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IZART Flore Mémoire de maîtrise Philosophie Les Fondements politiques de la liberté de la presse dans la tradition libérale Sous la direction de M. Alain Renaut Université Paris IV–La Sorbonne Année universitaire 2003

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Page 1: Les Fondements politiques de la liberté de la presse …...3 justifier de limitation a priori de la liberté de la presse : toute discussion générale portant sur des doctrines,

IZART Flore Mémoire de maîtrise

Philosophie

Les Fondements politiques de la liberté de la presse dans la tradition libérale

Sous la direction de M. Alain Renaut

Université Paris IV–La Sorbonne Année universitaire 2003

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INTRODUCTION

La question des fondements politiques de la liberté de la presse s’inscrit dans

une problématique du libéralisme classique plus générale, celle des limites de la

souveraineté par la reconnaissance de droits individuels, qui contiennent entre autres la

liberté de pensée et d’expression politique. La liberté de la presse constitue donc une de

ces limites, prescrites par les penseurs libéraux pour empêcher le despotisme de la

majorité. Ainsi, selon Benjamin Constant dans ses Principes de Politiques, « Rousseau

a méconnu cette vérité, et son erreur a fait de son Contrat social, si souvent invoqué en

faveur de la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme ».1

Le problème qui nous intéresse ici n’est pas de savoir si la liberté de la presse

constitue effectivement une limite du pouvoir, mais plutôt de déterminer si en tant que

limite, elle doit se limiter elle-même afin de ne pas diminuer sa portée effective et

accepter ainsi des contrôles raisonnables.

Dans la leçon VIII du Libéralisme politique, §10, Rawls aborde la question de la

limitation de la liberté d’expression politique, dans laquelle on peut ranger la liberté de

la presse, à travers trois problèmes : le crime de diffamation séditieuse contre l’Etat, les

limitations a priori de la liberté de la presse et l’apologie des doctrines révolutionnaires.

C’est surtout sur le dernier cas que notre attention se portera. Rawls pose ainsi le

problème des limites posées à la liberté de la presse, comprise elle-même comme

limitation du pouvoir politique. En effet, une fois que le crime de diffamation séditieuse

contre l’Etat a été supprimé, parce que, historiquement, il a plus servi à étouffer toute

critique qu’à protéger la liberté de la presse contre ses propres abus, plus rien ne vient

1 Constant Benjamin, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, version de 1806-1810, Paris, Hachette Littératures, 1997

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justifier de limitation a priori de la liberté de la presse : toute discussion générale portant

sur des doctrines, quelles qu’elles soient, est pleinement protégée. Le problème crucial

de la liberté d’expression politique devient celui de l’apologie des doctrines

subversives, en tant qu’elle présente un risque pour l’ordre et la paix publique, en

appelant à la révolution ou à l’usage illégal de la force comme moyen du changement

politique. Selon Rawls, dans la mesure où la liberté d’expression politique fournit une

alternative à la révolution, « il doit y avoir un moment où le discours politique se

rapproche tellement du recours à la force qu’il doit être à son tour contrôlé. Mais quel

est ce moment ? »2

Rawls, dans ce débat contemporain, rappelle l’arrêt actuel qui aux Etats-Unis

règle l’usage, pour la presse, de l’apologie du recours à la force : l’arrêt Brandenburg,

selon lequel celle-ci n’est pas interdite sauf si elle vise à l’incitation ou à la production

immédiate d’actions illégales et risque d’inciter ou de produire une telle action.

Brandenburg trace ainsi la limite de la protection de la liberté d’expression de manière à

reconnaître la légitimité de l’apologie des doctrines subversives dans une démocratie

constitutionnelle.

La question est d’autant plus difficile à régler qu’historiquement, il est très

difficile de déterminer quand la résistance et la révolution sont justifiées. De plus,

interdire l’apologie de ces doctrines revient à interdire le débat sur les raisons de la

révolte, et donc à limiter l’usage public, libre et conscient de notre raison et la liberté de

pensée. Rawls souligne ainsi l’importance de cette liberté particulière qu’est la liberté

d’expression politique, pour tout le système des libertés de base.

Au problème de l’anarchie et du danger pour la paix publique et la sécurité de

l’Etat, qui peuvent servir d’arguments pour interdire l’apologie de doctrines

2, Rawls John, Libéralisme politique, New York, Colombia University Press, 1993

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révolutionnaires, Rawls répond en se référant à Locke : « [on doit] reconnaître, avec

Locke, que les personnes sont capables d’une certaine vertu politique, naturelle et

qu’elles ne s’engagent pas dans des processus de résistance et de révolution sans que

des injustices graves menacent leur position sociale dans la structure de base ni que

cette situation ait déjà duré un certain temps et ne semble pas pouvoir être modifiée par

d’autres moyens. »3

La problématique de mon sujet sur la question des limites du pouvoir souverain

et du rôle de la presse comme pouvoir de contestation, aura pour cadre cette réflexion

de Rawls concernant le droit de résistance selon Locke : cette théorie peut servir de

fondement à la liberté d’expression politique et donc à la liberté de la presse. Il s’agira

de voir ensuite comment cette intuition libérale de Locke identifiée par Rawls se déploie

dans la tradition libérale du XIXème siècle à travers l’œuvre et l’action de trois auteurs

post-révolutionnaires français : Guizot, Constant et Tocqueville.

Le choix de Locke n’est pas seulement du au fait que sa position soit

représentative de la position libérale et de la problématique classique de la limitation du

souverain : il est aussi du au fait qu’il ait théorisé sa propre activité révolutionnaire. Sur

ce sujet, je m’appuierai essentiellement sur la thèse de Richard Ashcraft dans La

politique révolutionnaire et les Deux Traités du gouvernement de John Locke.4 Richard

Ashcraft propose dans ce livre de montrer les liens qui existent entre l’activité

révolutionnaire de Locke, c’est-à-dire son implication dans le mouvement politique

radical de Shaftesbury, les Whigs, et l’élaboration des Deux Traités. Il n’y a pas de

coupure, selon lui, entre les idées de Locke et l’individu historique qu’il était. La

question du recours à la résistance armée contre le gouvernement s’est posée aussi bien

3 Libéralisme politique, op. cit. 4 Ashcraft Richard, La politique révolutionnaire et les Deux Traités du Gouvernement de John Locke, traduit de l’anglais par JF Baillon, Paris, PUF, 1995

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dans la pratique, après la dissolution du parlement d’Oxford en 1681 par Charles II, que

dans la théorie dans le Second Traité, qui est l’expression et la justification du point de

vue des radicaux. Face au projet du roi de se libérer de la tutelle parlementaire pour

faire évoluer le régime vers une structure absolutiste sur le modèle de louis XIV en

France, les Whigs, forcés d’abandonner leur stratégie parlementaire, optent pour le

recours à la résistance armée fondé sur la mobilisation du soutien populaire : ceci

mènera au complot avorté de Rye House (1683), à la Rébellion de Monmouth (1685) et

finalement à la Glorieuse Révolution (1688). Le Second Traité, élaboré dans le contexte

de la conspiration révolutionnaire de Rye House, répond à la nécessité de fournir une

déclaration politique au mouvement révolutionnaire : la théorie du droit de résistance.

Le peuple, quand on porte atteinte à ses libertés et à ses biens, n’est plus tenu d’obéir et

a le droit de se délivrer de la tyrannie mais aussi de la prévenir (§220), le droit de

résistance se limitant aux cas extrêmes.

La justification par Locke, dans le Second Traité, du droit de résistance et

l’examen de ses limites, fera l’objet de la première partie : la liberté de la presse, qui est

une spécification de la liberté d’expression politique, peut-elle s’inscrire dans le cadre

du droit de résistance, en tant qu’elle constitue une limite nécessaire et légitime du

souverain, et résulte du pouvoir reconnu au peuple, comme à chaque individu, de juger

de son bien? L’examen par Locke des limites du droit de résistance, face au risque

d’anarchie, pose par là même la question des limites de la liberté de la presse, objet de

la seconde partie : comment la conceptualisation du droit de résistance par Locke est-

elle mise à l’épreuve au XIXème siècle en France, dans un contexte marqué par la

question de la presse politique ?

J’ai choisi ce champ historique et géographique en raison de la possibilité qu’il

donne de réfléchir sur l’usage qui a été fait de la liberté de la presse dans le cadre de la

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lutte politique, puisque les trois auteurs libéraux choisis, Guizot, Constant et

Tocqueville sont des penseurs post-révolutionnaires, marqués par l’expérience de la

révolution, à la fois des témoins, des acteurs et des théoriciens de leur époque.

Le rôle de la presse à l’époque révolutionnaire et post-révolutionnaire a été en

effet très important : inexistante en 1788, au sens juridique, la liberté de la presse a été

revendiquée dans les cahiers généraux du Tiers Etat en 1789, puis inscrite par

l’Assemblée nationale dans une Déclaration des Droits de l’Homme précédant la

nouvelle constitution : « la libre communication des pensées et des opinions est un des

droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer

librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. »

Malgré plusieurs projets de législation pour encadrer et cataloguer les délits (projets

Sieyès, Thouret), la liberté de la presse resta en fait illimitée du 14 juillet 1789 au 10

août 1792, car ces projets étaient tous ressentis comme destructeurs de la liberté de la

presse. Le problème de la législation, laissé en suspens dans l’article de la Déclaration

des Droits de l’Homme, suscite des débats et des appréhensions devant la peur de perdre

à nouveau cette liberté politique si précieuse, débats qui vont caractériser la période post

révolutionnaire : quelle limite poser à la liberté de la presse?

La presse née de la Révolution est avant tout révolutionnaire, même s’il y existe

à cette époque une presse d’extrême droite très vivace : les deux premiers journalistes

qui ont essayé de contourner les règlements de l’Ancien Régime sont Brissot, avec le

Patriote français et Mirabeau, avec les lettres du Comte de Mirabeau à ses

commettants. Ils font preuve d’une prise de position contre la Monarchie et commentent

les événements de la Révolution. La presse d’extrême gauche se rapproche plus du

pamphlet que du journal : dans la Révolution de France et de Brabant, publiée par

Camille Desmoulins, qui commente l’émeute parisienne du 11 et du 14 juillet 1789,

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Desmoulins déclare : « Aujourd’hui les journalistes exercent un ministère public ; ils

dénoncent, décrètent, règlent à l’extraordinaire, absolvent ou condamnent. Tous les

jours, ils montent à la tribune aux harangues, et il est parmi eux des poitrines de stentor

qui se font entendre dans 83 départements. Les places, pour entendre l’orateur, ne

coûtent que deus sous. Les journaux pleuvent tous les matins comme la manne du ciel,

et en 50 feuilles, ainsi que le soleil, viennent tous les jours éclairer l’horizon. » L’ami du

peuple de Marat est représentatif d’un type de presse politique subversif qui appelle à la

violence, tout comme le Père Duchesne d’Hebert.

La période révolutionnaire a donné à la presse une impulsion extraordinaire, à la

mesure de l’intense curiosité que les événements qu’elle provoquait suscitaient dans le

public : de 1789 à 1800, il parut plus de 1500 titres. Elle a surtout révélé sa puissance

politique dans un pays où les journaux n’avaient joué jusque là qu’un rôle secondaire.

Les persécutions dont furent victimes les journaux après le 10 août 1792 et la sévère

surveillance à laquelle les soumit l’Empire apportèrent la preuve que la presse était

désormais devenue un redoutable danger pour les pouvoirs autoritaires.

Le retour des Bourbons fut l’occasion de retrouver une certaine liberté, malgré le

vote de la loi restrictive du 21 octobre 1814. Face au développement de la presse, les

gouvernements sensibles à ses dangers et aux entraves qu’elle mettait à l’exercice du

pouvoir, cherchèrent par tous les moyens à freiner son développement et à contrôler la

voix de ses organes. Au contraire, poussée par la force même de son expansion à

réclamer plus de liberté, la presse, par son influence politique directe et son action sur

l’opinion, fut l’un des facteurs essentiels du progrès des idées libérales. De 1815 à 1848,

il y eut 18 lois sur la presse, preuve que le problème de la liberté de la presse était au

cœur de la vie politique. Le projet de loi sur la presse de 1814, préparé par Royer-

Collard et Guizot suscita une vaste protestation et des campagnes pour la liberté totale

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dans le Censeur dans lequel Constant s’opposa à l’autorisation et la censure préalables.

Le problème de la législation prit toute son ampleur à cette époque de développement

de la presse. Le régime autoritaire de 1814 fut libéralisé par les lois de Serre de 1819

qui renvoient les infractions devant un jury et renonce à la censure et à l’autorisation,

mais l’assassinat du Duc de Berry en 1820, remet en cause cette liberté d’expression

accordée aux revendications des libéraux, et amène le retour de la censure sous Villèle.

Sous Martignac, on retrouve un certain libéralisme. Mais Polignac, après avoir souffert

des incessantes attaques de l’ensemble des journaux, profite d’un coup de force le 25

juillet 1830 pour remettre les journaux au pas, les accusant de n’être qu’un instrument

de désordre et de sédition. Le projet rétablissait la censure et ne permettait que la

parution des feuilles ultra. Les journalistes parisiens, à l’appel du National de Thiers,

organisent la résistance et c’est de leur appel qu’est née la révolution parisienne de

1830. De 1818 à 1820, la Minerve libérale de Constant joua un rôle important dans la

définition du programme politique du parti. Née d’une révolution provoquée par la

presse, la Monarchie de juillet se devait de lui accorder une plus grande liberté mais elle

se durcit dès 1835 face à l’opposition grandissante. La presse participa à la Révolution

de 1848, qui confirma sa liberté absolue pour un temps. Mais il fallut attendre la loi du

19 juillet 1881, après l’installation définitive du régime républicain, pour assurer à la

presse un régime libéral.

Ainsi, les trois auteurs post-révolutionnaires que sont Guizot, Constant et

Tocqueville, s’inscrivent dans une période où le problème de la législation et de la

limitation de la presse comme contre-pouvoir est déterminant. Comment ces penseurs

libéraux du début du XIXème siècle y ont-ils répondu ? Le concept générique de

libéralisme sous lequel on range leurs thèses n’exclut pas une diversité de réponses,

entre un libéralisme défensif ou conservateur et un libéralisme plus ouvert. Par ailleurs,

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l’opposition entre Guizot et Constant est déjà sensible lors du projet de loi de 1814, qui

établit l’autorisation préalable et la censure.

Quels sont les risques d’un usage sans limite de la liberté de la presse ? A cette

question, Guizot répond par une conception modérée selon laquelle la liberté de la

presse doit accepter des contrôles raisonnables et ceci dans son propre intérêt. Ce n’est

pas que Guizot est modérément convaincu de l’utilité de la presse : au contraire, le rôle

politique nouveau qu’il lui accorde et son « noble emploi qui est d’éclairer les peuples

sur leur intérêt et leurs affaires »5 rendent les garanties nécessaires pour la protéger

comme pour prévenir ses excès. La puissance des journaux est telle qu’elle pourrait

causer de grands dommages : « si une garantie n’était exigée des journaux, il serait très

facile de s’en servir pour entretenir et pour répandre, dans une classe nombreuse de

bons citoyens, des préventions et des erreurs dangereuses (…) pour l’intérêt public. »6

Ce n’est pas l’acceptation du principe de la liberté de la presse qui pose problème, mais

bien son application : la presse a besoin d’une législation qui la fonde, législation laissée

en suspens depuis la Déclaration de 1789 et la Charte de 1814. Pour prévenir ses abus,

Guizot envisage deux moyens : la prévention directe par la censure, la prévention

indirecte par les peines. C’est ainsi que Guizot justifie la censure préalable dans le

projet de loi de 1814 : les mesures préventives qu’il défend ne sont pas selon lui

destructrices de cette liberté car sans loi, la liberté de la presse reste menacée et

menaçante. Une législation doit assurer à la liberté de la presse, comme au pouvoir, des

moyens suffisants de défense, de même qu’un processus d’éducation doit permettre à la

France d’aller par degrés jusqu’à une liberté de la presse complète. Une question reste

5 Archives philosophiques, politiques et littéraires 1817/1818, vol.5, décembre 1818, p.240-241, Paris, Fournier 6 Histoire parlementaire de France : recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848, vol. 1, p.10, Paris, Michel-Lévy frères, 1863-1864

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pourtant en suspens: une telle législation est-elle suffisante pour garantir la liberté de la

presse ?

La véritable question n’est-elle pas plutôt de savoir si un usage sans limite de la

liberté de la presse, malgré les inconvénients qu’elle peut causer, n’est pas préférable à

toute limitation préalable, ou censure, qui risque de se révéler arbitraire et de remettre

ainsi en cause le principe même de liberté de la presse? Ce sera la thèse de deux autres

auteurs libéraux contemporains, Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville,

représentants d’un libéralisme plus ouvert : à l’argumentation de Guizot, ils opposent un

raisonnement totalement différent, selon lequel les excès de la presse sont insignifiants

par rapport aux avantages que son usage apporte au public. Constant, contrairement à

Guizot, défend une conception de la liberté de la presse comme liberté-résistance,

proche de la conception lockienne de limitation du souverain : du rôle qu’il lui accorde,

contre l’arbitraire du pouvoir et pour l’éducation du peuple dans la marche du progrès, il

conclut que la liberté de la presse doit être complète, sauf pour ce qui nuit à l’intégrité

de la personne ou de la communauté. Ces exceptions ne justifient pas pour autant

l’institution de la censure : toute infraction à la loi sera punie par cette loi-même et

jugée par un tribunal. Il s’agit de réprimer les excès après coup, c’est-à-dire sans

limitation préalable de la liberté de la presse. Face aux risques de rébellion ou de

licence, qui servaient d’arguments à Guizot pour limiter la presse, la solution selon

Constant, n’est autre que l’usage sans limite de la liberté de la presse. En effet, pour

reprendre les mots de Hume, dans ses Essais politiques, « il est à espérer que les

hommes, étant chaque jour davantage habitués à la libre discussion des affaires

publiques, amélioreront leur jugement sur celles-ci et seront plus difficilement séduits

par une faible rumeur ou une clameur populaire quelconque. » 7

7 Hume David, Essais moraux, politiques et littéraires, Paris, éd Alive, 1999

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La thèse de Tocqueville s’inscrit dans le prolongement de la théorie de liberté-

résistance de Constant : face aux lois de septembre 1835 qui renforcent l’efficacité des

poursuites et doublent le cautionnement, Tocqueville revendique une plus grande liberté

pour les associations et la presse. Comme toute liberté publique, son usage doit être

réglementé : néanmoins la liberté de la presse est difficile à limiter, par principe puisque

la censure est contraire à la souveraineté du peuple et concrètement car il n’y a pas

d’intermédiaire entre la servitude et la licence. Il faut se résigner à en accepter les côtés

négatifs pour bénéficier de ses côtés positifs. Pourtant, Tocqueville se différencie de

Constant dans la mesure où il ne se satisfait pas de son libéralisme individualiste : il

ajoute le droit d’association. La conception de la presse comme liberté-résistance est

nécessaire mais est-elle suffisante ? C’est la question posée par Tocqueville. Celui-ci

fait de la liberté de la presse la clé de voûte de sa théorie de la solidarité des libertés

publiques, pour lutter contre l’individualisme et le désintérêt pour la vie publique, des

problèmes qu’il identifie comme spécifiques à la démocratie. La liberté de la presse

devient un élément capital chez les Modernes et constitutif de leur liberté.

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PREMIERE PARTIE

LA THEORIE DU DROIT DE

RESISTANCE SELON LOCKE

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La justification par Locke du droit de résistance dans le Traité du gouvernement

civil,8 peut servir de fondement politique à la liberté d’expression politique et plus

particulièrement à la liberté de la presse, comprise comme pouvoir de contestation. Seul

un examen attentif de l’argumentation de Locke peut le confirmer.

John Dunn écrit, à propos du Second Traité, que « le sujet du livre n’est pas la

manière d’installer les gouvernements, ni l’appréciation des occasions où il est

souhaitable de leur résister, mais bien plutôt les raisons pour lesquelles, en certaines

circonstances, les hommes ont effectivement le droit de leur résister. »9 A ce titre, le

contexte de la rédaction des Deux Traités est important à rappeler : Locke entend à la

fois contrer la publication du Patriarcha de Robert Filmer, un tenant de l’absolutisme,

c’est-à-dire d’un pouvoir royal sans limite, et fournir une justification théorique à la

stratégie révolutionnaire du mouvement whig auquel Shaftesbury et lui sont associés : le

débat n’est pas resté théorique car la question du recours à la force armée s’est posée à

l’époque de Locke. Richard Ashcraft soutient même que la rédaction du Second Traité

répond à la nécessité de fournir une déclaration politique au mouvement radical whig.

En effet, le roi Charles II, dont l’objectif est de se libérer de la tutelle du

parlement pour faire évoluer le régime anglais vers une structure absolutiste sur le

modèle de Louis XIV, prononce la dissolution définitive du parlement en 1681. Dès

lors, les whigs doivent trouver une alternative à leur stratégie parlementaire pour faire

obstacle aux actions tyranniques du roi : l’éventualité d’un recours à la force armée est

posée. La théorie de la résistance populaire, qui défend l’action révolutionnaire du

peuple, à partir du moment où les magistrats empiètent sur ses libertés et ses biens, se

présente comme la justification du complot de Rye House, de la rébellion de Monmouth

et enfin de la Glorieuse révolution.

8 Locke John, Traité du gouvernement civil, trad. Par D. Mazel, Paris, GF, 1992 9 Dunn John, La pensée politique de John Locke, Paris, PUF, 1969

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Comment Locke justifie-t-il ce droit de résistance ? Selon quelles limites ? La

liberté de la presse, spécification de la liberté d’expression politique, peut-elle s’inscrire

dans ce cadre?

A] JUSTIFICATION DU DROIT DE RESISTANCE

1) Contre Robert Filmer

C’est la thèse de la limitation de la souveraineté qui sous-tend le droit de

résistance chez Locke : avant de l’examiner, il apparaît nécessaire d’exposer les thèses

contre lesquelles Locke réagit, en écrivant ses deux traités, les thèses absolutistes du

Patriarcha de Sir Robert Filmer, le titre exact étant Patriarcha or the natural power of

King, écrite en 1640 mais publiée seulement en 1680. Il est vrai que c’est le Premier

Traité qui prend en charge la critique des faux principes établis par Filmer, arguments

que nous n’examinerons pas dans le cadre de cette étude. Néanmoins, celle-ci se

prolonge en filigrane dans le Second Traité par l’opposition constante de Locke à toute

forme d’absolutisme : le but du Second Traité n’est-il pas de découvrir une autre origine

du gouvernement que celle affirmée par Filmer? Selon Simone Goyard-Fabre, en effet,

si le Premier Traité constitue le commentaire négatif, le Second constitue le

commentaire positif du Patriarcha.

Un rappel est donc nécessaire pour comprendre la contre-argumentation de

Locke dans le Second Traité : l’idée de Filmer est que le pouvoir royal dérive du

pouvoir paternel, ce qui ne justifierait aucune limitation a priori du pouvoir. Pour le

prouver, il entend s’appuyer sur la Bible : il fait remonter l’origine de la société

humaine à Adam. Dès lors la relation qui s’établit entre gouvernants et gouvernés dans

la société politique, qui n’est autre qu’une vaste famille, dérive de l’autorité paternelle

et est assimilée à la relation entre le père et ses enfants. Le roi est le père de son peuple.

En effet, en créant Adam, Dieu lui a donné une autorité sur toute sa postérité : cette

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affirmation permet à Filmer d’écarter tout prétendu droit de sédition qui reposerait sur

une liberté originaire du peuple. L’idée de liberté naturelle est vidée de son sens : les

hommes sont, ont été et seront toujours assujettis à leurs pères ; ils ne sont donc ni

libres, ni égaux. Le pouvoir qui est descendu d’Adam à ses enfants, et qui s’est transmis

à Charles 1er, est un pouvoir absolu, monarchique, que rien hormis la volonté divine ne

peut limiter : c’est un pouvoir naturel et l’obéissance des sujets est tout aussi naturelle.

Cette argumentation fonde la théorie du droit divin des Rois ainsi que la thèse de

l’obéissance passive, l’obéissance totale et aveugle des sujets à leur roi.

Dans l’Avertissement, Locke souligne l’importance de la question des

fondements de la société civile et décrit le type de situation auquel donne lieu la

justification de la monarchie absolue entreprise par Filmer :

« Les souverains, selon eux, tirent de Dieu immédiatement leur autorité, et ce n’est que lui seul

qui ait droit de leur demander raison de leur conduite, de sorte que quelques excès qu’ils pussent

commettre, quand ils vivraient plus en bêtes qu’en hommes, il faudrait que leurs sujets les

souffrissent patiemment, si après de humbles remontrances, les Souverains refusaient de

reconnaître les lois de la nature. (…) Les peuples de leur côté n’ont aucun droit, que le prince ne

puisse violer impunément, de quelque manière qu’il le veuille faire ; parce que Dieu les a, pour

ainsi dire, livrés à lui, pieds et poings liés. Le prince seul est une personne sacrée, à laquelle on

ne peut jamais toucher, sans s’attirer l’indignation du Ciel et de la terre ; de sorte que se défaire

du Tyran le plus dangereux est un crime infiniment plus grand que les actions les plus

détestables qu’il puisse commettre… » 10

Néanmoins, pour Locke, la situation inverse n’est pas préférable, celle où l’on

peut déposer les souverains pour n’importe quelle raison, ce qui ne fait qu’entretenir des

séditions éternelles et donne lieu à une tyrannie qui n’a rien à envier à la première.

Locke envisage ainsi pour régler cette controverse de mettre à jour les véritables

10 Traité du gouvernement civil, Avertissement, op.cit.

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fondements de la société civile, sa véritable origine, étendue et fin. Ainsi le but du

Second Traité se définit-il en opposition au Patriarcha :

« si l’on ne veut pas donner l’occasion de penser que tout gouvernement terrestre est le seul

produit de la force et de la violence, et que les hommes ne sont pas régis par d’autres règles que

celles des bêtes chez qui le plus fort l’emporte, - ce qui justifierait à jamais le désordre, le

trouble, le tumulte, la sédition et la rébellion (choses contre lesquelles s’élèvent à grands cris les

tenants de cette hypothèse)- il faut nécessairement découvrir une autre genèse du gouvernement,

une autre origine du pouvoir politique, et une autre manière de désigner et de connaître les

personnes qui en sont dépositaires, que celles que nous a enseignées Sir Robert Filmer. »11

11 Traité du gouvernement civil, chap. I, op. cit.

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2) Contre-argumentation de Locke dans le Second Traité

Pour mener à bien son projet, qui est la justification de l’action révolutionnaire

ou du moins de sa menace, Locke dans le Traité du gouvernement civil cherche quelle

est l’origine de la société civile, c’est-à-dire quelles sont les conditions préalables à

l’établissement d’une autorité légitime, exercée par un être humain sur un autre, à partir

d’un état de parfaite liberté et d’égalité entre les hommes, l’état de nature.

Il est nécessaire de connaître l’état de nature, selon Locke, pour comprendre

l’origine véritable du pouvoir politique :

« C’est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne,

et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, [les hommes] peuvent faire ce qui leur

plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu

qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature. »12

Dans l’état de nature, la condition originaire de l’espèce humaine telle qu’elle a

été voulue par Dieu, les hommes se trouvent dans un état de parfaite liberté pour décider

de leurs actions et disposer de leur personne et de leurs biens, et sont sur un pied

d’égalité, ce qui exclut d’office toute hiérarchie naturelle ou subordination : tout rapport

de supériorité ou d’infériorité au sein d’une même espèce est inconcevable. Cette liberté

est lié à un droit, celui de défendre sa liberté contre les atteintes d’autrui : chacun a le

pouvoir de juger et de punir un autre homme pour le mal qu’il lui a fait, car « la nature a

mis chacun en droit, dans cet état, de punir la violation de ses lois »13. Si la liberté se

développe en droit, de même elle se développe en obligation : selon R. Polin, « pour

Locke, la loi de nature, qui constitue le fait de l’obligation morale pour l’homme en tant

qu’homme, et le droit de nature forment dans le Traité sur le gouvernement civil l’avers

et le revers de la liberté raisonnable. »14 En effet, si Locke reconnaît la parfaite liberté

12 Traité du gouvernement civil, chap. II, §4, op. cit. 13 Ibid, chap. II, §7, op. cit. 14 Polin Raymond, La politique morale de John Locke, Paris, PUF, 1960

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de l’homme dans l’état de nature, il reconnaît conjointement que celui-ci est obligé

d’obéir à la loi de nature. Cette liberté n’est pas licence : « la raison, qui est cette loi,

enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et

indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à

son bien… »15 La loi de nature est la règle universelle du bien et du mal donnée aux

hommes, quoiqu’ils n’en aient pas toujours conscience ou ne sachent pas l’interpréter

ou l’appliquer. Chacun en est l’interprète, le juge et l’exécuteur. En principe, l’état de

nature, soumis à la loi de nature, se caractérise par l’égalité et la réciprocité des droits et

pouvoirs : c’est un état de paix.

Il faut néanmoins distinguer cet état de nature théorique parfait, où la loi de

nature serait effectivement obéie par tous, ce royaume des fins, de l’état de nature réel :

la nature humaine est faible et les hommes, faute de l’étudier, s’écartent des

prescriptions de la loi de nature. Chacun se trouvant juge et exécuteur de la loi de

nature, est entraîné par la partialité et agit à la fois comme juge et partie. Si la loi de

nature est innée, elle n’est pas écrite et demeure ainsi mal connue des hommes, d’autant

plus qu’il n’y a pas de juge compétent pour l’interpréter. Selon Polin, l’état de nature est

en fait un mélange de relations pacifiques et raisonnables entre certains individus

capables de maîtrise, avec des relations d’hostilité entre d’autres qui font un usage

déréglé de leur liberté : l’état de nature n’est ni un état de paix, ni un état de guerre,

mais un état composite, intermédiaire. La condition de l’homme à l’état de nature,

malgré tous les privilèges qu’elle présente, est en fait précaire et fragile, faute de juges

compétents pour régler les différends : le remède, selon Locke, réside dans

l’établissement d’un gouvernement civil : par quel procédé ?

« Les hommes, ainsi qu’il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne

peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir politique d’autrui, sans son propre

15 Traité du gouvernement civil, chap. II, §6, op. cit.

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consentement, par lequel il peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et s’unir en

société pour leur conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour

jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l’abri des insultes de ceux

qui voudraient leur nuire et leur faire du mal. »16

Une société civile ne peut s’établir que sur la base d’un consentement

individuel : il y a société civile quand des hommes décident de s’unir de telle sorte que

chacun, renonçant volontairement au pouvoir exécutif qu’il tient du droit naturel, le

confie au corps public auquel il est incorporé. Pour obtenir la paix et la sécurité, il faut

établir des lois positives, reconnues par un consentement commun comme règle du bien

et du mal. Il ne s’agit pas d’ajouter à la loi de nature mais de l’exprimer de façon

explicite et indiscutable. En second lieu, il faut qu’un juge impartial et reconnu comme

tel soit établi pour régler les différends entre les hommes : chacun abandonne le droit de

punir et de faire exécuter la loi de nature.

L’idée prédominante est celle de consentement : en vertu de la loi de nature,

l’homme naît libre. Nul n’est par nature et par naissance soumis à un pouvoir politique :

toute vie civile commence par un consentement, un consentement de l’individu pour lui-

même et pour lui seul. Locke a ainsi démontré que les sociétés humaines n’étaient pas

seulement fondées sur la violence et que les hommes ne vivaient pas en commun

comme des bêtes, selon la loi du plus fort. La notion de consentement est très

importante car elle servira par la suite à démontrer pourquoi tout gouvernement court,

en principe, le risque d’essuyer une résistance juste, s’il se conduit de façon

malveillante. De même Locke ruine la thèse de Filmer qui avait fondé le droit du

souverain sur le droit du patriarche, en montrant que l’autorité politique n’est pas de

même nature que l’autorité paternelle : pour Locke, la monarchie absolue est

incompatible avec la société civile : 16 Traité du gouvernement civil, chap.VIII, §95, op.cit.

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« Comme si lorsque les hommes quittant l’état de nature, pour entrer en société, convenaient que

tous, hors un seul, seraient soumis exactement et rigoureusement aux lois ; et que ce seul

privilégié retiendrait toujours toute la liberté de l’état de nature, augmentée et accrue par le

pouvoir, et devenue licencieuse par l’impunité. Ce serait assurément s’imaginer que les hommes

sont assez fous pour prendre grand soin de remédier aux maux que pourraient leur faire des

fouines et des renards, et pour être bien aises, et croire même qu’il serait fort doux pour eux

d’être dévorés par des lions. » 17

L’erreur de Filmer est de croire que le gouvernement est par nature monarchique

et appartient naturellement au père : les hommes se sont attachés à cette forme de

gouvernement par habitude, la monarchie se présentant d’elle-même à l’esprit des

hommes ignorants des autres formes possibles de gouvernement. C’est pourquoi ils

n’ont pas pensé non plus à en limiter le pouvoir, inconscients des risques qu’elle pouvait

générer: la corruption a rendu plus avides les princes, qui ont commencé à avoir des

intérêts distincts de leur peuple, et à transformer leur pouvoir en pouvoir absolu, d’où la

nécessité pour Locke d’examiner l’origine et les droits du gouvernement pour trouver

les moyens de réprimer et de prévenir les excès.

3) Les limites de droit du gouvernement civil

C’est la notion de trust, ou acte de confiance, entre les gouvernants et les

gouvernés, qui définit juridiquement les limites du gouvernement civil. Le

gouvernement civil, ayant pour origine le consentement d’individus libres, et pour fin,

la sauvegarde des vies, des libertés et des biens, est limité dans ses actes. En effet, pour

reprendre la définition de Polin, « un pouvoir, en tant que fonction, est toujours un

pouvoir d’accomplir une certaine action, une certaine œuvre, un pouvoir pour…, un

pouvoir de… Tout pouvoir étant donné ou s’établissant en vue d’atteindre certaine fin,

se trouve défini, mais aussi limité par cette fin même. »18

17 Traité du gouvernement civil, chap.VII, §93, op. cit. 18 La politique morale de John Locke, chap. VI, op. cit.

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La fin que se proposent les hommes quand ils rentrent dans une communauté

politique, c’est la possession de leurs vies, de leurs biens, dans la paix et la sécurité. Le

moyen pour cela, ce sont les lois générales, constantes et reconnues par tous. En effet,

pour que la communauté existe selon sa fin, il est nécessaire qu’existe un pouvoir

capable d’édicter des lois et d’imposer leur respect par des sanctions. Ce pouvoir

législatif est le pouvoir suprême : sa mission est d’exprimer la volonté de la

communauté. De l’analyse fonctionnelle de ce pouvoir suprême va suivre les limites du

pouvoir politique en tant que tel.

La première limite est due à l’ordre du monde qui lui est imposé sous la forme

d’une obligation, par la loi de nature. En effet, le pouvoir suprême est limité par le fait

que la loi de nature, l’autre face de la liberté humaine, ne peut se supprimer elle-même.

Nul n’a la liberté de ne pas être libre et nul ne peut transférer à autrui plus de pouvoir

qu’il n’en a sur lui-même. Par exemple, personne ne peut se faire l’esclave d’un autre

ou s’en remettre au pouvoir arbitraire absolu d’autrui. Le pouvoir suprême ne peut donc

exercer plus de pouvoir que chaque homme n’en a sur lui-même : tout comme les

individus, il est soumis à la loi de nature qui lui impose des limites.

Selon Polin, « bien que l’expression ne figure pas dans le texte de Locke, c’est

bien des ‘‘droits inaliénables des individus’’ qu’il s’agit ici. »19 Personne ne peut donner

à autrui sur lui-même plus de pouvoir qu’il n’en a et personne n’a sur sa vie un pouvoir

absolu et arbitraire. Chaque homme est né avec un double droit : un droit à la liberté et

un droit à la propriété. Ce sont ces droits naturels qui définissent, pour Locke,

l’individu. Ils sont inaliénables dans la mesure où l’homme est obligé par la loi de

nature : celui-ci n’est pas maître de se donner ou de se refuser ces droits qui lui sont

conférés par la loi de nature. C’est-à-dire qu’il ne peut aliéner les droits qu’il possède

19 La politique morale de John Locke, chap. VI,p.211, op. cit.

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naturellement sur sa vie, sa liberté, ses biens, les droits qui font de lui un homme et un

individu. Les gouvernements sont donc tout autant que l’individu soumis à la loi de

nature qui garantit aux individus une protection contre l’arbitraire :

« Ainsi, les lois de la nature subsistent toujours comme des règles éternelles pour tous les

hommes, pour les législateurs, aussi bien que pour les autres. S’ils font des lois pour régler les

actions des membres de l’Etat, elles doivent être aussi faites pour les leurs propres, et doivent

être conformes à celles de la nature… »20

Les deux autres limites sont d’ordre interne : il s’agit tout d’abord de la fin pour

laquelle la communauté a été établie, c’est-à-dire le bien public : « le pouvoir de la

société ou de l’autorité législative établie par eux, ne peut jamais être supposé devoir

s’étendre plus loin que le bien public ne le demande. Ce pouvoir doit se réduire à mettre

en sûreté et à conserver les propriétés de chacun… »21 Locke poursuit en posant trois

restrictions au pouvoir législatif : gouverner selon les lois établies et non par des décrets

arbitraires ; établir des juges désintéressés pour régler les différends ; employer les

forces de la communauté seulement pour faire exécuter ces lois. En effet, la troisième

limite n’est autre que les lois, principal frein contre l’arbitraire : le détenteur du pouvoir

suprême ne peut faire de sa volonté personnelle arbitraire la loi de la société, sinon il

agit contre la mission qui lui a été confiée :

« Tout le pouvoir d’un gouvernement n’étant établi que pour le bien de la société, comme il ne

saurait, par cette raison, être arbitraire et être exercé suivant le bon plaisir, aussi doit-il être

exercé suivant les lois établies et connues ;en sorte que le peuple puisse connaître son devoir, et

être en sûreté à l’ombre de ces lois ; et qu’en même temps les gouvernements se tiennent dans de

justes bornes, et ne soient point tentés d’employer le pouvoir qu’ils ont entre les mains, pour

suivre leurs passions et leurs intérêts, pour faire des choses inconnues et désavantageuses à la

société politique… »22

20 Traité du gouvernement civil, chap. XI, §135, op. cit. 21 Traité du gouvernement civil, chap. IX, §131 22 Ibid, chap. XI, §137

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La juste proportion entre le pouvoir accordé et la fin assignée s’exprime sous la

forme d’un trusteeship qui définit juridiquement les limites du pouvoir suprême. Tout

pouvoir donné avec la mission, le trust, de réaliser une certaine fin, est rationnellement

limité par cette mission même. Si cette fin est négligée, la confiance cesse et l’autorité

confiée revient dans les mains du peuple qui peut la placer à nouveau.

Ces limites constituent la garantie des droits et des libertés du peuple : même si

l’expression n’est pas dans le texte, c’est bien des droits inaliénables dont il s’agit. Elles

constituent les limites de droit du gouvernement civil, tandis que c’est l’existence du

peuple comme corps politique qui en constitue la limite de fait.

B] DROIT DE RESISTANCE

1) L’existence du peuple comme corps politique

Selon Locke, si la fin pour laquelle le pouvoir a été confié, qui n’est autre que la

sauvegarde des vies, des libertés et des biens du peuple, est négligée, le pouvoir revient

dans les mains du peuple, mais qui jugera si les limites ont bien été dépassées?

« Qui jugera si le prince, ou la puissance législative, passe l’étendue de son pouvoir et de son

autorité ? Des gens mal intentionnés et séditieux, se peuvent glisser parmi le peuple, lui faire

accroire que ceux qui gouvernent pratiquent des choses pour lesquelles ils n’ont reçu nulle

autorité, quoiqu’ils fassent un bon usage de leur prérogative. Je réponds, que c’est le peuple qui

doit juger de cela. En effet, qui est-ce qui pourra mieux juger si l’on s’acquitte bien d’une

commission, que celui qui l’a donnée, et qui par la même autorité, par laquelle il a donné cette

commission, peut désapprouver ce qu’aura fait la personne qui l’a reçue, et ne se plus servir

d’elle, lorsqu’elle ne se conforme plus à ce qui lui a été prescrit ? » 23

Selon John Dunn, la thèse de Locke ne se contente pas d’assigner des limites

d’ordre logique à la légitimité de l’autorité royale : elle confère à ces limites une

efficacité sociale en attribuant à la communauté le pouvoir de juger si elles ont été

23 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §240, op. cit.

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outrepassées ou non, et même de les réaffirmer de façon active. En bref, le Traité du

gouvernement civil est une proclamation théorique du droit de résistance. Le

gouvernement a pour origine le consentement du peuple : il implique une souveraineté

dont l’assise est le peuple. Cet argument de la souveraineté du peuple permet à Locke

de combattre l’absolutisme monarchique et la thèse de l’obéissance passive. Le peuple

apparaît comme le véritable auteur des lois : il est le véritable détenteur des pouvoirs de

faire les lois, de les faire exécuter et de juger de leur application, seulement il ne les

exerce pas directement : il les confie, mais cette confiance a un prix :

« La fidélité par laquelle on s’engage par les serments, n’étant autre chose que l’obéissance que

l’on promet de rendre conformément aux lois, il s’ensuit que, quand [celui qui a le pouvoir

souverain] vient à violer et à mépriser ces lois, il n’a plus droit d’exiger de l’obéissance et de rien

commander, à cause qu’il ne peut prétendre à cela qu’en tant qu’il est une personne publique,

revêtue du pouvoir des lois, et qui n’a droit d’agir que selon la volonté de la société, qui est

manifestée par les lois qui y sont établies. Tellement que dès qu’il cesse d’agir selon ces lois et la

volonté de l’Etat, et qu’il suit sa volonté particulière, il se dégrade par là lui-même, et devient

une personne privée, sans pouvoir et sans autorité. »24

La véritable limite du pouvoir suprême, c’est donc l’existence du peuple et sa

persistance comme corps politique : il demeure le principe du pouvoir législatif, même

s’il le délègue à un gouvernement choisi par lui. Les législateurs ne tiennent le pouvoir

législatif que du peuple qui, par conséquent, le détient à l’origine et par droit de nature :

il se réserve donc exclusivement le choix de ses représentants et a le droit de reprendre

cette liberté originelle et d’assurer lui-même le pouvoir législatif ou de le confier à

nouveau. Dès qu’un gouvernement enfreint sa mission ou que le pouvoir législatif est

usurpé, le pouvoir revient dans les mains du peuple :

« Car tout le pouvoir qui est donné et confié en vue d’une fin, étant limité par cette fin-là, dès que

cette fin vient à être négligée par les personnes qui ont reçu le pouvoir dont nous parlons, et

24 Traité du gouvernement civil, chap. XIII, §151, op. cit.

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qu’ils font des choses qui y sont directement opposées ; la confiance qu’on avait mise en eux doit

cesser et l’autorité qui leur avait été remise est dévolue au peuple, qui peut la placer de nouveau

où il jugera à propos, pour sa sûreté et pour son avantage. Ainsi le peuple garde toujours le

pouvoir souverain de se délivrer des entreprises de toutes sortes de personne, même de ses

législateurs… »25

Le peuple, pour Locke, demeure un corps distinct du souverain : le terme de

people apparaît dans le Second traité sur le gouvernement civil, à partir du moment où

le corps politique, en vertu du contrat, est devenu un tout unique et capable d’une

volonté une. Il désigne l’ensemble des membres de la communauté, en tant qu’il

s’oppose à ceux qui les gouvernent. Le peuple prend de la consistance dans la mesure

où les intérêts des gouvernants se distinguent des siens : ce sont les dissensions avec les

gouvernants qui achèvent d’affirmer son existence en tant que peuple. Dès lors, il ne

cesse de jouer, par rapport au trust, le rôle de garant et de témoin. Ainsi, pour Polin,

« pour la première fois, les limites de droit dont la théorie lockienne du trusteeship

encadre l’exercice du pouvoir suprême, se trouvent-elles sous-tendues par la présence

d’un pouvoir susceptible de le limiter en fait, et par la menace d’une sanction

éventuelle. »26 Ce rôle de garant fait peser la menace d’une révolution sur le

gouvernement aux deux sens du terme : retour du pouvoir dans les mains du peuple qui

l’avait confié, et recours éventuel à la force.

25 Traité du gouvernement civil, chap. XIII, §149, op. cit. 26 La politique morale de John Locke, chap. VI, op. cit.

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2) Types d’abus qui justifient la résistance

Il ne s’agit plus ici de scruter l’origine populaire du gouvernement légitime, ni

d’exposer les fins pour lesquelles celui-ci est établi, mais de montrer en quels cas les

citoyens dont on a trompé la confiance, peuvent reprendre leurs droits et s’exprimer à

nouveau. A la critique du pouvoir arbitraire absolu, répond la défense du droit de

résistance des peuples.

Locke entreprend une critique du pouvoir absolu arbitraire, pouvoir qui s’exerce

sans droit : la tyrannie. « Comme l’usurpation est l’exercice d’un pouvoir auquel

d’autres ont droit, la tyrannie est l’exercice d’un pouvoir outré, auquel qui que ce soit

n’a droit assurément. »27 Le pouvoir arbitraire outrepasse les pouvoirs que la loi lui a

confiés : il est contraire à l’essence du pouvoir politique puisque la fin et la mesure de

celui-ci consistent dans la sauvegarde de tous et dans la conservation de leurs vies, de

leurs biens et de leurs libertés. Le tyran, lui, fait non de la loi mais de sa seule volonté,

la règle : la différence entre un roi et un tyran « consiste en ce que l’un fait des lois et

met des bornes à son pouvoir, et considère le bien public comme la fin de son

gouvernement, l’autre, au contraire, suit entièrement sa volonté particulière et ses

passions déréglées. »28 Et puisqu’il agit alors sans autorité, le peuple peut s’opposer à

lui en toute légitimité. Contrairement à Hobbes, Locke pense que la souveraineté

absolue n’est pas la meilleure garantie contre la guerre de tous contre tous mais qu’elle

y contribue car elle ne laisse aucune place à un juge impartial pour trancher les

différends qui opposent le souverain au sujet. Le pouvoir absolu est loin de corriger la

bassesse humaine, au contraire : tout pouvoir est corrupteur et la tyrannie peut survenir

dans tout type de gouvernement, pas seulement dans la monarchie :

27 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §199, op. cit. 28 Ibid., chap. XVIII, §200, op. cit.

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« On peut demander ici, qu’est-ce qu’on devrait faire, si ceux qui sont revêtus du pouvoir

exécutif, ayant entre les mains toutes les forces de l’Etat, se servaient de ces forces pour

empêcher que ceux à qui appartient le pouvoir législatif, ne s’assemblassent et n’agissent,

lorsque la constitution originaire de leur assemblée, ou les nécessités publiques le requéraient ?

Je réponds que ceux qui ont le pouvoir exécutif, agissant, comme il vient d’être dit, sans en avoir

reçu d’autorité, d’une manière contraire à la confiance qu’on a mise en eux, sont dans l’état de

guerre avec le peuple, qui a droit de rétablir l’assemblée qui le représente, et de la remettre dans

l’exercice du pouvoir législatif. »29

Locke ajoute que le peuple a le droit de lever cet obstacle par la force : « le

véritable remède qu’on puisse employer contre la force sans autorité, c’est d’y opposer

la force. »30 Le cas que Locke évoque ici est intéressant à souligner, puisqu’il s’est

présenté à son époque, en 1681, lorsque le roi Charles II a proclamé la dissolution du

parlement et son intention d’en convoquer un nouveau : les Whigs, parti de l’opposition,

sortant victorieux des nouvelles élections, la dissolution fut définitive. Ceci, selon

Ashcraft,31 mit fin à la stratégie parlementaire des Whigs, mouvement auquel Locke et

Shaftesbury étaient associés : la question du recours à la résistance armée et de sa

justification s’est donc posée de façon pratique à l’époque de Locke, face aux

agissements du Roi. Selon Ashcraft, les thèses défendues par Locke dans le Second

traité résument la position Whig de cette époque, puisqu’il entend démontrer qu’il est

légitime pour le peuple de résister au roi. Ashcraft envisage de montrer que le Second

traité de Locke constitue une « excroissance de ce processus et de la nécessité de

fournir une déclaration politique au mouvement révolutionnaire. »32 Pour cela il

compare le langage employé par Locke pour caractériser ces abus de pouvoir avec celui

des autres radicaux : il se trouve qu’ils utilisent le même langage, assez violent, comme

29, 30 Traité du gouvernement civil, chap. XIII, §155, op. cit. 31 La politique révolutionnaire de John Locke, chap. VII, op. cit. 32La politique révolutionnaire de John Locke, chap. VIII, op. cit.

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« empiètements des droits », « usurpation », « tyrannie », « trahison de la confiance »

placée en lui par le roi, son « recours à la violence » et son rabaissement au niveau des

bêtes. C’est un langage délibérément violent, destiné à rendre palpable aux autres cet

état de guerre provoqué par le roi pour qu’un mouvement de résistance s’organise:

« Car, enfin, agir sans autorité, au-delà des bornes marquées, n’est pas un droit d’un

grand plutôt que d’un petit officier, et ne paraît pas plus excusable dans un roi que dans

un commissaire de quartier, ou dans un sergent : cela est même moins pardonnable dans

ceux qui ont été revêtus d’un grand pouvoir, parce qu’on a pris en eux plus de

confiance… » 33

Il ne faut pas oublier qu’en employant ce langage, les radicaux ont clairement en

tête son application possible à Charles II et à son frère : les tentatives d’insurrection qui

ont suivi en témoignent. La conclusion à laquelle veut aboutir Locke est la suivante : le

peuple est exempt de toute obéissance dès que le Prince agit de manière contraire à la

confiance qui a été mise en lui.

Dans le chapitre XIX, Locke récapitule les raisons pour lesquelles un

gouvernement peut être dissous, outre par une invasion extérieure, mais pour des

désordres internes : premièrement, quand la puissance législative est altérée, soit que

des hommes entreprennent de faire des lois alors qu’ils n’en ont pas reçu l’autorité, soit

que le prince met sa volonté arbitraire à la place des lois, soit qu’il empêche l’assemblée

de se tenir, ou encore qu’il change la manière d’élire ces membres sans l’accord du

peuple, soit que lui, ou l’assemblée, livre le peuple à une puissance étrangère. Dès lors,

« on peut, avec une liberté entière, résister à ceux qui, sans autorité, veulent imposer [au

peuple] un joug fâcheux, et assujettir à des choses contraires aux lois et à l’avantage de

33 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §202

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l’Etat. »34 Deuxièmement, quand le pouvoir législatif, ou le Prince, agissent au-delà de

l’autorité qui leur a été commise, le peuple n’est pas tenu d’obéir :

« Quand les législateurs s’efforcent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en

propre au peuple, ou de le réduire dans l’esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se mettent

dans l’état de guerre avec le peuple qui, dès lors est absous et exempt de toute sorte d’obéissance

à leur égard… »35

Dès que l’exécutif ou le législatif agissent sans autorité, au-delà des bornes, le

peuple est donc parfaitement en droit de résister par la force en vue de sa propre

conservation : le droit de résistance et le recours à la force sont ainsi légitimés par

Locke dans le Second traité. La question, maintenant, est de savoir si des moyens de

contestation et de résistance, comme la liberté de la presse, peuvent être aussi justifiés

par la théorie lockienne ?

34 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §212, op. cit. 35 Ibid., chap. XIX, §222, op. cit.

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3) La liberté d’expression politique peut-elle entrer dans le cadre du droit de

résistance ?

Tout d’abord, la liberté d’expression politique relève du pouvoir qu’a le peuple,

et l’individu, de juger de son bien : en effet, nous avons vu que Locke reconnaît au

peuple la capacité de juger si les limites du pouvoir ont été outrepassées ou non. Si les

individus en quittant l’état de nature ont abandonné leur liberté naturelle et leur capacité

à interpréter eux-mêmes la loi de nature et à la faire exécuter, puisque des lois positives

et des juges compétents sont désormais établis pour le faire à leur place, ils

n’abandonnent pas toute possibilité de juger si un acte ou un commandement qui met

leur vie ou leurs biens en péril est oui ou non contre le droit : à la question : qui jugera ?

Locke répond : « Certainement, Dieu seul est juge, de droit : mais cela n’empêche pas

que chaque homme ne puisse juger pour soi-même, dans le cas dont il s’agit ici, aussi

bien que dans tous les autres, et décider si un homme s’est mis dans l’état de guerre

avec lui… »36

Donc, même si chaque membre de la communauté confère au pouvoir public le

droit d’interpréter la loi de nature en lois positives et de les faire respecter, ce pouvoir

public ne peut exiger de lui qu’il renonce, lorsqu’il est directement en cause, à juger de

la sauvegarde de sa propre personne et à se défendre. En effet, si l’individu transfert à la

société des pouvoirs et des libertés, comme celui d’interpréter et de faire exécuter la loi

de nature, en devenant membre d’un corps politique, il conserve des droits et des

libertés, dont la liberté d’expression politique, et plus particulièrement la liberté de la

presse, prise comme pouvoir de contestation.

De plus, le consentement populaire étant à la source de tout pouvoir, qui d’autre

pourra mieux juger si le gouvernement s’acquitte bien de sa tâche que ceux qui la lui

36 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §241, op. cit.

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ont confiée ? Cette légitimité reconnue au peuple de juger de la situation peut ainsi

servir à légitimer la possibilité pour eux d’exprimer des divergences, c’est-à-dire à

fonder la liberté d’expression politique : en effet, la résistance ne désigne pas seulement

le recours à la force armée contre le gouvernement, qui est réservé aux cas extrêmes,

mais avant tout le droit d’exprimer des divergences, contre la conception de

l’obéissance passive. Les individus qui constituent le corps politique ne sont pas que des

sujets passifs, soumis à la loi, ils en sont les auteurs et la source de tout pouvoir

légitime : à ce titre, ils se réservent le droit de juger les représentants qu’ils ont choisi.

Ce droit d’expression peut même diminuer le risque d’actions violentes et de révolution

en se posant comme alternative à la violence et comme moyen de prévention contre tout

risque d’abus de pouvoir et de tyrannie. Si Locke, dans le Second traité ne prend jamais

directement parti pour la liberté de la presse, sa théorie du droit de résistance laisse

implicitement un rôle à jouer à l’information pour prévenir les abus de pouvoir :

« Et dire que le peuple doit songer à sa conservation, et ériger une nouvelle puissance

législative, lorsque par oppression, ou par artifice, ou parce qu’il est livré à une puissance

étrangère, son ancienne puissance législative est perdue et subjuguée ; c’est tout de même que si

l’on disait que le peuple doit attendre sa délivrance et son rétablissement, lorsqu’il est trop tard

pour y penser, et que le mal est sans remède ; et l’on parlerait comme feraient des gens qui

conseilleraient à d’autres de se laisser rendre esclaves, et de penser ensuite à leur liberté, et qui,

dans le temps que des esclaves seraient chargés de chaînes, exhorteraient ces malheureux à agir

comme des hommes libres. »37

Locke ajoute que s’il n’y avait pas de moyen de se délivrer de la tyrannie, avant

d’y être assujetti, elle resterait à jamais un risque : « C’est pourquoi on a droit, non

seulement de se délivrer de la tyrannie, mais encore de la prévenir. »38 Dans ce cadre, la

liberté d’expression politique et la liberté de la presse peuvent être justifiées, comme

37 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §220, op. cit. 38 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §220, op. cit.

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moyen d’information et de prévention. Le rôle de l’information pour prévenir et

convaincre le peuple que le gouvernement agit, en douce, contre son intérêt est à

souligner : il s’agit de susciter une prise de conscience salutaire avant l’assujettissement

complet :

« Si tout le monde observe que les prétextes qu’on allègue pour justifier une conduite, sont

entièrement opposés aux actions et aux démarches de ceux qui les allèguent ; qu’on emploie tout

ce que l’adresse, l’artifice et la subtilité ont de plus fort, pour éluder les lois ; qu’on se sert du

crédit et de l’avantage de la prérogative d’une manière contraire à la fin pour laquelle elle a été

accordée ; qu’on choisit des Ministres et des Magistrats subordonnés, qui sont propres à conduire

les choses à un point funeste et infiniment nuisible à la nation ; (…) qui est-ce alors qui peut

s’empêcher d’être convaincu, en sa conscience, que la nation est exposée à de grands périls, et

qu’on doit penser à sa sûreté et à son salut ? »39

Une fois que le peuple a pris conscience de ces dangers, il ne faut pas s’étonner,

dit Locke, s’il se soulève : la liberté de la presse, comme moyen d’information,

trouverait donc logiquement sa place au sein de la théorie du droit de résistance.

C] REPONSE DE LOCKE AUX OBJECTIONS CONTRE LE DROIT DE

RESISTANCE

Locke ne se contente pas d’établir le droit de résistance du peuple, il envisage les

objections que ses adversaires pourraient émettre contre lui et pose la question des

limites d’un tel droit : le droit de résistance, qui constitue une limitation de fait de

l’action du gouvernement, doit-il se limiter, accepter des limites raisonnables ? Locke

entreprend de répondre aux deux objections principales qu’on peut lui faire :

premièrement, accorder un tel droit au peuple ne pourrait qu’engendrer l’anarchie.

Deuxièmement, l’ignorance et l’incompétence du peuple, de la « populace », à juger fait

peser le risque de révolutions fréquentes et incontrôlées.

39 Ibid., chap. XVIII, §210, op. cit.

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1) Première objection : le risque d’anarchie

Première objection imaginée par Locke : accorder le droit de résistance au peuple serait

pure folie et ne pourrait mener qu’à l’anarchie la plus complète :

« Quoi dira-t-on, on peut donc s’opposer aux commandements et aux ordres d’un Prince ? On

peut lui résister toutes les fois qu’on se croira maltraité, et qu’on s’imaginera qu’il n’a pas droit

de faire ce qu’il fait ? S’il était permis d’en user de la sorte, toutes les sociétés seraient bientôt

renversées et détruites ; et, au lieu de voir quelque gouvernement et quelque ordre, on ne verrait

qu’anarchie et que confusion. » 40

La réponse de Locke est que le droit de résistance est limité aux cas extrêmes,

suscités par des circonstances exceptionnelles, et qu’il ne justifie absolument pas tout

type de rébellion : « Je réponds qu’on ne doit opposer la force qu’à la force injuste et

illégitime, et à la violence ; que quiconque résiste dans quelque autre cas, s’attire une

juste condamnation, tant de la part des Dieu que des hommes ; »41 Le droit de résistance

ne justifie nullement une rébellion destinée à provoquer la chute d’un gouvernement : la

résistance n’est légitime que lorsque le gouvernement s’est mis dans un état de guerre

avec le peuple, de sorte que c’est lui qui est responsable de la violence et de la rébellion.

Le Prince qui est, comme le rappelle Locke, une personne sacrée, est et doit être à l’abri

tant qu’il ne se met pas dans l’état de guerre avec son peuple : si c’est le cas, le peuple

peut recourir à la force, puisque dès lors s’installe entre gouvernants et gouvernés une

sorte d’état de nature.

Locke est conscient d’établir une théorie de la résistance légitime du peuple au

pouvoir suprême : c’est pourquoi il exclut toutes les formes de résistance qui

risqueraient de provoquer plus de désordres et d’abus que ceux qu’elles cherchent à

faire disparaître. Pour qu’une rébellion soit justifiée, il faut, aux yeux de Locke, deux

conditions : premièrement, il faut que le mal reproché soit généralisé, sinon c’est une

40 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §203, op. cit. 41 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §204, op. cit.

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cause perdue d’avance. Si l’injustice ne touche que des individus particuliers, et si le

peuple ne prend pas fait et cause pour eux, même si ceux-ci ont droit de se défendre,

cette défense apparaît à Locke désespérée :

«Il ne faudrait point, dis-je, à l’égard même d’actes manifestes de tyrannie, user d’abord de ce

droit, et troubler le gouvernement pour des sujets de peu d’importance. Car si ce dont il est

question ne regarde que quelques particuliers, bien qu’ils aient droit de se défendre, et de tâcher

de recouvrer par la force ce qui, par une force injuste, leur a été ravi, néanmoins le droit qu’ils

ont de pratiquer cela, ne doit pas facilement les engager dans une contestation, dans laquelle il ne

pourrait que périr ; »42

En effet, la paix publique a un prix et le droit de résistance doit être limité aux

cas extrêmes car les malheurs des particuliers « sont fort réparés et compensés par la

paix publique et la sûreté du gouvernement. »43 C’est pourquoi le prince ne doit pas être

facilement exposé à toutes sortes de griefs et sur le moindre sujet, sinon le risque

d’anarchie serait fort. Locke ne reconnaît donc le droit de résistance légitime qu’au

peuple dans sa majorité : il n’autorise pas l’action violente individuelle.

Deuxièmement, il faut qu’en cas d’abus, on ne puisse pas en appeler aux lois,

dernier recours avant la violence :

« Car, lorsque la partie offensée peut, en appelant aux lois, être rétablie, et faire réparer le

dommage qu’elle a reçu, il n’y a rien alors qui puisse servir de prétexte à la force, laquelle on a

droit d’employer que quand on est empêché d’appeler aux lois ; et c’est ce qui rend aussi justes

et légitimes les actions de ceux qui lui résistent. »44

A la suite de telles actions, le peuple recouvre sa liberté originelle et n’est plus

tenu d’obéir et, puisqu’il ne peut recourir à un juge temporel, il peut s’opposer à cette

force injuste et non conforme aux lois, par la violence. Les coupables de cette violence

ne sont pas ceux qui résistent, mais ceux qui enfreignent les premiers le droit : « tous

42 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §208, op. cit. 43 Ibid., chap. XVIII, §205, op. cit. 44 Ibid., chap. XVIII, §207, op. cit.

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ceux, quels qu’ils soient, qui, par force, enfreignent ces lois et justifient, par force, la

violation de ces lois inviolables, sont véritablement et proprement des rebelles. »45 Ne

pas résister aux abus et prêcher l’obéissance passive, sous prétexte de protéger la

tranquillité et la paix, reviendrait à instituer, comme dans la caverne du cyclope

Polyphème, une paix sans valeur. La résistance est légitime chaque fois que ceux qui

gouvernent abusent de leur pouvoir contre le peuple :

« Mais si le procédé injuste du Prince ou du Magistrat s’est étendu jusqu’au plus grand nombre

des membres de la société, et a attaqué le corps du peuple ; ou si l’injustice et l’oppression ne

sont tombées que sur peu de personnes, mais à l’égard de certaines choses qui sont de la dernière

conséquence, en sorte que tous soient persuadés, en leur conscience, que leurs lois, leurs biens,

leurs libertés, leurs vies sont en danger, (…), je ne saurais dire que ces sortes de gens ne doivent

pas résister à une force si illicite dont on use contre eux. »46

La théorie lockienne du droit de résistance ne met donc pas en danger les

gouvernements légitimes, en menaçant la communauté d’anarchie : au contraire, la

meilleure défense contre la rébellion réside dans ce pouvoir que possède le peuple de

placer à nouveau le pouvoir législatif :

« [Le] pouvoir que le peuple a de pourvoir de nouveau à sa sûreté, en établissant une nouvelle

puissance législative, quand ses législateurs ont administré le gouvernement d’une manière

contraire à leurs engagements (…), et ont envahi ce qui lui appartenait en propre, est le plus fort

rempart qu’on puisse opposer à la rébellion, et le meilleur moyen dont on soit capable de se

servir pour la prévenir et y remédier. »47

45 Ibid., chap. XIX, §226, op. cit. 46 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §209, op. cit. 47 Ibid., chap. XIX, §226, op. cit.

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2) La conception du peuple chez Locke

La deuxième objection qu’imagine Locke concerne les compétences du peuple,

de la « populace », à juger :

« On objectera peut-être ceci que le peuple étant ignorant, et toujours peu content de sa

condition, ce serait exposer l’Etat à une ruine certaine, que de faire dépendre la forme du

gouvernement et l’autorité suprême, de l’opinion inconstante et de l’humeur incertaine du

peuple, et que les gouvernements ne subsisteraient pas longtemps, sans doute, s’il lui était

permis, dès qu’il croirait avoir été offensé, d’établir une nouvelle puissance législative. »48

Mais le peuple est beaucoup moins changeant, moins capricieux et plus fidèle

aux traditions qu’on ne le croit. Il faut, en fait, une longue suite d’abus et de tromperies

avant que le peuple ne réagisse et ne se décide à se soulever pour placer le

gouvernement dans d’autres mains : « Je réponds, au contraire, qu’il est très difficile de

porter le peuple à changer la forme de gouvernement à laquelle il est accoutumé »49,

Locke citant à l’appui l’exemple de l’Angleterre :

« L’aversion que le peuple a pour ces sortes de changement, et le peu de disposition qu’il a

naturellement à abandonner ses anciennes constitutions, ont assez paru dans les diverses

révolutions, qui sont arrivées en Angleterre, et dans ce siècle, et dans les précédents. Malgré

toutes les entreprises injustes des uns et les mécontentements justes des autres, et après quelques

brouilleries, l’Angleterre a toujours conservé la même forme de gouvernement, et a voulu que le

pouvoir suprême fût exercé par le Roi et par le parlement, selon l’ancienne coutume. »50

Face à cette objection : « cette hypothèse est toute propre à produire de

fréquentes rébellions »51, Locke répond que « les révolutions dont il s’agit, n’arrivent

pas dans un état pour de légères fautes commises dans l’administration des affaires

publiques. »52 En effet, le peuple est capable de tolérer de nombreux abus :

48 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §223, op. cit. 49 Ibid., chap. XIX, §223, op. cit. 50 Ibid. 51 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §224, op. cit. 52 Ibid., chap. XIX, §225, op. cit.

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« Mais si une longue suite d’abus, de prévarications et d’artifices, qui tendent à une même fin,

donnent à entendre manifestement à un peuple, et lui font sentir qu’on a formé des desseins

funestes contre lui, et qu’il est exposé aux plus grands dangers ; alors il ne faut pas s’étonner s’il

se soulève, et s’il s’efforce de remettre les rênes du gouvernement entre les mains qui puissent le

mettre en sûreté… »53

Quel argument Locke oppose-t-il à l’incompétence du peuple à juger, à son

inconstance, et aux dangers qu’elles peuvent représenter par rapport à la paix civile ?

C’est le fait qu’il accorde au peuple la qualité d’être raisonnable et une certaine vertu

politique naturelle, qui constitue la véritable limite raisonnable du droit de résistance :

« Les peuples sont-ils à blâmer de ce qu’ils ont les sentiments de créatures

raisonnables, de ce qu’ils font les réflexions que des créatures de cet ordre doivent faire

(…) ? »54 Avant tout, il faut comprendre ce que le terme de peuple désigne pour Locke :

la question est, selon Ashcraft, qui au juste va exercer le terrible pouvoir du « peuple » ?

Pour répondre à cette question, nous allons suivre le raisonnement développé par

Ashcraft dans son livre La politique révolutionnaire et les deux Traités du

gouvernement de John Locke.55 La critique tory est que la multitude désordonnée et

ignorante, la populace, n’est pas habilitée à juger des affaires publiques. Pour beaucoup

de Whigs, en fait, tant que le peuple est identifié au parlement, le pouvoir du peuple est

justifiable, mais ce n’est pas le point de vue défendu par Locke, puisque, selon lui,

même le parlement est capable de s’opposer aux intérêts du peuple. Par ailleurs, Locke

ne fait pas le moindre effort pour dissocier le peuple de la populace mais il défend le

peuple au sens large : tous les hommes ont le droit de juger. Si ces adversaires ne

peuvent imaginer que les individus sont capables d’exercer un tel pouvoir de manière

responsable, c’est parce qu’ils déprécient fortement la rationalité de la plupart des

53 Ibid. 54 Ibid., chap. XIX, §230, op. cit. 55 chap.VII, op. cit.

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individus. Le peuple n’est pas aussi insensé qu’on le dit : pour défendre sa théorie du

droit de résistance, Locke doit donc défendre le droit de l’individu, placé au plus bas de

l’échelle sociale, à servir d’intermédiaire à l’application de la loi de nature. Il réfute

ainsi directement la thèse tory selon laquelle le peuple étant ignorant et inconstant, on

ne peut envisager de lui confier la responsabilité d’exercer le pouvoir de résistance,

quand il insiste avec ironie, dans l’analyse du Second traité, sur la lenteur du peuple à

réagir. En résumé, selon Ashcraft, « la théorie lockienne de la résistance étend la portée

du terme de « peuple » aux classes sociales inférieures et, en même temps, leur attribue

une responsabilité morale… »56 Le peuple n’est donc pas un troupeau de créatures

inférieures, placé sous la domination d’un maître, mais c’est une société de créatures

raisonnables.

Cet aspect de sa thèse est plus compréhensible, si on le rapproche de la situation

de l’Angleterre telle que Locke la décrit, et des problèmes particuliers qu’il rencontre :

le 18 janvier 1681, Charles II a proclamé la dissolution du parlement. Il s’agit de

convaincre le peuple dans son ensemble, et non le parlement seul, que le Roi agit sans

autorité avec le dessein d’établir un pouvoir absolu et que le peuple est légitimement en

droit de lui résister.

Locke reconnaît donc au peuple, en vertu d’une légitimité plus haute, d’une loi

antérieure et supérieure aux lois positives, le pouvoir de juger si les limites du pouvoir

ont été outrepassées. Le peuple a la capacité de réfléchir mûrement, de juger et d’agir

librement en vue du bien public, car c’est en lui que la loi de nature trouve son

expression ultime. Il est, contrairement à l’individu qui est facilement emporté par ses

passions et ses intérêts, plus capable de peser le pour et le contre. Le peuple, qui est

56 Ashcraft Richard, chap. VII, p. 334, op. cit.

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doué de raison, est comme toute créature raisonnable, capable de penser et de juger les

choses dans leur vérité.

C’est pourquoi, dans les conflits qui opposent le peuple et le Prince, c’est au

peuple qu’il appartient de juger : le pouvoir suprême, qui n’est jamais que délégué par

le peuple, est donc à chaque instant susceptible de lui revenir, dès qu’il le juge bon. Ce

ne sont donc pas les individus pris isolément, mais le peuple pris en corps qui récupère

les droits abandonnés par ceux-ci au moment de leur incorporation dans une société

politique. Selon Polin, « en lui passe et se manifeste doublement la loi de nature,

d’abord parce qu’elle est le principe de tout droit, ensuite parce qu’elle détermine les

fins rassemblées sous le terme générique de « bien du peuple ». Mais la loi de nature est

aussi la loi de raison que le peuple, par conséquent tendrait à exprimer. »57 En effet, le

peuple est assez raisonnable pour définir son bien, pour investir le gouvernement d’une

mission, pour lui abandonner une part de pouvoir proportionnelle à cette mission, et

pour juger de la conformité des décisions des gouvernants à la mission confiée : n’est-ce

pas assez reconnaître que le peuple pris en corps est capable de raison ?

Il est même pour Locke le meilleur arbitre et l’être le plus capable de

sauvegarder les droits et les biens des individus :

« S’il s’élève quelque différend entre un Prince et quelques-uns du peuple, sur un point sur

lequel les lois ne prescrivent rien, ou qui se trouve douteux, mais où il s’agit de choses

d’importance ; je suis fort porté à croire que dans un cas de cette nature, le différend doit être

décidé par le corps du peuple. (…) Qui est plus propre à juger que le corps du peuple, qui, du

commencement, lui a conféré l’autorité dont il est revêtu, et qui, par conséquent, sait quelles

bornes il a mises au pouvoir de celui entre les mains duquel il a remis les rênes du

gouvernement ? »58

57 La politique morale de John Locke, chap. IV, p. 161, op. cit. 58 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §242, op. cit.

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CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE

Nous avons suivi en détail la démonstration de Locke pour justifier le droit de

résistance accordé au peuple, quand celui-ci juge que les actions du gouvernement qu’il

a choisi, ne sont pas conformes à la mission qu’il lui avait confiée. Ce droit découle de

la thèse libérale de la limitation de la souveraineté, en opposition complète avec les

thèses absolutistes de Sir Robert Filmer.

Si le pouvoir délégué par le peuple au gouvernement est limité en droit, par la loi

de nature, à laquelle tous les hommes sont obligés, par sa fin qui n’est autre que le bien

public, et par les lois, c’est l’existence du peuple comme corps politique qui en

constitue la limite de fait : celui-ci joue le rôle de garant et fait peser sur tout

gouvernement, le risque d’une révolution, s’il ne respecte pas sa mission.

Nous avons ensuite tenté de démontrer que la liberté d’expression politique, et

plus particulièrement la liberté de la presse, peuvent très bien s’intégrer dans le cadre de

cette théorie, en tant que pouvoir de contestation, et dans la mesure où elles peuvent se

présenter comme une alternative au recours à la force, en jouant un rôle d’information et

de prévention auprès du public.

La question fondamentale à laquelle Locke s’intéresse ensuite, est celle des

limites du droit de résistance, sans lesquelles son usage pourrait se révéler dangereux et

incontrôlé : Locke prend ainsi en compte les objections de ses adversaires, contestant

qu’un tel droit ne peut conduire qu’à l’anarchie, étant donné l’insatisfaction éternelle du

peuple et son incompétence à juger des affaires publiques. Il résulte de son analyse que

c’est le caractère raisonnable du peuple, pris comme corps politique, et sa capacité à

juger en fonction d’une vertu politique naturelle, qui constitue la limite la plus sûre du

droit de résistance.

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Ce schéma est-il applicable à la liberté de la presse, elle-même conçue comme

une limitation du pouvoir souverain, un pouvoir de contestation et de prévention ? La

réponse de Locke à la question des risques que comporte le droit de résistance, qui

peuvent servir d’arguments et de prétextes à sa limitation, peut-elle régler par là même

la question des limites de la liberté de la presse ?

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DEUXIEME PARTIE

LA QUESTION DE LA LIMITATION DE

LA LIBERTE DE LA PRESSE

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Nous avons démontré comment il est possible de fonder la liberté d’expression

politique, et plus particulièrement la liberté de la presse qui en est une spécification, à

partir de la théorie lockienne du droit de résistance, qui permet au peuple de résister

face aux abus de pouvoir. La question est désormais celle de savoir s’il faut la limiter et

selon quel critère. De même que Locke a réfléchi aux limites du droit de résistance, il

faut maintenant s’interroger sur celles de la liberté de la presse comme pouvoir de

contestation.

Pour ce, nous avons choisi de suivre le raisonnement de trois auteurs libéraux du

début du XIXème siècle, période d’essor de la presse en France, où elle commence à

jouer un rôle politique important : il s’agit de Guizot, Constant et Tocqueville, sachant

qu’ils ne représentent pas le même type de libéralisme. Guizot répond à la question de

la limitation de la liberté de la presse, en tant que tenant d’un libéralisme conservateur,

alors que Constant et Tocqueville sont les représentants d’un libéralisme plus ouvert.

Ces trois auteurs sont tout autant persuadés de l’utilité de la liberté de la presse,

comme moyen d’information et de communication entre gouvernants et gouvernés, et

de l’importance de son rôle dans la formation d’une opinion publique, néanmoins ils

n’apportent pas la même la réponse à la question de sa limitation.

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I. Guizot ou la réponse du libéralisme conservateur

A] LE CONTEXTE HISTORIQUE DE LA REFLEXION ET DE L’ACTION DE

GUIZOT

1) Les ambitions des hommes de 1814

Le contexte historique est important à rappeler, si l’on veut bien comprendre la

pensée et l’action de François Guizot, intellectuel et homme politique sous la

Restauration, puis surtout pendant toute la Monarchie de Juillet, dont il fut la grande

figure. Pour cela, nous nous appuierons sur le livre de Pierre Rosanvallon, Le Moment

Guizot 59 : pour l’auteur, ce moment désigne l’originalité de la culture politique libérale

des années 1814-1848, année où Guizot est écarté du pouvoir, après la révolution de

1848, qui marque la fin d’une expérience politique, celle de la monarchie parlementaire

et censitaire.

La thèse de Rosanvallon est qu’il existe une adéquation forte entre le destin

individuel de Guizot et le problème d’une génération (y compris dans l’échec), qui est

de clore la révolution et d’ouvrir une ère de stabilité en fondant un régime représentatif

stable et garant des libertés. En effet, avec la Restauration, naît aussi l’espoir que

l’échec de l’Empire allait inaugurer une nouvelle ère dans laquelle la Charte donnerait

enfin à la France la bonne constitution pour clore la révolution et ouvrir une ère de

stabilité. Ainsi, selon Rosanvallon, l’obsession de la génération de la Restauration est de

« terminer la révolution »60, de fonder, d’inscrire dans la durée et de stabiliser des

institutions. La réflexion des hommes politiques de cette génération sur l’art de

gouverner se double donc d’une visée philosophique qui consiste à redéfinir les rapports

entre la société et le pouvoir politique.

59 Rosanvallon Pierre, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985 60 Le Moment Guizot, op. cit.

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Ce qui est important à comprendre, c’est que les hommes de 1814 ont le

sentiment d’une tâche immense à accomplir, celle qui consiste à construire la France

nouvelle, après que la France ancienne eut été détruite par les hommes de 1789. Car, le

but est de faire sortir le politique du domaine des passions pour la faire entrer dans l’âge

de raison, d’où la coupure avec les philosophes du XVIIIème et le dogme de la

souveraineté du peuple, accusé d’avoir autorisé les débordements de la Révolution.

Cette critique est le socle commun qui fonde le libéralisme du XIXème siècle, qui tente

de penser le politique contre Rousseau. La tâche que se fixe la génération libérale du

début du siècle est donc de terminer la révolution et de construire un gouvernement

représentatif stable, un régime garant des libertés, fondé sur la raison.

Ceux qu’on appelle les doctrinaires, les représentants d’un libéralisme

conservateur, auquel appartient Guizot, de même que Camille Jordan, de Broglie, et

Royer-Collard, ont entrepris dès lors de fonder un gouvernement sur des bases

rationnelles et sur une certaine modération politique. Leur réflexion n’est pas seulement

une élaboration intellectuelle, car, après 1814, il ne suffit plus d’affirmer des principes :

il faut pouvoir les traduire concrètement, établir des institutions viables, discuter de

problèmes concrets, comme du mode de scrutin, ou du régime de la presse…

Le libéralisme est donc un concept généraliste qui comprend, comme nous le

verrons, des réalités diverses, comme le libéralisme doctrinaire, qui a des idées

libérales, mais des pratiques conservatrices, et qui est, aux yeux des doctrinaires, la

manière de répondre aux principaux problèmes de leur temps : comment terminer la

révolution ? Qu’est-ce qu’une société démocratique post-révolutionnaire ? Comment

surmonter la dissolution sociale ? Pierre Rosanvallon qualifie ainsi la Monarchie de

Juillet de régime « libéral-conservateur » : le conservatisme, défendu par les

doctrinaires, se pense comme la « résolution de la révolution ou la gestion d’une société

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post-révolutionnaire. »61 Le problème de la législation concernant la liberté de la presse

prend place dans ce contexte de stabilisation et de modération politique dans la société

post-révolutionnaire.

2) Le problème de la législation : le cas de la liberté de la presse

L’ambition des hommes de 1814 est de fonder un régime nouveau et de traduire

concrètement dans des institutions viables les principes comme celui de la liberté de la

presse : c’est en tout cas l’ambition du projet de loi de 1814, préparé par Guizot et

Royer-Collard. En effet, le problème d’une législation servant à encadrer la liberté de la

presse et à limiter ses abus, a été laissé en suspens depuis l’affirmation du principe de la

liberté de la presse, dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 : « la libre

communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de

l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de

l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. » Il en est de même dans la Charte

de 1814, article 8, qui rétablit la liberté de la presse par opposition aux mesures

impopulaires de l’Empire : « Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer

leurs opinions en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté. »

Tout ceci porte à croire que, dans la société post-révolutionnaire, la liberté de la presse

n’est pas un problème de principe, puisqu’elle y est réaffirmée, mais plutôt un problème

d’application, qui est précisément celui de ses limites.

En 1814, Guizot est donc face à une des plus graves questions que peut poser

l’organisation d’un gouvernement représentatif, celle de la liberté de la presse. Selon

Charles Pouthas, dans son étude sur Guizot pendant la Restauration,62 la situation de

61 Le Moment Guizot, p. 270, op. cit. 62 Pouthas Charles, Guizot pendant la Restauration, préparation de l’homme d’Etat, 1814-1830, Paris, Plon-Nourrit, 1923

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cette liberté à cette époque est contradictoire : d’une part, l’article 8 de la Charte en

proclame la liberté sous condition de se conformer aux lois qui en réprimeraient l’abus,

d’autre part, le gouvernement provisoire a maintenu le régime impérial de censure,

institué d’ailleurs plus dans le but de faire taire les brochures royalistes contre la

Révolution que les attaques libérales contre le nouveau gouvernement. Le projet de loi

déposé le 5 juillet à la Chambre a pour objet de sortir de ce provisoire et de fonder le

régime nouveau : il s’agit non seulement de réprimer les abus de la liberté de la presse,

mais aussi de les prévenir. Le projet défend par ailleurs l’institution de la censure et de

l’autorisation préalable, et il astreint les imprimeurs et libraires à la condition d’un

brevet royal, moyennant quoi la presse est libre.

Ce projet semble à première vue très restrictif : pour se justifier et démontrer que

la censure mise en place par le projet n’est pas destructrice, mais protectrice de la liberté

de la presse, Guizot publia avant la présentation du projet de loi de 1814, une brochure

anonyme intitulée Quelques idées sur la liberté de la presse,63 puis une fois le projet

déposé, un nouvel écrit explicatif, Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse 64 :

justifications.

B] LA LIBERTE DE LA PRESSE, UN ENJEU IMPORTANT DANS LA

SOCIETE POST-REVOLUTIONNAIRE

1) Par opposition à la politique du mensonge et de la défiance qui ne mène

qu’au détachement des affaires publiques…

Guizot accepte nettement le principe de la liberté de la presse. Mais ce n’est pas

par des considérations théoriques et abstraites qu’il le défend : pour Guizot, il n’y a pas

de droit naturel à la liberté de la presse, supérieure à toute contingence politique. Au

63 Guizot François, Quelques idées sur la liberté de la presse, Paris, Le Normant, 1814 64 Guizot François, Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, Le Normant, 1814

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contraire, ce sont des considérations politiques et actuelles qu’il met en avant pour la

défendre. Tout le début de sa première brochure, Quelques idées sur la liberté de la

presse, expose les malheurs qui ont résulté pour la France de la politique du mensonge

et de la défiance par rapport au gouvernement, et l’absence d’esprit public. Ce système

de mensonge et d’hypocrisie qu’il critique, est celui de Bonaparte : il est à la base de

tous ces rapports avec ses sujets, d’où les habitudes de méfiance des citoyens :

« Les Français se sont accoutumés à penser qu’un gouvernement est nécessairement avide,

nécessairement oppresseur, nécessairement en état de guerre avec ses sujets. (…) Ils regardent

leurs intérêts, non seulement comme étrangers, mais comme opposés à ceux du gouvernement, et

il ne sera pas aisé de les convaincre que leur gouvernement ne s’occupe pas uniquement de ses

intérêts, et que les leurs sont les mêmes que les siens. » 65

Cette attitude du gouvernement vis-à-vis des sujets ne peut entraîner que le

détachement à l’égard des choses publiques :

« Les Français ne se sont que trop accoutumés à croire que les affaires de leur

gouvernement ne les regardaient pas ; chacun s’est concentré sur ses intérêts personnels,

les a soutenu de son mieux contre les empiètements de ses maîtres, et ne s’est plus

inquiété de rien : toute idée de devoir envers l’Etat, de dévouement à la patrie, s’est

amortie dans les âmes ; le despote méconnaissait toutes ses obligations envers les

Français ; les Français ont oublié les leurs envers la France. »66

Guizot finit ce tableau en concluant que c’est ainsi que l’esprit public s’est

graduellement éteint : « c’est cependant cet esprit public, c’est cet attachement à la

chose publique, ce sont ces sentiments désintéressés qui deviennent aujourd’hui

nécessaires. »67

65 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.10, op. cit. 66 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.12, op. cit. 67 Ibid., p.13, op. cit.

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2) …la presse est amenée à jouer un rôle politique important en permettant

l’émergence d’une opinion publique.

Quels sont les moyens de ranimer cette force et de réveiller cet esprit public ?

Guizot compte sur la liberté de la presse pour faire surgir une opinion publique et faire

l’éducation civique des français. Les maux qu’a connu la France tiennent à l’ignorance

des Français par rapport aux affaires et au système de mensonge qu’il a décrit : c’est la

vérité qu’il faut mettre au grand jour pour rétablir la confiance perdue. Le changement

seul du gouvernement en gouvernement honnête ne suffit pas : le citoyen doit savoir et

pouvoir exprimer librement son opinion : « les Français, sûrs d’entendre la vérité et

libres de la dire, perdront bientôt cette triste habitude de méfiance. »68 La liberté de la

presse est, pour Guizot, le meilleur instrument de ce changement :

« Une grande liberté de la presse peut seule faire cesser ce supplice, et, en ramenant la confiance,

rendre à l’esprit public cette énergie dont le Roi, comme la nation, ne sauraient se passer ; c’est

la vie de l’âme qu’il faut réveiller dans ce peuple, en qui le despotisme travaille à l’éteindre ;

cette vie est dans le libre mouvement de la pensée, et la pensée ne se meut, ne se développe

librement qu’au grand jour. »69

Sans ce changement, c’est l’immobilisme qui va succéder à la tyrannie : comme

solution contre l’apathie et la méfiance, Guizot propose : « que la vérité circule

librement du trône aux sujets et des sujets au trône. »70 Pour Guizot, donc, la liberté de

la presse présente l’immense avantage de faire renaître l’esprit public et d’instaurer une

communication entre gouvernants et gouvernés.

3) La conception originale de la liberté de la presse selon Guizot

Guizot défend une conception de la liberté de la presse originale, selon laquelle

la liberté de la presse n’est ni l’exercice d’un droit individuel, ni une arme contre le

68 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.19, op. cit. 69 Ibid., p.20, op. cit. 70 Ibid., p.20, op. cit.

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gouvernement, ou un moyen de résistance, dans la lignée de Locke, mais un moyen de

gouverner, en instaurant une communication entre gouvernants et gouvernés : il n’y a

plus de distance entre le gouvernement et le peuple.

Pierre Rosanvallon, dans le Moment Guizot, explique sous la forme d’un rappel

historique cette conception de la liberté de la presse propre aux doctrinaires : à partir du

milieu du XVIIIème siècle, on a pris conscience de l’importance de l’opinion publique.

Pourtant, celle-ci restait extérieure au politique et prenait la forme de l’opposition dans

un système qui ne l’admettait pas, la manifestation d’une aspiration à la liberté qui était

bridée et l’expression d’un sentiment collectif naissant, en clair « le mode d’exercice

souterrain de droits qui étaient ouvertement refusés. »71 Conséquence : « le contrôle de

la presse et de l’édition, destiné à limiter et à endiguer cette puissance souterraine,

s’inscrit dans un rapport de force entre l’Etat et la société civil.»72 L’opinion est

appréhendée comme un danger pour le pouvoir. Après la Révolution, l’opinion est

analysée comme la résultante d’un droit, celui de s’exprimer et de publier. La liberté de

la presse « a pour but essentiel de protéger les individus en consolidant les barrières

civiles, politiques et judiciaires qui sont théoriquement destinées à assurer leur

protection. »73 Elle est conçue comme un garant et comme un rempart.

Selon Rosanvallon, tout autre est le point de vue des doctrinaires : « la liberté de

la presse n’est pas tant pour eux un instrument de sauvegarde ou un moyen d’exercer

une liberté fondamentale qu’un moyen de gouvernement et l’expression d’une nécessité

sociale. »74 Dans cette conception, désormais, l’opinion publique est un pouvoir à

l’intérieur du système, et non plus à l’extérieur, comme moyen d’opposition. La liberté

de la presse n’est pas l’exercice d’une faculté naturelle, mais un des éléments de la

71 Le Moment Guizot, p. 64, op. cit. 72 Ibid., p.64 et 65, op. cit. 73 Ibid., p.65, op. cit. 74 Le Moment Guizot, p.65, op. cit.

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société moderne, d’où cette phrase de Guizot, « je dis que la liberté de la presse est une

institution »75 :

« Ce n’est pas du tout pour procurer à quelque homme l’agrément de dire leur avis qu’un peuple

demande et défend la liberté de la presse, c’est pour se procurer à lui-même tous les moyens de

connaître, sur ses affaires, la vérité et son intérêt. (…) La liberté de la presse n’est pas plus

établie dans l’intérêt des auteurs que le système représentatif dans celui des députés. » 76

La liberté de la presse est établie par besoin de publicité, le trait essentiel du

nouvel état social : c’est l’intuition fondamentale des doctrinaires, qui se détachent de la

conception libérale selon laquelle la liberté de la presse est une arme, un rempart, un

instrument de mise à distance entre le pouvoir et la société. Pour eux, la publicité, dont

la liberté de la presse et le gouvernement représentatif sont les deux volets, est le moyen

d’établir une communication politique d’un type nouveau, car elle opère un travail de

révélation réciproque du pouvoir et du public :

« Où la publicité manque, il peut y avoir des élections, des assemblées, des délibérations, mais

les peuples n’y croient pas, et ils ont raison. N’avons-nous pas vu que, sans la publicité, tout cela

pouvait n’être qu’un vain simulacre, une comédie insultante ? »77

La liberté de la presse sert donc autant le peuple que les souverains : elle

représente un moyen essentiel d’interpénétration du gouvernement et de la société. De

plus, elle s’inscrit dans un processus cognitif, par lequel les hommes découvrent ce pour

quoi ils sont faits : selon Guizot, « elle a pour objet constant et définitif de développer et

de manifester la raison publique qui veut tout ce qui est nécessaire, et qui n’est pas

moins favorable aux besoins raisonnables du pouvoir qu’aux droits légitimes des

citoyens. »78 La liberté est ainsi comprise comme un processus d’apprentissage : dans sa

brochure explicative Sur le nouveau projet relatif à la presse, Guizot célèbre ainsi les

75 Archives philosophiques, politiques et littéraires, 1817/1818, vol.5, p.186, Paris, Fournier 76 Ibid. 77 APPL, 1817/1818, vol.5, p.186, op. cit. 78 APPL, T.II, janvier 1818, p.262, op. cit.

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progrès qu’a apporté la découverte de l’imprimerie depuis trois siècles et la lumière que

la presse répand :

« Sur les questions pratiques et spéciales, la liberté de la presse n’est pas moins précieuse que les

spéculations élevées, et l’on peut dire qu’elle l’est aux Rois encore plus immédiatement qu’aux

peuples. Elle prémunit le prince contre ses propres préjugés, et contre les erreurs et les

séductions de ceux qui l’entourent ; elle le préserve de l’injustice, cette ennemie la plus

dangereuse des trônes, en faisant arriver sûrement jusqu’à lui les plaintes des opprimés ; et c’est

par elle enfin que les vrais intérêts des souverains et ceux des sujets, qui sont toujours les mêmes,

peuvent en définitif se manifester. » 79

Pour Guizot, la liberté de la presse n’est vraiment pas un problème de principe :

il la reconnaît et lui accorde même un rôle politique de grande importance. Néanmoins

elle pose des problèmes concrets lors de son exercice, c’est pourquoi Guizot défend la

thèse qu’il faut la limiter, dans le but de la protéger et afin de mieux prévenir et

réprimer ses abus.

C] POURQUOI FAUT-IL LIMITER LA LIBERTE DE LA PRESSE ?

1) Les dangers d’un usage sans limite de la liberté de la presse

Pour Guizot, il résulte de sa démonstration de l’utilité et de la puissance des

journaux qu’il faut absolument limiter la liberté de la presse, surtout tant que le régime

n’est pas solidement fondé : la puissance des journaux est telle dans la société post-

révolutionnaire que le régime ne peut pas ne pas exiger des garanties, car ils sont

capables de causer de grands dommages. La question est « de savoir si les journaux sont

aujourd’hui une puissance assez grande, assez redoutable pour que la société soit en

79 Sur le nouveau projet relatif à la presse, p.5 et 6, op. cit.

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droit d’exiger, de ceux qui prétendent à l’exercer, une garantie… »80 Ecoutons le

discours de Guizot à la Chambre des députés lors de la séance du 3 mai 1819, au

moment où l’on discute de nouvelles lois relatives à la presse (lois de Serre de 1819)

pour remplacer celles de 1814, jugées trop répressives :

« Personne n’est plus convaincu que moi de leur utilité, de leur nécessité dans un gouvernement

représentatif. C’est le mode de communication le plus rapide, le plus étendu, le plus sûr. Ils

proclament et forment tour à tour l’opinion publique. Ils font assister la France entière à vos

débats. Tous ces avantages prouvent précisément ce que je veux prouver, leur puissance. » 81

Il poursuit par des considérations sur le nouvel ordre social et l’introduction du

principe d’égalité, qui tendent elles aussi à montrer la puissance, et donc la dangerosité

des journaux, si on leur laisse une entière liberté : à ce jour, en effet, il ne reste plus que

le gouvernement et des individus, des citoyens, et la puissance publique est la seule qui

soit réelle et forte, puisqu’il n’existe plus de puissances intermédiaires ou locales,

comme avant le patronage aristocratique, les privilèges particuliers, ou encore les liens

corporatifs, pour dispenser le pouvoir central du soin de maintenir l’ordre partout.

Conséquence : les informations vont plus vite, se répondent plus facilement, et donc

« l’action rapide et habituelle des journaux a plus d’énergie et peut produire plus de bien

ou plus de mal que partout ailleurs. »82 La presse doit donc accepter les garanties que le

gouvernement propose :

« Si une garantie n’était exigée des journaux, il serait très facile de s’en servir pour entretenir et

pour répandre, dans une classe nombreuses de bons citoyens, des préventions et des erreurs

dangereuses non seulement pour l’intérêt public, mais pour les intérêts de ceux-là mêmes qui

seraient le plus enclins à les adopter aveuglément. »83

80 Histoire parlementaire de France : recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848, vol. 1, p.6-7, Paris, Michel-Lévy frères, 1863-1864 81 Ibid., vol. 1, p.7, op. cit. 82 Histoire parlementaire de France : recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848, vol. 1, p.9 83 Ibid., vol. 1, p.10, op. cit.

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L’objectif de la garantie proposée par le gouvernement, à savoir la prévention

directe, l’examen préalable, et la prévention indirecte, les peines, est de ne pas laisser ce

pouvoir entre les mains de n’importe qui. Ces mesures préventives, nécessaires dans

certains cas, ne sont pas, selon Guizot, des mesures destructrices, au contraire : les

journaux ne sont pas l’expression d’opinions individuelles, mais les organes des partis,

auxquels se rallient des masses plus nombreuses de citoyens. Il est donc sage de les

« contraindre à partir d’une sphère plus élevée où se rencontrent à la fois et plus de

lumières et plus de véritable indépendance, et des intérêts individuels plus étroitement

unis à l’intérêt général. »84 La France doit donc donner la plus sûre des garanties à la

liberté de la presse, en établissant des moyens de réprimer les excès et de prévenir les

abus.

Une législation est donc nécessaire pour limiter la liberté de la presse dans son

propre intérêt : la liberté de la presse n’a jusqu’à maintenant jamais reçu de constitution

légale qui seule procure aux droits qu’elle règle des garanties effectives. Son existence

est restée jusque là précaire : selon Guizot, « les gouvernements faibles l’ont livrée à

elle-même, les gouvernements forts l’ont détruite. »85 En effet, « des lois ont été faites

pour conquérir la liberté de la presse, aucune pour la posséder. »86 La force de

l’argumentation de Guizot est de montrer qu’une législation relative à la presse ne serait

pas destructrice, mais protectrice d’une telle liberté : tant qu’il n’y aura pas de lois, la

liberté de la presse restera menacée et menaçante : « elle ne nous appartiendra

réellement et solidement qu’à dater du jour où l’on pourra, au besoin, invoquer contre

ses écarts la législation qui l’aura fondée. »87

84 Ibid., vol. 1, p.12, op. cit. 85 APPL, vol.5, décembre 1818, p.193, op. cit. 86, 87 Ibid., p.193-194, op. cit. 88, 89 Ibid., p.207, op. cit.

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En clair, une législation doit à la fois assurer à la liberté de la presse et au

pouvoir des moyens suffisants de défense : les délits contre le gouvernement et ceux

contre les particuliers seront punis, « quand la liberté de la presse déroge à son noble

emploi, qui est d’éclairer les peuples sur leurs intérêts et leurs affaires. »88 Guizot

conclut que « dans la presse comme dans toutes choses humaines, il n’y a pas moyen

d’extirper le mal pour jouir du bien dans sa pureté. »89

L’établissement d’une certaine censure et d’un cautionnement est nécessaire,

non pas pour surveiller les journaux, ou pour porter atteinte à la liberté de la presse,

mais pour donner à la société des garanties en imposant des responsabilités légales assez

fortes : « fonder la liberté [de la presse] en lui assurant des garanties légales et la faire

coexister avec l’ordre en les amenant l’un et l’autre à puiser dans les mêmes lois leur

force et leur règle. »90 La justification de Guizot dérive, en toute logique, des thèmes

développés précédemment, comme celui de la presse comme moyen de gouverner, et

non plus comme moyen de contestation ou comme arme, et de l’exigence d’ordre

propre à l’époque de Guizot, fortement marquée par l’expérience révolutionnaire.

N’oublions pas que son ambition est de clore la révolution.

90 APPL, vol.5, décembre 1818, p.240-241, op. cit

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2) Contre un usage immédiat et illimité de la liberté de la presse sans éducation

de la masse

Le second argument de Guizot pour justifier l’usage de la censure, qu’il défend

dans son projet de loi de 1814, est celui de la nécessité d’un apprentissage, d’une

éducation de la masse, avant d’accéder à une liberté complète de la presse : « la liberté

de la presse, dont nous n’avons jamais joui, doit être doucement essayée »91, surtout tant

que l’Etat n’est pas fortement constitué. Guizot dira plus tard dans ses Mémoires « que

la liberté de la presse, cette orageuse garantie de la civilisation moderne, a déjà été, est

et sera la plus rude épreuve des gouvernements libres, et par conséquent des peuples

libres eux-mêmes. »92

Dans sa seconde brochure, Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse,

Guizot rappelle que la liberté de la presse a sombré par le passé parce qu’on en a fait un

usage immodéré, immédiatement, et sans que l’éducation de la masse fût suffisante. Or,

il craint le déchaînement des animosités des partis, les excitations factieuses, le désordre

et peut-être le renversement du gouvernement à peine établi : « Depuis 25 ans nous

n’avons pas été assez sages, pour que nous puissions nous permettre sans inconvénients,

de nous dire mutuellement nos vérités. »93 Pour Guizot, c’est « un droit puissant et

respectable mais arrogant et qui a besoin pour rester salutaire que les pouvoirs publics

lui imposent cette responsabilité qui doit peser sur tous les droits pour qu’ils ne

deviennent pas d’abord séditieux, puis tyranniques. »94

La liberté de la presse, si elle est inscrite dans la Charte, est difficile à faire.

Guizot y voit deux causes : tout d’abord, on a voulu user trop vite de cette liberté ;

ensuite, on n’a pas su distinguer ses inconvénients. Il prend l’exemple de l’Angleterre :

91 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.31, op. cit. 92 Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, T.1, p.50, Paris, Michel-Lévy frères, 1858 93 Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, p.11 et 12, op. cit. 94 Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, T.1

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« Les Anglais, qui firent la révolution de 1688, n’imaginèrent pas qu’il suffirait de dire,

« la presse est libre », pour qu’elle le devînt irrévocablement ; ils se préparèrent par

degré à jouir de sa liberté. »95 Il faut comprendre, après une éducation préalable à

l’exercice complet de cette liberté. En France, au contraire, la liberté prématurée de la

presse a toujours été pour elle-même son plus grand ennemi. La censure et le

cautionnement ne sont établis que temporairement, le temps que cette éducation se

fasse, afin qu’on parvienne par degré à une liberté complète.

3) Censure et restrictions

Le projet de loi préparé par Guizot et Royer-Collard en 1814 défend le principe

de la censure et de l’autorisation préalable afin de prévenir, et non pas seulement de

réprimer, les abus de la presse. Ce projet de Guizot n’est pas selon lui destructeur de

cette liberté car il comporte deux restrictions : tout d’abord, les mesures prises pour la

limiter sont provisoires ; ensuite la censure étant nécessairement arbitraire, il faut

l’encadrer et la restreindre.

Premièrement, pour Guizot, le régime proposé a un caractère provisoire : les

restrictions ne doivent être considérées que comme « une concession faite aux

circonstances actuelles, dictées par l’intérêt même de la nation. »96 Sur ce point,

d’ailleurs, selon Charles Pouthas, Guizot était en désaccord avec Royer-Collard qui

voulait donner à la loi un caractère définitif et constitutionnel : Guizot est sincère dans

sa volonté de protéger la liberté de la presse contre ses propres abus, mais sa pensée est

fortement marquée par l’expérience révolutionnaire : voilà comment il justifie, dans ses

Mémoires, son projet :

« Dans sa pensée première et fondamentale, ce projet était sensé et sincère ; il avait pour but de

consacrer législativement la liberté de la presse comme droit général et permanent du pays, et en

95 Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, p.8, op. cit. 96 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.31, op. cit.

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même temps de lui imposer, au lendemain d’une grande révolution et d’un long despotisme et au

début d’un gouvernement libre, quelques restrictions limitées et temporaires. »97

La censure, dès lors, est justifiée comme une mesure de prudence : Guizot ne la

légitime qu’à partir des circonstances actuelles, de la difficulté présente de fonder un

gouvernement sur des bases nouvelles, après des troubles aussi graves et de la crainte de

voir la nation s’enticher d’idées fausses. Il ne faut pas oublier que c’est un réaliste et un

homme de gouvernement qui parle : une censure momentanée et limitée est la condition

d’une politique d’apaisement et de réconciliation nécessaire à la fondation du nouveau

régime. Face aux périls que la liberté de la presse peut engendrer vis-à-vis de la paix

publique, de l’ordre politique et de l’ordre moral, des limitations temporaires ne

représentent pas un gros sacrifice pour donner du temps au pays de les surmonter en s’y

accoutumant : Guizot cite encore à l’appui l’exemple de l’Angleterre :

« Des lois transitoires ont plusieurs fois modifié ou suspendu en Angleterre les principales

libertés constitutionnelles, et quant à la liberté de la presse, ce fut cinq ans seulement après la

révolution de 1688, que, sous le règne de Guillaume III, en 1693, elle fut affranchie de la

censure. »98

Ce sont ces mesures de prudence, dues aux circonstances, qui doivent amener

graduellement à la liberté complète : « C’est dans cette intention que doivent être

conçues toutes les lois relatives à la liberté de la presse (…), si on veut qu’elles ne

soient ni illusoires, ni tyranniques. »99

Deuxième restriction prévue par Guizot, mais précisons avant tout ce qu’il

entend par censure :

« Quand la liberté de la presse est illimitée, c’est aux tribunaux qu’appartient la connaissance des

délits auxquels elle peut donner lieu, et les lois fixent les peines attachées à ces délits : lorsqu’on

97 Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, T.1, p.45, op. cit. 98 Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, T.1, p.45, op. cit. 99 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.32, op. cit.

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croit devoir y apporter quelques restrictions, c’est à prévenir les délits ou dangers qu’elles

doivent tendre ; une censure préalable est donc alors le seul moyen à employer. »100

Néanmoins, si Guizot pense qu’elle est, pour un temps, nécessaire, il ne

dissimule pas que la censure est un mal et qu’elle est nécessairement arbitraire : aussi

faut-il établir contre elle des précautions. En effet, le problème avec la censure, c’est

qu’il faut, soit s’en remettre entièrement à l’opinion des censeurs, soit leur donner des

règles strictes. Dans le premier cas, les censeurs deviennent des despotes ; dans le

deuxième cas, il reste encore un arbitraire individuel, même s’il est restreint. C’est

pourquoi il est nécessaire d’encadrer l’usage de la censure, en donnant par exemple un

caractère seulement suspensif à l’interdiction de publier, en laissant à l’auteur le droit de

se défendre devant une commission, etc.

Le domaine livré aux censeurs est donc restreint et il reste des recours à l’auteur.

Dans sa seconde brochure, devant l’opposition que suscite son projet, notamment celle

de Constant, Guizot s’insurge qu’on puisse mettre en balance l’intérêt de quelques

« folliculaires » avec les nécessités qu’entraîne la fondation d’un régime de libertés dans

un pays à peine arraché de la servitude :

« L’inconvénient de retenir mal à propos pendant quelque temps une ou deux brochures dans le

portefeuille de leurs auteurs, est-il comparable à l’avantage de prévenir tant de troubles et de

dangers et à l’avantage, plus grand encore parce qu’il est plus durable et plus universel, d’assurer

en la prévenant de ses propres abus, la véritable liberté de la presse, cette liberté que nous

invoquons en vain depuis tant d’années. »101

Malgré les intentions libérales de Guizot et son désir de servir l’intérêt commun

du gouvernement et de la nation, la loi relative à la presse de 1814 s’est révélée comme

une loi plus répressive que protectrice. Elle a d’ailleurs été libéralisée par les lois de

Serre de 1819. Guizot défend un libéralisme conservateur ou défensif, soucieux de 100 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.33-34, op. cit. 101 Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, p.22, op. cit.

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l’ordre et qui prône la prudence, mais la législation qu’il défend pour protéger la presse

contre ses propres abus, suffit-elle à garantir la liberté de la presse ? Selon lui, le

problème auquel répond la censure est celui de l’application de la liberté de la presse,

qui est difficile à faire et peut se révéler dangereuse : néanmoins, la censure, qui est

nécessairement arbitraire, comme il le reconnaît lui-même, ne risque-t-elle pas de

remettre en cause le principe même de liberté de la presse ? C’est la thèse que

soutiennent des libéraux plus ouverts comme Constant et Tocqueville. Du reste, à cette

époque, peu d’auteurs étaient parvenus à la conception philosophique de la liberté de la

presse. Constant est l’un des premiers penseurs libéraux du XIXème à présenter dans ses

brochures les doctrines, relatives à la presse, auxquelles le libéralisme atteindra plus

tard.

II. Constant et Tocqueville, ou la réponse d’un libéralisme plus ouvert,

favorable à une liberté de la presse complète

Constant et Tocqueville accordent tout deux un rôle primordial à la liberté de la

presse, bien qu’ils ne la conçoivent pas exactement dans les mêmes termes :

contrairement à Guizot, ils sont favorables à une liberté complète.

A] RÔLE DE LA PRESSE : arme contre l’arbitraire et relais de la tribune

1) Conception de la liberté de la presse comme limitation du souverain

Dans la lignée de Locke, Benjamin Constant refuse l’idée d’une souveraineté

illimitée : ce refus est à la base du libéralisme post-révolutionnaire : « dans une société

fondée sur la souveraineté du peuple, il est certain qu’il n’appartient à aucun individu, à

aucune classe, de soumettre le reste à sa volonté particulière ; mais il est faux que la

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société tout entière possède sur ces membres une souveraineté sans borne. »102 Constant

en vient même à préciser les cas où s’impose le devoir de non obéissance : « Un devoir

positif général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît injuste, c’est de ne pas

s’en rendre l’exécuteur. Cette force d’inertie n’entraîne ni bouleversement, ni

révolutions, ni désordres. »103

De même, cette affirmation de Tocqueville suffit à le ranger aux côtés de

Constant :

« Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la

majorité d’un peuple a le droit de tout faire et pourtant je place dans les volontés de la majorité

l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ? Il existe une loi

générale qui a été faite ou du moins adoptée non pas seulement par la majorité de tel ou tel

peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi c’est la Justice. La Justice forme donc

la borne du droit de chaque peuple. »104

Comme Tocqueville, Constant croit à des droits qu’il ne rattache nullement à un

hypothétique état de nature et qu’il définit plus précisément que ne le fait Tocqueville :

« Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou

politique et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits du citoyen sont la

liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, dans laquelle est comprise sa

publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut

porter atteinte à ces droits sans déchirer son propre titre. »105

Constant admet le principe de souveraineté populaire mais exige en retour une

garantie des droits individuels qui constitue la limite de celle-ci et pour lui, la liberté

politique est essentiellement une garantie des libertés individuelles. Mais quels sont les

moyens d’assurer le maintient de la liberté ? C’est avant tout l’établissement d’une loi

fondamentale ou constitution, qui précise l’étendue de toutes les lois et de tous les

102 Constant Benjamin, Œuvres, p.1071, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1970 103 Ibid., p.1076, op. cit. 104 Tocqueville Alexis, De la démocratie en Amérique, I, B, 7, Paris, Gallimard, 1961 105 Constant Benjamin, Œuvres, p.1075, op. cit.

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pouvoirs. C’est ensuite une vigilance de tous les instants pour que les principes

constitutionnels ne soient pas dévoyés dans la pratique : la liberté de la presse, conçue

comme une liberté-résistance remplit parfaitement ce rôle, en tant qu’elle constitue une

limitation du pouvoir et un moyen de contestation, pour le peuple comme pour les

individus, face aux abus de pouvoir.

2) Une arme contre l’arbitraire

Pour Benjamin Constant, il y a « nécessité de fonder au-dessus du trône et de la

législature des forces intermédiaires qui leur servent à la fois de barrière et d’appui »106

et ce pour protéger les intérêts et les libertés des individus. Parmi ces intermédiaires, il y

a les institutions locales et la liberté d’expression, notamment de la presse :

« Qu’y a-t-il aujourd’hui entre le gouvernement central et le peuple ? des instruments éphémères,

mobiles, révocables, étrangers souvent aux lieux où ils administrent, n’ayant rien à craindre de

l’opinion de leurs concitoyens, ayant tout à espérer des faveurs du pouvoir.( …) Or, je le

demande, n’est-il pas dangereux d’accroître immensément l’autorité centrale ?(…) n’est-il pas

dangereux, dis-je, d’accroître immensément cette autorité, qu’aucun intermédiaire aujourd’hui ne

peut modérer ou adoucir ? »107

La liberté de la presse, qui permet la publicité des abus, est une garantie contre

l’arbitraire : « la publicité est la ressource de l’opprimé contre l’oppresseur »108 Cette

liberté n’est pas la seule cause des écrivains ou des journalistes, mais de tous :

« Prenez-y garde, Messieurs ; on ne peut plus tromper la France sur la liberté de la presse. Cette

liberté n’est pas celle des écrivains ; la liberté des journaux n’est pas celle des journalistes. La

liberté des journaux est la liberté de tous les citoyens : c’est par elle que les victimes de

l’arbitraire des ministres peuvent publier leurs réclamations ; c’est par elle que, depuis l’artisan

106 Discours de M. Benjamin Constant à la chambre des députés, T2, p. 261, Genève, Slatkine Reprints, 1999 107 Ibid., T2, p.262, op. cit. 108 Ibid., T1, p.561, op. cit.

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(…) jusqu’au citoyen de la classe plus aisée, chacun peut faire insérer ses plaintes contre

l’oppression. »109

Constant et Tocqueville sont d’accord sur ce point : la liberté d’expression tient

une place essentielle dans la lutte contre l’oppression et dans la garantie des droits et

libertés individuelles. « L’unique garantie des citoyens contre l’arbitraire, c’est la

publicité ; et la publicité la plus facile et la plus régulière est celle que procure les

journaux. »110 Car, « elle fait circuler la vie politique dans toutes les portions du

territoire. C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de

la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le

tribunal de l’opinion. » 111

C’est même le seul moyen de résister à l’arbitraire, pour Constant: « dans les

grandes associations des temps modernes, la liberté de la presse étant le seul moyen de

publicité est par là même, quelle que soit la forme du gouvernement, l’unique

sauvegarde de nos droits. »112 Comme pour Tocqueville :

« Chez certaines nations qui se prétendent libres, chacun des agents du pouvoir peut

impunément violer la loi, sans que la constitution du pays donne aux opprimés le droit de se

plaindre devant la justice. Chez ces peuples il ne faut plus considérer l’indépendance de la presse

comme l’une des garanties, mais comme la seule garantie qui reste de la liberté et de la sécurité

des citoyens. »113

La liberté de la presse est donc conçue comme une barrière, et même la seule

barrière, car « toutes les barrières civiles, politiques, judiciaires deviennent illusoires

109 Ibid., T2, p.486, op. cit. 110 Constant Benjamin, De la liberté des brochures, des pamphlets et des journaux, Œuvres, p.1240, op. cit. 111 Tocqueville Alexis, DA, I, B, 3, p.283, op. cit. 112 Constant Benjamin, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, version de 1806-1810, p.121, Paris, Hachette Littératures, 1997 113 Tocqueville Alexis, DA, I, B, 3, p.277, op. cit.

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sans liberté de la presse. »114 : sans elle, l’indépendance des tribunaux est illusoire, et la

constitution n’est plus garantie car, « la seule sauvegarde des formes est encore la

publicité ».115

3) Le relais de la Chambre des députés

Dans son discours du 10 mars 1827, Constant déclare : « La liberté de la presse

est le boulevard de la liberté de tribune : avec la presse esclave, la tribune deviendra

muette. »116 La métaphore du boulevard renvoie à la notion de circulation des idées

émises à la Chambre et à une sorte de communication qui s’établit entre les gouvernants

et les gouvernés. Si la presse n’est pas libre, il n’y aura plus de moyens de publicité des

idées, ni des débats à l’assemblée. C’est pourquoi Constant a plaidé dans ses discours

pour l’impression des discours des députés dans les journaux : « Ce que je demande

c’est la publicité la plus entière, la mieux assurée pour nos discussions qui sont notre

moyen de correspondre avec nos commettants, dans toutes les parties du royaume. »117

Constant considère que la presse et la tribune sont les deux grands auxiliaires de

la liberté et qu’ils ont le même but, qui est de représenter l’opinion. Dès lors, il y a

comme une sorte de jeu de balance entre le pouvoir représentatif et la presse. Si la

Chambre s’égare, la presse est là pour la rappeler à l’ordre : « le remède est à côté.

Infatigable et vigilante, la liberté de la presse offre au sentiment populaire une autre

tribune. »118 D’où la nécessité d’une presse libre dans un régime représentatif :

« La liberté de rendre compte de vos séances tient à l’essence même du gouvernement

représentatif. Je ne connais rien de plus terrible que le despotisme d’une assemblée. (…) Le

114, 115 Constant B., Principes de politique, p.122, op. cit. 116 Constant B., Discours, TII, p.564, op. cit. 117 Ibid., TI, p.39, op. cit. 118 Ibid., TII, p.259, op. cit.

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contrepoids à ces égarements des Chambres, c’est la liberté de la presse, c’est de pouvoir

présenter les séances telles qu’elles sont réellement. »119

La presse agit donc comme un remède à la corruption du pouvoir dans

l’assemblée, en tenant l’opinion informée :

« Sans l’opinion, Messieurs, nous ne sommes rien ; les chambres isolées sont sans force ;

l’opinion est notre vie, sans elle notre existence serait illusoire : je dirai même plus, elle serait

funeste ; car sans l’opinion, sans les censures, qu’elle fait retentir autour de nous, sans les

récompenses qu’elle décerne, bien peu d’hommes résisteraient aux séductions de l’autorité. »120

Pour Constant, la nécessité de faire le compte-rendu des séances des chambres

tient plus à la responsabilité politique et à la fonction représentative des députés qu’à

une valeur purement informative : « Il faut que nos discours traversent en tout sens

notre territoire pour annoncer à nos commettants que leurs mandataires ne déméritent

pas. »121 Il s’agit de réaffirmer le lien qui existe entre l’opinion et les députés qui en

sont les représentants. Et il s’agit d’inviter les citoyens à s’exprimer sur les débats de la

Chambre : la presse, dans les régimes représentatifs, tient lieu de participation directe.

De plus, elle supplée au « silence » que se voient imposer certains députés, qui peuvent

alors faire publier les discours qu’ils n’ont pas pu prononcer.

B] POUR UNE LIBERTE DE LA PRESSE TOTALE

Constant et Tocqueville sont tout deux conscients des inconvénients que peut

causer la liberté de la presse, pourtant ils vont défendre l’idée que l’usage sans limite de

cette liberté est préférable à toute limitation : leur argumentation étant à peu près

similaire, nous avons choisi de les traiter ensemble. La ligne principale de leur

119 Ibid., TII, p.28, op. cit. 120 Constant B., Discours, TI, p.40, op. cit. 121 Ibid., TI, p.27-28, op. cit.

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argumentaire est de démontrer qu’on perd plus à limiter la liberté de la presse et qu’il

faut donc en accepter les aspects négatifs pour pouvoir bénéficier de ses aspects positifs.

Les trois arguments présentés ici répondent directement aux arguments employés par

Guizot pour la limiter.

1) La liberté de la presse comme facteur d’harmonie sociale

Un des arguments de Guizot pour limiter la liberté de la presse était qu’elle

risquait de provoquer des désordres et des séditions dangereuses pour l’Etat. Un rappel

historique s’impose pour comprendre le climat de 1820 : si les lois de 1814, relatives à

la presse, ont été libéralisées par les lois de Serre de 1819, l’assassinat du duc de Berry

en 1820 a un impact négatif sur la liberté de la presse : le gouvernement Richelieu qui

succède au gouvernement Decazes accuse ce dernier d’avoir suscité cet assassinat en

permettant une expression plus libre des revendications des libéraux. La liberté

complète de la presse est remise en cause. Si Constant déplore la mort du duc de Berry,

il considère que la liberté de la presse ne peut être tenue comme seule responsable :

« Mais quels que puissent être ailleurs, dans tous les partis, les tors des écrivains amis du

scandale, aucun n’a prêché le meurtre, l’épouvantable meurtre commis par un misérable ne doit

pas leur être imputé ! et c’est pourtant ce que font les ministres. Ils appellent la liberté de la

presse la cause première du malheur qui vient de nous accabler. Ainsi sans aucune preuve, sur

une assertion démentie par les faits, la plus précieuse des garanties que nous a donné la Charte

nous serait enlevée, la presse à peine libre serait enchaînée de nouveau : et non seulement elle

serait enchaînée de nouveau, mais nous aurions tous les inconvénients de sa liberté, de sa licence

sans en avoir les avantages. »122

Quels sont ces avantages? Constant entend démontrer que la liberté de la presse

est un facteur d’harmonie sociale, plus que de désordres : elle n’est pas seulement un

bienfait pour les individus, c’est-à-dire une garantie contre l’arbitraire, mais elle est

aussi un bienfait pour le gouvernement, qu’elle tient informé de l’opinion publique :

122Constant B., Recueil d’articles (1817-1820), p.1172, Genève, Droz, 1972

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« C’est surtout dans un gouvernement tel que le nôtre que les journaux sont

indispensables. Ils apprennent au gouvernement ce que ne lui diraient point ses sept

ministres ; ils lui apprennent l’opinion publique. »123 La communication qui s’établit

entre le gouvernement et les gouvernés fait naître une relation de confiance :

« L’indépendance des journaux, loin d’être dangereuse aux gouvernements justes et

libres, leur prépare sur tous les points de leur territoire des défenseurs, fidèles parce

qu’ils sont éclairés. »124

Il est donc de l’intérêt du gouvernement de laisser aux journaux une liberté

complète, c’est-à-dire sans censure préalable, ce qui n’exclut pas la répression des délits

dont la presse peut être l’instrument et qui sont prévus par la loi. Sinon, le

gouvernement se condamne lui-même à l’ignorance, une ignorance qui peut lui coûter

cher : la conséquence de la suspension de la libre circulation des journaux, « c’est

l’ignorance dans laquelle [le gouvernement] sera lui-même de tout ce qui se passera au-

delà du cercle de ses courtisans et de ses flatteurs »125 :

« Je demande à MM. Messieurs les ministres si leur intention est de gouverner la France sans la

connaître, de prendre des mesures sur des événements dont ils ne seront instruits que par des

hommes intéressés peut-être à les déguiser, de commettre ainsi, sans profit pour eux, beaucoup

d’injustices qu’ils ne pourront plus réparer. Si leur intention est telle, suspendre la liberté des

journaux est un moyen sûr de la remplir. »126

Première objection, l’exemple de la Révolution n’offre-t-il pas un contre-

exemple ? Les partisans de la limitation de la liberté de la presse tiennent la presse pour

responsable du renversement du gouvernement français, en enflammant l’indignation

populaire. Pour Constant, déjà, la presse exprime l’opinion, elle ne la fait pas : « quand

123 Constant B., Discours, TII, p.526, op. cit. 124 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1233, op. cit. 125 Constant B., Discours du 23 mars 1820, p.1335, Œuvres, op. cit. 126 Ibid., p.1338, op. cit.

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un ministère est détesté, c’est qu’il le mérite. »127 De plus, ce n’est pas la liberté de la

presse qui est la cause de la Révolution, mais bien plutôt son absence. La presse aurait

pu contenir les rois :

« Ce n’est point la liberté de la presse qui a créé le désordre des finances, cause véritable de la

Révolution. Au contraire, si la liberté de la presse avait existé sous Louis XIV et Louis XV, les

guerres insensées du premier et la corruption dispendieuse du second n’auraient pas épuisé

l’Etat. La publicité aurait contenu l’un de ces rois dans ses entreprises, l’autre dans ses vices : ils

n’auraient pas transmis au malheureux Louis XVI un empire qu’il était impossible de sauver.

(…) Si la liberté de la presse avait existé, d’un côté les détentions illégales auraient été moins

multipliées, de l’autre on n’aurait pu les exagérer. L’imagination n’aurait pas été frappée par des

suppositions dont la vraisemblance était fortifiée du mystère même qui l’entourait. » 128

Aussi les journaux sont-ils nécessaires à la tranquillité publique : c’est

l’ignorance des faits qui menace la paix publique car « rien n’accrédite plus les faux

bruits que le silence. »129 Leur agitation apparente n’est pas dangereuse, car « l’irritation

mal fondée s’évapore par l’indifférence qu’au bout de quelque temps elle rencontre

dans l’opinion. »130. Si le gouvernement est dans son bon droit, il n’a pas à craindre que

les discussions de mauvaise foi agissent sur l’opinion : il n’a à craindre ni les

journalistes, ni les libelles. La liberté de la presse fonde une certaine harmonie sociale :

« Depuis la liberté de la presse, on n’entend plus en France ces bruits de

mécontentement, de conspirations qui troublaient la sécurité publique sous le régime de

la censure. »131

Seconde objection : mais, dira-t-on, les journaux aussi répandent et accréditent

des faux bruits. Constant répond : « les journaux, comme toutes les choses humaines,

127 Constant B., Discours, TII, p.527, op. cit. 128 Constant B., Principes de politique, p.119, op. cit. 129, 130 Constant B., Discours, TII, p.525, op. cit. 131 Constant B., Discours, TII, p.384, op. cit. 132 Constant B., Discours, TII, p.525, op. cit.

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ont leurs inconvénients ; je les ai, de tout temps, reconnus plus que personne. »132 Si

Constant désapprouve la diffamation, la calomnie et les attaques exagérées contre le

pouvoir, il n’approuve pas non plus la censure qui pourrait résulter de ces

inconvénients :

« Une réflexion m’a souvent frappé. Supposez une société antérieure à l’invention du langage, et

suppléant à ce moyen de communication facile et rapide par des moyens moins faciles et plus

lents. La découverte du langage aurait produit dans cette société une explosion subite. La parole

n’est-elle pas l’instrument indispensable de tous les complots, l’avant-coureur nécessaire de

presque tous les crimes, l’expression de toutes les intentions perverses ? Bien des esprits

prudents, de graves magistrats, de zélés préfets, de vieux administrateurs, auraient regretté le bon

temps d’un paisible et complet silence. Il en est de même des journaux : comme la parole,

comme les mouvements les plus simples, ils peuvent faire partie d’une action coupable. La

diffamation, la calomnie, la provocation à la révolte, sont des crimes, mais ne cherchez pas, par

une fiscalité astucieuse, à tuer tous les journaux qui remplissent la mission honorable qu’eux

seuls peuvent remplir. »133

De la démonstration de l’utilité des journaux pour les individus comme pour le

gouvernement, il en résulte que, si la presse peut causer bien des maux, la limiter

reviendrait à créer un mal d’ordre supérieur, car, alors on garderait les aspects négatifs,

la licence, sans pouvoir bénéficier des effets positifs qu’elle produit.

2) Contre la censure

Constant et Tocqueville opèrent une justification par la négative de l’usage sans

limite de la liberté de la presse, en montrant que la censure est infondée en principe et

inefficace en pratique : la censure est productrice de maux bien plus grands que ceux

que pourrait commettre une liberté de la presse complète.

133 Constant B., Discours, TII, p.526, op. cit.

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Première objection contre l’usage de la censure : elle est infondée en principe.

Pour Tocqueville, la censure est contraire au principe de souveraineté nationale : « Dans

un pays où règne ostensiblement le dogme de la souveraineté du peuple, la censure n’est

pas seulement un danger, mais encore une grande absurdité. »134 Il y a une contradiction

évidente dans le fait d’accorder à chacun un droit à gouverner la société, tout en refusant

de lui reconnaître la capacité d’apprécier les différentes opinions de ses contemporains

et les différents faits dont la connaissance peut le guider :

« La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux choses entièrement

corrélatives : la censure et le vote universel sont au contraire deux choses qui se contredisent et

ne peuvent se rencontrer longtemps dans les institutions politiques d’un même peuple. Parmi les

douze millions d’hommes qui vivent sur le territoire des Etats-Unis, il n’en est pas un seul qui ait

encore osé proposer de restreindre la liberté de la presse. »135

De même, Constant considère, dans son Discours sur la loi d’exception contre la

liberté de la presse du 23 mars 1820 (après l’assassinat du duc de Berry), que le retour

de la censure entraînerait par là même le retour de la monarchie arbitraire, car cette

mesure équivaut à la destruction de la Charte et à la violation de tous les principes :

« Le principe de la censure est contraire à l’essence de notre gouvernement ; il est contraire à la

lettre de la Charte ; il est contraire à des droits qui ont précédé la Charte elle-même, à des droits

naturels qui ne sont jamais une concession ; il est contraire aux intérêts des individus qu’il livre à

l’arbitraire et dépouille de tout moyen de réclamation ; il est contraire aux intérêts de l’autorité,

contre laquelle il soulève tous les ressentiments et qu’il prive de toute lumière. »136

Tocqueville est loin de dissimuler les maux que la liberté de la presse peut

causer : les abus, l’agitation, l’énervement, les manœuvres grossières, les trafics… Lui-

même avoue ne pas lui porter un amour complet, puisqu’« [il] l’aime par la

134 Tocqueville Alexis, DA, I, B, 3, p.277, op. cit. 135 Ibid., op. cit. 136 Constant B., Discours sur la censure des journaux du 7 juill. 1821, p.1295, Œuvres, op. cit.

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considération des maux qu’elle empêche bien plus que pour les biens qu’elle fait. »137 Il

commence par regretter l’absence d’une position intermédiaire entre la liberté et

l’asservissement complets : « Si quelqu’un me montrait, entre l’indépendance complète

et l’asservissement entier de la pensée, une position intermédiaire où je pusse espérer

me tenir, je m’y établirais peut-être ; mais qui découvrira cette position

intermédiaire ? »138 De même, Constant dira « qu’en fait de liberté de la presse, il faut

permettre ou fusiller. »139

Pour démontrer l’inefficacité de la censure, Tocqueville emploie un

raisonnement par l’absurde : que faire, en partant de la licence de la presse, pour

marcher dans l’ordre ? D’abord, on soumet les écrivains aux jurés. Mais « les jurés

acquittent, et ce qui n’était que l’opinion d’un homme isolé devient l’opinion du

pays. Vous avez donc fait trop et trop peu »140. Il faut encore marcher, nous dit

Tocqueville. On livre les auteurs à des magistrats permanents : « mais les juges sont

obligés d’entendre avant que de condamner ; ce qu’on eût craint d’avouer dans le livre,

on le proclame impunément dans le plaidoyer »141. C’est donc encore trop et trop peu :

il faut continuer à marcher. On abandonne enfin les écrivains à des censeurs : « Fort

bien, nous approchons. » déclare Tocqueville, « Mais la tribune politique n’est-elle pas

libre ? Vous n’avez donc encore rien fait ; je me trompe, vous avez accru le mal. » Car,

« pour peu qu’on puisse parler librement dans un seul lieu public, c’est comme si on

parlait publiquement dans chaque village. »142 Tocqueville conclut ainsi : « Il vous faut

donc détruire la liberté de parler comme celle d’écrire ; cette fois, vous voici dans le

port : chacun se tait. Mais où êtes-vous arrivé ? Vous étiez parti des abus de la liberté, et

137 Tocqueville A., DA, I, B, 3, p.275, op. cit. 138 Ibid., p.276, op. cit. 139 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1221, Oeuvres, op. cit. 140 Tocqueville A., DA, I, B, 3, p.276, op. cit. 141 Ibid., p.276, op. cit. 142 Ibid., op. cit.

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je vous retrouve sous les pieds d’un despote »143, sans trouver d’intermédiaire entre

l’extrême indépendance et l’extrême servitude.

« En matière de presse, il n’y a donc réellement pas de milieu entre la servitude

et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu’assure la liberté de la presse, il

faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu’elle fait naître. »144 On ne peut obtenir

les uns sans échapper aux autres. Pour Tocqueville, une déclaration, un cautionnement

et une signature suffisent pour empêcher les premiers venus d’exploiter la presse, pour

avoir une garantie et obliger les écrivains (les journalistes de cette époque sont surtout

des hommes de lettres) à supporter les conséquences de leurs actes. Car, pour reprendre

une phrase de Constant, « si vous voulez que les écrivains soient responsables, laissez-

les libres, car la liberté est une condition essentielle de la responsabilité. »145 De plus,

Tocqueville prévoit que la concurrence, jouera, comme aux Etats-Unis, un rôle

modérateur important à la place de la censure qui est inutile : ainsi aucun journal

n’acquerrait une place décisive :

« C’est un axiome de la science politique aux Etats-Unis, que le seul moyen de neutraliser les

effets des journaux est d’en multiplier le nombre. Je ne saurais me figurer qu’une vérité aussi

évidente ne soit pas encore devenue chez nous plus vulgaire. Que ceux qui veulent faire des

révolutions à l’aide de la presse cherchent à ne lui donner que quelques organes puissants, je le

comprends sans peine ; mais que les partisans officiels de l’ordre établi (…) croient atténuer

l’action de la presse en la concentrant, voilà ce que je na saurais absolument concevoir. » 146

Constant, quant à lui, poursuit le raisonnement de Tocqueville, en l’aggravant :

la censure produit des maux bien plus graves que ceux qu’un usage sans limite de la

liberté de la presse pourrait causer. Constant emploie à peu près le même raisonnement

que Tocqueville : l’argument en faveur de la censure est de dire que s’il n’y a que des

143 Ibid., p.276-277, op. cit. 144 Ibid., p.279, op. cit. 145 Constant B., Discours, TI, p.271, op. cit. 146 Tocqueville, DA, I, B, 3, p.281, op. cit.

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lois pénales, l’auteur sera puni, mais le mal aura été fait. Cet argument est erroné : le

mal est fait de toute façon, puisque l’auteur peut toujours faire imprimer

clandestinement ses écrits. « Vous allez même contre votre but »147, poursuit Constant,

en s’adressant aux partisans de la censure : la censure poussera les auteurs condamnés à

la désobéissance, et les écrits clandestins en tant que tels auront une plus grande

influence et seront dès lors plus dangereux:

« Tel homme que le désir de faire connaître sa pensée entraîne à une première désobéissance,

mais qui, s’il avait pu la manifester innocemment, n’aurait pas franchi les bornes légitimes,

n’ayant maintenant plus rien à risquer, dépassera ces bornes, pour donner à son écrit plus de

vogue, et parce qu’il sera aigri ou troublé par le danger même qu’il affronte. » 148

Le gouvernement doit donc reconnaître, dans son propre intérêt, une entière

liberté à la presse s’il veut se préserver de la licence des libelles de ces auteurs aigris,

qui pourront toujours faire imprimer leurs écrits à l’étranger : les ouvrages proscrits

prennent souvent une importance excessive. Deuxième argument contre la censure, et

toujours au nom de l’intérêt du gouvernement : en tenant les journaux sous sa

dépendance, « le gouvernement se fait un mal que le succès même de ses précautions

aggrave. » 149

En effet, la suppression de la liberté d’expression porte gravement atteinte à la

dignité du gouvernement : il perd toute confiance, en se réservant le droit exclusif de

parler et d’écrire sans permettre qu’on lui réponde. « Premièrement, en assujettissant les

journaux à une gêne particulière, le gouvernement se rend de fait, malgré lui,

responsable de tout ce que disent les journaux. »150 Comme il peut tout empêcher par la

censure, tout ce qui est écrit, même faux, prend des allures de déclaration officielle

(« on croit voir le gouvernement derrière le journaliste ») et les journaux prennent une

147 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1222, op. cit. 148Constant B., De la liberté des brochures…, p.1222, op. cit. 149 Ibid., p.1226, op. cit. 150 Ibid., p.1226, op. cit.

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importance démesurée et nuisible : « La censure des journaux fait donc ce premier mal,

qu’elle donne plus d’influence à ce qu’ils peuvent dire de faux et de déplacé. »151 De

plus, les journaux perdent tout effet positif, puisque « ce qu’ils contiennent d’utile, de

raisonnable, de favorable au gouvernement paraît dicté et perd son effet. »152 C’est

comme si le gouvernement seul parlait : on ne peut avoir confiance dans ce que disent

les journaux, car, pour cela, il faudrait qu’ils aient la faculté de dire le contraire. Tout ce

que risque le gouvernement, c’est d’aigrir l’opinion par la contrainte, au lieu de

l’apaiser par la libre discussion.

La censure donne lieu à une situation bien pire : prenons l’exemple de la

calomnie et de la diffamation. La crainte de ces deux abus fait partie des principaux

arguments pour justifier une limitation de la liberté de la presse. Pourtant, loin de

calmer les passions et les haines, comme ils étaient censés le faire, les mois de censure

qui se sont écoulés sont qualifiés par Constant de « saturnales de la calomnie »153 Les

libellistes et les censeurs se sont partagés l’exploitation des scandales, les premiers ont

frappé les victimes, les seconds ont imposé le silence, en interdisant le droit de réponse.

Quand les journaux sont libres, au moins les avantages de la liberté contrebalancent ses

inconvénients : avec la censure, il ne reste plus que les inconvénients. Et même pire,

elle envenime la situation, car « rien ne provoque plus les passions que l’insulte contre

laquelle on ne peut se défendre. »154 La censure ne résout pas les risques de désordres

ou de libelles, elle ne fait que les augmenter : il faut renoncer à chercher à faire

disparaître les inconvénients pour ne garder que l’utile, car cette démarche est illusoire :

« L’expérience a montré que les mesures propres à y parvenir étaient productrices de maux plus

grands que ceux auxquels on voulait porter remède. Espionnage, corruption, délation, calomnies,

abus de confiance, trahison, (…), vénalité, mensonge, parjure, arbitraire (…). L’on a senti que

151, Ibid., p.1227, op. cit. 152, Constant B., De la liberté des brochures…, p.1227, op. cit. 153 Constant B., Discours, p.1296, Œuvres, op. cit. 154 Ibid., p.1297, op. cit.

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c’était acheter trop cher l’avantage de la surveillance, l’on a appris que c’était attacher de

l’importance à ce qui ne devait pas en avoir ; qu’en enregistrant l’imprudence, on la rendait

hostilité… »155

Cette note de Constant paraît résumer parfaitement la contradiction :

« On a en général parmi nous une propension remarquable à jeter loin de soi tout ce qui entraîne

le plus petit inconvénient, sans examiner si cette renonciation précipitée n’entraîne pas un

inconvénient durable. Un jugement qui paraît défectueux est-il prononcé par des jurés ? on

demande la suppression des jurés. Un libelle circule-t-il ? on demande la suppression de la

liberté de la presse. (…) Chacune de ces suppressions nous délivrerait des inconvénients que la

chose entraîne ; il n’y a que deux difficultés : c’est que dans plusieurs cas la suppression est

impossible, et que, dans ceux où elle est possible, la privation qui en résulte est un mal qui

l’emporte sur le bien. On peut supprimer les jurés ; mais on renonce à la sauvegarde la plus

assurée de l’innocence. (…) Quant à la liberté de la presse, la suppression n’en est possible qu’en

apparence. On l’a dit mille fois, et il est triste qu’il faille le répéter : en gênant la publication des

écrits, vous favorisez la circulation des libelles, vous entourez de contrainte ce qui peut être

utile ; mais votre filet ne sera jamais assez fort pour arrêter ce qui est dangereux. »156

Il faut dès lors abandonner le projet impossible de prévenir les abus de la presse,

ce qui ne signifie pas que celle-ci bénéficiera de l’impunité. Pour Constant, les délits de

la presse doivent être punis par la loi. Il récuse la prévention comme absurde: « imposer

silence au citoyen de peur qu’ils ne les commettent, c’est les empêcher de sortir, de peur

qu’ils ne troublent la tranquillité des rues (…) : c’est violer un droit certain et

incontestable pour prévenir un mal incertain et présumé. »157 Constant préfère le

jugement des lois à l’arbitraire des censeurs qui « sont à la pensée ce que les espions

155 Constant B., Principes de politique, p.115-116, op. cit. 156 Constant B., De la liberté des brochures…, note p.1234-1235, op. cit. 157 Ibid., p.1234, op. cit.

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sont à l’innocence ! Les uns et les autres gagnent à ce qu’il y ait des coupables ; et

quand il n’y en a pas, ils en font. »158 La parole, comme les écrits, peuvent faire partie

d’une action criminelle, et dans ce cas, ils doivent être jugés comme tels :

« Les lois doivent prononcer des peines contre la calomnie, la provocation à la révolte, en un

mot, contre tous les abus qui peuvent résulter de la manifestation des opinions. Ces lois ne

nuisent point à la liberté ; elles la garantissent au contraire. Sans elles, aucune liberté ne peut

exister. »159

3) L’apprentissage de la liberté de la presse

Les arguments habituels pour justifier la censure, le risque de rébellion, la

licence et la nécessité d’une éducation préalable à une liberté complète, sont renversés :

c’est l’usage sans limite de la liberté de la presse qui, en permettant l’éducation des

masses, éloignera ces risques, et non la censure qui fait obstacle à la marche du progrès.

Constant considère que la liberté de la presse ne se limite pas à la seule cause

des écrivains, mais qu’elle concerne l’ensemble des libertés et des facultés humaines.

La liberté d’expression est l’unique origine des lumières et sert d’appui à la civilisation.

Au contraire la censure est comparée au « système de l’Inquisition »160, le recul de

l’esprit humain, puisque l’Inquisition est le symbole de l’abolition de toutes les facultés

personnelles de réflexion et l’imposition systématique de vérités absolues qu’on ne peut

discuter. Dans le même discours, il parle de la censure comme d’un moyen de replonger

« une nation civilisée dans les ténèbres »161 :

« Restreindre aujourd’hui la liberté de la presse, c’est restreindre toute la liberté intellectuelle de

l’espèce humaine. La presse est un instrument dont elle ne peut plus se passer. La nature et

l’étendue de nos associations modernes, l’abolition de toutes les formes populaires et

tumultueuses rendent l’imprimerie le seul moyen de publicité, le seul mode de communication

158 Constant B., Discours, p.1340, Œuvres, op. cit. 159 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1219, op. cit. 160 Constant B., Discours, TI, p.250, op. cit. 161 Ibid.

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des nations entre elles, comme des individus entre eux. La question de la liberté de la presse est

donc la question générale du développement de l’esprit humain. »162

Constant a confiance dans les vertus de l’éducation pour l’ensemble de la

société, et de la France, et ceci est d’autant plus nécessaire qu’elle permet d’éviter les

débordements violents des classes populaires : l’éducation est un moyen de contenir

dans les formes légales d’opposition. Constant cite à l’appui l’exemple de la

Révolution, que nous avons déjà étudié : ce n’est pas la liberté de la presse qui a

entraîné les malheurs de la révolution, mais « c’est la longue privation de la liberté de la

presse qui avait rendu le vulgaire des Français crédule, inquiet, ignorant et par là même

souvent féroce. (…) Dans tout ce qu’on nomme les excès de la liberté, je ne reconnais

que l’éducation de la servitude. »163

Quels sont les moyens pour éduquer la France ? Si la marche de l’esprit humain

doit être générale, encore faut-il avoir les moyens de propager les lumières à travers

toute la France et ne pas réserver le monopole de la vie politique à la seule capitale.

C’est un leitmotiv chez Constant que l’on a pu surnommer l’instituteur libéral de la

France. Les moyens, ce sont les journaux de province et la publicité des discours des

députés.

La question des journaux de province est de première importance dans la volonté

de Constant de relayer l’opinion hors de Paris : s’il écrit dans les journaux parisiens, il

est convaincu des bienfaits d’une liberté de la presse plus étendue, car les journaux, vue

l’étendue de la France sont les meilleurs moyens de communication entre individus

isolés. Ils permettent de remédier à l’isolement des individus et même des provinces,

isolement qui les empêche de profiter des découvertes, des améliorations : « les

journaux sont les grandes routes et les canaux qui favorisent les communications

162 Constant B., Principes de politique, p.123, op. cit. 163 Constant B., Principes de politique, p.119, op. cit.

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intellectuelles. »164 L’autre moyen réside dans la diffusion des discours qui ont lieu à la

Chambre des députés : si le Moniteur en donne des comptes-rendus, son audience est

limitée aux couches cultivées. C’est pourquoi Constant a fait publier ses discours de

1819 à 1827 : le but est clairement l’éducation des générations politiques nouvelles.

La presse permet donc de créer une opinion publique qui est la vie des Etats et

qui, répandue dans toute la France, donne une assise solide au gouvernement :

« Il est donc essentiel pour le gouvernement qu’on puisse créer dans toutes les parties de la

France une opinion juste, forte, indépendante de celle de Paris sans lui être opposée, et qui,

d’accord avec les véritables sentiments de ses habitants, ne se laisse jamais aveugler par une

opinion factice. » 165

L’effet de cette éducation, via une liberté de la presse complète, ne peut être que

bénéfique, parce qu’elle permet au peuple, en retour, de ne pas se laisser facilement

fourvoyer par la presse : en effet, sans un apprentissage de la liberté, le peuple est

crédule et facilement mobilisable pour une cause ou pour une autre. Ainsi, selon

Tocqueville, « la liberté d’écrire, comme toutes les autres, est d’autant plus redoutable

qu’elle est plus nouvelle ; un peuple qui n’a jamais entendu traiter devant lui les affaires

de l’Etat croit le premier tribun qui se présente. »166 L’expérience de cette liberté fait

naître au contraire une défiance salutaire qui préserve les lecteurs de tout entraînement

irréfléchi. Cette expérience ne peut venir que de l’usage sans limite de la liberté de la

presse : « Quand les journaux sont libres comme en Angleterre les citoyens

s’aguerrissent. »167

Le véritable remède contre les inconvénients de la liberté de la presse, le risque

de désordres et la licence, n’est autre que son usage illimité, sauf à répondre de la loi,

car il permet ainsi une éducation du peuple qui devient moins susceptible d’être trompé

164 Constant B., Discours, TII, p.524, op. cit. 165 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1231, op. cit. 166 Tocqueville A., DA, I, B, 3, p.280, op. cit. 167 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1237, op. cit.

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et troublé. Constant croit en une sorte de moralité de la société : « Plus on aime la

liberté de la presse, plus on méprise les libellistes, de même que c’est par amour pour la

liberté en général qu’on déteste ceux qui la souillent et la déshonorent. »168

Constant renverse complètement les arguments qui servaient à justifier la

limitation de la liberté de la presse pour démontrer que « les calamités reprochées à la

liberté de la presse n’ont pour la plupart été que l’effet de son asservissement ».169

Exemple : quand, dans un pays, un parti parvient à restreindre la liberté de la presse, il

acquiert sur l’opinion une puissance bien plus grande que celle d’un despote ordinaire.

Dans le cas du despote, l’opinion est silencieuse, mais elle reste elle-même. Rien ne

vient l’égarer. Dans l’autre cas, les écrivains du parti, en faisant mine d’argumenter et

de convaincre, comme si la liberté d’écrire existait, influent sur le public qui « prend

cette parodie de la liberté pour la liberté même [et] puise des opinions dans leurs libelles

mensongers. »170 La société n’est pas naturellement disposée à la licence, comme on a

pu le faire croire, mais c’est la censure qui la pousse dans une voie licencieuse.

L’apprentissage parfois pénible de la liberté de la presse, au travers de son exercice sans

limite, est donc le seul moyen disponible de modérer son usage.

C] SPECIFICITE DE LA THESE DE TOCQUEVILLE

1) Contre l’individualisme de Constant

Jusqu’à maintenant, nous avons choisi de traiter ensemble les thèses de Constant

et de Tocqueville, relatives à la liberté de la presse, sans chercher à établir de

distinctions, bien qu’elles existent. Il est vrai que les deux pensées présentent de

nombreuses ressemblances, comme le souligne Paul Bastid : 168 Constant B., Discours, TI, p.67, op. cit. 169 Constant B., Principes de politique, p.120, op. cit. 170 Ibid., p.121, op. cit.

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« Ils jugent tous les deux les faits sociaux sur le plan moral. Ils se rencontrent dans la défense

inébranlable de la liberté et des garanties judiciaires qui l’assurent. Leur manière de raisonner sur

l’histoire n’est pas sans analogie. Ils y cherchent l’un et l’autre des lois de développement et en

tirent des conclusions applicables à leur époque. »171

Et bien que l’on ne sache pas si Tocqueville ait lu Constant, bien des textes

tocquevilliens auraient pu être signés par lui, comme celui-ci, qui reprend l’idée,

présente aussi chez Constant, que les libertés, dont celle de la presse, sont des

résistances de l’individu à l’Etat :

« C’est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de la

liberté et de la grandeur humaine doivent, sans cesse, se tenir debout prêts à empêcher que le

pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus à l’exécution

générale de ses desseins. » 172

Pourtant, si Tocqueville emprunte à Benjamin Constant sa conception de liberté-

résistance, conçue comme une garantie des libertés individuelles, il récuse et combat cet

individualisme qui est à la base de la pensée politique de Constant et de son libéralisme

bourgeois. S’il y a une certaine continuité de Constant à Tocqueville, il ne faut pas

confondre leur libéralisme : la liberté politique n’est pas pour Tocqueville, comme pour

Constant, la simple garantie des libertés individuelles ; elle est désirable pour elle-

même, car l’homme ne s’accomplit que dans la liberté politique, dans l’association.

Selon Lamberti, « Tocqueville ne cessera de dénoncer l’illusion individualiste dans son

œuvre et sa théorie des droits ne peut se comprendre entièrement si elle est présentée

comme le prolongement de la théorie constantienne, addition faite du droit

d’association. »173 Le combat de Tocqueville contre l’individualisme démocratique et sa

théorie de la solidarité des libertés publiques, qu’il présente comme le remède, apporte

une originalité certaine à sa conception du rôle de la liberté de la presse dans une société

171 Bastid Paul, Benjamin Constant et sa doctrine, p. 1100, Paris, A. Colin, 1966 172 Tocqueville A., DA, II, D, 7, p.445, op. cit. 173 Lamberti J.-C., Tocqueville et les deux démocraties, Paris, PUF, 1983, p.107

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démocratique, par rapport à Constant. Il fait de la liberté de la presse une mise en œuvre

précieuse de la liberté d’association.

2) Critique de l’individualisme et lien avec le despotisme

Tocqueville consacre les deux volumes de son livre De la démocratie en

Amérique à définir l’individualisme et à montrer que ce mal est d’origine

démocratique : si l’égoïsme est un défaut de l’individu, l’individualisme est un défaut

du citoyen. Voici comment Tocqueville le définit :

« L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de

la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que,

après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à

elle-même. »174

Cette définition fait ressortir l’idée d’indifférence civique et de repli sur la

sphère privée, et non celle de revendication pour faire prévaloir les droits de l’individu

sur ceux de la société. Si la société aristocratique connaît elle aussi le mal individualiste,

sous la forme d’un « individualisme collectif », l’individualisme, tel que nous le

connaissons, n’a pas lieu d’être, puisque l’individu en tant que tel n’a pas d’existence

politique ; il n’acquiert cette existence que par son appartenance à une hiérarchie. Mais

dès que l’on supprime cette hiérarchie et tous les corps intermédiaires, l’individu

apparaît seul face à l’Etat. Selon Tocqueville, l’individualisme ne naît donc pas du

gouvernement démocratique, mais de la société démocratique, marquée par l’égalisation

des conditions. Les hommes dans ce type de société « s’habituent à se considérer

toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée toute entière est entre

leurs mains. »175 Cette idée d’autosuffisance constitue le « jugement erroné »176 qui

174 Tocqueville A., DA, II, B, 2, p.143, op. cit. 175 Ibid., p.145, op. cit. 176 Ibid., p.143, op. cit.

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caractérise l’individualisme. Les affaires privées sont prépondérantes et les vertus

publiques méconnues, au point que la liberté politique n’est plus pour eux qu’un moyen

de garantir les libertés privées.

Le vice individualiste se fonde sur une erreur : lorsque Constant fait l’éloge de

« l’orgueilleux et jaloux isolement de l’individu dans la forteresse de son droit »,177 il

commet une erreur de jugement politique, en creusant un fossé entre la société civile et

la société politique. L’individualiste a tors d’isoler l’homme du citoyen, car

l’individualisme et l’indifférence à la vie publique font peser une menace sur la

démocratie, celle du despotisme. L’erreur des individualistes est de penser qu’ils

pourront jouir de leur indépendance et de leurs droits sans accomplir leurs devoirs de

citoyens, ou plus précisément, en réduisant l’exercice de la liberté politique au

minimum.

« L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les

hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les

conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr vers la servitude. »178 Dans

la mesure où, dans une démocratie, tous les pouvoirs secondaires ont disparu, les

peuples démocratiques en viennent à former l’idée très simple d’un pouvoir unique et

central, et comme l’individu reste seul dans sa faiblesse face à l’Etat :

« Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très haute des

privilèges de la société et une idée fort humble des droits des individus. (…) Ils accordent assez

volontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumière et de

sagesse qu’aucun des hommes qui le composent, et que son devoir, aussi bien que son droit, est

de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire. » 179

177 Cité par Prélot, Histoire des idées politiques, Dalloz, p.446-447 178 Tocqueville, A., DA, II, D, 1, p.396, op. cit. 179 Tocqueville, A., DA, II, D, 1, p.398, op. cit.

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Cette conception est le fruit de l’individualisme qui accentue la concentration du

pouvoir dans les mains de l’Etat : dans la mesure où « les hommes qui habitent les pays

démocratiques n’ayant ni supérieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires se

replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrent isolément »180 :

« Ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent à leurs affaires particulières

pour s’occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d’en abandonner le soin au seul

représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qui est l’Etat. » 181

La conséquence est que « chacun est, tout à la fois, indépendant et faible »182 :

en cas de besoin, l’individu ne peut attendre des autres aucun secours, « puisqu’ils sont

tous impuissants et froids. »183 Dans cette extrémité, il se tourne tout naturellement vers

l’Etat, qui devient tuteur.

Ainsi Tocqueville a-t’il montré comment par une concentration du pouvoir

dangereuse, un nouveau despotisme pouvait résulter des tendances profondes de la

société démocratique : « on n’a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu

et si puissant qui ait entrepris d’administrer par lui-même, et sans le secours de pouvoirs

secondaires, toutes les parties d’un grand empire… »184 Bien sûr, le despotisme

démocratique est différent du despotisme antique : « il serait plus étendu et plus doux, et

il dégraderait les hommes sans les tourmenter »185 :

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde :

je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-

mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun

d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : (…) il n’existe qu’en

lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a

plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul

180 Ibid., DA, II, D, 3, p.402, op. cit. 181 Ibid. 182, 183 Ibid., p.403, op. cit. 184 DA, II, 6, p.431, op. cit. 185 DA, II, B, 6, p.432, op. cit.

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d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et

doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les

hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans

l’enfance…»186

La notion tocquevillienne d’individualisme est complexe car elle résulte de la

combinaison d’une structure sociale, l’isolement des hommes, et d’une structure

intellectuelle, un « jugement erroné », l’idée d’un individu qui croit se suffire à lui-

même, et, qui, par conséquent ne lutte pas contre cet isolement. Pourtant, Tocqueville

pense que ces penchants peuvent être combattus, mais comment ? Comment, pour

reprendre les mots de Lamberti, exiger la liberté moderne, la garantie des droits

individuels, la souveraineté limitée, et en même temps rêver de la liberté antique et de

l’identité de la société civile et la société politique ?

3) Droit d’association et liberté de la presse

La création de corps intermédiaires démocratiques est la seule solution qui

permette l’apprentissage de la liberté politique, indispensable pour combattre

l’individualisme et le despotisme dont il est porteur : ces corps sont d’autant plus

nécessaires dans une société où l’égalisation des conditions et la rupture des liens

hiérarchiques ont isolé l’individu et placé seul, dans sa faiblesse, face à l’Etat. C’est

pourquoi Tocqueville recommande la constitution d’associations, tant civiles que

politiques :

« il n’y a pas de pays où les associations sont plus nécessaires, pour empêcher le despotisme des

partis ou l’arbitraire du prince, que ceux où l’état social est démocratique. Chez les nations

aristocratiques, les corps secondaires forment des associations naturelles qui arrêtent les abus de

pouvoir. Dans les pays où de pareilles associations n’existent point, si les particuliers ne peuvent

186 Ibid., p.434, op. cit.

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créer artificiellement et momentanément quelque chose qui leur ressemble, je n’aperçois plus de

digue à aucune sorte de tyrannie… » 187

Tocqueville affirme donc le caractère fondamental de l’association dans la

société démocratique : d’une part, « après la liberté d’agir seul, la plus naturelle à

l’homme est celle de combiner ses efforts avec les efforts de ses semblables et d’agir en

commun. Le droit d’association me paraît donc presque aussi inaliénable de sa nature

que la liberté individuelle. »188 D’autre part, « de notre temps, la liberté d’association est

devenue une garantie nécessaire contre la tyrannie de la majorité. »189

Tocqueville ne fait pas qu’ajouter la liberté d’association à la liberté de la presse

pour remédier aux maux spécifiques à la démocratie : il présente une véritable théorie

de la solidarité des libertés publiques, dans laquelle il analyse les liens étroits qui

existent entre les associations civiles, les associations politiques et la presse, qui devient

la clé de voûte de cette théorie et un moyen indispensable pour lutter contre

l’individualisme.

L’association possède plus de puissance que la presse : « quand une opinion est

représentée par une association, elle est obligée de prendre une forme plus nette et

précise. (…) L’association réunit en faisceau les efforts des esprits divergents, et les

pousse avec vigueur vers un seul but clairement indiqué par elle. »190 Néanmoins, dans

une société individualiste, les hommes ne peuvent se rassembler et agir d’un commun

accord, qu’à l’aide de la presse : « il n’y a qu’un journal qui puisse venir déposer au

même moment dans mille esprits la même pensée. »191 En effet, dans une société

démocratique dans laquelle le privé prime sur le public et où le lien social se distend,

« un journal est un conseiller qu’on n’a pas besoin d’aller chercher, mais qui se présente

187 Tocqueville A., DA, I, B, 4, p.292, op. cit. 188 Ibid., p.293, op. cit. 189 Ibid., p.291, op. cit. 190 Tocqueville, DA, I, B, 4, p.288, op. cit. 191, 192 Ibid., DA, II, B, 6, p.161, op. cit.

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de lui-même et qui vous parle tous les jours et brièvement de l’affaire commune, sans

vous déranger de vos affaires particulières. »192 Sans journaux, pas d’action commune :

c’est le seul moyen de mobiliser des individus, en leur montrant que leur intérêt

particulier est étroitement lié à l’intérêt commun : « un journal n’a pas seulement pour

effet de suggérer à un grand nombre d’hommes un même dessein ; il leur fournit les

moyens d’exécuter en commun les desseins qu’ils auraient conçus d’eux-mêmes »193 :

« Il arrive souvent (…) dans les pays démocratiques, qu’un grand nombre d’hommes qui ont le

désir ou le besoin de s’associer ne peuvent le faire, parce qu’étant tous fort petits et perdus dans

la foule, ils ne se voient point et ne savent où se trouver. Survient un journal qui expose aux

regards le sentiment ou l’idée qui s’était présentée simultanément, mais séparément, à chacun

d’entre eux. Tous se dirigent aussitôt vers cette lumière, et ces esprits errants, qui se cherchaient

depuis longtemps dans les ténèbres, se rencontrent enfin et s’unissent. »194

De plus, dans une société démocratique, les individus sont disséminés sur le

territoire, « il leur faut trouver un moyen de se parler tous les jours sans se voir, et de

marcher d’accord sans s’être réunis. Ainsi il n’y a guère d’association démocratique qui

puisse se passer d’un journal. »195

La liberté de la presse joue un rôle très important dans la théorie tocquevillienne

de l’association : elle en est la clé de voûte : « Il existe donc un rapport nécessaire entre

les associations et les journaux : les journaux font les associations, et les associations

font les journaux. »196

La liberté d’association, sur laquelle Constant est muet, occupe une place

centrale dans la pensée de Tocqueville, entre liberté individuelle et liberté politique. Les

associations civiles et politiques, remédient, en tissant un lien social, à la faiblesse des

193 Ibid., p. 162, op. cit. 194 Tocqueville, DA, II, B, 6, p.162, op. cit. 195 Ibid. 196 Ibid.

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individus face à l’Etat : « les associations civiles facilitent les associations politiques ;

mais d’autre part, l’association perfectionne singulièrement l’association civile. »197 De

plus, elles servent à combattre les illusions individualistes. L’association est la « science

mère »198 qui vient corriger le jugement erroné d’autosuffisance produit par

l’individualisme : « Dans la vie civile, chaque homme peut à la rigueur se figurer qu’il

est en état de se suffire. En politique, il ne saurait l’imaginer. »199 La continuité des

associations à caractère industriel et commercial aux associations politiques, en passant

par les associations intellectuelles, morales ou religieuses, assure la continuité d’une

éducation civique: elles apprennent aux hommes à sortir d’eux-mêmes et à défendre un

intérêt commun : « Les associations politiques peuvent donc être considérées comme de

grandes écoles gratuites, où tous les citoyens viennent apprendre la théorie générale des

associations. »200

En effet, le rôle des associations et de la presse dépasse de loin le champ du

politique : ce sont les garants de la civilisation. La menace que l’individualisme fait

peser sur la société démocratique n’est pas seulement celle du despotisme, mais aussi

celle d’un retour à la barbarie :

« Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se

développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres. J’ai fait voir que cette

action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut donc l’y créer artificiellement. Et

c’est ce que les associations seules peuvent faire. »201

Tocqueville, pour remédier à l’individualisme, ne prône pas le retour à une

société aristocratique, où il existait des corps intermédiaires puissants : « je crois

fermement qu’on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristocratie ; mais je

197 DA, II, B, 7, p.166, op. cit. 198 Tocqueville A., DA, II, B, 5, p.159, op. cit. 199 DA, II, B, 7, p.166-167, op. cit. 200 Ibid., p.168, op. cit. 201 DA, II, B, 5, p.158, op. cit.

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pense que les simples citoyens en s’associant, peuvent y constituer des êtres très

opulents, très influents, très forts, en un mot des personnes aristocratiques. »202 On

obtient de cette manière les avantages de l’aristocratie sans ses inconvénients :

« Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un

citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en

défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés

communes. »203

Tocqueville accorde une place centrale à la liberté de la presse dans sa théorie de

la solidarité des libertés publiques pour lutter contre l’individualisme démocratique :

« Plus j’envisage l’indépendance de la presse dans ses principaux effets, plus je viens à

me convaincre que chez les modernes l’indépendance de la presse est l’élément capital,

et pour ainsi dire constitutif de la liberté. »204 D’une part, elle garantit les libertés

individuelles :

« De nos jours, un citoyen qu’on opprime n’a donc qu’un moyen de se défendre ; c’est de

s’adresser à la nation toute entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain ; il n’a qu’un moyen

de le faire, c’est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les

nations démocratiques que chez toutes les autres ; elle seule guérit la plupart des maux que

l’égalité peut produire. L’égalité isole et affaiblit les hommes ; mais la presse place à côté de

chacun d’eux une arme très puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faire usage. »205

D’autre part, elle est le garant de la civilisation, qui risque d’être mise à mal par

l’individualisme : « Les journaux deviennent donc plus nécessaires à mesure que les

hommes sont plus égaux et l’individualisme plus à craindre. Ce serait diminuer leur

importance que de croire qu’ils ne servent qu’à garantir la liberté ; ils maintiennent la

civilisation. »206

202 Tocqueville, DA, II, D, 7, p.442, op. cit. 203 Ibid. 204 DA, I, B, 4, p.290, op. cit. 205 DA, II, D, 7, p.442-443, op. cit. 206 Tocqueville, DA, II, B, 6, p.161, op. cit.

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Conclusion de Tocqueville : « La liberté de la presse est, par excellence,

l’instrument démocratique de la liberté. »207

En conclusion de cette partie sur la spécificité de la thèse de Tocqueville, nous

souhaitons introduire une nuance en faveur de Constant : celui-ci est loin d’être un

admirateur naïf de la modernité.

Dans la section finale de La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes,

après avoir distingué les deux types de liberté, d’un côté la participation politique, de

l’autre l’indépendance privée, Constant déclare : « Loin donc, Messieurs, de renoncer à

aucune des deux espèces de libertés dont je vous ai parlé, il faut, je l’ai démontré,

apprendre à les combiner l’une avec l’autre. »208 D’ailleurs, la liberté de la presse est

sûrement l’un des moyens de concilier liberté individuelle et liberté politique. De même

que Tocqueville, Constant a bien perçu les risques de tyrannie dans le repli de l’individu

sur la sphère privée et la perte de l’esprit civique : si le danger de la liberté antique est

l’asservissement de l’individu à la puissance sociale, « le danger de la liberté moderne,

c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite

de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage

dans le pouvoir politique. »209

La modernité est pour Constant à la fois désirable et dangereuse : c’est que pour

se maintenir, la liberté civile a besoin d’une certaine dose de liberté politique. Si chacun

ne se soucie que de ses propres affaires, en plus de l’affaiblissement moral des individus

que cet individualisme entraîne, un tyran peut s’emparer du pouvoir. Si Constant n’a pas

207 DA, II, D, 7, p.443, op. cit. 208 Constant B., De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, p.514, in De la liberté chez les modernes, Paris, Le livre de poche, 1980 209 Ibid., p.512-513, op. cit.

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effectué comme Tocqueville une critique aussi systématique de l’individualisme

moderne, du moins en a-t-il perçu les dangers.

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CONCLUSION GENERALE

Cette étude sur les limites de la liberté de la presse a pris pour cadre de réflexion

la théorie du droit de résistance de Locke : nous avons cherché à montrer qu’elle

pouvait servir de fondement à la liberté de la presse, en tant que celle-ci constitue une

limitation du pouvoir et un moyen de contestation. Elle relève directement du droit

accordé au peuple de juger des affaires publiques et d’exprimer des divergences. Son

rôle dans l’information et la prévention du public en cas d’abus de pouvoir, est reconnu

par Locke, dans la mesure où le peuple a le droit de se délivrer de la tyrannie, mais aussi

de la prévenir : il est essentiel afin que le peuple puisse prendre conscience du danger

qu’il encoure et décide de se mobiliser pour défendre ses droits et ses libertés. Comme

telle, la liberté de la presse fait partie intégrante du droit de résistance accordé au

peuple.

Locke, qui avait prévu les objections qu’un tel droit ne tarderait pas à soulever, a

réfléchi aux limites du droit de résistance, dans la mesure où celui-ci pouvait entraîner

l’anarchie et des rébellions fréquentes : la véritable limite de ce droit n’est autre que le

caractère raisonnable du peuple, pris comme corps politique, qui est capable de juger en

fonction d’une vertu politique naturelle.

Confrontés à la question des limites de la liberté de la presse, nous nous sommes

dès lors demandés si la réponse que Locke a apporté à ces objections pouvait

s’appliquer au cas de la presse : en effet, les risques ne sont-ils pas pour la presse,

comme pour le droit de résistance auquel elle se rattache, le désordre, la sédition, le

manque d’éducation de la masse ? Ces arguments sont ceux-là mêmes qui justifient une

limitation de la presse à l’époque post–révolutionnaire.

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Marquée par l’expérience de la Révolution, et avide d’ordre, la société post-

révolutionnaire s’interroge sur la place et la puissance d’une presse en plein essor : ne

faut-il pas la limiter, pour protéger le gouvernement des risques de rébellions et pour la

protéger elle-même de ses abus ? Trois auteurs libéraux, témoins et acteurs de cette

époque, tentent de répondre : Guizot, tenant d’un libéralisme conservateur ; Constant et

Tocqueville, représentants d’un libéralisme plus ouvert.

Guizot est prêt à accorder à la liberté de la presse un rôle politique de grande

importance : il la considère même, selon une conception originale propre aux

doctrinaires, comme un moyen nouveau de gouverner, grâce à la communication qu’elle

établit entre gouvernants et gouvernés. Néanmoins, laisser à la presse une entière liberté

serait une erreur funeste, tant pour le gouvernement à peine établi que pour la liberté de

la presse elle-même. Prônant la prudence, il propose au contraire d’aller par degré

jusqu’à une liberté complète, afin d’éduquer la masse et de l’habituer progressivement à

l’exercice de cette liberté, ce qui en limiterait les risques. Il justifie ainsi l’usage

temporaire de la censure.

Surviennent plusieurs objections : la censure peut-elle permettre cette éducation

et l’apprentissage d’une telle liberté ou, au contraire, ne fait-elle que les retarder ?

L’ambition, qui était celle de Guizot, d’écarter les inconvénients de la presse pour ne

jouir que de ses bienfaits n’est-elle pas illusoire ? Et, enfin, une telle législation en

établissant la censure, suffit-elle à assurer la liberté de la presse ?

Ces objections sont celles de Constant et de Tocqueville qui récusent l’usage,

même temporaire de la censure : cette mesure, censée corriger les effets négatifs de

l’exercice de la liberté de la presse, risque de la remettre en cause dans son principe

même. Arme contre l’arbitraire et relais de la tribune, la liberté de la presse est plus un

facteur d’harmonie sociale qu’un facteur de désordre. Ce n’est pas que Constant et

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Tocqueville refusent de lui reconnaître des inconvénients, bien au contraire. Leur

argument est de dire que la limiter conduit à des maux bien supérieurs à ceux qu’elle

pourrait éventuellement causer. Déjà parce que la censure est infondée en principe et

inefficace en pratique, de sorte qu’il faut abandonner le projet de prévenir les abus de la

presse : il faut les punir par la loi. De plus, l’éducation que son usage requiert, afin de

limiter ses abus, ne peut se réaliser que si la liberté de la presse est entièrement libre,

alors que la censure fait obstacle à cet apprentissage nécessaire.

Les différences que nous avons établies entre les thèses de Constant et de

Tocqueville étaient importantes à relever pour souligner l’originalité de la conception

tocquevillienne, en matière de presse : loin de faire de la presse une simple garantie des

libertés individuelles, il en fait, avec la liberté d’association, un pilier de la lutte contre

l’individualisme dans la société démocratique, au point qu’elle devient pour les

modernes l’élément constitutif de leur liberté. Cette originalité n’apporte pas de

changement significatif à la réponse de Tocqueville à la question de la limitation de la

liberté de la presse, mais elle constitue un argument de plus pour garantir à la presse un

exercice illimité.

C’est donc bien, comme dans le cas du droit de résistance, le caractère

raisonnable du peuple, qui s’acquiert par un apprentissage que seul un usage illimité de

la liberté de la presse peut occasionner, qui constitue la véritable limite de la liberté de

la presse et donne raison à Hume quand celui-ci écrit qu’ « il est à espérer que les

hommes, étant chaque jour davantage habitués à la libre discussion des affaires

publiques, amélioreront leur jugement sur celles-ci et seront plus difficilement séduits

par une faible rumeur ou une clameur quelconque. »210 Néanmoins, il faut rester

210 Hume David, Essais moraux, politiques et littéraires, op. cit.

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conscients des risques inhérents à l’exercice illimité de la liberté de la presse et c’est à

la presse de s’imposer des règles éthiques et une autocritique constante pour les limiter.

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION .......................................................................................................... 2

LA THEORIE DU DROIT DE RESISTANCE SELON LOCKE ..... 12 A] JUSTIFICATION DU DROIT DE RESISTANCE...................................... 14

1) CONTRE ROBERT FILMER ............................................................................................... 14

2) CONTRE-ARGUMENTATION DE LOCKE DANS LE SECOND TRAITÉ ....................... 17

3) LES LIMITES DE DROIT DU GOUVERNEMENT CIVIL ................................................ 20

B] DROIT DE RESISTANCE ............................................................................. 23 1) L’EXISTENCE DU PEUPLE COMME CORPS POLITIQUE ............................................. 23

2) TYPES D’ABUS QUI JUSTIFIENT LA RÉSISTANCE ...................................................... 26

3) LA LIBERTÉ D’EXPRESSION POLITIQUE PEUT-ELLE ENTRER DANS LE CADRE DU DROIT DE RÉSISTANCE ? ............................................................................................... 30

C] REPONSE DE LOCKE AUX OBJECTIONS CONTRE LE DROIT DE RESISTANCE....................................................................................................... 32

1) PREMIÈRE OBJECTION : LE RISQUE D’ANARCHIE..................................................... 33

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2) LA CONCEPTION DU PEUPLE CHEZ LOCKE................................................................. 36

LA QUESTION DE LA LIMITATION DE LA LIBERTE DE LA PRESSE .................................................................................................. 42

I. Guizot ou la réponse du libéralisme conservateur........................... 44 A] LE CONTEXTE HISTORIQUE DE LA REFLEXION ET DE L’ACTION DE GUIZOT.......................................................................................................... 44

1) LES AMBITIONS DES HOMMES DE 1814........................................................................ 44

2) LE PROBLÈME DE LA LÉGISLATION : LE CAS DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ... 46

B] LA LIBERTE DE LA PRESSE, UN ENJEU IMPORTANT DANS LA SOCIETE POST-REVOLUTIONNAIRE.......................................................... 47

1) PAR OPPOSITION À LA POLITIQUE DU MENSONGE ET DE LA DÉFIANCE QUI NE MÈNE QU’AU DÉTACHEMENT DES AFFAIRES PUBLIQUES… ..................................... 47

2) …LA PRESSE EST AMENÉE À JOUER UN RÔLE POLITIQUE IMPORTANT EN PERMETTANT L’ÉMERGENCE D’UNE OPINION PUBLIQUE.......................................... 49

3) LA CONCEPTION ORIGINALE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE SELON GUIZOT... 49

C] POURQUOI FAUT-IL LIMITER LA LIBERTE DE LA PRESSE ? ....... 52 1) LES DANGERS D’UN USAGE SANS LIMITE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE......... 52

2) CONTRE UN USAGE IMMÉDIAT ET ILLIMITÉ DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE SANS ÉDUCATION DE LA MASSE ....................................................................................... 56

3) CENSURE ET RESTRICTIONS ........................................................................................... 57

II. Constant et Tocqueville, ou la réponse d’un libéralisme plus ouvert, favorable à une liberté de la presse complète......................... 60 A] RÔLE DE LA PRESSE : arme contre l’arbitraire et relais de la tribune . 60

1) CONCEPTION DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE COMME LIMITATION DU SOUVERAIN.............................................................................................................................. 60

2) UNE ARME CONTRE L’ARBITRAIRE .............................................................................. 62

3) LE RELAIS DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ................................................................ 64

B] POUR UNE LIBERTE DE LA PRESSE TOTALE..................................... 65 1) LA LIBERTÉ DE LA PRESSE COMME FACTEUR D’HARMONIE SOCIALE .............. 66

2) CONTRE LA CENSURE....................................................................................................... 69

3) L’APPRENTISSAGE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ................................................... 76

C] SPECIFICITE DE LA THESE DE TOCQUEVILLE................................. 79 1) CONTRE L’INDIVIDUALISME DE CONSTANT.............................................................. 79

2) CRITIQUE DE L’INDIVIDUALISME ET LIEN AVEC LE DESPOTISME ...................... 81

3) DROIT D’ASSOCIATION ET LIBERTÉ DE LA PRESSE ................................................. 84

CONCLUSION GENERALE...................................................................................... 91

BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 95