISIÈME PARTIE : ÉTHÉRYS

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Chapitre 29— Souvenez-vous bien, l'épée doit être portée par Iolo jusque dans

mon palais, dit le Prince des Enfers de sa voix profonde, et faites vite carl'heure du procès par le Tribunal des Morts approche. Ne perdez plus detemps, les cycles sont propices à un passage entre les Plans.

Les Sextes avaient fait un adieu amical et respectueux vers leur sei-gneur, la mine sombre et l'expression indéchiffrable. Balbillus le chat-ce-rise s'était frotté contre les jambes de Iolo, par habitude d'une longueamitié et aussi pour rassurer ce dernier.

— Chasse tes craintes, Iolo, tout ira pour le mieux.— Je n'ai pas peur, exhala ce dernier dans l'environnement tourmenté

et nuageux où il se trouvait, en compagnie des cinq démons et de sonchat-cerise Balbillus. Je n'ai pas peur.

Un vent violent soufflait sur l'endroit, pour l'instant masqué d'une in-tense brume dont l'humidité pénétrait les vêtements de Iolo jusque dansla chair. Il lui semblait être sur un terrain rocheux exposé à tous les vents,car des rafales furieuses sifflaient autour d'eux, après la fin du discoursde l'Ange de la Mort, et soudain le ciel se déchira. Ce fut pour Iolo unéblouissement, une révélation. Le vent venait de chasser la brume in-tense, et le spectacle était à couper le souffle. Le petit groupe se situaitsur l'extrémité d'une éminence rocheuse, et dans les profondeurs du cielgris la silhouette ailée de l'Aé, l'Ange Exterminateur gardien des enfersrapetissait jusqu'à finalement disparaître. Ils se trouvaient à une grandehauteur, et Aliaphor au regard bleu ciel avait grogné vers lui en faisantun signe d'invite.

— Il ne faut plus tarder.Le reste des Sextes lui avait emboîté le pas, Iolo les imitant en étant

suivi de près par le chat-cerise. Il semblait à Iolo vivre un rêve étrange. Ilétait il y a peu encore avec la troupe Amazoon et ses amis dans le VieuxPays, à l'orée des Sources du Rebours menant à Ethérys, et maintenant…Il se souvenait parfaitement des remontrances de l'Ange de la Mort ausujet de la perte de son épée sacrificielle, et de la plainte du Prince-Vam-pire portée contre lui au Tribunal des Morts. Il lui fallait réparer tout

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cela, en oubliant la quête menée par les courageuses Amazoons poursauver leur Empire de la Roue contre les manigances d'Ethérys et duConcile d'Idonn. Tout cela devenait dans son esprit de plus en plusvague et fumeux. Iolo dévalait une pente raide sur les hauteurs de la-quelle ils avaient pris pied, afin de s'entendre dicter la marche à suivrepar l'Aé. Aliaphor et Harpon, ce dernier arborant des défenses de san-glier sur son faciès bestial, avaient grimacé un sourire.

— Les temps sont propices à notre passage vers les Lieux Obligés, ha-bituellement ils sont interdits aux créatures de ton essence.

— Qu'a donc notre essence de spécial ? avait miaulé le chat-cerise entrottinant sur le sentier caillouteux et pentu.

— Elle est mortelle, avait lâché le Vahéhuia Mazoth en jouant avec sontrident d'airain, le sol de la plaine se rapprochant d'eux.

Les environs paraissaient arides et désolés, jugea rapidement Iolo aufur et à mesure de leur descente vers la plaine. Le vent continuait à chas-ser le brouillard des lieux, et des étendues de cailloux se dévoilaient gra-duellement à leur vue. Un soleil gris et pâle éclairait l'endroit, avec destumulus effondrés et bas près de là. Si l'endroit avait été habité aupara-vant, il ne l'était plus depuis longtemps. Ils marchèrent en silence dans lapoussière soulevée par leur passage, puis du sol rocheux émergea unecréature grondante et de forme serpentine, dotée de dimensions démesu-rées. Elle avait des yeux couleur d'eau et une courte crête multicolore,avec sur son corps écailleux des moirures chatoyantes aux refletschangeants.

— Fffshhh, avait-elle sifflé en tournant vers le groupe des Sextes sonfaciès anguleux au regard vitreux.

Aussitôt les Sextes sans se départir de leur calme serein l'avaient en-fourché, et Iolo avait fait de même en prenant le chat-cerise dans sesbras. La créature serpentine plongea dans le sol, leur monture crevant unplafond bas. Ils évoluaient en un environnement coloré et cristallin, sem-blable à un ciel ambré et clair dépourvu de nuages. Il y avait une coupolecéleste au-dessus d'eux, et elle était sans fin jusqu'aux étoiles dont unfaible scintillement indiquait la présence, au zénith. Des plaines ruisse-lantes d'ors se déroulaient dans les profondeurs, et des nuages commen-çaient à s'effilocher vers l'ouest, tamisant l'éclat d'un double soleil blanc,sa présence ne laissant pas de troubler Iolo.

— Nous sommes dans le Cosme des Avatars, expliqua le VahéhuiaMazoth au regard gris acier, durant la descente progressive de leur por-teur serpentin vers le sol. Ici a été observée la Meute pour la dernière foispar l'un des nôtres.

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— Et la Meute y serait encore, selon nos informations, renchérit Har-pon en jouant avec son trident dans l'air sifflant, de manière détachée.

Iolo en méditant les paroles des démons écarquilla les yeux pourmieux distinguer ce Plan mystérieux au-dessous de celui des humains.La plaine était d'émeraude en raison des tâches de verdure constituéespar les bosquets et les bois verdoyants, et couleur de jonquille délavéepour les champs cultivés en abondance dans les lieux. Dans l'air chaud,sous l'éclat du soleil double, leur porteur monstrueux avait fini par atter-rir et chacun avait mis pied à terre sur le sol poussiéreux. Balbillus lechat-cerise inspecta les environs avec suspicion.

— On nous regarde à travers les herbes proches, miaula l'asanthène dujeune Iolo.

— C'est un enfant, il n'est pas dangereux, assura le Vahéhuia Mazothen signifiant à la créature serpentine au regard d'eau son congé immé-diat, du moins pour l'instant.

Celle-ci cracha un dernier "Fffshh", et plongea dans le sol avant des'évanouir, littéralement.

— N'aurait-elle pas dû rebrousser chemin vers les hauteurs aériennespar où nous avons accédé à ce Cosme des Avatars ? s'enquit Iolo vers leSexte le plus proche, Mazoth, en l'occurrence.

Celui-ci se contenta de répondre par un sourire énigmatique à son en-contre, avant d'enchaîner.

— La Monade la plus proche se situe à l'autre bout de l'horizon, c'estcelle de Sérius, elle est régie par la loi de Thaoth, révéla le Vahéhuia à Io-lo, comme si cela pouvait constituer une information intéressante pour cedernier. Dans les plaines proches de cette Monade se trouvait la Meute,au-dessus des bois, et vers ces mêmes bois nous allons marcher.

— Sont-ils encore loin ? interrogea le chat-cerise en emboîtant le pasaux Sextes.

— Oui, assez, reconnut le Vahéhuia démoniaque en faisant un gestepéremptoire vers le reste du groupe des Vahéhuias, et nous n'avons plusde temps à perdre, aussi allons-nous user de la Chaîne d'Or.

Chaque démon avait saisi la main griffue de son compagnon, Alia-phor, Harpon, Mazoth et Daniel, Quintus, seul restant Iolo, indécis,jusqu'à ce qu'il se décide à saisir la poigne vigoureuse de Quintus, à lamine rébarbative et aux lèvres sombres. Iolo avait pris Balbillus le chat-cerise contre lui, et le tout s'était envolé dans les airs à une allure vertigi-neuse. Le paysage avait défilé vivement et l'horizon bondit vers eux,coupant le souffle à Iolo du fait de leur très grande rapidité. Les larmeslui vinrent aux yeux et il était bien près de se mettre à hurler, sans cesser

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pourtant de tenir Balbillus le chat-cerise de son bras libre, puisqu'il étaitle dernier de cette chaîne singulière, lorsqu’enfin le tumulte vociférantautour de lui s'apaisa.

— Tout va bien ? demanda vers Iolo le Vahéhuia le plus proche, et lejeune magicien de la Ligue réalisa que pour la première fois les Vahé-huias, du premier au dernier, le regardaient avec une franche inquiétudeet une sollicitude sincère.

— Oui, oui, les rassura Iolo, mais pourquoi n'avoir pas demandé àcette créature de nous avoir rapprochés davantage de notre objectif ?

— Nous ne voulions pas éveiller l'attention des Veilleurs de la Mo-nade, déclara Mazoth.

— La Monade ? s'étonna Iolo, car il n'avait jamais entendu parler d'unepareille chose.

— Ceci derrière toi est une Monade, la Monade la plus proche dans leCosme des Avatars. Nous t'en avons déjà parlé, il me semble.

Iolo s'était retourné à l'unisson de Balbillus, et il observa sans sour-ciller une montagne s'étirant vers les hauteurs célestes, près de là, avantde réaliser son erreur.

— Seigneur, cette cité est immense ! Jamais je n'en ai vu de pareille !La Monade était une ville semblable à un massif montagneux, avec ses

ressauts et ses pics dentelés trouant la couverture nuageuse. Dans les al-titudes les détails en devenaient indiscernables, mais maintenant avecdavantage d'attention le magicien de la Ligue pouvait y distinguer destourelles de métal translucide et des murailles hachurées, des ouverturesogivales ou bien de forme géométrique avec des baies de différentes cou-leurs et dimensions. Des jardins et même des parcs en trouaient à diffé-rents niveaux la masse cyclopéenne, et des portes colossales faisaientsaillie sur la base de la grande agglomération, posée sur le sol telle uneexcroissance cosmique atteignant à l'infini de l'éther.

— La Monade de Sérius est celle dont nous devons surveiller actuelle-ment les abords, reprit Mazoth le Vahéhuia en pointant son tridentd'airain vers la cité-montagne, mais n'oubliez pas la vigilance desVeilleurs sur ses abords, et la grande réputation des Saints Guerriers deSérius. Les Avatars sont gens de paix et le passage de la Meute a troubléleurs rêves et corrompu leurs pensées songeuses : leur accueil, habituel-lement cordial pour tout être non-originaire de leur Monade, peut êtreindifférent, voire négatif.

Désormais rendus à pied d'oeuvre Iolo avec le chat-cerise accompagnale reste des démons dans leur patrouille de surveillance, et par les

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chemins le magicien observa comment le moindre détail du relief et de lavégétation était pour les démons prétexte à déduction et réflexion.

— La Meute est passée par là, elle a probablement pris position prèsde la Monade avant de l'investir et d'y pénétrer, lâcha enfin le SexteQuintus en levant les yeux vers la proche cité.

— Mais en est-elle seulement repartie ? Là est la question, avoua le Va-héhuia Harpon en secouant sa tête puissante et velue avec un souci nondissimulé.

Le soleil blanc et double poursuivait sa course dans le ciel au bleutéclair, pâle et délavé, des nuages ambrés venant s'accrocher aux flancs dela cité-univers. Des millions de reflets changeants et colorés s'allumaientpar intermittence sur les matières cristallines et métalliques parsemant laMonade, créant une vision unique. Par écho, des bribes de sons et de cris,de musiques, parvenaient jusqu'aux visiteurs.

— Vous semblez inquiet, jugea Iolo en observant la mine soucieuse duVahéhuia le plus proche.

— Les Veilleurs des Monades sont des gens redoutables, dont l'acuitéest réelle : si nous pouvons nous faire passer pour des humains dans lesPlans mortels, ceux des Cosmes sont plus malaisés à tromper, et notretâche en est rendue difficile. Voilà pourquoi j'aurais préféré retrouver auplus vite la Meute avec leur chef dans les plaines des Cosmes Avata-riques, mais, je le crains…

À travers l'éther impalpable un cri, puis un autre, une multitude declameurs se firent entendre. Comme si des dormeurs avaient été réveillésen sursaut dans leur sommeil, et observaient un cauchemar effrayant.Les Sextes avaient secoué la tête avec résignation.

— Nous n'avons plus d'alternative, désormais, conclut Harpon en si-gnifiant d'un geste à ses compagnons la marche à suivre. La Monade deSérius nous attend.

Sur ce il avait pris la direction de la plaine d'herbe sèche, un vent légerfaisant onduler sa robe de lin. Iolo lui emboîta le pas, et en compagnie duchat-cerise Balbillus et du reste des Sextes il alla jusqu'à la Monade, cettedernière grandissant de plus en plus jusqu'à occuper la totalité de leurschamps de vision. De puissants contreforts de maçonnerie en ceintu-raient les abords, mais cela ne constituait pas pour les Vahéhuias un obs-tacle infranchissable. D'un bond, ils avaient sauté avec une souplessesurnaturelle jusqu'à un balcon ouvragé proche du sol, Aliaphor se saisis-sant de Iolo et un autre du méditatif Balbillus. Le tout avait duré seule-ment une poignée de secondes : déjà le groupe silencieux et circonspect

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avait pris pied dans la Monade, et par des ruelles enchevêtrées il s'étaitinfiltré au coeur de la citadelle.

Les habitants dans les artères pavées et luisantes d'éclats ne firent pasattention à eux, les prenant pour des habitants de Sérius de la plus belleeau. Les autochtones étaient de haute taille avec des membres déliés et laplupart possédaient de longs cheveux, qu'ils soient hommes ou bienfemmes. Leurs yeux étaient étirés en amande avec des tons chauds etambrés, et ils portaient des vêtements étroits, serrés, semblables à descombinaisons moulantes. Les parties visibles de leurs corps étaientpresque transparentes tant leur carnation était diaphane.

— Leur qualité dans la transparence atteste leur niveau de développe-ment personnel dans la hiérarchie de la Monade, expliqua le VahéhuiaMazoth vers Iolo. Attention, termina-t-il un ton plus bas en plaquant lejeune magicien contre une paroi tiède et douce, derrière eux.

Le reste des Sextes avec le chat-cerise s'était dissimulé dans un renfon-cement obscur, et un groupe d'êtres cristallins revêtus d'armures auxcoutures saillantes et portant de courtes hallebardes sur l'épaule fit sonpassage. Les Sextes retinrent leur souffle, et Iolo instinctivement en fitautant. Les Veilleurs de la Monade, puisque visiblement il s'agissaitd'eux, avaient des traits marqués et un regard acéré, souligné par une es-pèce de peinture tribale jugée par Iolo pour le moins incongrue danscette civilisation planétaire. Ils portaient des casques de cristal noir dotésde circonvolutions compliquées, et l'un d'eux avait au bras un bouclierrond cerclé d'un émail mouvant, couleur andrinople et magenta. La taillede ce dernier était la plus élevée de tous les Veilleurs, et incidemmentcelui-ci se tourna vers Iolo. Par la magie des Vahéhuias l'aspect arborépar le jeune magicien devait être celui de tout habitant de la Monadenormalement constitué, mais le Veilleur parut intrigué par quelque dé-tail bizarre de Iolo, ou bien de ses compagnons, car il arrêta sa patrouillede surveillance, créant un remous au sein de la patrouille. Aliaphor leSexte avait juré entre ses dents — dans la réalité jaunes et saillantes,monstrueuses — en observant son intérêt.

— Apprêtez-vous à courir vers l'esplanade proche d'ici, au-devant,une brume amie j'appellerai et elle nous masquera, nous irons dans uneportion de la Monade moins surveillée.

Iolo était tendu et prêt à déguerpir déjà vers l'endroit désigné, lorsquedes hennissements singuliers résonnèrent dans les hauteurs, chacun rele-vant la tête dans le groupe des Sextes. Une compagnie fantomatiquefranchissait les cieux, c'étaient des cavaliers aux silhouettes singulières,dotées de crânes énormes et d'apparence squelettique. Leurs chevaux

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n'avaient déjà plus de chair, ni même de tendons ou de muscles, car ilsétaient constitués tout entiers d'os et de rien d'autre. L'un des Cavalierssillonnant l'éther portait une épée étincelante, et Iolo sursauta.

— La Meute ! souffla-t-il à voix basse. La voilà !Apparemment les Veilleurs de la Monade l'avait remarqué également

grâce à leur vision éclairante, car ils étaient les seuls — avec les Sextes —à lever la tête vers les cieux, le reste des habitants de la Monade conti-nuant à vaquer à ses affaires. Les Veilleurs s'étaient agités l'un versl'autre en oubliant leur précédente préoccupation, puis ils s'élancèrent fi-nalement dans les ruelles pentues s'étirant vers les hauteurs infinies de laMonade. Iolo respira plus librement en observant leur départ, mais Ma-zoth le Vahéhuia tempéra sa joie.

— C'est uniquement partie remise, sois-en certain.Il avait fixé de nouveau les hauteurs aériennes, et la Meute en pous-

sant des cris sauvages s'était infiltrée dans les faubourgs et les voiesétroites de Sérius. Le porteur de l'épée à l'image du reste de ses compa-gnons étant invisible pour les habitants de l'endroit, il s'était rapprochéde l'un d'eux du haut de son cheval maléfique, et, de son épée d'argentsacrificielle, il avait proprement transpercé l'homme. Ce dernier, de pe-tite taille et ventripotent, aux larges habits et coiffé d'un turban rond, enperdit sa transparence d'origine. Son teint se brouilla et il noircit, attirantla frayeur et l'effroi sur sa personne par le biais de ses congénères. Quin-tus le Sexte éclaira la lanterne de Iolo, bouche bée devant ce spectaclesingulier.

— Les habitants des Monades, et particulièrement de celle-ci, sont desPurs. Leur degrés de transparence qualifie leur place dans l'échelle so-ciale, et être ainsi avili est une déchéance grave, pour leur âme et leurblason.

Sans plus ajouter un mot le Vahéhuia s'était élancé vers les hauteurs,derrière les Veilleurs mais en empruntant une autre voie, car le contactavec les gardiens sacrés de la Monade était par trop dangereux. LesSextes suivirent une ruelle montant en pente raide en bousculant des ha-bitants en cette fin d'après-midi, le soleil blanc et double s'acheminantvers son couchant embrumé d'or. Un vent sucré s'était levé, Iolo tiquantavant de réaliser son origine : l'odeur alléchante provenait d'une bou-tique de confiserie proche. Les commerces défilaient autour d'eux et desvéhicules bizarres — sorte de gros oeufs en cristal glissant sur des patinsargentés — transportaient des couples de passagers à l'aspect serein. Lesbâtiments s'amenuisaient puis disparaissaient, enfin, un parc immenses'ouvrit devant eux et sous la ramure d'un arbre majestueux les Sextes

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s'accordèrent un temps de repos, davantage pour le souffle court de Ioloet de son chat-cerise que pour eux, visiblement d'une autre trempe enmatière d'endurance.

— Cette Meute va nous donner du fil à retordre, j'ai l'impression, finitpar lâcher le jeune magicien de la Ligue en retrouvant peu à peu unrythme de respiration normal.

Autour d'eux le calme régnait dans le parc vaste et étendu, où des per-sonnes seules ou bien en couples déambulaient en paix, sous l'ombremouvante des nuages dans le ciel clair. Soudain un éclair scintilla dansles cieux, et Iolo sursauta.

— Là-bas !Aliaphor et Mazoth avaient fait un bond prodigieux dans les airs en

direction de l'endroit céleste où avait lui l'éclat de l'épée sacrificielle ap-partenant à l'Ange de la Mort, et Iolo avait hoqueté de stupeur au mo-ment où les deux Vahéhuias l'avaient emporté avec lui. Dans les airs Iolose retrouva nez à nez avec la Meute, en particulier leur chef au crâne pro-éminent — ils avaient tous une semblable caractéristique, du reste — etau teint gris tellement sinistre et inquiétant.

— Rendez-moi l'épée d'argent, elle m'a été demandée et mon destin endépend, cria Iolo dans le sein des hauteurs venteuses.

L'homme porteur de l'épée, chevauchant son squelette de cheval, cabrasa monture dans l'éther et rit sombrement, même si ses traits étaient dif-ficilement discernables à travers la brume voilant sa capuche relevée sursa tête.

— N'y compte pas, nous avons de grands projets pour les Monades etcelle de Sérius est la suivante après celle de Sédécias. Nous sommes d'unfutur ancien, et les éons nous ont nourris.

— Écoutez…Iolo toujours soutenu par Aliaphor s'était étiré vers l'homme gris et il

avait touché la lame de l'épée, avant de se cabrer en hurlant. Il avait étémordu par un feu puissant, Aliaphor en contact avec lui hurlant demême. Ils s'abattirent tous deux instantanément vers le sol, Mazoth fai-sant de son mieux pour ralentir leur chute. Dans le ciel le rire noir de laMeute résonnait sans fin. Parmi l'herbe du parc Mazoth parvint à lesfaire atterrir, et sans prononcer une seule parole les Vahéhuias firentcercle autour des deux personnes, le mortel et le démon. Balbillus lechat-cerise avait miaulé tristement en constatant l'état léthargique de sonami Iolo, et après avoir tendu une main griffue vers le front d'Aliaphor etdu jeune magicien, Mazoth le rassura.

— Ce n'est rien, il se remettra.

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— Mais son geste aurait pu avoir de graves conséquences, grondaQuintus, nul ne peut toucher la lame de l'épée de notre maître sans suc-comber. Les Purs sont d'un autre Plan, et ils en sont seulement corrom-pus, mais la morsure de l'épée est mortelle.

— Chut, lui répondit Balbillus, mon ami Iolo vient de parvenir dansun rêve.

Iolo et Aliaphor sommeillaient et s'agitaient dans leur repos, leurslèvres marmonnant des paroles inintelligibles.

— Ils sont ensemble, dirait-on, jugea Harpon en hochant sa tête mas-sive et démoniaque.

— Tu as été d'une grande imprudence, mon garçon, lui dit l'Ange de laMort en se servant une coupe de vin noir et parfumé.

Iolo et le Vahéhuia Aliaphor se tenaient raides et droits dans une vastepièce semi-circulaire, dont les baies pour la plupart ouvertes donnaientsur une nuit étoilée. Un vent doux agitait les voilages proches, et sur leslambris de bois des peintures anciennes ne se rapportant à rien de connudu jeune magicien étaient accrochées. Des meubles anguleux apportaientun surplus de décoration, un Vahéhuia entrant dans la pièce après avoirdiscrètement frappé à la porte. L'Ange Exterminateur, l'Aé, l'arrêta d'ungeste en souriant.

— Pas maintenant, Miroë, j'ai à parler de choses importantes avec nosdeux amis. Ils se chargeront ensuite d'informer le reste du groupe, letemps passe trop vite en ce moment.

L'Ange de la Mort avait revêtu des habits amples, avec un pectorald'argent sur son torse puissant. Ses ailes noires aux rémiges duveteusesse croisant et se décroisant dans son dos, l'Ange Noir marcha vers unfauteuil bas, demandant d'un geste à ses deux invités d'en faire autantsur un large fauteuil situé devant lui.

— Si je vous ai fait venir en urgence devant moi… commença l'Angede la Mort.

— Mais je croyais avoir commis une erreur !Iolo avait eu une expression surprise et étonnée devant les paroles de

l'ange. Ce dernier avait approuvé de la tête avec un geste d'évidence, leVahéhuia Aliaphor souriant à son tour largement.

— Disons, j'ai fait en sorte de te faire toucher l'épée d'Abraham,puisque tel est son nom dans nos Cercles, reprit l'Ange Noir en souriantdevant l'émoi du jeune homme. Mais ce fait est de peu d'importance, endéfinitive.

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Un vol de Vahéhuias avait traversé le ciel noir des Enfers, où siégeaitl'Aé, et les arbres s'inclinaient dans le mol autan nocturne. Un semisd'étoiles scintillait au firmament, déversant dans la pièce aux fenêtresgrandes ouvertes une clarté céleste. L'éclat des lampes à huile d'or et decristal disséminées dans l'endroit ajoutait une touche poétique etesthétique.

— Quel est le motif de votre appel, maître, demanda d'un ton respec-tueux le Vahéhuia Aliaphor.

— Voilà, déclara simplement l'Ange de la Mort : l'activité des Éons,dans les Limbes Zénithales, peut rallonger votre périple de manière im-prévue, me suis-je dit, aussi peut-être serait-il bon pour Iolo de bénéficierd'un outil pouvant lui donner… disons certaines facilités.

— Maître, s'emporta le Vahéhuia Aliaphor, c'est là lui faire un dontrop grand pour son aura, c'est un simple mortel, ne l'oubliez pas, et…

— Tu es un serviteur fidèle et malgré la différence entre nos degrés desavoir, lui assura l'Aé, je tiendrai compte toujours de ton opinion, commede celle du reste des Sextes.

L'Aé prit le temps de la réflexion avant de parler à nouveau. Enfin il sedécida, et débita tout à trac.

— Je comprends ta répugnance à lui voir porter la Clef Noire dont jem'apprête à lui faire don — tu as bien deviné, en effet — mais je discernepar-delà les Arcanes de curieuses trames, d'augustes Mânnes, de grandeancienneté dans les Cours Royales de l'Espace, pourraient bien s'être lais-sés aller à d'improbables écarts…

— Les Mânnes, au mépris de leur honneur ancestral, auraient-ils es-sayé d'atteindre au cours du Temps et des choses ?

La voix du Vahéhuia était incrédule, et l'Aé avait grogné en réponse audémon, avec une expression mi-figue mi-raisin.

— Dire cela serait aller trop vite en besogne, la vérité est je pense da-vantage subtile, et pour l'heure masquée d'un voile éthéré. La Meute deces êtres volatiles me paraît puissante, et le glaive d'Abraham dans lamain de leur chef ne désintègre pas son porteur, contrairement à sa na-ture profonde. Les circonstances ne sont pas habituelles, il me faut en te-nir compte. En prévision de mystérieux accomplissements, je veux parconséquent protéger ce garçon. N'est-il pas également mon bras et mesyeux dans les Sphères Terrestres ?

Aliaphor avait regardé en chien de faïence Iolo, abasourdi devant cedéballage, et l'Ange de la Mort avait souri en retour.

— Détrompez-vous, maître, se défendit le Vahéhuia en devinant lespensées de son seigneur. Je ne l'aime pas, il est vrai, mais je ne me

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permettrai jamais de faire échouer notre mission à cause de cela. Nousretrouverons l'épée d'Abraham, et nous vous la ramènerons sans faillir.Nous, les Sextes, nous l'escorterons ensuite au Tribunal des Morts de laTerre, au coeur de l'enceinte Sacrée de la Sapience, dans le TroisièmeCercle.

L'Ange de la Mort avait hoché la tête.— J'entends bien, et jamais je n'ai douté de cela. À son sujet, je voulais

d'ailleurs te dire… Mais d'abord, tiens, mon garçon, tu pourrais bien enavoir besoin. Les Sextes t'expliqueront en temps et heure l'utilité de cetobjet octuple — il en existe seulement huit exemplaires à travers lesPlans connus — car il permet de rejoindre les enfers où je règne sans par-tage, et ce depuis n'importe où, sans restriction. Il a d'autres utilités en-core… Mais tu seras aidé.

Iolo s'était vu donner un pendentif d'argent portant une minuscule clefd'onyx, adornée d'or et de vermeil par endroits, tel un précieux bijou. Ildistillait une fragrance entêtante de mort et d'éternité, avec un éclat sin-gulier troublant le regard et l'âme, lorsqu'on fixait la Clef Noire troplongtemps sans ciller.

— Je suis abasourdi et les mots ne parviennent pas à sortir de mabouche, reconnut Iolo pendant que l'Aé mettait autour de son cou, dissi-mulant sous ses vêtements de voyage, le précieux sésame.

— Tant mieux, sourit l'Ange de la Mort, puisque la durée de ce rêvetouche à sa fin. Prends garde à toi, mon messager, tu es le seul à pouvoirmanier le glaive sans dommage, mais n'en touches plus la lame, désor-mais, elle pourrait t'être fatale. Mes enfants peuvent manipuler l'épée sa-crificielle, mais les démons et les Vahéhuias doivent en fuir le contact : laNuit repousse la Nuit.

L'Aé s'était renfoncé dans son fauteuil en fixant tour à tour les deuxêtres, mortel et démon, lui faisant face dans son Palais de la Nuit. Lesétoiles papillotaient à travers les voiles de gaze, un parfum entêtant serépandait depuis les jardins dans la vaste pièce. Les lampes d'or et debronze scintillaient en silence, créant un halo de douceur et de paix.

— En fait, je voulais aussi te dire quelque chose, Aliaphor, tout àl'heure, sur les qualités réelles et cachées de ce jeune Iolo, mais le tempsm'a manqué, avoua l'Ange de la Mort en fixant le Vahéhuia avec une ex-pression de sérieux.

— Je ne mets pas en doute ses qualités, expliqua le démon en essayantd'éviter le regard de son prince, conscient d'avoir trop parlé déjà.

— Il ne s'agit pas du tout de cela, le rassura L'Ange Noir en croisantdans son dos ses longues ailes duveteuses, par-dessus le dossier velouté

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de son fauteuil. Aliaphor, tu le sais, autrefois les Sextes étaient six, etnous perdîmes l'un d'entre vous… Il t'en souvient, certainement ?

Le démon Aliaphor avait abaissé de nouveau sa tête massive etsombre, touché au coeur eut-on dit par un chagrin secret. Iolo se tenaitcoi et ne disait plus un mot, la conversation le dépassant par trop.

— Oui, maître, et j'ai mal encore dans mes tréfonds lorsque j'y repense.Notre perte fut grande, ce jour-là, et les Sextes perdirent depuis ce jouren aura et influence. Les Tricéphales nous remplacèrent alors dans les af-faires du royaume de ténèbres, et les Grandes Doublures également :mais votre réaction était normale, les Enfers sont vastes et nécessitent deserviteurs efficaces et complets, et non pas boiteux, ou bien manquants…

Aliaphor avait de nouveau baissé la tête et l'Aé s'était empressé de lerassurer.

— Toute pénitence comporte sa fin, puisque de nouveau les affaires duRoyaume Sombre vous nécessitent à leur chevet. Je voulais simplementdire… Votre ami fidèle, le dernier des Sextes, est en cours de localisation.Mais ne te réjouis pas trop vite, se hâta-t-il d'ajouter.

Aliaphor avait relevé la tête, bondissant presque. Ses yeux bleu azurluisaient et Iolo avait sursauté devant son changement d'attitude.

— Quoi ! Nous aurions retrouvé Séphant, le dernier des Sextes !— Calme-toi, Aliaphor, le reprit l'Aé en lui enjoignant de s'apaiser de

la main, nous n'avons pas de certitudes encore et des éclaircissementssont obligatoires… La prudence s'impose, mais les Sextes doivent savoirque l'Aé s'occupe de cette affaire, et ne cessera d'agir jusqu'à l'avoir menéà son terme. L'Ange de la Mort n'oublie jamais ses serviteurs.

Aliaphor s'était agenouillé et avait baisé avec respect la main ivoirinede l'Aé, Iolo se tenant de manière roide car les environs brumeux du rêveoù ils étaient plongés tous les deux s'effilochaient et partaient en lam-beaux. Le visage triangulaire et écarlate de Balbillus, le chat-cerise, trans-paraissait dans la brume onirique, en compagnie du faciès grimaçant desVahéhuias Harpon et Quintus. Dans le parc de la Monade de Sérius, lesoir tombait, et des promeneurs discrets leur prodiguaient des regardsintrigués.

— Vous avez bien dormi, on dirait, gloussa Harpon en assistant au ré-veil rauque d'Aliaphor.

— Comme des bébés, riait Mazoth avec un rire gras.Mais seul le chat-cerise Balbillus avait noté sur Iolo la subtile

différence.— Quel est ce collier d'argent autour de ton cou ? miaula-t-il discrète-

ment à l'oreille de Iolo.

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Chapitre 30Les Sextes couraient parmi les ruelles et le lacis des voies sillonnant la

Monade de Sérius jusque dans ses profondeurs, et derrière le groupe descinq Vahéhuias Iolo et le chat-cerise Balbillus s'essoufflaient en essayantde ne pas être distancé. Les demeures seigneuriales défilaient autourd'eux depuis le matin, et dans une auberge — à l'enseigne indéchiffrable— Iolo avec son ami félin avait goûté à un déjeuner austère. Les Sextesn'avaient pas pris de repos spécialement, et Iolo les avait oubliés sitôtaprès avoir fermé les yeux, le soir précédent. Au petit matin les Sextesavaient tambouriné à sa porte, le pressant de se nourrir afin de reprendrela chasse de la Meute au plus vite. Maintenant cette dernière avait été dé-couverte par les sens subtils d'Aliaphor, et tous s'escrimaient à suivre cedernier parti en tête.

Le double soleil blanc brillait dans le ciel d'azur à travers les carreauxde couleurs et les baies des balcons ouvragés, des lanternes illuminant lanuit s'éteignaient une à une et le pas des voyageurs résonnait sur les pa-vés luisants et mouillés de rosée. Des gens revêtus d'argent rinçaient lesrues à grande eau, évitant les passants empressés, et de certaines bou-tiques d'alléchantes odeurs s'échappaient. De hautes tours s'étiraient versle ciel, ciselées de briques et d'orichalque, avec des éclats de marbre surplusieurs demeures et des vagues de vieil argent sur d'autres. Des véhi-cules de forme ovoïde déjà entr'aperçus durant la journée précédentesillonnaient les rues à angle droit, l'un d'eux tournant puis s'arrêtant aucoin de la rue, près d'une bâtisse de pierre haute et majestueuse dont leshauteurs plongeaient les passants dans l'ombre.

— Là ! Utilisons un de ces chariots !— La Meute nous échappera ! gronda Mazoth au regard d'acier.— Elle s'est infiltrée dans les profondeurs sub-monadiennes, expliqua

le premier Vahéhuia en pénétrant dans le véhicule en question, capiton-né de velours et d'une matière synthétique à l'odeur particulière.

— Mais cette machine ne nous appartient pas ! s'inquiéta Iolo. Et si sonmaître venait nous demander des comptes ?

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L'engin s'était ébranlé en sifflant sur des patins brillants, et tout cebeau monde s'était entassé de son mieux dans le cocon de verre. Les ruesétroites s'étiraient de manière interminable dans l'engin maintenant pé-nétré du chuintement de son système de propulsion, le chat-cerise miau-lant vers son ami Iolo.

— Ces objets en forme d'oeufs appartiennent en commun à tous les ha-bitants des Monades, chacun peut s'en servir à volonté car leur niveau desociabilité est très grand.

— Exactement, avait approuvé de la tête Aliaphor dont le tridentd'airain faisait saillie par un petit fenestron.

Une succession d'ombres et de lumières éblouissantes s'abattait sur levéhicule, vrombissant désormais à bonne allure entre de hautes toursdans le dédale de la Monade de Sérius. Puis Iolo cria en voyant ungouffre noir vers lequel leur engin se dirigeait tout droit, et l'obscurité futsur eux, de vifs éclats peuplant ensuite les hauteurs. Des raies de pureblancheur bondirent devant leur engin, et puissamment éclairée la voies'élargit en prenant un relief nouveau. L'artéfact de verre et d'acier avan-ça encore brièvement, avant de se déporter sur la droite et de terminer saprogression. Les jambes flageolantes, car il n'était pas habitué à user detels moyens de locomotion, Iolo sortit de l'habitacle près de Balbillus, etle reste des démons l'imita en jetant autour d'eux des regards scrutateurs.Dans le vide immense de la Monade Intérieure, les cieux étaient noirs etdégagés, illuminés par de hauts réverbères et fanaux, frêles et aériens. Degrands bâtiments cerclés de tourelles de verre s'élevaient jusqu'à la voûtesupportée par des piliers mouchetés de fenêtres et de lumières : la vieétait partout dans la Monade et partout il y avait de la vie, sembla-t-il àIolo.

— Là !La voix du Sexte Mazoth avait fusé et aussitôt chacun avait levé les

yeux en direction des hauteurs sombres, où entre des nuées grises et va-poreuses scintillaient les reflets changeants d'un cortège aérien fantoma-tique. Immédiatement les Sextes avaient bondi vers le ciel avec cettepuissance surnaturelle des démons, mais en laissant cette fois-ci Iolo et lechat-cerise Balbillus, afin de ne pas renouveler l'erreur ayant manquéd'être fatale au jeune magicien de la Ligue et à Aliaphor. Cependant niIolo ni Balbillus ne l'entendaient de cette oreille, aussi hélant l'Être deVent lié intimement aux gens de sa lignée, le jeune magicien de la Terreet son asanthène n'avaient pas tardé à évoluer dans l'air noir et froid. Descolonnes piquetées de luminosités se levaient jusqu'aux nues, et delourds piliers supportaient l'envers de la Monade. Des habitations se

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blottissaient contre les pilastres imposants, des bâtiments dissemblablestapissant les profondeurs. D'autres maisons émergeaient dans les hau-teurs en provenant de la surface de Sérius, et vers ces demeures singu-lières la Meute s'était dirigée.

Des ruelles de pierre sillonnaient les lieux et des bâtisses trapues, desavenues larges remontaient vers la surface de Sérius et de sa Monade.Sur les pavés galopaient silencieusement les montures squelettiques etmacabres des cavaliers de la Meute, grises silhouettes à la vaste tête, auxyeux larges et énigmatiques, et derrière eux allaient en courant de leurmieux les Sextes démoniaques. Les cavaliers riaient des efforts déployéspar les Vahéhuias pour reprendre l'épée sacrificielle de leur chef, et Iolodissipa l'Appel de l'Être de Vent pour le faire s'en retourner vers lesLimbes. Le jeune homme s'était posé dans une ruelle argentée, un airfroid provenant des abysses les plus cachés de la Monade balayant larue. Des réverbères de cristal bleu projetaient une lumière bienvenue surl'endroit, et malgré l'aspect passe-partout arboré par les envoyés duPrince des Morts, les passants de la Monade pressaient le pas lorsque cesderniers les frôlaient. Le spectacle fourni par la petite troupe à travers lesrues sombres de la Monade Intérieure devait être saugrenu, réalisa briè-vement Iolo. Puis le chef de la Meute fut sur lui, et sa monture bondit audessus de sa personne. Iolo se raidit, Balbillus le chat-cerise feulant decolère et de surprise. Le vent de la course balaya les craintes del'asanthène, Iolo venant d'enfourcher crûment la monture de leur chef.Celui-ci s'était retourné vers lui en riant.

— Homme, tu ne sais où tu vas, ni ce que tu fais. Descends, si tu veuxconserver la vie.

— Iolo, lui criaient les Sextes, car les environs s'effilochaient et le décorde la Monade de Sérius disparaissait, revient !

— L'épée d'Abraham appartient au Prince des Morts, s'exclama Ioloavec un ton courroucé, et je t'ordonne de me la rendre au plus vite. Sa co-lère sera terrible, si tu la gardes encore par-devers toi.

La Meute traversait les plans, bien loin désormais du Cosme des Ava-tars : les couleurs temporelles s'étiraient jusqu'à l'invisible et les cavaliersgris aux têtes proéminentes accéléraient encore l'allure.

— Le Prince des Morts ne me fait pas peur, car je suis Midgard et lenombre de mes morts est sans fin, déclara avec le plus grand sérieux leurchef : un tourbillon rosé naissait devant eux et un vide immenses'éployait en les aspirant.

Lorsqu'il se fut apaisé, une citadelle de pierres roses et nacrées étaitface à eux, engoncée tout entière en un néant palpable. Un cortège

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pittoresque se trouvait à ses portes, faisant fête aux arrivants sur leursmontures sinistres. Un ciel de bleu nuit recouvrait les cieux, une luneclaire en croissant trônait à l'ouest. Elle était couleur crème, jugea Iolo ducoin de l'oeil. Puis un personnage au teint coloré et à la taille volumi-neuse vint à lui en l'apostrophant sans manière.

— Mortel, tu ne devrais pas être ici, car les préparatifs du Grand Balde Minuit battent leur plein et l'heure de la fête n'a pas encore sonné.

L'homme était ventripotent et fardé, avec une perruque bouclée luitombant sur les épaules et des vêtements scintillants de rose et de blancmêlé. Il portait des manchons de blanche dentelle et chaussait des pou-laines à grelots, carillonnant à chacun de ses pas. Derrière-lui était unetroupe bruyante d'hommes et de femmes richement vêtus, à l'allure en-jouée et sereine tout à la fois. Ils chantaient et dansaient, s'apprêtant à en-traîner Iolo dans une sarabande improvisée lorsque l'homme fardé les re-tint d'un geste.

— Non, non, il est trop tôt.La citadelle de pierres roses et blanches était merveilleuse d'allure et

de beauté, Iolo malgré l'étrangeté de la scène ressentant un grand désirde se mêler à tous ces gens convergeant lentement vers la salle des fêtes.La troupe précédente s'en était repartie en faisant des gestes d'invite àl'égard de Iolo, et ce dernier, comme il est naturel pour son âge, se la-menta bruyamment.

— J'aurais bien voulu participer aux réjouissances ! Pourquoi dites-vous des préparatifs qu'ils ne sont pas achevés ? Entendez les musiciensjouer de leurs instruments et écouter rire et chanter les convives ! Je veuxy aller aussi !

En fait Iolo avait totalement oublié son désir premier de rentrer enpossession de l'épée d'Abraham demandée par le Prince des Morts, maisla Meute s'enfuit sans crier gare dans le ciel parfumé, par-delà la citadelleplongée dans les réjouissances.

— Eh là ! tempêta Iolo en observant le brusque départ de la Meute.— Voilà où je voulais en venir, dit l'étrange personne vêtue de rayures

blanches et roses. La fête commencera uniquement lorsque la totalité desconvives sera là, il ne peut en être autrement. Je suis le Mânne Phoébus,du soleil Rigaudo dans le Quatrième Monde. Pour le moment, les prépa-ratifs s'activent et chacun s'astreint à être prêt dans l'attente des douzecoups de minuit, à l'Horloge Cosmique. D'ici là, il faut te préparer àl'Appel Final afin de tenir ta place honorablement, lorsque ton tour vien-dra. Il ne saurait plus tarder trop, je te l'assure. Alors tu feras comme les

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êtres aperçus tout à l'heure, tu iras dans la grande salle avec ta cavalière,en attendant le reste des invités.

— Et la Meute ? Pourquoi ne lui avez-vous rien dit ?Iolo était ulcéré d'observer une telle différence de traitement chez un

être — un Mânne — si respectable, mais l'expression surprise del'homme grassouillet lui mit la puce à l'oreille, et sa demande inquiètetermina de le convaincre. Le Mânne Phoébus n'avait rien vu de la Meute,et lui seul, Iolo, pouvait la distinguer avec les Sextes et le chat-cerise.

— Quelle Meute ? Vous étiez seul sur la Plaine du Bal lorsque je vousai distingué !

— La Meute… commença Iolo d'un ton fatigué, et il manqua bien en-voyer au diable l'explication nécessaire, mais il préféra ne pas en fairel'économie. Il exposa en quelques mots le parcours responsable de sonarrivée à la Plaine du Bal.

— Ainsi, le glaive d'Abraham serait en possession de ce Midgard, son-gea à voix basse le Mânne en tripotant sa lippe.

— Le connaîtriez-vous ? Il semble avoir de grands pouvoirs, assura Io-lo en se rappelant les paroles sibyllines du Prince des Morts, seul un êtred'exception peut manier le Glaive Sacrificiel.

— Hmmm, oui, effectivement, reconnut le Mânne Phoébus en faisantquelques pas sur le chemin s'éloignant du palais des fêtes, sur un cheminscintillant, enjoignant d'un geste Iolo à le suivre. Midgard a été le pre-mier mort de l'univers des hommes, et comme il se doit, il sera égale-ment le dernier.

— Cela lui donne des pouvoirs spécifiques ? s'enquit Iolo en observantle Mânne marcher vers un lac d'eau bleu et glacé, sur la rive duquel flot-taient des ajoncs et des nénuphars verdoyants.

— Certainement, acquiesça Phoébus en marchant. Certainement. Maisvous désirez peut-être le rejoindre afin de le houspiller ?

Le ton du Mânne Phoébus était interrogateur mais sincère, aussi Ioloréagit-il positivement. Immédiatement le Mânne poussa rudement Iolopar derrière, et les environs disparurent en donnant l'impression aujeune homme de flotter durant un temps incommensurable : lorsque toutfut terminé, Iolo émergea à la surface d'une étendue d'eau et barbotadésespérément avant de réaliser qu'il était dans un bassin de pierre, prèsdu bord, où un être au nez fin et étiré l'observait avec malice. Le jeunemagicien avait agrippé le rebord moussu et s'était hissé de son mieux, re-tombant lourdement à cause de ses vêtements trempés de l'autre côté,sur une étendue de gravier.

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— Je voulais voir si tu étais capable de te noyer dans un bassin depoissons rouges, s'esclaffa le nain contrefait dont la bosse volumineuseétait visible entre ses épaules.

Il sauta à bas de son perchoir et le fixa de travers, l'observant avec uneattention soutenue. Il était très petit avec des traits âgés, mais il possédaitdes yeux au bleuté irréel et un rire d'enfant. Il était coiffé d'un bonnetsombre et portait des chausses de tissu clair, avec des bottines à talonplat. Il tourna et retourna autour de Iolo.

— D'où viens-tu ? lui demanda-t-il.Iolo ne répondit pas mais il observa avec attention les alentours, les

dernières paroles du Mânne Phoébus tourbillonnant dans sa tête. Il avaitd'abord demandé au jeune magicien s'il désirait retrouver la trace duchef de la Meute, puis il l'avait tout bonnement précipité ici. Iolo serranerveusement la Clef Noire à son cou, sans se décider pourtant à en user.Si véritablement la demeure de Midgard était ici, il lui fallait la localiseravant de rejoindre les Enfers, puis par ricochet ses amis les Sextes, avecBalbillus. Iolo ouvrit la bouche pour répondre enfin à la question du nainbossu, puis il se ravisa en fixant les environs. Il se trouvait dans la courd'un château à l'antiquité immémoriale, et ses murailles en ruine, ses jar-dins à l'abandon disaient assez son état de décrépitude et de délabre-ment. Le soleil violet sombre se couchait en un bouillonnement d'or etd'argent, embrumé de molles nuées : de lointaines montagnes s'élevaientà l'est, et une étendue déserte s'étirait vers l'infini dans la directionopposée.

— Je suis… Je suis Iolo, lâcha celui-ci vers le nain, se souvenant avecretard des convenances. Et vous ?

Le nain partit d'un vif éclat de rire, avant de se reprendre et de pointerun index menaçant vers Iolo.

— Je suis le maître de ce château. Iolo, dis-tu ?— Et bien oui, Iolo tout court, déclara le jeune mage avec une ombre

d'inquiétude, car l'étrange personnage lui paraissait inquiétant. Vousêtes le seigneur de l'endroit ?

Le nain s'était rengorgé en fixant les environs d'un regard empreint defierté.

— Parfaitement, mon petit.— Je suis à la recherche d'un dénommé Midgard.Iolo s'était exprimé d'une voix neutre, mais le nain bossu avait sursau-

té sous le coup de l'émotion, faisant montre dès lors d'une crainte puis-sante teignant de gris son visage et le rendant plus contrefait encore.

— Midgard, Midgard, vraiment ?

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— Oui, approuva Iolo en observant sa réaction timorée, dans un éclaircoloré les Sextes suivis de Balbillus le chat-cerise apparaissant enfin. Jem'attendais à votre venue, sourit Iolo vers ses amis.

— Nous avons mis le temps, expliqua Quintus en fixant avec étonne-ment le nain abasourdi par l'apparition des démons, mais une faussepiste nous a entraîné dans le Quatrième Monde, et…

— Ce n'était pas une fausse piste, assura Iolo, j'ai bien séjourné briève-ment dans le Quatrième Monde, au lieu dit du Grand Bal de Minuit. Et leMânne Phoébus m'a précipité ici, lorsque je lui ai révélé être à la re-cherche de Midgard, c'est en effet le nom du chef de la Meute…

Les Sextes patibulaires avaient eu un moment de silence en méditantles révélations du jeune homme, Harpon aux défenses de sangliers'exprimant le premier.

— Cela explique le choix du Prince des Morts sur ta personne. Tes ré-vélations sont importantes, elles nous font faire un grand pas en avant.Oui, Iolo, tes paroles nous apportent beaucoup. Qui est ce petit homme ?

Le Vahéhuia avait désigné de son trident d'airain le bossu contrefait, etce dernier malgré l'apparence timorée arborée brièvement s'était repris,comme si le Vahéhuia lui avait manqué de respect.

— Comment osez-vous me parler ainsi, sur ce ton ? Je suis le seigneurde ce château, et j'y dors et rêve tous les jours et toutes les nuits.

— Possible, mais ce château ne vous appartient pas, je pense, miaula lechat-cerise en fixant le castel à l'abandon. Vous en êtes seulementl'occupant, durant l'absence de son propriétaire légitime.

— Je le crois aussi, dit Mazoth en marchant parmi les décombres, dansle décor dantesque du soir finissant.

Le nabot outrecuidant avait abaissé la tête, avouant bientôt.— Oui, c'est vrai, je suis seulement un résidant de passage, et le mysté-

rieux Midgard était en effet son propriétaire véritable. Cela dit, il n'a plusmis les pieds ici depuis des siècles, voyez-vous, et le Colorado menant àl'Entropée…

— L'Entropée ?Les Sextes s'étaient regardés mutuellement avec une expression intri-

guée, dans le soir leur ombre cornue s'allongeait et leur donnait une ap-parence inquiétante. Iolo enveloppé dans ses vêtements de voyage trem-pés ne l'était pas moins, seul le chat-cerise Balbillus au regard fauve sedissimulait parfaitement dans le décor.

— Oui, périodiquement le Colorado, un fleuve de couleurs, émerge del'inconnu et conduit à l'Entropée, gardé par des Stryphes et des Séphires,des Raphäels surpuissants…

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Les Sextes s'étaient replongés en un silence calculateur, rompu bientôtpar la question insistante de Iolo, ignorant tout de la plupart des termesemployés.

— Peut-on m'expliquer l'Entropée ?— C'est l'autre nom de l'Horloge des Éons, révéla Harpon en quittant

le groupe et en marchant dans les décombres du château en ruines.Douze soleils de par les Cinq Mondes en constituent le pourtour sacré, etson coeur est dans le Sphöre Central, près de là où tu te trouvais il y apeu encore.

— Je ne comprends pas, murmura Iolo en fronçant les sourcils.— Le Quatrième Monde, là où était le Grand Bal de Minuit, se situe

près du Sphöre Central, même si un abîme les sépare, affirma Aliaphoren prenant la parole à son tour.

— Alors, le Colorado aboutit périodiquement au Cinquième Monde,reprit lentement Iolo en énumérant sur ses doigts les renseignements ac-cumulés jusqu'à maintenant. Et la Meute grâce au Glaive d'Abrahaml'emprunte sans souci, mais pour aller où ? Et dans quel but ?

— Cela, il va nous falloir le découvrir, et vite, car les cycles du tempsne cessent jamais leur course, en dépit de nos soucis, gronda Quintus auxlèvres violines. Explorons ce château, maintenant, peut-être ytrouverons-nous un indice de la présence ou non du chef de la Meute.

— Il n'a plus remis les pieds ici depuis une éternité ! geignit le petithomme en tendant les bras en signe d'évidence.

— Si le Mânne Phoébus a expédié ici Iolo, déclara Aliaphor en arpen-tant de long en large les travées désertes de l'endroit, c'est pour unebonne raison, le tout est de découvrir laquelle, comme l'a justement faitremarquer mon compagnon.

Un instant s'écoula durant lequel le nain accompagna la troupe dans lechâteau, ou du moins dans ses ruines, et lorsque leurs recherches frô-laient l'échec le plus complet, il se produisit simultanément deux inci-dents fort mystérieux. D'abord, dans la nuit tombée en cet univers singu-lier et retiré de tout, un fleuve aérien et multicolore s'était éployé majes-tueusement à travers la voûte noire dans un bruissement profond, puisdes éclats de lumière indistincts — les cieux étaient couverts et il ne setrouvait aucune lune pour éclairer les environs — firent sursauter Iolo.

— La Meute, souffla-t-il vers ses compagnons.— Voilà pourquoi le Mânne a projeté Iolo jusqu'ici, feula à voix basse

le chat-cerise Balbillus. Il savait que la Meute avec son chef entameraitson périple à partir de son ancienne demeure.

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Dans un sifflement sourd le cortège de cavaliers grisâtres aux têtesénormes avait fendu les cieux, et leur chef tenait un glaive luisant dansles mains en chevauchant comme les autres une monture chevaline spec-trale. Mazoth s'apprêtait à bondir vers le ciel en prenant avec lui Iolopour récupérer au plus vite le glaive sacrificiel, mais la voix assuréed'Aliaphor le retint d'extrême justesse. Le mufle animal du Vahéhuia seplissa de surprise, et ses sourcils broussailleux se froncèrentd'étonnement.

— Non, avait articulé simplement son compagnon. Ne répétons pas lesmêmes erreurs.

— C'est-à-dire ? lui demanda le Vahéhuia décontenancé par l'attitudede son compagnon.

— La discrétion est de mise, la Meute sera moins méfiante si elleignore être suivie.

— Exactement, approuva le nain. Et pour cela, je peux vous venir enaide.

— Vraiment ?Iolo paraissait interloqué, car les Sextes et lui-même avaient fouillé le

castel et ses décombres en pure perte, mais le nain les avait attirés àl'écart, la rivière de couleurs somptueuses brillant et scintillant toujoursdans les nues. Le nain avait fait quelques pas vers un tumulus plongédans l'obscurité, auquel nul n'avait accordé d'attention, et maintenant lenain avait tapé de ses petites mains blanches sur les côtés et ces dernierss'étaient effrités et disloqués. La coque d'une nef de pierre venaitd'apparaître, et comme si le poids de la pierre l'avait empêché jusqu'àmaintenant de s'envoler, la barque — de dimensions moyennes — fitroute en s'élevant vers la rivière céleste, le nain s'écriant vers le groupede voyageurs.

— Montez vite à bord, car le Colorado s'asséchera bientôt. Seule la nefancienne peut naviguer sur ses flots. Écoutez mes conseils, car même si jene suis pas le vrai propriétaire du castel je suis le capitaine du bateau depierre.

Sans prendre le temps de réfléchir davantage les Sextes avec Iolo et lechat-cerise s'étaient précipités à bord, et bientôt le ciel noir fut sur eux enles enveloppant complètement. Ils naviguaient sur le Colorado, et le videétait omniprésent.

— Ce curieux petit homme pourrait-il avoir dit vrai ? s'enquit enfinQuintus près du chat-cerise, ce dernier s'étant placé sur le bord de labarque de pierre afin de mieux distinguer les vagues multicolores lé-chant leur coque.

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— Désormais, les doutes me semblent mal venus, se contenta de miau-ler Balbillus.

De l'invisible surgissaient des arbres aux racines tentaculaires baignantdans les eaux du Colorado, et des montagnes érodées se diluaient auloin. Les courants de différentes teintes s'éparpillaient dans des direc-tions différentes, et la barque dépourvue de gouvernail ou même derame suivit un chenal de couleur or sans autre forme de procès. Des sil-houettes altières se rapprochaient d'eux sur les rives, et les Sextes les pre-miers devinèrent la présence des Stryphes, hommes mi-chien mi-humainaux crocs redoutables, mais non pas pour les démons.

— Arrière, âmes noires ! leur cracha Daniel le Vahéhuia en décrivantde vrombissants moulinets avec son trident.

Puis la voix d'un Raphaël se fit entendre, et chacun prêta l'oreille carson importance était toute autre.

— Votre place n'est pas dans le Cinquième Monde, disait-elle. Le dan-ger pour votre ami mortel est immense.

Le Raphaël avait des ailes de cygne dans le dos, et une cheveluresombre d'une longueur extrême. Il portait des vêtements amples serrés àla taille par une ceinture d'or tressée, et pointait sur eux son sceptred'ivoire dont il est reconnu l'infinité des pouvoirs. Son regard clair s'étaitposé sur chacun des Sextes successivement, avant de s'arrêter sur Iolo.

— Nous sommes à la recherche de gens méchants, ils détiennent indû-ment le Glaive d'Abraham du Prince des Morts, expliqua de manièresuccincte le jeune mage.

— Je le sais et je comprends votre attitude, mais les périls sont grands,assura le Raphaël en battant des ailes et en s'élevant dans les airs.

— Nous sommes mandatés par l'Aé, notre seigneur, rugit Harpon, etdisant cela il avait brandi sur la nef de pierre — voguant toujours sur desvagues d'or — son trident infernal, et nous ne craignons rien ni per-sonne. Iolo est sous notre protection.

— Elle ne sera pas de trop, affirma l'Élu en s'amenuisant dans l'infinidu ciel noir.

Le fleuve de couleurs était devenu un fleuve d'or, et des femmes àl'allure somptueuse et à la beauté parfaite quittaient la rive des arbresimmenses pour s'en venir essayer de rejoindre leur barque. Elles chan-tonnaient de singulières mélopées, et Aliaphor le premier s'insurgea.

— Repoussez-les, ces Femmes d'Or, de vos tridents, frères, car ellesveulent la nature mortelle de Iolo pour s'en aller renaître dans les BassesFosses !

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Ces dangereuses personnes avaient une beauté étourdissante et unteint doré les faisant ressembler à de somptueuses statues, ou bien à desdéesses en marche. Leur litanie était sans fin mais chaque Vahéhuias'escrima à les repousser de la nef de pierre et finalement s'éloigna leconcert funèbre des Femmes d'Or.

— Pourquoi pleurent-elles ? interrogea avec peine Iolo, car comme onl'imagine il avait pris goût à leur compagnie.

— Elles pleurent leur état précieux les tenant éloignées de la Réalité,répliqua durement Aliaphor au jeune magicien.

— Quelle est donc la faute commise par ces pauvres femmes ?Iolo était surpris de leur châtiment et la réponse du Vahéhuia fusa aus-

sitôt, sèche et sans détour.— Elles seules le savent.La rivière d'or s'enfonçait dans l'inconnu et les racines des arbres im-

menses devenaient de plus en plus imposantes. Certaines s'aventuraientjusque vers le milieu de la rivière et plusieurs s'élançaient au-dessus ducours d'eau, le traversant de part en part. Bientôt, une racine basse clôtu-ra la rivière, et avec un bruit sonore leur nef de pierre cogna lourdementcontre le tronc, jusqu'à se retrouver immobilisée dans le courant doré.Mazoth le Sexte tempêta.

— Allons bon. Et naturellement, pas de trace de la Meute.Iolo avait levé la tête car les rares fois où il l'avait distingué c'était au

plus haut des cieux, mais dans cette contrée mystérieuse on ne voyait au-cun éclat brillant dans les airs, seule une lune rosée à l'arc fragile flottaitdans les hauteurs, enveloppée d'un cortège de nuages filandreux. Lesétoiles traçaient des constellations compliquées au zénith, et le vent se-couait les branches massives des arbres. L'onde dorée s'engouffrait sousla masse de bois obturant le passage et glougloutait en bruissant une mé-lodie éthérée. Des ombres s'agitant sur la rive firent pousser un miaule-ment prudent au chat-cerise Balbillus.

— Gare, des inconnus s'approchent de nous.— Nous n'avons malheureusement pas d'autres choix, il nous faut

mettre pied à terre, déclara d'un ton décidé Quintus aux canines impres-sionnantes sur sa face animale et sombre. La nef de pierre pourrait som-brer, et nous ne pouvons mettre en danger la vie de Iolo.

— C'est une sage décision, miaula le chat-cerise en accédant le premiersur la racine massive allant d'une rive à l'autre, et dans la nuit des clique-tis inquiétants se faisaient entendre.

La peur au ventre Iolo imita son compagnon encadré par la vigilancesans faille des Sextes, Aliaphor aux yeux bleus pointant finalement son

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trident sur la créature hideuse faisant son apparition sous l'éclat argentéde la lune. C'était une araignée énorme et velue, avec un abdomen re-bondi aux couleurs ivoirines et rubicondes, vert émeraude, et aux pattesvelues et charnues. Sa tête était celle d'une femme aux cheveux gris, auxdents jaunes et tordues. D'autres créatures semblables à la premièreavaient fait leur apparition, la voix du démon claquant dans l'air froid telun coup de fouet.

— Halte. Nous sommes les Sextes, sous les ordres du Prince des Morts.— Nous sommes les Aragnes, chuchota enfin la première d'entre elles

à s'être extirpée des rives ténébreuses, et nous ne vous voulons aucunmal, à vous, les Sextes, car vous n'êtes pas mortel, à l'image de votrecompagnon.

Iolo frissonna en s'entendant désigner ainsi, mais la réponse du Vahé-huia Aliaphor le rassura. Brièvement.

— Je doute que l'Aé goûterait votre attitude à son égard, si elle venaità être seulement négative.

— Nous voulons le garder dans nos toiles de la grande forêt, murmurale choeur innombrable des Aragnes tapies aux environs, et elles étaientvéritablement une quantité importante, réalisa Iolo avec effroi, pour lecajoler et lécher sa peau, humer son odeur et aspirer sa vie. Il est de na-ture mortelle, et les mortels sont gorgés du nectar de la vie.

— Il suffit, s'emporta Harpon en faisant tourbillonner son trident au-dessus de sa tête à une allure vertigineuse, jamais distinguée encore parIolo, l'Aragne touchant à notre compagnon mourra sur l'heure. Et sonâme ne connaîtra pas de repos avant longtemps, je puis vous le garantir.

Les Aragnes avaient reculé puis s'étaient de nouveau placées en cercleautour du groupe, près de la rivière d'or, car un puissant personnage ve-nait de les rejoindre et de leur donner du courage, sous l'éclat évanescentde l'arc lunaire. Une Aragne de dimensions supérieures à celles de sessoeurs avait émergé lentement à la lumière, devant les Sextes et Iolo, lechat-cerise Balbillus. Derrière eux, la nef de pierre se brisa bruyammentsous la racine traîtresse, sans attirer pourtant l'attention de quiconque.L'Aragne coiffée d'une tiare de nacre et d'or, aux traits juvéniles mais auregard amer, gémit.

— Je suis la Triste Aragne.

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Chapitre 31— Arachnide se trouve-t-elle loin encore ?La voix de Iolo escorté par les Sextes et Balbillus n'avait pas désiré

franchir le cercle de ses amis, du moins Iolo avait-il voulu en faire ainsi,mais l'une des Aragnes les escortant dans leur traversée de la forêt mys-térieuse s'était tournée vers lui et son visage dur et fermé, inexpressif,s'était fendu d'une grimace sinistre.

— Nous y serons bientôt. Alors vous comprendrez pourquoi nousavons été obligés de partir en expédition loin de notre cité, et vous le ver-rez, nous n'avons pas eu d'autre alternative.

La nuit en cette contrée étrange touchait à son terme et l'arc lunaire pâ-lissait jusqu'à s'évanouir : aux limites de l'horizon des arbres aux toupetscontournés dessinaient leurs silhouettes dentelées et le jais de la nuit semuait en bleu sombre. Une aura dorée et argentée, purpurine, naissait aulevant. Devant la petite troupe d'Aragnes encerclant les voyageurs sedressèrent bientôt de hautes murailles de pierre noire, enchevêtrées demousses et d'herbes folles, avec des demeures carrées aux murs épais etanciens. Des avenues pavées mais à l'entretien négligé défilèrent autourd'eux, Mazoth jurant entre ses dents. Iolo avait à peine eu le temps dedistinguer plusieurs maisons desquelles des Aragnes énormes sortaientpar les fenêtres en glissant le long des murs sur des fils nacrés, dont le ré-seau inextricable recouvrait la cité.

— Je n'aime pas cela, décidément. Nous aurions mieux fait de quitterla nasse dangereuse des Aragnes, et de partir derrière cette Meute.

— Je persiste à le croire, ces Aragnes en dépit de leur aspect inquiétantet dangereux peuvent nous être d'une grande importance dans notre tra-vail, affirma Harpon en observant lui aussi les fils scintillants partantd'un bâtiment à l'autre, jusqu'à ensevelir entièrement la cité des Aragnes,Arachnide, d'un voile lugubre et brillant à la fois.

Mais ce réseau comportait des ouvertures béantes, comme si une créa-ture volante de grande dimension l'avait par endroits pulvérisé. Un pa-lais se trouvait devant eux, un bruit sourd provenant de derrière leur ca-pitale, semblable à celui d'une importante masse d'eau. Iolo après avoir

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cru distinguer souvent des reflets d'or non loin de leur route, à travers lavégétation, comprit et s'en ouvrit aux siens.

— Une chute d'eau se trouve près d'ici, j'en suis persuadé. Je penseavoir observé plus d'une fois une rivière près de nous, la liaison est facile: la rivière d'or de cette nuit se jette dans le vide, derrière la citéd'Arachnide.

— C'est aisément vérifiable, miaula le chat-cerise Balbillus durant leurmarche vers l'intérieur du palais, dont les murs étaient décorés defresques et les colonnes grises de torsades ondoyantes. N'y aurait-il pointune chute d'eau dehors, madame ? lança-t-il vers l'Aragne la plus proche,cette dernière continuant à progresser souplement à leurs côtés.

L'Aragne les avait fixés avec sérieux avant de répliquer froidement.— Si, en effet. La d'Orée aboutit là avant de rejoindre la plaine des

roches, puis la mer d'Orée. Mais chut : voici notre Voix.Le groupe des Sextes toujours escorté par les Aragnes et protégeant de

leur masse les deux mortels Iolo et le chat-cerise Balbillus se retrouvèrenten une grande salle circulaire, la Triste Aragne d'essence royale les pré-cédent. Les Aragnes elles-mêmes étaient derrière eux et placées le longdes murs, une silhouette sombre et voûtée, voilée de mystère car elle setenait dans l'ombre, se mettant à parler d'une voix grêle.

— Ainsi, vous êtes les Sextes. Je me réjouis de pouvoir vous rencon-trer, et vous parler ainsi sans détour. Vous avez deux compagnons mor-tels avec vous : d'avance, je m'excuse de leur manque de civilité à votreégard.

La Voix avait levé la main, squelettique, décharnée et tremblante, versle cortège des Aragnes sifflant déjà et criaillant de dépit.

— Paix, mes filles, je sais combien la peur du lendemain noue vos en-trailles, le mal n'est pas votre seigneur. Contrairement à vous, les Sextes,poursuivit-elle vers les Vahéhuias et plus particulièrement Quintus.

— Il n'en est rien, se défendit le démon en élevant de son bras muscu-leux le trident infernal vers la Voix des Aragnes, dans la grande salle duconseil. Seul le Prince des Morts est notre seigneur, le Mal est l'apanagede ceux marchant dans l'erreur et ce n'est pas le cas des démons et desSextes, en aucune façon.

— Exactement, reprit Mazoth en croisant les bras sur son torse, engon-cé dans sa grande robe. Nous, les démons, nous sommes dans la voiejuste, même si par notre nature démoniaque il peut être des espritsfaibles pour s'imaginer le contraire.

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— Dans ce cas, que penser de la Meute, puisque plus d'une fois et der-nièrement encore elle a rompu nos toiles et déchiré nos fils d'argent ?s'enquit la Voix en se penchant vers le petit groupe.

— Nous ne le savons pas, mais nous sommes sur ses traces et notretâche est claire, selon notre beau seigneur, l'Aé, nous devons récupérer leGlaive d'Abraham et le lui mener en main propre, sans doute nousfaudra-t-il neutraliser la Meute, pour cela.

La Voix des Aragnes songea et médita un court instant les paroles desSextes, Iolo prenant la parole à son tour pour bien montrer combien luiou le chat-cerise Balbillus, en dépit de leur nature mortelle, partageaientégalement les desseins des Sextes.

— Cela ne nous fait pas peur, conclut Iolo sombrement.La Voix tressaillit à l'écoute du timbre humain de Iolo, semblant le re-

marquer vraiment pour la première fois, car, dans l'éclat des torchèresdisposées contre les murs et les colonnes, elle s'était rapprochée du jeunemagicien jusqu'à pouvoir presque le toucher. La main frêle de la Voixavait retiré de sous le col du jeune homme la Noireclef léguée par lePrince des Morts, et la Voix avait sifflé en montant dans les aigus.

— La clef ! La clef ! Tu possèdes la Noireclef, mortel ! Serais-tu doncun Avatar de l'Homme Noir ? Pourquoi ne nous as-tu rien dit ?

— Non, non, je ne suis rien de cela, assura Iolo en remettant en place leprécieux bijou. Je dois simplement réparer une erreur mienne, et montravail est loin d'être achevé.

— Vieille femme, je te sais la Voix des Aragnes et en raison de cela je terespecte, déclara Aliaphor en prodiguant un regard lourd malgré toutsur les Aragnes, car leur comportement initial à leur encontre lui avaitdéplu. Mais puisque tu connais notre tâche, pourrais-tu nous aider ?Saurais-tu où réside la Meute avec le tristement connu Midgard ?

— Midgard est un Avatar, tout comme l'est votre compagnon, mêmes'il s'en défend. Car si je suis vieille — et là la Voix ricana d'une manièresingulière, avec le timbre d'une clochette fêlée — je ne suis pas encorefolle, loin de là. J'approuve votre besogne, et je vais l'aider de monmieux. Mais avant tout, il vous faut me promettre ceci : Midgard, tôt outard, doit nous être livré, la Triste Aragne a été très irritée par son atti-tude à notre égard et il doit payer.

— Nous ne sommes pas libres de nos actes, dit le Vahéhuia Daniel ensoutenant sans peur l'éclat glacé du regard de l'Aragne la plus proche, etnous ne pouvons pas vous faire une telle promesse. Par contre, nous fe-rons tout pour faire cesser les vilenies de la Meute et de son chef, et il ensera bien ainsi, notre parole vous en est donnée.

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Les Aragnes et leur Voix, avec la Triste Aragne, s'étaient rassembléesprès de là et des sifflements furieux se mêlaient à de petits cris nerveuxau milieu de vibrantes colères. Enfin la Voix revint à petits pas vers legroupe, et se dressant de toute sa petite taille la Voix s'adressa aux Sexteset à leurs amis.

— Vous, les Sextes, et vous, mortels, je suis la Voix et tout comme mesfilles les Aragnes je confesse ne pas savoir où se trouve en ce moment laMeute et leur chef odieux, Midgard. Mais sachez-le, près de la chuted'Orée est une naïade, elle connaît les coins et les recoins de l'Envers dece Monde et elle pourra vous aider utilement. Si seulement vous savezvous attirer ses grâces, c'est une naïade cruelle et plus d'une Aragne a euà subir ses foudres, pour avoir empiété sur son territoire. Les chutesd'Orée se trouvent derrière Arachnide, marchez vers elles sans crainte.Ensuite luttez contre sa méchanceté, mais n'oubliez pas la promesse faiteaux Aragnes et à leur souveraine, la Triste Aragne. Allez en paix désor-mais hors d'Arachnide, je suis la Voix.

Sans plus ajouter un mot le groupe quitta la salle enfumée par les tor-chères, Iolo et le chat-cerise Balbillus parvenant avec soulagement àl'extérieur après un dédale inextricable de couloirs, une Aragne renfro-gnée leur servant de guide. Au-dehors les fils d'argent scintillaient dansl'éclat du soleil et quantité d'Aragnes s'activaient déjà à réparer au plusvite les ouvertures crées par le passage en trombe de la Meute. Plusd'une siffla en roulant des yeux effrayants vers eux, et Iolo se réjouitd'être escorté par la garde rassurante des Vahéhuias. Enfin ils franchirentl'enceinte de la cité des Aragnes et un bois clairsemé les accueillit, avec legrondement sourd d'une chute d'eau, de laquelle s'échappait jusqu'auzénith un halo doré. Un brouillard de gouttelettes se déposait sur eux etaux alentours, la rivière d'or accélérant son cours entre des rocs moussuset détrempés d'une mousse éblouissante, on les aurait crus d'une matièreprécieuse et non pas minérale. Enfin ils furent tous sur la berge,surplombant l'à-pic vertigineux avec dans leur dos les murailles noiresd'Arachnide, et Iolo s'exclama vers Mazoth.

— Nous ignorons le nom de cette naïade singulière, commentpourrons-nous la reconnaître ?

Mazoth prit Iolo par la main, et Iolo rapidement saisit le chat-cerisecontre lui de sa main droite. Chaque Vahéhuia s'était agrippé à son voi-sin, et constituant la Chaîne d'Or — au nom prédestiné en un tel lieu —les Sextes se laissèrent choir à travers les airs jusqu'à se trouver au coeurdu tumulte liquide.

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— Une naïade au si mauvais caractère ne supportera pas une autrecongénère à ses côtés, sa solitude même sera pour nous un indicerévélateur.

La Chaîne d'Or se posa près de la cascade d'or en fusion, et une meréblouissante dansait et brasillait au loin. Iolo sursauta. Jamais il n'auraitcru pouvoir observer un jour un pareil spectacle. La rivière dorée aprèsla dénivellation du relief se déversait dans une étendue en fusion, et lechat-cerise allait miauler lorsqu'une voix acide les interpella. Iolo com-prit combien sa crainte avait été infondée. Il n'était pas difficile de trou-ver cette naïade, il eut été bien plus malaisé au contraire de ne pas lavoir. Sur la berge d'un lac d'or calme reposait une créature éthérée à lalongue chevelure vert d'eau, à la carnation d'une pâleur extrême. Elle nepossédait pas de queue de poisson mais était en tout point humaine,jusque dans la frêle nudité. Elle avait des traits fins et des yeux clairs, sonvisage d'une grande beauté étant convulsé de fureur pour l'instant.

— Je vous somme de quitter mon domaine d'or, ses beautés sont àmoi. Voulez-vous goûter de mes charmes ? Prenez gardes, étrangers.

— Nous ne souhaitons pas vous faire de mal, lui lança sans la moindrecrainte Harpon, en mettant une patte négligente sur le bord de son lac,mais près de notre seigneur vous êtes, vous voudrez m'en excuser, d'uneimportance toute relative.

La naïade s'était tue en se mordant les lèvres, découvrant un aspect duproblème pour elle insoupçonné.

— Je n'aime pas les méchantes gens, expliqua la naïade, et les Aragnesn'ont jamais été gentilles avec moi.

— Je vous comprends et je vous rassure, nous ne vous voulons pas demal.

— Ni à mon lac ? Vous ne souillerez pas la berge ni détruirez mesarbres, mon herbe et mes fleurs chéries?

La voix de la naïade s'était adoucie et Iolo frémit en voyant de lacrainte pointer au fond de ses yeux, de ses grands et superbes yeux gris.Balbillus le chat-cerise pouffa en voyant l'émoi du jeune garçon.

— Allons, Iolo. Ne soit pas trop naïf.— Coeur de pierre, rétorqua Iolo, blessé au vif, vers le chat-cerise. Je

viens de découvrir ton second prénom !— Nous sommes à la recherche de méchantes gens, justement, lui as-

sura le Sexte Mazoth, il s'agit de la Meute. Son chef porte le nom de Mid-gard, et…

— La Meute, encore elle ! s'emporta la naïade en s'empourprant de co-lère. Elle est partie vers les pays du soleil, là-bas, affirma la naïade en

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pointant le doigt vers l'extrémité de la mer d'Orée. Là où réside le soleilTitus, dans ses terres ancestrales, probablement sera la Meute. Du moinstoujours je l'ai vu provenir de là-bas, et régulièrement elle se dirige versle domaine de Titus en sens inverse.

— Nous progressons à pas de géant, les amis, convint le Sexte Mazothen agitant son trident négligemment.

Il se retourna sans plus accorder d'attention à la naïade, à demi immer-gée dans son lac d'or aux vagues clapotantes, et fixant la vaste mer éclai-rée par un soleil brûlant, il reprit.

— Mais comment pourrons-nous traverser cette mer d'Orée ? LaChaîne d'Or ne nous permettra pas d'aller si loin, s'il nous faut franchirl'océan.

— Il va nous falloir biaiser, alors, reprit Harpon en grattant son crânemassif et velu.

— Pour ma part, il me serait possible d'appeler l'Être de Vent maisnous ne pourrions tous être portés par lui, gronda Iolo en réfléchissant àtoute allure, se mordillant songeusement un ongle en même temps. Ilnous faudrait une embarcation, ou bien en confectionner une par nospropres moyens.

— Il n'y a pas de barques ni de bateaux, ici, déclara la naïade en mon-trant au loin la rive de galets, scintillants, ronds et polis par les vaguesmillénaires de l'océan. Mais des arbres morts se trouvent sur la plage,près d'ici, et il y en a assez pour réaliser votre désir.

— Soyez remerciée pour votre aide, madame, lui dit Iolo avec respect.— Ne voyez là rien de personnel, mais si je vous viens en aide c'est

pour vous éloigner au plus vite de mon lac d'or adoré, révéla en retour lanaïade.

Ainsi le groupe des Sextes avec Balbillus le chat-cerise et Iolo s'en allale long de la grève à la recherche de suffisamment de bois afin de seconfectionner un radeau primitif, et effectivement plusieurs troncs dessé-chés se dévoilèrent à eux. S'aidant de lianes rudes entortillées autour desarbres abattus ils les lièrent les uns aux autres, créant des rames avec desbranches d'arbre, puis ils profitèrent des courants marins favorablespour s'éloigner du rivage. Bientôt, ils furent environnés par une mer d'orpur de toute part, et Iolo en fut ébloui tant les reflets et les éclats enétaient blessants. La voix de Quintus le Sexte fusa pourtant, et le tira deses douloureuses visions dorées.

— Le domaine du soleil Titus risque de nous attendre encorelongtemps.

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— Je le sais, répondit Iolo en montrant à tous une longue corde confec-tionnée en enchevêtrant plusieurs lianes récoltées non sans mal sur laplage déserte, et maintenant je vais siffler mon Être de Vent.

Il fit comme il avait dit et ce dernier subitement criailla et vociféradans les hauteurs, tournoyant en cercles serrés autour de leur fragileembarcation.

— Et alors ? s'étonna Mazoth en ne comprenant rien à tout cela. Tuavais dit que nous ne pourrions pas tous monter dessus, il y a peuencore !

Mais Iolo sur une patte — invisible, à l'image du reste de sa masse —de l'Être de Vent venait de nouer la corde, et l'autre extrémité il l'avait at-taché à un tronc massif constituant une partie de leur embarcation. L'Êtrede Vent repartit vers les hauteurs où il fit force coups d'ailes en directiondes terres les plus proches, l'embarcation faisant une embardée en soule-vant une gerbe d'eau.

— Finement joué, Iolo, lui miaula le chat-cerise Balbillus.Des mouettes criaillaient dans les cieux clairs et des nuages blancs

s'approchaient du soleil, somptueux sur le miroir d'or océanique. Àl'autre bout de la mer se laissait distinguer une mince barre noire et den-telée, Harpon le Sexte la découvrant avec une satisfaction évidente. LesSextes prirent leur mal en patience en se dénichant des places commodessur la nef, Iolo se retournant vers son chat-cerise.

— Tu sais, Balbillus, je n'ai pas seulement un coeur. J'ai aussi un espritréfléchi.

— Fichu chenapan ! rit de nouveau le chat-cerise, auquel le liait unegrande complicité.

La traversée de la mer d'Orée fut, en définitive, rapide et sans incident,les Sextes avec Balbillus discutant encore à bâton rompu lorsque la côtenoire et dentelée se fit énorme devant eux. Promptement Iolo fit s'en re-partir son Être de Vent fidèle et déjà leur embarcation sommaire raclaitdes récifs à fleur d'eau. Sur une plage déserte de galets gris et brillantsleur radeau fit naufrage, et sans d'autres considérations le groupel'abandonna à son sort en s'en repartant le long de la plage.

— Nous finirons bien par rencontrer ce fameux soleil Titus censé setrouver sur cette terre, avança Iolo en se grattant le front.

Une pente naissait à leur droite, constituant un chemin naturel mon-tant en lacets le long de la falaise, jusqu'à atteindre un sommet granitiquebattu par les vents, au bord de la mer d'Orée. Les Sextes entreprirentsans même prendre la peine de se concerter de monter ledit chemin, et lechat-cerise Balbillus après avoir flairé la poussière schisteuse du sol,

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accompagné de Iolo, suivit les Vahéhuias en avançant sans crainte sur lesentier pentu. Ils finirent par arriver au sommet, et là une plaine rase etnoire s'étendait jusqu'à l'infini de l'horizon, constituant par-là même uncurieux spectacle. Il n'y avait pas le moindre caillou ou même motte deterre, rien, seul un roc noir et dur constituait le sol, et le vent soufflait enune clameur sourde. Les rafales tourbillonnaient et sifflaient, faisant cla-quer les longues robes des Sextes et couchant les oreilles veloutées duchat-cerise. Au loin se dressait en une excroissance rare et unique unemaison de pierres sombres avec un ensemble de bâtisses alentour, dotésde toits triangulaires et pointus. Devant se tenait une silhouette leur fai-sant de grands signes de la main.

— Nous sommes attendus, messieurs, leur miaula le chat-cerise Bal-billus au milieu des vents hurlants.

Les Vahéhuias approuvèrent de la tête en silence, tant toute forme dediscussion était pénible au milieu de la tourmente venteuse, et dans laplaine rase ils firent route vers le soleil Titus en son domaine parcourupar les bises. Le dénommé Titus avait des traits épais et une silhouetteronde, pour ainsi dire bonhomme, avec des lèvres finement ourlées etdes joues roses, des sourcils tracés au crayon noir. Et des vêtementsamples blancs et noirs, des bottes de cuir gris sur un pantalon de tissucrème, des mains adipeuses et un embonpoint prononcé. Sa voix étaitmielleuse, mais derrière les mots l'on percevait nettement une puissanceet une force réelle. Ainsi était le soleil Titus sur son domaine, près del'océan d'Orée.

— Vous venez de très loin, voyageurs, leur lança-t-il avec une amabili-té sincère.

— Tel est le cas, reconnut le Sexte Mazoth sans chercher à éviter sonregard gris. Nous poursuivons des gens cruels, la Meute.

— Oh.La voix douce de Titus n'avait pas eu la moindre inflexion, tant son

calme et sa sérénité était intense. Il s'était frotté les mains, comme si laprécision de Mazoth était dénuée d'importance.

— Mais nous parlerons bien mieux de cela devant une tasse de thé.D'ailleurs, en mon domaine de printemps, il vient d'être servi. Venezavec moi.

Il s'était retourné et les Sextes avec Iolo et le chat-cerise l'avaient suivi,le magicien de la Ligue se retenant pour ne pas pousser un cri de sur-prise. Les environs venaient de se modifier totalement, même s'ilsn'avaient pas fondamentalement changé. La plaine rase était toujours lamême, mais une terre meuble et grasse la recouvrait désormais et une

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étendue d'herbe verte aux reflets bleutés s'étalait jusqu'à l'horizon. Levent était tombé, et des arbres en fleurs, des pommiers et des cerisiers,des abricotiers et même des orangers parsemaient de ci de là la verdureomniprésente. Le ciel et l'astre solaire n'avaient pas changé, avec la mai-son dans le fond également. Mais il y avait maintenant une table de ferforgé chargée de tasses et de soucoupes, avec une théière fumante em-baumant le jasmin et la fleur d'oranger. Il y avait aussi une corbeille debiscuits et des friandises, détailla Iolo en s'asseyant près des Sextes faceau soleil Titus, sur l'invitation cordiale de ce dernier. En silence, lesSextes et Iolo firent honneur au breuvage ambré, le soleil Titus finissantpar reprendre la parole.

— Ainsi, vous recherchez des gens.— La Meute, plus précisément, déclara Mazoth en reposant sa tasse

avec un bruit sec.— Ils possèdent un glaive qui ne leur appartient pas, celui-ci est la pro-

priété du Prince des Morts.— L'Aé, comprit le soleil Titus en essuyant ses lèvres avec une ser-

viette brodée.— Exactement.Aliaphor avait reposé sa tasse de thé à son tour et il fixait désormais le

soleil Titus avec une ombre de surprise, car l'attitude du soleil dans sondomaine près de la mer d'Orée ne manquait pas d'étrangeté.

— Sans doute vous posez-vous des questions sur la raison de mon in-vitation, poursuivit le soleil Titus. Vous courez depuis longtemps der-rière ces gens, et à vrai dire cela m'est indifférent, je suis un soleil, etvous connaissez nos devoirs et la lourdeur de notre charge.

Le dénommé Titus avait eu un regard circulaire sur la tablée et chacunavait soutenu son regard sans ciller, à commencer par Iolo. Le soleil avaitpoursuivi son discours.

— Pour ma part, j'en suis persuadé, longtemps encore vous pourrez al-ler derrière cette Meute, jamais vous ne pourrez la rejoindre. Même sivous n'en êtes pas conscient, elle emprunte la Voie des Étoiles, traversantpar endroits les Plans, et en raison de cela vous aurez toujours sur cesgens un temps de retard.

— J'avais effectivement ce pressentiment, lâcha Aliaphor en se frottantle menton, velu et noir de sa face démoniaque, puis les yeux du Vahé-huia s'étrécirent en direction de Titus, le soleil de l'endroit. Pourquoinous dites-vous cela ?

— Le seul moyen pour vous de rejoindre au plus vite la Meute, ditmielleusement Titus, c'est de suivre un chemin parallèle croisant parfois

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la Voie des Étoiles, et c'est le Chemin des Soleils. Normalement, une tellechose vous est impossible, seuls les soleils peuvent emprunter ce sentier.

— Mais la Meute, comment peut-elle aller sur la Voie des Étoiles ?s'enquit Iolo.

— Une telle chose ne peut pas être ! miaula le chat-cerise Balbillus prèsde son ami.

— Cela n'est pas de mon ressort, assura le soleil avec un geste évasif. Jevous offre le moyen de rejoindre rapidement la Meute, mais vous vousen doutez bien, ce n'est pas un service gratuit.

— Je m'attendais à cela, grogna Quintus dont le trident d'airain posécontre la hanche faisait un angle curieux. De quoi s'agit-il ?

— Nous sommes assez pressés, le temps nous est compté par notre sei-gneur, renchérit Daniel le Vahéhuia à la longue chevelure et aux onglesargentés.

— C'est très simple, et cela sera peu de choses pour vous, je puis vousl'assurer, expliqua le soleil Titus tandis qu'une ouverture brûlante se fai-sait jour près de là, Iolo cillant des yeux devant l'explosion lumineuse dé-ferlant vers lui. Lorsque vous parviendrez à l'Entropée, dites de la partdu soleil Titus au Veilleur de s'attendre bientôt à ma venue, car unconvive inattendu viendra au Bal de Minuit, et cela est une nouvellefaste. Dites-lui de se réjouir par avance, je viendrai au plus tôt.

Le soleil Titus les congédia d'un simple geste, et le brasier soufflant de-puis le Chemin des Soleils obligea les Sextes à constituer un cercle pro-tecteur autour des deux amis afin de sauvegarder leur vie. De hautesflammes dansèrent autour d'eux, puis au bout d'un moment une issue seprésenta, et lorsqu'ils l'atteignirent ils étaient au milieu de nulle part, enun espace dégagé et sombre dans lequel de multiples embranchementss'offraient. Certains étaient noirs et piquetés d'étoiles argentées, d'autresdorés et débordants de flammes tel un brasier. Il était également d'autresouvertures, mais Iolo ne put s'empêcher de s'exclamer en désignant lesportes sombres.

— Serait-ce cela la Voie des Étoiles ?Les Sextes et leurs deux amis étaient en un endroit singulier, des ponts

suspendus dans les airs s'éployant en une multitude de directions surdes distances considérables. Parfois les différentes chaussées s'arrêtaientnet en s'engloutissant dans des ouvertures flamboyantes, ou bien noireset trouées de points scintillants.

— Quel étrange lieu, jugea Iolo en observant de plus près la nature duchemin où ils étaient.

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Devant eux, un peu plus loin sur la chaussée bordée des deux côtéspar un parapet massif, une trouée ogivale se faisait jour et dans son em-brasure se laissait distinguer un semis d'étoiles. Abruptement et de ma-nière inattendue il vint vers eux des halètements divers puis la silhouettesinistre d'un cavalier de la Meute émergea, les Sextes bondissant sur elleà la vitesse de l'éclair. Cette dernière, surprise, réalisa trop tard leur pré-sence entre la Voie des Étoiles et le Chemin des Soleils. Leur chef, Mid-gard, avait hurlé de rage mais déjà Harpon et Iolo l'avaient précipité àterre, le Glaive d'Abraham tintant avec un bruit métallique sur le sol.

— Maudits soyez-vous ! s'était emporté Midgard, les tridents des Va-héhuias s'activant à neutraliser la Meute fantomatique.

Iolo s'était précipité à bout de souffle et avait repoussé un cavalier si-nistre dans un ultime assaut. Ce faisant, Iolo s'était cogné à Daniel leSexte et le chat-cerise avait miaulé d'un ton aigu.

— Prenez garde !Le Glaive d'Abraham tellement recherché était à portée de main, le

jeune magicien de la Ligue s'en saisissant promptement en prenant gardeà ne pas toucher la lame bleutée, mortelle pour quiconque. La Meuteavait été acculée, et les Sextes désormais les tenaient en respect ens'aidant de leurs tridents d'airain. La satisfaction se lisait sur les visagesbestiaux et démoniaques des Sextes, puisque leur travail, tout du moinsune bonne partie, venait de se terminer enfin.

— Ils ne s'attendaient pas à nous voir les guetter ainsi sur la Voie desÉtoiles, rit Iolo vers le Sexte Quintus, le Glaive d'Abraham à la main. Nosaffaires ont progressé de manière heureuse.

La Meute aux grises silhouettes et aux montures cadavériques était ré-duite à l'impuissance, mais leur chef, Midgard, même si tenu en respectne s'avouait pas encore vaincu.

— Vous n'auriez pas dû faire cela, car notre dessein était noble et beau.Maintenant, vous serez seuls responsables des chagrins à venir.

Sur ce il avait tendu le poing vers eux et son crâne surdimensionné,comme du reste ceux de ses compagnons, avait semblé trembler : leurapparence s'était voilée, puis ils disparurent, tout bonnement. La Meuteavait perdu le Glaive d'Abraham, et l'incident était clos. Aliaphor en te-nant son trident d'une main ferme se grattait le front.

— Étrange, tout cela. Nous ne connaissons toujours pas l'identité ducommanditaire de la Meute, ni quel but ils poursuivaient en se saisissantainsi du Glaive d'Abraham dans sa cache.

Iolo balança dans sa main le fameux glaive, puis il renchérit.

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— Ces dernières paroles n'étaient pas claires, mais je suis trop contentpour songer seulement à tout cela.

Les Sextes s'étaient dirigés vers l'ouverture la plus proche, celle me-nant au Chemin des Soleils et non pas la Voie des Étoiles, mais à peineavaient-ils rejoint l'ouverture brûlante qu'une silhouette massive bardéed'une cuirasse épaisse leur barrait la route d'un geste menaçant.

— Halte là. Le Chemin des Soleils est interdit au Glaive d'Abraham. Sanoirceur est par trop puissante pour être infligée à la Grande Lumièredes Solaires.

— Qui êtes-vous ? s'enquit Iolo en observant le gardien avec une ex-pression suspicieuse.

— Je suis le Veilleur de l'Entropée, et le Gardien de l'Horloge Cos-mique. Nul ne peut franchir son enceinte sans avoir d'abord affaire àmoi.

Se souvenant avec retard du service demandé à eux par le Soleil Titus,pour prix de leur passage par le Chemin des Soleils, Iolo lui rapporta lesexactes paroles de Titus et le Veilleur hocha de la tête avec une satisfac-tion évidente. Mais lorsque Iolo fit mine de sortir de son col la Noireclefafin de s'en retourner devant le Prince des Morts, le Veilleur fit de lamain un geste de dénégation.

— Il ne faut pas user de la Noireclef ici, car les Principes Polaires pour-raient déclencher une destruction irrémédiable. Prenez plutôt la Voie desÉtoiles, et dans le monde stellaire où vous apparaîtrez, retournez chezvous sans risque. Ici, sur l'Entrepont, cela serait par trop périlleux.Croyez-en le Veilleur de l'Entropée.

Les Sextes se regardèrent mutuellement, agacés d'être retardés encorepar un si mineur contretemps, puis ils décidèrent avec leurs deux amismortels de s'exécuter, et la Voie des Étoiles fut bientôt devant eux. Lanuit les engloutit, un vent frais chassant les derniers nuages dans lemonde où ils émergèrent. La pluie venait de s'arrêter récemment, et lesbranches des arbres gouttaient encore des restes de l'orage, maintenantpassé.

— Eh bien, il nous faut retourner aux Enfers, maintenant, avec leGlaive d'Abraham si recherché.

Iolo écoutait avec intensité des voix féminines aux alentours, dans uncampement proche aux tentes d'argent. Il s'en échappait des rumeurs etdes cliquetis d'armes familiers, faisant jaillir chez Iolo et le chat-ceriseBalbillus un flot de souvenirs pas si lointains.

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Chapitre 32Dans le ciel immense et vaste à la luminosité rosée indéfinissable, des

palmiers dentelés découpaient leur ombre caractéristique sur les abordsimmédiats et un énorme soleil blanc à la résille ivoirine flottait sur deschaînes montagneuses à la platitude affirmée. Un vent piquant faisait on-duler le feuillage des palmiers et la bataille continuait à faire rage entrel'expédition Amazoon — au grand complet, Iolo et le chat-cerise Bal-billus s'en étaient assurés — et une troupe de curieux adversaires res-semblant point pour point aux Amazoons, y compris dans le harnache-ment et les montures éléphantesque, les hallebardes scintillantes et lesétendards de bronze. Iolo s'était penché vers le chat-cerise tout en bran-dissant le Glaive d'Abraham.

— Il y a des Héros des Temps Anciens parmi eux, en plus de nos amis.— Mais pourquoi combattent-ils leur reflet ? miaula le chat-cerise avec

une intonation surprise. On jurerait voir leur image échappée d'unmiroir !

— Il suffit, tempêta Aliaphor le Sexte, nous sommes pressés et lePrince des Enfers nous attend. Tout ceci nous indiffère !

— Un instant, l'arrêta Iolo avec une expression songeuse, le Sexte dé-moniaque allant faire s'ouvrir la porte infernale. Notre expédition Ama-zoon, s'il me souvient bien, a usé d'une magie double pour avancer plusvite, à un certain moment.

— Et les Amazoons avaient affirmé que les reflets derrière nous se dé-truiraient rapidement, grogna le chat-cerise en observant les combats serapprocher de leur position, pour leur part ils étaient invisibles au regarddes mortels par la puissance de l'Aé.

— Les gens d'Ethérys ont dû les faire perdurer afin de les retournercontre les Amazoons…

Iolo tripotait sa lippe pensivement sans prêter attention à la colèregrandissante d'Aliaphor.

— Mais comment reconnaître désormais les authentiques Amazoonsdes fausses ? s'enquit le Sexte Mazoth, prenant goût à l'échange virilentre les deux troupes ennemies.

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Iolo avait eu une expression rusée et gourmande à la fois.— Très simplement, les reflets sont ceux n'ayant pas de Héros des

Temps Anciens avec eux. Ceux-ci sont venus prêter main-forte à Abel etLucius, et à leurs amis. Ce spectacle est passionnant, ne trouvez-vouspas ? lança Iolo vers Daniel et Quintus, flottant près d'eux dans les hau-teurs de ce monde inconnu.

— Non, gronda Aliaphor en faisant se dissoudre aussitôt de la pointede son trident les reflets fantomatiques, à la grande surprise des Ama-zoons, puisque ces dernières, évidemment, ne les voyaient pas le moinsdu monde. Non, ce n'est pas intéressant pour nous. Un voyage nous at-tend vers les Enfers.

Iolo soupira puis secoua les épaules avec fatalisme. Du moins sesamies Amazoons venaient-elles d'être secourues, même de façon indi-recte, et leur progression ne serait-elle pas entravée encore. Un abîme denoirceur venait de s'ouvrir face à eux en laissant entrevoir un fleuvebouillonnant et sombre, aux remous mousseux. Sur une barque lesSextes avaient pris place et Aliaphor alluma sur une extrémité incurvéede la barque, à l'avant, un fanal de cristal, scintillant dans la nuit étouf-fante où se déroulait le fleuve mystérieux. Iolo tenait toujours le Glaived'Abraham à la main, près du chat-cerise Balbillus. Entouré des Sextes ets'aidant d'une longue rame faisant office de gouvernail, Aliaphor avaitguidé avec sûreté la barque sur le flot grondant. De temps à autre desrocs noirâtres jaillissaient dans la nuit avant de filer derrière eux à touteallure, et bientôt les lumières clignotantes d'une cité apparurent au loin,grossissant jusqu'à ce qu'émergent des murailles rongées par les ans.

— Courage, nous y sommes presque !Aliaphor sur son visage de démon arborait un sourire éclatant, et son

visage animal y gagnait une intensité particulière. Les murs hauts de-vinrent des quais, surmontés de bâtisses noirâtres et de tourelles si-nistres. Bientôt il vint à eux un escalier pentu descendant vers le fleuve,et Aliaphor fit jouer sa rame-gouvernail afin d'amener leur embarcationcontre la base de l'escalier, ce dernier plongeant sous l'eau comme si lamaçonnerie se poursuivait encore jusqu'au lit du fleuve. Leur barqueavait frappé le quai avec un bruit sec, en même temps qu'ils rejoignaientdes eaux plus calmes. Quintus le Sexte avait noué une corde à une extré-mité de leur embarcation, et le groupe avait pris pied sur le quai. Mon-tant les escaliers avec le Glaive d'Abraham à la main, une silhouettesombre aux vastes ailes les attendait en haut, sur l'esplanade déserte ba-layée par un vent noir, et Iolo sursauta avant de reconnaître dans lalueur spectrale de la lune, voguant entre les nues grises, le visage austère

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du Prince des Morts. Ce dernier s'était fendu d'un sourire, et avait tendula main vers son épée précieuse.

— Votre tentative a été couronnée de succès, je vois. Je n'en attendaispas moins de vous. Harpon.

Celui-ci s'était dégagé du groupe et s'était avancé, l'Aé lui faisant dondu Glaive d'Abraham après l'avoir reçu de Iolo.

— Dans le Monde Spectral est l'Antiomme : je lui ai parlé déjà de satâche, il ne sera pas surpris par le don du Glaive d'Abraham. Va, et re-viens ensuite ici nous retrouver.

L'Aé s'était retourné vers le reste des Sextes et Iolo, avec le chat-ceriseBalbillus le suivirent silencieusement. Pourtant en marchant dans lesruelles et les places désertes de cette grande cité Iolo ne put s'empêcherde lui trouver une allure inquiétante et singulière à la fois, car les réver-bères étaient illuminés en tous lieux, mais il n'y avait guère de monde,seulement quelques personnes allant furtivement à leurs affaires, silen-cieux et le visage fermé. Ils croisèrent plusieurs démons et même unMânne, une poignée de vampires — et des êtres indescriptibles mêmepour un mage de l'envergure de Iolo.

— Cette cité est étrange. Où allons-nous ?Le Prince des Morts avait souri, le reste des Sextes grimaçant à

l'unisson.— Nous allons au Tribunal des Morts, ne te souviens-tu déjà plus de

cela ? Tu es accusé d'assassinat sur la personne du vampire Meyriem parun Haut-Vampire, il va falloir défendre ton droit à l'existence. Cette ci-té… est Zach.

— Zach ?Balbillus le chat-cerise avait miaulé, comme si ce nom évoquait un in-

fime souvenir dans les tréfonds de sa mémoire.— Zach est la Cité-Mère, elle accueille dans son sein la totalité des Élus

de différentes natures, expliqua l'Aé en parvenant devant une haute bâ-tisse, face à laquelle des individus revêtus de capes et marchant avec rai-deur s'acheminaient déjà. Les Ombreux à notre image peuvent s'y mou-voir la nuit, et les Lumineux n'ont pas droit de cité alors dans Zach,lorsque luit l'astre lunaire de Galatée.

Des battants énormes s'étaient entrouverts en grinçant pour leur lais-ser le passage, et un couloir pavé de cristal noir, aux murs lambrissés debois s'était révélé. Le groupe poursuivit sa marche vers le Tribunal desMorts, le Prince des Enfers poursuivant ses explications à l'attention ex-clusive de Iolo et du chat-cerise Balbillus.

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— Et lorsque l'astre du jour, Soleillio, luit sans partage sur Zach alorsnous les Ombreux nous restons en nos Abysses et ne sortons pas, car lesLumineux règnent en maître sur Zach. Ainsi Zach, notre Cité-Mère aimeà tour de rôle chacun de ses enfants et cela est très bien ainsi. Ah. Nousvoici rendus, assura l'Aé en levant la tête face à deux gardes imposantsprotégeant l'enceinte du tribunal. Nous sommes attendus, déclara-t-ilaux gardes patibulaires, aux allures de monstres car ils avaient deuxtêtes chacun, et assez de bras pour brandir une forêt de glaives et delances argentines.

Ils s'écartèrent pour laisser passer leur cortège, et lorsque les portesmassives se furent rejointes derrière eux Iolo siffla doucement en distin-guant le spectacle. Le Tribunal des Morts… était au grand complet. Il s'ytrouvait pêle-mêle des Anciens à l'antiquité sans nom et des Vénérablesaux longues robes et à la calotte de soie blanche, des Mânnes hiératiqueset des Grands Morts, encore des Grands Morts et toujours des GrandsMorts. Il y avait devant ce parterre de gens assis en demi-cercle sur desgradins un personnage haut en couleur, portant une cape lie-de-vin et degrands habits noirs, une chemise à jabot et une longue chevelure déliéeavec des traits pâles jusqu'à la grisaille. Il tendit un index accusateur versIolo sitôt l'avoir aperçu s'approchant entre les Sextes vers le cercle cen-tral, et il s'exclama.

— Le voici !- Il s'agit du Haut-Vampire Azram, chuchota l'Aé vers Iolo, ce dernier

hochant de la tête par acquit de conscience car il l'avait immédiatementdeviné.

— Ô vous les morts, voici le criminel dont il s'agit, il a mis fin auxjours d'un des miens et comme tous ceux ayant attenté à la vie de l'un deses semblables, il lui faut passer aujourd'hui devant votre tribunal. Jevous supplie de le châtier, et de lui retirer la même vie qu'il a retiré à l'unde mes enfants, j'ai nommé Meyriem.

— Un instant, lança Iolo dans le cercle central où un mince tracé dési-gnait sa place. Les choses ne se sont pas passées ainsi…

— Ce mortel doit se taire, proclama le Haut-Vampire. J'ai suggéré…— Il doit se taire car moi, L'Ange Exterminateur, je suis son maître, et

son seigneur. Tout comme vous l'êtes des vampires et des morts-vivants,des skibédos. N'en est-il pas ainsi ?

La voix de l'Ange de la Mort avait la douceur du miel et la dureté dumétal froid. Les Sextes et même Balbillus le chat-cerise sourirent en si-lence devant la force dégagée par le défenseur de Iolo.

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— Nous en sommes conscients et en raison de cela nous vous avonslaissé parler : mais maintenant il convient de vous reprendre, et de vousmodérer en conséquence, dit posément un Mânne auguste siégeant aumilieu du Tribunal des Morts vers le Haut-Vampire. La chose est impor-tante et ne se prête pas au flou, ni à l'a-peu près.

L'homme portait une robe de soie nacrée avec de longues manches, etune capuche transparente lui remontait jusque sur la tête sans pourtantmasquer son visage, austère et grave. Le Haut-Vampire Azram s'étaitraidi.

— Mais puisque le principal accusé est ici devant le Tribunal desMorts, mon fils Meyriem doit l'être aussi. N'a-t-il pas été assassiné parcelui-là même se tenant devant vous ? Meyriem essayait seulement de lesauver ! Cela est indigne, mais bien réel !

Il y avait eu un murmure houleux dans le Tribunal des Morts, et mêmeles Sextes avaient blêmi. Au centre de l'attention générale venaitd'apparaître la silhouette recroquevillée et défaite du vampire Meyriem.Il semblait terrorisé d'être ainsi retiré des Limbes spectrales où il repo-sait, et se tenait coi, replié sur lui-même. Le Haut-Vampire Azram s'étaittourné vers lui, l'encourageant du geste.

— Parle, Meyriem, mon fils : cet homme-là t'a tué, n'est-ce pas ?Il désignait du geste Iolo, scandalisé devant tant de contre-vérités, et le

vampire Meyriem tremblait de tous ses membres, mais la sincérité fusaentre ses longues canines d'ivoire.

— Le poison de l'Eggrégore… m'a tué. Cet homme… J'ai essayé de lesauver.

— Voyez ! tempêtait avec de grands gestes le Haut-Vampire. Voyez !N'ai-je pas dit la vérité ? Ne vous l'avais-je pas dit tout à l'heure ?

— As-tu vraiment tué ce vampire, Iolo ? s'inquiétaient les Sextes versce dernier, avec le maximum de discrétion possible.

— Non, non, suffoquait Iolo devant tant de calomnies, incapabled'articuler la moindre parole.

— Il suffit, gronda la voix basse et sépulcrale de l'Ange de la Mort, etses ailes noires s'étaient éployées derrière lui en constituant un ramagesomptueux et terrible. Il suffit. Les sottises fusent de ta bouche commed'une fontaine, Azram : je suis déçu par ton attitude.

— On a tué mon fils ! Mon fils ! s'emportait Azram en faisant des effetsde manche grandiloquents. Il a pris la mort de Iolo, et n'a reçu aucuneconsidération ni respect en retour !

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— C'est faux ! cracha l'Aé en tendant le bras, et une vallée sombre ethumide venait d'apparaître, avec une cabane de bois au toit moussu sousdes arbres bas.

Il y avait un ciel clair, et la silhouette dégingandée de Meyriem s'étaitmise à geindre et à pleurer devant l'image de son lieu de réclusion. Ilsemblait l'apprécier, et demanda d'ailleurs à haute voix la permission d'yretourner, ajoutant encore à la confusion du Tribunal des Morts.

— Meyriem a été bien traité, et vous le voyez il n'a pas lieu de seplaindre. Au contraire.

L'Aé s'était drapé dans ses longues ailes noires. Il était blême, à l'imaged'une statue de cire retenant sa colère à grand-peine.

— J'ai agi à son égard selon les Lois, et j'ai respecté sa dignité selon lesRègles. Mais Azram persifle et ment à loisir sur les faits, il salit Iolo et jesuis choqué par ses paroles. J'ai dit : que le Tribunal des Morts fassecomme il l'entend, je connais déjà sa décision. J'attendrai le verdict dansles Cercles de l'Enfer, depuis mon domaine. Vous, du Tribunal desMorts, fixez mes traits avec soin car vous ne les verrez plus de long-temps. J'ai dit. Lorsque l'on manque d'égard à mes enfants on me blessedans mon coeur, et je n'apprécie pas cela.

L'Ange de la Mort s'était évanoui dans un souffle glacé, et l'assistancefut parcourue d'un malaise entrecoupé de murmures, le Haut-VampireAzram tentant de le dissiper de son mieux.

— Allons, nous connaissons tous le caractère du Seigneur des Enfers, iln'est pas rancunier dans ses tréfonds, assura-t-il. Rendez votre verdict,les Morts, et faites justice à mon fils Meyriem.

Ce dernier s'était ratatiné sur lui-même en fixant Iolo, le jeune magi-cien n'étant pas moins catastrophé par la tournure des évènements. Maisaprès un court conciliabule le Tribunal des Morts énonça son jugement,et le Haut-Mage Azram comme Iolo tombèrent de haut à leur écoute. Leplus vénérable des Mânnes de l'endroit s'était levé de son siège, dans levaste hémicycle en bois précieux sous les lambris, et il s'était avancé versune estrade surélevée, avant de clamer.

— Après délibération et attendu combien la situation comported'inconnu, il a été décidé de ne pas suivre la demande du Haut-VampireAzram d'échanger la vie de Iolo contre celle de Meyriem, son fils. Ce der-nier, puisqu'il apprécie sa résidence dans l'au-delà, y sera renvoyé maisson séjour sera diminué de moitié.

Le Haut-Vampire Azram s'était récrié bruyamment en faisant degrands gestes, mais le vampire Meyriem avait souri et des Trickstersl'avaient emporté vers son lieu de réclusion. Il semblait heureux, et

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adressa un pauvre sourire à Iolo avant de disparaître dans les Plans avecses gardiens. Le Mânne avait tapoté sur son bureau avec un marteau debois blanc, exécutant une curieuse mélodie faisant se taire le Haut-Vam-pire comme par magie.

— De plus, poursuivit le Mânne en regardant plus précisément Iolo,même si les circonstances y sont pour beaucoup, Iolo est responsable deson imprudence en touchant l'Eggregore, le fils de l'Aé aurait dû se sou-venir de son rang, et des conséquences pouvant découler de son impru-dence. Il est donc décidé ceci : l'absorption du poison dans l'organismede Iolo par Meyriem va être annulée, Iolo devra affronter seul les consé-quences de son acte.

Iolo était effaré, il ouvrait de grands yeux en fixant le Mânne du Tribu-nal des Morts.

— Quand une telle chose va-t-elle prendre effet ?Le Mânne avait tapé d'un coup sec sur son bureau avec son marteau

de bois.— Maintenant.Iolo fut saisi par un tourbillon effrayant et les voix des Sextes et du

chat-cerise Balbillus tournèrent autour de lui, mais il ne put en discerneraucune. Toutefois celle du Mânne lui parvenait encore.

— Désormais la vie de Iolo est entre les mains des Destinées : ellesseules auront le pouvoir de perpétuer le fil de son existence, ou bien dele rompre à jamais.

Iolo tombait de plus en plus vite, de plus en plus bas. Il était seul dansun froid mordant, mais sa course se ralentit bientôt jusqu'à s'arrêter. Ioloregarda autour de lui. Il se trouvait dans un jardin fabuleux, aux plantesexubérantes se tordant et se lovant comme à plaisir sous l'éclat d'un so-leil immense et bleu. Le ciel était rosé et le sol avait la platitude de lamain. Une, puis deux, trois femmes venaient d'apparaître et avaient faitcercle autour de lui. Elles étaient belles et revêtues d'habits chatoyants,de longues robes avec des manches à dentelles fines, des parures d'or etde cristal ceignaient leur front haut aux chevelures parfumées tirées enarrière. Elles étaient à l'image de déesses, et avant même d'ouvrir labouche il sut avoir affaire aux Destinées. Elles lui parlèrent sans détour.

— Mon enfant, le Tribunal des Morts t'a mené à nous et nous sommesbien embêtées, ton cas est difficile, affirma l'une des Destinées.

— Oui, renchérit une autre, le Mânne principal et les Grands Morts dela Junte t'ont déclaré à demi-coupable, retirant à Meyriem une partie desa charge et ils l'ont reporté sur toi. Dans le Jardin des Destinées, nousavons longuement discuté durant ta chute jusque chez nous.

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— Et il nous est venu une idée convenant à ton cas, conclut la troi-sième Destinée.

Elles se penchaient vers lui et Iolo se demandait s'il ne rêvait pas : lesSextes et Balbillus le chat-cerise avaient disparu, et dans le Jardin desDestinées où il se trouvait un vent frais s'était mis à souffler, agitant lesfleurs mirifiques de l'endroit aux capiteuses senteurs. Les robes des Des-tinées volaient et frissonnaient dans le vent, leurs mèches blondes pa-pillonnant autour d'elles.

— Le vent se lève, il va t'emporter vers un endroit éloigné du Jardindes Destinées. Tu y trouveras une Épreuve, et si tu parviens à la franchirvictorieusement tu émergeras dans le Bassin Noir des Enfers, au coeurdu Manoir Austral de l'Aé. Dans le cas contraire tu subiras de plein fouetle choc du poison avec l'Eggrégore, absorbé par Meyriem à ta place, etdans nos bras tu mourras. Tel est ton Destin.

Iolo avait été soulevé par la forte bise tel un fétu de paille, et les voixdes Destinées s'étaient muées en un souffle discret. Malgré tout Iolo avaitparfaitement entendu la proposition des Destinées et il se souvenaitd'avoir frôlé la mort durant l'attaque de l'Eggrégore. Il se hâta de ré-pondre à travers les vents violents.

— Oui ! Je le veux volontiers !— Il en sera ainsi, déclarèrent les voix des trois Destinées depuis leur

jardin, et Iolo tourbillonnait à l'image d'une feuille morte entre les Plans,jusqu'à se matérialiser en un lieu livide et gris où ne soufflait plus levent.

Iolo se retrouva sur une plaine caillouteuse et il déchira une de sesmanches lorsque ses habits noirs mordirent la poussière en atterrissantbrutalement. À ses oreilles résonnèrent en un dernier soupir les voix té-nues des Destinées, et il écouta avec la plus grande attention.

— Les choses de la vie comportent des chemins droits et des issuesembrouillées pareilles à des noeuds sur la trame de l'existence. Ici dansces landes désertes est un être dans le besoin, dont tu te souviendraspeut-être. Soulage sa peine et tu ouvriras la porte menant à ton avenirdans le Jardin des Destinées. Mais sois responsable en toute chose, car lesévènements ici se répercutent sur l'ensemble des Plans terrestres etvivants.

C'était une grande plaine et des montagnes dentelées couronnées deneige s'étiraient vers les hauteurs dans le lointain. Le ciel était couvert denuages bas et gris, lourds, on ne pouvait voir le soleil ni même le cielbleu — si telle était sa couleur en définitive. Au loin se trouvait une sil-houette humaine entourée d'une poignée de pâles spectres, et réalisant

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en lui-même que sa présence dans cette partie du Jardin des Destinéesdevait avoir affaire à cette personne il hâta le pas, finissant par rejoindreun vieil homme vêtu d'un pagne décoloré. Il portait sur la totalité de soncorps des tatouages alambiqués et colorés, des boucles d'or brillant auxlobes de ses oreilles. Des fantômes hurlants et grimaçants tourbillon-naient autour de lui, entravant son avance en lui causant une intensefrayeur. Iolo sursauta en reconnaissant immédiatement le vieillard.

— L'Hartéfact !En effet dans Sombreterre les Amazoons avaient imprudemment tran-

ché le fil de la vie de cette créature magique et ancienne, constituée deplusieurs entités agglomérées. La partie humaine de l'Hartéfact était cevieillard, et Iolo se souvenait même lui avoir fait don d'une Perled'Énergie à ce moment-là tant était grande sa faiblesse. Il s'exprimait éga-lement en un langage antédiluvien et incompréhensible, Iolo se grattantle front en réalisant combien l'affaire était complexe. D'abord il avait si-gnifié d'un geste un départ immédiat aux spectres, ceux-ci s'exécutantsans attendre : l'homme était mort depuis longtemps mais Iolo lui étaitvivant, et magicien de surcroît. L'homme en observant le départ des fan-tômes du Jardin des Destinées s'était réjoui, puis il avait semblé recon-naître enfin Iolo et ses petits yeux noirs avaient brillé avec une intensitérenouvelée. Il avait ensuite montré du doigt une direction bien précise,Iolo hochant de la tête en souriant vers lui.

— C'est là ta dernière demeure, et les fantômes du passé t'empêchaientd'y arriver, n'est-ce pas ?

Iolo avait marché près du vieil homme, il s'était mis de nouveau à par-ler mais Iolo ne comprenait mot à ses paroles.

— Je vais t'aider. Dans la mesure de mes moyens, naturellement.Iolo réfléchit sur la nature profonde du Jardin des Destinées, et s'il par-

viendrait à revenir dans le Bassin Noir du Manoir Austral de l'Aé. Il sou-pira, puis haussa les épaules. D'autres taches pour l'heure nécessitaientson attention. Un brouillard épais venait de surgir, et de vastes escaliersde pierre s'enroulant sur eux-mêmes étaient apparus. Le vieillard avaittressailli, Iolo souriant devant son effarement. Il s'attendait à marcherjusqu'à la chaîne de montagnes, probablement. Mais une fois l'obstacledes fantômes passé la suite de son périple se déroulait visiblementailleurs. Iolo avait fait un geste impérieux vers le vieillard défunt et cedernier l'avait suivi avec regret. Les escaliers se déroulaient sans fin et lagrisaille devenait intense : enfin ils débouchèrent sur une espèced'esplanade en plein air, et une vaste cité aérienne se dégagea devant

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eux, un vent brusque chassant les lambeaux de brouillard voilant encoreles lieux. Le vieil homme sanglotait.

— Voici donc la cité où tu es né, tes frayeurs passées t'empêchaient dela rejoindre.

Comme s'il comprenait ses paroles le vieillard s'était mis à bafouiller etIolo approuva de la tête en voyant ses yeux sombres rouler dans ses or-bites et se voiler de larmes. Il tremblait et bégayait en désignant diverspoints de la cité.

— Tu en connais chaque ruelle et recoin, viens, marchons, vieillard,marchons encore.

La ville était toute de pierre et ne comportait pas de murailles protec-trices, elle abritait quantité de grandes maisons et de larges avenues, éga-lement des étendues dégagées avec des ruelles étroites s'insinuant entreles demeures. Il n'y avait pas d'habitants d'aucune sorte mais Iolo ne s'enémut pas outre-mesure. Pour la besogne exigée au défunt par les Desti-nées, cela n'était pas important. Iolo avait suivi l'homme à travers les pe-tites rues tourbillonnant en montant puis descendant des pentes douces,il s'était arrêté derrière le vieillard en pagne devant une maison, la dési-gnant à Iolo d'un index tremblant. Une étrange musique se fit entendre,et le vieil homme se recroquevilla en observant fiévreusement les alen-tours. Iolo essaya de l'apaiser de son mieux.

— Ce n'est rien, il ne te faut pas craindre, vieillard. Reprenons notretraversée de ta cité, il nous reste encore des choses à y découvrir.

Suivant la musique ils exécutèrent ainsi un étrange manège, le premierendroit étant une demeure mystérieuse en haut d'une tour minérale,l'homme déambulant longuement sur son sommet en marmonnant etgrognant, fixant ensuite le ciel nuageux et impénétrable. Puis ils repar-tirent et atteignirent une esplanade découverte : elle était pavée degrosses dalles de grès à l'alignement rectangulaire impeccable, l'hommesouriant à sa vue. Il en goûta semble-t-il l'alignement géométrique et laparfaite méticulosité avec laquelle les dalles avaient été placées, avec detemps à autre un réverbère de bronze coiffé d'argent. Puis l'homme sefrappa le front et se mit à pleurer. Iolo aurait bien voulu comprendre lemotif de sa tristesse et le pourquoi de ses sanglots si douloureux, mais lamusique céleste reprit de nouveau et cette fois-ci le vieillard maigre à lapeau décorée de tatouages cabalistiques prit de lui-même la directiond'un parc proche, déjà observé par Iolo près de là.

Il s'y trouvait des arbres noirs au feuillage gris argenté secoué par unebrise légère, et d'autres arbres gris avec des feuilles lancéolées à l'éclatcarmin et au tronc rugueux. L'herbe y était parfaitement rase et d'un

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endroit du parc proche, jaillissant du sol, une vive lumière transperçait lesol. Comme s'il se trouvait sous la terre grasse et les mottes d'herbe unesource de luminosité.

— Voilà ta tombe, vieil homme : elle sera pour toi l'aube d'un nouveaudépart, essaya d'expliquer Iolo en dépit de la barrière de la langue.

Mais ce dernier le savait déjà et Iolo en voyant cet homme s'emparerd'une pelle à manche de bois pour creuser sa tombe songea combien leDestin de ce dernier, par-delà les siècles, avait pu être singulier et com-bien le sien, en définitive, l'était aussi. Ému et saisi par l'émotion en rai-son de leur grande ressemblance Iolo se mit en devoir de lui venir enaide et il creusa à ses côtés un rectangle en s'attachant à le peaufiner deson mieux. Un coin de ciel bleu commença à éclairer un angle de la fosse,le vieillard s'arrêtant, car les forces lui manquaient. Iolo réalisa alors biendes choses. Peut-être sa présence à ses côtés avait-elle seulement été re-quise pour cela, et il se mit à creuser de plus belle jusqu'à faire apparaîtreun vaste ciel bleu au fond de l'excavation. Iolo remonta près du vieillarden lui montrant la direction.

— Vieil homme, voici la direction du retour à la vie pour toi. N'hésiteplus et plonge dans ta dernière demeure, un ciel bleu et serein t'attend.

Le vieillard au visage creusé de larmes approuva de la tête maisconserva l'immobilité, car en dépit de son grand âge il avait peur. Il secramponnait encore à ses illusions passées, et aux chaînes qui si long-temps l'avaient entravé. Iolo respira profondément puis il mit une mainprotectrice sur son épaule décharnée. Il pensa : il est triste de voir dessiècles de souffrance ne pouvoir trouver un épilogue heureux. Cela lebouleversa, et il poussa le vieillard hurlant, les bras ballants, dans satombe. Il le distingua un bref instant filer dans un ciel vaste à la puretécristalline, puis plus rien. Il tendit l'oreille. N'avait-il pas entendu ensuitecomme un vagissement d'enfant ? Un sourire dévora le visage de Iolo.Allons, tout était bien. L'homme avait retrouvé son chez soi, et le coursdes choses habituel dans le monde des vivants. Sa longue pérégrination,douloureuse et infâme sous le sceau de l'Hartéfact, n'était plus. Il se mit àbaguenauder dès lors au hasard dans la cité déserte, et semblait bien prèsde la connaître sur le bout des doigts lorsque les Destinées vinrent le re-joindre en une ruelle montant vers les hauteurs de la cité.

— Iolo, Iolo, tu as agi convenablement et nous sommes satisfaites detoi. Dès lors, l'effet du poison noir sera atténué et tu n'en mourras pas.

Une grande faiblesse s'était emparée de Iolo face à l'émergence d'unvaste bassin noir. À travers l'immense lassitude affectant désormais lesmembres lourds de Iolo, il lui semblait observer par-delà l'onde

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obscurcie, dans le fond du bassin, les reflets d'un palais illuminé de clar-tés. Iolo eut le plus grand mal à escalader le rebord de marbre, car au-cune Destinée à la splendide apparence ne lui vint en aide.

— Tu souffriras et tu trembleras, peut-être même auras-tu des délireset des rêves, le prévinrent les Destinées depuis leur jardin tandis que Iolos'abîmait en une onde froide et glaciale. Mais tu survivras, puisque tel estton destin par notre volonté même. Ton existence et celle du vieil hommede l'Hartéfact étaient liées : en dénouant son sort tu as également délivréle tien. Si tel n'avait pas été le cas, tu serais mort dans nos bras. Bonnechance, Iolo, conclurent-elles en lui faisant des gestes d'adieu, et surtoutbon voyage.

Iolo tombait, tombait toujours plus bas vers une surface constellée : ilémergea dans une vaste coupole souterraine, car les bras puissants duSexte Mazoth, l'avaient tiré vers lui à travers l'eau noire.

— Le voici enfin !— Il est très faible, gronda Quintus le Vahéhuia en observant ses traits

tirés.— Portez-le dans sa chambre, je veillerai sur lui et repousserai les in-

fluences néfastes.Les Sextes avaient attendu durant de longues heures le retour de leur

ami du Jardin des Destinées, près du Bassin Noir dans le Manoir Australde l'Aé, et ils s'en retournaient vers les appartements dévolus à Iololorsque le Prince des Morts s'approcha d'eux avec un sourire feutré.

— Il est revenu. Je n'en attendais pas moins de lui.Il fit signe aux Sextes de le mener dans sa chambre lorsque Daniel sur

son geste se rapprocha de l'être angélique aux ailes anthracite.— Avez-vous des nouvelles de Meyriem ? s'enquit l'Aé.— Il se porte au mieux, seigneur, dans son gîte, c'est un brave homme,

assura le Sexte en baissant les yeux devant l'auguste personnage.Daniel le Sexte parut attendre une autre demande de l'Aé, et ce der-

nier, hiératique et calme, tourné vers la direction où les Sextes avaientemporté Iolo en compagnie du chat-cerise, se contenta de lâcher d'un tonmonocorde.

— La vengeance est la marque des faibles. L'oubli est le pardon desjustes.

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Chapitre 33— Et au sujet de Séphant, le dernier des Sextes ?Le fond du ciel était bleu et pur, des nuages immaculés couraient dans

les profondeurs célestes et le soleil lointain brillait au tiers de sa course.Sur le bord d'une tourelle s'élançant d'un château aérien, car il traversaitles cieux d'un monde inconnu, les Sextes étaient face à l'Aé, et l'Ange dela Mort se tenait près de Iolo et du chat-cerise Balbillus.

— Nous avons seulement des soupçons, et des présomptions, mêmefortes, n'ont jamais constitué de preuve, expliqua l'Ange de la Mort auxailes noires et à la sombre allure. Nous continuons à chercher votre frèredisparu, vous serez avisés le plus tôt possible.

Les Sextes démoniaques avaient abaissé la tête avec tristesse devantcette mauvaise nouvelle, Iolo ajustant les pans de sa veste dans le ventvenant de l'orient. Le castel gris flottait sur une mer de nuages, loin, trèsloin au-dessus de ce monde étranger. Décidément, l'Aé paraissait détenirquantité de demeures dans les mondes humains, songea le jeune magi-cien tandis que son mentor infernal se tournait vers lui.

— Iolo, le temps a passé — guère, je te rassure, à l'échelle du temps hu-main — et te voici en pleine santé. Les Destinées l'avaient affirmé et leursparoles n'ont pas été menteuses, puisque tu as passé leur épreuve avecsuccès et te voilà désormais guéri.

Il y eut une rafale de vent et la robe noire de satin moiré de l'Aé flottale long de son corps, ses longs cheveux lui constituant un heaume obs-cur. Les Sextes composaient une garde sinistre et imposante sur la plushaute extrémité de la tour, Iolo et le chat-cerise apportant seuls unepointe d'humanité terrestre dans ce tableau.

— Je vais te laisser revenir à tes préoccupations personnelles, même si,peut-être, tu peux être rappelé bientôt, mais pour une tout autre affaire…

Iolo avait ouvert la bouche, mais l'Aé l'avait fait se taire d'un gestebref.

— Cela n'aura rien pour toi de fâcheux ou même de dangereux, je terassure. Cela ne constituera pas un travail, d'aucune façon. Peut-êtreseulement, une source de réflexion.

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Le pectoral d'argent du Prince des Morts étincelait devant les rayonsdu soleil, et songeusement l'Aé aux ailes noires s'était tourné face à l'astresolaire avant de reprendre son discours.

— Du moins si nos soupçons se confirment, mais comme je viens de ledire à Mazoth et à tous les Sextes présents ici, rien n'est certain encore. Ilnous faut être prudents, peut-être la déception sera-t-elle notre lot, àcause d'un brusque retournement des probabilités.

— Je n'ai rien compris, se plaignit Iolo dans le ciel bleu et intense.L'Aé avait eu un geste négligent de sa main à la pâleur marmoréenne.— C'est de peu d'importance, sache seulement ceci : tu pourras être

rappelé, ou pas. Mais dans l'un ou l'autre des cas, ne te soucie de rien.Nous nous reverrons.

Sur un geste invisible de l'Aé les Sextes s'étaient précipités dans lesairs, comme s'ils voulaient déchirer l'envers de ce monde. Aliaphor auregard bleu, avec son trident d'airain placé sur son dos, s'était saisi de Io-lo aux yeux exorbités devant le vide béant apparu sous lui. Le chat-ceriseBalbillus avait été pris par Mazoth à la mâchoire carrée.

— Allez vers les Pays des Hommes, et laissez Iolo avec son asanthènedans la suite de Lignes Temporelles où vous l'aviez trouvé. Pas là oùvous l'avez saisi, mais là où il serait si vous ne l'aviez pas emporté. Allez,mes enfants, je suis content de vous. Et toi, Iolo, conserve la Noireclefpar-devers toi et ne la confie jamais à personne. Uses-en seulement à bonescient, lorsque ton intégrité sera en jeu.

Les Sextes avaient traversé les airs et lorsqu'ils touchèrent le sol la nuitétait là, un croissant d'argent filant entre des traînées blanches et fu-meuses, sur un fond d'étoiles scintillantes et de constellations. L'astre lu-naire avait la curieuse particularité d'arborer un anneau de particulesbrillantes pareilles à de l'or, et cela conférait au spectacle du ciel un as-pect irréel et presque enchanteur, tant la beauté visuelle de l'ensembleétait grande. Il résonnait des grondements rauques au loin, Iolo frémis-sant en reconnaissant les râles caractéristiques des alalhs.

— Iolo, Balbillus, leur dit Daniel le Sexte en se faisant l'émissaire de sescompagnons démoniaques, nous allons vous laisser ici, même si nous re-connaissons avoir pris plaisir à votre compagnie.

— Bien plus que nous ne l'aurions pensé de prime abord, reconnutHarpon en secouant sa tête énorme et massive.

— Nous nous reverrons, certainement, reprit Daniel le Sexte, maispour l'heure nos routes se séparent ici. Marchez dans le droit chemin.

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Sur cette ultime recommandation les Sextes bondirent dans la nuit, etIolo avec le chat-cerise Balbillus regardèrent avec appréhension lesalentours.

— Voilà une bonne chose de faite, avoua le chat-cerise en se retournantvers son ami Iolo, mais cela ne nous dit pas où et quand ils nous ontabandonnés.

Un vent épicé faisait se ployer les arbres proches, et leurs silhouettestordues avec ses contours dentelés possédaient dans la nuit un aspectsingulier et presque morbide. De hautes herbes les entouraient, puis dessenteurs familières leur vinrent de l'est. Iolo sourit dans le noir.

— Le campement de nos amies les Amazoons doit se situer par là.C'était d'ailleurs le souhait exprimé par l'Aé aux Sextes, si j'ai bonnemémoire.

Les deux compagnons prirent la direction du camp dans la nuit, et Bal-billus le chat-cerise miaula.

— Nous devons être sur Ethérys, puisque nous nous trouvions auxportes de cet empire lorsque les Sextes s'en vinrent te chercher.

— Hon-hon.Iolo s'était saisi d'un brin d'herbe et il s'était mis à le mâchonner tout

en progressant dans les hautes herbes. Une Vouivre au sifflement sacca-dé se faisait entendre depuis les hauteurs, et dans une cuvette ample, encontre-bas, un amas de tentes argentées reposait sous l'éclat de la lune,cerclée comme il a été dit par un anneau doré. Il y avait des feux àl'orange éteint terminant de se consumer, et des alalhs assoupis dans uncoin. Des silhouettes en armures patrouillaient dans ses pourtours et lesdeux amis descendirent la déclivité menant vers le campement, lesVouivres de surveillance et les gardes se précipitant sur eux.

— Devrons-nous informer les Amazoons des évènements survenusloin d'elles ?

Le chat-cerise continuait à fixer la marche forcée des sorcières dansleur direction, et Iolo lui répondit en retirant brièvement son brin d'herbede la bouche.

— Non, ou alors le moins possible. Nos liens avec le Prince des Enferset les Sextes doivent être maintenus secrets : même si rien ne nous a étédemandé expressément, j'ai la sensation qu'un silence prudent nous estimposé.

— J'ai également cette impression, déclara le chat-cerise devant uneAmazoon vociférante, survolée par une meute de Vouivres en furie.

— Halte-là, les Evzoons ! Ou bien désirez-vous la mort ? Êtes-vous en-voyés par le Concile d'Idonn ?

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— Rien de tout cela, répondit calmement Iolo en se souvenant de ladangerosité des armes Amazoons. Nous sommes Iolo et Balbillus, leséclaireurs terrestres de l'expédition.

L'Amazoon de garde avait été rejointe par d'autres, et un pinceaud'une blanche lumière avait été braqué sur les deux amis, aveuglés enbonne et due forme durant un court instant. Iolo avait repris ses explica-tions, fermant les yeux devant l'intensité de la luminosité dirigée sur eux.

— Nous avons eu affaire loin de vous, mais maintenant notre besogneest terminée et nous avons tenu à regagner le campement. Vous compre-nez cela, je suppose.

— Ce sont bien eux, en effet. Fichus Evzoons ! cracha la garde àl'armure moirée et à la peau noire, avec des cheveux courts et bleutésplaqués sous son heaume protecteur. Vous nous avez abandonnés aupire moment !

— Les circonstances l'ont voulu ainsi, affirma Iolo d'un ton apaisant.Les Amazoons cuirassées étaient emmitouflées dans de longs vête-

ments, elles les menèrent vers le campement Amazoon plongé dans lesommeil et près d'un feu moribond la garde jeta une poignée de boismort afin d'en faire renaître la chaleur et la lumière.

— Désirez-vous une tente pour la nuit ? demanda l'Amazoon dont lavoix s'était radoucie.

Près du feu de bois, assis sur un roc, Iolo fit un geste de dénégation.— Non. Pour ma part, je suis bien trop excité pour pouvoir dormir.Sans autres manières la sorcière Amazoon retourna à son poste de

garde, et Iolo avec Balbillus sommeillant sur ses genoux, près du brasierronflant, prit le temps de regarder le camp aux tentes d'argent avec uncertain plaisir. Depuis un bon moment ils partageaient les avanies decette expédition saugrenue, et il avait fini par s'habituer à cette troupe desorcières noires intrépides aux montures fabuleuses, avec ses coutumessingulières et son cortège de chariots tirés par des trakkers, pour l'heureassoupis. Les tentes avec les bannières de bronze étaient disséminéesdans un large périmètre, les Vouivres suivies de leur sorcière attitréeayant repris leur envol après l'intrusion nocturne. La nuit était un man-teau d'étoiles, enjolivée d'une broche lunaire à la clarté laiteuse pour toutornement. Iolo essaya de distinguer un peu mieux dans la pénombrel'endroit où avait été placé le campement, et il observa des bois clairse-més aux abords avec de faibles collines, pénétrées pour l'heure d'uneobscurité intense. En cette heure avancée de la nuit le silence était total,aussi n'eut-il aucun mal à percevoir le bruit de pas d'une silhouette

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ténébreuse finissant par se dresser devant lui, toujours assis face à un feucraquant d'étincelles et de chaleur.

— Ainsi vous êtes de retour, Evzoons : nous avons fini par regrettervotre absence, car vous aviez un don unique pour dénouer des situationscomplexes.

Iolo avait relevé la tête vers l'Amazoon près d'eux, elle s'était assise surun tabouret apporté par une autre Amazoon, Iolo reconnaissant Aola dela Trinité, la plus petite et énergique sorcière du trio. Elle avait eu unsigne de tête discret en guise de bonjour, et Iolo habitué désormais àl'étrangeté des coutumes Amazoon lui rendit son salut sans ciller.

— Auriez-vous des soucis ? lui miaula le chat-cerise aux yeux mi-clos,car il ressentait les effets du sommeil et comme tous les chats, il se sentaitcapable de dormir n'importe quand et n'importe comment.

— Oui, lâcha Aola de la Trinité dans un souffle, mais nous pouvons enparler plus tard.

Une cafetière d'émail avait été apportée, Iolo souriant lorsqu’après Ao-la on lui tendit à lui aussi une tasse de grès d'un café brûlant et parfumé.Le jeune magicien ne bouda pas son plaisir et il savoura en silence lebreuvage sombre, depuis un bon moment déjà il n'avait plus goûté unbon café. Enfin il reposa sa tasse et se tourna vers la sorcière Amazoon.

— Nous sommes sur Iris, le monde principal d'Ethérys, si je com-prends bien ?

La sorcière Amazoon de la Trinité avait bu une gorgée de café aprèsavoir brièvement soufflé dessus.

— C'est cela.— Peut-être préféreriez-vous vous reposer, s'enquit Iolo vers la sor-

cière, en observant du coin de l'oeil le chat-cerise Balbillus s'assoupir peuà peu sur ses genoux.

— Je n'arrivais pas à trouver le sommeil, lui assura Aola en le fixant àtravers ses longs cils recourbés, par-dessus sa tasse de grès.

— Vous devez être satisfaite, jugea Iolo en la regardant à son tour.— C'est-à-dire ?— Vous vouliez atteindre Ethérys par l'intérieur en contournant ses

défenses, et vous y êtes parvenues puisque vous vous trouvez mainte-nant sur Iris, sans coup férir.

Aola de la Trinité avait fait la grimace, posant sa tasse de café sur sesgenoux. Elle était revêtue de larges et amples vêtements pour la nuit, etressemblait à une statue d'ébène recouverte de plis ondulants etinnombrables.

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— Si l'on veut. Car rien n'est simple sur Iris, et nous étions loin denous attendre à de telles difficultés.

— Pourriez-vous être plus explicite ?Iolo était intrigué par l'expression mi-figue mi-raisin de la sorcière,

mais cette dernière s'était remise à boire son café à petite gorgée, et Ioloréfréna son impatience jusqu'à ce qu'elle se décide à s'exprimer denouveau.

— Si nous, les Amazoons de l'Empire de la Roue, nous voulions éviterles défenses d'Ethérys, c'est en raison de leur dangerosité, elles em-pêchent l'armée Amazoon attaquée par les soldats d'Ethérys toutecontre-attaque sur le sol même de la principale planète de l'Empired'Ethérys, Iris.

— Mmmh.Iolo savourait son café en écoutant songeusement les paroles de la sor-

cière, s'abreuvant de ses révélations comme le ferait un assoiffé au sortird'un long désert.

— Mais les légions des Soliphons ont eu vent de notre percée parl'intérieur, un détachement des leurs marche derrière nous, depuis notrearrivée sur le sol d'Iris, après notre franchissement des Sources du Re-bours. Nous avons été l'objet déjà de plusieurs attaques. Apparemment,le Concile d'Idonn ne nous pensait pas capables d'une telle traversée, àtravers Sombreterre et les landes du Mondwana.

— Et pourtant vous l'avez fait.Iolo, dont le chat-cerise Balbillus était toujours endormi sur ses jambes,

sourit aux premières couleurs de l'aurore naissant à l'horizon de verdure.La nuit perdait en intensité, elle se revêtait de rose terne et de brillant sa-phir, elle s'effaçait doucement devant la montée du jour. Il semblait en-core à Iolo revoir les tracas et les innombrables soucis parsemant leurroute jusque près du sol même d'Iris, de l'Empire d'Ethérys. Iolo s'étaitretourné vers Aola, sans cesser de tenir sa tasse de café d'une main.

— Je ne sais rien des légionnaires Soliphons.— Ce sont des Evzoons vaillants, enrôlés par le Concile d'Idonn dans

une province de leur vaste empire, expliqua Aola durant l'éveil gradueldu campement, au son de buccins d'argent et de cristal. Ils ont donnébien du mal à nos Amazoons durant leurs batailles contre l'Empire de laRoue, et ils sont le fer de lance actuellement de la Cohorte, le conseil diri-geant d'Idonn, dans leur entreprise d'invasion de l'Empire. Ils continuentà avancer toujours vers notre capitale, Blancoon.

— Voilà pourquoi nous faisons route le plus vite possible vers la capi-tale d'Ethérys, Idonn, conclut Thélia de la Trinité, la plus grande

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Amazoon du trio de sorcière. Ainsi, vous êtes revenus enfin, Evzoons,nous tirerons grand profit de votre retour.

Iolo s'était étiré après avoir reposé sa tasse de café vide sur une tablebasse, près de là. Le chat-cerise avait fait de même en sautant sur le solpuis de manière impromptue, dans le brouhaha des alalhs vaquant àleurs pâtures et des trakkers glapissant pour saluer le jour, Salah fut surIolo et le serra longuement contre lui. Iolo était tout autant ému que levieil homme, et de façon hachée et confuse chacun expliqua à l'autre lesdétails de leurs aventures respectives, mais il faut bien le reconnaître, Io-lo fut moins précis et plus vague dans sa narration.

— Combien je me réjouis de votre retour, déclarait Salah avec une joiesincère : il n'avait pas changé d'un iota depuis leur départ forcé en com-pagnie des Sextes de l'Aé.

Il avait harnaché le trakker aux vives couleurs à son chariot del'intendance, et lorsque fut donné le signal de départ Iolo grimpa sur lesiège du conducteur aux côtés du vieil homme. Balbillus s'en retournaterminer sa sieste sur les ballots de marchandises derrière eux, et Iolo putexaminer tout à loisir la végétation et le relief de la planète Iris sur la-quelle l'expédition Amazoon avait fini par émerger, comme il avait étéprévu par les sorcières les plus savantes et les plus érudites de leurempire.

Ils avançaient sur un terrain bosselé allant en s'aplatissant, et un soleilcrème et blanc marbré par endroits d'une résille argentée colorait étran-gement les écharpes de brume montant du sol et subsistant de la nuit. Laverdure était omniprésente et des arbres à l'écorce noire et au panache defeuilles brunâtres ponctuaient la plaine, parmi de hautes herbes. Des ani-maux à la fourrure grise et à la face bonhomme dodelinaient de la tête enles regardant passer, et certains s'aventurèrent entre les groupes dealalhs par petits bonds, comme s'ils ne craignaient en rien la masse im-pressionnante des montures squameuses de l'expédition. De petites col-lines sillonnaient la prairie rase, dans le lointain, et Iolo au rythme caho-tant de la carriole, en arrière-garde, se retourna vers Salah.

— Les environs paraissent bien différents des régions subterrestres,voire du Mondwana, côtoyées jusqu'à présent.

— Oui, mais les périls y sont tout aussi nombreux, répliqua Salah, unefois…

Salah avait interrompu sa phrase, humant l'air avec une expressionsoupçonneuse.

— Oui ? le relança Iolo en voyant combien son ami Salah était troublé.

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— Une fois, poursuivit le vieil homme après un court temps d'arrêt,des êtres ectoplasmiques nous attaquèrent durant la nuit, et les Ama-zoons eurent fort à faire pour les chasser. Nous, les Evzoons, nousdûmes ensuite retrouver les trakkers, également. Ils avaient été effrayéspar les apparitions, et…

Salah s'était interrompu une nouvelle fois et Iolo ressentit une pointed'agacement, vite réprimé lorsque son ami le chat-cerise Balbillus se re-dressa d'un bond.

— Il y a eu une sonnerie de cor, non loin d'ici, miaula Balbillus en écar-quillant ses yeux dorés vers l'arrière de la troupe, dont ils étaient le der-nier rempart.

— Ainsi agissent les Soliphons, avoua Salah en arborant une expres-sion inquiète. Ils sonnent du cor et montant leurs saurièpdres hurleurs,galopant jusqu'à lancer l'assaut.

Les Amazoons s'étaient mises à s'interpeller les unes les autres, car lesVouivres volantes et les patrouilles de sorcières sur leur balai s'en étaientrevenues en apportant de mauvaises nouvelles.

— Formez le cercle ! Formez le cercle ! s'égosillaient les sorcières de laTrinité en faisant manoeuvrer les alalhs.

Les mastodontes d'écailles à la teinte grise et blafarde avaient fait unrempart protecteur, dans lequel les chariots tirés par les trakkers glapis-sant d'excitation hululaient à coeur-joie. Iolo fit de son mieux pour lescalmer, voire les faire se taire pour certains, mais leurs queues cognaientviolemment contre leurs flancs devant l'assaut proche.

— À chaque attaque des Soliphons c'est la même chose, révéla Salahen direction de Iolo et du chat-cerise Balbillus, les trakkers perdent la têteet deviennent incontrôlables, nous avons le plus grand mal à les reteniret à les empêcher de se jeter contre les saurièpdres hurleurs desSoliphons.

— Ce serait pure folie, dit Aola de la Trinité venue aux nouvelles, dansle coeur de l'enceinte protectrice.

— Peut-être pas, assura Iolo en suivant Aola et en observant les prépa-ratifs des Amazoons devant l'assaut imminent des Soliphons.

Il venait de derrière les collines rondes des colonnes de sauriens bi-pèdes, dont les vives couleurs ne le devaient en rien à celles des trakkers.Chacun portait un soldat harnaché de pied en cap, et Iolo observa com-ment ils arboraient des armures composées de cuivre brillant et d'unematière noire étincelante, semblable dans la transparence à du verre pré-cieux. Ils se rapprochèrent à l'allure rapide de leur saurièpdres hurleurs,dont les clameurs faisaient d'ailleurs grand bruit, et entre les masses

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énormes des alalhs le jeune magicien de la Ligue put distinguer de plusprès ces mystérieux légionnaires Soliphons.

Chacun avait une longue lance dans le dos, et un glaive à l'acierbrillant luisait au bout de leurs bras musclés et bronzés par la chaleur dusoleil d'Iris. Les traits des Soliphons étaient rudes avec un regard péné-trant, luisant entre les fentes étroites de leur heaume. Des jambières demétal prolongeaient leurs cuirasses jusque sur les flancs de leurs sau-rièpdres, également caparaçonnés d'acier et de cuir épais. Très vite lesSoliphons répondirent de leurs arcs recourbés aux traits des sorcièresAmazoons, montées en haut de leurs alalhs. Les saurièpdres étaienténormes et puissants, avec une queue annelée pourvue de piquants ai-guisés à leur extrémité, un cou de taureau supportant un crâne de sau-rien aux yeux jaunes et froids. Les saurièpdres se déplaçaient à une al-lure soutenue, même si elle n'était pas d'une rapidité foudroyante, maiscela suffisait pour distancer la démarche placide et pesante des alalhs.

— Les saurièpdres sont trop rapides pour les alalhs, voilà la véritévraie, expliqua Salah en montrant du doigt les incursions des sau-rièpdres dans le cercle protecteur des mastodontes.

— Les trakkers s'agitent de plus en plus, miaula Balbillus en observantles glapissements excités des trakkers.

— Et cela amplifie le problème, affirma Salah en essayant d'apaiser deson mieux le trakker tirant leur chariot.

D'autres Evzoons et Amazoons de la troupe essayaient d'en faire au-tant avec le leur, afin de ne pas ajouter à la confusion, d'autant que deplus en plus de Soliphons chevauchant leurs saurièpdres s'aventuraientdans le cercle des alalhs, décidément bien lents. Des javelines projetéespar les Amazoons depuis leurs balais ou le dos des alalhs pleuvaientalentour, Iolo réalisant combien cela était dangereux.

— Nous allons nous entretuer, lâcha le jeune garçon.— Ils finiront par s'en aller, laissant quantité de sorcières blessées der-

rière eux, voire de alalhs, prédit Salah en évitant la charge furieuse d'unSoliphon monté sur son saurièpdre bavant et écumant, sa gueule dentéegrande ouverte. Mais leurs assauts sont de plus en plus hardis, car ils ontdécouvert la faille de nos alalhs, et les gens d'Ethérys, j'en suis certain,doivent jubiler en voyant leurs dégâts dans nos rangs.

— Leur joie pourrait être de courte durée.Iolo avait marché vers le trakker surexcité et l'avait libéré de sa longe.

Prestement il l'avait chevauché à cru, puis discourant à la cantonade il semit à hurler.

— Allons, les Amazoons valides doivent faire comme moi !

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Le trakker portant Iolo avait abaissé sa crête en signe de nervosité ex-trême, et ses yeux rougeâtres roulaient follement dans ses orbites enfixant le saurièpdre hurleur. Puis emportant toujours Iolo à l'image d'uncheval de combat le trakker bondit, et une longue lance de bronze se fi-cha en terre à l'endroit même où se tenait le cavalier avec sa monturesquameuse. Le saurièpdre était rapide, mais le trakker l'était plus encore: la monture de Iolo n'écoutait plus les invectives de son maître et bon-dissait autour du saurièpdre, au grand dam du légionnaire Soliphon aba-sourdi. Finalement, épuisé et fatigué d'essayer de happer ainsi une proiefugitive le saurièpdre s'accorda un instant de repos, et ce fut le momentchoisi par le trakker pour mordre le saurièpdre dans sa cuisse énorme,guidé par son seul instinct. Le saurien hurla et bondit, le trakker rivé à sacuisse par ses dents pointues, Iolo se cramponnant de son mieux àl'encolure du trakker pour ne pas tomber. Finalement, comme l'avait de-viné Iolo en observant l'animosité des trakkers envers les saurièpdres, ce-lui portant son adversaire Soliphon se coucha par terre et le trakker lemaintint immobile, les Amazoons partant libérer le reste des trakkers. Letrakker était l'ennemi juré des saurièpdres hurleurs, et personne dansl'expédition Amazoon n'en avait eu vent.

Désormais les légionnaires Soliphons pestaient et juraient, leurs sau-rièpdres hurleurs grognant sourdement sous les attaques nerveuses etvirevoltantes des trakkers. Aucune Amazoon n'avait tenté d'imiter Iolosur son trakker, les sorcières préférant laisser ces derniers agir seuls, cedont d'ailleurs ils se tiraient très bien. Régulièrement, un légionnaire So-liphon était désarçonné par son saurièpdre affolé sous les morsures dou-loureuses des trakkers. Seuls, ou bien à plusieurs, ils employaient tou-jours la même tactique contre les montures des Soliphons. D'abord ilstournaient autour du saurièpdre jusqu'à l'affoler et lui faire perdre toutrepère, puis ils lui bondissaient à la gorge ou bien sur une de ses pattesénormes, si l'animal tenait encore debout. Au terme d'un combat violentet la plupart du temps sans espoir pour se dégager le saurièpdre, épuisé,s'affalait sur le sol et s'avouait vaincu, une façon de faire déjà remarquéepar Iolo chez les alalhs des Amazoons, dans le Désert Écarlate de Som-breterre. L'issue de la bataille était inespérée, les Amazoons exultaientpuisque la plupart des légionnaires Soliphons étaient entre leurs mains,et une poignée d'autres s'en était réparti en évitant soigneusement des'infiltrer dans le cercle protecteur des alalhs.

— Enfin, mes soeurs, c'est un grand jour pour nous ! se réjouissait uneAmazoon cuirassée de cuir et d'étoffe, d'un heaume noir acier pour la ba-taille, nous avons enfin trouvé le point faible des légionnaires Soliphons !

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— Votre présence n'a pas tardé à se faire sentir, reconnut Thélia de laTrinité en recoiffant de la main l'une de ses longues mèches bleues,s'échappant de sous son casque.

Elle s'était approchée avec ses soeurs des légionnaires hagards et hir-sutes, certains barbus, porteurs de cuirasses vermeilles et de casquesd'acier bordés de fourrure. Les légionnaires étaient fatigués par l'âpretédes combats, et surpris plus encore par le résultat de la joute. Les sau-rièpdres hurleurs gardaient le silence, maintenus en respect par les Ama-zoons, et les trakkers trottinaient autour des saurièpdres comme s'ils s'enétaient rendus maître. À dire le vrai, l'apathie manifestée par les sauriensdes légionnaires Soliphon accréditait cette opinion.

— Evzoons !La voix de Thélia avait claqué dans la matinée fraîche d'Iris, la plaine

de verdure portant encore par endroits les traces du rude combat.— Nous n'avons pas coutume de conserver des prisonniers dans nos

rangs, et vous-même du reste n'avez jamais gardé par-devers vous au-cune de nos soeurs. Pour cette raison, vous allez être libre et vous allezpouvoir retourner chez vous.

Les légionnaires Soliphons se regardaient les uns les autres en se grat-tant le menton, et les Amazoons sourirent dans leurs sombres armurescar elles avaient compris que les supérieurs des légionnaires Soliphonss'étaient soigneusement maintenus à l'écart de l'attaque des légionnaires.

— Nous voulons seulement savoir le motif de vos attaques contrenotre Empire de la Roue, et pourquoi vous venez en aide de cette ma-nière au Concile d'Idonn et à sa Phalange odieuse.

Aola de la Trinité s'était faite l'émissaire de toutes les sorcières de latroupe, et d'une voix cassée par la fatigue et peut-être bien aussi par ladouleur l'un des légionnaires Soliphon s'adressa aux sorcièresAmazoons.

— Nous, les Soliphons, nous sommes de la planète des Mages, Ama-rald, et il y a mille merveilles dans nos cités, nos villages et nos vallées.Nos continents sont riches, ils sont opulents et beaux. Mais un peuple in-connu occupe nos terres, et nous sommes obligés d'aller ailleurs par vil-lages entiers : si Ethérys parvient à vaincre l'Empire de la Roue, unmonde Amazoon nous reviendra, nous a promis le Concile d'Idonn.

Aola de la Trinité avait grogné en retour.— Je vois.Les Amazoons autour des prisonniers s'étaient mises à maugréer mais

la Trinité avait eu un geste vers les légionnaires Soliphons, défaits régu-lièrement dans la bataille.

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— Rentrez chez vous avec vos saurièpdres hurleurs, ils constitueraientune charge pour nous.

Les légionnaires Soliphons entreprirent de s'en aller et les Amazoonssoignèrent celles de leurs soeurs blessées, s'occupant également desplaies éventuelles des alalhs ou bien des trakkers, car le manège de cesderniers avait été incessant. Il était près de midi et la vallée peu à peu re-trouvait son calme et sa douceur, les franges des arbres se balançant encadence sous le vent, les hautes herbes dodelinant rêveusement. Lesrangs de la troupe furent reconstitués, et la Trinité, ne voulant pas don-ner de son emplacement un repère trop facile pour leurs ennemisd'Ethérys, donna l'ordre du départ.

— Allons, il nous faut rejoindre Idonn, la capitale d'Iris au plus vite.Car la Cohorte ne manquera pas de mettre en travers de notre routed'innombrables obstacles !

Les alalhs bramaient dans la poussière du chemin, des Vouivres sif-flantes et ondoyantes déployant leurs circonvolutions dans les cieux, es-cortées de leurs noires maîtresses sur leurs balais. Des bannières debronze luisantes avaient été déployées sur le dos des mastodontes, et leshallebardes cliquetaient et rutilaient, des armes mystérieuses d'aspectpour les terrestres étant fourbies par les sorcières. Le paysage d'Iris semodifia au rythme lent de leur progression, Iolo placé près de Salah, surle chariot de l'intendance, réalisant un fait singulier. Le chat-cerise Bal-billus avait repris sa sieste interrompue prématurément, il n'aimait paslaisser en jachère une besogne, disait-il souvent.

— N'est-ce pas curieux, Salah ? disait Iolo dans les cahots de leur cha-riot, tandis que les mastodontes des sorcières avançaient sur la petiteroute loin devant eux. Je réalise soudain combien souvent nombre deconflits entr'aperçus durant notre voyage sont des conflits liés au terri-toire : les Amazoons avec le Concile d'Idonn, les gens de Limbo avec lesAndronautes, et maintenant les légionnaires Soliphons ont eux aussi àpâtir des dégâts d'envahisseurs mystérieux.

— C'est exact, en effet, avoua Salah en secouant la tête vers le jeunemagicien, l'avidité des hommes est sans fin et d'ailleurs il me souvient…

— Seuls les Magiciens Écarlates ont pu retourner chez eux grâce ànotre Solicier, ils ont libéré de leur présence oppressante un paysinnocent…

Iolo sur le chariot était méditatif, mais dans la chaleur montante dujour une somnolence lourde lui vint, car la nuit précédente il n'avait pudormir. La troupe Amazoon avançait sans problème apparent sur Iris,estima Iolo, et la Trinité pour l'heure maîtrisait parfaitement la situation.

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Il décida de rejoindre le chat-cerise Balbillus sur les ballots de provisions,à l'arrière du chariot tiré par leur trakker, et Salah, observant la mine dé-faite du jeune garçon s'en allant dormir, lui souhaita en riant une bonnenuit. Des oiseaux volaient et chantaient dans le ciel, les Vouivres sif-flaient entre les nuées d'Iris. Un cortège de poussière s'étirait au-dessusdu convoi brinquebalant. Iolo s'étira sur un amas de sacs rebondis et fer-ma les yeux.

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Chapitre 34La brume tenace s'effilochait par endroits et dévoilait un paysage de

gorges étroites et profondes couronnées d'une neige à la blancheur étin-celante, avec des ravines pentues recouvertes d'une pierraille glissante.Le vent soufflait à travers les précipices à la teinte grise et brun-roux mê-lée, des pans entiers d'une plaine livide s'étirant maintenant devant latroupe Amazoon, au terme d'une épuisante traversée d'un désert pier-reux dans des brumes impénétrables. Le vent se leva, et avec la chaleurdu jour les environs se firent plus désolés. Le ciel possédait la puretéd'un saphir, le soleil d'Iris dans la voûte céleste se laissant distinguer parintermittence entre des cumulus et de longues barres d'écume sillonnantles hauteurs. Avec la prudence d'un éclaireur patenté Salah avait mispied à terre, et, en compagnie de Iolo et du chat-cerise Balbillus, il s'étaitmis en devoir de guider les sorcières Amazoons montées pour la plupartsur leurs fidèles alalhs. Le reste avec quelque Evzoons de leur empire te-nait les rênes des chariots de l'intendance, une forêt de lances en boisd'ébène scintillant et de hallebardes s'entrechoquant sur le dos imposantde ces masses d'écailles grises, au regard placide. Les Vouivres étaient re-venues en apportant des nouvelles rassurantes — aucun ennemi en vuepour l'instant, avaient affirmé les sorcières juchées sur leur balai — etavec une certaine nonchalance Salah avait expliqué à voix haute combienla route était aisée, du moins dans l'avers indiqué par lui. Aola de la Tri-nité et Nyris s'étaient rangées à son opinion.

— Cela nous change des paysages verdoyants entrevus hier, jugea Ioloen mettant une de ses mains en visière au-dessus de sa tête, car c'était làla seconde journée depuis leur retour au sein de l'expédition Amazoondans l'empire d'Ethérys.

— Mais rien n'est certain, miaula à son tour le chat-cerise en prenant lepassage en question derrière Salah, les alalhs empruntant dans leur dosla pente à la légère dénivellation. Une grande étendue se trouve devantnous, ont révélé les Vouivres et leurs sorcières attitrées aux Amazoons, etd'inquiétantes nuées se dirigeraient dans notre direction depuisl'horizon.

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— Hum.Iolo tout en marchant aux côtés de leur ami Salah s'était emmitouflé

dans son manteau de voyage, rajustant sur le côté de sa tête son béret develours.

— Combien de temps mettra cette bourrasque pour nous rejoindre ?— La journée, selon les dires des Amazoons les plus férues, et si elle

n'augmente pas son allure, expliqua le chat-cerise.— Nous sommes donc libérés d'un souci jusqu'à la tombée de la nuit,

assura Iolo en observant comment les alalhs aux lourdes pattes prenaientgarde à ne pas glisser sur des gravillons ou de la rocaille parsemant leurroute.

Le ciel graduellement s'était voilé mais cette fois-ci cela n'avait rien àvoir avec l'épaisse brume résultant du passage de la nuit, jugea Iolo enlevant la tête. Derrière-eux le reste de la troupe poursuivait sa descentevers la plaine de rocs et le premier Salah poussa un cri étouffé en obser-vant un curieux mouvement aérien, au loin, s'en venant vers eux.

— Un problème ? gronda Balbillus en observant immédiatement la na-ture inhabituelle d'un tel phénomène.

Le vent avait forci et le plafond de nuages s'abaissa, conférant au pay-sage une ambiance étouffante, à tout point de vue. Car la tourmentes'approchait d'eux en grondant et soufflant, tel si des démons furieux setapissait dans ses entrailles. Un sable piquant et rêche se mit à harcelerles gens de l'expédition, Iolo pestant le premier en réalisant combien laCohorte du Concile d'Idonn avait à faire, probablement, avec son exis-tence puis sa venue, dans la plaine de pierre. Aola de la Trinité s'était ap-prochée après s'être protégée le visage d'une écharpe noire laissant seule-ment une mince fente pour les yeux. Désormais toute l'expédition Ama-zoon était dans la plaine, chariots y compris, entièrement à la merci de latempête de sable. L'Amazoon avait lu dans les pensées de Iolo.

— Oui, je pense également les gens de la Cohorte responsables de cetétat de fait. Nous accélérons l'allure afin d'échapper au plus vite à latourmente.

Dans les trombes de vent l'air était sec et presque irrespirable. Le sableblessait les yeux et fouettait la peau comme de minuscules coups defouet, l'on n'y voyait plus guère à trois pas. Dans un vertige étrange —l'air était devenu jaune, sembla-t-il à Iolo — on distinguait seulement parintermittence les silhouettes massives des alalhs avec les sorcières Ama-zoons emmitouflées sur leur dos, tenant soit une bannière de bronze, soitune de ces longues lances si caractéristiques de la Roue. Les trakkersavec leurs chariots évoluaient dans l'arrière-garde, et ce cortège courbant

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le dos sous les rafales s'acheminait à la hâte. Le chat-cerise Balbillus avaitmiaulé vers Iolo, mais ce dernier ne parvint pas à entendre un traître motde ses paroles. Par acquit de conscience il prit quand même son ami, et lefourra aussitôt dans les pans de son manteau, à l'abri du vent. Les rafalesse faisaient douloureuses, et Iolo sursauta lorsque dans la plaine, aucoeur de la tempête de sable, résonna le son grondant et vibrant du ton-nerre. L'air claqua en une brusque détonation, le sable continuant à giflerles voyageurs par rafales changeantes. Iolo était abasourdi.

— Comment le tonnerre pourrait-il se produire ici, au milieu d'unetempête de sable ? s'écria-t-il vers Aola, près de lui, afin d'essayer de cou-vrir le bruit des éléments.

— Je ne le sais pas non plus, reconnut l'Amazoon de la Trinité, mais leConcile d'Idonn est probablement derrière tout ça, une fois de plus. Ils nefont rien pour nous faciliter la tâche et je les comprends.

Un éclair fusa de nouveau et Iolo frémit en humant dans l'air non pasla senteur caractéristique des éclairs terrestres, mais plutôt une odeurforte et âcre. Elle vous prenait à la gorge, et faisait piquer les yeux. La lu-minosité en était vive et sanglante, l'éclair ressemblait à une ancre mas-sive s'arrimant au sol avec fracas. La surface de rocaille trembla convulsi-vement et Iolo s'effraya. Les trakkers eux l'étaient déjà depuis quelquesinstants, les Amazoons dans la tempête ayant le plus grand mal à conte-nir l'animosité des alalhs. Salah était venu vers Iolo et Aola de la Trinité àtravers les vents furieux, lui aussi avait recouvert son visage d'uneécharpe épaisse afin de se protéger.

— Il nous faut échapper à ces éclairs au plus vite, s'exclamait en hale-tant Salah. Près d'ici est le lit desséché d'un fleuve, il est au-dessous duniveau du sol et il nous protégera je pense de la tempête.

— Je ne crois pas à cette nécessité, déclara Aola en estimant à vued'oeil la marche de la troupe, accélérée afin de s'éloigner de cet endroitpérilleux. Nous sortirons bientôt de cette passe dangereuse.

— Je n'en suis pas si sûr, dit Salah en montrant de l'index l'endroit oùprécédemment s'était abattu l'éclair sanglant à la senteur puissante, etchacun avec effroi put y découvrir un trou à l'ouverture énorme, avecdes éclats vitrifiés sur son pourtour et dans ses profondeurs.

Voyant cela chacun se rangea à l'opinion de Salah, et le suivant avecprécaution puisque lui seul avait pu dénicher le lit de ce fleuve, la troupeAmazoon entreprit bientôt de suivre le vieillard. L'expédition dans le dé-sert de rocaille infléchit sa course jusqu'à rejoindre une vaste déclivitépierreuse sillonnée d'arêtes vives, chaque alalh prenant garde à ne pas seblesser jusqu'à se trouver enfin en sécurité dans le lit du fleuve. La

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profondeur en était effectivement impressionnante : les bourrasquesvrombissaient au-dessus de leur tête, chacun fixant avec curiosité lehavre de paix déniché par Salah.

— Allons, avançons sans repos ! se mit à hurler Aola de la Trinité versle reste des Amazoons, craignant sans doute de voir se prolonger leur ar-rêt. Blancoon est en danger, et notre empire de la Roue aussi.

Sous la rumeur confuse et anarchique grondant au-dessus de leur tête,l'expédition se mit à progresser de nouveau, derrière la silhouette pru-dente de Salah escortée de Iolo et du chat-cerise. Le lit du fleuve vide detoute eau s'étirait et se déroulait dans la vastitude pierreuse, autant quepouvait en juger Iolo depuis les profondeurs où circulait la troupe. Letemps s'écoula dans l'espace étroit de l'endroit, avec toujours la violentetempête les surplombant, puis Iolo sans cesser d'avancer près de Salah etdu chat-cerise Balbillus s'interrogea à haute voix.

— Le lit de ce fleuve nous mènera-t-il loin de ces éclairs ?La question du jeune magicien de la Ligue s'adressait avant tout à Sa-

lah, mais le chat-cerise à la fourrure écarlate et aux yeux d'or miaula lepremier, essayant de couvrir la rumeur de la tempête leur amenant parintermittence des rafales de sable.

— Le seul moyen de le savoir, c'est de le parcourir sur toute sa lon-gueur, en espérant pouvoir ainsi quitter ce désert hostile.

— Personnellement, je suis assez réjoui par la présence de ce fleuve as-séché, affirma Salah sans cesser de prodiguer de part et d'autre un regardscrutateur et inquiet. Je crains seulement…

— Oui, moi aussi j'y ai pensé, acquiesça Iolo en interrompant brusque-ment sa phrase, avant de reprendre : Écoutez ! N'entendez-vous rien ?

Salah avait tourné sa tête dans tous les sens afin de vérifier les dires deIolo, mais en pure perte. Sa mimique montrait assez l'inutilité de son ef-fort, mais le chat-cerise avait grondé en feulant.

— C'était un piège ! La présence de ce lit asséché était par tropopportune !

Il venait vers eux depuis une distance infinie un vrombissement singu-lier et bas, comme un grondement sourd empli de menaces. Iolo avaitsursauté et les sorcières Amazoons de la Trinité étaient venues vers eux,mais Iolo savait déjà leur pensée.

— De grandes quantités d'eau arrivent sur nous depuis l'amont dufleuve, s'emportait Nyris de la Trinité d'un ton furibond. Les Vouivressont formelles, et leurs gardiennes aussi !

— Vous nous avez mises, et toute l'expédition avec nous, dans unpiège mortel ! crachait Aola vers le malheureux Salah.

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Ce dernier était blême dans le tremblement du sol croissant, mais ils'efforça de s'exprimer d'une voix sereine.

— Du calme, je vous prie. Je suis extrêmement contrit de tout ceci : jevais m'efforcer d'y remédier de mon mieux.

La terre grondait et s'agitait de plus belle, les alalhs mouvant leurslongs cols nerveusement. Les Amazoons avaient grand mal à les conte-nir, et les trakkers n'étaient guère plus calmes. Iolo devant l'imminencedu péril se mit à réfléchir rapidement, tant le pauvre Salah était triste etfaisait peine à voir. Déjà une vague brune apparaissait au loin, sous lecouvert tourbillonnant de la tempête de sable. Balbillus avait miaulé son-geusement en observant la muraille rocheuse les encerclant de part etd'autre.

— Les pans de la berge sont trop hauts pour nous ! Si nous faisionsdemi-tour ?

Salah avait secoué la tête, désabusé, en fixant l'onde sombre fonçantsur eux.

— Il est trop tard, beaucoup trop tard !Iolo s'était écrié en désignant les Amazoons juchées sur leurs alalhs,

munies toutes de ces longues baguettes si meurtrières, et dont les résul-tats dévastateurs avaient si souvent par le passé impressionné le jeunegarçon.

— Faites s'ébouler les parois pour retarder la venue de l'eau, puis déta-lons vers l'avant afin de trouver une échappatoire !

Aola de la Trinité habituée désormais aux idées fulgurantes de Ioloavait donné des ordres de manière sèche et brève, et tandis que les alalhss'en faisaient route en bramant vers l'avant du lit asséché, de vives lu-mières avaient fusé dans le vide avant de percuter les flancs arides de laberge. Derrière l'expédition Amazoon des rochers énormes avaient fon-du et d'autres se fendirent avec un bruit sec, après avoir été touchés parles faisceaux éblouissants. Des tourbillons de terre poussiéreuse avec uneproportion importante de rocs s'amoncelèrent face à la montée des eaux,en un barrage fumant. Haletant bruyamment, les naseaux dilatés parl'effort, les alalhs continuèrent à s'éloigner des lieux où les eaux rugis-santes grondaient et sifflaient contre la barrière improvisée des rochers,mais déjà des vagues commencèrent à grignoter une partie de l'obstacleet les pattes énormes des alalhs se mouvaient dans une eau saumâtre. Io-lo avec Balbillus le chat-cerise et Salah s'étaient réfugiés sur leur trakkerhabituel, attelé à son chariot bâché, et les alalhs devant eux forçaientl'allure afin de trouver au plus vite un havre de paix. L'eau commençantà atteindre un niveau inquiétant les sorcières Amazoons usèrent à

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nouveau de leurs baguettes meurtrières, et des Vouivres volant à mi-hauteur afin de ne pas se heurter à la tempête de sable, toujours en acti-vité au dessus de leurs têtes, s'en étaient revenues des lignes avancées.

— Une vaste étendue se trouverait devant nous ! s'exclamait Aola de laTrinité juchée sur son alalh de commandement, en direction des Evzoonssur leur chariot. Quelque chose ressemblant beaucoup à un océan aridedepuis des siècles !

Iolo approuva de la tête nerveusement, tant la rumeur de l'eau étaitoppressante derrière eux. Il s'y mêlait les tintements des armes métal-liques des sorcières Amazoons et les glapissements secs des trakkers, lesrâles sourds des alalhs à la tête serpentine sur leur long col et les craque-ments des carrioles de l'intendance soumises à rude effort. Soudain il seproduisit un changement surprenant pour Iolo, et tout d'abord il ne par-vint pas à l'identifier clairement avant de réaliser son origine. Au termede leur longue course la tempête de sable mortelle venait de toucher àson terme, et devant eux un vaste plateau se dégageait. Les parois du litasséché s'évasaient vers l'horizon, et dans leur dos un grondement épou-vantable leur fit comprendre l'effondrement de leur ultime barrage deprotection.

Un torrent tumultueux de boue et de pierres, de gravats divers, balayala troupe entière en dépit de la masse imposante des alalhs. Iolo hurla etse retrouva bientôt seul, Balbillus le chat-cerise pataugeant dans l'ondede son mieux avant de réaliser combien l'eau leur avait fait gagner dedistance. Un plateau de rocs striés par le vent millénaire avait accueillil'expédition, mais le chat-cerise Balbillus avait mieux à faire. Un bras del'eau bouillonnante l'avait emporté à l'écart, et après s'être secoué et avoiréternué à plusieurs reprises Balbillus se retrouva seul face à un êtred'apparence singulière, pour ne pas dire excentrique. Il était en une mared'eau fétide apportée par le fleuve, derrière une barrière rocheuse dente-lée et trouée d'ouvertures, par lesquelles l'eau — et le chat-cerise avec —avait été précipitée. Ce dernier fixa une nouvelle fois le curieux bon-homme avec perplexité. Puis il miaula.

— Allons, bon.L'être de petite taille et bedonnant rejeta la tête en arrière en riant, se

tenant les côtes : il avait de grandes dents chevalines, remarqua le chat-cerise Balbillus en détaillant son habillement coloré et disparate. L'unedes jambes de son pantalon était rouge vif et l'autre jaune, il portait despoulaines de cuir noir et un caftan de cuir également à la teinte indéfinis-sable, oscillant entre le crème passé et le blanc terne, sur un tricot delaine à maille fine et aux rayures dissymétriques. Il avait un bonnet noir

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sur la tête, et ses traits bonhommes étaient rouges d'avoir tant ri. Enfin ilse calma et pointa un index sur Balbillus.

— Vous avez de l'humour, mon gars. J'aime ça.— Moi aussi, à vrai dire, commença Balbillus en observant au loin les

alalhs et les trakkers, les Amazoons se dépêtrer maladroitement de lamasse liquide continuant à s'épancher dans la mer morte, mais des amisà moi me réclament et…

— Oublie-les, pour le moment.L'être avait prononcé ces mots gravement, et en un boyau noir le chat-

cerise et l'être étrange s'étaient retrouvés propulsés. L'inconnu tout englissant le long d'un boyau vertigineux et lisse comme un miroir s'étaitretourné vers Balbillus, dans l'obscurité la plus complète.

— N'avez-vous jamais eu l'impression d'être dans une situation inex-tricable, avant de découvrir subitement une porte de sortie inattendue ?

— Eh bien, à vrai-dire, j'ai déjà eu ce sentiment, et beaucoup plusd'une fois, même, feula le chat-cerise propulsé malgré lui dans des té-nèbres opaques, et je remarque maintenant la troublante présence, àchaque fois, de mon meilleur ami, Iolo…

— Votre compréhension me réjouit, poursuivit le petit homme, mais jene me suis pas présenté, tant votre apparition m'a semblé opportune etstupéfiante : je suis Auguste.

— Et moi, Balbillus, lui fit écho ce dernier avec une grimace, en raisondes manières cavalières de son interlocuteur. Et je voudrais rejoindre lesmiens, s'il vous convient.

— Certainement, certainement, reconnut volontiers le petit être, maispas encore, car pour l'heure j'ai besoin d'un chat, et la condition écarlatede votre état me convient à un point inimaginable.

— Voyez-vous ça, lâcha Balbillus dont la curiosité, malgré le déplaisirdes circonstances présentes, venait d'être titillée. Et pourquoi cela ?

— Vous êtes un chat-cerise, donc, rouge ! N'est-ce pas ?Dans la nuit noire emplie de sifflements, à cause de la vitesse de leur

course, Balbillus avait du mal à en croire ses oreilles, tant son interlocu-teur lui semblait privé de raison. Mais néanmoins il l'encouragea, afind'en apprendre davantage.

— Le fait est…— Et moi je viens du Monde Bleu ! Vous comprenez, maintenant ?Ils venaient de terminer leur glissade interminable, et dans une vallée

cerclée de pommiers, en un soir paisible et finissant, un soleil double secouchait au loin près d'une lune rosée et adamantine simultanément, lespectacle faisant bondir dans sa poitrine le coeur de Balbillus. L'air était

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doux et sucré avec une subtile senteur poivrée, et l'herbe, l'herbe… étaitbleue ! Incroyablement bleue ! Balbillus trottinait de partout sans paraîtreen croire ses yeux. Il y avait de petites maisons au loin, et de curieux nidsd'osier en forme de corbeilles accrochés sur les branches basses desarbres. De petits chemins de pierre serpentaient vers un hameau discret,près de là, et Auguste s'était écrié vers le chat-cerise.

— Bienvenue dans le Monde Bleu !Le chat-cerise avait réfuté violemment.— C'est impossible, le Monde Bleu n'existe pas encore ! C'est un uni-

vers censé remplacer le nôtre, dans la Tradition très ancienne de laTerre ! Il n'est pas encore né !

Le sieur Auguste avait pris un air ennuyé en tripotant son menton, sestraits pâles arborant une expression soucieuse.

— Dans ce cas, j'aurais peut-être dû me faire soigner depuis long-temps, car je porte le titre de Maître-Bleu de cette vallée, et du hameaude Sendus !

Des chats imposants venaient vers eux de partout, et même des cu-rieux nids en osier. Il y avait des Petites Gens au loin, mais ils préféraientvisiblement rester à l'écart de l'agitation. Les chats du Monde Bleuétaient des chats sauvages, puissants et énormes, inquiétants. Ils reni-flèrent de loin vers Balbillus, et l'un d'eux grogna.

— Tu n'es pas d'ici, toi.— Bien vu, mon ami !Auguste de nouveau s'était mis à rire, en se tenant le ventre tant son

hilarité était grande. Puis il s'était de nouveau tourné vers le chat-cerise.— Ce sont des chats sauvages, mais même s'ils sont d'un abord un peu

grossier et rude leur accueil est toujours empreint de courtoisie et de sin-cérité. Ils constituent le peuple des Duls.

Auguste s'était de nouveau tourné vers les chats sauvages, en dési-gnant le chat-cerise.

— Cet ami s'appelle Balbillus, il nous vient d'un lointain passé dans le-quel je m'étais réfugié pour méditer. Il est, vous pouvez l'observer, par-faitement rouge.

— Tu ne serais pas parti précipitamment dans le passé pour t'enfuir,n'est-ce pas ? s'enquit l'un des chats sauvages, dont la fourrure noire et orpossédait des muscles puissants roulant sous sa toison féline, ses yeuxambrés fixant le chat-cerise sans ciller.

— C'était du moins notre impression, lorsque nous t'avons vu courirainsi vers les Limbes Temporelles, renchérit un autre chat du peuple desDuls.

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— Sottises, se défendit Auguste d'un ton outragé, tout en mettant samain blanche sur sa poitrine avec une pointe de théâtralité, sottises, etbillevesées. Notre Monde Bleu souffre d'un état périlleux, et jem'inquiétais, j'ai voulu réfléchir au calme.

— Nous te croyons, Auguste, déclara un autre membre des Duls enavançant avec lenteur vers le chat-cerise. Bonjour, habitant du passé,lança-t-il vers le chat-cerise, et ce dernier lui répondit en reculantquelque peu.

— Bonjour à vous aussi. Ainsi, nous sommes dans le Monde Bleu ?Balbillus n'avait pu s'empêcher de fixer avec stupeur un univers qui

selon les annales de la Ligue des Magiciens de la Terre ne pouvait existerencore, et l'image de monts érodés à la verdeur intense parsemée de boissombres, de champs de blé doré et de petits chemins s'entortillant dansdes recoins perdus emplit d'émerveillement son esprit.

— Oui, ici est le Monde Bleu, lui assura le chat placé près de lui, avectoujours Auguste à ses côtés. Mais venez avec nous, puisque Augustevous pense si puissant, je vous montrerai notre beau village perché deSendus, et la joliesse des alentours dans notre vallée.

— Pour lui et les siens, sur la Terre d'avant, notre Monde Bleu est purefiction, expliqua Auguste avec une expression narquoise vers son com-pagnon félin.

— Amusant, se contenta de répondre ce dernier vers le chat-cerise,mais il nous faut bien reconnaître le même travers. Selon nos savants,votre Monde Vermeil n'existe plus depuis des éons.

— Je me doute bien de la réciprocité de la chose, grimaça le chat-ceriseen parvenant près du petit hameau de Sendus, des chatons joueurss'ébattant sur les branches basses des arbres où étaient perchés leurshuttes semblables, de loin, à des nids.

Ils s'approchèrent des flancs d'une colline arrondie et verdoyante, surla pente de laquelle étaient les arbres supportant les demeures des Duls,et un parterre de fleurs odorantes menait vers des maisons humaines dePetites Gens, des elfes ou du moins très apparentés à ceux-ci, put en ju-ger brièvement Balbillus. Le vent se leva, et dans le soir finissantd'aromatiques fragrances vinrent chatouiller le museau du chat-cerise.Des chatons joueurs les accompagnèrent brièvement avant d'être chassésavec douceur par les Duls, voire par Auguste. Puis ils traversèrent unbois de noisetiers parsemés de jonquilles et franchissant de hautes herbesils rejoignirent un méplat d'herbe douce où était un banc, près d'unchêne. Un homme des Petites Gens s'y trouvait assis, probablement afinde goûter mieux la délicatesse du soir sur le Monde Bleu, il était vêtu

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comme ces gens travaillant dans les champs, avec des traits fins mais vi-rils, austères, et chaque Dul, mais aussi Auguste le Maître-Bleu lui mon-tra le plus profond respect. L'homme avait hoché de la tête devant leurhommage, puis il avait désigné le chat-cerise de sa main parcheminée.

— Nous avons là un visiteur, me semble-t-il.— Certes, babilla avec entrain Auguste, c'est un chat-cerise du Monde

Vermeil, sur lequel nous fondons de grands espoirs.De nouveau l'homme assis sur le banc de bois avait opiné du chef en

exécutant un geste désinvolte.— Le ciel vous entende… car les temps sont funestes, et tristes. Com-

bien j'aurais préféré avoir une vieillesse heureuse, comme l'a eu monpère, et le père de mon père !

L'entourage de Balbillus avait abaissé la tête avec une peine sincère, re-prenant sa marche sans plus tarder. Le chat-cerise était en proie à la plusgrande des perplexités lorsqu’enfin le groupe déboucha sur le haut de lapetite colline, où une étendue dégagée d'herbe rase et de luzerne, debroussailles, était disposée. Quelques arbres bordaient l'endroit et uneconstruction noire et massive, rébarbative, se tenait au loin, à mi-chemindu bourg de Sendus et de l'horizon forestier encerclé de montagnes loin-taines. Le chat-cerise comprit que les Duls l'avaient mené jusqu'ici pourmieux lui montrer cela, et il s'obstina à détailler chaque partie de laconstruction avec application.

L'on aurait dit un pic rocheux de dimensions moyennes, posé sur lasteppe à l'image d'un obélisque sinistre. Il était de nature minérale, jugeale chat-cerise en dépit de la distance, et était pourvu sur ses côtésd'innombrables arêtes saillantes scintillant dans le soir. Il était parseméégalement de lumières clignotantes de différentes couleurs, mais majori-tairement rouges, et une curieuse passerelle s'échappait à mi-hauteur dubâtiment pour s'élever graduellement vers les cieux, s'interrompant àune certaine distance. Il y avait des tourelles faisant saillie près de sabase, et l'on distinguait de petits points noirs s'activer sans trêve tout au-tour de la construction, sur la plaine.

— Ceci est l'Arkhétype de Phèdre des hommes de Merre, révéla un desDuls. Et c'est là tout notre problème, car il s'agit de leur tête de pont surle Monde Bleu.

— Nous n'avons jamais pu les repousser, affirma un autre félidé del'endroit.

— Lorsque l'Arkhétype opposé des gens de Merre, celui de Solsa, re-joindra grâce à sa Brillance celui de notre Monde Bleu, l'Arkhétype dePhèdre, alors les combattants de Merre feront la jonction avec ceux des

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leurs ici visibles. Leurs forces réunies envahiront le Monde Bleu, et c'ensera fini de nous, prédit Auguste avec une voix étranglée par l'émotion.

Le vent du soir ployait les branches proches et rebroussait la fourrureécarlate du chat-cerise, et aussi des chats sauvages plus massifs près delui. Auguste avait rabattu les pans de son caftan, se pelotonnant de sonmieux dans son chandail de laine.

— C'est bien triste, assurément, compatit le chat-cerise Balbillus, maisje ne vois pas trop comment je pourrais vous venir en aide.

— Vous devez leur faire peur, dit l'un.— Les effrayer, les inquiéter, ajouta un autre chat des Duls.— Les annihiler !— Bref, vous devez les repousser, conclut Auguste en sortant les

mains de son pantalon bigarré.Puis, voyant la mimique d'incompréhension du chat-cerise le Maître-

Bleu de Sendus, sur la planète Phèdre, reprit.— Nous n'avons jamais réussi à chasser les Merriens, tant leur nature

est différente de la nôtre, et nos plus grands savants — ceux des cités vé-gétales d'Orhus et de sa ceinture — les soupçonnent d'appartenir auMonde Vermeil, le vôtre, donc. D'où ma grande joie lorsque j'ai décou-vert votre nature double sur le monde d'Iris. Vous êtes rouge, donc habi-tant indiscutable du Monde Vermeil, et de plus, vous êtes un chat. Parconséquent, vous allez nous aider.

Le Maître-Bleu de Sendus avait énoncé le fond de sa pensée avec unerigueur toute mathématique, et la supposait naturellement irréfutable.Balbillus le chat-cerise ne put cependant s'empêcher de protester.

— Très franchement, j'ignore comment je pourrais vous secourir,même si cela était en mon pouvoir. J'aimerais plutôt, je désirerais même,retrouver les miens au plus vite. Je les ai laissés en fâcheuse posture, et ilme déplaît d'abandonner ainsi mes compagnons.

Auguste avait eu une expression effarée en levant les bras au ciel.— Mais puisque le Monde Vermeil n'existe plus depuis des éons, on

vous dit !— Parlez pour vous, se défendit âprement le chat-cerise, pour moi le

Monde Bleu n'est pas encore né !L'un des Duls, un chat sauvage gris aux rayures ambre et or, s'était ap-

proché de Balbillus en abaissant la tête, car les Duls étaient d'une taillebien supérieure au chat-cerise Balbillus. Sa voix était rauque et brisée, lechat-cerise ne parvenant pas à deviner si elle était fêlée par l'âge ou bienpar les épreuves. Néanmoins il fut sans détour, et leur échange concluttoute discussion ultérieure.

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— Balbillus est ton nom, je crois, déclara le Duls en mouvant sa tête fé-line vers le chat-cerise, ce dernier acquiesçant avec une pointe denervosité.

— Oui.— Le mien est Ogdon, et je voudrais te dire combien nous partageons

tes soucis, nous avons les mêmes envers nos familiers et notre MondeBleu. Sache que si le retour vers le Monde Vermillon est malaisé, il n'estpas impossible pour les Duls. En Haute-Malachie est la terre des Intem-porels, et il s'y trouve le Labyrinthe du Temps avec la totalité de sa Vo-lière. Si tu sais en trouver le centre, et si tu nous aides nous t'aiderons pa-reillement en retour, tu pourras retourner chez toi là même où le voudraton coeur.

— Le temps n'aura pas défilé à une vitesse excessive lorsque je revien-drai sur la mer morte d'Iris ?

Le chat-cerise Balbillus paraissait dubitatif, mais les Duls le rassu-rèrent. Ogdon le Dul avait repris.

— Non, en ton âme et conscience tu retrouveras les tiens.Balbillus le chat-cerise s'était redressé, rassuré pour une large part.— En ce cas, je vais respecter la solidarité féline et universelle entre

tous les chats. Je vais vous aider. Mais me parlerez-vous davantage deces Merriens ? Sont-ils si dangereux et méchants ?

— En vérité…Le Maître-Bleu Auguste avait pris sa respiration pour mieux lui ré-

pondre mais des éclats de voix provenant du hameau de Sendus, encontre-bas, firent arrêter net sa tentative.

— Les Merriens ! miaulèrent les Duls. Les Merriens attaquent notrevillage !

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Chapitre 35— Prenez garde à eux ! miaula bruyamment le chat-cerise en désignant

du museau les créatures squameuses et ventrues, aux cornes pointant defaçon menaçante au dessus de leur naseau, prenez garde à leurs maîtres !

Montant des bêtes volumineuses à la forme ramassée et bardée d'unecuirasse épaisse, de couleur grise, leur crâne collé contre le dos, Balbillusle chat-cerise prit soin de mettre en pratique ses propres conseils avantde fixer avec attention les cavaliers montant ces animaux étonnants. Ain-si, tels étaient ces fameux Merriens, causant tant de soucis à ses congé-nères félins du Monde Bleu. Ils avaient des traits rudes et cuivrés, avecdes yeux d'ophidiens brillant de manière étrange dans la lumière décli-nante du duo solaire s'acheminant vers le soir. Ils portaient des heaumesen bronze couronnés de crêtes colorées, et des protections sur le torseavec de courtes épées, dont ils se servaient davantage pour effrayer lesDuls que pour vraiment attaquer et trancher des membres. Ils se proté-geaient derrière leurs boucliers de cuir et de bois lorsque des Duls bon-dissaient sur leurs montures aux courtes pattes, et repoussaient sans mé-nagement les défenseurs du village.

Tout d'abord Balbillus se demanda pour quel motif les Merriensavaient lancé une attaque aussi périlleuse sur le village, puis entendantles cris apeurés de jeunes Duls prisonniers de filets lancés par des Mer-riens, le chat-cerise réalisa la vérité nue. La prise d'otage était la princi-pale raison du raid de leurs agresseurs, et déjà les Duls s'étaient déchaî-nés contre les Merriens. Les grands félins bondissaient depuis les fourrésou bien les roches proches afin de libérer leurs petits, et ils y réussirentau grand soulagement de Balbillus, les Merriens chassés avec énergiefaisant demi-tour en abandonnant le terrain lorsqu'une vieille Dul jaillitd'une demeure en gémissant.

— Le petit Tibur a disparu, cracha le Dul aux rayures ambre et or por-tant le nom de Ogdon. Les Merriens s'en sont emparés à notre insu.

Balbillus le chat-cerise songea : si par malheur le petit Tibur réappa-raissait ensuite des buissons, comme le font souvent les enfants de son

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âge, il se déclencherait assurément un beau toutim, puis il se tint enalerte.

— L'heure n'est pas aux tergiversations, mais aux décisions impor-tantes, assura Auguste, le Maître-Bleu du village en désignant Ogdon deson index boudiné. Ogdon, il faut partir chercher Tibur, car il n'est passeulement l'enfant des Grandins, tu le sais. Il est aussi le nôtre, celui detoute la tribu.

Ogdon le Dul avait approuvé de la tête avec sobriété, parfaitementconscient de la gravité de la situation.

— Ogdon, je te charge de trouver et de ramener au plus vite chez nousTibur. Nous veillerons à tour de rôle sur le village en attendant votre re-tour, afin d'empêcher toute récidive de la part des Merriens. Choisis tesguerriers, Ogdon, je t'accorde le droit d'agir ainsi puisque tu es à partirde maintenant Grand-Chat de par mon autorité toute-bleue.

Ogdon avait approuvé à nouveau avant de se tourner vers plusieurscompagnons.

— Alior, Bélard, Malbus, acceptez-vous le défi avec moi ?Les trois Duls avaient grondé sourdement en avançant, et Balbillus le

chat-cerise ne put s'empêcher de frémir. Sans même prendre la peine deréfléchir, il s'était avancé également hors des rangs.

— Je… voudrais venir aussi. S'il vous convient, naturellement.Balbillus le chat-cerise avait relevé la tête vers Ogdon, ce dernier lui re-

tournant un regard neutre et froid.— Il nous faut agir, désormais. Nous pensions pouvoir user

d'intelligence et d'astuce pour chasser les Merriens, aussi nous étions-nous réjouis de ton arrivée, chat-cerise. Mais le temps des politesses estsemble-t-il passé.

— Tu n'es pas obligé d'aller avec eux, Balbillus, lui expliqua le Maître-Bleu Auguste, depuis l'enlèvement de Tibur les conditions ont changé.

— Je sais, je sais, affirma le chat-cerise, mais je voudrais apporter monaide quand même à la grande cause féline universelle. Après tout, n'ai-jepas été choisi pour cela ?

Ogdon continua à le fixer quelques instants puis il esquissa dans sonfaciès de carnassier un début de sourire.

— À défaut de puissance, tu détiens le courage. Ton apport nous serautile.

Sans plus ajouter un mot les quatre Duls se détournèrent et Balbilluscrut bon de garder le silence en les suivant vers l'extérieur du village deSendus, marchant sur les traces du corps expéditionnaire Merriens. Ils al-lèrent ainsi sur le chemin et quittèrent la petite colline arrondie sur les

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flancs de laquelle étaient les arbres supportant les maisons de Senduspour prendre la direction de la plaine d'herbe rase, où était plantél'Akhétype de Phèdre, construction massive et sinistre de laquelle étaientpartis les Merriens. L'air du soir faisait se courber les hautes herbes, et,dans la pénombre, car déjà l'un des deux soleils de l'endroits'engloutissait derrière l'horizon, un embrasement de couleurs chroma-tiques enveloppait les bois alentour et les arbres aux fières silhouettes.Au bout du chemin était l'Arkhétype, à l'image d'une verrue minérale aucoeur de la steppe, cette dernière étendue enchâssée entre de hautesmontagnes. Balbillus le chat-cerise ne put s'empêcher de miauler.

— Quel est donc le programme, si je puis m'exprimer ainsi ?Ogdon le Dul avait regardé la plaine d'herbe bleue à l'odeur caractéris-

tique avant de se retourner vers le chat écarlate.— Retrouver Tibur puis le ramener au village, et faire passer à ses ra-

visseurs un mauvais quart d'heure pour prix de leur grossièreté, jesuppose.

— Ouaip, avait renchéri Bélard, dont la taille était un tout petit peumoins massive, et si on peut, on renvoie tout ce beau monde hors dunôtre.

— Et on leur fait perdre l'envie de recommencer pour toujours, ajoutaAlior à la fourrure grise et veloutée.

— Ma présence va se révéler indispensable, j'imagine, se rengorgeaMalbus dont les muscles saillants roulaient sous sa toison féline sillonnéede vagues d'albâtre. Elle ne sera pas de trop !

— Doucement, les prévint Ogdon après avoir poussé un bref grogne-ment à leur écoute. La première urgence est de récupérer Tibur au plusvite, vous en conviendrez. Le reste… On verra. Nous sommes seulementquatre, je vous le rappelle. Bon, cinq, lâcha Ogdon après avoir perçu leregard blasé du chat-cerise. Cela ne fait pas de nous un corps d'armée ca-pable de rivaliser avec les guerriers Merriens, au nombre encore indéfini.

— Oui, la prudence est de mise, en effet, reconnut Balbillus en conti-nuant de sillonner la plaine d'herbe bleue, dont les trèfles et la luzernechatouillaient agréablement l'odorat du chat-cerise, mêlée à la senteurépicée d'arbres à l'essence végétale exotique.

Le groupe se coula dans la végétation, au coeur de la pénombre : le se-cond soleil du Monde Bleu s'engloutissait à son tour dans l'hémisphèreopposé, en un bouillonnement gargantuesque d'or et de nacre indigo, derubis incandescent et de vermillon. L'Arkhétype de Phèdre au loin y ga-gnait une position singulière, illuminé par des lampions et des lumi-gnons écarlates disposés en divers endroits de sa masse. En silence,

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l'expédition Dul avançait sur la steppe. Le chat-cerise feula d'un ton leplus bas possible.

— L'Arkhétype est proche, désormais, je vois des chemins d'argentcoulant depuis des ouvertures, à sa base.

Ogdon se faufila à son tour entre les plantes sauvages.— Oui, je les vois aussi.Après un court moment de silence occupé à progresser toujours da-

vantage vers leur objectif, sous une voûte sombre illuminée d'étoiles, legroupe parvint à un petit bassin de pierre empli d'eau, auquel menait uncanal aux berges lisses et brillantes.

— Curieux, lâcha Bélard en découvrant la construction.— Oui, approuva sombrement Ogdon qui comme le reste de ses com-

pagnons n'était jamais allé aussi loin dans l'étude de leurs adversairesMerriens.

Ils pénétrèrent plus avant dans l'ombre menaçante de l'Arkhétype,maintenant proche à le toucher, et Balbillus le chat-cerise observa com-ment des lampions colorés et le plus souvent écarlates sur de hautes co-lonnes torses illuminaient l'endroit, pour l'heure désert. Des bâtimentsdos-à-dos accolés constituaient la base de l'édifice, avec des étages mon-tant toujours davantage vers les hauteurs du ciel, jusqu'à se perdre dansles cieux d'ébène. Il y avait des portes massives d'où probablementétaient sortis les soldats Merriens sur leurs montures barbares, supputaBalbillus en silence, l'éclat des pavés parsemant la citadelle — dépourvuede toute fortification — éblouissant l'oeil à cause de la réverbération deslampadaires disposés en nombre. Il y eut des éclats de voix provenantd'une ruelle adjacente, et le chat-cerise souffla le premier en se blottissantdans l'ombre d'une porte cochère. Il avait été imité aussitôt par le restede ses compagnons.

— Attention !Des soldats Merriens porteurs de cuirasses sortaient en groupe d'une

porte de fer, constituant sans doute l'antichambre de leur caserne, songeale chat-cerise. Ils portaient dans un sac de toile informe un être piaillantet sanglotant, le coeur de Balbillus bondissant dans sa poitrine.

— Voilà les soldats ayant capturés Tibur ! cracha Malbus en voyant legroupe monter la pente vers les hauteurs de l'Arkhétype. Attaquons-lesau plus vite et libérons notre fils !

— Non.Le ton employé par Ogdon était net et déterminé, empreint d'une force

mesurée.

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— Nous serions dépassés par le nombre, ici, et nous ne pouvons nouspermettre de les affronter ainsi. Ce serait proprement suicidaire, le petitTibur ne gagnerait rien à nous voir capturer ou pire, décimés à notretour.

— Suivons-les, plutôt, miaula doucement Balbillus dans la pénombre,se coulant déjà dans l'obscurité derrière les soldats. Nous verrons ainsioù ils vont laisser Tibur, nous serons mieux à même de le délivrer en-suite sans perte.

— Excellente idée ! avait répondu Ogdon en montrant l'exemple à sescompagnons, suivant calmement le chat-cerise.

Alior le Dul sembla sur le point de récriminer une objection mais il nedit mot, et il suivit ses camarades en bondissant d'ombre en ombre, seglissant de portes cochères en ruelles ténébreuses afin de n'être distinguépar personne. Le fait est, aucune patrouille de Merriens, et ils en croi-sèrent pourtant plusieurs, ne parvint à découvrir leur présence et lors-qu’après un parcours épuisant ils arrivèrent au sommet ultime del'Arkhétype de Phèdre, les soldats prirent place sur une esplanade, enhauteur, où s'arrêtait net un pont de grès gris, éclairé par la lumière bla-farde d'un lampadaire de bronze. Dans une stalle un grand oiseau auxailes de cuir avait été placé en pleine lumière, si l'on peut dire puisque lanuit était totale désormais, et sur son dos les guerriers prirent placeavant de quitter l'Arkhétype au milieu des cris rauques de leur montureailée. Ogdon le Dul observa longuement la course fugitive du volatilepuis le voyant disparaître dans les abysses aériens il se retourna vers lereste de ses compagnons.

— Allons bon.— Peut-être s'en sont-ils allés vers l'Arkhétype de Solsa ? avança le Dul

Bélard, particulièrement silencieux jusque-là.— Il y a seulement un moyen de le savoir, c'est d'aller jusque là-bas,

poursuivit songeusement Ogdon, mais nous n'avons pas la facilité de dé-placement de ces fichus Merriens… Cachez-vous !

À nouveau des Merriens venaient d'émerger sur le haut de la plate-forme, et des ballots de marchandises diverses et lourdes avaient été po-sés sur d'autres grands oiseaux semblables au premier, mais cette fois-ciils étaient au nombre de quatre, un conducteur au regard terne — lesMerriens avaient des yeux de serpent à la pupille fendue verticalement,remarqua avec surprise Balbillus — prenant les rênes de l'un d'entre euxtout en guidant les autres. En un langage guttural il avait fait signe à sescompagnons de s'en retourner vers leurs quartiers pour la nuit, et

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Balbillus le chat-cerise avait encouragé les siens de la voix en se faufilantvers le volatile le plus proche.

— Imitez-moi ! Ces oiseaux vont probablement nous emmener versleur compagnon !

Silencieusement et à pas de loup les Duls avaient acquiescé avant de sedissimuler entre les ballots de l'un des oiseaux de cuir, Alior se plaçantavec Balbillus sur des amas de tissus précieux. Balbillus se positionna deson mieux en s'assurant que leur conducteur involontaire n'avait décou-vert personne, puis le chat-cerise ne put s'empêcher de miauler d'effroilorsqu'il réalisa l'envol des grands oiseaux. La nuit les enveloppait deson étreinte glacée et les étoiles clignotaient vers eux depuis les hauteurs.Ogdon sur un oiseau proche avait sifflé, prenant garde à ne pas éveillerl'attention du Merrien.

— Quelle est la suite des opérations selon toi, chat-cerise ?Visiblement la promptitude d'esprit de Balbillus en avait estomaqué

plus d'un dans le groupe, et le fait de voler tel un oiseau leur plaisaitseulement à moitié. Balbillus feula discrètement vers Ogdon.

— Selon moi il nous faut faire preuve de finesse d'esprit et de ténacitéen même temps, lorsque nous serons sur l'Arkhétype de Solsa nous de-vrons rester prudents afin de rester dissimulés, ensuite découvrir le petitTibur puis le délivrer avant de le ramener à Sendus. Deuxièmement…

Les Trames s'étaient rompues sans prévenir et le cortège ailé franchis-sait l'Envers : le flamboiement des couleurs et des sons était sans équi-voque, Balbillus réalisant combien ces Merriens étaient développés, puisavant même d'entendre les cris de rage de leur chauffeur Balbillus dé-couvrit les navires volants des Agarthes.

— Des visiteurs ? demanda Ogdon vers Balbillus sans plus de précau-tions, tant le péril était évident.

— C'est une mauvaise nouvelle, lui assura Balbillus en essayant de dis-simuler sa contrariété de son mieux. Les Agarthes sont les voleurs del'Envers, ils n'ont ni loi, ni monarque. Nous n'avons pas de chance car ilsont laissé passer les Merriens emportant Tibur, et maintenant…

Les nefs avaient lancé de longs filets afin d'empêcher le vol de leurs oi-seaux de cuir lourdement chargés, leur conducteur faisant des moulinetspour déchirer les cordages, mais en vain. S'avouant vaincu il avait pris lelarge avec un autre oiseau en sus du sien, laissant les autres, dont ceuxdes Duls et de Iolo, dans l'éther de l'Envers. Les navires étaient petits etventrus, ils faisaient force rames pour entraîner les oiseaux de bât dansleur tanière. Des lambeaux d'univers commencèrent à émerger del'inconnu, et des bulles de matière toujours plus nombreuses

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s'agglutinèrent autour des oiseaux prisonniers jusqu'à former un décorréel et tangible. Lorsqu'un monde gris et froid finit par prendre formedepuis l'invisible, Ogdon irrité au-delà de toute mesure d'avoir été ainsiempêché de rejoindre le petit Tibur éructa en dévoilant une rangée decrocs menaçants.

— À l'attaque !Les Duls bondirent hors de leurs caches sur des marins dépenaillés et

hirsutes, jaillissant sur les plats de trois nefs — elles étaient en effet aunombre de trois — au point de plonger les équipages dans un authen-tique état de terreur. Rugissant et voltigeant jusque dans les mâts, lesDuls avec Balbillus le chat-cerise en contrepoint durent leur sembler devéritables démons, tirés par mégarde de l'Envers. Après avoir vainementessayé de chasser les félins les marins épouvantés se réfugièrent sans da-vantage de manières sur l'une des nefs en abandonnant les deux autres,faisant moult efforts pour s'éloigner de ce dangereux endroit. Les oi-seaux de cuir dans ce tintamarre s'étaient échappés, et maintenant la neflivrée à elle-même tanguait dangereusement en plongeant entre les amasde matière et les flots de l'Envers, car ils se trouvaient à la limite de deuxmondes.

— La situation est grave ! lança Balbillus vers les Duls, désormais seulsmaîtres à bord de la nef pirate. Nous allons nous écraser sur ces rochers !

— Lesquels ? interrogea Ogdon en ne voyant pas du tout les rochersen question.

— Ceux-ci ! expliqua le chat-cerise en montrant du menton les amasrocailleux.

Dans un craquement sonore et sinistre la galère s'était penchée de côtésur des landes froides, éclairées par un soleil blafard. Blafard et pourtantaimable, car il s'approcha de la nef éventrée sur son domaine et les salua.

— Bonjour, leur dit un personnage rondouillard au teint pâle, tout entirant sur une pipe d'écume. Votre arrivée a été précipitée, dirait-on.

Il tira de nouveau sur sa pipe et observa tout à tour chacun des Duls,s'attardant sur l'aspect différent de Balbillus le chat-cerise. Le soleil del'endroit était blanc de peau, presque livide, avec des yeux gris et une ti-gnasse blonde défaite. Il portait une chemise lilas et des chausses sépia,des bottillons au cuir brillant, d'un noir éclatant. Son regard allait desDuls à Balbillus le chat-cerise, puis repartait en sens inverse. Ogdon avaitgrondé en se remettant sur ses pattes.

— Où sommes-nous ? Et où sont ces fichus voleurs ?— Ils ont détruit tout notre plan ! geignait Bélard en agitant une patte

encore douloureuse. Misère !

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— Nous devons être aux environs du Quatrième Monde, puisque cesoleil nous fait face en sa demeure.

— C'est exact, approuva doctement le personnage en question en ti-rant de nouveau sur sa pipe, dégageant dans l'air des volutes tourmen-tées et bleuâtres. Mon nom est Vattel. Vous cherchez quelqu'un ?

— Des voleurs ont essayé de dérober les oiseaux qui nous transpor-taient, déclara Balbillus vers le dénommé Vattel. Nous sommes à la re-cherche d'un enfant dérobé au village des Duls.

— Ah.Le soleil avait de nouveau secoué la tête, comme si cela était de peu

d'importance. Au loin était un palais dont les fenêtres étaient ouvertespour certaines, et d'autres fermées. On sentait dans cette bâtisse — im-mense et majestueuse — une atmosphère de fatigue et de fin. Il y avaitdes personnes menant vers l'extérieur des corbeilles de détritus et unamas d'objets divers, une grande fête avait dû avoir lieu ici. Malgré leursituation difficile, Balbillus ne put s'empêcher d'en être intrigué.

— Que s'est-il passé ici ?Le soleil avait tourné la tête vers lui en arborant une expression

d'intense surprise, ne semblant pas pouvoir le croire.— Mais, le Grand Bal de Minuit, bien sûr ! En voilà une question

saugrenue !Le soleil avait eu de grands gestes des bras en désignant les environs.— Toute l'humanité était en fête, partout, dans le Quatrième Monde !

C'était d'une beauté indicible, je vous assure ! D'ailleurs, s'il me souvientbien… Vous y étiez !

Il fixait maintenant le chat-cerise avec une certaine méfiance, ce der-nier ne pouvant s'empêcher de se défendre.

— Je n'en ai pas le souvenir, mais si vraiment vous le dites…Car maintenant il se rappelait avoir été tiré du Monde Vermillon par le

biais du Maître-Bleu de Sendus, sans doute après son retour chez lessiens, d'une façon ou d'une autre… Le chat-cerise secoua la tête. Tout ce-la lui paraissait encore par trop compliqué.

— Vous avez dû l'oublier, probablement, avança le soleil Vattel d'unton compréhensif. Les Élus étaient là aussi, et les Mânnes, les Solophes,tout le monde ! Oui, au douzième coup de minuit à l'Entropée, le GrandBal a commencé. L'Heure de Vérité avait sonné et les Masques sont tom-bés. Le Chambellan a dirigé les danses, et le Maître de Cérémonie a faittout se dérouler au mieux. Il y a eu, évidemment, les incidents habituels,à la grande tristesse du Maître de Cérémonie et de son Chambellan, vouspensez bien…

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— Pourriez-vous m'expliquer le rôle de ces personnages ? miaula Bal-billus piqué par une curiosité toujours plus vive. Je ne comprends rien àtout cela !

— Vraiment ? Mais pourtant vous disiez alors…Vattel le soleil allait reprendre son discours mais Ogdon en avait plus

qu'assez de cette discussion pour lui trop confuse. Il coupa bruyamment.— Nous sommes à la recherche d'un oiseau de cuir, il franchissait

l'Envers vers on ne sait où en emportant notre fils. Vous entendez, notrefils !

Ogdon était ulcéré et sa queue battait nerveusement contre ses flancs.Le soleil parut réaliser avec retard son agacement.

— Je comprends, mon bon, conservez donc votre calme ! Vous voulezretrouver l'Envers, si je ne me trompe !

— Exactement, siffla Alior en observant les environs avec une expres-sion soupçonneuse.

— Retournez-vous donc et vous y serez sans faute, puisque l'Enversest le contraire de l'endroit, affirma le soleil Vattel.

Le groupe obtempéra puis flotta presque aussitôt en un univers singu-lier, parcouru de spasmes éthérés comme s'il était vivant et vide à la fois.Le groupe errait au coeur d'une atmosphère singulière peuplée d'ombreshurlantes et de couleurs irréelles. De vagues silhouettes se mouvaientdans les hauteurs et des masses grises apparurent entre lesquelles ondu-lait un courant à l'ocre incandescent. Ogdon tourna la tête vers Balbillusle chat-cerise.

— Il aurait fallu agir d'une façon plus pertinente, je suppose ?— J'aurais essayé, du moins, lâcha le chat-cerise en soupirant. Mais je

vois quelque chose d'intéressant, peut-être cela nous permettra-t-il denous tirer de ce guêpier.

Il y avait près de là une créature bizarre semblant être le croisementd'un être humain avec un parapluie, ou du moins quelque chose s'en ap-prochant, songea Balbillus en l'apostrophant, flottant toujours dans la lu-mière bizarre de l'Envers.

— Holà, l'ami, holà !La créature — coiffée d'un bonnet de laine et de vêtements fripés —

fixa le groupe avec dédain et allait s'en repartir dans des fougères arbo-rescentes et éthérées lorsque Balbillus la rejoignit de son mieux.

— Ne partez donc pas ! Dites-nous plutôt qui vous êtes !— Et pourquoi le ferais-je ? demanda l'être ressemblant véritablement,

par certains côtés, à un parapluie.

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— Nous sommes dans l'Envers, lui rappela avec une pointe de malicele chat-cerise.

— Je suis une Pensée du Mânne Rigobert, finit par avouer l'être encontinuant à regarder le groupe avec hauteur.

Ceci en continuant d'évoluer par les Passes de l'Envers, avec des cou-rants irisés d'une force incroyable s'insinuant entre les pics et les abyssesde derrière la Trame des Choses. Pourtant le groupe des Duls ne parais-sait pas impressionné par la grandeur de l'endroit, comme si cela lui étaitindifférent. Observant la mine revêche de l'être, Malbus avait lâché versles siens.

— Ce Rigobert est un bêcheur !— Tu l'as dit, approuva Bélard en lui donnant raison.— Il s'agit d'un Mânne, je vous le rappelle, dit Balbillus en se tournant

vers les Duls.— J'ai jamais entendu parler d'un de ces oiseaux-là, coupa Alior dans

un éclat de rire général.— Eh bien…Balbillus le chat-cerise avait commencé à s'expliquer mais déjà l'Envers

s'était volatilisé, comme il s'y attendait. La Pensée du Mânne Rigobert lesavait tirés avec eux sitôt son temps de vie écoulé, et maintenant… Bal-billus le chat-cerise sous une pluie battante comprit immédiatementpourquoi le Mânne Rigobert avait eu une telle pensée. L'averse étaitforte, elle formait un rideau impénétrable alentour. Seuls des murs grisse laissaient distinguer près de là, avec un bouquet d'arbres et une herbeémeraude agitée par le ballet aquatique de l'eau. Le ciel était bas et plom-bé, en jurant le groupe s'était regroupé sous un porche, devant une portede bois ornée d'un vitrail coloré en son centre. La demeure était grande,mais vide : très vite une silhouette indistincte s'était mise à courir versl'entrée, sursautant en découvrant le groupe des Duls avec Balbillus surle pas de la porte.

— Pouvez-vous m'expliquer votre présence devant ma maison ?L'homme avait un long manteau noir dégoulinant d'eau, le col relevé

cerclant un visage ridé et clair, de grands yeux noirs et une crinière decheveux clairsemés. Le tonnerre grondait derrière lui et l'éclair en tou-chant le sol lui fit une aura lumineuse, laquelle n'impressionna personnedans le groupe d'amis. Il avait lissé ses cheveux d'un geste machinal afind'en chasser l'eau, puis il reprit en voyant le mutisme de chacun.

— Eh bien ?

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— Vous êtes le Mânne Rigobert, nous devons donc nous situer dans leQuatrième Monde, ou bien dans ses abords immédiats, miaula le chat-cerise.

— Vous supposez correctement, reconnut le Mânne en ouvrant d'unepoussée le lourd battant de bois, dévoilant un vestibule de tapis épais etde boiseries cirées, au parfum puissant. Mais ne restez pas devant laporte, assura-t-il alors qu'un second éclair zébrait la voûte nuageuse. Ilfait un temps épouvantable, n'est-ce pas ?

— Certes, convint Ogdon en se mêlant à la conversation avec pru-dence, nous sommes venus ici attirés par une de vos Pensées, dansl'Envers.

— Tiens donc, elle était là ?Le Mânne Rigobert avait souri fugitivement avant d'enchaîner.— Dans les Bois d'Yvert j'ai senti quelque chose se glisser hors de ma

rêverie et je l'ai immédiatement annulée afin de ne nuire à personne,vous comprenez, on n'est pas Mânne pour rien, mais il a dû en subsisterquelque chose, j'ignore pourquoi. L'Envers, pas moins !

— La pluie avait commencé à tomber, comprit le chat-cerise en se sou-venant des trombes d'eau s'abattant autour de la demeure.

— Elle m'a pris par surprise, effectivement, expliqua le Mânne en sedébarrassant de son lourd manteau sur un cintre d'onyx, rivé au mur.Mais vous étiez véritablement dans l'Envers, en cette saison ? Les cou-rants d'antimatière devaient être très violents, non ?

Le Mânne Rigobert avait enjoint d'un geste négligent la petite troupe àle suivre en une vaste pièce dont une porte-fenêtre donnait sur un bal-con, et au-delà des rideaux de gaze sur un grand jardin boisé, s'agitant etse tordant présentement sous la puissance de l'averse. Le Mânne avaitlaissé le groupe se reposer sur de profonds tapis, devant l'âtre où était unfeu de bois crépitant. Le Mânne pour sa part dans un meuble bas s'étaitservi une coupe de vin, et s'asseyant commodément devant ses invités ilse mit en devoir de faire tourner son verre bulbeux du bout des doigts.

— Ils l'étaient, en effet, et la rencontre avec votre Pensée nous a été bé-néfique, répondit le chat-cerise. Voyez-vous, mes amis sont importunéspar une peuplade belliqueuse, et de surcroît cette dernière en un acte demalveillance insensé a enlevé le petit Tibur, un enfant du village, c'estpourquoi nous étions sur les traces de ses ravisseurs. Mais des voleurs del'Envers nous ont attaqués, et nous nous sommes échoués. Nous avonsvu votre Pensée vagabonder au loin… Vous connaissez la suite.

— Oui, déclara songeusement le Mânne après une nouvelle lampée.Ainsi, les Merriens vous importunent ?

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Le Mânne Rigobert s'était servi une nouvelle lampée, la pluie battantbruyamment contre les carreaux de la grande fenêtre en ogive, non loind'eux. Des lustres scintillants irradiaient une lumière douce et chaude.L'ambiance de la pièce était feutrée et intime, accueillante, hospitalière.Au dehors la pluie redoubla, et le tonnerre tonna une fois encore.

— Hum, reprit le Mânne Rigobert en quittant du regard sa coupe decristal remplie de son nectar ambré, se tournant vers ses hôtes, lespeuples de l'homme sont plus nombreux que les brins d'herbe dans laprairie, et même si je suis l'Apôtre de cette Sphöere je n'ai jamais entenduparler de ces messieurs. Ils me paraissent plutôt subir l'influence duMânne Altiopr, cela me semble bien dans ses manières en tout cas. Il atoujours eu des façons assez cavalières, vous savez ?

— Nous pourrions rencontrer ce Mânne Altiopr et ainsi résoudre leproblème à sa source, vous croyez ? s'enquit Balbillus en essayant decroire très fort à son hypothèse.

— À dire le vrai…Le Mânne Rigobert avait eu une mine pensive, fronçant les sourcils en

léchant discrètement le bout de ses lèvres.— Je n'en sais rien, avoua-t-il. Mais vous pouvez toujours essayer !Ogdon le Dul avait regardé fixement le Mânne en se redressant, suivi

de peu par ses camarades, et Malbus avait presque aboyé versl'important personnage tant la situation lui devenait pesante.

— Comment rejoindre cet homme ?— Mânne, corrigea leur hôte. Altiopr est un Mânne, tout comme moi.

Et il dirige les Fosses. Pour le rejoindre, il faut descendre les TroisMarches.

Le décor feutré et confortable venait de s'évanouir comme par enchan-tement, seul restant de la pièce le parquet ciré avec les tapis luxueux et lacheminée au brasier ronflant, le Mânne Rigobert sur son siège balançanttoujours son pied botté en savourant sa coupe. Les cieux étaient noirs, etle silence par contraste avec la rumeur de la tempête précédente était ef-frayant. Ils se trouvaient au centre du vide, il n'y avait ni haut, ni bas.Seulement un chemin s'enfonçant dans les ténèbres, loin de la rassuranteluminosité de la cheminée, et le bruit clapotant et caractéristique d'uneétendue d'eau. Le Mânne Rigobert but de nouveau avant de reprendre.

— La première Marche est Silistre, la deuxième Cadestrolle. La troi-sième, ah, la troisième…

Le Mânne gloussa avant de se servir une nouvelle rasade de sa coupe,au coeur de la nuit. Il faisait froid et les environs paraissaient emplis derumeurs, songea Balbillus en observant le tout.

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Chapitre 36Le sentier s'étirait vers les ténèbres, et le niveau du sol allait montant.

En silence les Duls suivaient Balbillus le chat-cerise : depuis un momentdéjà il ne disait mot, occupé à scruter les ténèbres tout en progressant surl'étroit chemin. Un vent mordant et aigre s'était levé, rebroussant la four-rure sombre des Duls et la toison écarlate de Balbillus, mais dans les té-nèbres de l'endroit ce détail leur parut dénué de toute importance, etpour ainsi dire sans signification. Le chemin s'incurva en redescendant,et lorsque deux pupilles phosphorescentes s'ouvrirent au bout de leurchemin le chat-cerise feula vers ses amis les Duls, sans pour autant cesserd'avancer.

— Un guetteur est devant nous. Le chemin de Silistre et des Fossesn'est pas dépourvu de gardien.

— Je m'en doutais un peu, à vrai-dire, lui répondit Ogdon en trottinantà ses côtés.

Dans la nuit noire le groupe s'approcha des yeux brillants, et, lorsqu'ilsfurent parvenus à une distance proche du gardien, ce dernier fut illumi-né par une vive clarté, car il venait d'allumer une lampe à huile grillagée,dont la flamme était protégée par un verre bulbeux. Il s'agissait d'unhomme, et non d'une créature monstrueuse comme l'avait d'abord sup-posé le chat-cerise, remarqua ce dernier non sans une certaine surprise. Ilportait des vêtements gris près du corps et des bottes de tissus rêche luiremontant sur les cuisses, une curieuse cagoule lui enveloppant la têtesans masquer pour autant son apparence. Il avait une démarche chalou-pée en tournant autour d'eux avec sa lampe, et après les avoir soigneuse-ment observés l'homme aux traits fatigués et au nez aquilin se gratta lementon avant d'articuler.

— Bon. Vous n'êtes pas des Tyres, c'est déjà ça. J'aurais été obligé d'enappeler aux Ombres de Mériacée, et votre fin aurait été inéluctable.

— Nous sommes des Duls, et notre ami écarlate ici présent est un chat-cerise, expliqua Ogdon le Dul en essayant de réfréner son agacement de-vant cet empêchement inattendu.

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— C'est bien possible, reconnut le gardien de Silistre, mais je n'ai pasreçu d'ordre de mon maître Altiopr pour laisser passer des non-fosséenschez nous. Je ne peux vous laisser continuer.

Le ton de l'homme était indifférent, il se trouvait devant eux mais visi-blement ses pensées étaient ailleurs.

— Nous sommes pressés, assura le chat-cerise en essayant lui aussi deconserver son calme. Nous recherchons un petit de la tribu de mes amis,la vie d'un enfant n'a pas de prix, vous le savez.

— Et comment, acquiesça le gardien, depuis que les Solophes en ontinterdit la vente les prix ont bondi dans les Cercles Agrères : la revented'un seul d'entre eux peut vous rapporter une fortune, m'a-t-on dit.

— Quoi !Les Duls et le chat-cerise Balbillus s'étaient exclamés d'une même voix.— Mais oui, reprit l'homme sans cesser pour autant de scruter les té-

nèbres cerclant les Fosses du Mânne Altiopr. Même si c'est interdit desgens de mauvaise vie à l'âme délétère enlèvent des enfants et les em-mènent dans les Cercles Agrères, où est la Chienlit. Elle achète ces en-fants pour en faire des soldats, parait-il. Les Mânnes et les Élus ré-prouvent cela mais la Chienlit est puissante, vous le savez. Aussi le traficcontinue-t-il en dépit des efforts des Mânnes et des Solophes, des êtresde bonne volonté.

— Je commence à comprendre, miaula le chat-cerise vers le reste desDuls. Je les pensais désireux d'en faire un otage, mais peut-être leurmobile est-il simplement financier ?

— Il se pourrait, rugit Bélard en hérissant sa fourrure de colère, mais sijamais je retrouve ces maudits voleurs d'enfants je leur ferais rentrer leurméchanceté dans la gorge.

— Ouaip, renchérit sombrement le Dul Malbus.— Tout cela est très bien, déclara le gardien des Fosses en se croisant

les bras, sans cesser pour autant de tenir sa lampe d'une main, mais jevais être obligé de vous demander de repartir. Votre présence n'est pasindispensable dans les Fosses.

— Mais on vient de vous dire… commença Bélard en crachant presquede colère.

— J'ai dit, trancha l'homme en tournant sa lampe vers la gauche, oùdes bruits semblables à ceux d'êtres se déplaçant lentement dans uneétendue liquide venaient de se faire entendre. Et voilà de nouveau cesmaudits Tyres ! Je le savais ! Vous, repartez par où vous êtes venusimmédiatement, dit-il d'un ton péremptoire vers le groupe d'amis. Àmoi, les Ombres de Mériacée, à moi !

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Son attention s'était déplacée vers les nouveaux venus, des créaturespâles aux cheveux longs et hagards, aux vêtements déchirés comme s'ilsavaient séjourné trop longtemps dans l'eau. Un bruit de cloches sonnantà la volée tel un tocsin funèbre s'était mis à résonner, et de l'obscuritéémergèrent une à une des silhouettes filiformes et moirées, constituéeseut-on dit d'ombre et de lumière intimement mêlée.

— C'est le moment ou jamais ! avait lancé Balbillus le chat-cerise enaparté à ses compagnons, prenant en catimini la direction d'un cheminéclairé dans le lointain par de hauts lampadaires, dégageant sur la petiteroute des auréoles diffuses par le biais de globes opalescents.

— N'est-ce pas un peu précipité ? demanda le Dul Alior en suivantmalgré tout la cavalcade générale.

— Tu as entendu le gardien, feula Ogdon en courant aux côtés de Bal-billus, il n'y a malheureusement pas d'autre alternative pour le moment.

La voie laissée libre par le gardien, occupé pour l'heure à guerroyercontre ces pitoyables Tyres avec l'aide des Ombres de Mériacée était unevoie pavée allant en descendant vers les fameuses Fosses du Mânne Al-tiopr. Elle était bordée de réverbères de bronze illuminant le chemin, etatteignant ce dernier il se profila devant eux un porche large et haut. Lechat-cerise sut immédiatement se trouver devant la première Marche ac-cédant au Mânne Altiopr, celle de Silistre. Le rejoindre prit seulement uninstant et immédiatement après il se produisit une fulgurance éblouis-sante laissant chacun les pupilles aveuglées et douloureuses. Lorsque cetinstant fugace eut été dépassé chacun ouvrit les yeux sur un monde nou-veau, celui de Silistre. Les Duls regardèrent autour d'eux avec attention,Balbillus le chat-cerise ne faisant pas exception à la règle.

Silistre était une plaine plate et sèche, de roche et de grès gris, aveccomme saupoudrés par la main d'un géant mythique une infinité de gra-villons blancs et roses sur la vaste étendue. Le ciel avait un bleuté éteint,presque clair, et des nuages bas à la blancheur grise se traînaient au fonddu ciel. Le soleil de l'endroit arborait un rose marbré par de vastesbandes jaune orangé, et des monts coniques parsemaient l'endroit avecun positionnement presque géométrique. L'un d'eux exhalait une mincefumerole. Balbillus grogna en la voyant.

— Ce pays est de nature volcanique. J'espère que l'un de ces fichusvolcans ne se mettra pas en activité au mauvais moment !

— Je l'espère aussi.Ogdon le Dul s'était remis en marche d'une démarche souple et pru-

dente à la fois, la démarche naturelle adoptée par les Duls depuis le dé-but de leur aventure et souvent jalousé en secret par le chat-cerise. Il

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avait essayé plus d'une fois de l'imiter mais en vain, et en définitive ilavait dû y renoncer. Progressant sur la plaine claire de Silistre le groupeen vint à rejoindre un amas rocheux se dressant non loin de là, et le DulMalbus s'étant juché sur un piton rocheux afin de découvrir les environs,il gronda.

— Il y a un vaste bâtiment non loin d'ici. J'ignore si c'est la maison dece Mânne Altiopr.

— Cela me paraît hautement improbable, jugea Balbillus le chat-ceriseaprès avoir rejoint le Dul sur sa position élevée, puisque le Mânne Altio-pr selon les dires du Mânne Rigobert siège derrière la Troisième Marchedes Fosses, au terme donc des trois.

— Actuellement, la seule chose devant nous préoccuper est de re-joindre ce Mânne au plus vite afin de lui demander des comptes, affirmaOgdon après avoir bondi lui aussi sur le promontoire. Si ces mauditsMerriens sont sous son obédience ils lui obéiront et nous rendrontl'enfant de la tribu.

— Et s'ils ne le font pas ?Bélard était resté en contre-bas — essentiellement en raison de

l'étroitesse de la plate-forme rocheuse, trop petite pour contenir un occu-pant de plus — et il s'était adressé à eux depuis sa position. Alior étaitprès de lui, reprenant à son tour.

— Et si les Merriens ont vendu Tibur à cette Chienlit détestable ?— Voilà trop de questions pour mon pauvre crâne, reconnut Ogdon le

Dul en sautant à bas de son perchoir, bientôt imité par Malbus.Le chat-cerise, lui, avait jugé préférable, et surtout plus prudent, de re-

joindre ses compagnons par une voie plus sûre et moins risquée.— Trop de problèmes peuvent nous embrouiller les idées, rejoignons

plutôt cette propriété découverte au loin, miaula le chat-cerise Balbillus,peut-être sont-ce de braves gens, même dans les Fosses du Mânne Altio-pr il doit y avoir des personnes capables d'aimer la vie, le soleil et lesbonnes actions.

Sur ces paroles réconfortantes et surtout rassurantes, car tel était le ré-sultat recherché par le chat-cerise Balbillus, le petit groupe en vint à at-teindre finalement une vaste propriété enclose de hauts murs de pierre.Il se trouvait en haut des parois un crénelage artisanal et de loin en loinune guérite de surveillance, de l'une d'elles s'élevant bientôt un crid'alarme à leur vue. Mais la porte principale avait été atteinte, et, se prità songer le chat-cerise en entendant du vacarme derrière la porte dechêne, cela leur épargnait le calvaire d'avoir à frapper. Sur les hauteursune silhouette menue était apparue, et, avant même d'entendre une voix

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frêle et mal assurée, le chat-cerise sut avec certitude avoir affaire à unenfant.

— Que voulez-vous ? Prenez garde, nous pouvons vous faire très mal !— Oui, reprit une fillette près de lui, nous sommes nombreux !Les deux enfants étaient sales et dépenaillés, portant des cuirasses

rouillées trop grandes pour eux et des casques de bronze à la patine vé-nérable. Leurs armes étaient des lances ébréchées et des épées rongéespar les années, Ogdon le Dul secouant la tête en voyant le spectacle.

— Ils ont dû dévaliser un collectionneur d'antiquité, ce n'est pas pos-sible autrement ! s'exclama-t-il.

Le chat-cerise miaula alors vers les deux enfants, bientôt trois, quatreet même davantage car d'autres étaient montés à leur tour.

— Nous ne vous voulons pas de mal, les enfants, les rassura le chat-ce-rise, bien conscient que tous ces enfants étaient effrayés par l'aspectétrange de leur troupe. Nous sommes à la recherche du Mânne Altiopr.Nous voulons retrouver un enfant de la tribu des Duls, Tibur.

— Il a été enlevé ? interrogea avec une surprise désabusée le premierenfant à s'être adressé à eux.

— Oui, par ces maudits Merriens, expliqua Ogdon en relevant la têtevers le haut des remparts. Ils sont sous les ordres du Mânne Altiopr,aussi essayons-nous de rejoindre la Seconde Marche des Fosses au plusvite.

— Il s'agit de Cadestrelle, comprit l'un des enfants en approuvant de latête du haut des créneaux.

— Exactement, confirma le Dul.Les portes de bois avaient été ouvertes, suite à la discussion de présen-

tation, et une marmaille colorée avait accueilli le groupe de Duls àl'intérieur. Les portes promptement avaient été refermées.

— La Chienlit a récemment élargi son Cercle Agrère jusque vers lesfrontières des Fosses, dit l'enfant le plus âgé de la propriété, sans doute lechef de la troupe. Et les enlèvements d'enfants se multiplient, noussommes obligés d'être prudents avec les étrangers, vous comprenez.

Ogdon le Dul et ses amis, le chat-cerise, avaient approuvé de la têteavec une compréhension non feinte.

— Naturellement, miaula le chat-cerise vers l'enfant aux tâches derousseur et à la cotte de mailles informe et rouillée, trouée par endroits.

Il avait les mains maculées et portait à la ceinture une épée de fer bri-sée net, mais dont le moignon était encore acceptable, avait dû juger sonpropriétaire. Ce dernier avait le teint clair et le visage moucheté de

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tâches de son, avec un nez espiègle et des yeux gris-bleu, une épaisse ti-gnasse rousse émergeant de sous un chapeau de paille.

— Nous sommes désolés pour votre enfant. Nous aussi nous avonsperdu des nôtres, vous savez…

— Hon-hon.Ogdon le Dul avait remercié pour la compassion, mais il ne put

s'empêcher de poser une question après avoir fait un rapide tourd'horizon des lieux.

— Mais qu'est cette Chienlit, en définitive ? Et pourquoi le MânneAltiopr tolère-t-il de tels agissements dans son territoire ?

— C'est inadmissible, estima Malbus en secouant la tête à son tour.Proprement choquant, et inadmissible.

— La Chienlit, on sait pas, lâcha crûment un des enfants en les escor-tant à l'intérieur de la propriété vers un banc de bois, où s'assirent plu-sieurs gosses afin d'être mieux à même de discuter posément. Mais ilsprennent des enfants et les entraînent à la guerre, puis ils les emportentdans un pays lointain.

— On n'en sait pas plus, avoua le premier des enfants, celui aux tâchesde rousseur et aux cheveux de son.

Ogdon le Dul et le chat-cerise Balbillus, tout en écoutant de façon inté-ressée les propos décousus des défenseurs de la propriété, détaillaient lesmurs de briques d'une certaine hauteur avec les escaliers y accédant, lesvastes jardins d'herbes folles et les bâtiments de tuiles rouges aux mursde briques et aux portes vitrées, les fenêtres étroites. L'endroit était bienentretenu et rangé, nettoyé, mais le temps manquait visiblement aux dé-fenseurs pour donner au lieu le lustre nécessaire.

— Parfois, ils commandent même des enlèvements d'enfants à d'autrespeuples lorsque leurs propres efforts se révèlent insuffisants, ajouta unefillette aux genoux calleux et à la jupe crottée, avec ses chaussettesblanches retombant mollement sur ses chaussures cirées.

Elle portait un caftan de tissu sur un tricot de laine bariolé, avec unbonnet retombant de travers, coiffant une chevelure sombre couleur cor-beau, des yeux gris et rêveurs, une petite bouche mutine et un front haut.Une charmante fillette, songea Balbillus le chat-cerise avant dereprendre.

— On en sait quelque chose.Les enfants les entouraient et Ogdon avec Balbillus le chat-cerise

s'étaient assis calmement sur un banc de bois décrépit par les intempé-ries, en compagnie de plusieurs enfants. Les autres Duls, Alior et Bélard,Malbus, tenaient compagnie au reste des défenseurs : ils s'amusaient déjà

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à les caresser, ou bien à leur tirer les moustaches avec entrain. Le soleilrose pâle marbré de bandes orangées s'était affaissé un peu plus vers lebord de l'horizon, là où les cônes silencieux des volcans montaient unegarde vigilante. Ogdon le Dul s'était retourné vers les enfants après avoirfixé songeusement la plaine plate environnante.

— Nous sommes bien aises d'avoir pu faire votre connaissance, les en-fants, mais nous essayons de rejoindre le Mânne Altiopr au plus vite,expliqua-t-il vers l'assemblée des gosses les entourant. Nous devons re-trouver notre enfant, Tibur, avant de retourner chez nous.

Ces derniers avaient eu une mimique compréhensive, l'air grave et lestraits empreints d'un sérieux inhabituel pour leur âge. Balbillus toutefoisavait eu un sursaut intérieur, posant une question d'une voix claire à lacantonade.

— Où donc cette mystérieuse Chienlit fait-elle affaire avec les peuplesdont elle demande l'aide, pour lui rapporter des enfants, je veux dire ?Car cela ne se fait pas dans les Cercles Agrères eux-mêmes, je suppose ?

— Nous ne savons pas trop, reconnut l'un des enfants en se grattant lecrâne, nous ne sortons plus tellement de la propriété depuis les agisse-ments de la Chienlit. Mais la Plateforme des Xupitériens, près de laConstellation Majeure, est dit-on l'endroit où se vendent les enfants aumeilleur prix. C'était en tout cas l'opinion des Messagers allant de pro-priété en propriété pour colporter les nouvelles.

— Ils ne viennent plus ? interrogea Malbus en se retournant versl'enfant ayant pris la parole.

— Non, et nous ne savons pas pourquoi.— Mais c'était un enfant, comme nous, renchérit un autre, alors peut-

être a-t-il été enlevé aussi.— Mouais.Ogdon le Dul secouait la tête de nouveau, décidément l'avalanche de

tristes nouvelles le dépassait par trop.— Nous essaierons de faire quelque chose pour eux et vos amis, si ja-

mais nous en avons la possibilité, mais vous connaissez notre priorité, lesenfants.

Les défenseurs de la propriété avaient une fois de plus approuvé de latête en silence, mais visiblement il leur répugnait de voir partir des amissi puissants. Malgré tout ils s'étaient faits à l'idée de leur départ.

— Vous ne nous avez toujours pas dit l'emplacement de la porte sui-vante pour Cadestrolle, les enfants, lança le Dul Bélard en essayant dedérider l'atmosphère et d'égayer les visages des gosses de l'endroit.

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— Vous voulez parler du Chemin traversant les Fosses et menant à Al-tiopr le Mânne ? demanda la fillette qui s'était exprimée tout à l'heure.

— Oui ! reprit en choeur le groupe de Duls.— Nous ne le connaissons pas non plus, mais les Messagers sont ses

subordonnés, et le nôtre avant de disparaître venait toujours de Castel-le-bourg, non loin d'ici. Nous sommes à l'extrémité ultime des Fosses, re-faites en sens inverse le trajet des messagers d'Altiopr et vous rejoindrezleur maître, déclara la petite fille avec une candeur acidulée.

Les Duls et Balbillus le chat-cerise se regardèrent mutuellement avecune expression effarée, tant la logique du raisonnement de la petite filleétait imparable.

— Cette petite est merveilleuse, jugea Bélard vers Ogdon le Dul un tonplus bas, emportons-la avec nous.

— Tu n'aurais jamais pensé à un pareil stratagème, reprocha ironique-ment Alior vers le chat-cerise.

— Hé ! se défendit ce dernier. Je ne savais rien des Messagersd'Altiopr ! Vous le saviez, vous ?

— Allons, se disputer ne sert à rien, et cet enfant doit rester ici avec sesamis, gronda le Dul Ogdon. Peut-être aurons-nous à affronter cetteChienlit ou bien ses alliés sur la route menant au Mânne Altiopr, je neveux pas voir cette fillette être mêlée de près ou de loin aux combats. Carsi nous croisons la route de ces voleurs d'enfants, souffrance il y aura, jepeux vous le garantir. Mais pour la Chienlit. Allons, ne tardons plus.

Ogdon le Dul s'était redressé et souplement, sans jeter un regard en ar-rière, il avait bondi sur le sol. Les enfants s'étaient écartés pour le laisserpasser, le reste des Duls l'imitant en silence. Balbillus le chat-cerise fer-mait la marche, songeant en rejoignant les grandes portes, ouvertes pourleur départ. Il se retourna une dernière fois afin de saluer les enfants,émus par leur départ, puis le chat-cerise s'astreignit à rattraper les sienssur la poussière du chemin.

Le temps passa et vint midi, le soleil rose rayé de bandes horizontalesorange s'élevant à son zénith. La chaleur avait augmenté et la plainecaillouteuse s'effaça en laissant la place à une étendue herbeuse et plateoù les cônes volcaniques des limites de la Fosse avaient disparu. Deschamps de verdure se déroulaient sans limites et une haie d'arbres res-semblant à des platanes bulbeux, mais dont le tronc aurait eu une teinteviolacée, les entoura de leur masse feuillue en leur constituant un abribienvenu contre les ardeurs du soleil. Des insectes bourdonnaient entreles rayons lumineux filtrant à travers les feuillages, et la marche conti-nuant à se dérouler sans heurt Bélard le Dul finit par rompre le silence.

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— Si nous faisions une pause ? La chaleur est pénible et j'ai cru en-tendre près d'ici la rumeur d'un ruisseau. Je boirais bien un petit peu.

— Moi aussi ! avait grogné Alior, avant d'être approuvé par Malbus.— C'est une excellente idée !— Bon, une courte halte est décrétée à la volonté générale de trois

d'entre nous, dit le Dul Ogdon avec un semblant d'ironie.— Trois sur cinq, c'est tout de même la majorité, non ? s'enquit Bélard

vers Malbus.Le groupe s'était écarté du chemin en approchant d'un bassin de pierre

où une fontaine de bronze rejetait par la gueule d'un sphinx une ondelimpide. Chacun s'abreuva avec délectation à l'eau froide de la fontaine,lorsque Ogdon le Dul releva brusquement la tête. Un bruit de chariot etle martèlement caractéristique de sabots s'étaient fait entendre, se rap-prochant de l'endroit. Apparemment l'emplacement de la fontaine devaitêtre connu de chacun, et son eau, délicieuse, très prisée par les habitants.

— Cachez-vous ! rugit à voix basse Ogdon en se coulant dans leshautes herbes proches, avant d'être imité par le reste des Duls.

Un groupe de cavaliers venait de s'arrêter près de là, un imposant car-rosse de bois et de fer tiré par des chevaux baies couverts de sueurs'immobilisant presque aussitôt. Des hommes frustes, bardés de cui-rasses de feutre épais et de fer brillant, avec des protections de cuir auxépaules et aux coudes, aux genoux, étaient descendus de leurs monturespour remplir leurs gourdes d'eau à la fontaine, laissant leurs chevauxapaiser leur soif tout leur soûl. Le carrosse était vide, sa cabine centralecomptant une porte grillagée de fer et des fenestrons à l'identique. Le co-cher avait eu un rire gras en montrant de l'index la direction de la pro-priété des enfants.

— Si nous pouvons les capturer tous, notre fortune est faite !Les cavaliers patibulaires rirent à leur tour et Balbillus le chat-cerise

eut grand-mal à ne pas bondir sur ces méchantes gens, aux moeurs dé-voyées. Mais le Dul Ogdon avait prévu sa réaction, et probablement cellede ses compagnons Dul car il leur glissa doucement, afin de n'être pasentendu par ces mercenaires remontant sur leurs chevaux afin de pour-suivre leur route.

— Nous ne pouvons rien faire, car ils sont armés et nombreux, leurassura-t-il.

— Bon sang, j'en suis malade, miaula le chat-cerise en songeant auxenfants restés derrière eux, à la merci de ses brigands.

— Ne peut-on vraiment pas faire demi-tour pour les aider ? suppliaAlior dont la tristesse était réelle.

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— Non, il nous faut trouver le Mânne Altiopr afin de délivrer Tibur,vous le savez bien. À chasser trop de lièvres à la fois on n'en attrape au-cun, expliqua Ogdon en regardant les mercenaires s'éloigner à l'horizondans un nuage de poussière. Mais je demanderai des explications auMânne Altiopr sur la présence de ces brigands dans les Fosses. Repre-nons notre route.

En silence le groupe d'amis repartit de l'avant, et il s'écoula un longmoment avant que les Duls et le chat-cerise puissent parvenir à articulerun mot, tant était grand leur dépit. Mais les paroles du Dul Ogdonétaient empreintes de vérité, même si elles étaient amères à avaler, dutreconnaître le chat-cerise Balbillus. Le chemin continuait à serpenterentre les champs d'herbes folles et une forêt s'étalait au loin, comme unocéan de verdure léchant des terres cultivées. Un poteau indicateur étaitplanté près de là sur le bord du chemin, Balbillus attendant d'être devantlui pour lever les yeux et déchiffrer le message rédigé dessus.

— Vous êtes sur le Chemin, déchiffra à voix haute Balbillus. Les en-fants ne nous avaient pas menti, termina-t-il en abaissant la tête, se dou-tant par trop de leur sort.

Ils poursuivirent leur route et s'engouffrèrent dans les bois, s'étonnantde n'être pas parvenu encore à la cité de Castel-le-bourg lorsque venantsur la route vers eux, dans la pénombre de la forêt en ce début d'après-midi, une silhouette revêtue d'une longue robe sombre et encapuchon-née de manière à dissimuler ses traits s'approcha d'eux, tête baissée. Elleportait un panier d'osier recouvert d'un tissu multicolore à un bras, lechat-cerise remarquant combien lumineuse était la texture de ses mains,de ses pieds à travers ses sandales de tissu. Une aura éblouissantes'exhalait par l'échancrure de sa capuche, et instinctivement les Duls ces-sèrent leur avance en pressentant la puissance du personnage. Toutefoisce dernier ne leur montra aucune hostilité, les saluant en semblant mêmelire dans leurs pensées.

— Bonjour, messieurs. Si vous cherchez Castel-le-bourg, vous êtes ef-fectivement dans la bonne direction. Le hameau est en fin de forêt,traversez-la et le Chemin vous y mènera tout droit. Voulez-vous unepomme ?

L'inconnue — puisqu'ils entendaient la voix d'une dame — avait retiréde son panier en osier une pomme rouge à l'éclat translucide, irréel, et lesDuls avaient tressailli en secouant négativement la tête, tout comme ve-nait de le faire Balbillus, le poil hérissé.

— Non, merci, madame, miaula Balbillus avant de lui demander : Quiêtes-vous ?

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— Je suis une dame comme il y en a tant, et j'aime beaucoup les en-fants, avoua cette dernière. Il se trouve une demeure tout emplie de cesderniers, près d'ici, ai-je entendu dire ?

— Ils sont en grand danger, feula Ogdon le Dul, car des voleursd'enfants se dirigent vers eux. Si nous n'étions pas à la recherche de notrepetit, Tibur, nous aurions fait demi-tour pour leur prêter main-forte.

— Certainement, acquiesça Balbillus à l'unisson du reste des Duls.Mais nous allons trouver le Mânne Altiopr de ces Fosses, et lui deman-der des comptes, et pour le petit Tibur et pour les enfants de cetteSphère.

— Voilà de nobles paroles, messires, jugea l'inconnue en portant unemain lumineuse à sa poitrine. Je vous souhaite la meilleure des réussites,pour ma part je vais aller vers ces enfants. Ils ont appelé mon nom, et leslarmes des enfants me font toujours venir infailliblement, même si par-fois les circonstances me retardent. Allons, Fenris, rejoignons cette petitefille et ses amis.

Un loup gris imposant émergea des fourrés et ses yeux glacés fixèrentcrûment les amis jusque dans le tréfonds de leur âme, avant de partir entrottinant derrière la belle inconnue. Observant leur émoi, cette dernièrereprit une dernière fois en agitant la main en signe d'adieu dans leurdirection.

— Ne craignez point, je suis une simple bonne dame, comme il y en atant.

Elle s'éloigna à petits pas et Balbillus souffla lorsque le couple disparutau loin, réalisant qu'il avait oublié de respirer durant la totalité del'échange verbal, le reste des Duls en ayant visiblement fait autant. Lechat-cerise se tourna vers Ogdon.

— Une simple bonne dame comme il y en a tant, sincèrement, j'endoute. Et même si leur rencontre m'a sur le coup effrayé, elle me réjouitmaintenant. Ces voleurs d'enfants risquent d'avoir une surprise trèsdésagréable, et cela n'est pas pour me déplaire.

Les Duls s'étaient mis à feuler de rire, Ogdon le Dul paraissant fran-chement réjoui.

— Tu l'as dit, Balbillus !Sur ce ils reprirent leur route dans la forêt de Silistre, au coeur de la

première Marche, et ils allèrent désormais dans le plus grand silencejusqu'à atteindre les maisons d'un petit hameau, ceinturé par un vestigede mur aux allures de muraille lilliputienne. Il s'y trouvait un portillonpouvant être enjambé par un enfant, et derrière un petit homme, ungnome des Petites Gens sursautant à leur vue.

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— Halte-là, leur intima-t-il lorsqu'ils furent parvenus à son niveau, lesvoleurs d'enfants sont interdits chez nous !

— Nous ne sommes pas des voleurs d'enfants, et n'entretenons aucunpoint commun avec ces infâmes brigands, assura Ogdon le Dul en fixantle gnome.

Petit et rougeaud, avec des traits poupins et une houppelande lui cou-vrant la tête en retombant sur les reins, le gnome branla du chef en regar-dant tour à tour chaque membre du groupe.

— Vous ne ressemblez pas à ces méchantes gens, en effet, convint-il,entrez donc et expliquez-moi le pourquoi de votre venue. Les étrangerssont rares par chez nous, surtout en ce moment.

Il avait ouvert le portillon et afin de ne pas le froisser, même s'ils au-raient pu le franchir d'un bond, le groupe d'amis le suivit poliment, legnome refermant ensuite le portillon avec soin.

— Ainsi je me sens plus tranquille, affirma-t-il.— Nous suivons le Chemin, reprit le chat-cerise Balbillus vers celui

des Petites Gens. Nous devons parler au Mânne Altiopr d'un enfant de latribu des Duls, enlevé par des hommes sous son obédience, les Merriens.

— Et allez donc, encore un enfant, soupira le gnome avec un gestedésabusé. Le Mânne Altiopr doit finir par entendre raison, mais tous nosefforts dans ce sens se sont révélés vains. Je vous souhaite un franc suc-cès, même si j'en doute. Mais tenez, voici venir Henry, il pourra vous ex-pliquer au mieux la marche à suivre afin de continuer le Chemin, car ils'interrompt ici avant de reprendre un peu plus loin. Il saura vous enparler davantage, je ne suis pas très savant dans ce domaine.

Un être de race elfique avec des ailes de libellule et des oreilles poin-tues, un visage facétieux porteur de traits graciles tourbillonna autourd'eux avec des "Youp-Youp" sonores. Il avait des habits de feutre vert etdes mocassins d'écorce, observa Balbillus en suivant des yeux sa courseerratique.

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Chapitre 37— Et voilà ! Ne vous l'avais-je pas dit ? Youp !L'elfe Henry avait voleté autour d'eux après avoir désigné de son doigt

minuscule une ouverture dans la forêt sombre de Silistre, Ogdon le Dulgrondant le premier.

— Je commençais à craindre de ne jamais retrouver ce Chemin.— Il ne faut jamais désespérer, lui miaula Balbillus le chat-cerise, avant

de reprendre vers le petit elfe aérien : Je te remercie, Henry. Ton aidenous a été précieuse.

— Y'a pas d'quoi, assura ce dernier en voletant une dernière fois au-tour d'eux. Puisse mon aide vous permettre de venir à bout de ces mé-chants voleurs d'enfants.

— Nous l'espérons aussi, feula à voix basse Malbus à la toison striéed'albâtre.

L'elfe était de constitution minuscule et avait davantage l'apparenced'une poupée de porcelaine que d'un être vivant, il décrivit une dernièreet chatoyante boucle aérienne au-dessus du groupe d'amis puis dans un"Youp" d'adieu sonore et vibrant il s'évanouit au loin, luciole erratique àl'éclat décroissant. Lorsque le petit Henry se fut évaporé dans la téné-breuse forêt de Silistre, Ogdon le Dul repris la marche vers le Chemindes Messagers du Mânne Altiopr. Promptement le reste du groupel'avait imité, se perdant en un environnement bosselé car le Chemins'enfonçait dans les entrailles de la terre, eut-on dit, tant les talus bordantla voie s'élevaient en débordant de végétation de fougères arborescenteset d'herbes folles. Les arbres centenaires éployaient leurs troncs vers leshauteurs en adoptant des postures étranges, et parfois de longues racinesfilandreuses émergeaient des pans abrupts bordant leur route, créantune ambiance à tout le moins empruntée chez les Duls et le chat-cerise.Une brume épaisse se leva, bientôt l'on n'y vit plus à trois pas. Depuisleur départ du village et la marche forcée infligée par l'elfe aérien, se sou-vint Balbillus, le soleil il est vrai n'avait jamais quitté son manteau denuages et toujours était resté voilé.

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— Prenez bien garde à rester dans le Chemin, les prévint Ogdon, dé-sormais invisible pour le reste du groupe, puisqu'il évoluait en tête ducortège. Vous pourriez vous perdre, et nous n'avons pas besoin de cher-cher personne au risque de retarder encore la délivrance du petit Tibur.Me suis-je bien fait comprendre ?

— Voui, persiffla le chat-cerise Balbillus avec une pointe d'humour.— Naturellement, ajouta Alior à la toison féline luisante d'humidité.Bélard attendit quelques secondes puis répondit enfin.— Oui, oui, bien sûr.— Ce n'est pas le moment de nous créer des inquiétudes, Bélard ! le

gronda Ogdon.— Mais, c'est-à-dire…Le Dul — perdu dans la purée de pois blanchâtre, aux yeux du reste

de ses compagnons obligés de se frôler périodiquement afin de ne pas sedisperser — semblait tenaillé par un sentiment secret, et Ogdon le Duls'en aperçut au seul timbre de sa voix.

— Un problème, Bélard ?— Hum…Le Dul cherchait des yeux à percer le brouillard, tout en discutant et

sans jamais cesser d'avancer.— Depuis quelques minutes, je n'arrive plus à retrouver Malbus.— Quoi !Ogdon le Dul avait rugi dans la blancheur cotonneuse de l'endroit, et

en dépit du froid mordant et de sa frayeur, réelle, Balbillus le chat-cerisesursauta malgré lui sous l'impact sonore.

— Quoi ! répéta Ogdon le Dul. Mais il était là il n'y a pas si longtemps !— Eh bien, je ne le trouve plus, soupira Bélard en reprenant à voix

haute : Malbus ? Malbus, tu es là ?— Malbus ?La voix grave d'Ogdon le Dul exprimait maintenant une franche in-

quiétude, et Balbillus le chat-cerise essaya de son mieux de calmer tout lemonde, même s'il était loin d'éprouver la sérénité affichée en façade.

— Il doit être près d'ici, allons…Balbillus huma la brume collante et impénétrable encerclant de toute

part le Chemin des Messagers d'Altiopr, et il s'éloigna dans le brouillardépais tous les sens en alerte, avant de se faire rabrouer vertement parOgdon.

— Balbillus, reviens immédiatement !— Je ne le vois pas, reconnut piteusement le chat-cerise en revenant

près du reste des Duls, maintenant immobilisé sur la voie.

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— Il arrive ! Il est là ! s'exclama Alior en rugissant presque de soulage-ment, une silhouette émergeant peu à peu du brouillard.

— Malbus ! Bon sang ! tempêta le Dul Ogdon. Tu nous as fait une deces peurs !

La voix d'Ogdon s'était éteinte dans un souffle, car l'être marchant verseux sur le Chemin n'était pas Malbus. Une femme à la chevelure éployéeautour de sa tête avait les bras écartés et paraissait se déplacer au-dessusdu sol, sans même mouvoir les jambes. Elle avait les yeux fermés et lapâleur de sa peau se confondait presque avec celle de la brume, sa voixétait un filet éthéré, hypnotique. Sa beauté était grande, mais elle irra-diait une froideur de glace.

— Vous n'êtes pas des Messagers.— Certes, avoua Ogdon le Dul devant l'effrayante apparition, fanto-

matique dans le coton brumeux où ils se trouvaient englués.— Il n'est pas nécessaire d'être Messager pour emprunter le Chemin, je

suppose, miaula le chat-cerise en fixant plus attentivement la dame, cettedernière ouvrant enfin les yeux.

Ils étaient brillants mais ils n'illuminaient pas l'endroit, émettant unepalpitation dorée. Ils prodiguaient à l'apparition un regard énigmatiqueet presque inquiétant.

— En effet. Mais les non-Messagers doivent payer intégralement leprix du passage, tel est le Pacte liant mon Chemin au Mânne Altiopr et àses serviteurs, les Messagers.

— Qui êtes-vous ? demanda ingénument Bélard, impressionné parl'allure de la dame, se tenant toujours au-dessus du sol sans poser lespieds par terre.

— Je suis la dame Brume, et sur chaque passage je prends mon écot,expliqua l'apparition.

— Vous avez enlevé Malbus, grogna Ogdon le Dul en abaissant la têtedevant l'être à la robe flottante.

— Tel est son nom ? Oui, j'ai choisi ce voyageur, et celui-ci me plaîtégalement, je le prends avec moi.

Balbillus le chat-cerise se sentit emporter par des bras invisibles, avecune consistance semblable à celle d'un courant d'air. Il miaula de sur-prise en observant les environs s'estomper puis disparaître, ayant toutjuste le temps d'entendre Ogdon le Dul vitupérer avec force, puis le si-lence l'entoura, et il observa un être éthéré au regard d'argent le tenantdans ses bras, dans le sillage aérien de la dame Brume. Elle s'en retour-nait vers son mystérieux royaume, son porteur lui décochant un sourireacide. Il était humanoïde avec sur la nuque une curieuse excroissance

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osseuse lui retombant entre les omoplates, et il portait un pagne d'étoffeautour des reins. Musclé et silencieux, il le laissa retomber sur un sol dal-lé lorsque se trouèrent les ténèbres en laissant apparaître un tout autrespectacle.

Balbillus le chat-cerise était dans une vaste salle à colonnades, Malbusle Dul non loin de là sursautant en apercevant son ami le chat-cerise. Ils'approcha de lui et souffla.

— Je suis content de te revoir, Balbillus ! Où sont les autres ?— Ils sont restés… sur le Chemin, révéla le chat-cerise en continuant

de détailler les environs.Le serviteur de la dame Brume avait disparu, et tous deux se retrou-

vèrent seuls en une grande pièce dont le plafond voûté était supportépar des piliers massifs s'élevant haut, les murs de l'endroit troués régu-lièrement d'ouvertures vitrées dont certaines étaient entr'ouvertes. Destentures illustrant des paysages fleuris adornaient les parois, et près desdeux amis, décontenancés, il ne tarda pas à surgir de nulle part la dameBrume, dont les bras s'ouvrirent en signe d'accueil.

— Ainsi, vous voilà en ma demeure d'Ysdal, puisque vous êtes l'impôtprélevé par mes soins pour le passage de vos compagnons sur leChemin.

— Nous ignorions tout de cette modalité, se plaignit amèrement lechat-cerise Balbillus.

— Cela perturbe nos plans, ajouta Malbus le Dul vers la dame Brume,nous étions en route pour délivrer un des enfants de notre tribu, et main-tenant comment pourrons-nous y parvenir ?

La dame Brume évoluait toujours au-dessus du sol, sa robe flottanteconstituant une infinité de plis autour de son corps. Ses yeux dorés à lapulsation régulière allaient de l'un à l'autre, la dame prenant son souffleet posant une main délicate sur sa poitrine avant de répondre.

— Moi aussi je chéris les enfants, et voici, il m'en a été retiré trois, oui,j'ai bien dit trois.

Elle avait fait de sa main droite s'agiter trois de ses doigts afin demieux souligner son infortune, et Balbillus le chat-cerise avait secoué latête.

— Nous compatissons à votre peine, madame, mais n'êtes-vous pasextrêmement puissante, pour nous avoir enlevés et transportés ainsijusque dans votre maison d'Ysdal ?

L'apparition s'était posée enfin sur le sol et d'un geste elle avait faitémerger un siège de glace sur lequel elle s'était laissée tomber aveclassitude.

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— Ma puissance me vient de la Brume dont je suis l'Incarnée, et mondomaine m'a été signifié par les Trois Roines sur un tracé bien précis, leChemin en suit le tracé avec fidélité. Hors lui je ne puis rien faire, et mestrois Brouillardeaux me manquent terriblement.

Elle avait posé sa tête sur sa main avec une tristesse infinie, et en dépitde leur situation désespérée Balbillus le chat-cerise avait renchéri.

— Et vos serviteurs, dame Brume ? Comme celui m'ayant amenéjusqu'ici ?

— Cet être est un Weul pur, il sert seulement ses lubies. Ce sont desdomestiques parfaits, mais mes enfants ne sont pas les siens, s'ils avaientété de leur Fratrie alors tout aurait pu être différent. Mais il n'en est pasainsi.

— Votre situation est triste, mais la nôtre ne vaut guère mieux, rugitMalbus en agitant sa queue féline d'énervement contenu. Quandpourrons-nous répartir d'ici ?

— Jamais, assura avec une franchise désarmante la dame Brume, per-due dans le vague en observant rêveusement à travers l'une des ouver-tures vitrées de la paroi. L'existence du Chemin dépend en droite lignedu village de Merval situé en contrebas de cette Minisphère, où vous al-lez vous installer, et ses habitants ne sont guères nombreux. Les Messa-gers d'Altiopr échappaient à la taxe, seuls les rares voyageurs pouvaientpayer. Vous le comprendrez, je ne puis vous laisser partir.

— Mais c'est une sinistre farce ! s'emporta Malbus tandis qu'ils com-mençaient à se dématérialiser vers le village en question.

— Un instant, dame Brume, miaula le chat-cerise en faisants'interrompre leur dématérialisation. Il me vient une idée et je voudraisen connaître votre avis. Si nous pouvions ramener vos trois fils, nouspermettriez-vous de repartir afin de rejoindre nos amis sur le Chemin,cette fois-ci sans encombre ni écot à payer ?

— S'il vous était possible de réaliser une telle chose, alors, oui, je le fe-rais, consentit la dame Brume en se retournant vers eux, Malbus conti-nuant d'arborer une expression outrée.

— Dans ce cas, considérez la chose comme faite, répondit le chat-ceriseavec une feinte assurance, nous ferons de notre mieux pour vous rappor-ter au plus vite vos trois fils, les Brouillardeaux.

— L'un est Illiol et le second Mélissandre, le troisième Amelin, expli-qua la dame Brume dont le moral venait de remonter subitement.

Elle les mena vers l'extérieur, dans une grande terrasse donnant sur unpaysage somptueux de vals sombres, montagneux et recouverts d'uneforêt touffue avec des écharpes de brume venant des profondeurs,

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donnant à l'endroit une coloration particulièrement esthétique, jugea lechat-cerise Balbillus. En contrebas était le village de Melval aux maisonsde bois peintes de couleurs pastel et aux toitures de chaume et d'écorces,sous un ciel gris encombré de nuages, la dame Brume se tournant unedernière fois vers les deux amis.

— Mortels, je viens de prendre acte de votre promesse envers mes en-fants et je saurai tenir la mienne envers vous de la même façon : la libertésera vôtre et vous pourrez poursuivre votre route sur le Chemin, ou bienailleurs, selon votre désir.

La dame Brume avait eu de la main un geste vif et les environss'étaient modifiés, devenant un plateau humide où des plantes grassess'épanouissaient en massifs épais. Sous un ciel lourd au soleil gris, frô-lant presque l'horizon, la voix de la dame Brume résonna une dernièrefois aux oreilles des deux amis.

— Vous vous trouvez ici aux limites de mes compétences, près del'Atrophe où furent enlevés mes trois Brouillardeaux, car c'étaient desenfants insouciants et gais ne prenant pas garde à mes recommandationset mises en garde. Lorsqu'ils recouvreront par vos soins la liberté, ils re-viendront spontanément en ma maison, demandez-leur de vous trans-porter avec eux. Ma reconnaissance sera immense.

Il y avait au loin la rumeur de créatures inconnues et dans l'air flot-taient des effluves exotiques, le vent se levant en ployant les hautesherbes alentour, à plusieurs reprises. Il se trouvait une infinité dechamps à perte de vue, avec des arbres aux ramures membrues et aufeuillage bruissant d'échos. Malbus gronda sourdement.

— Nous voilà maintenant à la recherche des enfants de la dameBrume, et le reste de notre groupe se trouve toujours sur le Chemin me-nant au Mânne Altiopr. Bravo !

La remarque acide se dirigeait naturellement vers le chat-cerise Bal-billus, et se dernier en s'avançant au milieu des herbes luisantesd'humidité, car la température était ici élevée et l'atmosphère plutôtmoite, se sentit obligé de se défendre.

— Tu préférais peut-être te retrouver confiné dans le village de Mel-val, jusqu'à la fin de tes jours ?

— Nos amis auraient fini par trouver une solution pour nousdélivrer…

— Peut-être que non, poursuivit le chat-cerise en découvrant par unetrouée végétale le spectacle d'une ville prodigieuse, dans le lointain, etdans ce cas nous aurions perdu un temps précieux pour rien, tu le sais.

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— J'en conviens, reconnut le Dul Malbus en agitant la queue de saisis-sement, car lui aussi avait entr'aperçu la cité merveilleuse.

— De plus, miaula le chat-cerise après avoir bondi d'un saut sur unesouche d'arbre crevassée, près de là, peut-être les ravisseurs des troisBrouillardeaux et de Tibur sont-ils les mêmes, rechercher les enfants dela Brume, n'est-ce pas en définitive rechercher également le petit Tibur ?

Balbillus le chat-cerise après avoir dévisagé la cité aux tourelles cristal-lines et aux clochetons d'obsidienne s'était retourné vers Malbus, ce der-nier estomaqué par la finesse d'esprit du chat-cerise devant finalementavouer.

— Voilà une pensée intelligente, en fait.— La dame Brume a affirmé que ses enfants lui avaient été ravis aux li-

mites de son domaine, hors, les Cercles Agrères, à l'origine de ces enlève-ments et proches des Fosses du Mânne Altiopr, n'ont-ils pas récemmentélargi leur sphère d'influence au point d'empiéter sur d'autres terres ?

— Certes, certes, approuva Malbus en hochant de la tête, sans pour-tant voir où le chat-cerise voulait en venir.

— Eh bien, selon moi, déclara paisiblement le chat-cerise en sautant àbas de son perchoir jusqu'à se retrouver près de Malbus, nous devonsnous trouver actuellement dans les Cercles Agrères, ou bien dans sesplus récentes avancées, et nous sommes les mieux à même désormais deretrouver les trois Brouillardeaux, naturellement, mais aussi et surtout lepetit Tibur, te souviens-tu de lui ?

— Tout à fait, acquiesça le Dul en marchant lentement près du chat-ce-rise, ce dernier s'étant faufilé par un taillis vers une clairière, et aussi deces pauvres enfants dans leur domaine, de ces brigands au service de laChienlit, je me suis juré de les châtier et tu peux me croire, je n'oublie ja-mais mes promesses.

Ils avancèrent en silence à travers des futaies épaisses dans la chaleurlourde de l'endroit, franchissant une butte de terre en bondissant dessus,avant de poursuivre à travers des cannes et des bambous au feuillage ca-ractéristique. Le soleil était bien près de se coucher et la soirée s'en ve-nait, les ombres végétales s'allongeant : Malbus le Dul finit par articulerde nouveau vers le chat-cerise.

— Où allons-nous ?— Mais, cela me semble pourtant tomber sous le sens, dit le chat-cerise

en tournant sa tête triangulaire et féline vers le Dul, avançant toujours àses côtés, nous devons essayer de trouver quelqu'un pouvant nous révé-ler avec certitude si nous nous trouvons bien ici sous le joug des Cercles

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Agrères et de sa Chienlit. Lorsque nous le saurons, il nous sera facile dediscuter avec ses maîtres, et nous devrons leur faire entendre raison.

Les deux compagnons poursuivirent leur route et traversèrent unchamp de hautes herbes, frissonnant sous la brise du soir. Seul Malbus àla puissante stature surnageait à la surface et lorsqu'ils en atteignirent lafin ce fut pour en franchir un autre, toujours à la recherche d'un habitant.Se souvenant de la cité aperçue précédemment, Malbus s'interrogea àvoix haute.

— Pourquoi n'essayons-nous pas de rejoindre plutôt la cité, au loin ?En montant sur une éminence on pourrait la voir encore, tu l'as observéecomme moi.

— Certes, confirma avec bonne volonté Balbillus, mais la distancenous en séparant est encore grande, et je ne tiens pas à user de magie ici,même si la Ligue des Magiciens de la Terre nous a donné, à Iolo et à moi,un certain bagage en ce domaine. En sus des connaissances léguées enson temps par feu le grand-père de Iolo, Sabizio le Myste, à mon ami.

Il y avait une trouée près de là et les murs d'une maison de paysan encannes et joncs tressés avec soin se laissait observer, aussi d'instinct ils enprirent la direction sans cesser de discuter.

— Moi, si j'avais des pouvoirs magiques je n'hésiterais pas à m'en ser-vir une seconde, assura le Dul Malbus.

— Les Êtres de l'endroit ne sont pas des miens, et en l'absence de dia-logue entre nous je préfère ne pas prendre de risques, avoua Balbillus lechat-cerise, de plus…

Il se fit entendre près de la demeure des cris d'enfants et la voix sup-pliante, nettement perceptible, d'un homme et d'une femme. Immédiate-ment le chat-cerise avait accéléré l'allure, imité comme son ombre par leDul Malbus. De tragiques évènements se produisaient près de là, et lespiaillements d'enfants avec par intermittence des hennissements cheva-lins ne laissaient guère de doutes sur leur nature.

— Vite ! Vite ! soufflait le chat-cerise vers son compagnon en accélé-rant l'allure.

Ils arrivèrent dans une petite cour en terre battue bordée d'une haied'épineux et là deux personnes, un homme et une femme d'un certainâge se disputaient âprement contre un groupe de soldats armés et cuiras-sés, montant des chevaux bardés d'étoffes protectrices de couleursombre. Les cavaliers sous leur heaume de cuivre brillant possédaientune silhouette humanoïde mais un faciès nettement canin, y comprisdans la longueur de leur museau faisant saillie hors de leur protection fa-ciale. Ils avaient néanmoins une musculature d'athlète, et de courtes

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épées dont ils avaient renoncé à se servir en les plaçant dans leurs bau-driers. Leurs montures piaffantes et hennissantes s'étaient élancées enemportant une silhouette menue, le couple âgé se jetant sur le sol enpleurant d'abondance, comme il est normal. Tout s'était déroulé enl'espace d'un éclair, et Malbus avait pesté.

— Misère, nous sommes arrivés trop tard.— Liarza, liarza, gémissait la mère aux traits encore empreints de fi-

nesse, en dépit du travail de la terre.Tous deux avaient le teint safrané joliment et le hâle de leur peau sem-

blait doré, leur visage arborait des yeux en amande délavés, avec des vê-tements de tissu ample sur le corps et un chapeau de jonc tressé et co-nique reposant entre les épaules, retenu au col par un fin lacet. Ils étaientchaussés de sandales de raphia et s'étaient tournés, implorants, vers lesnouveaux venus.

— Dites à la Chienlit de nous ramener Liarza, c'est notre fille unique etnous l'aimons plus que notre vie, sanglotait la mère.

— Nous sommes derrière eux, madame, s'excusa Malbus le Dul, tou-ché au plus profond de son être par la détresse de ces gens, mais ils ontenlevé bien d'autres enfants encore, et nous sommes seuls !

Il était sur le point d'expliquer la raison de la brusque diminution ennombre de leur groupe d'origine, mais l'homme, aux traits tirés et auxcheveux courts, presque ras, avait repris dans un souffle.

— Liarza… est tout pour nous, elle est notre unique soleil et notreseule étoile, pour réchauffer nos jours et illuminer nos nuits. Dites-leurcombien leur mal nous nuit, dites à la Chienlit…

— Nous leur dirons tout cela, soyez sans crainte ! leur clama Balbillusle chat-cerise en reprenant le groupe de cavaliers en chasse, car il ne te-nait pas à les voir prendre un avantage excessif, en termes de distance.

Ils s'étaient mis au galop dans un enchevêtrement de cannes et debambous, pataugeant dans une rizière proche en créant des gerbesd'écume sur leur passage. Finalement le Dul Malbus gronda vers le chat-cerise, car les Duls sont des chasseurs expérimentés et leur vision estexcellente.

— Là ! Des traces de sabots sont visibles, ils ont pris cette direction !Malbus le Dul dans la nuit tombante — le ciel commençait à

s'enténébrer depuis le départ du soleil gris hors de ces terres — avait filétel une flèche et le chat-cerise s'était escrimé à essayer de suivre sonrythme, bien en vain puisque maintenant le Dul progressait à grandesfoulées, ses muscles puissants roulant sous sa toison féline.

— Attends-moi, bon sang ! miaula le chat-cerise derrière le Dul.

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Ils allèrent ainsi par monts et par vaux jusqu'à rejoindre un chemin degravier où les traces des chevaux de la Chienlit étaient encore récentes,effectivement. Le groupe de cavaliers apparut au loin en une cavalcadeeffrénée, et le coeur de Balbillus bondit dans sa poitrine en réalisant cefait : ils avaient atteint leur objectif premier, celui de rencontrer enfincette Chienlit si détestée. Les deux compagnons s'essoufflèrent à essayerde suivre le train infernal imposé par la Chienlit et ses chevaux véloces,le chat-cerise étant bien près d'arrêter afin de reprendre haleine lorsquela troupe de cavaliers s'arrêta près d'un étrange artéfact, un appareil sin-gulier consistant en une énorme baudruche de toile ou bien de cuir, lechat-cerise ne parvenant pas à trancher vraiment, supportant une nacelleaux allures de vaste bâtiment. Des flambeaux éclairaient les abords del'endroit où était amarré l'appareil, et il flottait dans les airs en se balan-çant mollement au rythme du vent nocturne. En une cavalcade effrénéela Chienlit s'était réfugiée sur l'appareil, ce dernier commençant àprendre de la hauteur dans la nuit vers sa lointaine destination lorsque leDul Malbus et le chat-cerise Balbillus rejoignirent, haletants, la piste dedépart.

— Encore raté, pesta à part lui le chat-cerise dans la nuit noire, un se-mis d'étoiles illuminant peu à peu la voûte céleste, sillonnée de barresnuageuses rosées.

— Il vient d'autres gens, renifla le Dul Malbus en humant d'instinct leseffluves apportés de l'est.

Il se faisait entendre en effet une sonnerie de cor, et dans un tintamarreeffrayant surgirent des cavaliers différents de la Chienlit, car les nou-veaux venus en plus de chevaux possédaient des chariotsbrinquebalants.

— Ce sont les Merriens ! souffla le chat-cerise Balbillus en distinguantdans les ténèbres les pupilles reptiliennes de ces derniers, tenant prison-niers par des longes une poignée d'enfants tristes et muets.

À l'écoute des conques des Merriens l'artéfact de la Chienlit s'était im-mobilisé dans son envol avant de redescendre doucement vers le sol, unepasserelle de bois large et plate touchant terre sans heurt. De longues pa-labres s'étaient engagées entre la Chienlit et leurs fournisseurs, Balbillusle chat-cerise chuchotant en direction de Malbus.

— Il nous faut nous introduire dans cet appareil, afin de rejoindre laChienlit dans son coeur même, ou alors au plus près.

Malbus le Dul avait grondé, refrénant à grand-peine sa haine et sa ran-coeur à l'égard de ces Merriens si honnies.

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— La passerelle d'accès me semble très bien surveillée, notre présencey serait dévoilée immédiatement.

— Certes, reconnut le chat-cerise, c'est pourquoi je te convie à mesuivre au plus vite, ami.

Balbillus s'était glissé dans la moiteur des environs jusqu'à un arbreproche, dont les épines parsemant le tronc causèrent plus d'une difficultéaux deux compagnons, mais ils parvinrent par des branches basses frô-lant l'engin à se glisser dans une ouverture, se retrouvant en une salleaux allures de cale lorsqu'une secousse brusque les fit tressaillir. Le chat-cerise conserva son calme, toutefois.

— La transaction s'est achevée et de nouveaux enfants viennent de re-joindre le triste sort de Liarza.

— Et de Tibur, de bien d'autres encore, approuva Malbus en observantle sol s'éloigner sous eux à travers l'ouverture. Nous allons vers lesCercles Agrères, tu crois ?

— Je le souhaite, en tout cas, hocha de la tête le chat-cerise, et si nouspouvions faire coup double en retrouvant les trois Brouillardeaux de ladame Brume avec Tibur, ce serait inespéré. Arracher leur délivrance seraune tout autre histoire, certainement.

Sur ce le chat-cerise à pas feutré s'était mis à explorer les environs,Malbus d'un air suspicieux l'imitant en humant l'air avec prudence. Lapièce était vaste et devait faire office de débarras, car il s'y trouvaitentassé pêle-mêle des objets divers et des caisses amoncelées les unes surles autres dans le plus grand désordre. Des poutres épaisses soutenaientle plafond, bas, et des cloisons séparaient l'endroit en plusieurs réduits,celui où étaient les deux amis étant le plus vaste. Il y eut des éclats devoix dans un couloir proche et Balbillus le chat-cerise avec Malbus setinrent coi, le temps que s'éloignent les gens de la Chienlit, puis Balbillusreprit doucement.

— Je n'aime pas cela, ces gens cherchent quelque chose, j'ail'impression, et il pourrait bien s'agir de nous.

— Peut-être n'est-ce pas le cas, avança Malbus en suivant dans un cou-loir opposé le chat-cerise.

La coursive était étroite et voûtée, la taille moindre des deux compa-gnons par rapport à ceux de la Chienlit ne leur posant cependant aucunproblème. Ils la parcoururent en silence et plusieurs fois des lanternesgrillagées de cuivre éclairèrent leur route jusqu'à une espèce de pièce dé-gagée, d'où provenait la rumeur d'une conversation animée. Une porteprès d'eux coulissa, et les deux amis se virent dans l'obligation de se pré-cipiter vers une coursive adjacente déserte.

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— Cet endroit pullule de soldats, s'emporta Malbus en hérissant safourrure d'énervement contenu. Et toujours pas de trace des enfants !

— Silence, intima Balbillus talonné par un brouhaha de cris et deportes s'ouvrant et se refermant bruyamment. On nous cherche, j'en suissûr. Nous devons trouver les enfants à tout prix, et nous faire oubliersimultanément.

— Ce sera difficile.La voix du Dul avait été un filet imperceptible mais le chat-cerise n'en

avait cure : par un étroit boyau de ventilation il s'était adonné à une dou-loureuse reptation, et pestant et jurant Malbus s'était efforcé d'en faire demême, y parvenant après moult efforts. À travers les cloisons de bois ungrand tapage était désormais perceptible, les passagers clandestins fai-sant de leur mieux pour s'éloigner au plus vite jusqu'à atteindre unezone de relatif silence, signe de non-activité évidente. L'endroit avait étéatteint après plusieurs bifurcations, et lorsque le museau félin de Bal-billus buta contre une grille de bois ciselé le chat-cerise pesta en silence.Malbus gronda dans son dos.

— Alors ?— Nous sommes coincés, soupira le chat-cerise vers ce dernier, une

grille nous empêche d'avancer. Elle débouche d'ailleurs sur une cabine.— Elle semble être inoccupée, puisqu’aucun bruit n'en vient, déclara

Malbus après avoir tendu une oreille attentive. Nous pourrions y at-tendre la fin de leurs recherches, et reprendre ensuite notre quête. Ogdonserait fier de nous, si nous pouvions le retrouver sur le Chemin en rame-nant le petit Tibur.

— Certainement, tout à fait, avoua Balbillus en essayant de forcer lepassage de toute sa masse.

Il s'escrima en vain et d'abord ses efforts ne produisirent aucun résul-tat, Malbus le Dul poussant en lui écrasant la cage thoracique, puis enfinl'obstacle céda avec un craquement net. Tous deux chutèrent sur un sollambrissé, devant un bureau spartiate où un membre de la Chienlit, per-sonne sévère d'aspect et humanoïde, avec une tête canine au regard bleude ciel, leva la tête vers eux sans sursauter, délaissant momentanémentsa liasse de documents. Sa voix était nette et posée, son maintien rigide ettout militaire, car il portait un uniforme de toile décorée de barrettesmulticolores et d'étoiles.

— Ah, tout de même. Je savais bien que vous finiriez par apparaîtrequelque part.

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Chapitre 38Des voix d'enfants s'élevaient des jardins alentour, et l'air embaumait

des senteurs mêlées et entêtantes du lilas blanc et de jasmin. Un soleilclair s'étirait derrière un rideau de nuages blanchâtres, un vent folâtrepoussant les branches des arbres proches d'avant en arrière par saccades.Des insectes bourdonnaient en boucles erratiques, et un bourdons'approchant par trop du museau de Balbillus le chat-cerise, ce dernier lechassa d'une patte agacée avant de reprendre.

— Ainsi, vous essayez de nous faire croire que la Chienlit n'est pasconstituée de gens détestables et sans scrupules, mais d'honnêtes per-sonnes, aimant les enfants et la paix par-dessus tout ?

L'homme de la Chienlit au maintien militaire — ils avaient pénétrédans sa cabine de travail bien malgré eux — avait tourné sa tête caninedans leur direction après avoir fixé avec indulgence les enfants jouantdans la cour de récréation, située en pleine verdure.

— Oui, c'est bien cela.L'homme de la Chienlit n'avait pas été surpris par l'arrivée impromp-

tue de Malbus et du chat-cerise Balbillus dans son bureau, reprenant im-médiatement le dessus en faisant bon accueil à ses invités, si l'on peutdire. Il avait essayé d'expliquer aux deux amis la réalité de la situationdans les Cercles Agrères, et les deux compagnons avaient bien du mal àcomprendre celle-ci. L'appareil volant s'était posé entre-temps sur unevaste esplanade de bois et de verdure, où une multitude d'enfantsjouaient et s'ébattaient à loisir. L'homme de la Chienlit — un influent gé-néral du nom de Khan — avait fait visiter les bâtiments abritant lagrande quantité d'enfants enlevés par la Chienlit ou bien ses alliés, enleur révélant les motifs occultes de leur action.

— Et après l'issue victorieuse de la confrontation, selon vous, chaqueenfant sera scrupuleusement ramené à son foyer ? s'enquit à son tourMalbus le Dul, à la toison brune parsemée de vagues d'albâtre.

Khan de la Chienlit avait approuvé de son menton canin tout en obser-vant les soldats baguenaudant au milieu des enfants rieurs et joueurs.

— Exactement.

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Khan avait placé ses mains derrière son dos en se retournant vers Mal-bus et le chat-cerise. Le général de la Chienlit avait un maintien sévère etses traits canins étaient fermes et rigides. Mais son regard laissait trans-paraître une grande douceur, et l'on ne pouvait douter à l'écoute du gé-néral de la totale sincérité de ses paroles. Il portait un uniforme ajusté etsombre, à l'inverse des soldats cuirassés de ses troupes, et il claqua ma-chinalement des talons en grattant son crâne velouté sous la visière noirede sa casquette.

— J'ai pourtant du mal à vous croire, je dois l'avouer, miaula Balbillusle chat-cerise en se remémorant les dires du général Khan, dans sa ca-bine, au coeur de la nef volante.

— C'est pourtant la simple vérité, soupira le général Khan comme siune telle réaction de la part des deux amis lui était par trop habituelle.

— Et elle est tout aussi dure à avaler pour nous, reprit une voix autimbre résolument féminin dans leur dos.

Tous se retournèrent aussitôt pour découvrir une silhouette voilée ethumanoïde dans son maintien, même si comme tous ceux de la Chienlitsa tête détenait un aspect canin : il s'agissait d'une personne de hautrang, puisque tous les soldats présents avaient présenté leurs hommagesà la dame, et le général Khan avait ployé le genou en déposant un baiserrespectueux sur sa main pâle et délicate.

— Princesse Amielle, soyez la bienvenue dans notre camp. Nousdésespérions de vous y voir un jour, mais les voeux de notre troupeChienlit sont maintenant exaucés.

La princesse Amielle avait le pas léger des jeunes filles dans la fleur del'âge, et la grâce des personnes de son sexe. Mais son regard était triste etcomme voilé par un invisible chagrin.

— Le général Khan est un de nos meilleurs stratèges dans les CerclesAgrères, poursuivit la jeune femme en rajustant au-dessus de sa tête unde ses multiples voiles, et les dangers affrontés par notre peuple sontgrands. Tous nos espoirs reposent dans son intelligence et son senstactique.

Le Dul Malbus avait fixé songeusement le général Khan et malgré luiBalbillus en avait fait autant. Le chat-cerise ouvrit la gueule pours'exprimer, tant la question le démangeait depuis un bon moment.

— M'expliquerez-vous au juste la nature du danger menaçant vosCercles Agrères ? Depuis le début de notre péripétie, à Iolo et à moi, ilme semble rencontrer une litanie de pays et de cultures ayant à seplaindre les unes des autres !

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— C'est possible, reconnut la princesse en haussant les épaules, maischacun voit son soleil, comme on dit chez nous. Le peuple d'Éthérys estnotre plus grand danger, même s'il en est d'autres, mais ces derniersnous sont familiers. Le peuple d'Éthérys, non.

— Éthérys ! s'exclama le chat-cerise en sursautant d'étonnement.Comme c'est curieux ! Mes amies Amazoons, dans le Monde Vermeil,luttent justement contre cet empire !

— Cela n'aurait rien d'étonnant car Éthérys s'étend dans plusieurs di-mensions, et le temps avec ses dédales et ses contours n'a rien de cachépour ses savants, intervint le général Khan. J'ai malgré tout bon espoir devoir mon armée d'enfants triompher dans la Plaine d'Içoise, là où mesvaillants soldats de la Chienlit ont échoué face aux reîtres d'Éthérys.

— Parlons-nous bien de l'empire situé sur Iris, dont la capitale estIdonn ? demanda Balbillus comme pour chasser un dernier doute.

— Nous parlons effectivement du Concile d'Idonn et de sa Phalange,approuva la princesse en faisant de la main un geste las, dans la vasti-tude herbeuse baignée de soleil. Mais le monde Iris est une perle, innom-brables sont les gemmes ornant le collier de la Phalange et de sonConcile.

Dans la plaine de verdure une cloche de bronze avait sonné à toute vo-lée et les enfants en une meute bruyante et innombrable s'étaient précipi-tés vers les réfectoires pour se restaurer en cette fin d'après-midi.

— Je ne vois toujours pas comment des enfants pourraient forcer unpeuple si puissant, s'étendant sur plusieurs dimensions, comme vient dele dire Balbillus, à effectuer un repli après une déroute. Votre arme… estplutôt inoffensive.

— Patience, se contenta de lâcher le général Khan entre ses dents,pointues et blanches, vers le Dul Malbus. Patience.

— De toute manière, je vous remercie de nous avoir permis de voir en-fin le petit Tibur, termina Malbus en secouant la queue de contentementà ce seul souvenir.

— Avec les trois petits Brouillardeaux de la Dame Brume, rappelaBalbillus.

— Vous avez ainsi pu voir par vous-même leur bonne santé à tous, ditla princesse Amielle en agitant l'index marmoréen de sa main droite.

— Certes, convint avec bonne humeur Malbus, Tibur veut rester avecses nouveaux amis jusqu'à la fin, et je suis d'ailleurs bien embêté.

— Toutefois les trois Brouillardeaux, eux, doivent impérativement re-tourner chez eux, prévint le chat-cerise vers le général Khan et la prin-cesse de la Chienlit.

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— Nous les laisserons repartir sans faute, consentit la princesseAmielle de bonne grâce.

— Voilà bien de la bonne volonté, brusquement, miaula le chat-ceriseen subodorant sous cette attitude convenable davantage que de la bonnevolonté, même si cette dernière paraissait sincère.

— La Purissime… est venue jusqu'à nous pour nous gourmander,avoua la princesse de la Chienlit en baissant la tête avec gêne, elle a faitappel à notre coeur et mes yeux ont pleuré devant sa beauté et sa ten-dresse. Nous avons bien assez d'enfants comme ça dans nos troupes.

— Et nous avons promis de les ramener dans leurs foyers sans faute,aboya le général Khan.

— Je me disais aussi, une telle volte-face ne pouvait être totalementgratuite, acquiesça Balbillus en se retournant vers des nouveaux venus,bien connus de lui et de Malbus. Mais l'important pour vous est d'êtreparvenu à prendre la bonne décision, la seule raisonnable et sensée. Dumoins dans une certaine mesure, puisque je continue à m'interroger surle bien-fondé de votre stratégie.

Un groupe s'en venait vers eux sous l'éclatant soleil de l'endroit, et lecoeur de Balbillus le chat-cerise bondit en distinguant la présence de Og-don le Dul et d'Alior, de Bélard, entourant un personnage inconnu dehaute taille et d'une prestance certaine. Sûr de lui, le chat-cerise feulasans hésiter.

— Altiopr !L'homme détenait une stature imposante et une grande maigreur, il fit

un signe de reconnaissance au chat-cerise, même si chacun était un par-fait inconnu pour l'autre. Le Mânne Altiopr portait un caftan de toileclaire touchant presque le sol et des chausses de teinte identique, avecdes bottes de cavalier et des gants de cuir protégeant ses mains : il retiralentement ces derniers pour poser une main tiède sur le crâne velouté duchat-cerise. Il avait un nez busqué et des yeux petits et noirs, brillants,profondément enfoncés dans ses orbites. Ses sourcils gris étaient àl'image de sa chevelure clairsemée, désordonnés et disposés à la diable.

— Oui, telle est bien ma qualité, effectivement, assura le Mânne ens'exprimant pour la première fois devant le Dul Malbus et le chat-cerise.Sur le Chemin j'ai croisé vos amis les Duls, ils m'ont expliqué leurs souciset le sort funeste réservé à vous par la Dame Brume. En mon Mire Oir j'airéalisé votre stratagème pour quitter celle-ci, et j'ai emporté vos compa-gnons jusque dans les Cercles Agrères, où nous venons d'arriver sur moncheval ailé, Tempre.

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— Heureux de vous revoir, gronda le Dul Ogdon vers Balbillus et Mal-bus, en émettant un grondement feutré.

— Sapristi, je suis content de vous revoir aussi, s'emporta Malbus enmordillant l'oreille de Bélard, son vieil ami.

— Tibur va bien, souffla Balbillus en direction de Ogdon, nous l'avonsvu et son séjour dans les Cercles Agrères est momentané : Tibur a émis lesouhait de rester avec ses amis jusqu'au dénouement de cette affaire. Ils'est fait une foule de petits camarades, par ici, je crois.

Balbillus le chat-cerise avait montré du museau à Ogdon les enfantss'ébattant par centaines dans la plaine herbeuse, et Ogdon le Dul avaitreniflé bruyamment, comme si tout cela le répugnait.

— Bien, bien, voilà déjà une bonne chose de faite, et menée rondement.Son désir de rester… Il va nous falloir y réfléchir.

Il s'était tourné vers le reste des Duls en cherchant leur approbation, etl'opinion des Duls fut mi-figue mi-raisin, comme il fallait s'y attendre.

— Hum, toussota Bélard avec gêne, son père n'est pas commode et samère encore moins. Leur expliquer le retard de leur enfant ne sera paschose facile. D'ailleurs, quand surviendra son retour exactement, au fait ?

Le Dul s'adressait plus particulièrement au Mânne Altiopr les ayantmené jusque là, ce dernier toussotant un plaçant son poing fermé devantsa bouche.

— Je voudrais tout d'abord bien vous expliquer à chacun, car la colèrede vos amis les Duls était grande contre moi et les gens de la Chienlit,ma passivité face à ces enlèvements d'enfants en mon domaine et jusquedans mes Fosses. En fait, j'avais de bonnes et même d'excellentes raisonspour cela. Dès avant leur action le général Khan et la princesse Amiellem'avaient informé de leurs turbulents voisins, et du plan concocté par legénéral en chef de la Chienlit. Ils m'avaient prévenu de la brièveté detout cela, et en raison de ma grande connaissance des gens de la Chienlitdepuis longtemps, j'ai cru et je continue à croire en leur parole. Néan-moins, je pense que les enlèvements d'enfants doivent cesser désormais.Peu de gens sont informés de tout ceci, et je ne veux plus voir d'enfantstristes dans mes terres. Même si je sais cela transitoire.

La princesse Amielle avait de nouveau baissé la tête.— Nous en avions déjà discuté avec Balbillus et Malbus, expliqua la

dame. Et avec la Purissime également.Le Mânne Altiopr avait gloussé, ses lèvres s'étirant en un mince

sourire.

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— Il me semblait bien avoir entr'aperçu l'aura d'un Puissant, prèsd'ici… Cela dit, je le vois bien, mon attitude a pu perturber certains, dansles Trois Marches menant à mes Fosses.

— La disparition de vos Messagers, sur le Chemin menant à vos do-maines, y est pour beaucoup, affirma Ogdon le Dul avec un reproche lar-vé dans la voix. Les enfants sont inquiets, ils ne comprennent pas pour-quoi le Mânne de l'endroit les a délaissés de cette manière. Et les PetitesGens sont dans l'expectative.

— Je suis en effet l'Apôtre de cette Sphoëre, reconnut le Mânne Altio-pr, et l'absence de mes Messagers sur le Chemin tient à leur essence in-time, de nature cyclique.

— C'est-à-dire ? s'enquit le chat-cerise Balbillus, désarçonné par lacomplexité du discours tenu par le Mânne.

— Ils se trouvent actuellement en sommeil, mais, grâce au ciel, leur pé-riode de repos tire à sa fin et bientôt tout un chacun pourra être tenu in-formé de ceci : les enlèvements d'enfants n'auront plus lieu, et prochaine-ment ils pourront tous retourner dans leurs foyers.

— En effet, absolument, promit la princesse Amielle en approuvant vi-vement de la tête.

— Lorsque le conflit sera terminé, il en sera bien ainsi, ajouta le généralKhan de la Chienlit en croisant les bras devant son torse avec autorité.

— En attendant, nous avons promis à la Dame Brume de lui ramenerses trois brouillardeaux, rappela le Dul Malbus avec force, et dans notretribu on ne transige pas avec ces choses-là.

Le Mânne Altiopr avait levé la main avec un geste d'évidence.— Il va de soi, ces trois Brouillardeaux de par leur nature ne peuvent

rien apporter de positif à la Chienlit dans leur conflit avec les gensd'Éthérys. Par conséquent, je suggère fortement à la Chienlit de les relâ-cher immédiatement.

— Il en sera fait ainsi, consentit le général Khan en hélant une estafetteprès de lui, avant de souffler à l'être au visage canin des ordres brefs etrauques.

Celui-ci s'était éclipsé après avoir joint les talons dans un claquementsonore, et le général Khan avait repris en grimaçant un sourire aux crocséclatants de blancheur.

— Ils vont d'ici peu pouvoir s'en aller voler vers leur demeure, et toutrentrera dans l'ordre avec la Dame Brume. Votre dette à son égard seraeffacée.

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— Parfait, reprit le Mânne Altiopr vers les Duls. Seul subsiste votresouci, désormais, allez-vous donc agir de manière irréfléchie au sujet dupetit Tibur ?

— Eh bien, lâcha songeusement le Dul Ogdon, réfléchissant au fur et àmesure de ses paroles, Bélard s'en vient de le voir et il se trouverait, se-lon lui, dans un camp de vacances étrange et baroque, mais très amu-sant. Il ne veut pas repartir.

— Fichu gosse, grogna en aparté Bélard.— Nous avons donc pensé accompagner tous ces enfants jusqu'au dé-

nouement final, puis à nous en revenir vers le village avec Tibur. Nouspourrons en même temps veiller sur ces gosses, et prendre garde à leursécurité et intégrité physique.

— Vous n'avez donc aucune confiance en nous ? tempêta le généralKhan, la princesse de la Chienlit s'essayant à l'apaiser de son mieux.

— Sincèrement, non, avoua candidement le Dul Ogdon.— Voilà une excellente initiative, par ma foi, lança à la cantonade le

Mânne Altiopr en se frottant les mains devant cette idée. Et la Purissimene pourra rien trouver à y redire, ni les Solophes, dont les remontrancesguindées m'agacent.

— Mais moi… Je ne peux rester ici à attendre, miaula d'un ton plaintifle chat-cerise.

— Tiens donc ? Et pourquoi cela ? interrogea le Mânne Altiopr, désar-çonné par cette nouvelle.

— Je suis avec mon ami Iolo… en voyage d'étude et d'aide à des amiesAmazoons, chuchota malaisément le chat-cerise. L'empire de la Roue desAmazoons, lui aussi, a maille à partir avec Éthérys.

— Ces gens-là sont partout, effectivement.— Je me trouvais justement avec eux lorsque Auguste, le Maître-Bleu

du village des Duls, m'a tiré du Monde Vermeil, mon monde d'origine.— Vous êtes donc né en un univers proche d'ici, si je ne m'abuse.— Exactement, convint le chat-cerise. Et puisque la quête des Duls

vient de toucher à son terme, il serait préférable pour moi de retrouverles miens. Sait-on jamais, peut-être ont-ils besoin de ma personne ?

Le Mânne Altiopr, réjoui par l'heureuse tournure des évènements, dumoins pour le moment, approuva de la tête.

— C'est en effet une sage décision, et je puis si vous le désirez vousrapprocher grandement de chez vous, ou même mieux, du point exactoù vous êtes apparu dans notre univers récemment, près de l'Arkhétypede Phèdre, m'ont révélé les Duls ?

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Le Mânne Altiopr s'était tourné vers le chat-cerise en cherchant son ap-probation, et cette dernière ne tarda pas à venir.

— Peu ou prou, tel est en effet mon lieu d'arrivée ici, dans le MondeBleu.

— Eh bien, l'Arkhétype de Phèdre peut vous aider à retrouver lesvôtres, car les Arkhétypes détiennent une mémoire prodigieuse et pourainsi dire, peu commune, savez-vous ?

Le Mânne Altiopr avait soulevé le chat-cerise en le prenant dans sesbras, et voyant s'approcher leur séparation Balbillus tristement avaitmiaulé vers les Duls.

— Adieu, les amis, léchez très fort le petit Tibur pour moi.— Nous n'y manquerons pas, gronda avec sérieux Ogdon le Dul, en

prenant la direction des enfants répartis dans la plaine verdoyante, sousle ciel bleu.

— Et passez le bonjour également au Maître-Bleu Auguste, précisa lechat-cerise tandis que le Mânne Altiopr franchissait les Plans d'un pasgaillard. Nous nous reverrons.

— Sois-en certain, Balbillus, lui répondit le Dul Malbus, il avait en effetterminé par s'attacher au petit chat couleur cerise doté d'un regard doré.

Une intense brume bleutée pailletée d'argent tourbillonna autour duMânne et du chat-cerise, le Mânne reprenant son discours tout en conti-nuant à avancer en aveugle.

— Car les Arkhétypes, voyez-vous, sont très complexes. Et cela, la ma-jorité des peuples en usant — et, selon moi, en abusant — à tort et à tra-vers l'ignorent. Ainsi, tous les Arkhétypes se connaissent entre eux etpartagent une mémoire identique, leur mémoire ancestrale et tutélaire,l'Ashun't. À travers l'Arkhétype de Phèdre, utilisé par vous pour atterrirdans l'Envers, vous êtes maintenant mémorisé par la totalité des Arkhé-types subsistant dans cet univers, et peut-être même dans d'autres. Maismon influence et donc mon savoir ne va pas au delà de certaines strates :leur épicentre se situe dans les Fosses où s'élève mon siège, vous l'aurezdeviné.

— En gros, nous marchons donc vers l'Arkhétype de Phèdre ? deman-da le chat-cerise en continuant d'évoluer au coeur d'un brouillardd'instant en instant plus épais.

— Nous allons vers l'Arkhétype le plus proche de votre localisation ac-tuelle, assura le Mânne, il se dresse à deux Cercles d'ici… Mais le voici !Regardez, il clignote à l'approche de votre aura et de votre couleur véri-table. Il vous a reconnu !

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Effectivement, un pic prodigieux dont la plus haute extrémité scin-tillait doucement luisait avec un crépitement ininterrompu, au fur et àmesure de leur avance le chat-cerise observant deux choses : d'abord, ilsmarchaient tout bonnement dans les airs, car la brume venait de se dis-soudre en les faisant émerger en un paysage désolé et froid, mais em-preint d'une authentique beauté. Ensuite, le pic montagneux était en faitun Arkhétype à l'architecture baroque et tourmentée, nanti de tourelleset d'à-pics, de toitures aiguës à foison, défiant l'entendement dans un en-chevêtrement épique de frises et de colonnades, de balcons ouvragés etde méplats. Sa hauteur était prodigieuse : le Mânne sans cesser de portertoujours Balbillus dans ses bras pénétra dans un versant pentu del'Arkhétype, une ombre épaisse environnant le chat-cerise lorsque leMânne le laissa sauter sur le sol dallé. Il régnait partout un silence im-pressionnant au milieu de cliquetis singuliers, semblables à celui d'unemachinerie complexe en cours d'utilisation.

— Cet Arkhétype est celui de Mul, et comme vous n'allez pas tarder àvous en apercevoir il est désert, il n'a pas encore été découvert par lespeuplades proches d'ici.

— Où se situe cet Arkhétype exactement ? miaula le chat-cerise en an-ticipant le départ imminent du Mânne vers les Trois Marches menantaux Fosses, dont il était l'Apôtre.

— Bien loin du Monde Bleu, reconnut le Mânne, mais cette construc-tion est davantage apte à vous ramener chez les vôtres, dans l'universproche. L'Arkhétype de Mul est inhabité mais ses propriétés perdurentintactes : allez jusque dans son coeur, situé plus bas, près de la surface, etvous découvrirez un fleuve puissant. Laissez-vous porter par son cou-rant sans crainte et le souvenir des vôtres, au plus profond de vous-même, vous mènera sur une grève familière.

Se rappelant de sa rencontre avec le Maître-Bleu Auguste, en uneplaine stérile, où la vilenie du Concile d'Idonn avait rejeté la troupeAmazoon, le chat-cerise se redressa en cherchant du regard une issuemais il n'en trouva pas, et pour comble de malheur le Mânne Altiopr s'enétait reparti vers ses strates après avoir accompli son devoir.

— Allons, bon, maugréa le chat-cerise en progressant de son mieuxdans l'obscurité, toujours hantée par un bruit persistant et agaçant.

Il finit par trouver une issue d'où provenait un vif courant d'air, et, depâles lumignons éclairant le plafond de la coursive, Balbillus alla del'avant, tous les sens aux aguets en dépit de l'avertissement du Mânne ausujet de la totale solitude de l'Arkhétype. Une voix se fit entendre auloin, et immédiatement le chat-cerise maudit le Mânne Altiopr pour son

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erreur. Cependant lorsqu'il atteignit la salle en question la voix ne prove-nait pas d'un seul endroit, mais de plusieurs, car elle provenait d'une in-finité de colonnes lumineuses et rosées, et le filet de voix détenait un ac-cent artificiel et mécanique faisant se dresser l'échine de Balbillus. Il sehâta de quitter les lieux en traversant une salle oblongue encombrée decubes aux allures de sinistres sarcophages, le chat-cerise s'aventuranttoujours plus bas vers les profondeurs de l'Arkhétype de Mul sans par-venir à rejoindre l'extérieur une seule fois. Lorsque ses pattes finirent parlui devenir trop douloureuses pour pouvoir avancer encore, il entenditdevant lui le ressac caractéristique d'un cours d'eau à l'onde agitée, et ilse força à trottiner vers la rivière en dépit de sa lassitude. Le tournantune fois dépassé un vent froid souffla sur Balbillus, celui-ci sursautant encroyant brièvement voir un démon de glace projeter son haleine de givresur lui.

Le plafond était d'une grande hauteur et comme voûté, un cours d'eaude taille respectable allant vivement d'une extrémité à l'autre de sonchamp de vision. Le chat-cerise, en dépit de sa vision féline, fut incapablede distinguer la rive opposée. L'image de ce fleuve souterrain était im-pressionnante car l'onde en était glacée et grise, des friselis sur sa surfacenaissant puis disparaissant par intermittence. L'aspect de la roche souter-raine était celui du métal, et à vrai dire il était tellement régulier dans sontracé et sa découpe que Balbillus finit par admettre sa nature non pas deroche ou de granit, ni même de fer ou d'acier. Mais bien plutôt d'unétrange mélange des deux, conférant à cet endroit fantomatique et lu-gubre une bien singulière tonalité. Malgré tout cela Balbillus le chat-ce-rise songea à Iolo et aux Amazoons, à la Ligue des Magiciens de la Terreavec le confort douillet du Manoir de Corail, où en compagnie de sonami il avait ses quartiers. Il se jeta à l'eau dans tous les sens du terme, ets'agitant frénétiquement afin de quitter la rive et aussi pour pouvoirchasser le froid, le chat-cerise fut bientôt emporté par le fleuve loin del'Arkhétype de Mul à travers les dimensions et l'espace physique, jusqu'àvoir apparaître au loin un autre Arkhétype dont il ne put distinguergrand-chose, tant la course du fleuve s'accélérait. Mais l'eau glacée étaitd'une température extrêmement basse, atteignant des niveaux insoup-çonnés et pour le moins très désagréables. Balbillus réalisa tardivementl'impair du Mânne Altiopr, ce dernier avait largement sous-estimé lafroidure de son moyen de transport, ou bien surestimé la capacité de ré-sistance physique du chat-cerise, c'était selon. Ses membres commen-çaient à s'engourdir en dépit de ses efforts, et même s'il ne cessait d'agiterdans son esprit l'image et le souvenir des siens, surtout de Iolo, l'onde ne

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faisait pas mine de le débarquer sur un rivage connu. Des zébrures ful-gurantes défilaient au loin, des deux côtés du fleuve, un endormissementgraduel alourdissant ses pattes.

— Si je ne trouve pas très vite une échappatoire, il va en être fait demoi et de mon retour vers Iolo, murmura le chat-cerise.

Il advint alors derrière lui un sifflement aigu frappant ses oreilles puisdeux yeux ambrés, une tête ronde surnagea de l'eau avant de progresserdans sa direction. Balbillus fut tout heureux de découvrir une tortue ma-rine, cette dernière plongeant sous la surface glacée avant de réappa-raître en le portant sur sa large carapace, parcourue de stries brunâtres etcrème.

— Le ciel vous envoie ! lui miaula Balbillus le chat-cerise avecreconnaissance.

— Il s'agit plutôt du Mânne Altiopr, il s'est souvenu tardivement duléger inconvénient accolé à ce moyen de transport intersidéral, avouaavec franchise la tortue en tournant sa tête vers le chat, tout en nageantvivement. Pensez donc fortement à vos amis, je dois vous guider jusqu'àeux.

Balbillus le chat-cerise s'y essaya de son mieux, et finalement un troi-sième Arkhétype — ou du moins, ses profondeurs les plus intimes — fi-nit par apparaître au loin. Il était illuminé par une vague luminosité, pro-venant de réverbères plantés des deux côtés de la rive. Des silhouettes sedéplaçaient sur un pont de cristal, la tortue marine déposant enfin lechat-cerise sur le rivage, près de l'arche cristallin enjambant le fleuve gla-cé. Des gens aux habits bariolés et à la coupe étrange, au teint de peaumat, les croisaient sans prêter la moindre attention à eux, comme si lecouple constitué par la tortue marine et le chat-cerise n'existait tout bon-nement pas.

— Vous vous trouvez ici dans une espèce de carrefour intergalactique,les habitants de l'endroit, étant habitués à croiser toute sorte de gens etde peuples ne prêtent aucune espèce d'intérêt à nos personnes, mais celaconstitue un avantage pour vous. Car il va vous falloir aller vers un parcombragé au coeur de l'Arkhétype, sous le niveau du sol où noussommes, et emprunter une télésphère automatisée dont le trajet précisvous déposera à l'endroit de votre choix. Pensez fort à ce moment précis,et surtout, pensez juste ! Il n'y aura pas de retour en arrière possible, ex-pliqua la tortue marine en retournant se plonger dans le fleuve gris etfroid.

Resté seul et transi sur le rivage, Balbillus le chat-cerise resta un instantméditatif sur les changements apportés par le destin au dessein initial du

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Mânne Altiopr, puis il soupira. Après tout la bonne volonté de ce dernierne pouvait être mise en doute, Balbillus empruntant une direction avantde bondir latéralement. Il avait manqué se faire écraser la queue par unengin mécanique et pétaradant, son cavalier vitupérant en brandissantun poing ganté vers le chat-cerise. Ce dernier jugea plus prudent de quit-ter les lieux sans tarder, et bientôt il trottinait dans des ruelles aux pavésronds et luisants, dont les passants étaient peu nombreux et les dange-reux véhicules inexistants.

Il franchit une vaste avenue souterraine et longeant des bâtimentsnoirs aux fenêtres éteintes il finit par atteindre un petit parc de verdureparfumée, se réjouissant de sa découverte avant de déchanter. Une grilleaux barreaux épais et serrés lui interdisait tout passage. Malgré tout il luifut permis de voir, douce surprise, de délicates sphères irisées s'élever etdescendre par intermittence jusque vers des hauteurs brumeuses, oùelles disparaissaient.

— Voilà au moins une bonne chose de faite, reconnut à voix haute lechat-cerise en longeant les grilles à la recherche d'une entrée.

Il trottina de longues minutes le long d'une muraille d'acier haute etparsemée de piques sur ses hauteurs, jusqu'à finalement trouver entredeux acacias au feuillage vert sombre une vaste entrée, dont le chat-ce-rise s'apprêtait à franchir l'enceinte lorsqu'il se vit apostropher en un lan-gage guttural par un homme entre deux âges, à la chevelure grisonnanteet revêtu d'une combinaison de toile grise et bleu, coiffé d'une casquetteà visière. L'homme lui faisait de l'index un geste de dénégation, et lechat-cerise malgré tout s'apprêtait à passer lorsqu'un trait d'argents'abattit devant son museau rosé et le fit sursauter, l'obligeant à battre enretrait.

— Plaît-il ?Balbillus, tout en fixant avec méfiance le préposé vindicatif à l'entrée,

observa les sourires amusés de quelques passants, ces derniers lui dési-gnant de l'index un panneau placé à l'entré, dont l'image était sans équi-voque. Les animaux étaient interdits dans l'enceinte du parc. Balbillusétait outré par une telle marque de ségrégation.

— Mais je ne suis pas un animal ! Je suis un chat ! Cerise, de surcroît !Balbillus eut beau s'agiter et tempêter devant le préposé de sa bonne

foi, et surtout de l'importance que revêtait pour lui le passage par les té-lésphères automatisées rien n'y fit et le temps passa, Balbillus finissantpar s'impatienter franchement. Il avait tenté de convaincre de son mieuxplusieurs personnes de le prendre avec eux afin de le laisser pénétrer à

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l'intérieur mais ignorant la langue de l'endroit cela se révéla une tâche ar-due, sinon impossible.

— J'y renonce, miaula le chat-cerise en secouant la tête. Ce mauditgarde va avoir raison de ma patience.

Contre tous ses principes magiques, il énonça secrètement une formuleenchantée de transparence tout en se faufilant vers une strate voisine, etpourvu d'une totale invisibilité en un couloir spatio-temporel le rame-nant vers le parc, il eut la surprise d'y rencontrer à nouveau le préposé,tout aussi transparent et immatériel. Il agitait son bâton d'un geste mena-çant, et le chat-cerise fut obligé de faire marche arrière, jusqu'à réappa-raître à l'endroit même d'où il avait rejoint la strate la plus proche. Il étaitsur le point de pester haut et fort contre la conjonction fatale pesant surlui lorsqu'une silhouette s'approchant du parc attira son attention, et illui lança.

— Prenez-moi avec vous, cachez-moi et laissez-moi entrer, j'ai un be-soin urgent d'utiliser les télésphères afin de rejoindre des amis !

L'homme d'apparence juvénile se pencha vers lui. Il était habillé d'unmanteau de cuir noir avec un large chapeau et il portait des mitainesmarron sombre. Son visage avenant s'éclaira d'un sourire en dévoilantl'éclatante blancheur de ses dents, car il s'agissait de Iolo, son ami.

— En principe j'ai une sainte horreur des chat-cerises, mais je vais es-sayer de faire un effort, monsieur.

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Chapitre 39— Aussi devant ces grandes murailles de verre il nous a fallu long-

temps chercher une issue afin de faire poursuivre sa route à la troupeAmazoon, comme tu l'imagines, expliqua Iolo en se calant dans le vastefauteuil de cuir où ils venaient de prendre place. Cela bien après avoirdécouvert ta disparition et t'avoir cherché en vain avec les autres.

La bulle irisée continuait à prendre de l'altitude, traversant les nuagesà la vitesse de l'éclair. Plusieurs fois des voyageurs maussades — etd'allure singulière, pour ne pas dire exotique — prirent place dans labulle en perpétuelle montée et un à un ils finirent par les quitter aprèsavoir rejoint leur destination, le cocon tiède et moiré s'immobilisant àchaque fois devant un amoncellement de bulles scintillantes et d'aiguillessombres, avec de surprenantes luminosités pulsant par saccades, en di-vers endroits. Iolo s'était retourné vers le chat-cerise Balbillus après avoirrajusté son large chapeau sur son front, ses doigts gantés de mitaines ca-ressant distraitement le chat-cerise.

Balbillus et le jeune magicien de la Ligue avaient fini par se retrouverseuls dans la cabine, et cette dernière depuis son départ dans les plansinférieurs ne paraissait plus vouloir s'arrêter. Iolo répondit à la questionmuette de son asanthène.

— Oh, ces cabines ne se déplacent pas seulement verticalement, ellesse meuvent aussi transversalement, et sur de grandes distances. Je lessoupçonne également de pouvoir franchir le temps, mais tiens, nous voi-ci arrivés au terminus.

Une voix artificielle s'était fait entendre dans le plafond arrondi et ca-pitonné de la cabine, les portes latérales s'ouvrant sans bruit. Les deuxamis mirent pied sur un quai gris et froid, d'obscurs quidams intergalac-tiques se déplaçant en remplissant de mystérieuses fonctions. Les cieuxétaient pâles et une brume tenace collait aux vêtements et à la fourruredes voyageurs, Balbillus le chat-cerise bifurquant à l'unisson de son amidans un couloir voûté et glacé, les carreaux de faïence tapissant le pla-fond et les murs ne concourant pas à réchauffer l'atmosphère.

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— Pour sûr, reprit Iolo en mettant ses mains dans les poches de sonmanteau, j'ai envoyé les Limiers du Manoir de Corail à ta recherche et ilsont fait chou-blanc.

— Tu as pris des risques, miaula le chat-cerise en trottinant dans letunnel.

— Certes, grimaça Iolo en se renfonçant dans son manteau, car un ventglacé s'était levé en rebroussant la fourrure du chat-cerise aux yeux d'or.Mais où donc étais-tu, au fait ?

— Dans le Monde Bleu, mon cher, car j'ai été appelé au nom de la soli-darité féline universelle par une tribu ayant eu à pâtir de voleursd'enfants.

— Vraiment ? s'étonna Iolo en ouvrant de grands yeux, et en mêmetemps ils empruntaient un couloir oblique après avoir lu attentivementun panneau rédigé dans le langage très ancien de la Tradition.

— Absolument, répliqua le chat-cerise, la Chienlit nous aidera puis-samment contre Éthérys, j'en suis certain, car ce monde futur souffre dumême adversaire que nos amies les Amazoons. Mais c'est une longuehistoire.

— Tu m'expliqueras cela après, nous sommes enfin arrivés, il mesemble. Le sais-tu, je me suis trompé plusieurs fois dans mon voyage as-tral vers l'Ailleurs Sidéral ? affirma Iolo dans la lente approche d'une ou-verture sombre. Et à plusieurs reprises je me suis même croisé enpersonne ?

Les plaines d'Iris venaient d'apparaître devant eux, et au loin suivaientdes contreforts parsemés d'éclats. Des tentes d'argent étaient éparpilléesen cercle et les hululements aigus des trakkers se faisaient entendre dansle lointain, parmi les brames sourds des alalhs. Les étendards de bronzescintillaient près de brasiers allumés par les Amazoons pour la nuit, carle soir venait et la nuit n'allait pas tarder à tomber à son tour.

— Voyage astral, dis-tu ? interrogea le chat-cerise en réalisant avec re-tard la signification de ces termes. Insinuerais-tu n'être pas vraiment àmes côtés en ce moment même ?

— Non, et tu verras bientôt mon corps de chair sur sa couche là où j'aidû le laisser, assura Iolo après avoir secoué la tête négativement. LesApriliens m'ont permis d'user de ce moyen de transport jusqu'au Pinaclede Gelsius, il ne pouvait en être autrement, disaient-ils, et j'ai dû obtem-pérer. Au grand soulagement de la Trinité, d'ailleurs, elle craignait denous voir disparaître à nouveau tous deux, après ton absence inexpli-quée. Ah, nous approchons de ma tente. Voici d'ailleurs Salah.

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Escorté du chat-cerise Iolo le jeune magicien de la Ligue avait franchile cordon de protection des gardiennes Amazoons du campement, em-mitouflées dans de chaudes pelisses pour la nuit. Les feux de bois allu-més là éclairaient les ténèbres de lueurs vacillantes, mais leur vieil amiSalah les avait reconnus en écarquillant les yeux.

— Iolo, mon garçon, mais n'étiez-vous pas dans votre tente tout àl'heure encore ?

La voix du vieillard de la cité de Myriam, en Sombreterre, était soula-gée par certains côtés mais également soucieuse, car il transparaissait àtravers ses paroles une pointe d'inquiétude.

— Votre sommeil durait bien longtemps, il est vrai. Nous ramèneriez-vous donc la Flèze Royale ?

Iolo avait secoué la tête en souriant, parvenant enfin devant la tente oùil s'était abrité afin de mener à bien son voyage astral dans l'AilleursSidéral.

— Voilà beaucoup de questions, mais je vais essayer d'y répondre demon mieux. Pour cela, tout d'abord, il me va falloir réintégrer monpropre corps.

— Oh !Salah, leur guide et compagnon depuis le tout début de leur long pé-

riple était proprement effaré par les derniers évènements : non seule-ment le jeune Iolo se tenait à ses côtés de retour d'un voyage dansl'astral, mais ce même Iolo dormait du sommeil du juste sur sa couche.Le Iolo astral près de Balbillus se plaça face à son corps terrestre.

— Nous reprendrons cette intéressante conversation lorsque j'aurai re-pris mon enveloppe personnelle, les amis. Car sachez-le, j'ai bien deschoses à vous dire.

Iolo s'était élevé dans les airs en une lévitation silencieuse, et placé au-dessus de son enveloppe de chair assoupie il avait adopté une apparencelumineuse avant de redescendre sur la couche puis de se fondre inextri-cablement en son corps terrestre. Il y eu un éclair furtif puis une ombrede brouillard dans la tente, Iolo finissant par se relever péniblement enmettant un coude sur sa couche. Aola et Nyris, les sorcières de la Trinitéavaient fait irruption en vociférant bruyamment dans la tente.

— Que se passe-t-il ici ?— Je viens de terminer mon voyage dans l'Ailleurs Sidéral, mesdames,

expliqua d'une voix pâteuse le magicien de la Ligue, tout en frottant sesyeux.

— Avez-vous pu vous saisir de la Flèze Royale ? s'enquit Nyris tout enfixant sur le chat-cerise un regard soupçonneux. Vous êtes là, vous ?

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— J'ai été happé par les intérêts supérieurs de la race féline universelle,miaula paisiblement le chat-cerise.

— Non, je n'ai pas pu me procurer cette grande Flèze dans le Pinacle,où les prix sont exorbitants, par ailleurs, grommela Iolo en s'éclaircissantla voix, après s'être mis sur son séant. Mais la Grande Muraille de Verrepourrait ne pas rester pour nous un obstacle infranchissable.

— Vraiment ? poursuivit Aola, la plus petite et vive sorcière Amazoonde la Trinité.

— Mm-mm, répondit Iolo en se relevant et étirant tous ses membres,bâillant sans davantage de manières.

— Venez tous nous rejoindre dehors, se radoucit Nyris. Nous avons al-lumé un bon feu et du café est en train de chauffer.

Les deux sorcières, apaisées, avaient quitté la tente et le chat-cerise Bal-billus avait de nouveau miaulé en direction de son compagnon.

— Et maintenant ?— Maintenant ?Iolo s'était éclaboussé le visage dans une cuvette de faïence en

s'arrosant avec un broc d'eau claire, puis il s'était essuyé à l'aide d'uneserviette aimablement prêtée par un Salah souriant, car réjoui parl'heureuse tournure des évènements.

— Maintenant, dit Iolo en remettant des vêtements identiques, prati-quement, à ceux portés durant son voyage astral en direction du Pinacle,nous allons sortir et discuter avec de bonnes amies, en dégustant un cafésavoureux. Délicieux programme, augura-t-il en sortant de la tented'argent en compagnie de ses amies.

Sous la nuit étoilée une lune claire trônait en un silence glacé, et dansle vent de la nuit le groupe se dirigea vers des troncs d'arbres disposésautour d'un brasier. Aola leur fit signe de s'asseoir avec ses consoeurs dela Trinité et plusieurs sorcières de confiance, même si d'autres feuxavaient été allumés dans le campement Amazoon. Un café brûlant futservi à chacun, le chat-cerise se contentant de sommeiller sur les genouxde Iolo en fixant le brasier de ses yeux dorés mi-clos. Des groupes de sor-cières patrouillaient en permanence lorsqu'elles n'étaient pas en reposdans leurs tentes ou bien autour d'un bon feu, les trakkers glapissant parintermittence dans leur enclos durant leur sommeil. Les alalhs reposaientà l'écart et régulièrement des vols de sorcières Amazoons sur leurs balaisescortées par leurs Vouivres allaient et venaient dans les cieux. L'on étaitsur Iris, le monde principal d'Éthérys, et les précautions prises par lesAmazoons sur le territoire de leur ennemi étaient extrêmes. Du moinstelle fut l'explication d'Aola, cette dernière finissant par remettre la

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capuche de son manteau de fourrure sur sa tête, laissant échapperquelques mèches soyeuses de cheveux bleus.

Iolo but son café à longues gorgées et devant le regard muet — maisinsistant — des Amazoons le magicien de la Ligue finit par lâcher.

— Non, je n'ai pas pu entrer en possession de la Flèze Royale, expliquaIolo aux deux Amazoons dépitées. Mes moyens financiers ne me l'ontpas permis, et d'après les paroles du Xupitérien, dans sa boutique, ilm'aurait fallu un éléphant pour la porter jusqu'ici. Ce qui est tout saufpratique, vous en conviendrez.

— Ah.Nyris avait une mine contrite mais Iolo refusa de se laisser démonter

en poursuivant, buvant son café à petite gorgée.— J'ai en effet pu discuter avec un confrère du Pinacle, un magicien de

l'endroit aux méthodes peu orthodoxes, mais aux résultats indéniables,et il m'a expliqué ceci. Une clef capable de faire s'ouvrir la Grande Mu-raille de Verre n'existe tout bonnement pas. Quant à la Flèze, je vous l'aidéjà dit, il nous faut l'oublier.

— Il nous serait donc impossible de franchir la Grande Muraille ? de-manda Salah en terminant son gobelet de grès, son visage sillonné derides colorées par les flammes vives du brasier. Ce serait trop triste !

— Je n'ai pas dit cela, précisa Iolo en vidant son verre de grès blanc.— Pourtant les Soliphons vont et viennent à travers elles comme ils le

souhaitent, tempêta Aola en roulant des yeux furibonds. Comment font-ils ?

— Les gens d'Éthérys ont donné vie à cette grande Muraille qui nousempêche de passer depuis notre traversée de la Mer Morte, déclara Ioloen fixant furtivement la belle sorcière aux traits obscurs emmitoufléedans son manteau. Leur magie est puissante et ancienne à l'image decelle des Amazoons, ou bien de la Ligue des Magiciens de la Terre : elledoit remonter au moins à la Tradition Secrète, selon mon informateur duPinacle, ou peut-être même avant.

— Et alors ? grogna Nyris agacée par le déroulement alambiqué de laconversation.

— L'on ne peut faire s'ouvrir la Grande Muraille de Verre car contrai-rement aux Soliphons d'Amerald, les créateurs de la Muraille ne nousont pas donné de passe-droit, et la Grande Flèze Royale est hors de notreportée. Cela, le Concile d'Idonn le sait parfaitement. C'est pourquoi sesmercenaires ont curieusement cessé leurs attaques, depuis un certaintemps.

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— Ils pensent l'obstacle de la Grande Muraille insurmontable pour nosforces, comprit Aola en jetant de colère son gobelet vide dans le brasier.

Le feu de bois augmenta et grandit en grondant, créant de somp-tueuses couleurs alentours. Iolo reprit avec un air finaud.

— En cela ils se trompent, car si leur Grande Muraille ne peut être tra-versée par le haut ou bien le bas — nous en savons quelque chose,grimaça-t-il vers le chat-cerise pelotonné sur ses genoux — elle possèdemalgré tout un point faible, affirma le jeune magicien de la Ligue.

— Vraiment ? interrogea Salah en arquant ses sourcils gris argent.— On peut la faire se déplacer vers l'avant au moyen d'une Promesse

extorquée à un Solophe, affirma Iolo. Cela dit, il nous faudrait pour celauser d'une magie vénérable, unir celles des Amazoons avec la nôtre nesera pas de trop. Maintenant, le péril est grand. Si les Puissances ve-naient à intervenir, cela pourrait nous être fatal.

Iolo garda un long silence méditatif. Devant eux le brasier ronflait etcraquait, en dégageant vers le zénith à présent noir comme de l'encre desgerbes d'étincelles. Le chat-cerise avait hoché de la tête avec une pru-dence non feinte, car lui n'ignorait pas combien il est périlleux pour unhomme de magie d'user de sortilèges loin de son lieu de naissance, où setrouve le siège de sa force et son karisme.

— Je vois bien où vous voulez en venir, en parlant d'unir nos forces,commença Aola en caressant son menton d'une main gantée, de seslèvres parfaites s'exhalant un panache de vapeur, mais à quoi nousservirait-il de faire reculer encore la Grande Muraille de Verre ?

— L'obstacle aurait seulement reculé davantage, cracha Nyris en dési-gnant d'un geste les défenses cristallines d'Iris, perdue pour l'heure dansles ténèbres de la nuit, à l'horizon.

— Je me suis mal exprimé, reconnut Iolo en s'éclaircissant la voix d'unraclement de gorge, je voulais dire : on peut la faire reculer comme avan-cer, à condition d'expliquer au Solophe de la Strate l'utilité de la chose.Ce sera d'ailleurs la principale difficulté.

— Je ne comprends pas, assura Nyris en fronçant les sourcils.— C'est très simple, une délégation d'entre nous doit s'acheminer par

les Sentes jusqu'au Palais Stratique du Solophe, et lui expliquer pourquoila Grande Muraille de Verre du Concile d'Idonn doit être déplacée deplusieurs lieux dans notre direction.

— Je voulais dire le pourquoi d'avancer la muraille, reprit Nyris.— Nous nous retrouverions de l'autre côté des remparts, expliqua Iolo

d'un ton patient, et nous aurions alors franchi la Grande Muraille deVerre avec armes et bagages sans coup férir.

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— Oh, lâcha Aola de la Trinité en réalisant l'ingéniosité du système.Mais c'est dangereux, dites-vous.

— Certes, miaula le chat-cerise Balbillus réveillé par la discussion prèsde lui. Il y a des Entités Magiques féroces en tous lieux, et loin de sesbases un magicien peut avoir à pâtir des Invisibles, sans parler des Vos-giens. C'est pourquoi l'union de nos ressources peut s'avérer nécessaire,même si elle n'est pas obligatoire, tempéra Balbillus.

— Nous ne sommes pas venues jusqu'ici pour renoncer au dernier mo-ment, grinça Aola. C'est d'accord.

— Rendez-vous à l'extérieur dans dix minutes, dit Iolo en se redres-sant puis s'étirant de tous ses membres. Il nous va falloir former uneéquipe réduite, une poignée de sorcières Amazoons de grand talent ma-gique nous sera utile.

Tandis que les Amazoons de la Trinité beuglaient des ordres en consé-quence Iolo avec Salah et le chat-cerise Balbillus s'en étaient allé harna-cher un trakker pour la monte, ce dernier glapissant et hululant déjà decontentement nerveux. Sa grande crête dorsale était écarlate d'émotion,des couleurs variées naissant puis s'éteignant sur son épiderme. Sur unecouverture moelleuse Iolo était monté hardiment, prenant son compa-gnon le chat-cerise avec lui.

— Vous êtes sûr de vous, mon garçon ? s'inquiétait Salah avec un re-gard troublé.

Un alalh chargé de cinq Amazoons, dont deux appartenant à la Trinité,s'en venait pesamment dans leur direction et Iolo prit le temps de dévisa-ger le mastodonte dans la nuit avant de répliquer au vieillard.

— Franchement, non, mais il nous faut tenter le tout pour le tout, n'est-ce pas.

Il fit volter le trakker et avança vers l'alalh, au centre du campement,les deux amis commençant à ânonner en silence les paroles secrètes de lamagie Très Ancienne. La Tradition fit s'entrouvrir l'Issue Fatale, et tousles sens aux aguets Iolo fit s'avancer le trakker dont les yeux rouges sanspupille papillonnaient follement. Derrière eux l'alalh portant les Ama-zoons s'apprêtaient à les suivre vers le Palais Stratique du Solophe.

— Allons, mon ami, lança Iolo vers le trakker afin de lui donner cou-rage. Et nous ne savons même pas le nom du Solophe de l'endroit,termina-t-il vers le chat-cerise Balbillus.

Ce dernier avait miaulé à plusieurs reprises afin d'aider à la survie ma-gique de la Passe, et cette dernière gagna en intensité et couleurs lorsqueles sorcières Amazoons joignirent leurs oraisons magiques à celle desdeux amis de la Ligue. Bientôt la Sente apparut enfin devant eux en

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surgissant du néant, et Iolo souffla de soulagement en la voyant appa-raître. La Sente s'activait en se lovant dans l'Inexistence, tel si le cheminétait un serpent vivant et fabuleux. Il se déployait dans un ciel bleuté etinfini, dans lequel un soleil d'or en fusion, ou même plutôt deux, observaIolo en clignant des yeux par cause de leur grande luminosité, trônaitdans un coin de la coupole céleste. Et au bout de la Sente se tenait dansles airs le Palais Stratrique d'un puissant.

— J'espère y trouver ce fameux Solophe, déclara le chat-cerise aprèsavoir jeté un rapide regard derrière eux, et constaté la présence rassu-rante de la délégation Amazoon sur son alalh.

— Halte.Un tourbillon coloré et bruyant, produisant un curieux bruit mêlant la

rumeur tintante d'une source et celle d'un glaive crissant sur du métals'était fait entendre, un être à la complexion singulière apparaissant si-multanément. Il avait de longs cheveux noirs et paraissait légèrementcourbé, avec des traits empâtés et un visage sévère, des vêtementsamples à la coupe simple sous un court manteau et un pantalon de toilegrise, des mains blanches adornées de bagues toutes d'une grande lumi-nosité et éclat. Ses yeux gris allaient du trakker à l'alalh sur la Sente,avant de fixer à nouveau Iolo puis Balbillus, les Amazoons derrière en-fin, sur leur imposante créature. Et l'Être répéta de nouveau.

— Halte. Par ma bague saphir du nom de Byzia, halte. La PuissanceDormante réprouve la présence de mortels sur le lacis des Sentes. Aussije dis : Halte.

"Allons bon", se mordit silencieusement la langue Iolo en réalisant laconcrétisation de leur plus grand souci. Puis Iolo reprit la parole.

— Nous cherchons à rejoindre le Palais Stratique au loin. Nous avonsune demande urgente à faire à son propriétaire, pour lequel un grandrespect nous est échu.

— Ceci n'est pas un Palais Stratique, révéla la Puissance Dormante,mais un croisement inhérent à la Sente, comme il en est tant. Vous n'avezpas à vous trouver sur la Sente, votre état de mortel vous en interditl'accès.

— Écoutez, commença à son tour Aola de la Trinité, en subodorantaussitôt devant l'apparition du personnage un grave problème, un im-mense souci nous amène ici, et le temps nous est compté.

— Vos problèmes de mortels m'indiffèrent, mais par ma bague rubisdu nom de Voyloin, je vous somme d'apparaître devant le Grand So-lophe de la Strate, en son palais d'Ôr. Il vous y jugera et vos destinssondera.

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— Comprenez-nous, reprit Iolo tandis qu'autour d'eux les environss'évanouissaient avant de réapparaître aussitôt, subtilement modifiés.

— Tais-toi, Iolo, lui souffla le chat-cerise, n'était-ce pas au fond notresouhait principal ?

Le trakker et l'alalh de la Trinité avaient émergé dans un vaste champherbeux à l'intense émeraude, dans lequel un vent joueur sifflait et faisaits'agiter les branches des amandiers en fleurs. Une bâtisse luxueuse se lo-vait dans le décor sylvestre en arrière-plan, en un paysage n'ayant plusgrand-chose à voir avec celui de la Sente. Sauf dans les lointains du dé-cor, car ils se trouvaient en une portion de terrain flottant dans le vide,où continuaient à flotter les deux soleils d'or, silencieux et jumeaux. Unhomme maigre et de grande taille s'était dirigé vers eux, il s'était levé deson siège à grand dossier ajouré et travaillé, une armée de domestiquesen livrée s'activant à retirer les reliefs d'un repas récemment terminé, ap-paremment, jugea in petto Iolo. L'homme portait des vêtements de prixmais sans ostentation particulière, son manteau laissant battre sur sa poi-trine un lourd bijou d'or au cabochon scintillant. L'homme avait des che-veux gris coupés court et un visage maigre taillé à grands traits, desmains sèches et osseuses dont il fit craquer bruyamment les jointures.

— Eh bien ? Je suis le Solophe Baliel, régisseur du Système présent etdes cosmes galactiques afférents. La Puissance Dormante a mis sur vousune demande de mort immédiate, voir une longue période d'inexistenceforcée. Je dois vous avouer mon trouble : les bons repas me font faire desjugements hâtifs et parfois lourds de conséquences. Mais c'est le lot detous les Solophes, reprit l'homme portant le nom de Baliel. Nombre deMânnes ne le comprennent pas.

— Votre seigneurie, dit Iolo après être descendu à bas du trakker, toutcomme les Amazoons avaient quitté leurs montures d'écaille grise, noussommes venus vous demander de déplacer vers l'orient une constructionde pierres, portant le nom de Grande Muraille de Verre, sur Iris.

— Ce monde relève effectivement de mes compétences, avoua le So-lophe Baliel en se rasseyant sur son siège, grappillant une baie bleuâtreaux reflets doux. Mais pourquoi ferais-je une telle chose ? Les déplace-ments matériels ne sont pas usuels, seules des raisons graves peuventmotiver cela. Les mortels déplacent et détruisent tout et n'importe quoiavec une inconscience rare. Voyez-vous, le moindre mouvement, mêmelatéral…

— Seigneur Baliel, reprit à son tour le chat-cerise Balbillus, tandis queles Amazoons faisaient en silence le cercle autour du Solophe, cettemonstruosité empêche tout contact entre des gens d'un même coeur, et…

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— Sottises, cela ne motive en rien un déplacement si important,d'autant, si je ne m'abuse…

Le Solophe avait froncé les sourcils en prenant une profonde inspira-tion, fermant les yeux afin de mieux distinguer la scène.

— La construction n'est pas petite, dites-moi. L'énergie nécessaire àune telle chose ne sera pas négligeable. Les Puissances pourraient voircela d'un mauvais oeil.

— Seigneur Baliel, poursuivit Iolo en se redressant, frappant dans samain ouverte de son poing fermé, cette construction est une véritablemonstruosité, l'effet visuel est désastreux. Elle s'harmoniserait mieuxavec le paysage, et donc avec les Règles et les Lois de l'univers, si elleétait à bonne distance vers l'orient. Les Puissances ne pourraient rientrouver à dire, puisqu’agir ainsi serait se rapprocher davantage del'Harmonie et de l'Équilibre galactique.

— C'est exact, reconnut le Solophe après avoir fermé un oeil afin devérifier cela, mais malgré tout, je ne sais. Quelque chose me chiffonne.Ne me cacheriez-vous point un détail important ?

Les Amazoons, Iolo et le chat-cerise remuant négativement la tête avecobstination, le Solophe reprit d'une voix traînante, comme s'il réfléchis-sait intensément en même temps.

— Ainsi, vous désirez me voir bouger vers l'orient la Grande Muraillede Verre d'Iris, afin de concilier cela avec les Lois naturelles de l'Espaceet du Temps ?

— Exactement, assurèrent en choeur les membres de la petitedélégation.

— Je vais exceptionnellement complaire votre volonté mortelle, remer-ciez le bon repas de mes laquais car il m'incite à une bonté peu habituellechez moi. Mais l'exception ne fait pas la règle, dit-on chez les Solophes.

La Puissance Dormante entrevue auparavant venait d'apparaître et deglisser quelques mots à l'oreille du Solophe Baliel, ce dernier souriantavant de reprendre.

— Voici. Je vais accéder à votre volonté et déplacer la Grande Muraillede Verre vers l'orient, mais afin de tendre au mieux vers l'équilibre natu-rel et stellaire du paysage, je vais bouger dans la même proportion vosamis parqués si fâcheusement près de cette construction.

— Eh là ! ne put s'empêcher de s'exclamer Iolo, tandis que les Ama-zoons, avec le magicien de la Ligue et Balbillus, en compagnie de leursmontures respectives, étaient emportés par un tourbillon furieux et voci-férant vers leur point de départ.

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— Il suffit, leur signifia le Solophe en les chassant d'un geste, sa voixs'amenuisant déjà dans le lointain de la petite troupe. Et si vous essayezencore de me tromper si sottement, j'anéantirai vos existences et toutesleurs possibilités, jusqu'à la plus infime.

Dans les plaines d'Iris churent lourdement le groupe, l'alalh et le trak-ker se réjouissant bruyamment de retrouver enfin la terre ferme. Dans lanuit noire la position de la Grande Muraille de Verre avait été modifiéeeffectivement, comprirent tous et toutes en réalisant sa situation diffé-rente par rapport à celle de leur départ, et celle du campement Amazoonà proximité duquel ils venaient de réapparaître aussi, au grand dam dessorcières Amazoons et de leurs Vouivres. Rassurer et expliquer cela auxsorcières de la Roue prit un certain temps à Aola et Nyris, à Thélia. Iolos'était retourné vers le chat-cerise en mettant ses mains sur les hanches.

— Flûte, tiens.— Tu l'as dit, grogna le chat-cerise, agacé par le contretemps.Autour d'eux le déplacement instantané du campement avait créé un

beau désordre, mais ce dernier se calmait peu à peu, s'apaisait, l'aubeaux doigts d'or commençant à poindre au loin. De la lumière émergeaitde la Grande Muraille de Verre, un indigo pâle bleutant joliment lesbriques et les moellons translucides de la construction, déplacée magi-quement par le Solophe de la Strate. Iolo se laissa choir sur un minusculebanc, et une sorcière Amazoon ranima le feu. Une autre, aimablement,s'empressa de lui servir une tasse de café. Les sorcières de la Trinité don-naient leurs ordres pour lever le camp au plus vite, même si nul ne savaitencore de quoi la journée serait faite. Machinalement, Iolo trempa seslèvres dans le gobelet de grès, savourant à la fois ce moment de repos etle bon feu devant lequel il se trouvait.

— En définitive, tout cela n'aura servi à rien, lâcha Salah après avoirété mis au courant de l'échec de leur mission par les sorcières Amazoons.

— Peut-être pas, déclara songeusement Iolo en observant la lumièredu jour se glisser par-dessus la Grande Muraille de Verre, sans cesser detenir sa tasse. Peut-être pas.

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Chapitre 40Les grandes baudruches de forme oblongue et allongée, aux dimen-

sions imposantes tant les nacelles qu'elles supportaient au bout de longsfilins étaient démesurées, continuaient à jaillir avec régularité del'ouverture céleste triangulaire observée par Iolo dans la soirée par-des-sus la Grande Muraille de Verre. Le cortège de nacelles brunâtres nedésemplissait pas. C'était à n'y pas croire : durant la nuit le flot de véhi-cules aériens avait été ininterrompu vers la planète Iris, et désormaisl'aube rosée s'en venant les étranges artéfacts ralentissaient à peine la ré-gularité de leur passage. La voûte céleste et sombre voyait s'effacer l'éclatdes étoiles d'argent dans la montée à l'horizon d'une vague dorée, desmoirures scintillantes naissant au coeur des briques translucides de laGrande Muraille d'Iris.

Les sorcières Amazoon, au début intriguées et presque inquiètes par lesurprenant cortège aérien se déroulant au-dessus de leurs têtes avaientfini par se rasséréner, tant les inconnus avaient fait montre finalementd'un total désintérêt à leur égard. Les alalhs avaient été apaisés par leursmaîtresses, et le ballet des sorcières sur leurs balais escortées de leurVouivre avait fini par cesser. Celui des guetteurs d'Iris dissimulés der-rière les créneaux protecteurs de la Grande Muraille de Verre également.Après la période d'attente infructueuse, puisque les nouveaux venusn'avaient pas jugé bon de les contacter, les Amazoons avaient confection-né comme à leur habitude des cafetières de ce breuvage sombre telle-ment à l'honneur chez elles dans la Roue, le café. Soulevant sa tassed'une main experte, Salah avait lancé vers Iolo.

— Je m'interroge sur la nature de ces mystérieux inconnus. Nous leursommes indifférents, semble-t-il !

— Mmm, approuva Aola de la Trinité, la plus petite sorcière du trio,après avoir trempé ses lèvres peintes de violet dans son gobelet de grès.Ils disposent de troupes en nombre, en tout cas.

— Pourquoi dis-tu cela, ma soeur ? s'enquit vers elle Nyris ens'emparant à son tour de sa tasse, ce beau monde se tenant debout aucentre du campement improvisé durant la nuit.

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— Je dirais, l'instinct, lâcha Aola après avoir fixé la colonne des véhi-cules jaillissant de l'ouverture transdimensionnelle puis s'acheminantvers le Concile d'Idonn et sa Phalange. Le rythme de passage de ces cu-rieux engins aériens ralentit, d'ailleurs, on dirait.

— Cela devient nettement perceptible, effectivement, convint Iolo,mais je désire rendre ici hommage à votre sagacité de sorcière, Aola,déclara-t-il tout de go vers cette dernière, celle-ci se montrant surprisepar la répartie du jeune garçon, plutôt avare de compliments en tempshabituel. Car il s'agit bien d'une armée. Les gens d'Éthérys ont eu mailleà partir avec quantité d'adversaires, et les Amazoons constituent seule-ment un ennemi parmi tant d'autres pour eux. Voyez-vous, leurroyaume, contrairement à celui des Amazoons de la Roue, s'étend surplusieurs dimensions et de multiples univers. Ils ont eu, et ont encore, defréquentes querelles avec un monde voisin, le Monde Bleu, encore à ve-nir après l'extinction du nôtre, le Monde Vermeil. Ces gens au comporte-ment si singulier proviennent du futur, et j'en mettrais ma main à cou-per, il s'agit tout bonnement des armées du général Khan, de la Chienlitplus exactement. Ai-je commis une erreur, Balbillus ?

Le chat-cerise au regard d'or en fusion avait souri dans son museau fé-lin et triangulaire avant de répliquer posément.

— Mon garçon, parfois tu mériterais d'être un chat. Comment as-tufait pour déduire autant du peu que je t'ai raconté de mes aventures dansle Monde Bleu ?

Iolo avait souri vers son asanthène, et aussi vers le reste du petitgroupe, étonné par son raisonnement.

— Je dors beaucoup et je mange souvent du chocolat, noir de préfé-rence, expliqua Iolo en guise de révélation.

— Sottise, miaula le chat-cerise en s'ébrouant.— Évidemment, maugréa Aola en haussant les épaules devant la ré-

partie de Iolo. Je suis moi aussi une fanatique du chocolat, et je n'ai paspour autant des éclairs d'intuition subite !

— Moi, je parlerais plutôt de déduction, renchérit le chat-cerise enguise de sentence définitive vers son ami. Je le lui ai déjà dit, la Chienlitconstituait une armée avec des enfants enlevés aux quatre coins des uni-vers, et de plus loin encore pour attaquer Éthérys.

— Exact, reconnut le jeune garçon en le taquinant de l'index. Le resteallait de soi. Mais nous n'allons pas tarder à en savoir davantage.

Le flot des engins volants s'était ralenti fortement jusqu'à devenir unmince filet, et il y eut un instant de flottement dans le campement Ama-zoon en observant cela. Finalement une baudruche de dimension

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davantage réduite, mais avec une couleur dorée cette fois, sortit en der-nier de l'ouverture jusqu'à abaisser sa course et finir par se poser près ducampement improvisé des Amazoons. Iolo et le chat-cerise Balbillus, Sa-lah, marchèrent à pas lents vers les nouveaux venus leur faisantl'honneur d'accorder enfin attention à leur présence, les sorcières de laTrinité sur leurs talons.

— Bon sang, ce voyage transdimensionnel n'en finissait plus, gronda legénéral de la Chienlit, le dénommé Khan, vers Iolo et surtout le chat-ce-rise Balbillus, connu par lui-même depuis les évènements du MondeBleu, dans une sphère voisine.

— Bienvenue sur Iris, mon général, dit benoîtement l'asanthène dujeune magicien de la Ligue en direction du nouveau venu et de sesquelques sous-officiers l'accompagnant, tous comme lui d'allure huma-noïde mais possédant des traits indiscutablement canins. Ainsi, le mo-ment de la grande offensive est venu ?

— Oui, acquiesça le général Khan en époussetant son uniforme impec-cable, avec ses barrettes colorées sur la poitrine. Les enfants de notre na-celle étant proprement insupportables, nous avons décidé de nous repo-ser un court moment. Ainsi ils pourront se reposer et se détendre.

Le général et ses subordonnés se poussèrent de côté précipitamment.Des soutes de la nacelle une large passerelle avait été tirée, une bruyantemarmaille s'échappant en tous sens dans une cacophonie de couleurs etde sons divers. Le général avait remis sa casquette à visière fumée enplace, ses officiers se bouchant les oreilles de leur mieux afin d'échapperau vacarme. Aola de la Trinité avec ses deux soeurs avait détaillé attenti-vement la nacelle de bois vernis soutenue par des filins à l'enveloppe ob-longue de la baudruche, apparemment emplie de quelque gaz mysté-rieux. La nacelle flottait presque au niveau du sol, et des hommes de laChienlit avaient fiché des pieux dans le sol afin d'y nouer des cordes desolide chanvre. Chacun regardant l'autre en chien de faïence, Iolo fit lesprésentations d'usage entre les gens de la Chienlit et le petit groupe dontil faisait partie, terminant comme il est naturel par sa personne.

— Moi je suis Iolo, l'ami de Balbillus, le chat-cerise, conclut-il en le dé-signant de l'index, vous vous souvenez probablement de lui.

Ils échangèrent une poignée de main franche et cordiale, le généralKhan reprenant.

— Comment pourrais-je l'oublier ? Les Cercles Agrères étaient en pleinpréparatif de guerre, et nous avons eu des soucis avec le Mânne Altiopret jusqu'à la Purissime en personne. Mais vous n'ignorez rien de toutcela.

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— Dans les grandes lignes, lui déclara d'un ton doucereux Aola de laTrinité en remettant en place dans son dos son chapeau noir de sorcière,puisque le jour venant la température augmentait graduellement. Maisnous avons nos problèmes, nous venons d'avoir maille à partir avec leSolophe Baliel, ce dernier a manqué interrompre le cours de nos viesdans son Palais Stratique. Cela dit, c'est un aparté. Votre appareil mesemble de dimensions réduites. Vous pensez nos alalhs capables deprendre place dans cette nacelle ?

Le général Khan eut une mine surprise, son front velu entre ses deuxoreilles pointues se plissant d'étonnement.

— Je doute fort vos mastodontes capables de faire un trajet dans nossoutes, à moins de faire un voyage par créature, mais cela nous retarde-rait beaucoup trop. Pourquoi donc une telle question ?

Aola de la Trinité arbora une expression chiffonnée en reposant satasse sur une souche d'arbre, près de là.

— Nous aussi nous désirons rejoindre le Concile d'Idonn, tout commevotre monde l'Empire de la Roue souffre des exactions de la Phalange etde ses séides.

— L'Empire de la Roue… répéta songeusement le général en tripotantsa lippe. Vous êtes donc des Amazoons. Et vous ne pouvez pas pour-suivre votre route, c'est cela ?

Nyris et Thélia avaient montré d'un geste la Grande Muraille de Verre,énervées par la placidité apparente du général de la Chienlit.

— C'est cela, votre problème ? s'enquit le général Khan en esquissantun fin sourire.

Iolo, le jeune magicien de la Ligue des Magiciens de la Terre dutavouer, même s'il lui en coûtait, son impuissance.

— Nous ne parvenons pas à surmonter cet obstacle dans notre coursevers la capitale d'Iris et de sa Phalange. Nous avons essayé d'user del'influence du Solophe de cette Strate, mais en vain. Cela a même man-qué nous coûter la vie. La magie utilisée pour confectionner cet ouvragenous est inconnue, aussi bien à la Ligue dont je proviens comme auxAmazoons.

Le général Khan avait haussé les épaules, ses subordonnés, tout aussiraides et guindés que lui dans leur uniforme vert olive, rassemblant lesenfants après leur récréation bruyante dans les environs.

— Pourquoi faire compliqué lorsque l'on peut faire simple ? Mais sivous vouliez franchir la Grande Muraille de Verre, il fallait le lui deman-der ! Parfois, une bonne éducation et de la courtoisie suffisent à passerles plus grands obstacles.

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Iolo songea à lui rappeler sa nature actuelle de militaire voleurd'enfants à travers les mondes, mais il préféra se taire tant les circons-tances leur étaient défavorables. Le général Khan était maintenant seulprès d'eux, son curieux engin volant avec sa passerelle de bois posée surle sol attendant son retour pour décoller vers sa destination. Le généralde la Chienlit avait gardé une main dans son dos en s'approchant de lamuraille, finissant par la rejoindre accompagné de la petite troupe. Ni Sa-lah ni aucune sorcière de la Trinité ne voulaient manquer un tel spec-tacle, encore moins Iolo ou le chat-cerise Balbillus. Le général avait placéune main sur les pierres translucides constituant la frontière d'Iris,s'exclamant d'une voix forte.

— Holà, gentes pierres ! Serait-il possible de vous écarter un peu afinde laisser une ouverture, si possible suffisamment large ?

À la stupéfaction des Amazoons et de Iolo, les moellons scintillantsd'éclats dans la radieuse matinée d'Iris avaient gagné en luminosité, irra-diant un éclat ne provenant pas du ciel rose et bleu mais bien plutôt del'intimité même de leur être pétrifié. Subitement les pierres constituantl'ossature de l'ouvrage s'étaient mises à répondre dans une cacophoniede voix piaillantes, à la grande frayeur des guetteurs d'Idonn disposés auloin. Sans attendre ces derniers prirent le large sur des saurièpdres hur-leurs à la clameur rauque.

— Cela nous plairait fort, car l'engourdissement nous guette, et ce, de-puis longtemps, répondirent en un brouhaha confus les pierres de cristal.Mais notre supérieur est en réunion sur Idonn, et nous ne pouvons ainsiprendre sur nous de rompre la formation, vous comprenez. C'est unequestion de discipline militaire.

— Dans ce cas je n'insiste pas, dit le plus sérieusement du monde le gé-néral Khan, et je vous laisse là dans vos positions. Sachez simplement ce-ci, mes amis sont armés de magie et de sortilèges puissants, et les CerclesAgrères sont passés en nombre au-dessus de vous durant la nuit. Restersur place vous mettrait dans une situation inconfortable.

— Nous serions attaquées simultanément sur deux fronts ! s'écrièrentbruyamment les pierres brillantes de la Grande Muraille de Verre, et dé-sormais la construction entière avait acquis une luminosité blessante auregard. Un repli s'impose !

— Un repli s'impose ! poursuivirent d'autres briques transparentes dela construction, et en un éclair un phénomène surprenant se produisit,tout du moins pour toute autre personne que le général Khan de laChienlit.

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Les briques s'étaient éparpillées en voletant dans les airs, se retournantsur elles-mêmes en arborant maintenant l'aspect de volatiles cristallinsidentiques à de grands cygnes translucides, dotés d'ailes à l'envergure re-marquable. Ils avaient abandonné leur aspect ancien de brique solide, etmaintenant s'effondrait tel un château de cartes la Grande Muraille deVerre.

— Vous voyez ? leur lança le général de la Chienlit en s'en allant versla passerelle d'accès de son aéronef. Un peu de politesse, beaucoup deruse et le tour est joué !

Il leur fit un dernier signe de la main et le dernier véhicule de l'arméeenfantine de la Chienlit s'ébranla dans les airs, Aola de la Trinité ne pou-vant s'empêcher de grogner.

— Des Ides… positionnés sur leur aspect premier, il fallait y penser !Des Ides…

Aola avait levé la tête afin de distinguer ces derniers effectuant une re-traite précipitée vers leurs positions retranchées plus à l'intérieur desterres d'Iris, des pans entiers de muraille continuant à s'égrener au loinvers les cieux, en formation serrée. Le soleil d'Iris s'était élevé dans le cielet le globe couleur crème était barré diagonalement par une espèce demoirure à l'aspect de résille brillante couleur argent, cette particularitéconférant aux arbres sombres de l'endroit un reflet chatoyant. L'herbe ve-loutée ondulait devant la marche des alalhs et avec la majesté et la puis-sance d'une armée en marche, à l'image de celle de la Chienlit, le déta-chement Amazoon franchit l'enceinte de la Grande Muraille de Verre,désormais rangée à l'état de souvenir après la fuite désordonnée des Idesla composant.

La plaine vallonnée serpentait vers l'horizon, où s'étalait une vaste fo-rêt à l'aspect d'océan émeraude. Des montagnes grises s'élevaient à l'estet à l'ouest, de part et d'autre d'une étendue dégagée aux allures desteppe plate. Des bouquets d'arbres se faisaient jour périodiquement, etdes casemates souvent s'y trouvaient placées, les mercenaires du Conciled'Idonn devant y prendre leurs quartiers avant la venue conjuguée de laChienlit et du détachement Amazoon. Les sorcières de la Trinité étaientmontées sur leurs alalhs de commandement et avaient incité les éclai-reuses de la troupe, avec leurs Vouivres fidèles, à s'en aller au plus viteaux avant-postes.

— L'armée de la Chienlit ne doit pas nous devancer aux portesd'Idonn ! sifflait Aola en remplaçant son chapeau de sorcière par unheaume de cristal noir, et ses vêtements de voyage longs et flottants par

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une armure de tissu et de feutre, nantie de protections métalliques auxparties sensibles, au torse et aux coudes.

Ses soeurs de la Trinité l'avaient rejointe, les alalhs ne prenant plus lapeine désormais de ralentir leur marche. Précipitamment, le reste dessorcières avait ramassé ses affaires avant de se hisser à l'aide d'échellesde corde sur leur alalh habituel. Les trakkers de l'intendance comme decoutume suivaient en queue de cortège, Iolo tournant la tête en enten-dant un sifflement familier. Salah, ayant choisi de sommeiller dans lacarriole où il avait pris ses quartiers depuis le début, s'en venait tout na-turellement les chercher, le chat-cerise Balbillus et lui. La marche duconvoi était lente et bourdonnante, des arbres proches des oiseaux grissemblables à des corneilles stridentes s'envolant bruyamment à leur pas-sage. Se souvenant des dernières paroles de la sorcière Aola, Iolo lâcha.

— À l'allure où nous avançons et à celle des armées de la Chienlit, detoute façon, le général Khan parviendra avant nous aux muraillesd'Idonn.

— D'autant, la cité principale d'Iris, où siège le Concile d'Idonn, escor-té de sa Phalange et de sa Cohorte, résiderait en une ville volante portantle nom de Céleste, expliqua Salah vers Iolo en houspillant son fidèle trak-ker, portant maintenant par la force de l'habitude le nom de sidon.

— La Trinité vous l'a dit ? miaula le chat-cerise Balbillus depuisl'arrière de la carriole, paresseusement affalé sur divers ballots.

— Exactement, lui confirma Salah en tournant la tête vers l'asanthènedu jeune magicien de la Ligue.

Le soleil de la planète Iris continuait à progresser dans la voûte célesteau bleuté violacé, et le vent secouant les hautes herbes et les arbresproches soufflait et sifflait longuement au rythme des palpitations de latoile arachnéenne couvrant partiellement l'astre solaire. Cela ne laissaitpas de constituer avec l'écrin de nuages un spectacle enchanteur, et toutà la magie de l'endroit Iolo placé aux côtés de Salah ne vit pas toutd'abord le cavalier imposant monté sur un équidé fabuleux, caparaçonnéet revêtu de métal sombre. L'homme tenait une bannière multicoloreportant des signes incompréhensibles, même pour quelqu'un comme Io-lo versé dans les arts de la Tradition très Ancienne, et le premier Bal-billus le chat-cerise feula de surprise et de crainte.

— Allons bon. Encore un péril de moins pour l'armée de la Chienlit.Leur avance risque d'être substantielle !

— Pas forcément, assura Salah après avoir donné du cor afin d'alerterles alalhs porteurs de sorcières en état de guerre, avec leurs longueslances et hallebardes, leurs bannières de bronze et leurs tambours de

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guerre. Il me semble distinguer des lueurs diffuses vers l'horizon, préci-sément dans la direction empruntée par votre général Khan.

— Ce n'est pas mon général Khan, précisa Iolo tandis que la troupeAmazoon avait arrêté son avance en formant un demi-cercle, car letemps leur était compté.

En effet d'autres cavaliers de grande taille — ils devaient bien faireplus de deux mètres chacun, constata avec un certain effarement Iolo, etleur monture diabolique était à l'avenant — s'avançaient vers eux, consti-tuant un péril bien différent de celui des Soliphons et de leurs sau-rièpdres hurleurs. Les cavaliers étaient protégés par des armures lui-santes de sombre éclat, leur heaume arborant des crêtes colorées, et ilsportaient de lourdes épées, des lances de bois d'ébène avec des haches decombat et autres ustensiles guerriers. Salah avait sifflé en percevant ladétermination et l'assurance de leurs adversaires, puis l'envoyé du Con-cile d'Idonn se mit à discourir d'un ton rogue dans le presque midi dujour, sur Iris. Sa voix était basse et sépulcrale : brièvement Iolo se deman-da si celui-ci était bien du monde des vivants.

— Nul ne peut franchir la Grande Muraille de Verre et s'en porterbien, ici sur Iris, car une étendue marine protège derrière la Grande Mu-raille la capitale d'Idonn, et l'Océane jamais n'a pardonné auxenvahisseurs.

Iolo songeusement félicita le général Khan de la Chienlit d'avoir puéviter simultanément le péril de la Grande Muraille et celui de l'Océanegrâce à leurs artifices volants, puis il lança vers l'homme venant deprendre la parole.

— De quelle étendue marine voulez-vous parler ? Nous sommes enpleine terre ferme, ici !

Les cavaliers à la haute taille et aux couleurs sinistres avaient éclatéd'un rire gras, tandis que l'envoyé porteur d'un surprenant bâton termi-né par une sphère carmin avait abaissé son objet vers le sol. Sa voix pro-nonça de vieilles paroles en provenance de la Tradition. Iolo et Balbillus,comprenant aussitôt l'imminence d'une télétransportation mirent enbranle un contre-sort mais le temps leur manqua pour le mener à bien :déjà le sol s'était mué en une mer bleu saphir et le soleil s'était couché surl'horizon à une rapidité fulgurante. Ils se trouvaient bien loin de leurpoint de départ, réalisa Iolo, du moins avaient-ils pu infléchir la coursede leur déplacement et choir en des eaux plus chaudes.

— Nous avons limité les dégâts, miaula le chat-cerise en barbotant deson mieux, mais nous sommes dans de beaux draps ! Combien je détestel'eau ! conclut-il pour lui-même.

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Les alalhs de l'expédition beuglaient à l'unisson des sorcières de la Tri-nité, Thélia avec ses deux soeurs prodiguant leurs consignes d'une voixforte. Ordre fut donné aux sorcières Amazoon de se débarrasser de toutobjet pouvant les entraîner vers le fond par sa lourdeur, les chariots del'intendance étant les premiers à être abandonnés à leur sort. Les trak-kers, livrés à eux même, constituaient en effet d'excellentes montures parleur talent de nageur émérite. Iolo était monté sur son trakker habituel etSalah derrière lui portait le chat-cerise dans ses bras. Le spectacle de latroupe Amazoon essayant de surnager en une mer inconnue était im-pressionnant, Iolo tentant de maîtriser les battements de son coeur.

Sur un balai magique Aola de la Trinité en compagnie de fidèles guer-rières avaient entrepris de sillonner la mer afin de récupérer les sorcièressur le point de perdre pied à cause de leurs pesantes armures, et plusd'une longue hallebarde se perdit dans les entrailles marines. Les ban-nières de bronze furent rangées sur les alalhs, et ces derniers d'unegrande pesanteur sur la surface terrestre se déplaçaient presque avecgrâce, toute proportion gardée en parlant de ses montagnes d'écaillesgrises au cou serpentin et au regard froid. Nombre de sorcières chevau-chant leurs balais et escortées de leurs Vouivres sifflantes étaient allées àla recherche de leurs soeurs perdues, d'autres partant courageusementaux nouvelles. Plusieurs revinrent de leur exploration en affirmant laprésence d'une terre non loin de là, et Iolo comme Balbillus le chat-ceriserespirèrent bruyamment.

En dépit du courage de la petite troupe ils n'auraient pas donné cherde leur vie en cette mer saphir, et même si la magie aurait pu permettre àplusieurs de sauver leur vie l'objectif premier de l'expédition aurait dûêtre abandonnné bel et bien. Sidon leur trakker parut ragaillardi parl'effervescence se saisissant de chacun et il suivit comme les autres la di-rection du levant, vers laquelle pointaient les sorcières guide del'expédition. Aola et Nyris sur leurs balais respectifs avait fait le tour dugroupe et indiqué à Iolo sur son trakker la route à suivre, la mine réjouiede la sorcière révélant au jeune garçon l'absence de pertes humaines. Bal-billus le chat-cerise avait feulé en direction du magicien de la Ligue.

— Voilà une bonne nouvelle, notre invocation n'aura pas été inutile,même si elle a dû être écourtée par la force des choses.

— La proximité d'une terre à notre point de chute n'était sûrement pasprévu par ces cavaliers sinistres, reconnut Iolo en approuvant de la tête,laissant le trakker prendre seul la suite des trakkers et des alalhs, ces der-niers décrivant pour l'heure sur l'Océane azurée une large courbe.

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À l'horizon une mince bande brunâtre apparaissait, des arbres minus-cules, à l'image de brillantes émeraudes, constellant l'endroit. Les trak-kers avaient redoublé d'effort, et commencé tout bonnement à doublerles alalhs. Du sommet de ces grandes créatures un concert de réproba-tion s'était fait jour, mêlé de bonne humeur, puisque la salvation était àdeux pas, et Iolo avec le reste des cavaliers sur les trakkers s'était mis àrire.

Leur avance était conséquente, et augmentait d'instant en instant. Denoirs écueils se firent jour, couverts par instants de vagues cristallines àl'écume immaculée. Avec une souplesse extraordinaire le trakker s'étaitcontorsionné en évitant les obstacles avant de poursuivre sa route avecune énergie redoublée. Iolo tourna la tête, observant les Amazoons surles alalhs pester et râler en effectuant un détour prudent afin de ne pasblesser leurs monstres gris sur les récifs. Les trakkers haletaient et souf-flaient dans les vagues, la houle faisant tanguer le petit groupe de sau-riens dont l'énergie redoublait.

Le soleil d'Iris était bien tel que lors de leur passage de la Grande Mu-raille de Verre : ils n'avaient donc pas changé de plan, encore moins dedimension, mais seulement d'endroit, en un lieu moins dangereux pourle Concile d'Idonn et sa damnée Phalange, réfléchit Iolo. Leur trakkers'essoufflait en essayant de distancer ses congénères, finissant par resterseul en tête dans cette course irréelle vers la terre ferme.

— Courage, sidon ! l'encouragea Iolo en riant aux éclats, des embrunsmarins venant continuellement éclabousser les voyageurs en position deforce dans la grande course.

Salah et le chat-cerise partageaient mêmement son hilarité, et en défi-nitive un joyeux cortège rejoignit la plage de sable blanc sur laquelle lesaurien, pataud, finit par ébrouer sa crête dorsale rose d'émotion etd'épuisement. Ses yeux rouges sans pupille allaient de gauche à droiteavec fébrilité, et le premier Iolo distingua le vieillard recourbé à la cheve-lure blanche et hirsute se dirigeant vers eux, claudiquant. Il portait unelongue robe grise dont les pans flottaient librement dans la brise, le restedes trakkers — délestés évidemment de leurs chariots, perdus corps etbien dans l'odyssée — suivis des alalhs pesants s'en venant un à un sur laplage.

— Bienvenue sur l'île de Mondo, leur assura le vieillard d'un tonchuintant.

Il était d'un grand âge et possédait un crâne dégarni bruni par le soleild'Iris, avec de longues mèches retombant sur ses épaules de manièreéparse. Ses yeux étaient bleus comme le ciel de la Terre, et ses mains

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noueuses s'agitaient sans cesse de façon nerveuse. Clopinant ens'appuyant sur son bâton, il fixa avec intérêt l'étrange déferlement sur laplage de son île. En deux mots le chat-cerise puis Iolo expliquèrent la rai-son de leur irruption subite. L'homme se caressa le menton pensivement.

— Ainsi, vous êtes des magiciens.— Exactement, de la Ligue des Magiciens de la Terre, plus précisé-

ment, révéla Iolo. Et ces dames aux sombres atours sont des sorcières, del'empire Amazoon de la Roue. Notre rapidité de réaction nous a permisde tomber au plus près de notre point de départ, même si leurs merce-naires enchanteurs nous ont télétransportés par surprise.

— Mon nom est Aoum, déclara le vieillard en s'appuyant de manièreplus flagrante sur son bâton de bois noueux. Et puisque vous vous trou-vez actuellement sur l'île de Mondo, je dois vous avouer combien vousmanquez de chance.

— Pourquoi donc ? s'enquit Aola de la Trinité en descendant à bas deson balai magique, celui-ci se mettant dès lors roide comme un piquet àla suivre partout, à l'image d'un chien fidèle.

— Ma belle île de Mondo est le coeur de cet univers, et de biend'autres encore, mais rien n'y est plus comme avant depuis mes bisbillesperpétuelles avec mon frère. Nos relations se sont dégradées et empoi-sonnent l'atmosphère, tout désormais a ici un goût amer et putride,comme perverti. Maudit Maoum !

Le vieillard avait continué a marcher sur la plage de sable fin en solilo-quant, les Amazoons descendant à bas des alalhs en comptant ses gens,se réjouissant du niveau zéro de pertes humaines, mais se lamentantd'avoir perdu des armes et surtout la totalité des chariots de l'intendance.

— Maoum ? interrogea encore Aola en faisant signe de la main à sessoeurs de la Trinité de la rejoindre aussitôt leur tâche terminée.

— Voyez-vous, je ne suis pas seul à protéger et honorer le Parque, lecentre symbolique de Mondo, expliqua le vieil homme en se retournantvers eux, dévoilant des chicots de dents en une parodie de sourire.Maoum est mon frère, il est ici depuis toujours, comme moi. Mais les an-nées l'ont aigri, il est devenu mauvais comme la gale.

Le vieillard avait craché par terre tandis que les préparatifs des Ama-zoons touchaient à leur terme. Déjà d'expertes sorcières marchaient d'unbon pas afin de dénicher des rondins de bois capable d'être débités enplanches, afin de reconstituer une poignée de carrioles et de chariots.Nyris et Thélia, après avoir écouté la discussion et prodigué un regardcirculaire alentour demandèrent avec surprise.

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— Mais cet endroit est un paradis ! Comment pouvez-vous être si irri-té contre votre frère ?

— Maoum n'a cessé de me nuire car il me déteste, je le lui rends bien,d'ailleurs. À chaque coup bas j'ai répliqué de même, enchaîna le vieillard.Il a brisé ma cabane en bois, alors j'ai piétiné ses fleurs préférées. Il faitdu bruit pour m'empêcher de dormir, alors je fais de même lorsqu'ilsommeille. Il a volé mes fruits, en retour j'ai bouché sa source d'eau po-table, la seule de l'île de Mondo, Harmonia, au coeur du Parque.

— Vous n'avez plus d'eau potable ? s'étonna Thélia en remettant enplace derrière l'oreille une mèche rebelle au bleuté profond.

— Il y a bien assez de rosée sur les feuilles pour apaiser ma soif, decelle de mon frère je ne me préoccupe guère. Mais il arrive, le voici, cevaurien. Retenez-moi ou bien je l'assomme de mon bâton !

Se mordant les lèvres afin de ne pas rire devant ces deux anciens secomportant comme des enfants, les Amazoons de la Trinité avec Salah etIolo empêchèrent les vénérables de se rudoyer, et effectivement ils se res-semblaient comme deux gouttes d'eau, hormis la longueur de la cheve-lure car l'un avait coupé ses cheveux très courts — Maoum — et il portaitpour sa part une robe sépia. Mais leurs traits étaient identiques et leurfront, leurs lèvres et leur regard perçant aussi.

— Allons, cessez de vous disputer ainsi, commença Iolo d'une voixforte afin de faire s'interrompre l'algarade entre les deux hommes. Etexpliquez-moi plutôt comment tout cela a commencé.

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Chapitre 41— Vous voulez dire que depuis que votre frère et vous êtes en bisbille,

tout va de travers ici ?Iolo avait écouté avec attention l'explication du vieil homme aux longs

cheveux et ensuite son frère ennemi — c'était le cas de le dire — le luiavait confirmé. Les plantes de cette île paradisiaque arboraient des cou-leurs étranges et malsaines, loin de leur éclat naturel, et même les fleurssauvages des trois collines constituant l'essentiel du relief local dépéris-saient et se fanaient à vue d'oeil. L'air était comme vicié, observa Iolo enrevenant vers les deux frères. Les sorcières Amazoons continuaient à dé-biter des troncs maigres en rondins afin d'en confectionner plusieurs cha-riots et quelques carrioles, également de vastes radeaux aptes à leur fairetraverser l'Océane jusqu'aux côtes du plus proche continent d'Iris.

— Il règne une atmosphère particulière, ici, assura Salah en écoutantglapir les trakkers rassemblés sur la grève.

Iolo était sur le point de séparer à nouveau les deux vieillards jusqu'àce qu'un miaulement impérieux de Balbillus, le chat-cerise, ne le tire deses réflexions. Son asanthène se trouvait non loin de là dans l'enceinted'un bâtiment semi-circulaire en ruine, dont des pans de maçonneries'étaient écroulés. À l'écart de là il se situait une esplanade dégagée dontla construction occupait le centre, adossée à une colline pelée, dont la vé-gétation, là comme ailleurs, était moribonde. Piétinant des éboulis lejeune magicien de la Ligue observa comment le temple — les longues co-lonnades et le toit triangulaire, les riches boiseries et les tentures coloréesne laissaient aucun doute — avait dû être vaste et superbe, en d'autrestemps, mais c'était désormais un vestige du passé.

— Eh bien, Balbillus ? J'étais en train de parler avec ces deuxvieillards… De sacrés phénomènes, si tu veux me croire !

— Tout à fait, approuva le chat-cerise en secouant la tête. Cet endroitdevait être magnifique, autrefois.

— Je pensais la même chose, ce doit être ce fameux Parque dont nous aentretenu tout à l'heure Aoum, sur la plage.

— Ainsi ils en seraient les gardiens…

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Balbillus le chat-cerise en proie à une curiosité intense se faufilait etbondissait d'un monticule à un autre, dans la pénombre de l'endroitpuisque ce Parque était adossé à une colline. Derrière son asanthène dontla sûreté de l'instinct n'était plus à prouver Iolo le suivit, car visiblementBalbillus cherchait quelque chose même si ce dernier aurait été bien enpeine de préciser quoi. Les arbres poussaient entre les moellons poussié-reux, et des herbes folles s'insinuaient de partout. Depuis de longues an-nées l'entretien du Parque avait été négligé.

— Tu crois…— Quoi ? miaula le chat-cerise vers son ami Iolo.— La dispute des deux frères responsables de l'état malsain de cette

île ? Car tu ne me contrediras pas, les plantes, l'air et même la terre dé-tiennent ici un état déplorable. C'est une sensation assez étrange, déclarasongeusement Iolo en fixant les alentours, tu ne trouves pas, Balbillus ?

— Je n'ai jamais affirmé le contraire, déclara son asanthène, mais oh !Regarde !

Il se trouvait dans l'ombre d'une pièce encombrée de broussailles etd'épineux un vaste bassin de grès dont le centre était obturé par plu-sieurs rocailles de diverses dimensions, Iolo adoptant une expression ré-fléchie en observant le tout.

— Ce doit être la fameuse source d'eau potable dont parlait Aoum, re-prit Iolo après un court instant de réflexion. Si nous la délivrions de cetterocaille ? L'île s'en trouverait mieux, j'en suis certain. D'autant… Nousaussi nous avons besoin d'eau potable.

Balbillus le chat-cerise ne disant mot Iolo entreprit de dégager lasource, une voix résonnant alors derrière eux, à partir de l'endroit le plusobscur du Parque. C'était comme si une sombre et noire silhouette s'étaitlevée d'entre les ténèbres et s'était mise à marcher dans leur direction.

— Non, poursuivit l'être revêtu d'un voile de jais. Il ne faut pas. Seulsles gardiens du Parque ont pouvoir sur cette source, et l'homme l'ayantobturée peut seul la délivrer.

— Mmm…Balbillus le chat-cerise avait fixé l'apparition fantomale, puisqu'elle ne

touchait terre et lévitait au-dessus du sol à une certaine hauteur. Seslongs cheveux flottaient librement sur ses épaules et Iolo distingua clai-rement sa nature féminine, même si spectrale.

— Qui êtes-vous ? demanda Iolo dont les rencontres avec les revenantset les esprits désincarnés n'étaient pas coutumières.

— Comment pouvez-vous me le demander ? Je suis l'âme et l'esprit deMondo, pourrais-je reposer en paix entre les ombres lorsque mon être

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entier est en proie au chaos ? Délivrez-moi de mes tourments et bien deschoses parmi l'univers rentreront dans l'ordre, croyez-le. Mais veillez àne pas agir en lieu et place de mes enfants, Aoum et Maoum. Iléna est lenom de leur mère.

— Iléna, miaula Balbillus comme pour davantage se pénétrer de cenom singulier.

— Oui, en vérité, affirma l'apparition spectrale en pointant un indexmaigre vers le chat-cerise. Expliquez à mes enfants le malheur des tour-ments et des chagrins de leur mère, combien leurs querelles me font dutort. De la bonne harmonie régnant en Mondo dépend le reste del'univers. Car Mondo n'appartient pas aux hommes, mais ce sont bienplutôt les hommes qui appartiennent à Mondo.

La dame Iléna s'était évanouie en un chuintement doux, et Iolo étaitresté perplexe devant sa disparition subite. Dans le Parque immémorialde l'île, déjà le chat-cerise s'était précipité au-dehors, en plein soleil,comme si de rien n'était.

— Allons, paresseux, les Amazoons vont avoir besoin de nous pourpréparer le départ ! Elles étaient en train de bâtir des radeaux énormes,t'en souvient-il ?

— Iléna, l'âme de l'île de Mondo, nous a également demandé de parlerà ses fils, si je ne m'abuse.

Iolo avait cependant emboîté le pas au chat-cerise, revenant par unlong détour vers la grève, où, effectivement, les Amazoons terminaientde préparer au mieux la traversée de l'Océane avec alalhs et trakkers,chariots bâchés et sorcières. Déjà de grandes quantités de bois avaient étédébitées des versants pentus de collines alentour, les laissant quelquepeu pelées par endroits, songea Iolo avec une pensée coupable. Salahétait en grande discussion avec les deux vieillards, sans doute heureuxd'avoir un peu de compagnie, et tout à ses pensées Iolo rejoignit legroupe, le chat-cerise Balbillus s'en allant musarder du côté des sorcièresAmazoons de la Trinité, plongées dans les préparatifs du prochainvoyage vers le Concile d'Idonn. Après tout leur ultime rencontre avec lesmercenaires enchanteurs ne s'était pas si mal déroulée, réalisa Iolo ens'approchant d'Aoum et de Maoum, probablement les reîtres d'Idonn etleurs seigneurs pensaient-ils s'être débarrassés des sorcières de la Rouede manière définitive, dans les profondeurs insondables de l'Océane.

— Dites-moi, Aoum…Iolo, le jeune magicien de la Ligue, après être parvenu à hauteur du

trio s'était adressé plus particulièrement vers ce dernier, ce dernier haus-sant ses sourcils broussailleux en se retournant à demi.

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— Oui ?— L'état de l'île de Mondo est devenu si déplorable après votre rup-

ture entre vous et votre frère, c'est ça ?— Oui, en fait…Aoum avait fait mine de réfléchir, même si le jeune magicien de la

Ligue savait que son interlocuteur connaissait déjà la réponse.— Plus particulièrement, lorsque je bouchais la source d'eau potable,

au coeur du Parque, après la énième provocation de Maoum cela engen-dra un déséquilibre fatal.

— Vous devriez vous réconcilier avec votre frère, vous savez, lui assu-ra le plus simplement du monde Iolo. Il n'est pas bon de voir ainsil'inimitié régner entre deux êtres, surtout lorsqu'il s'agit de deux jumeauxcomme vous.

— Il n'en est pas question ! cracha Maoum en venant sur le lieu de ladiscussion, ayant surpris par inadvertance le dialogue entre le magiciende la Ligue et son frère. J'aimerais mieux mourir !

— Pareil pour moi, je le jure ! renchérit Aoum en réagissant au quartde tour. Pourquoi me soucierais-je de l'île de Mondo ? J'y suis né, mais jene lui dois rien !

— Et moi, alors ? ajouta Maoum. J'apprécie Mondo, mais je détestebien plus encore mon frère ! Mondo est seulement une île perdue dansl'Océane, comme il s'en trouve tant.

— Il ne s'en situe pas d'autres à proximité, dit paisiblement le chat-ce-rise en revenant près de Iolo après une courte escapade. Mais il suffit :les Amazoons ont mis la dernière main aux radeaux, et quelques chariotsont pu être confectionnés pour les trakkers, même si cela ne sera pasassez.

— Certains d'entre eux serviront de monture, expliqua Aola de la Tri-nité en venant près du groupe. La totalité des alalhs par contre doit êtreemmenée, et, grâce au ciel, nos sorcières vétéranes ont fait du bon travail.

Iolo jeta un regard intéressé à la plage et il observa comment en effetles Amazoons, durant leur petite incursion au coeur du Parque, n'étaientpas restées les bras croisés. Elles étaient en train de mettre à l'eau leslarges et vastes radeaux, aidés en cela par la puissance de traction desalalhs, avant de faire monter sur ceux-ci leurs montures fétiches, dont lessorcières Amazoons ne se séparaient jamais. Certaines Amazoonsavaient pris la voie des airs sur leurs balais et le sifflement caractéristiquedes Vouivres commençait à résonner dans les hauteurs. Sidon le trakkercoutumier de Iolo était venu vers le jeune magicien en quémandant sonattention, et Iolo avait rosi de plaisir en le voyant, car il avait fini par

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s'attacher au fantasque animal, têtu et laid mais si plaisant, joueur etinnocent.

Dans les cris et les rumeurs du départ Iolo avait enfourché le trakker,ce dernier souplement se relevant après un saut vif de Balbillus le chat-cerise près de son ami. Salah s'était dirigé vers le radeau le plus proche,conseillé en cela par Aola. Elle avait remis en place sur sa chevelure bleu-tée son large chapeau de sorcière afin de lutter contre les rayons du soleild'Iris, ce dernier gagnant en force au fur et à mesure de l'avancement dela matinée sur Mondo. Iolo avait laissé le trakker courir vers la plagepuis il l'avait fait volter une dernière fois, reprenant vers les deuxvieillards.

— Vous êtes sûr de ne pas vouloir oublier une bonne fois pour toutesces bêtises ? La rancune est mauvaise conseillère, elle oublie les bonneschoses et se souvient seulement des mauvaises.

Les vieillards s'étaient fixés mutuellement avec défiance, mais ilsn'avaient pas prononcé un mot, comme si le départ de la troupe Ama-zoon à laquelle ils avaient fini par s'attacher leur coûtait.

— Et votre mère, Iléna, dans tout cela ?Aoum, puis Maoum, avaient sursauté en ouvrant de grands yeux.— Vous connaissez notre mère ?Le trakker était resté seul sur la plage de sable, car la troupe par

vagues successives avait pris la mer vers les côtes d'Idonn. Balbillus lechat-cerise avait miaulé.

— Nous perdons du temps, Iolo.Le trakker avançait sur la plage et commençait à progresser vers le

large, derrière la troupe. Des vagues molles soulevaient en une houlepaisible sidon le trakker. Iolo s'était retourné une dernière fois vers lesdeux frères ennemis.

— Sachez-le, l'unique solution pour vous est l'union, car vous êtes desfrères et une même mère vous unit. La bêtise reprochée à l'autre, vous ladétenez en commun puisque vous êtes jumeau, vous êtes l'identique re-flet l'un de l'autre. Aoum et Maoum, écoutez-moi, conclut Iolo, sidonpoursuivant ses efforts pour s'éloigner du rivage et rattraper le convoi.Lorsqu'un frère déteste son frère, il se hait et se punit lui-même. Maislorsqu'il reconnaît enfin son semblable avec ses vrais yeux, il se découvreet se voit réellement, il peut alors vivre apaisé. D'abord avec les autres,ensuite avec lui.

Les vieillards firent de grands gestes d'adieu à la troupe Amazoon, etaussi a Iolo dont ils avaient apprécié visiblement le discours. Sidon le

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trakker fendait les vagues avec une aisance déconcertante. Balbillus lechat-cerise était giflé par les embruns et il ne put s'empêcher de râler.

— Cet iguane multicolore fait exprès de me mouiller, il connaît monhorreur de l'eau, il le devine dans mes pensées, j'en jurerais !

— Au moins n'a-t-il pas plongé sous la surface comme le font souventles trakkers, ironisa Iolo en jetant un dernier regard derrière eux en di-rection de l'île de Mondo, dont on distinguait seulement les sommetsérodés d'une poignée de collines.

— Ce serait le couronnement, tiens, miaula Balbillus tandis que sidon,enfin, prenait pied, ou plutôt patte, sur le radeau le plus proche.

Les sorcières Amazoons de la Trinité sur trouvaient sur un autre ra-deau, mais Salah par le hasard des choses était bien là, et il se réjouit devoir arriver enfin Iolo et son asanthène Balbillus à bon port. Salah portaitdes vêtements prêtés par les Amazoons et quelques-uns des rares Ev-zoons de la troupe, puisque les siens étaient trempés, et il avait montrédu doigt des sorcières volantes sur leurs balais dans les hauteurs.

— Nous ne serions plus très loin des côtes, même si nous ne savonspas encore si Idonn, la capitale d'Éthérys, s'en trouve proche. D'autant, jevous le rappelle, selon les informations confidentielles détenues par lesAmazoons, le centre névralgique d'Idonn se situerait dans une forteressevolante portant le nom de Céleste.

— Pourquoi ces Amazoons s'agitent-elles ainsi, au loin ? interrogea Io-lo en percevant des cris singuliers et de furieuses sarabandes, avec de cu-rieux artéfacts en mouvement sur l'un des radeaux les plus éloignés.

— Pour les Amazoons le temps presse et je les comprends, entre nous,elles craignent d'être devancées par les armées de la Chienlit et leursmoyens aériens.

— Si la Chienlit parvient à défaire les sbires d'Éthérys, voire les rame-ner à la raison, je ne vois pas trop le problème, déclara le chat-cerise ens'ébrouant soigneusement, avant d'entamer une toilette méticuleuse.Maudits soient tous les trakkers de la terre, termina-t-il en aparté pourlui-même.

— Bref, reprit Salah sur le ton de la confidence vers Iolo, les sorcièresAmazoons — ne me demandez pas comment, je serais bien incapable devous répondre — ont détecté la présence d'importants monstres marinsdans les profondeurs de l'Océane, et elles ont entrepris de les ramener àla surface afin de les utiliser pour tracter les radeaux. Mais voici déjà lepremier, dirait-on. Il est laid au possible !

Salah avait tendu l'index vers la mer bleutée. Effectivement une créa-ture osseuse et difforme, dont le crâne portait une protubérance

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semblable à une corne voûtée, venait de jaillir à la surface, comme répon-dant à un appel mystérieux. Elle empestait la vase et les profondeurs ma-rines, avec une peau d'aspect caoutchouteux et couleur brun sombre, en-guirlandée de plantes marines et de varech. À la surface le monstre avaitbramé un beuglement sourd, celui-ci résonnant de loin en loin en pro-duisant un effet immédiat sur les spectateurs : Iolo était tétanisé, Salaharborant pour sa part une blancheur identique à celle de ses longs vête-ments flottants. D'autres congénères du monstre marin venaient de jaillirà la surface, et prestement des sorcières Amazoons avaient lancé delongues cordes sur les cornes recourbées des monstres, ces derniers surl'injonction de plusieurs Amazoons se mettant à les tirer sans autreforme de procès vers le large. Salah avait fini par retrouver son calme enobservant le caractère inoffensif des créatures sous-marines, et il était alléaux nouvelles avant de revenir vers Iolo et le chat-cerise Balbillus.

— Il nous resterait une bonne journée de route avant d'atteindre lescôtes, m'ont affirmé les Amazoons : cela nous laisse du temps devantnous pour discuter et détailler les beautés de l'Océane !

La mer scintillante de reflets dorés était effectivement d'une grandemajesté même si le temps se couvrait graduellement, un tapis de nuagess'en venant tempérer l'ardeur du soleil d'Iris en déposant à la surface uncrachin diffus. Bientôt chacun et chacune se retrouva humecté d'unefraîche rosée, au grand dépit de Balbillus le chat-cerise, qui venait toutjuste de terminer une toilette énergique. L'Océane enveloppait la troupeAmazoon et ses alliés de toute part, désormais, et une traversée mono-tone s'annonçait à eux, réalisa Iolo en prenant contre des ballots une po-sition plus confortable. Un vent d'est se leva en lissant la houle de friselisinnombrables, et les monstres marins dont l'aspect était proprement im-pressionnant tractaient énergiquement les radeaux vers la destinationchoisie par les Amazoons.

Les trakkers et les alalhs, même s'ils appréciaient peu la présence deces nouveaux venus s'étaient accoutumés peu à peu à leur présence et lesAmazoons aux noirs habits avaient décidé de profiter de la journée derepos forcé devant elles pour réparer les armures d'onyx et de cristalsombre, les longues et effilées hallebardes dont une bonne partie avaitsombré dans les profondeurs de la mer après leur rencontre inopinéeavec les enchanteurs mercenaires. Il restait toutefois une poignée de ban-nières de bronze dont les sorcières Amazoons faisaient grand cas et laplupart des tentes d'argent, avec les tambours de guerre et pas mal devivre. La situation si elle était gênante n'était pas désespérée, réalisa Ioloen étouffant un bâillement, plaçant son poing fermé devant sa bouche. Il

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allait se tourner sur le côté afin de trouver une meilleure position pourfaire un somme lorsque Balbillus le chat-cerise feula doucement à ses cô-tés, puisque l'asanthène avait décidé de l'imiter.

— On vient te chercher, il me semble, Iolo.Un escalier de cristal venait de surgir de nulle part et montait

jusqu'aux cieux, ou du moins fort près de ces derniers, car une porte im-matérielle s'y trouvait entrebâillée afin de laisser le passage. Iolo se frottales yeux avec effarement, constatant comment il était le seul, avec le chat-cerise Balbillus, à distinguer la construction éthérée.

— Misère, grogna Iolo d'une voix pâteuse, car il préférait de loin unesieste à ce moment précis en lieu et place d'une escapade.

— On t'appelle, et je soupçonne l'aura d'un puissant, quelqu'un de trèsgrand. Tu dois y aller, Iolo.

— Tu viens avec moi, Balbillus ?— Non.Le chat-cerise s'était roulé en boule près de son ami, le corps astral de

ce dernier s'était déjà levé en laissant sur place son enveloppe de chair,un rituel désormais habituel pour le jeune garçon.

— Non, répéta l'asanthène. Quelqu'un doit veiller sur ton enveloppecharnelle, et nul autre n'est mieux habilité à le faire.

— Ta délicatesse me touche, assura le jeune magicien de la Ligue,même s'il n'était pas dupe de la fatigue ressentie par son camarade.

Sur ce il se mit à gravir les degrés de cristal l'un après l'autre, et il seretrouva bientôt au milieu du ciel avant de parvenir enfin à la porte cé-leste et bleutée, comme si elle était constituée de cristal et de fumée va-poreuse à la fois. Loin en contrebas se trouvaient sur la vaste mer Océaneles radeaux tirés par les monstres marins, avec ses passagers Amazoonset alalhs, trakkers et Evzoons. Iolo poussa la porte et voici : il se trouvaitailleurs, en un autre monde, obscur et sombre. Froid. Iolo frissonna mal-gré son état immatériel et il examina les arbres alentour, les pics monta-gneux avec la végétation translucide tapissant le sol et les pentes alen-tour. Le chemin était parsemé de petits gravillons et des herbes follespoussaient sur les bords du sentier, le ciel était voilé par d'épais nuageset l'on se serait cru dans une journée touchant à sa fin, tant l'emprise desténèbres sur cet univers désolé était puissante. Les arbres et la grandemajorité de la végétation détenaient une consistance argentée.

— Bienvenue en mon royaume, Iolo, lança la voix de l'Aé, Prince desEnfers.

L'ange noir possédait une haute taille déliée et deux ailes anthracitederrière son dos, attestant de son état de monarque infernal. Il avait des

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traits délicats et un teint de peau très clair, presque couleur de lait. Sesyeux noirs brillaient sous ses fins sourcils et son front de penseur, sa che-velure lisse tombait sur ses épaules et jusque sur son dos. Sa longue robes'agita lorsque l'Aé marcha afin d'accueillir Iolo en son territoire et lesplis de soie fine ondulèrent et s'agitèrent, mouvant à l'unisson le pectoralau travail complexe battant sur son torse, relié à son col par une longuechaînette dorée, car le bijou était entièrement constitué d'or.

— Vous aviez dit que nous nous reverrions, se souvint alors seulementIolo en avançant en compagnie de l'auguste maître vers une demeureprincière située non loin de là, d'où allaient et venaient par la voie aé-rienne — par terre également, car il existait d'autres sentiers sillonnantles montagnes de l'endroit — une myriade de Vahéhuias et autres dé-mons obscurs.

Le palais arborait de hauts murs en onyx brillant avec des veines auxvives couleurs ondulant et se mouvant dans sa matière même,l'harmonie en découlant ne manquant jamais de grâce ou biend'élégance. De nombreuses toitures quadrangulaires et d'autres rondesmais inclinées coiffaient la construction et sur les murs il se trouvait degrandes et hautes fenêtres, dont certaines donnaient directement sur desjardins aux plantes entretenues avec soin, mais comme languissantes etblasées sur l'herbe rase aux teintes translucides. Aux portes principalesse tenaient deux Vahéhuias patibulaires portant des hallebardes d'argentciselé, mais Iolo n'eut pas besoin de leur faire front car l'Aé à la robefroufroutante, agitant parfois pensivement ses ailes, fit signe à Iolo de lesuivre vers les parterres adjacents, et ouvrant un portillon de marbredentelé tous deux accédèrent en un endroit plus jovial, mais placé àl'écart . Il y avait des tables rondes un peu partout, des chaises à hautdossier et des tabourets constitués d'une pierre grise et froide, avec surun monticule un trône rustique aux accoudoirs patinés par une ancienne-té immémoriale. Iolo ne ressentit pas le besoin de s'asseoir pour écouterl'Aé, ni le reste des Sextes apparaissant aussitôt comme par enchante-ment : ils prodiguèrent à leur ancien compagnon un chaleureux bonjour.Aliaphor, Mazoth, Daniel, Harpon et Quintus n'avaient pas changé d'unpouce tout en étant l'un par rapport à l'autre indéniablement différents.Mais c'étaient tous des démons de bonne facture à l'aspect infernal indé-niable, avec une musculature impressionnante et de longues robes, deschevelures déliées et un regard perçant.

— Mes chers enfants, si je vous ai fait venir ici, en mon Palais d'Hiverdu Septième Cercle, au lieu de vous parler à travers les rêves commesouvent je le fais pour chacun et chacune, c'est en raison de l'importance

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des nouvelles devant être proclamée ici. Elle ne souffre d'aucun retard etexplique votre comparution devant moi, déclara d'un trait le Prince desEnfers.

Sur ce les nuées épaisses s'entrouvrirent un bref instant et dévoilèrentune nuit noire dépourvue d'étoiles, mais dotée à son zénith d'une lunepleine et ronde, à la blancheur intense, seule la présence des nuages avaitpu l'occulter. Une lumière laiteuse et crue s'était déversée sur les envi-rons, conférant à l'endroit une coloration à tout le moins curieuse etsinistre.

— C'est au sujet de Séphant, aboya Mazoth au regard gris acier et à lamâchoire carrée.

— Le Sexte manquant ? demanda Iolo en prenant place à côté des Va-héhuias, tous placés en demi-cercle devant l'Aé sur son trône d'hiver, encette nuit éclairée par une lune à l'éclat irréel.

— Exactement, reprit l'Aé en croisant ses doigts calmement depuis sonsiège surélevé. Souvenez-vous, en des circonstances pénibles votre ami etfrère chut dans l'Océan des Réincarnations et disparut à jamais, il y abien longtemps.

— Plusieurs ères, rappela Quintus en secouant son trident d'airainavec agacement.

— Comme le temps passe, reconnut le Prince Infernal en agitant lente-ment ses ailes sombres, derrière son haut dossier.

— Et d'autres groupes de Vahéhuias illustres nous ont dépassés en no-toriété et prouesses, se lamenta Mazoth. Nous avons été repoussés dansl'ombre.

— Ce temps est peut être révolu a jamais, puisque votre frère bien-ai-mé vient d'être retrouvé enfin. Avec l'approbation finale des Vahéhuiasles plus érudits, ceux du Cercle Ultime, en particulier.

Les Sextes explosèrent de joie en faisant tinter leurs tridents bruyam-ment, et il se trouva d'autres démons pour aller aux fenêtres et observerla raison de ce vacarme. Mais très vite, Mazoth s'était repris.

— A-t-on trouvé également l'infâme personnage qui l'y a précipité ?— Oui, oui, rugirent le reste des Sextes, nous voulons savoir son nom

et son lieu de résidence, pour le retrouver et le châtier !— Sa place est en enfer ! gronda Harpon en balançant ses poings de fa-

çon menaçante.— Hum… toussota l'Aé avec une ombre de gêne, dans les Enfers, il est

déjà, puisque mes fils je vous dois un aveu, et une pénible vérité. Moi,l'Aé, j'ai secrètement précipité Séphant au plus profond de l'Océan des

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Réincarnations, de manière à ne pas le voir revenir avant de longuesères, sous une autre incarnation.

— Quoi !Les Sextes étaient abasourdis et Iolo ne l'était pas moins, même s'il ne

comprenait rien à tout ceci. L'Aé avait poursuivi en apaisant d'un gestede possibles velléités de colère de la part des démons.

— Les Enfers ont besoin d'avoir des personnes fiables de notre campparmi les humains, comprenez-le, et les Vahéhuias leur font peur. Pourcela il nous fallait un mortel, absolument. Et il devait être des nôtres.Seriez-vous volontaire pour le poste de Veilleur, à la manière de cepauvre Séphant ? Car c'est la raison pour laquelle j'ai agi ainsi.

— Et perdre mon immortalité ? s'emporta Mazoth. Jamais !— Vous avez donc une partie de la réponse, l'autre partie j'ai dû la

chercher moi-même, trancha sèchement l'Aé. Ma position n'est ni facile,ni aisée, mais je l'assume. J'ai délibérément perdu Séphant, afin de pou-voir le retrouver ensuite sous sa nouvelle identité de mortel. J'ai pris tousles risques, mais je n'avais pas le choix.

— Seigneur, balbutia Iolo, l'Aé ne peut pas se tromper, jamais, il saittout et sonde les coeurs, il voit les âmes et pèse le…

Le prince des morts avait souri et ses dents à l'éclat immaculé scin-tillèrent dans la pénombre des jardins.

— Les hommes sont comme des enfants, ils pensent les adultes inca-pables de se tromper jamais et sachant tout d'instinct. Mais les Puissantset les Mânnes, les Solophes et autres Élus ont été autrefois des mortels etils continuent à apprendre, grandir et se tromper, parfois. L'expériencedes siècles et de longues ères est là mais nul, même moi, n'est à l'abrid'une erreur, sache-le, Iolo, ou bien devrais-je dire Séphant ?

— Je m'en doutais, affirma Mazoth en posant une patte puissante surl'épaule du jeune magicien de la Ligue, manquant le renverser. Un hu-main s'entendant aussi bien avec des Vahéhuias, ça ne pouvait pas êtrepossible.

— Moi j'ai failli le penser, avoua Aliaphor en venant à son tour serrercontre son coeur Iolo.

— Je l'ai su immédiatement, renchérit Quintus en frappant de sonpoing velu et fermé sa poitrine.

— Pourquoi ne nous l'as-tu pas dit, alors ? lui reprocha d'un ton nar-quois Mazoth.

— Ma modestie dut-elle en souffrir je ne vous le dirais pas, grinçaQuintus en adoptant une expression hautaine.

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— Ces retrouvailles sont touchantes mais elles arrivent à leur terme,puisque les radeaux de tes amies Amazoons s'approchent de la côte, Iolo.

— Ainsi je serais un démon, un Vahéhuia, déclara le jeune magicien dela Ligue d'une voix blanche.

— Disons plutôt, tu l'as été autrefois, mais tu ne l'es plus aussi totale-ment, car tu as changé d'identité sur ma décision personnelle. Désor-mais, tu es aussi bien démon qu'humain. En raison de cela je t'ai confié laNoireclef, porte-la à ton col et uses-en à chaque fois que les circonstancest'obligeront à revenir sur tes terres, parmi les tiens. Mais sache garder lesecret de ta double nature, et n'en parle jamais à personne.

— Même à Balbillus ? demanda Iolo.— Non, pas à lui, car il est une partie de ton identité infernale, mais

oui à toute autre personne, même si le prix à payer doit être exorbitant.Tu dois partir, mais tu te poses de nombreuses questions, je le vois, jevais essayer d'être bref.

— Nous nous reverrons ? interrogèrent d'une même voix les Sextesformant maintenant autour de Iolo une espèce de cordon protecteur.

— Évidemment, sourit avec indulgence l'Aé, je n'ai pas réuni les Sextesdans leur intégralité, après avoir modifié leur composition à ma guise,pour les faire s'ennuyer dans l'inaction. Mais nous aurons le temps de re-parler de tout cela après, mes Sextes. Iolo doit s'en retourner dans sasphère mortelle et il se pose de troublantes questions sur le pourquoi deMidgard et du Glaive d'Abraham, de l'attitude ambiguë de certainsMânnes. Rappelle-toi de mes paroles au sujet des Puissants : nous ne sa-vons pas tout, nous continuons d'apprendre, et moi-même j'ai bénéficiéde circonstances très favorables. En fait, expliqua doucement le Princedes Morts depuis son trône vers Iolo, abasourdi par les récents évène-ments, c'est très simple…

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Chapitre 42Le pas lourd des alalhs résonnait sur la plaine vaste et les glapisse-

ments des trakkers formaient un choeur ininterrompu : Iolo était montésur sidon, dont l'agitation était permanente, et derrière lui le chat-ceriseBalbillus se cramponnait tant bien que mal en vitupérant d'abondance.La troupe Amazoon essayait de progresser de manière sereine et ordon-née mais depuis le petit matin, rien n'allait exactement comme les sor-cières de la Trinité, Aola, Nyris et Thélia l'auraient souhaité.

D'abord, les mercenaires hétéroclites du Concile d'Idonn, de la Co-horte, avaient cessé toute attaque depuis deux bonnes journées, alors queles escarmouches avaient été continuelles à partir du moment où les sor-cières Amazoons avaient pris pied enfin, après une succession d'avaniessans fin, sur le sol tant désiré de la planète Iris. Divers bourgs et petitescités avaient été entraperçus par les Amazoons mais la troupe avait pré-féré s'en tenir à l'écart, tant la progression de leur détachement leur te-nait à coeur.

Iolo sur le trakker bondissant humait l'air embaumé à plein poumon,dans le ciel rosé dont des bancs de nuages cendrés et filiformes s'étiraientvers les confins. La brise charriait des senteurs marines en dépit del'éloignement progressif de la côte, le soleil blanc et immense mouchetésur la quasi-totalité de sa surface d'une espèce de résille arachnéenne etivoirine, à l'éclat brillant, poursuivant son ascension vers le zénith. Unechaleur moite montait peu à peu du sol et des forêts environnantes,d'essence majoritairement tropicale. L'herbe de l'endroit et mêmel'humus exhalait des perles de rosée au milieu d'écharpes de brumes vo-latiles, les sous-bois plongés dans l'obscurité exhibant des arbustes mai-grichons avec un éclat vert émeraude. Iolo gloussa vers son asanthène, lechat-cerise Balbillus.

— Ce pauvre Salah doit bien regretter son chariot, la monte de ce trak-ker lui est définitivement désagréable !

— Ces maudits magiciens en précipitant notre troupe dans l'Océaneavec armes et bagages lui ont causé un grand souci, compatit le chat-ce-rise en miaulant vers son ami Iolo.

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Autour d'eux les alalhs gris et placide mouvaient leur long col serpen-tin à l'allure pesante de leur marche, portant comme il était habituel lessorcières Amazoons revêtues de leurs armures sombres de combat, avecdes protections étincelantes sur les coudes et les genoux, des heaumesterrifiants masquant leurs traits tout à conférant à sa porteuse un aspectsinistre. Quantité d'armement et de bannières de bronze, voire de halle-bardes, avaient été englouties dans les profondeurs marines durant leurdernier accroc, mais les Amazoons avaient de la ressource et les plusâgées et érudites d'entre elles avaient pu leur confectionner avec leurssortilèges et aussi leurs outils plusieurs chariots afin de transporter cequ'il subsistait encore des carrioles de l'intendance. Elles avaient pu enfaire seulement trois, ayant dû s'atteler à confectionner également delarges radeaux pour leur permettre de quitter l'étrange et curieuse île deMondo.

Iolo sur sidon jetait des regards intrigués de part et d'autre, de vastesforêts de lianes et de palmiers violets avec des panaches duveteux à leursommet se déroulant désormais sans fin alentour. Le relief se faisaitmontueux et des babils exotiques provenaient de ramures proches, oùdes myriades d'oiseaux chanteurs paraissaient décidées à faire du ta-page. Balbillus le chat-cerise miaula.

— Ce sont seulement des animaux sauvages, expliqua-t-il en devinantles soucis de son jeune ami.

— Je ne pensais pas à cela, assura le magicien de la Ligue, je me de-mandais, ces deux vieillards, sur l'île de Mondo…

— Et bien ? l'interrogea Balbillus tout en vitupérant d'abondancecontre leur trakker, car il l'appréciait avec modération.

Sidon avait trébuché contre une racine sortant de terre, et le mouve-ment brusque du trakker avait manqué désarçonner le chat-cerise. Iolos'était retourné vers Balbillus.

— Je me demandais si j'étais parvenu à les réconcilier, et à apaiser ainsila mémoire de leur pauvre mère.

— Son chagrin t'a fait de la peine, comprit le chat-cerise en approuvantde la tête.

— Oui, reconnut Iolo, mais pas seulement. Vois-tu, je les devine im-portant — je parle de ces deux frères ennemis, et de leurs bisbilles conti-nuelles — au regard de quantité d'évènements traversés jusqu'à présent.

Le chat-cerise avait cligné de ses yeux d'or en signe d'intense réflexiontandis que près de là, Salah avait levé un bras maigre. Des cris puissantsse dirigeaient vers la troupe Amazoon, et diverses sorcières sombres aux

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cheveux bleus avaient hurlé à l'unisson en pointant leurs longues halle-bardes d'ébène et d'ivoire.

— Pourrais-tu être davantage explicite ? miaula le chat-cerise sans prê-ter attention au vacarme croissant.

— Il est des lieux et plus encore des êtres qui, je ne sais pourquoi, meparaissent entretenir d'étranges résonnances avec les mystères les plusprofonds de l'univers.

À travers les clairières tranchant par la pâleur de leur verdure avecl'obscurité des forêts tropicales environnantes de lourds animaux squa-meux, cornus et bardés de protections venaient d'émerger en portant surleur dos dans des palanquins d'airain des hommes en armes porteurs desagaies et d'arcs aux formes contournées. Ils décochèrent aussitôt unepluie de projectiles sifflants sur eux, obscurcissant le ciel rosâtrealentour.

Les Amazoons en criant et vociférant avaient placé leurs alalhs en po-sition de combat, et les trakkers près des maigres chariots leur restant en-core étaient restés au centre du dispositif de défense. Salah s'était rappro-ché d'eux en se grattant la tête, enveloppé dans une grande robe blancheet parfumée. Il avait retiré la calotte de tissu sur sa tête pour mieux grat-ter son crâne dégarni, puis benoîtement il avait remis son couvre-chef enplace. L'efficacité et la maîtrise des Amazoons dans l'art de la guerreétaient impressionnantes et ne nécessitaient pas de leur aide, du moinsdans les circonstances actuelles.

— Mais encore ?En dépit de la situation Balbillus ne tenait pas à démentir en aucune

façon le caractère non-violent, uniquement magique, des membres de laLigue des Magiciens de la Terre et il paraissait davantage intrigué par leraisonnement alambiqué de son ami Iolo. Leur compagnon Salahs'immisça dans leur conversation.

— De quoi parlez-vous ?En peu de mots Iolo avait mis leur compagnon au courant de leur pe-

tite discussion informelle et l'envoyé de la cité de Myriam, en Sombre-terre, approuva vivement de la tête.

— Vous aussi vous avez été choqué par cette inimitié terrible entredeux frères. C'est affligeant, c'est sûr ! Mais c'est la terrible évolution deschoses. Rien n'est plus comme avant.

— Oui mais… coupa Balbillus le chat-cerise en voyant s'écarter lethème principal de leur préoccupation.

— Je dirais même, les choses ne sont plus ce qu'elles étaient.J'approuve totalement la tristesse de Iolo.

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— Balbillus voulait davantage de détails sur mes dernières paroles, lereprit le jeune envoyé de la Ligue en esquissant un sourire, mais quelquepart vous n'avez pas tort, Salah, les choses ne sont plus ce qu'elles étaientet nous nous entretenions en grande partie de cela, prenons gardecependant.

Iolo et le chat-cerise étaient descendus à bas du trakker afin d'éviter lacharge d'un monstre chargé de soldats beuglants, pris en chasse pardeux alalhs porteurs de sorcières Amazoons. Les affrontements se multi-pliaient, et des patrouilles de Vouivres fendaient les airs afin de donneraux sorcières de la Trinité une vision générale des combats sur la grandeplaine de la planète Iris. Les trois amis se rejoignirent enfin à l'écart dutumulte, avec d'autres Evzoons près de là car dans la culture et la tradi-tion Amazoon les mâles, les Evzoons de leur sang ne peuvent en aucuncas porter des armes et Iolo reprit enfin.

— Je n'ai jamais dit que ces deux vieillards, Aoum et Maoum, sont res-ponsables en totalité de ces invasions successives ayant fait se déplacerles empires d'Éthérys puis de la Roue, les mondes des andronautes etpuis de cet homme singulier, comment s'appelait-il déjà ?

Iolo dont la mémoire commençait à donner des signes de fatigue cla-quait des doigts en direction du chat-cerise, ce dernier bâillant en exhi-bant une langue rose et pointue.

— Limbo, je crois, à moins que tu ne veuilles parler d'un autre carnous en avons déjà croisé tellement durant notre périple, une chatte yperdrait ses petits.

— Je persiste à le penser, ces deux vieillards dont la conduite a détruitl'harmonie de Mondo sont plus importants dans notre affaire qu'il nepourrait y paraître de prime abord, conclut Iolo.

Au coeur des échaufourrés, il essayait de réfléchir et de s'exprimer enmême temps.

— Et de quelle preuve disposes-tu pour affirmer cela ? lui demandaBalbillus, son asanthène, le coeur des affrontements se déplaçant peu àpeu vers l'est, les sorcières Amazoons à l'aide de puissants éclairs blancsprojettés par leurs baguettes magiques ayant réussi à repousser leurs at-taquants en un lieu pour elles davantage favorable.

— En toute sincérité, aucune, je dispose seulement de mon intimeconviction.

Balbillus le chat-cerise était sur le point de se mettre à rire lorsque levieil homme de Myriam, Salah, s'exclama en tapant de son poing dans lapaume de sa main.

— Voilà, c'est dit. Iolo a raison !

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— Co… Comment ? manqua s'étouffer Balbillus devant l'aplomb de cedernier. Mais cela ne veut rien dire !

— Je ne serais pas aussi catégorique, vois-tu, assura le jeune magiciende la Ligue d'un air faussement modeste, bien conscient au fond de lafaiblesse extrême de ses arguments.

— En route ! En route ! clamaient des sorcières Amazoons depuis leursbalais en fendant les airs, suivies de près par leurs Vouivres multicoloreset sifflantes.

Leurs assaillants une fois en déroute les sorcières de la Trinité, Aola,Nyris et Thélia avaient voulu conforter leur avantage et elles avaient lan-cé leurs alalhs vindicatifs au grand galop, si tant est que ces massesénormes à la peau squameuse pouvaient se déplacer à une allure modé-rément rapide. Des groupes épars d'attaquants, des hommes sombresd'allure rébarbative subsistaient encore aux abords, aussi chacun montasur son trakker respectif car depuis la perte d'une grande partie des cha-riots de l'intendance, ces iguanes multicolore, comme les appelait Bal-billus avec dédain, étaient devenus essentiels à beaucoup. Escorté par lesmasses grises des alalhs la troupe des trakkers portant un ou plusieurspassagers s'était mise en branle, et sur un terrain bosselé après les com-bats un passage davantage clairsemé apparut, Iolo avec Balbillus sur si-don avançant toujours plus avant sur la planète Iris, près du coeur de lacapitale d'Éthérys.

La journée allait vers son midi et le soleil immense et blanc, avec sa cu-rieuse résille voilant une bonne moitié de sa surface poursuivait sa mon-tée céleste. De grands oiseaux noirs et blancs s'élançaient depuis des bos-quets proches en poussant des cris pointus et de minuscules animauxavec des yeux brillants et argentés sautillaient curieusement près de là,comme si leur présence ne les inquiétait en aucune façon. Le terrain de-venait marécageux et désormais les alalhs avançaient avec davantage depeine, voire de difficulté. Leur masse et surtout leur poids gênait la pro-gression de la troupe, car les montures traditionnelles des sorcières Ama-zoons s'enfonçaient profondément dans la vase. L'un des alalhs se re-trouva dans l'impossibilité de rompre l'étreinte mortelle, aussi plusieursautres monstres gris au long col durent multiplier leurs efforts afin dedégager leur compagnon d'infortune de ce mauvais pas.

— Je n'aime guère cela, ce terrain marécageux parait idéal pour lestroupes d'Éthérys, grogna Salah en se rongeant nerveusement un ongle,ne cessant d'observer à la dérobée le manège des sorcières Amazoonss'escrimant à dégager le alalh dans l'atmosphère moite de la jungle tropi-cale où l'expédition venait de s'embourber.

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Des amas d'arbres semblables à des palmiers recouverts d'une épaissetoison de lianes verdâtres s'amoncelaient autour d'eux, et une herbe druetapissait le sol. Des arbustes épineux offraient des baies identiques à desmûres, mais de couleur bleu ciel, et de petits animaux sautillants déjàentr'aperçus auparavant dans les environs de cette jungle étouffante semirent à les grignoter sans façon en se haussant sur leurs pattes posté-rieures, attirant par leur attitude presque humaine l'attention distraite deIolo. Alors les créatures fixèrent un point invisible non loin de là et ellesdétalèrent, le jeune magicien de la Ligue se mettant à hurler.

— Alarme !Après moult efforts nerveux le alalh engoncé dans la vase venait de se

relever enfin, et déjà des soldats en armure de verre et d'acier portant desheaumes de lumière venaient de jaillir des buissons en faisant tinter leursglaives courts sur leurs boucliers de cuir. Les sorcières Amazoons ré-agirent promptement, mais, en découvrant la résistance farouche desguerriers, Iolo comprit qu'il ne s'agissait plus là de mercenaires étrangersmais bien d'authentiques habitants de la planète Iris, venant en dernierrecours défendre leur capitale. L'on vit les baguettes des sorcières Ama-zoons contrées par des lances cristallines, absorbant l'énergie lumineusedes sorcières pour la leur renvoyer multipliée au centuple. Et les soldatsd'Éthérys montaient des chevaux écailleux aux yeux sanglants, chargeantsans crainte contre les trakkers même si ces derniers souplement les évi-taient souvent, mais pas toujours hélas, nota Iolo en se mordillant lalèvre inférieure.

Le combat se poursuivit avec acharnement et plus d'un sortilège lessorcières Amazoons durent déployer pour repousser au loin leurs agres-seurs, aidés en cela par les magiciens de la Ligue. Ils usèrent de leurscharmes loin de leur patrie d'origine, avec tous les risques pouvant endécouler. Enfin l'expédition des sorcières de la Roue chassa le derniersoldat d'Éthérys hors des bosquets humides et la troupe prit pied enfinsur un terrain plus solide et sec, même si la chaleur y était toujours aussipesante. Mais déjà les soldats ennemis s'étaient repliés au loin vers lereste des guerriers du Concile d'Idonn et de sa Phalange, car voici : legros de l'armée d'Éthérys les attendait de pied ferme sur une plaine vastebordée de part et d'autre de montagnes culminant près de nues rosiespar le ciel, et derrière la troupe une cité aérienne de marbre et de tou-relles ivoirines se posait délicatement à la surface. Iolo et Salah sifflèrentavec effarement, car les défenseurs du Concile d'Idonn dépassaient debeaucoup numériquement le détachement des sorcières noires aux che-veux bleus.

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— Maudit soit le Concile d'Idonn ! Maudite à jamais soit la damnéePhalange ! crachait et vitupérait Aola de la Trinité du haut de son alalh,brandissant vers leurs ennemis un poing ganté et tenant de l'autre unelongue hallebarde à l'éclat nacré.

Des dragons ailés porteurs de guerriers invisibles mais cuirassés, car etcela Iolo l'avait déjà observé auparavant, les gens d'Éthérys étaient tousinvisibles mais non pas immatériels, s'en venaient vers eux en rugissantet sifflant. Plusieurs Vouivres s'étaient enroulées de leurs anneauxbrillants et moirés autour de leur masse afin de les faire choir, aidées encela par les Amazoons sur leurs balais. Des alalhs furent pris à partie pardes détachements de sauriens bipèdes particulièrement vifs et agiles, Io-lo comprenant très vite combien l'affrontement risquait de devenirdélicat.

— Ils sont trop nombreux pour nous, murmura Salah en arborant unegrande pâleur.

Des Amazoons et des Evzoons chuchotaient à part eux en descendantdes trakkers, et Aola de la Trinité depuis son palanquin de commande-ment reprit d'une voix forte, les escarmouches allant en se multipliant.

— Mes soeurs, mes frères ! Nous nous trouvons enfin aux portes denotre objectif, la capitale du Concile d'Idonn ! Et nos soeurs sur nos fron-tières bientôt pourront respirer libres et fières lorsque nous auront défaitjusqu'aux derniers les séides de la Phalange ! Jettez-vous sans peur dansla bataille, pour l'honneur et la bannière des empires de la Roue !

Après cette mâle diatribe les Amazoons s'étaient précipitées sans plusréfléchir davantage vers le premier rang de soldats galopant dans leurdirection, des fantassins accourant en toujours plus grand nombre en vo-ciférant, dégageant de leurs épées des éclats et des rayons mortels. Descavaliers venaient et projettaient des sagaies avant de brandir des arcs,mais les défenses enchantées des Amazoons tenaient bon et nombre detraits se volatilisaient dans les airs avant de s'évanouir, inopérants. Desmonstres bovins, velus et cornus, supportaient des palanquins cuirassésavec des soldats aux armures scintillantes, comme si elles étaient parcou-rues d'une énergie dévorante. Balbillus le chat-cerise, après s'être escriméà lancer des sorts d'effacements afin de rendre invisible la troupe Ama-zoon en ce moment de grand péril, avait soufflé vers Iolo durant unepause.

— Tu as vu ? Il ne doit pas faire bon toucher cette armure, je le crains.Et à propos de voir, as-tu observé l'état d'invisibilité des gens d'Éthérys,justement ?

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Iolo allait répondre qu'il avait déjà remarqué cela durant une péripétieprécédente mais Aola de la Trinité était venu vers eux en soufflantd'épuisement.

— Continuez à user de vos sortilèges, les Evzoons de la Terre ! Notresituation n'est pas brillante !

Iolo de la Ligue ravala sa salive avant de se remettre à psalmodier prèsdu chat-cerise, Salah gardant un silence religieux : les assaillantss'amoncelaient. Des dragons hurleurs pleuvaient des cieux, littéralement,et d'immatériels passages hors du temps et de l'espace il se dégorgeaitsans trêve des légions entières de gens à la solde d'Éthérys, en ordre debataille. Malgré les efforts désespérés des sorcières Amazoons et des ma-giciens de la Ligue, l'évidence s'imposa très vite à tous. Leur trop petitnombre causerait leur perte, et leur vaillance et courage ne changeraitrien à l'affaire. Les défenses magiques éployées par les sorcières éruditeset Iolo commencèrent à montrer des signes de faiblesse, Balbillus le chat-cerise miaulant le premier.

— Iolo, il nous va falloir partir. Nous ne pouvons plus rien faire poureux, et tu sais très bien que les statuts de la Ligue nous interdisent touteviolence, à plus forte raison de tuer.

— Jamais, lâcha Iolo, blême d'avoir tant oeuvré magiquement, et dontl'énergie vitale était au plus bas. Jamais je n'abandonnerais ces amies, ceshommes et ces femmes. Nous avons traversé avec eux tant de périlsdéjà…

Avec un bruit sec une portion du bouclier d'argent protégeant latroupe venait de se fendre et une lance d'ébène et d'ivoire franchitl'ouverture en filant vers Iolo, lui effleurant la tête. Le jeune magicienpoussa un cri en tombant à la renverse, le chat-cerise se précipitant verslui. Iolo était ensanglanté mais il se portait bien, seul le cuir chevelu avaitété éraflé. Mais son regard était vitreux et il semblait se trouver ailleurs,car il s'était mis à chuchoter de façon muette des paroles inconnuesmême de Balbillus le chat-cerise, et voici. La Noireclef pendue à son colsous sa chemise s'était mise à tressauter puis vibrer curieusement, ungrand portail de pierres noires orné de lignes géométriques entrecroiséesapparaissant en s'étirant jusqu'au zénith. Un vent froid et glacé se mit àsouffler par l'entrebâillement, une troupe nombreuse de Vahéhuias ré-barbatifs marchant vers la troupe Amazoon acculée au coeur du disposi-tif militaire d'Éthérys, qui pour le coup avait marqué un temps d'arrêt.

— Iolo, nous sommes là, gronda sourdement le Vahéhuia Aliaphor à lalongue chevelure et au regard fauve, à la puissante musculature, car lesSextes étaient venus à son appel avec une troupe nombreuse de

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plusieurs légions infernales, toutes composées de démons armés de tri-dents et de longs bâtons, mais surtout et avant tout de leur natureimmortelle.

— Veux-tu mourir, Iolo, souffla à son tour Daniel, et retrouver tonidentité infernale de Séphant avec son immortalité ? L'Aé, notre seigneurà tous, nous a informé de cette possibilité.

— Ce serait notre voeu le plus cher, affirma Harpon après avoir prodi-gué un regard noir vers les soldats d'Éthérys, pétrifiés depuis leurarrivée.

— Non, non, déclara Iolo avec un geste de dénégation, je ne veux pasquitter mes amis, je ne veux pas mourir !

— Dans ce cas… conclut avec gravité Aliaphor dont la robe sombre semouvait au gré des muscles roulant sous sa peau velue.

Comme un seul homme les légions infernales devant la Noireporte re-levèrent leurs tridents d'airain aux proprietés magiques et chaque foisqu'une monture des soldats d'Idonn était touchée par leurs rayons froidselle s'écroulait inanimée, mais non pas morte, car les démons et les Vahé-huias n'ont pas le droit d'ôter la vie, seulement d'effrayer et de châtier, depunir ou d'emprisonner.

Par rangs entiers les soldats et les reîtres d'Idonn se voyaient réduits àfuir, mais leur nombre était toujours aussi important, même s'ils avaientabandonné toute idée de défaire la troupe Amazoon, en fâcheuse posturejusque-là. Les défenseurs de la Céleste, la capitale aérienne de la planèteIris et berceau du Concile d'Idonn s'étaient repliés en ordre dispersé au-tour de la citadelle en une marée humaine. Les montures terrestres et vo-lantes des hommes d'Iris étaient neutralisées, car les dragons hurleursaussi avaient été plongés en léthargie. Aliaphor avec Quintus, Daniel etHarpon, Mazoth, s'étaient regroupés avec Iolo après avoir écarté le périlmenaçant ce dernier. Lentement et comme à regret après avoir effectuéun si grand nettoyage, les légions infernales se retiraient vers la Noire-porte en grinçant des dents et agitant leurs tridents, de longues hampesportant haut les couleurs des différentes légions infernale.

— Iolo, tu vas bien, tu es sûr ? s'inquiéta Aliaphor en posant unepoigne puissante sur l'épaule du jeune garçon, dont la pâleur étaitextrême.

— Oui, assura Iolo dont le front avait été soigné et bandé par unevieille sorcière Amazoon. Je crois… Je crois que j'ai eu très peur.

Les Sextes avaient hoché de la tête avec compréhension.

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— Tu es humain, désormais. La peur est une particularité humaine etmortelle. Avant, tu n'avais pas peur. Jamais, dit Quintus en secouant lesépaules.

— Nous nous sommes réjouis de te revoir, même dans des conditionspénibles, et nous sommes tristes de devoir te quitter déjà, poursuivitAliaphor.

— Tu connais les devoirs de notre charge, soupira Harpon.— Je les connais et je les comprends, allez en paix, les amis, vous

m'avez tiré d'un bien mauvais pas, reconnut Iolo en esquissant un faiblesourire sous son bandage.

La Noireporte commençait déjà à s'effilocher sur ses abords et lesSextes durent accélérer leur allure pour pouvoir la franchir à temps et re-venir dans les Cercles de l'Enfer : mais les Amazoons n'étaient pas lesmoins pressées non plus de repartir de l'avant car loin vers l'est se profi-laient des silhouettes familières et aériennes. Un sourire étira les lèvresde Iolo.

— Je commençais à me poser des questions à son sujet, celui-là, repritle jeune magicien de la Ligue en enfourchant son trakker sous le regardattentif du chat-cerise.

— De qui parles-tu donc ? miaula Balbillus à la fourrure écarlate.— Mais du général Khan de la Chienlit, voyons, avec sa troupe

d'enfants !— Plus vite, plus vite ! ordonnaient les sorcières Amazoons du haut de

leurs alalhs, et certaines avaient pris la voie des airs, d'autres chevau-chant un trakker contre toutes leurs traditions afin de gagner en rapidité.

La plaine d'herbes folles était ponctuée d'arbres aux ramures bleuâtres,mais la présence de vastes forêts de bambous à un endroit les obligea àun long détour, ralentissant d'autant la marche de leur expédition. Déjàles nacelles de la Chienlit sillonnaient le ciel et Iolo s'interrogea, les alalhset les trakkers s'escrimant à rejoindre au plus tôt la base fortifiée de laCéleste.

— Mais n'étaient-ils pas devant nous, déjà, il y a peu de temps encore ?s'étonnait-il en remettant en place son bandeau ensanglanté sur sonfront.

Les alalhs bramaient en piétinant les fourrés et renversant de leursmasses les troncs d'arbre, désormais la voie était libre mais en sifflantdoucement les nacelles de bois suspendues par de longs filins à des filetsrecouvrant les baudruches de cuir survolaient leurs têtes. Dans les cieuxrosés le spectacle était dantesque devant la grande citadelle aérienne auxmilliers de tourelles effilées et de toitures spiralées pointant vers le

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zénith, avec les légions d'Éthérys gardant le silence devant ces arrivéesimpromptues. Sous le grand soleil blanc voilé en partie par une résille àla mystérieuse beauté, la forêt tropicale de la planète Iris étalait sa moi-teur étouffante. Comme auparavant, de petits animaux sautillants recou-verts d'une fourrure marron clair reprenaient leur manège dans les sous-bois.

— Tu disais ? lui demanda le chat-cerise Balbillus dont l'attention avaitété attirée par les cahots de leur course à travers la plaine immense.

— Je disais, répéta Iolo sans cesser de fixer les engins volants de laChienlit les survolant par dizaines, combien il est surprenant qu'ils nousdevancent pas déjà dans notre course vers la capitale des reîtres d'Idonn,puisqu’ils étaient partis avant nous. Ils auraient dû avoir une avanceconséquente, il me semble.

— Les sorcières de la Trinité sont folles de rage, en tout cas, gloussa lechat-cerise durant l'atterrissage des premières baudruches de cuir sur lesol, déposant une cargaison humaine multicolore et bruyante.

— Tu m'étonnes, sourit à son tour le jeune magicien de la Ligue.Salahsur son trakker revenait près d'eux, car après sa longue chevauchée latroupe Amazoon devait s'avouer vaincu.

— Tout le monde à terre ! Ces fichus soldats de la Chienlit nous ontdevancé ! pestait Aola de la Trinité après avoir relevé sur sa tête sonheaume de combat, dévoilant ses gracieux traits d'ébène.

Les baudruches de cuir reposaient maintenant par dizaines, voire cen-taines devant les murailles de la Céleste, et des cris pointus d'enfants ré-sonnaient d'un bout à l'autre de la plaine. Si des traits avaient été déco-chés depuis les remparts de la ville aérienne sur les nouveaux assaillants,il ne s'en distinguait plus aucun maintenant et Aola avait mis pied à terreà son tour.

— Il nous est impossible d'attaquer maintenant sans risquer de blessertous ces enfants ! tempêtait la sorcière sombre emmitouflée dansd'épaisses protections de tissu noir, détenant par endroits des reflets mé-talliques. Ce serait très imprudent, n'est-ce pas ?

— Oui, ce serait très imprudent, reconnut Salah en s'asseyant benoîte-ment sur le banc de bois disposé devant de longues tables, car mues parune vieille habitude les ténébreuses sorcières de la Roue venaient de dis-poser les alalhs en cercle et de dresser un campement sommaire.

— Il nous faut attendre de voir le plan ourdi par le général Khan,avant de pouvoir intervenir à notre tour lorsque tous les enfants aurontété retirés du champ de bataille, déclara Iolo en acceptant la tasse de cafétendue par une sorcière en armure de guerre, et Salah fut servi aussi.

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— Dans ce cas, gronda Nyris suivie peu après par Thélia, si nous nepouvons rien faire encore, faisons contre mauvaise fortune bon coeur etbuvons un café.

Tout le monde avec plusieurs autres sorcières Amazoons se retrouvaattablé en divers points du campement et après un long moment de si-lence, troublé seulement par le vacarme des enfants disposés au loindans la plaine, Aola de la Trinité lâcha entre ses dents immaculées,comme à contre-coeur.

— Allons bon, voici de nouveau le trouble-fête !Iolo sourit en reposant sa tasse de café sur sa soucoupe et il se retourna

en observant le général Khan, impeccablement vêtu dans son uniformed'apparat avec ses barrettes d'officier et sa casquette brune à visière surune tête canine et humanoïde à la fois. Il s'inclina de façon martiale versl'assemblée et chacun, même le chat-cerise Balbillus, répondit poliment àson salut.

— Prenez donc une tasse de café, soupira Aola en prenant sur elle,malgré son caractère nerveux et vindicatif.

— Tout se passe pour le mieux, général ? s'enquit Iolo vers ce dernier,il venait de prendre place à ses côtés et prenait le temps de savourer satasse de café noir, torturant son auditoire comme à plaisir.

— Hmm ? Oh, oui, tout va pour le mieux. Les enfants sont rassemblésactuellement en bon ordre, et face aux murailles de la Céleste notre armeva bientôt être déclenchée. Et pour vous ? Comment vont les choses ?

— Elles vont on ne peut mieux, grinça Nyris en rabattant sur son ar-mure de guerre son châle coutumier, en une longue habitude. Voyez,nous avons pris tellement d'avance que nous nous accordons une pause.

— N'étiez-vous pas devant nous, général, il y a quelque temps ? inter-rogea Iolo toujours dévoré par la curiosité. D'où vient votre retardinexplicable ?

— Oh, c'est très simple, en vérité, expliqua le général Khan en reposantsa tasse de café avec un bruit sec. En fait, nous avons dû procéder à desrépétitions.

— Des répétitions ? lâchèrent les trois sorcières de la Trinité presqueen choeur, et plusieurs autres Amazoons et même Evzoons de la tabléeles avaient imités.

— Exactement, poursuivit le général Khan en détaillant son plan avecun plaisir non dissimulé. Comprenez, vous l'aurez sans doute observédéjà durant vos innombrables contacts avec eux mais les gens d'Éthéryssont invisibles, n'est-ce pas ? C'est en raison de leur très haut niveaud'évolution, toutefois ils sont restés rivés, bien malgré leur volonté, à

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notre plan terrestre. D'où l'invisibilité de leurs corps, mais non pas deleurs vêtements.

— Et alors ? coupa une Amazoon de la table en ne voyant pas où ilvoulait en venir.

— À l'aide d'une fréquence sonore bien précise découverte par nos sa-vants, nous allons les décrocher. Ils deviendront complètement immaté-riels en gagnant enfin ce plan supérieur qui leur est dû, puis nous feronsen sorte de les dégoûter à jamais de notre plan terrestre et mortel en lesrepoussant vers l'Empyrée, royaume des Purs Esprits. Ce dernier les at-tend depuis de longues générations déjà.

— Et les enfants possèdent cette fréquence en question, pensez-vous ?miaula Balbillus après avoir terminé une toilette méticuleuse.

— À vrai dire, nous avons d'abord essayé de confectionner avec nossavants un artéfact capable d'y parvenir, mais devant les difficultés,avoua le général Khan, les enfants nous sont apparus comme la solutionidéale.

— Seulement, il vous fallait des enfants humains, comprit Salah.— Exactement, car nos enfants à nous ne peuvent pas chanter, comme

les vôtres, avec ce timbre si caractéristique.Alors derrière eux un bruyant vacarme se leva, et Iolo avec le reste des

sorcières Amazoons réalisa le sens des paroles du général Khan lorsqu'ilparlait de répétitions. Les enfants, tous en choeur — ils formaient unemasse considérable — s'étaient mis à s'époumoner en cadence et en me-sure, entonnant des chansons aux accents singuliers avec le plus grandsérieux, mais ces dernières étaient rendues presque inintelligibles par levent et les nombreuses dissonances.

— Ce sont de vieilles chansons de notre pays s'achevant toutes par desaigus, dit le général Khan en se tournant à demi vers les personnes atta-blées près de lui. Les enfants massacrent les mélodies quelque peu, maisbon…

— Je vois seulement un choeur d'enfants s'égosillant devant les mu-railles de la Céleste, et les soldats d'Éthérys médusés par ce spectacle,grogna Aola en tenant sa main sombre en visière au-dessus de ses yeuxet sans lâcher de son autre main sa tasse de café.

— Patience, gloussa le général Khan en rajustant l'ordonnancementtout militaire de son uniforme.

En effet les chansons — les enfants en connaissaient plusieurs, et di-vers membres de la Chienlit d'apparence vénérable leur servaient deguide et de professeur en se plaçant devant eux — lorsqu'elles se termi-naient obligeaient la multitude enfantine à pousser de hauts cris, et à

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chaque fois bizarrement des rangs entiers de défenseurs s'écroulaient parterre et seuls subsistaient leurs vêtements déposés sur le sol, comme sileur porteur s'était évanoui dans l'ailleurs. Ce manège se répéta plusieursfois car les enfants semblaient bien décidés, poussés en cela par leursmentors, à faire don au Concile d'Idonn de tout un récital, puis il fallutbien reconnaître aux sorcières Amazoons de la Trinité et à ses amisqu'après les chants et les cris des enfants seul subsistait dans la plaine unvaste silence. Et une multitude sans fin de cuirasses et d'épées, de lancesd'ébène et de boucliers d'ivoire incrustés d'argent.

Le général Khan de la Chienlit s'était mis à trépigner avant d'être félici-té par ses adjoints, la princesse Amielle au maintien gracieux venant àson tour remercier son général pour sa stratégie. Elle releva l'un de sesmultiples voiles et fixa sur le militaire un regard lumineux, lui soufflantà demi-mot.

— Ah, général Khan, vous accorderais-je ma main ?— Vous m'en verriez flatté, princesse, mais j'en ai déjà deux !— Laissons les enfants se défouler et hurler à loisir, reprit la princesse

Amielle sans se démonter, ils seront plus fatigués durant le voyage de re-tour dans leurs foyers et ce sera davantage reposant pour nous. Merci,juste un peu, répondit-elle à l'Amazoon au sourire épanoui venant lui of-frir une tasse de café noir. D'autant, certains habitants d'Éthérys peuventencore errer mentalement dans la psychosphère d'Iris, les criaillements etles chahuts infantiles peuvent efficacement les pousser à rejoindre enfinl'Empyrée tant souhaité, et qu'ils n'osaient atteindre à cause de leurcrainte.

— En quelque sorte, vous les avez poussés à se réaliser en dépit deleurs frayeurs, réalisa Iolo en prenant Balbillus le chat-cerise dans sesbras, rejoignant le petit groupe placé à l'écart.

— Si je comprends bien, déclara Aola de la Trinité, quelque peu chif-fonnée en dépit du bon déroulement des évènements, le Concile d'Idonnet sa Cohorte ne constitue plus un danger pour aucun peuple galactique,ni dans cet univers ni dans les autres.

— Non, car c'étaient toujours les mêmes, mais multipliés par des mil-liers de fois, selon leur volonté. En définitive, malgré les apparences, lepeuple d'Éthérys n'était pas si nombreux. Mais tout est relatif, bien évi-demment, reconnut le général en fixant l'amas de vêtements et de protec-tions guerrières abandonnées sur le champ de bataille par les légionsd'Iris.

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— C'est curieux, j'ai l'impression d'avoir perdu la bataille tout en ayantatteint mon objectif, murmura songeusement Aola de la Trinité, approu-vée en cela par ses consoeurs Amazoons.

— J'ai une sensation identique, poursuivit Nyris vers Thélia.Les alalhs maintenant vaquaient aux alentours en broutant l'herbe hu-

mide, dans la moiteur étouffante de l'endroit, et les vouivres reposaientau sol en reprenant des forces bien méritées. Les quelques tentes d'argentsubsistant des péripéties précédentes avaient été dressées, et les ban-nières de bronze — deux, plus exactement, détailla Iolo en fronçant lessourcils — avaient été fichées sur le sol pour marquer la présence d'unbataillon de sorcières de la Roue.

— Ce n'est pas une simple impression, rit Iolo en observant la mine dé-confite des sorcières Amazoons. Allons, tout va pour le mieux, etsouvenez-vous, face aux légions d'Éthérys nous avions fort à faire.

— Oui, c'est vrai, miaula le chat-cerise Balbillus en se détachant del'étreinte de Iolo et en sautant sur le sol moussu. Voyez plutôt le bon côtédes choses, le péril motivant votre long détour s'est évanoui, et dans labataille finale vous n'avez pas connu la défaite.

— En effet, sourit Aola en croisant les bras sur sa poitrine, mais la vic-toire non plus.

— Personne ne vous oblige à le dire à vos supérieures, leur suggéraBalbillus. Allons, faites preuve d'astuce ! Mais réjouissons-nous et par-lons de l'avenir !

Sur ce le chat-cerise s'éclipsa car ses amis les duls venaient de le re-joindre, Iolo se rapprochant des sorcières Amazoons de la Trinité et deSalah. Non loin de là, le général Khan était en grande discussion avec laprincesse Amielle revenue à la charge, et Iolo sourit, tout en écoutantThélia de la Trinité s'adresser à lui.

— Qu'allez-vous faire à présent, les Evzoons ? Pour notre part, nousallons attendre ici l'arrivée du reste du corps expéditionnaire Amazoon,car nous devions prendre le Concile d'Idonn en tenaille, mais semble-t-ille reste de l'armée a été retardé, expliqua Thélia.

— Et vous, Salah, mon ami ? interrogea Iolo vers ce dernier en se sou-venant du manque de moyen de locomotion du vieil homme de Sombre-terre, de la belle ville de Myriam. Avez-vous un mode de déplacementquelconque ? Vous viendrez avec nous, sur mon Être de Vent, continuaIolo en distinguant la mimique négative du vieil homme, et nous vousdéposerons en Sombreterre durant le voyage de retour.

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— Volontier, accepta Salah. Je l'avoue, je commence à me faire vieux, ilme manque ma petite maison avec son banc de pierre devant le murblanc, sa treille de vigne et son nid de rossignols chanteurs !

— Et vous, Iolo ? lui demanda Aola de la Trinité en baissant pensive-ment ses grands yeux noirs.

— Nous…Iolo s'était mis à gratter pensivement sa nuque en fixant ses pieds.— Nous souhaitons vivement votre présence dans notre capitale, Blan-

coon, à une date qui vous sera précisée ultérieurement, assura Aola enmettant dans la main de Iolo un parchemin roulé à l'éclat argenté, avecvotre asanthène Balbillus et vous, Iolo.

— Nos supérieures souhaitent vous connaître, précisa Thélia en sou-riant, posant une main complice sur l'épaule de leur jeune soeur Aola.

— Nous, reprit Iolo, nous allons devoir répondre devant la Ligue desMagiciens de la Terre de notre, hum, désertion. Et je vais devoir passerl'Épreuve pour prix de cela…

— Tu vas devoir aussi exhiber, que tu le veuilles ou non, un don, tondon, Iolo, miaula le chat-cerise Balbillus en se frottant contre les jambesgainées de cuir de son jeune ami.

Nyris et Thélia s'étaient éloignées en discutant à mi-voix avec Salah etla Princesse Amielle, Aola s'approchant de Iolo.

— J'espère vivement votre venue, Iolo.Aola avait fixé le jeune homme de ses grands yeux et Iolo y lut quanti-

té de choses, lui faisant monter aux lèvres un sourire muet.— Je viendrai… Aola.Sidon le trakker s'était précipité vers Iolo en glapissant pour lui signi-

fier sa joie et le chat-cerise s'écarta en maudissant l'iguane multicolore,comme il l'appelait. Le soleil blanc d'Iris exhibait sa résille enchanteresse,et le ciel rosé était splendide. Des papillons féeriques voletaient dans lessous-bois à la chaleur étouffante et dans les ramures, des perroquets ba-riolés caquetant sans fin.

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EPILOGUE

Dans la grande pièce voûtée portant le nom de Salle Amarante, lejeune Iolo se traîna d'un pas las jusqu'à la table de bois noir en portantune tasse de café brûlant, s'affalant dans un fauteuil de velours capitonnésous le regard impassible du chat-cerise Balbillus. L'asanthène ouvrit lagueule afin de formuler un commentaire mais son ami le fit taire d'ungeste.

— Je n'ai pas envie de parler, Balbillus, je t'assure.— Pourtant cela te ferait du bien, j'en suis certain, lui miaula en retour

le chat-cerise.Iolo en silence se contenta de boire son café parfumé, sous les lambris

et les tentures de soie bordeaux décorant les parois de la salle. Deuxvastes et grandes fenêtres rondes prodiguaient à travers leurs vitraux lesderniers feux du soleil couchant, et le lustre de cristal ornant le plafondde bois cloisonné en tirait des éclats carmin et rubis, ciel et or. Accoudésur la table Iolo fixait rêveusement les nuées grises provenant de loin-taines montagnes, vers l´ouest, par-delà la remise où reposait leur trak-ker. Le Manoir de Corail était pour l'heure cerclé de nuages noirs, etseule la fragile palissade cerclant la propriété paraissait pouvoir la proté-ger de quelque inquiétant et mystérieux péril, pour l'instant encore indis-cernable. Sur le tapis précieux placé devant l'une des fenêtres rondes lechat-cerise qui s'était vautré en maugréant contre l'humeur maussade deson compagnon releva la tête en une dernière tentative pour dérider Iolo.

— M'expliqueras-tu au moins les dires de l'Aé, pendant que je veillaissur ton corps durant ton voyage dans l'astral ? Tes paroles ont été pour lemoins confuses, tu en conviendras !

Le jeune garçon répondit par un grognement faisant craindre au chat-cerise un nouveau mutisme de son ami, mais en reposant sur un socled'onyx sa tasse de café ce dernier fit un ultime effort.

— C'est pourtant simple…— C'est bien ce que je me suis dit également, puisque je n'ai rien com-

pris à tes paroles décousues, lâcha acidement l'asanthène.— C'est probablement en raison des circonstances difficiles dans les-

quelles elles t'ont été données, puisque nous nous trouvions je te rappellesur l'Être de Vent, durant le voyage de retour, et Salah, ce cher bravehomme, n'arrêtait pas de nous interrompre afin de demander des détails.

Le ton employé par Iolo était sans équivoque, mais le chat-cerise s'étaitmis en tête de dérider son vieil ami, et, en voyant combien son

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stratagème portait ses fruits, il poussa plus avant son avantage, jusqu'à lavictoire finale, qui ne tarda guère.

— Malgré la limpidité de tes propos ? Allons donc ! Je ne peux lecroire ! gloussa Balbillus en sautant sur l'accoudoir du fauteuil où s'étaitassis Iolo.

— Tu peux rire, tiens, lui reprocha Iolo en reprenant une gorgée de ca-fé, car il avait fini par voir clair dans le jeu de son ami. Mais je m'aperçoisque tous les esprits m'entourant ne se trouvent pas parmi les hauteurscélestes où j'évolue, aussi vais-je m'astreindre à davantage de clarté.

— Lorsque tu t'abaisseras vers nous, essaye de ne pas te cogner au par-quet, miaula perfidement le chat-cerise, déclenchant un éclat de rire de lapart du jeune Iolo, ce qui était le but recherché par l'asanthène.

— Imbécile, reprit Iolo en reposant une nouvelle fois sa tasse de café.Ses dernières paroles avaient trait au Glaive d'Abraham, en fait. Lorsquenous nous sommes retrouvés près du vieux castel de Midgard, j'avais dé-jà eu quelques indications de la part du Mânne Phoebus, du soleil Rigau-do dans le Quatrième Monde. Cela m'avait mis la puce à l'oreille et lesexplications de l'Ange Exterminateur, Prince des Morts, ont confirmémes suppositions. D'ailleurs toi-même lorsque nous avons récupéré avecles Sextes le Glaive d'Abraham à la Meute aurait dû être intrigué par lesdires du Soleil Titus et surtout de Midgard…

— Rapport au message que nous avons dû transmettre au Veilleur ?s'enquit le chat-cerise.

— Non, j'avais oublié ce détail, d'ailleurs. Non, je pensais plutôt auxdernières paroles de Midgard, dans lesquelles il affirmait la noblesse etla bonté de leur dessein dernier.

— Mmm, se souvint le chat-cerise en hochant de la tête. Tu y crois,toi ?

— Oui, car j'ai été tout ouïe devant les explications de l'Aé, et bien despéripéties obscures de notre odyssée, surtout celle nous ayant menéjusqu'au Quatrième Monde, y trouvent leur remède et leur explication.Car Midgard n'est pas seulement le chef de la Meute, il est aussi et sur-tout le Bellarium, le premier et le dernier des morts de la création.

— C'est à dire ?— L'Ange Exterminateur, le Prince des Morts et supérieur hiérar-

chique des Sextes a été très clair : Midgard, le Bellarium, est le premiermort et également le dernier, il ne pourra pas mourir tant que le derniermortel ne sera pas prêt pour le Bal de Minuit, à l'Horloge des Éons.

— L'Entropée ? miaula le chat-cerise à la fourrure carmin depuisl'accoudoir où il se tenait en équilibre précaire.

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— Exactement, dans le Quatrième Monde, près du Sphöre Central,poursuivit Iolo en reprenant une gorgée de café : et ceci n'entre pas encontradiction avec les dires du Mânne Phoébus, du soleil Rigaudo dansle Quatrième Monde. J'étais seul car la Meute avait disparu en me lais-sant face au Mânne en question. Et il y avait dans l'Entropée une grandeet vaste fête en préparation aux allures cosmiques…

— Comme une fête foraine, en quelque sorte ? demanda le chat-ceriseen voyant combien l'écheveau dévidé par son ami s'avérait plus rebelleque prévu.

— Non, non, plutôt un espèce de bal, le Bal de Minuit, avait affirmé leMânne Phoébus. Il avait prétendu que le moment n'était pas venu en-core, j'avais devancé l'Appel. Il disait que les préparatifs allaient bontrain et que chacun devait s'astreindre à être prêt dans l'attente desdouze coups de minuit à l'Horloge Cosmique. D'ici là il fallait se prépa-rer à l'Appel Final afin de tenir sa place honorablement dans l'assemblée.Il nous faudrait aller dans une salle infinie, chacun avec sa cavalière, et lereste des invités.

— Je ne me souviens pas de tels détails, grogna le chat-cerise Balbillusd'un ton songeur.

Il fixait son ami Iolo avec une certaine impertinence, motivant chez lejeune garçon un de ces emportements colériques dont il était coutumier.

— C'est normal, puisque je te l'ai dit tout à l'heure, tu n'étais pas là ! vi-tupéra Iolo. Tu es arrivé après, avec les Sextes près du Colorado menantà l'Entropée, justement. Et les Sextes aussi avaient donné d'intéressantsdétails sur le Quatrième Monde.

— Une seconde, une seconde, coupa le chat-cerise depuis l'accoudoirdu fauteuil de Iolo où il se trouvait placé, les Sextes, si je ne m'abuse,avaient plutôt parlé de Cinquième Monde. Permettez-moi donc demettre vos élucubrations en échec, mon cher.

— Pas du tout, répondit Iolo sans se départir de son expression imper-turbable, et voici pourquoi : j'ai tout compris. Les explications de l'Aéjointes aux paroles du Mânne Phoébus, avec en plus les précisions de nosamis les Sextes, tout cela est très clair.

— Je t'écoute, soupira le chat-cerise en commençant malgré lui às'assoupir.

— L'Horloge des Éons, l'Entropée, dans le Quatrième Monde, mesurele temps cosmique de la création de notre univers, commença Iolo enprenant une expression concentrée. Si les Sextes ont parlé de CinquièmeMonde, c'est parce que les Douze Soleils en constituent le cadran sacré,dans le Cinquième Monde, et que dans le coeur de ce dernier se situe le

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Quatrième Monde, près du Sphöre Central qui doit être le lieu de locali-sation de l'Horloge des Éons. Au coeur du Cinquième Monde se trouvele Quatrième, et au centre du Quatrième est le Sphöre Central avecl'Entropée, l'Horloge des Éons.

— Je ne vois pas le rapport de tout ceci avec le Grand Bal de Minuit ?ne put s'empêcher d'interroger Balbillus le chat-cerise en regrettant aus-sitôt sa curiosité, car Iolo s'était emporté de nouveau.

— Ne m'interromps pas, sapristi, tu veux rompre le fil de mes idées ?Le rapport de tout ceci c'est que l'Horloge Cosmique mesure le temps denotre univers, depuis ses débuts, à minuit pile de l'univers précédent,jusqu'à son terme au minuit suivant. Alors toute l'humanité sera réuniepour un grand bal de réjouissance, chacun avec sa chacune, mais tout lemonde doit être prêt, en particulier en ce qui concerne son développe-ment personnel ! Car lorsque sonneront les douze coups de Minuit, ce se-ra le terme de notre univers et la naissance d'un autre : Les Masquestomberont et il n'y aura plus d'illusions trompeuses ni de faux-sem-blants. Ceux n'ayant pas le niveau de développement suffisant serontchassés par les Vahehuias et ne pourront renaître dans le suivant, oubien ils le feront alors sous une incarnation inférieure, je ne sais pas trop,le Prince des Morts ne m'a pas donné d'information à ce sujet. Et c'est làoù s'explique le comportement de Midgard, et de sa Meute, ou plutôt duBellarium, devrais-je dire. Car étant le premier et le dernier des morts, ilne peut renaître et donc mourir auparavant si un seul convive du Bal deMinuit n'est pas prêt, c'est-à-dire si son niveau d'épanouissement est in-suffisant. Aux douze coups de minuit les Masques tombent, ai-je dit, etceux dont la beauté est cachée sont placés en pleine lumière, mais ceuxdont la fourberie et la vilenie sont enfouies dans leur sein ne peuventplus le dissimuler à quiconque. C'est un spectacle triste et chagrinantpour les Élus, les Puissances et les Forces m'a explique l'Aé, car ceux-làsont repoussés vers les abords de la grande salle et ne peuvent prendrepart au Quadrille Sacré dansé par l'humanité entière parvenue au termede l'univers cosmique mesuré par l'Entropée, l'Horloge Cosmique.Lorsque les Élus et les Forces viennent se joindre eux aussi à la danse, leQuadrille devient la Quinte et les réjouissances battent leur plein. Auterme de la Quinte un nouvel univers cosmique succède à celui venantde s'éteindre, et les êtres humains sont répartis par les Puissances et lesForces, les Élus, en divers plans et univers selon l'état de maturité qui au-ra été le leur à leur venue au grand bal de minuit. Voilà.

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— Tout cela est très explicite, effectivement, reconnut le chat-cerise ensautant à bas de son accoudoir d'un bond. Quelle est donc l'heure denotre univers, à l'Horloge des Éons, actuellement ?

Il s'était retourné vers Iolo, qui avait pris une nouvelle tasse de café àl'aide d'une cafetière fumante, le chat-cerise se pelotonnant sur un tapisde feutre, près du jeune garçon.

— Attends un instant, je dois mettre en action mes prodigieuses facul-tés intellectuelles, murmura Iolo en fermant un oeil afin d'aider sa ré-flexion, soufflant en même temps sur sa tasse de café afin de la refroidir.Selon moi, nous nous trouverions à cet instant même en fin d'après-midi.Entre six heures et sept heures, environ.

Balbillus le chat-cerise qui s'était vautré sur le tapis s'était relevé à de-mi en ouvrant un oeil rond et doré.

— Sérieusement ?— Serieusement, bien sûr que non ! avoua Iolo en haussant les épaules

avec un large sourire. Comment pourrais-je en avoir la moindre idée ?Franchement !

Balbillus l'asanthène du jeune garçon s'était de nouveau affalé sur letapis en ricanant.

— En tout cas, je sais maintenant pourquoi nous les chats nous pas-sons beaucoup de temps à rêver et à dormir. Nous sommes déjà préparéspour le Grand Bal de Minuit ! Il faut dire que nous naissons déjà siproches de la perfection… Sais-tu que les chats sont l'évolution ultime del'humanité et de toutes les espèces vivantes ?

— J'ai entendu parler de cette sottise circulant chez les chats, gloussaIolo vers son asanthène, dans la Salle Amarante, sous le grand lustre decristal tandis que le soleil d'or terminait de se consumer à l'horizon.

— S'il ne tenait qu'à nous, le Bal de Minuit pourrait avoir lieu à midi,ou alors huit heures, au moins. Vous, les humains, vous nous faitesperdre un temps fou. Tiens, je crois que je vais dormir de nouveau,moi…

Balbillus le chat-cerise s'était retourné sur le dos en adoptant une posi-tion bizarre, mais coutumière chez lui, cela dit Iolo maintenant n'avaitguère envie de laisser dormir l'asanthène qui l'avait si bien tiré de samélancolie.

— Tu as donc trouvé une cavalière officielle pour le Bal ? Car l'on nepeut y aller seul…

— Oh, çà, soupira le chat-cerise comme s'il s'agissait d'un détail de peud'importance. Je trouverais l'âme soeur en route, aux portes du Bal s'il lefaut. J'ai toujours été assez chanceux dans ce genre de situations, tu sais.

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Mais si tu me parlais plutôt de toi ? Ton coeur est-il toujours une îledéserte ?

— Ton ironie ne m'atteint pas, se défendit sobrement Iolo en mettantune main sur son coeur pour appuyer ses dires. Car, vois-tu, il se pour-rait bien que non. Mais la modestie sur ce sujet clôt mes lèvres.

— Si c'est de Aola dont il s'agit, je ne me ferais pas trop d'illusions. Jemettrais plutôt son invitation sur le compte de la fatigue et du surme-nage, suite aux innombrables péripéties de notre aventure, avança perfi-dement le chat-cerise. Elle aura maintenant récupéré des forces et sonéquilibre mental, regrettant amèrement de t'avoir parlé, conclut-il en re-gardant Iolo à travers ses yeux d'or entrouverts.

— Elle nous a envoyé une missive ce matin et elle nous attend avec im-patience dans une semaine, jour pour jour, déclara Iolo en portant à seslèvres sa tasse de café avec une expression mutine.

— Non, non, je ne veux pas venir ! râla Balbillus qui avait pris goût aucalme et à la tranquillité du Manoir de Corail, après tant et tantd'avanies.

— Nous y serons bien reçus, la nourriture sera excellente et peut-être ycroiseras-tu de douces et jolies chattes… Les Amazoons, m'a-t-elle expli-qué, aiment beaucoup les chats…

— Tu crois ?— Hon-hon, affirma Iolo avec un fin sourire.— Bon, je me ferai une raison, maugréa le chat-cerise après un court

instant de réflexion.— Tu sais, reprit Iolo avec à-propos, j'ai trouvé blessantes tes insinua-

tions sur l'état mental de Aola. J'ai un coeur, ici, là, moi, dit-il en posantla main sur sa poitrine, et…

— Il bat la breloque à la vue du premier jupon, conclut abruptementl'asanthène en venant prendre place sur l'accoudoir du fauteuil où setrouvait assis Iolo, devant la grande table de bois noir. Allons, Iolo !

— Il suffit ! trancha celui-ci en faisant les gros yeux. J'ai peut-être étéun peu déluré dans ce domaine, mais cette fois-ci, c'est du sérieux.

— Ah oui ? l'interrogea le chat-cerise. Et alors, avec…— Silence ! lui intima le jeune garçon. Le passé est passé, le passé est

dépassé. Tiens, c'est joli, comme phrase, conclut-il avec une expressionrêveuse.

— Vraiment ? lui répondit le chat-cerise maintenant tout près de lui. Ilest passé comme Midgard, tu l'as frôlé en trombe et puis tu l'as oublié encours de route, ce me semble. Ce n'est pas très sérieux.

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— Mmmm ! lâcha Iolo en éloignant de ses lèvres sa tasse de café,comme s'il s'était brûlé. Je vois avec plaisir que tu suis mes explications,je vais détailler davantage son rôle puisque tu me le demandes.

Balbillus depuis l'accoudoir de velours où il se tenait en équilibre lefixant sans dire un mot, le jeune garçon reprit l'écheveau de son discours,un court moment interrompu.

— En fait Midgard est également le Bellarium, souviens-toi, mais du-rant le Grand Bal de Minuit dans le Sphöre Central il acquiert sa dignitévéritable en se dépouillant de ses précédentes apparences, et il redevientle Chambellan, le Maître de Cérémonie pour le Grand Bal. Cette fonctiondécoule de sa nature intime, celle d'être le premier et aussi le dernier desmorts. Je t'en ai parlé.

— Le Maître de Cérémonie, miaula Balbillus, il mène la danse, le Qua-drille, alors ?

— Oui, le Quadrille devient ensuite la Quinte Divine, lorsque les Éluset les Puissances, avec les Mânnes et les soleils, les Solophes rentrentdans la danse à leur tour en compagnie du reste de l'humanité. Maislorsque sonne l'heure fatale de Minuit tous les Masques tombent et sub-siste uniquement la vérité, l'authentique expression des êtres et deschoses. Ceux dont l'évolution est imparfaite doivent être repoussés etplacés à l'écart, ce qui est le rôle du Chambellan, du Bellarium, que nousconnaissons sous le nom de Midgard. Le Prince des Morts me l'a confir-mé, ce moment précis est toujours pour le Chambellan extrêmement pé-nible car il n'aime pas, mais alors pas du tout chasser quiconque du Qua-drille. Seuls les plus matures peuvent prendre place à l'ultime danse, laQuinte Divine. Afin de pouvoir mourir comme tout un chacun, le Cham-bellan avec ses serviteurs parcourt les univers.

— Nous en revenons au Glaive d'Abraham, comprit le chat-cerise.— Exactement, poursuivit Iolo en caressant négligemment son menton

du bout de l'index. Il fait de son mieux pour dévoiler à chacun sa noir-ceur personnelle et l'obliger à s'améliorer, à développer sa personnalitéconsciente. Ce que nous avons vu brièvement dans la Monade en compa-gnie des Sextes, si tu te souviens bien. Afin de gagner du temps, il s'estemparé du Glaive d'Abraham.

— Pourquoi a-t-il agi ainsi ?— Pour aller plus vite, tout simplement, expliqua Iolo à l'asanthène. Le

temps passe à l'Horloge des Éons, même si nous n'en sommes pasconscients, et Midgard veut sauver pour la Quinte Divine un maximumd'êtres humains. C'est pour cela qu'il disait son dessein noble et beau.Mais après tout, n'est-il pas le Maître de Cérémonie ? Désormais, il

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utilise le Miroir des Âmes, en lieu et place du Glaive d'Abraham, m'a as-suré le Prince des Enfers. Je crois avoir tout expliqué, si je me souviensbien des paroles de l'Aé et si j'ai bien tout compris.

Le ton de sa voix était redescendu d'une octave et constatant le retourde sa mélancolie initiale Balbillus le chat-cerise prit une forte inspiration,avant de se jeter à l'eau.

— Iolo, tu n'as pas à être honteux, je t'assure. Tu as fait de ton mieux,et personne n'est astreint à l'impossible. Même toi, Iolo.

— J'ai échoué, Balbillus, et même si j'ai passé l'Appel devant mes pairsje n'ai pu faire montre de mon don, avoua enfin le jeune garçon en soula-geant son être de son fardeau.

— Je le sais, Iolo, puisque dans ce moment pénible j'étais en ta compa-gnie au Siège Périlleux de la Ligue, là-haut dans l'espace.

Balbillus le chat-cerise en observant la peine et le grand chagrin de sonami avait posé depuis son accoudoir une patte compatissante sur le brasde ce dernier.

— Tu détiens la Noireclef à ton col, miaula sourdement le chat-cerise,mais le Prince des Morts a scellé tes lèvres. N'est-ce pas, Iolo ?

Le jeune garçon fit oui de la tête en silence, une main sur son fronttorturé.

— En ce cas tu n'as aucun reproche à te faire, puisque l'Aé est ton avalet sa puissance les surpasse. Mais voici, tu es parti un enfant et tu es re-venu comme un homme. Regarde-toi, Iolo, tu es différent. Avant, tu étaisle petit-fils de Sabizio le Myste, et désormais, nul ne sait pourquoi, toutle monde t'appelle Iolo le Ténébreux. Tu t'habilles de noir des pieds à latête. Comme une Amazoon ?

Iolo en souriant, et toujours sans ouvrir la bouche, avait fait non de latête, se tenant toujours d'une main son front marmoréen.

— Comme le Prince des Enfers, alors ?Cette fois-ci Iolo eut une grimace douloureuse. Le chat-cerise avait

sauté sur les genoux de son ami et s'était pelotonné dans son giron enparlant comme pour lui-même. Dans la Salle Amarante le soir venaitdoucement, escorté par une belle nuit d'été, des grillons stridulant par-delà les baies multicolores, parmi le jardin embaumant de senteurs. Plu-sieurs lumières mordorées s'allumèrent une à une dans les solives en ap-portant une luminosité paisible dans la pièce lambrissée aux meubles debois luisant.

— La Ligue des Magiciens de la Terre te rappellera tôt ou tard, tu peuxme croire. Car tu détiens bien davantage qu'un don, Iolo : tu possèdesune destinée.

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l'exil des dieux, celui qui depuis l'aube des temps pousse les divi-nités déchues vers des dimensions éloignées.

Les sources de la lune (2012)Roland de Roncevaux avec son fidèle Aldéric et les troupesfranques viennent d'essuyer une ultime et dernière défaite, faceaux Pléthores du Sélénaute de l'Impérium. Le royaume de Francedéjà abandonné mystérieusement par le noble Charlemagne est-ilperdu à jamais ? Il en faut bien davantage pour ébranler la déter-mination de Roland de Roncevaux, qui dans la forêt profonde re-çoit l'aide précieuse des belles dames et surtout d'Adolphe le blai-reau revêche, du gentil Pierrot le chêne-liège et de l'écureuil es-piègle Nicolas. Tout ce beau monde ira jusque sur la lune sauver leroyaume de France, avec tout son coeur, toute son âme... et toutson courage !

Aé Solsticia (2012)Un ouvrage de fantasy onirique en deux parties répondant l'une àl'autre sur le thème du solstice d'été et du solstice d'hiver, avecpour personnage principal le jeune Iolo dans la première partie etla Petite Princesse Coeur-de-Pomme dans la seconde. Dans la pre-mière moitié du livre le jeune Iolo aspire à faire partie comme songrand-père de la Ligue des Magiciens de la Terre, et dans la se-conde moitié du roman la Petite Princesse Coeur-de-Pomme nesouhaite rien tant que de faire tourner en bourrique son chaperon,l'acariâtre tortue au long col Jezabelle. Se comportant en celacomme toute adorable petite fille qui se respecte !

La pérégrination de Timoléon Balségobius (2012)Ce livre traite de la mort tragique d'un poète, et de sa tentativepour retrouver son aimée Bianca Rosa à travers les éons et l'au-de-là. Il sera aidé pour cela des ancêtres de sa lignée, qui s'enracinejusque sur la planète Sirius. Et de bien d'autres entités encore,mais toutes ne serons pas bienfaisantes, loin de là. Ce n'est quelorsque le poète aura pu rencontrer le Prince des Morts que pourradébuter... La pérégrination de Timoléon Balségobius.

Les Gestes d'Arkaadia II (2013)"Les Gestes d'Arkaadia II" sont constituées par "Jean de la lune","Les sentes d'Avalon" puis enfin "Oniria". Cette trilogie fait suite à

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une première trilogie, "Les Gestes d'Arkaadia". Dans l'opus quevous avez entre les mains une civilisation extra-terrestre et ma-triarcale, les Amazoons, viennent d'enlever sur Terre et plus préci-sément au royaume de France cinq petites françaises, afin de fairede l'une d'entre elles leur Vierge Noire, incarnation physique deleur déesse Lilith. Le noble Charlemagne enverra jusque sur lalune un bataillon de guerriers francs pour les récupérer, mais...

L'Appel des Morts (2013)C'est toujours ainsi que cela se passe. Dormant paisiblement dansvotre lit de draps parfumés et de soyeuses couvertures, vous mar-chez durant la nuit au pays des rêves en faisant mille rencontresaimables lorsqu'une voix, presque inaudible, vient titiller vosoreilles et vous ramène imperceptiblement à la réalité quotidienne.C'est tout d'abord une plainte, un murmure, un sifflement douxn'attirant pas le moins du monde votre attention. Puis cela se mueen un appel tenu, une suite de mots hachés qui par-delà l'éther im-palpable des espaces cosmiques finit par vous ramener à vous-même et à votre couche, où vous vous agitez nerveusement d'unbord à l'autre de votre lit.

FAÉERIA (2013)Faéeria constitue un florilège des différentes nouvelles que j'ai pu-blié dans plusieurs zines et prozines du fandom sf francophone,blogs (un, en fait) et maintes anthologies à l'émulation conta-gieuse. L'échantillonnage en est fort varié et va du rose bonbon aupourpre mordoré, avec de fugitifs éclats d'ambre et d'onyx par-cipar-là, comme vous ne manquerez pas de vous en apercevoir, j'ensuis certain. J'espère que mes petits contes d'outre-temps etd'espace parviendront à vous distraire. Sachez que pour ma partj'ai retiré grand-plaisir à les rédiger et les peaufiner, je souhaitequ'il en soit de même pour vous. Bienvenue dans mon royaume !

Dans l'ombre de l'Aryenorden (2013)Sur sa couche en plumes dorées de qwarks, sous le plafond cristal-lin de la Chambre Troisième de son manoir de Falu, Myriol le Ma-gnifique s'agita et geignit, l'aube au soleil moribond, en ce ving-tième éon, teignant de pourpre carmin et de rose fuchsia les éten-dues de Haute Prairie et les eaux vives de la Ts, coulant près de là.Les rideaux à la dentelle arachnéenne avaient été laissé écartés

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depuis la soirée précédente, et lentement un flot de lumière àl'incandescent rubis, provenant du soleil épuisé, se répandait dansla chambre au décor d'argent et au carrelage scintillant, réalisé parun artisan de la lune en Diamants Diaphanes et Musicaux.

Opération Commando (2013)La Petite Princesse Coeur-de-Pomme est enlevée à l'affection dessiens par une armée d'envahisseurs brutaux et robotiques. Jusqu'àl'empire lointain et froid de Métall elle est emportée, mais c'estbien plus qu'il n'en faut pour impressionner Jezabelle, une tortuerevêche et le jeune chat Nudd, le lièvre Harold et surtout André2115, un déserteur des robots militaires. Rien ni personne ne pour-ra entraver l'avance implacable du bataillon de libération: trem-blez, malfaiteurs cybernétiques!

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