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za DIRECTION DE L 'ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE
MINISTERE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION AO 98 MP 04
*
Plan Urbanisme Construction et Architecture MINISTERE DE L'EQUIPEMENT DES TRANSPORTS ET DU LOGEMENT
*
LES FLUIDITES DE L'ETHNICITE : réseaux de l'économie souterraine, codes d'honneur, transitions
sociales et transformations urbaines.
Septembre 2000
Labaratsirg PÍAS PORAS, UMR.GMRSSQ57 Alain TARRIUS, Lamia MISSAOUI.
Université de Toulouse le Mirai! 5, allée Antonio-Machado 31058. Toulouse Cedex. MINISTERE DE LA CULTURE-DAPA
9042 007049
R EÇU-9« .2003
SOMMAIRE
Introduction : Altérité et complexité. page 4
1 - La transformation maghrébine marocaine 9
2- Marocains, de Marseille à Marrakech 15
Naissance d'une communauté et comportements collectifs urbains
2.1. Un dispositif commercial à Marseille et ses réseaux 19
2.1.1. Réseaux et économie atypique des échanges internationaux 19
2.1.2. Populations en présence 27
2.1.3. Contexte de la transformation des espaces de commerce
maghrébins en dispositif nomade international. 40
2.1.4. L'éthique sociale des réseaux. 42
2.2. Une centralité marocaine à Perpignan. 47
2.2.1. St Jacques, lieu de la déshérence urbaine, espace de
l'initiative commerciale marocaine 47
2.2.2. Les cités à forte concentration marocaine : la venue à
communauté. 56
2.2.3. Nomades des temps modernes : de Perpignan à Marrakech 63
2.2.4. Urbanité des jeunes Marocains : haschich, travaux saisonniers
et découverte de la Catalogne. 69
3- Entrer dans les réseaux : parole, honneur et mobilité ;
cas de Tunisiens. 78
3.1. Mohamed, le fellah nouveau notable. 82
3.2. Wafa, la femme entrepreneur : le déchirement de l'altérité. 87
3.3. Hassan, une réussite internationale. 95
4- Vers de nouveaux cosmopolitismes
4 .1 . Des identités autres 102
4.2. Lire le mouvement : un paradigme de la mobilité. 104
4.3. Habiter le mouvement : diasporas, errances, nomadismes. 1 10
4.4. Comprendre le mouvement : territoires circulatoires. 1 22
4.5. De l'ethnique à l'étranger. 128
Contusion : Vers de nouveaux cosmopolitismes. 136
Bibliographie: 145- 148.
i
ALTERITE et COMPLEXITE
Dire que la rencontre entre l'autochtone et l'étranger modifie
l'ensemble des rapports sociaux et économiques d'une société, locale ou
non, est d'une grande banalité. Il suffit dès lors de bien camper l'image
de « ceux d'ici », les « identitaires » et de la conjuguer avec celle de
« ceux de là-bas », les « autres ». Ainsi énumère-t-on, à coup de verbeux
« regards de l'un sur l'autre et réciproquement », toute sorte de
différences et, in fine, fixe-t-on un programme d'insertion ou d'exclusion à
celui qui arrive ou qui passe : en effet il est sensé n'avoir comme destin
urgent que d'effectuer un parcours qui le dépouillera de ses différences
pour l'assimiler aux « authentiques et légitimes identités locales ». Dès
lors le sang, la terre, les singularités des usages locaux, la connaissance
du passé élaboré en mémoire collective sur le mode d' « âges d'or »,
l'appartenance aux institutions fortes, l'illusion du pouvoir, font sens pour
décrire la réalité de cette légitimité identitaire. Des anthropologies et des
sociologies, quelque peu poussiéreuses aujourd'hui, bien que toujours en
vigueur, se sont développées à partir de ces positions éminemment
conservatrices qui voient toujours dans la transformation proposée par le
passage ou l'installation de celui qui est différent un danger de
désagrégation : l'histoire, les devenirs, les potentiels de métissages sont
refusés au nom des valeurs établies et répétées. La répétition, le
bégaiement deviennent les preuves de la légitimité. Ainsi le mélange,
l'entre-deux deviennent-ils marge. Chacun a pu lire ou entendre ces
propos qui décrivent les positions de l'un, entité globale, par rapport à I'
4
« autre », entité tout autant globale, et proposent des ¡eux de chaises
musicales en guise de description des interactions qui dans la réalité
complexe les séparent et les unissent tout à la fois.
Les sociologies imprégnées de la constitutionnalité française sont
aujourd'hui, y compris dans leurs énoncés les plus généreux, peu
capables de décrire ce que nous observons dans la réalité et l'actualité
des rapports interculturels et interethniques.
La recherche la plus contemporaine délaisse les philosophies des
dialectiques « brutales », bloc contre bloc, identité contre altérité, pour
aborder la complexité des échanges : chacun, autochtone comme
étranger, est fractionné dans les multiples temps de ses divers échanges,
proche, semblable, dans telle relation, distant, différent, étranger dans
telle autre. La multiplicité des distances et des proximités définit chacun,
quelle que soit son histoire. De façon brève ou longue, en un lieu
spécialisé ou dans l'ensemble des voisinages, des individus traversent
des frontières de normes qui font différence ; ils savent quitter leurs
univers pour entrer dans d'autres sans gêner les voisins du milieu
d'origine ni ceux du lieu d'accueil. Ils ne demeurent pas dans un « entre
deux » qui les rendrait étrangers aux leurs et aux autres, mais ils
développent la compétence d'être d'ici et de là-bas. La recherche que
nous exposons se situe dans ces nouvelles directions : fragmentations des
identités et analyse des compétences à franchir les frontières des
différences. Pour le dire autrement, les classiques approches de la
dialectique de l'altérité qui définissent d'abord la spécificité de l'un et de
l'autre avant de les opposer, de les conjuguer, de définir les voies qui
mèneraient de l'un vers l'autre, habilitent désormais et de plus en plus les
xénophobies : les positions généreuses qui les contestent, dans la mesure
où elles se situent dans cette logique des « unicités identitaires », sont
souvent de même essence que ces xénophobies.
s
Observer la complexité des fragmentations, des échanges, sans
présupposer de légitimité identitaire globale et absolue, attire davantage
le regard vers les transversales, les circulations, les compétences
interculturelles, vers les mixités, les métissages, les périphéries, les
entours, les marginalités, les cosmopolitismes, les « entre-deux », et tente
d'y lire la richesse des changements, la genèse de transformations
généralisables. Le paradoxe apparent de l'époque actuelle est que
l'exacerbation des xénophobies, jusqu'aux meurtres généralisés de
minorités culturelles, et la multiplication des croisements, des mobilités,
des rencontres et des métissages donc s'exposent de pair, en même
temps, et parfois dans les mêmes lieux. Nos travaux sur les mobilités et
les initiatives de l'étranger', sur les cosmopolitismes, nous conduisent à
affirmer que la lutte entre ces formes antagoniques participe de la fin des
nationalismes, tels que portés par les XVIIIème et XIXème siècles. Une
forme meurt dans la douleur qu'elle subit et provoque. Principes de
transformation et de conservation s'opposent autour du grand enjeu des
modes d'appartenance, de légitimité locale : aujourd'hui se conjuguent,
au-delà et contre une parole d'Etat qui bégaie des rengainesobsolètes
sur la nécessité de son rôle de gardienne des frontières nombreuses de
la différence, les revendications de légitimation locale deNceux qui,
sédentaires de hautes générations, affirment leur présence dans
l'invention des lieux, dans le génie historique de leur usage, et de ceux
qui, capables de mobilités, migrants riches ou pauvres, ethniques ou non,
affirment leur légitimité par leur adhésion de fait aux basculements des
anciens mondes. Ces derniers accompagnent les changements majeurs
par leur capacité d'usage des innombrables passages entre lieux hier
lointains, par leur facilité d'enjambement des si nombreux ponts jetés sur
les mers et les océans, par leur savoir contourner les dispositifs de
1 menés dans les laboratoires CNRS MIGRINTER, de Poitiers, et DIASPORAS, de Toulouse.
contention des vieilles nations et dé leurs frontières : ils sont l'expression
populaire la plus dynamique, la moins froide, de la rencontre entre le
monde et les lieux les plus restreints.
C'est dans cette perspective que nous inscrirons notre propos sur les
« fluidités de l'ethnicité », afin d'identifier les circonstances de
l'apparition de nouvelles formes de l'étranger, de l'extérieur ou de
l'intérieur, et des compétences qu'il développe dans la transformation de
nos certitudes indigènes : les économies souterraines transfrontalières,
développées en réseaux, seront l'occasion de mieux préciser ces
compétences générales à partir de celles plus particulières à développer
des initiatives commerciales. Bien sûr il ne s'agit pas pour nous
d'opposer à un prétendu bloc unitaire local, la diversité des statuts et
positions des étrangers venus d'ailleurs comme unique source de
changement : ce serait commettre l'erreur du « retournement du
stigmate ». « La » société locale n'existe pas en tant qu'entité : par
exemple certains chercheurs considèrent que les catalans, c'est à dire
d'abord ceux qui se réclament en conscience de cette appartenance
culturelle longue, sont minorisés en Roussillon, stigmatisés par toute sorte
de néo-coloniaux peuplant les administrations et les dispositifs les plus
indispensables : ils sont étrangers dans les lieux qu'ils ont inventés.
Nous allons donc en quelque sorte considérer comme « ethniques »
ou comme « étrangères » les diverses populations que nous désignerons,
qu'elles soient originaires de pays lointains ou issues, de longue durée,
du terroir. Pour le dire autrement // n'existe pour nous que des catégories
de l'altérité, et nous intéressent leurs fragmentations, leurs compétences à
quitter leurs positions, à revenir, à faire mélange, milieu nouveau, à
développer un principe de transformation. Les identités ne se définissent
qu'aux croisements, aux carrefours de ces altérités, par les modes fort
divers d'enracinement qui font « sociétés locales ».
7
Nos enquêtes nous ont conduit, dans le cadre de cette recherche, à
identifier une nouvelle forme migratoire, que l'on ne peut qualifier de
« Maghrébine », tant les comportements migratoires sont différents, nous
le verrons, entre Algériens, Tunisiens et marocains, dans les régions
méditerranéennes de Marseille à Montpellier, Toulouse, et surtout
Perpignan, à l'aide de travaux sociographiques. Puis, nous avons
observé les modalités d'entrée de migrants dans les réseaux des
économies souterraines à partir d'échanges d'honneur, du don de la
parole. Ensuite, nous avons actualisé dans la ville frontalière de
Perpignan nos observations marseillaises concernant les réseaux
d'économies souterraines. Enfin, nous avons rassemblé en une synthèse
offrant quelques perspectives théoriques nos observations éparses, nos
terrains actuels et nos acquis de recherches antérieures.
R
La transformation migratoire marocaine
La sociographie que nous avons systématisée durant les six premiers
mois de l'année 2 0 0 0 a d 'abord concerné les présences professionnelles de
migrants dans les campagnes dans les régions de Berre l'Etang (13), de St
Rémy de Provence, de Cavaillon (84), de Lunel, d'Aniane, de St jean de Fos
(34), de Castelnaudary (11) et de Perpignan (66). Ces enquêtes récentes
disposaient de l'antériorité de deux enquêtes précédemment menées, en
1994 et en 1985, dans les mêmes zones. Notre attention avait été attirée
par la simultanéité des retraits des Marocains des emplois agricoles et de
l'arrivée des Algériens, des Turcs et des migrants originaires d'Europe de
l'Est dans ces activités. La tendance est fortement confirmée par les derniers
relevés, de telle sorte que l'hypothèse, que d'autres observations non
sociographiques nous conduisaient à produire, sur l'originalité de la forme
migratoire récente marocaine s'en trouve confortée. Nous exposons dans ce
rapport les résultats des enquêtes menées dans le Roussillon : elles illustrent
au mieux les tendances semblables observées dans tous les autres sites.
Nous avons donc poursuivi cette sociographie par une enquête sur les
formes familiales résidentielles et les métiers « urbains » des seuls Marocains
dans les villes de Montpellier (quartier le Petit Bard ) et de Perpignan
(quartiers St Jacques et Mailloles). Enfin, nous avons approfondi, dans les
villes de Toulouse, Montpellier, Marseille et Perpignan, l'identification de la
nature des transferts opérés vers le Maghreb par les Tunisiens, les Algériens
et les Marocains, et la part des économies souterraines dans ces
mouvements.
Enquête de 1985 dans la plaine agricole du Roussillon (Perpignan)
1985
Zone 1
Zone 2
Zone 3
Total colonne
Total ligne a
24
37
45
106
b
17
31
16
64
c
49
57
71
177
Alger. a
6
4
9
19
b
1
3
7
11
c
11
9
16
36
4a roc a
14
20
21
55
b
10
27
6
43
c
10
17
19
46
Turcs a
0
0
0
0
b
0
0
0
0
c
0
0
3
3
local a
3
11
12
26
b
3
1
2
6
c
21
26
24
71
autres a
1
2
3
6
b
3
0
1
4
c
7
5
9
21
zone 1 : cantons de Prades, Ille sur Têt, Millas ; échantillon de 8 exploitations agricoles. zone 2 : communes de Thuir, Eine, Saleilles ; échantillon de 11 exploitations agricoles. zone 3 : communes de Bompas, StLaurent de la Salanque, Villelongue de la Salanque ; éch. de 10 exploit, agricoles. a : ouvriers, permanents ou saisonniers, déclarés. b : ouvriers permanents non déclarés. c : ouvriers saisonniers non déclarés.
9
Enquête de 1994 dans les mêmes sites :
1994
Zone 1
Zone 2
Zone 3
Total
écarts 85/ 94
Total a
21
34
38
93
b
18
23
25
66
c
74
54
67
195
+7
Alger. a
7
6
8
21
b
2
5
12
19
c
9
9
16
34
+8
Maroc a
3
6
8
17
b
5
12
1
18
c
7
6
5
18
=£1
Turc a
0
6
0
6
b
0
5
2
7
c
7
8
6
21
+31
local a
8
6
9
23
b
11
0
0
11
c
50
20
37
107
+38
autre'! a
3
10
13
26
b
0
1
10
11
c
1
11
3
15
+21
En 1994 une exploitation agricole de Prades n'existait plus ; cela n'obère pas les résultats.
enfin l'enquête menée de mars à juin 2000 dans les mêmes sites nous permet de relever les écarts suivants, qui confirment et amplifient les constats des deux anquêtes de 1 994 et 1985 :
écarts 94/2000
écarts 85/2000
Total + 15
+ 22
Algériens + 52 + 60
Marocains
-24 -115
Turcs
+ 1
+ 32
locaux -34
+ 4
autres + 20
+ 41
Les faits importants résident dans le désinvestissement massif des Marocains des activités
agricoles, alors même que leur présence dans les régions d'enquêtes augmentent
fortement ; simultanément, les Algériens réinvestissent, surtout ces cinq dernières années, le
milieu rural agricole. Les populations désignées comme « autres » sont essentiellement
formées de migrants est-européens. L'augmentation des présences Turque et Algérienne est
beaucoup plus importante, surtout si Ion décompose en origines nationales cette population
d'Europe de l'Est.
in
Evolution de la présence familiale et des activités professionnelles des Marocains.
Enquêtes 1985 et 1994 : échantillon de 61 personnes/familles dans les sites précédents :
habitat chez exploit, agrie, dans vieux village logement social office logement social privé
travail Hommes Femmes Agriculture Commerce légal/ informel Artisanat, bât. Chômage, maladie.
homme seul famille au Maroc
1985 43 personnes
37 6 0 0
39/43 X
35/43 3/43 1/43
0 4/43
1994 11 personnes
9 2 0 0
11/11 X
2/11 3/11 6/11
0 0
famille en France 1985
18 personnes
1 6
11 0
17/18 0/18
14/18 1/ 18 2/ 18 0
1/18
1994 50 personnes
0 15 19 16
45/50 11/50 7/50 8/50 21/50 9/50 5/50
Enquête de 2000 dans les mêmes sites :
habitat : chez exploit, agrie. vieux village Igt social office
Igt social privé
travail : Hommes Femmes Agriculture Commerce légal/informel Artisanat, bât.
Chômage, maladie
homme seul en 2000
France . 5 personnes
4 l 0
0
5/5 0 1/5 1/5 3/5 0 0
Famille en France 2000 56 personnes
0 6 34 16
52/56 31/56
5/56 9/56 33/56 4/56
4/56
Domiciliation massive dans l'habitat social, augmentation très importante du travail efes femmes ef dommanfe (58%Y des acfîWfês de commerce rrrfbrrfTef" ccWctBrîs'erTf l'évolution de la migration marocaine ; nous détaillerons plus avant les modalités de ces transformations.
n
Quelques tendances des transferts vers le Maghreb
Nous avons mené diverses enquêtes dont celles exposées ci-dessous,
concernant les villes de Toulouse, Marseille, Perpignan, Montpellier. Sont
concernées 208 familles de Maghrébins immigrés depuis plus de quinze
années et développant actuellement des activités productives au Maghreb.
Tous les transferts signalés ici empruntent les voies des réseaux transfrontaliers
des économies souterraines. L'échantillon se répartit ainsi :
Algériens Tunisiens Marocains
Total
Toulouse 16 14 18
48
Montpellier
19 14 23
56
Perpignan
9 2 16
27
Marseille
31 28 18
77
Total
75 58 75
208
Dans chaque ville des assistantes sociales nous ont permis de
rencontrer des familles immigrées depuis plus de quinze années et en situation
économique précaire (arrêt de travail ou chômage depuis plus de quatre
années). Sur 312 familles nous avons pu en retenir 125 qui pratiquaient des
investissements productifs au Maghreb. Cette importante proportion ne doit
pas être généralisée : en effet nous demandions aux assistantes sociales de
nous orienter vers des familles dont le père se déplaçait fréquemment ou
longuement pour sa région d'origine. Les 83 autres personnes furent choisies
à partir du centre commercial maghrébin que constitue le quartier Belsunce à
Marseille : originaires de chacune des villes citées dans le tableau précédent,
c'est là que nous les avons rencontrées, en 1994 durant une enquête de
plusieurs mois dans ce quartier. Nous nous sommes particulièrement intéressés
à 938 personnes de ces 205 familles2: 4 8 2 parents et collatéraux (seules six
mères de famille ne résidaient pas en France), et 4 5 6 enfants de 15 à 25 ans,
ayant vécu au moins dix ans en France.
La répartition de cette population par activités donnant lieu à
investissement productif dans le pays d'origine était la suivante :
C'est par entretiens de une à trois heures, en langue arabe, la plupart du temps dans des réunions conviviales avec les femmes que nous avons procédé pour les personnes rencontrées par l'intermédiaire des assistantes sociales. Par contre pour CTÎfëyreiltL'llU'ti.'S wrfWiCS cwtttntT^ittRs (KTí ti&iiwt-e', iCycnTTCtlCns cil mü^ttv «lit.Ui? ,»»**> tU ljv*¿»*..»37 críbete*Lvtfut^y J»»J brefs (15 à 30'). Nous tenons à dire combien les pratiques de distribution de questionnaires en français, ou des entretiens directifs enregistrés, pour des enquêtes auprès de ces populations sont insatisfaisants : tous les enquêtes ne savent lire et écrire par contre chacun d'entr'eux possède quelques scénarios de 'conformité' aux désirs supposés de son interlocuteur français souvent fort lointains des situations réelles, surtout dans le cas des petits investisseurs.... La rigueur de la construction méthodologique objectivante opère alors comme un redoutable masque aux situations de réalité. Les techniques chères aux interactionistes ou à certains anthropologues de l'observation participante, voire de la création de situations (avec éventuellement enregistrements dissimulés), permettent d'aller plus loin sur la voie de l'appréhension des faits de réalité.
1?
Algériens
Tunisiens
Marocains
confection
3 2 %
29%
4 1 %
garages
37%
14%
19%
agriculture
2%
30%
27%
BTP
2 1 %
19%
1%
transports
6%
8%
12%
Tunisiens et Marocains investissent particulièrement dans l'agriculture
et la confection. Les deux tableaux suivants signalent d'une part les zones
d'habitat d'origine de nos migrants et d'autre part les zones d'investissement;
nous avons proposé trois catégories : activités en zone rurale agricole,
activités en zone rurale non agricole (zones semi-désertiques, petits villages
touristiques situés dans des zones rurales agricoles) et activités en zone
urbaine dense (centres et périphéries).
Algériens
Tunisiens
Marocains
origine zone rurale agricole
3 1 %
49%
6 1 %
origine rurale non agricole
47%
33%
1 1 %
origine urbaine
22%
17%
28%
Algériens
Tunisiens
Marocains
investit zone rurale agrie.
14%
49%
72%
investit zone rural non agrie.
17%
43%
23%
investit zone urbaine
69%
8%
5%
Alors que les Algériens passent du secteur rural à la ville (vérifiant
pour cette seule population les constats de SAYAD), les Tunisiens et les
Marocains présentent la tendance inverse. Pour les Marocains, ces
informations sont fort intéressantes puisque, recoupées avec celles fournies par
les enquêtes précédemment exposées, elles nous signalent que le retrait des
activités agricoles durant la migration, au bénéfice des commerces
transfrontaliers souterrains, n'est pas contradictoire avec le fort investissement
dans le secteur agricole dans la région d'origine...Ces différences sont
probablement liées à l'histoire récente des politiques de développement rural
menées dans ces trois pays : les « villages verts » du Président Boumédienne
ont en particulier aliéné pour longtemps les emigrants du milieu rural algérien.
La durée des investissements différencie également ces populations:
investissent depuis -» - de 5 ans
Algériens 8%
Tunisiens 50%
Marocains 63%
5à 10 ans
27%
39%
3 1 %
11 à 15
43%
7%
5%
1 6 à 2 0
16%
4%
1%
+ d e 2 0
6%
0%
0%
n
La situation politique algérienne contribue probablement à expliquer
le fort infléchissement des investissements des migrants; par contre les
investissements des Tunisiens et des Marocains semblent opérer « en relais »,
précisément de la façon que signale Tardus dans Ises analyses sur l'histoire du
dispositif commercial de Belsunce. La proportion de l'investissement par
rapport au revenu différencie encore fortement ces populations :
Algériens
Tunisiens
Marocains
revenu>investissement
22% (dont ville 95%; rural 5%)
73% (dont ville 1 1%; rural 84%)
58% (dont ville 20%; rural 80%)
investissement>revenu
78% (dont ville 64%; rural 36%)
27% (dont ville 38%; rural 62%)
42% (dont ville 4 1 % ; rural 59%)
Le secteur productif rural tunisien se révèle celui de meilleure
rentabilité des investissements.
Enfin, la proportion de femmes entrepreneurs est plus importante
parmi les Tunisiens:
Algériens
Tunisiens
Marocains
hommes
96%
76%
100%
femmes
4%
24%
0
L'explication de ce fait par le statut juridique de la femme tunisienne
n'est pas entièrement satisfaisante : en effet les 17 Tunisiennes entrepreneurs
sont toutes originaires de milieux ruraux où elles ont investi; le « code
Bourguiba », assez usité dans les grandes villes l'est beaucoup moins dans les
zones rurales. En fait, parmi les familles de notre échantillon, ce sont les
femmes tunisiennes qui de plus longue date et les plus nombreuses (43%)
travaillaient en France.
Alors qu'une nouvelle couche sociale de bourgeoisie moyenne,
représentée surtout par les technocrates de l'appareil d'Etat, les commerçants
et les entrepreneurs du secteur touristique est apparue en Tunisie cette
dernière décennie dans l'espace urbain, les migrants semblent réaliser
l'équivalent dans l'espace rural. Là est bien, pour eux, le lieu de la réussite
économique et politique, de la diversification des secteurs d'activité, celui de
la mixité des initiatives. Au-delà donc de l'intérêt économique des initiatives
non étatiques portées par les émigrés, ce mouvement de retour se présente
comme rnodernisafêur. Pour en revemrcftrx'aTfarysesd^
pas que le 'passage' par la migration insère le paysan tunisien dans le monde
urbain, mais qu'il apporte les valeurs civilisatrices du milieu urbain dans
l'espace rural.
14
Civilisateur dans son pays d'origine, l'immigré l'est aussi dans le notre.
Cet étranger bouge en nos villes et son expérience migratoire lui confère une
position « étrange » à mi-chemin entre nomadisme et sédentarité. Nos
dispositifs d'identification ne l'enregistrent que dans ses états de sédentaire :
ce que nous n'apercevons pas, à travers ces filtres, c'est la force des liens qui
lui permettent de faire communauté transnationale, de fédérer en plusieurs
emplacements de nos villes des étages territoriaux qui vont du quartier et de
ses voisinages aux vastes circulations des réseaux des économies souterraines
transfrontalières. Entre le même milieu rural d'origine et de destination, la ville,
chez nous, occupe pour lui le statut d ' « ailleurs », d'hétérotopie, comme disait
Michel Foucauld : ce lieu est chargé de virtualités civilisatrices, car pour en
user dans la perspective d'une réussite du projet migratoire originel, il faut y
croiser toutes sortes d'autres étrangers, y « faire communauté » plus même que
dans son village d'origine, y apprendre la dimension mobilisatrice du lien
social. Lors du retour cette expérience devient apprentissage de l'exercice du
pouvoir local.
Les transferts technologiques d'Etat à Etat en milieu rural traduisent sur
le terrain l'accumulation des distances entre Etats et entre villes et campagnes.
Par contre, ces milliers de familles dont bien des chercheurs s'obstinnent
aujourd'hui encore à signaler le caractère rentier de leurs investissements
( 'Ma cabane au Canada' en version maghrébine...), naturalisent au mieux
dans leurs villages les éléments de modernité qu'ils se sont appropriés dans
leur « ricochet urbain ». Ils deviennent entrepreneurs à partir de nos villes,
dans la dissimulation de leur petit statut social, et, nouveaux notables dans
leurs villages y conquièrent les pouvoirs politiques et économiques.
is
MAROCAINS, DE MARSEILLE A MARRAKECH
Naissance d'une communauté et comportements collectifs
urbains
Comprendre le rôle des Maghrébins, et plus particulièrement des
Marocains, dans l'évolution actuelle de la société perpignanaise, qui a
donné lieu aux investigations les plus approfondies de notre enquête sur
les modalités d'installation urbaine, nécessite une description des
initiatives générales de ces populations dans l'espace migratoire français
et européen. Dès lors que nous envisageons les initiatives des étrangers,
nous quittons la perspective, omniprésente dans notre société, de leur
tête à tête avec les institutions chargées de leur intégration. Ces
initiatives, les espaces et les populations qu'elles fédèrent en réseaux et
en communautés, sont masqués à nos yeux, à nos rationalités, par notre
unique souci de localiser tout étranger par rapport à notre identité
citoyenne. A Perpignan nous avons tenté de reconnaître ces réalités
occultées. L'espace des réseaux internationaux, constitué autour des
économies souterraines, est révélateur des initiatives des étrangers : c'est
donc lui que nous avons exploré. A Perpignan, ces initiatives sont liées
d'une part et surtout à un pôle de centralité internationale des économies
30vferràmest MorsefWe; et tf'tiutfg pent <r \<T partie rrtmsfrofttalière àes
réseaux s'étendant jusqu'au Maroc.
îfi
Les recherches concernant lès initiatives collectives des étrangers
sur notre sol, que nous menons depuis plus de dix années de Marseille
vers le pourtour méditerranéen nous ont beaucoup facilité la tâche3.
Nous avons analysé le caractère original des expériences migratoires
maghrébines. L'apprentissage de la maîtrise des circulations, de la
traversée des espaces des étrangers, effectué en de longues années
d'errance ou de nomadisme, ou encore dans le temps long des
déploiements de diasporas, permet d' acquérir un savoir-résider - savoir-
circuler sans rapport avec les sédentarités de nos « sociétés de la
stabilité résidentielle ». Ces migrants développent chez nous des
initiatives tributaires de leur histoire originale, sans rapport avec
quelque apprentissage acquis dans notre espace national. Ils sont
transnationaux, transfrontaliers, transrégionaux,... bref, transversaux à
toutes ces logiques d'assignation territoriale qui créent les hiérarchies des
légitimités locales, à l'échelle du plus petit bourg rural, comme à celle
du quartier de la grande ville. Leur territoire de référence le plus
immédiatement désignable, celui qui influence toutes sortes de conduites
sociales, est d'abord circulatoire. Dans I' espace et le temps de la
migration sont nés des rapports sociaux qui font lien, réseau souvent, et
débordent des limites administratives, techniques, politiques, qui servent
de références aux populations sédentaires.
Le chercheur doit donc éprouver ce qui généralement va de soi
dans l'expression de la demande d'enquête, et en tout premier lieu la
designation des « lieux à problèmes » qui 'domicilient1, 'sédentarisent', les
populations concernées : par exemple, lors de notre recherche à
Perpignan nos interlocuteurs institutionnels nous demandaient
successivement, à propos des Marocains, de travailler « sur » les jeunes
1 Alain TARRIUS : Arabes Je France Jans l'économie monJiale souterraine. Ed. De l'Aube. 1995. Collaboration Lamia MISSAOUI.
17
dans les HLM du quartier du Vernet ou des Baléares, lorsque nous
avions affaire aux responsables des politiques sociales, puis sur les
commerçants de la rue Llucia, lorsque nous rencontrions des élus
consulaires ou des aménageurs, puis encore sur les ouvriers agricoles 'au
noir1 de la plaine de la Salanque, à la Préfecture, etc, etc.
Ensuite, le chercheur doit identifier la capacité de ces populations
circulantes à articuler plusieurs territoires et plusieurs appartenances : il
peut s'agir là d'une ressource durable, tant pour la maîtrise des lieux
investis que pour l'identité des groupes, communautaires notamment.
Leurs usages de l'espace et les rythmes de leurs mobilités s'inscrivent
dans des logiques distinctes de celles qui structurent les sociétés locales :
les bases même des processus de valorisation ou de dévalorisation du
foncier, par exemple, s'en trouvent bouleversées. C'est ainsi que
l'installation de commerçants étrangers dans des zones de déshérence
urbaine peuvent favoriser de belles réussites : ce qui est recherché là, et
acquis à un prix sans commune mesure avec ceux pratiqués dans les
quartiers commerciaux qui font centralita, c'est la densité
démographique et sociale de ses semblables, ceux qui, avant de faire
communauté, s'exposent déjà comme collectif identitaire. Proximités
sociales et mobilisations économiques iront alors de pair.
Ce qui apparaît au premier abord comme « enclave ethnique »,
comme formation sociale en juxtaposition, peut se révéler porteur de
centralités économiques, sociales, culturelles, spécifiques Enfin, la tension
entre le savoir-circuler et la sédentarité de ces populations rend précaire
leur inscription dans tel ou tel lieu, mais favorise en même temps leur
aptitude à développer des réseaux. Le migrant entrepreneur,
entrepreneur communautaire, devient rapidement entrepreneur,
constructeur de communauté, à la fois vecteur de liens avec la société
d'accueil et opérateur de recompositions identitaires parmi les
populations immigrées4. Le fonctionnement de ces populations en
réseaux déborde dès lors des cadres qui nous sont usuels : de véritables
superpositions de territoires et donc de normes, leur permettent, les
mobilisations de réseaux aidant, de développer des initiatives peu
visibles pour nos regards, mais, actuellement, d'une ampleur qui suggère
des 'sorties de crise1 dont nous sommes peu capables. Ces
superpositions excèdent les limites de la ville et exigent du chercheur des
cadrages, des contextualisations, qui ne s'en tiennent pas à l'a priori de
la ville autosuffisante, et encore moins des quartiers, pour produire
l'analyse de sa propre histoire sociale, comme le proposait
l'anthropologie sociale de l'Ecole de Chicago. Bref, de quelque façon
que ce soit, il fallait mimétiser ces populations, se déplacer avec elles
afin de découvrir leurs logiques de mobilité et de mobilisation, leurs
« savoir-traverser », qu'aucune statistique, aucun relevé émanant de nos
institutions, de nos regards citoyens ou de nos rationalités « modernistes »
ne peuvent nous décrire.
Il serait dérisoire de prétendre saisir les initiatives des populations
maghrébines dans la transformation généralisée des rapports sociaux à
Perpignan sans un détour par Marseille en premier lieu, et ensuite par
l'espace intermédiaire avec le Maroc : dans cette ville a émergé, ces
dernières années, un dispositif transnational des économies souterraines,
du type comptoir commercial méditerranéen, qui donne sens à la
présence Marocaine à Perpignan et dans la plupart des villes grandes et
moyennes du bassin méditerranéen ouest européen. Nous proposons
donc, dans les pages qui suivent, de définir la place et le rôle des
Marocains de Perpignan dans l'organisation des réseaux de l'économie
internationale souterraine, en actualisant des recherches que nous
4 Alain DATTEGAY : Le migrant acteur, la migration comme activité. In Réseaux productifs et territoires urbains. Piepes Uiiiverwlaiies du Mirail. Toulouse 1996. Pp. 55-70.
19
menons depuis 1984 sur les initiatives économiques des migrants
maghrébins à partir de Marseille.
Un dispositif commercial colonial Maghrébin à Marseille, et
ses réseaux.
Au cours des années 70, des places commerciales maghrébines,
dont, à Marseille, un quartier historique de centre ville, Belsunce, est
l'élément central, apparaissent et se renforcent en divers lieux du
territoire national. Des populations Arabes, d'abord algériennes ¡usqu'en
1987 environ, puis de toutes origines, se meuvent et se mobilisent en de
nombreux réseaux commerciaux qui captent et créent de la richesse le
long d'échanges locaux, nationaux et internationaux. Belsunce acquiert
à la fin des années 80 le statut de dispositif commercial connecté aux
réseaux mondiaux des économies souterraines. C'est le passage d'une
centralité dimensionnée par l'interminable histoire du face-à-face algéro-
français à celle articulant des espaces et des populations de plus en plus
divers et lointains que nous allons tenter de décrire dans un premier
temps. La sortie du lien post-colonial, en somme. C'est en effet dans cette
configuration que s'impose, depuis peu, l'originalité communautaire des
réseaux de migrants Marocains.
Réseaux et économie atypique des échanges
internationaux : la circulation des marchandises.
Nous avons pu identifier la capacité de ces migrants à constituer
leur vaste ville non comme une succession d'espaces dissociés, à notre
façon, mais comme un réseau de circuits, topographiques et sociaux,
hautement connectés. La ville maghrébine est forte d'une cohésion qui
rassemble les quartiers peuplés par les siens, dans les villes traversées
par les réseaux commerciaux souterrains. L'espace Maghrébin du
quartier Saint Jacques, les Cités Baléares de Perpignan acquièrent ainsi
le statut de quartiers plus actifs dans la vie sociale.et économique de
Marseille que dans celle de la ville qui les contient.
Le modèle économique développé par les entrepreneurs
maghrébins est atypique de plusieurs façons. Il s'est créé et se développe
mondialement, à l'initiative de Latino-américains à Miami, de Turcs en
Allemagne, de Libanais en Afrique, d' Africains à travers plusieurs
continents, d'Asiatiques en Grande Bretagne et ailleurs, en se nourrissant
du désordre des économies "officielles", des différences de richesse entre
nations, des sommes de subtilités réglementaires chargées de permettre
l'existence des échanges entre zones de richesses incommensurablement
différentes. Ces réseaux déploient leur fluidité, leur savoir traverser les
frontières, faire continuité humaine, malgré les barrières instituées par les
économies officielles. Vivant des écarts de richesses entre nations, ils se
jouent des phénomènes de crise, sectoriels ou généralisés : plus la crise
s'approfondit dans une nation riche, plus encore elle frappe les nations
pauvres ; les différences de richesse s'accentuent et ceux qui savent
"passer" s'enrichissent donc encore plus. La modernité de ces économies
non reconnues par nos sciences, nos théories, puisque essentiellement
constituées d'échanges commerciaux, et non de productions, est bien
réelle : alors même que s'intensifient, de toutes façons, les échanges et
les circulations, que se réduisent les distances et s'instaurent tant de ponts
entre lieux, comment ne pas reconnaître la modernité sociale et le génie
économique de ceux qui circulent au mieux, qui actualisent le lien social
là où les nations proposent la norme, le règlement, les contrôles,
l'impersonnalité et la froideur du tout technique ? L'image qui vient à
l'esprit est celle qui oppose culture écrite et culture orale : les économies
91
des réseaux commerciaux sont oeuvre d'oralité, de fluidité et de
proximités sociales. Des héritages ancestraux fort peu redevables de
technicités apprises, mais souvent bien davantage de capitaux culturels
lentement accumulés dans le ¡eu des générations nomades, ont disposé
ces entrepreneurs à aller de plus en plus loin, de villes en villes, sans
perdre le sens de leurs attaches premières, sans renoncer aux liens
sociaux et aux modes de reconnaissances de proximités portées en eux-
mêmes. Ces économies se connectent, ces hommes font de plus en plus
souvent "route commune", bousculent les centrantes urbaines spécifiques,
celles redevables de l'histoire locale des indigènes. Les rapports à
l'étranger s'exacerbent d'autant plus que l'indigène attend gratification,
reconnaissance, légitimité de sa sédentarité, de son immobilité rassurante
mais socialement et économiquement mortifère. Le lien social qui fait
continuité et mobilisation, dans ces populations mobiles, véhicule bien sûr
bien d'autres valeurs que celles attachées aux transactions marchandes :
la globalité même des échanges qu'impliquent toutes ces transactions
entre êtres réels exige la circulation de l'éthique sociale, voire du sacré.
La centralité marseillaise ou l'étape perpignanaise sont en même temps
et de la même façon concernés par ces dynamiques.
Les produits principaux objets de circulations internationales, c'est à
dire de provenance éventuelle extérieure à la France, sont les voitures,
les textiles et les équipements électriques et électroniques. Ceux-là même
qui caractérisent les activités des Maghrébins perignanais associés aux
activités de Belsunce.
Ces marchandises furent de provenance française jusqu'en 1986
environ, puis, au fur et à mesure de la connexion des réseaux
d'entrepreneurs ethniques internationaux, les origines s'exte ma lise rent. Le
cas des voitures est probablement le plus simple à décrire. Jusque vers
1982 ne s'exportaient guère que les voitures Peugeot, diesel de
9?
préférence, achetées par les immigrés ayant droit à une suppression de
taxes consécutive à l'ancienneté de résidence en France. Puis, après
cette date, quelques Algériens déjà installés à Stuttgart commencèrent à
acheter des Peugeot plus rapidement réformées en Allemagne qu'en
France. Aubagne, au Nord Est de Marseille s'équipa en garages où ces
occasions en transit retrouvaient une apparente jeunesse avant
d'embarquer pour le Maghreb ou de passer la frontière du Perthus,
après restauration à Béziers, Narbonne ou Perpignan. Les Marocains de
Bruxelles ne tardèrent pas à répondre à l'importante demande qui dès
lors s'exprima. Des voitures françaises et d'autres origines commencèrent
à affluer, conduites par des Marocains résidant en Belgique : en 1989
on rencontrait dans les villes de la facade méditerranéenne française des
Marocains migrants urbains, et non issus de la cohorte des salariés
agricoles au noir, proches des Turcs à Bruxelles. Quelques bateaux
commencèrent à charger des voitures originaires de Belgique et
d'Allemagne vers la Turquie et le Maghreb pendant que s'affirmaient les
itinéraires terrestres par l'Espagne. Une sélection fut rapidement opérée
afin d'envoyer les modèles Ford vers l'Afrique Noire, des Peugeot de
toutes cylindrées dans le Maghreb, et des petites voitures de toutes
marques en Europe de l'Est. Ces voitures étaient des "grosses cylindrées"
jusqu'en 1991 : belles allemandes commandées par les bourgeois ou
fortes carrures de break diesel. Les petites cylindrées apparurent à leur
tour assez massivement après cette date : les Turcs commandaient pour
les pays de Pex Europe socialiste et fournissaient leurs alliés
commerciaux marocains de Bruxelles et de Francfort pour les classes
moyennes qui s'affirmaient dans le royaume chérifien.
La remise en état, le commerce et le transit des voitures d'occasion
entraîna la multiplication des commerces de pièces détachées : Marseille
a toujours gardé la centralisation et la redistribution de ces produits.
91
Depuis les récupérateurs, en banlieue/ jusqu'aux spécialistes de pièces
détachées d'origine, installés sur le boulevard Belsunce, ou de
substitution, "made in Taïwan", ou plus simplement dans le Piémont
italien. Ce commerce est florissant car, parmi les tapis, vêtements,
antennes paraboliques et autres lecteurs de cassettes qui composent le
"bagage type" du Maghrébin de retour vers son pays, des pièces
détachées de voiture prennent toujours place. Pour soi, sa famille, ses
amis, pour une voiture neuve, d'occasion, abîmée ou non, des
amortisseurs ou des pièces de freins en avance sont toujours les
bienvenus. Pour certains ce sont même les pièces de rechange qui
permettront de rembourser partiellement ou totalement le coût du
déplacement.
Les textiles se diversifient en tapis, vêtements et coupons. La
concurrence pour la vente de tapis est particulièrement vive. Les
productions moyen-orientales, iraniennes, asiatiques ou maghrébines ne
sont pas très prisées : "ils sont bons pour la mosquée" disent les
acheteurs que la reproduction de motifs classiques attire peu. D'autre
part leurs prix sont élevés, et les kilims abordables sont dévalorisés
comme "productions des nomades du désert" ou "tapis pour le sable".
Dès lors les commerçants exposent de solides tapis dont les dimensions
peuvent atteindre quatre mètres sur trois, proches de la moquette, aux
vastes surfaces colorées uniformes ou ornées de quelques motifs
modernes. Les principaux fournisseurs sont Belges. Des tapis de
dimensions plus modestes, en soie brillante et longue, représentant des
scènes bucoliques quoique vivement colorées, de chasse, de pêche,
d'envol de canards auprès d'étangs, de chalets montagnards proches de
lacs ont encore la faveur des acheteurs qui en ornent les murs de leurs
intérieurs ; ces motifs sont des classiques populaires de Turquie : des
usines, en Allemagne, fournissent les marchés turcs, moyen-orientaux,
74
maghrébins et africains. Cette iconographie "tyrolienne" n'est pas sans
rappeler le commerce des films-vidéo turcs ou égyptiens qui mettent en
acte des figurants outrageusement déguisés en "occidentaux", femmes
très blondes aux comportements "libérés" et amants aux apparences de
voyous hollywoodiens. L'affirmation du sentiment religieux n'a
assurément pas atteint ce mimétisme aussi ancien que l'histoire de nos
rapports coloniaux. Le troisième type de tapis, dont l'usage est limité à la
décoration murale et à la prière est l'afghan en fausse soie courte
dupliquant des motifs persans anciens. Réputé peu solide il est délaissé
par les acheteurs maghrébins mais connaît un certain succès sur les
marchés publics français où il est offert avec quelques poteries
marocaines ou tunisiennes. Les prix sont surprenants : le robuste tapis
tissé en Belgique et mesurant trois mètres sur deux est affiché à mille
francs environ et peut se négocier jusqu'à six cents francs. Les scènes
bucoliques atteignent à l'affichage cinq cents francs en soixante
centimètres par un mètre, mais sont négociables autour de deux cent
cinquante francs. Enfin les "afghans" sont offerts à partir de six cents
francs en quatre vingt centimètres par un mètre cinquante, et négociables
autour de quatre cents francs ; par contre les mêmes sont proposés sure
les marchés publics, aux populations indigènes qui ne se risquent jamais
dans les boutiques arabes, à mille cinq cents francs et permettent de
grandes ¡oies à ceux qui les obtiennent après négociation pour neuf
cents francs.
La vente des vêtements et tissus, qui a justifié largement l'aide
apportée à l'installation des Maghrébins dans les années 1970 par les
commerçants juifs, installés dans toutes les grandes villes françaises
depuis les années 50, échappe depuis 1990 à ces anciennes
collaborations, à l'exception des robes de mariées et de certains tissus,
drainés d'Allemagne par le réseau juif des "Sentiers". L'Italie a joué un
rôle fortement perturbateur : en effet les tissus et vêtements d'extrême-
Orient ont afflué à partir de Gênes, Naples et Milan. Ils ont ravi le
marché du survêtement, et des petits produits "mode" pour les
adolescents et ¡eunes gens. Une variante fort intéressante de ce circuit
existe à partir de confections dans des micro-entreprises familiales
tunisiennes et marocaines alimentées en coupons et modèles par les
Italiens : en quelque sorte il s'agit de l'extension au Maghreb du "modèle
Benetton". Des opérateurs italiens, associés aux Tunisiens et aux
Marocains de Belsunce, contrôlent les circulations de ces produits.
L'aventure, prometteuse, a tendance à minorer le rôle des Italiens au
bénéfice des Tunisiens puis des Marocains. Un marché du vêtement
exclusivement réservé aux Maghrébins, entre fripe et vêtement
traditionnel, mal coupé et bon marché, est en effet apparu, maîtrisé par
des entrepreneurs marocains nouveaux venus à Marseille. Ces
commerçants ont ouvert le "Marché du Soleil", au-delà de la porte d'Aix,
le long de l'autoroute, créant une "percée" maghrébine comme une
tentacule de Belsunce. Les fripes sont rares dans le quartier mais par
contre si elles ne sont pas écoulées ici, elles y transitent bien, arrivant
d'Italie en quantités immodérées pour inonder les marchés publics de
Toulouse à Perpignan, de Lyon à Toulon et à Nice. Les Tunisiens et les
Marocains fabriquent de la fripe de plus basse qualité, une autre part est
fournie par le moyen Orient, et enfin la "fripe supérieure" est fabriquée
en Italie même, plagiant des modèles par ailleurs connus. Les
distributeurs présents à Belsunce reçoivent en vrac ces diverses
productions et n'identifient clairement que leurs vis à vis italiens. C'est une
enquête menée en Tunisie, à Bizerte, auprès d'une entreprise familiale de
confection, puis l'identification d'une "filière marocaine", et enfin la
description d'une négociation par un commerçant de Belsunce de retour
d'une tentative avortée d'installation à Naples, qui nous ont permis
d'identifier l'existence de ces circuits. Le fait est que les commerçants en
tissus ne sont plus clients des Juifs des réseaux "Sentier", que pour les
délicates confections de robes de mariées et l'obtention de coupons de
tissus traditionnels, pailletés, fabriqués en Grande Bretagne et en
Allemagne.
Les produits d' électroménager sont surtout fournis par les
constructeurs français. Moulinex est une véritable institution, comme
Calor ou Thomson. Les prix de vente sont souvent supérieurs à ceux
pratiqués dans les centres commerciaux, Plan de Campagne vers
Marseille ou Auchan à Perpignan, mais bien sûr dans les petits
commerces arabes la plus grande partie de la clientèle est captive,
rassurée d'effectuer ses transactions auprès des siens. Par contre les
appareils électroniques sont offerts à des prix défiant toute concurrence :
modèles bas de gamme "made in Taïwan" ou bien dans toute autre
nation asiatique, mais encore appareils de marques connues
internationalement venus d'Italie "hors contingentement", importés donc
dans des conditions illégales. Noirs africains et Pakistanais, via l'Italie,
transitent ces marchandises. Et l'on peut ainsi acquérir pour mille cinq
cents francs un téléphone-répondeur-télécopieur-photocopieur
interrogeable à distance qui est vendu trois mille francs, à quelques
centaines de mètres de là dans les centres commerciaux ou, un peu plus
loin encore, en Andorre.... Les emballages sont intacts, hermétiquement
clos, mais aucune facture ni garantie n'est proposée. Le marché des
antennes paraboliques "qui permettent de voir les films interdits de Canal
Plus" est toujours florissant : celui des cassettes pornographiques
également. Mais dans ce cas, ce sont les boutiques françaises
spécialisées qui fournissent. Le manège est simple : commande est
passée, à partir de quelques spécimen dissimulés, à un commerçant qui
n'affiche que du film turc ou égyptien, que des chansons du Maghreb et
97
du Moyen-Orient. En fin de journée le vendeur maghrébin ou l'un de ses
aides passe prendre livraison des commandes, payées à l'avance. Un
commerçant nous confiait que ce marché était, en 1994, en forte
expansion. A Perpignan une société d'éditions pornographiques a tenté
de lancer une 'collection arabe' en démarchant, dans les cités d'habitat
social, de jeunes femmes algériennes ou marocaines. La tentative n'eut
pas grand succès : les jeunes femmes arabes ne se précipitèrent pas,
c'est le moins que l'on puisse dire, et les phantasmes erotiques des
acheteurs s'exerçaient sur les modèles les plus blonds et les plus roses de
peau ...
Populations en présence.
On ne vient pas dans les lieux de concentration des commerces
arabes seulement pour acheter des marchandises : on y cherche, ou
encore on y trouve sans les chercher, des opportunités d'avenir, un
logement, des amis ou parents du village, une nourriture du pays dans
de petits restaurants familiaux. La diversité et pourtant le "bon ordre" des
populations en présence permettent la manifestation de ces occasions de
modifier son devenir. A Marseille tout est possible, depuis la rencontre d'
imams et les discussions qui s'en suivent, la fréquentation d'un café
'politique laïque', de prostituées occasionnelles, venues deux ¡ours du
pays, jusqu'à la négociation d'une place dans les réseaux de l'économie
souterraine. A Perpignan il y a moins de brassage, plus de contrôle
communautaire, mais il existe une spécificité indéniable : on peut y
rencontrer, lorsque l'on réside en France, tel ou tel parent ou ami, qui a
fui l'Algérie ou le Maroc et, en situation irrégulière partout en Europe, se
blottit à Barcelone qu'il quitte parfois et éphémèrement pour Perpignan.
Nous en venons donc à tenter de décrire les populations présentes,
leurs liens et leurs originalités ici. Encore une fois se pose à nous le
problème de notre position, car il est relativement aisé, et nous le ferons
dans un premier temps, de les décrire suivant des classifications qui
renvoient à nos expériences de citoyens républicains et sédentaires, de
dire en quelque sorte combien ils sont ou non près de nous ; comment ils
actualisent ici les conflits que les informateurs politiques nous décrivent là-
bas, ou comment ils manifestent le grand décalage entre nations riches et
pauvres. Il ne fallait donc oublier dans nos descriptions ni pauvretés, ni
richesses, ni opinions et religions, mais il était essentiel de comprendre
comment le fait et les situations migratoires modifiaient les statuts des uns
et des autres ; comment pauvre pour nous, ici, ils peuvent être riches pour
eux, là-bas ; comment, après le va de soi de la recherche de repères
locaux, quelques pas sur le parcours de l'intégration, ou après une
longue et douloureuse errance solitaire, on prend place dans les
dynamiques locales et internationales caractéristiques de ces lieux des
initiatives commerciales et on concourt dès lors à la production d'un
territoire autre.
Tout d'abord les plus pauvres : primo arrivants plus ou moins
clandestins, mariages et études complexifiant encore aujourd'hui les
frontières entre légalité, tolérance et clandestinité, et victimes solitaires
d'errances qui les ont éloignés des familles forment cette première sous
population. Il s'agit le plus souvent de célibataires logés dans les hôtels
ou dans les foyers. Ils sont très visibles dans les lieux consacrés aux
hommes, tels les cafés proches des concentrations commerciales. Ce sont
des célibataires qui "donnent couleur" au quartier mais s'impliquent
rarement dans les activités des commerçants. On peut considérer que les
familles maghrébines qui logent précairement dans les plus vieux
appartements du quartier Saint Jacques de Perpignan, et subsistent grâce
?9
aux revenus encore plus précaires du père, font partie de ce premier
groupe. Il s'agit des habitants les plus nombreux et les plus visibles ; ce
sont eux qui, après les années 50, se sont logés dans ces hôtels sordides
du quartier, qui prenaient le relais des maisons closes interdites par la loi
Marthe Richard. Leur mobilité résidentielle n'est pas importante : en effet,
il est possible, depuis Perpignan, de se rendre dans la plupart des
villages du département où des artisans, des paysans, des particuliers,
offrent un peu de travail saisonnier ou au noir. Quelques jeunes prennent
l'initiative de mobiliser les plus valides d'entre eux pour former, à
l'occasion, des équipes de travailleurs occasionnels. Environ trois mille
huit cents Maghrébins vivent ainsi dans l'arrondissement de Saint
Jacques, c'est à dire environ quarante pour cent de la population, un
nombre équivalent à celui des Gitans. Ces personnes sont au moins
autant concernées par le dispositif commercial maghrébin auquel elles
confèrent identité, qu'elles "densifient" localement tout en le masquant,
que par la construction française de leur devenir, c'est à dire par nos
propres dispositifs d'intégration. Mais elles ne sont actrices, au sens de
reconnues dans la quotidienneté des échanges, ni dans l'une ni dans
l'autre société.
La seconde sous population est constituée par un groupe restreint
de familles de commerçants installés dans les années 1975 - 1983.
Marchands de produits alimentaires ou d'usage quotidien de
consommation courante et réagissant rapidement aux variations des
demandes, ils constituent une classe moyenne particulièrement insérée
dans l'ensemble des sites du quartier et désireuse d'y demeurer. Ils ont
acheté des pavillons dans les périphéries de Perpignan ou réhabilité
leurs appartements au fur et à mesure des années, sans aide publique, et
les ont parfois achetés. Leur mode de vie, et les habitudes de
consommation qui lui sont liées, les apparentent aux classes moyennes
in
locales : fréquentation des mêmes commerces de centre ville, sorties
dominicales dans l'arrière pays, acculturation vestimentaire et brassage
pour les enfants. On pourrait dire que ces familles de commerçants,
toutes d'origine algérienne, sont intégrées à notre société tout en
oeuvrant dans le tissu économique du quartier. Elles confirment ce fait
que le quartier abrite une population maghrébine à distance du dispositif
international, de I' "espace autre". Ceci n'est pas un des moindres
paradoxes de ce lieu qui héberge les familles les plus proches comme
les plus distantes de nos devenirs. Elles sont minoritaires parmi la
population maghrébine (environ 4%) mais suggèrent un modèle attractif
pour des jeunes qui n' envisagent d'autre destin que celui de leur
intégration.
La troisième sous population est celle des entrepreneurs
commerciaux à rayonnement international. Ce sont eux qui gèrent les
flux d'hommes et de marchandises qui partent du quartier ou y
aboutissent, que leurs origines ou destinations soient internationales,
locales ou régionales. Relativement stabilisés ici, ils peuvent, selon les
redistributions spatiales des activités des réseaux économiques auxquels
ils participent, se relocaliser rapidement dans une autre ville ou un autre
pays. A Marseille, autour de leurs activités quatre à cinq cents familles
sont fédérées ; à Perpignan il faut en compter une vingtaine. Leurs
appartements ou villas sont situés en dehors des quartiers de Belsunce ou
de Saint Jacques, où ils travaillent. Ils animent la population de plusieurs
milliers d'individus qui participent à leurs activités. Les statuts et les
origines dominantes varient au cours des années et prennent sens pour
caractériser l'identité même du dispositif économique : afin de
comprendre ces rôles nous allons plus précisément décrire les contours
de ce groupe et ses évolutions en proposant une typologie des profils
dominants selon des critères réactualisant l'expérience migratoire. Les
11
changements de propriétaires dés commerces sont fréquents, et, à
Marseille, sur quatre cent soixante douze familles propriétaires ou
gérantes que nous avions identifiées en 1985, seulement soixante et
onze sont toujours présentes. De 369 boutiques (286 tenues par des
Algériens, 67 par des Tunisiens et 16 par des Marocains) en 1985 nous
sommes passés à 327 en 1994 (132 Algériennes, 1 19 Tunisiennes, 76
Marocaines). Les Tunisiens ont doublé leur présence et les Marocains
l'ont quintuplée durant ces neuf années. A Perpignan, sur douze de ces
commerçants que nous avons pu identifier et approcher, deux seulement
sont Algériens, un est Tunisien et les neuf autres sont Marocains.
A Marseille, des Pieds-Noirs, transitaires installés dur le Port, sont
omniprésents dans les activités de transports des marchandises par mer ;
ils bénéficient d'une importante confiance et ont investi dans les
nombreux hôtels qui accueillent les 700 000 acheteurs occasionnels qui
déferlent du Maghreb ou d'Europe, par tous les moyens de transports à
disposition, lors d'un retour au pays, vers Belsunce. A Perpignan rien de
tel : il s'agit d'une ville étape exclusivement routière pratiquée par des
milliers de « fourmis » au volant de leurs chargements de camionnettes
pour le Maroc ou l'Algérie, mais non d'un lieu de centralité
internationale pour des acheteurs non 'professionnels'.
La dernière population est donc celle des clients. A Marseille, deux
composantes la caractérisent : les immigrés, qui travaillent en France, en
Belgique, en Allemagne ou en Grande Bretagne depuis longtemps et ont
appris à utiliser au mieux le dispositif de Belsunce, c'est à dire, de plus en
plus souvent, à devenir de véritables petits entrepreneurs commerciaux,
puis les habitants d'Algérie, de Tunisie ou du Maroc qui viennent dès
l'obtention d'un visa afin d'acheter pour eux-mêmes et leur voisinage les
produits longtemps désirés. Le bureau d'études de la Caisse des Dépôts
et Consignations qui a effectué une évaluation des transits en 1987
signale annuellement environ 700 000 clients venus spécialement du
Maghreb, et dépensant alors de sept à dix mille francs. Les changements
intervenus dans les années 90 nous permettent, par une évaluation
comparative opérée à partir des passages par avion et par bateau,
d'avancer mi-1994 le chiffre de quatre cent mille personnes. Il faut
cependant grossir ce chiffre des nouveaux et forts flux de Marocains :
d'une part ceux très présents dans le Midi de la France, de Toulon à
Toulouse et Perpignan, qui effectuent des rotations régulières entre leur
domicile et le Maroc, après approvisionnement à Marseille, d'autre part
ceux qui substituent av classique itinéraire Bruxelles-Paris-Bordeaux-
Madrid-Algésiras, le nouveau circuit Bruxelles-Lyon-Marseille-Barcelone-
Algésiras. Une évaluation, portant sur deux journées de Juin 1994 et
comparant grosso modo les flux d'acheteurs marocains aux autres
acheteurs, nous permettrait d'avancer une proportion d' un quart. Une
extrapolation nous laisserait supposer un flux d'environ cent mille
personnes à rajouter aux quatre cent mille précédentes. Une enquête
précise demanderait des moyens qui ne sont pas les nôtres actuellement,
mais cette observation approximative nous permet de noter cette forte
présence marocaine, inconnue dans les années soixante dix et quatre-
vingt. Le chiffre d'affaires "officiellement évaluable" n'a probablement
pas varié à Belsunce, puisque les achats sont de plus en plus importants.
Ce chiffre d'affaires était estimé, par le même bureau d'études à deux
milliards neuf cents millions de francs en 1987-1988, hors commerce
des réseaux internationaux de voitures, de pièces détachées et de tissus :
le chiffre d'affaires serait plus proche de cinq milliards de francs, ce qui
fait de Belsunce la plus importante place commerciale du pourtour
méditerranéen... Plus avant, nous donnerons une estimation des chiffres
d'affaires des commerçants maghrébins de Perpignan oeuvrant dans les
économies souterraines internationales : la différence est bien sûr très
n
importante, mais proportionnellement ceux-ci n'ont pas à rougir de leur
réussite perpignanaise.
Enfin, il existe à Perpignan une autre sous population maghrébine,
essentiellement algérienne, mais aussi pour partie marocaine, en
quantité, proportionnellement, beaucoup plus importante qu'à Marseille.
Il s'agit de clandestins, ou de personnes en situation irrégulière au
regard des réglementations. Les uns appartiennent aux réseaux de
passeurs de drogues et participent aux activités des réseaux troubles de
l'économie souterraine de produits d'usage illicite. Ce sont des
personnes précédemment expulsées d'une autre nation de la
Communauté Européenne, ou ayant quitté l'Algérie ou le Maroc pour
des raisons politiques. Sans appui, ceux d'entre eux qui sont d'une
origine qui ne leur permet pas de rechercher la protection de Français
ou d' Algériens de l'immigration vigilants aux situations d'exil, sont
exposés aux exploitations des trafiquants installés à Barcelone, nous
l'avons signalé dans le chapitre précédent. Une population plus flottante
fédère des exilés qui n'ont rien à voir avec les économies souterraines et
tentent des sauts de puce de Barcelone à Perpignan afin de rencontrer
des amis ou des parents qui, à cette occasion, déferlent des
départements du Sud de la France. L'ensemble des Maghrébins du
quartier Saint Jacques sont concernés par la présence de cette dernière
population : pour protéger des proches, pour tirer des griffes des
réseaux mafieux de pauvres individus qui ajoutent à leur douloureux exil
une aliénation à toute perspective d'avenir, ou au contraire pour les
conserver autant que faire se peut, et comme monnaie d'échange, dans
les accords locaux entre Gitans et Marocains trafiquants de drogues. Les
oppositions entre groupes dans le Saint Jacques Maghrébin sont plus
redevables des positions par rapport à cette dernière sous population
que des classiques rivalités entre nations ou régions d'origine, et entre
14
niveaux socio-économiques. Ces conflits débordent évidemment vers la
communauté Gitane dans son ensemble.
Parmi les couples que nous avons identifiés dans une enquête en
1985 chez les personnes (plus de 6 000) liées aux activités
commerciales de Belsunce, déjà 1 16 couples unissaient des hommes
tunisiens à des femmes françaises d'origine algérienne ; il est vrai que
102 d'entre eux étaient situés en "troisième niveau" de collaboration,
c'est à dire entretenaient des activités peu régulières d'accompagnement
des hommes ou des produits en transit ; mais c'est eux qui ont pris le
devant de la scène lors de l'effacement des Algériens. Le dispositif
possédait ses propres ressources de renouvellement des populations
commerçantes dans le cas de défaillances massives. Quarante six
Tunisiens bigames présentaient la particularité de vivre à Marseille avec
une femme d'une autre origine maghrébine, mais naturalisée française,
et d'être unis à une femme tunisienne, demeurée au pays et considérée
comme "légitime". Cela ne concerne pas les Marocains : parmi eux ce
sont des cas de répudiation des femmes âgées que nous avons observés.
Dès lors que la réussite commerciale, par le rattachement aux réseaux
de l'économie souterraine, était au rendez-vous, que les capitaux tirés
des aller-retours étaient réinvestis dans le village ou le quartier d'origine,
une femme plus jeune était choisie au pays, comme pour effacer les
années de « galère » française. A Perpignan, nous le détaillerons plus
avant, sur 71 familles rencontrées depuis 1993 et participant aux
économies souterraines, seize étaient concernées par cette situation, et
pour douze d'entre elles, le père conservait les deux familles ...aussi
longtemps qu'il poursuivait ses fréquents déplacements commerciaux de
part et d'autre de la Méditerranée.
is
Les réseaux juifs du vêtement sont absents des récents partenaires
de l'expansion maghrébine. Nomades et diasporiques ont initié des
destinées différentes pour leurs communautés respectives. Les
superpositions de sociétés ne différencient pas seulement, en les rendant
imperméables aux autres, les commerçants en réseaux des indigènes,
mais encore, parmi ces professionnels en réseaux, les Juifs
essentiellement diasporiques des Arabes essentiellement nomades, même
si, dans l'une et l'autre de ces deux populations, certains, minoritaires,
connaissent occasionnellement des parcours non conformes à ceux
dominants. Ces moments sont pourtant très significatifs dans la trajectoire
générale et souvent nécessaires : c'est ainsi que, nous l'avons vu, le
commerçant maghrébin à rayonnement local qui réussit provoque dans
sa famille l'apparition de statuts de jeunes très intégrés, alors que
d'autres, dans la même famille, chaussent les bottes du nomadisme
paternel. D'autres enfin vivent des phases d'errance, généralement
préparatoires aux réussites. Car, bien évidemment, le savoir-faire
essentiel, celui qui détermine de plus en plus nettement les réussites
commerciales, c'est le savoir-circuler et le savoir fa/re-c/rcu/er, c'est
l'affirmation du pouvoir du nomade sur le sédentaire, la connaissance
des chemins qui drainent hommes et richesses, c'est le pouvoir d'être
entre en ignorant ou contournant tout ce qui fait frontière, ce qui ferait
fidélité à un lieu de sédentarité ; dès lors l'espace du déploiement est
immense et les nomades ne cessent de se rencontrer, de se prêter main-
forte pour mieux englober, circuler, faire richesse du passage à travers
ce qui bloque les autres : les frontières, entre états bien sûr, pour les plus
hardis et les plus récents représentants du dispositif commercial, mais
encore localement entre communes, départements, et autres périmètres
de nos mises en frontières politiques et administratives intra-nationales.
On peut donc saisir la double complémentarité entre Maghrébins des
16
réseaux locaux et Maghrébins des réseaux internationaux : elle est
d'abord diachronique, dans la succession historique, les réseaux locaux
étant les premiers investis et créant comme une base à l'essor vers les
plus vastes extensions ; le "passage de relais" entre Algériens d'une part
et Tunisiens et Marocains d'autre part obéit à cette logique, la quasi
disparition des premiers sous l'effet des conflits politico-religieux n'étant
somme toute qu'un nécessaire événement. Les Algériens étaient trop près
de nous pour assumer seuls ce vaste déploiement : ils ont sombré
victimes de cette proximité car le politique les a poursuivis en France
comme cela n'aurait probablement pu se produire dans d'autres pays.
L'histoire de nos rapports coloniaux les a sans cesse maintenus dans un
face à face exclusif avec notre société. Les mixités de réseaux qu'ont pu
entretenir les Tunisiens et les Marocains, leur ont permis d'apparaître sur
le devant de la scène dès lors que les Algériens ne pouvaient plus
assumer l'expansion du dispositif : ce phénomène concerne la totalité
des espaces recouverts par les réseaux des économies souterraines
circum-méditerranéennes, des villes traversées, telle Perpignan. La
deuxième complémentarité est synchronique, actuelle : la persistance de
commerçants plutôt intégrés, plutôt diasporiques, et essentiellement
algériens, permet, comme dans chaque ville où naît un espace
commercial, simple rue ou quartier, l'articulation entre les différents
étages territoriaux constitués par les activités de réseaux, locaux,
régionaux, nationaux et internationaux. Le dispositif commercial est en
constante expansion, c'est en ce sens qu'il suggère et la désignation de
dispositif, qui prépare sans arrêt au développement, et de forme
coloniale ; cette expansion concerne en même temps les réseaux
internationaux et les réseaux locaux : au développement d'activités en
Italie et en Espagne, à la connexion des réseaux avec ceux des Turcs,
des Libanais et des Noirs africains, correspond la très vaste expansion
17
des marchés publics locaux, tel celui dit "des puces", installé sur plusieurs
hectares de friches industrielles et drainant plusieurs dizaines de milliers
de personnes chaque semaine à Marseille5. Perpignan aussi est forte
d'une centralité sectorielle, irriguant les campagnes environnantes,
nourrissant les marchés de quartiers, mais surtout régulant les passages
frontaliers, « ajustant » en quelque sorte la « voie française » sur la « voie
espagnole », comme me disait un commerçant installé rue Llucia. Et,
toutes proportions gardées, le marché de la place Cassanyes, dans la
partie commune arabo-gitane de Saint Jacques, n'a rien à envier aux
puces de Marseille. Mixité et diversité de l'offre, dans une mise en scène
d'abondance dans la pauvreté, n'ont d'égale que la mixité des vendeurs
et de leurs situations migratoires. Il y a là un gage certain de réussite, de
plus grande centralité, puisque tout peut circuler à travers tous ces
étages, mais encore constitution d'un territoire fort, réel, parce que
complexe, conjuguant proximités spatiales et differentiations sociales.
Nous n'insisterons pas sur la définition de l'errance ; elle est
apparue dans l'exemple signalé précédemment : pas d'attaches avec le
lieu d'origine, une multitude de lieux de centralité lors du parcours (tout
lieu où l'on s'arrête), une distance avec la société d'accueil semblable à
celle qu'entretient le nomade, /.'errance a concerné /a plupart des grands
commerçants internationaux maghrébins de Belsunce et tous ceux de
Perpignan dans une phase de leur trajectoire sociale et professionnelle.
C'est un temps de préparation, de passage par tous les détachements
qu'implique l'apprentissage du savoir-circuler.
Quel est ce territoire des commerçants nomades, qui élargissent
l'influence économique souterraine aussi loin que l'envisage l'économie
Michel PERALDI : Nantis, exclus et affranchis ; vivre et survivre au bord des villes. In Réseaux productifs et lerriluires urbains. PUM, Toulouse 1996.
18
officielle, mais avec tellement plus de souplesse, de sens des opportunités
et d'enrichissement ?
Chaque lieu d'installation des collectifs nomades subvertir, en les
ignorant, les centralitas locales. Quels que soient.les avatars et les
appétits des dispositifs économiques étatiques, qui mobilisent et
démobilisent hommes et capitaux, un collectif identitaire professionnel,
commercial dans le cas qui nous intéresse, peut générer un lien social
mobilisateur d'énergies, qui transcende la dimension strictement
économique et politique des stratégies économiques "officielles", que
nous dénommons "étatiques" pour mieux les opposer aux productions
des réseaux nomades. Ces hommes ne sont plus seulement objets de
flux, identifiables à partir de ces approches "objectivantes" qui noient le
lien social dans la désignation de la puissance des processus
économiques et techniques "officiels" : ils sont sujets d'une histoire
séculaire des migrations, des mouvements d'hommes, qui remodèlent
sans arrêt les rigidités planétaires de multiples "mises sous frontières".
Ces collectifs ne sont pas coincés entre économie et politique, et leur
cortège de calculs stratégiques : le lien social qui les mobilise est à même
d'imposer et de développer reproduction et production de normes,
valeurs et statuts originaux.
Le devenir de ces groupes de migrants renvoie moins à des
processus de sédentarisation, qu'à une capacité de perpétuer un rapport
nomadisme-sédentarité qui déstabilise les hiérarchies de voisinages des
populations autochtones. Les usages de l'espace et les rythmes de
mobilité développés par de tels groupes s'inscrivent dans des logiques
distinctes de ce//es qui structurent les sociétés d'accueil ou inspirent les
attentes des aménageurs, des élus, des divers responsables
institutionnels. Par exemple, ce n'est pas là que « mord » l'action sociale,
mais dans les quartiers où le lien social s'exprime et se fédère plus
difficilement. Les espaces qui ¡donnent les parcours individuels ne
prennent tout leur sens que si on les rapporte aux réseaux dans lesquels
s'imbriquent ces itinéraires, et aux grands couloirs migratoires qui se
déploient sur de larges espaces nationaux et transnationaux. Dès lors ce
qui apparaît au premier abord comme minorité, interstice ou enclave, se
révèle souvent porteur de centralités spécifiques. Ce que nous désignons
souvent comme ghetto est en fait un lieu de haute centralita, de multiples
circulations, et notre désignation ne renvoie qu'à l'incapacité réciproque
des « autochtones » et des « étrangers » de nouer des interactions et des
interdépendances sources de quelque communauté de destins. Ces
nouveaux centres se surimposent à ceux de la ville d'accueil ; ils agissent
sur son histoire tout en exprimant des logiques qui lui sont extérieures,
illisibles. Nous verrons dans le cas de Perpignan qu'elles sont
susceptibles de modifier la configuration générale des rapports sociaux
urbains. Ces centralités sont d'une autre nature que la centralita
historique et locale avec laquelle elles coïncident parfois.
Chacun s'épuise dans ces intenses circulations lorsqu'elles prennent
forme d'errances, chacun vit le cloisonnement des multiples centralités
diasporiques, chacun, nomade, est citoyen d'un territoire sans Etat ni
Nation, et, structurellement le processus est en marche qui érode,
détourne, au-delà de la difficile conscience individuelle, la charge
affective des appartenances nationales. Là réside probablement la plus
grande modernité du dispositif international arabe de France. Ces
nomades rassemblent les territoires épars, scindés, déchirés, isolés par
les avatars des histoires qui ont fabriqué les "puretés identitaires
nationales" : de longue date ils contournent les Etats-nations qui n'ont pas
le ressort de dépasser d'eux-mêmes leurs propres limites. Les dispositifs
nomades, leur extension en véritables formes coloniales, leurs
40
connexions remplissent p robab lement au jourd 'hu i un rô le historique
essentiel.
Contextes cfe la métamorphose des espaces de commerces maghrébins en France en dispositif nomade international, à la fin des années 80. (recherche antérieure)
Jusqu'à la fin des années 80, cette économie souterraine des produits d'usage licite réalisait une sorte de tête à tête franco algérien marqué par l'interminable dépendance coloniale. La France, grâce à toutes ces « fourmis », compensait les difficultés gouvernementales algériennes d'importation de divers produits d'usage courant. L'influence des conflits internes à la société algérienne se fit vite sentir ; le FIS, et d'autres groupes islamistes firent pression sur les commerçants internationaux algériens : après tout, ils tiraient leurs richesses de là-bas... Rapidement ceux-ci cédèrent leurs commerces à leurs plus proches non-Algériens : les Tunisiens et les Marocains devinrent dès lors les animateurs de toutes les places commerciales. Ils se situèrent dans une perspective toute autre que celle du tête à tête franco algérien. Leurs partenaires furent, pour les Marocains, les réseaux Turcs, par Bruxelles et Francfort, les réseaux Pakistanais et Indiens, par Londres, Sénégalais et pour les Tunisiens les réseaux Libyens, Libanais, et Noirs-africains. Le « marché » français géré par les Algériens devint alors un dispositif international.
La relève est prise et articule, à un point jusqu'alors inconnu en Europe, les étages territoriaux locaux, régionaux et internationaux. Les "relais" ou les "passeurs" des Marocains commerçants à Marseille ne furent pas les Marocains des milieux ruraux qui travaillaient si nombreux, depuis de longues années dans les plaines voisines de Cavaillon, Saint Rémy de Provence, dans le Var, le Languedoc et les Pyrénées Orientales : ce furent les Turcs. En effet le commerce des voitures d'occasion qui transitaient par Marseille était animé par des Turcs de Francfort, en Allemagne, et de Bruxelles. Ces derniers dominèrent assez rapidement ce marché, qui collectait des voitures dans plusieurs pays européens "de l'ouest" pour les faire parvenir, via Marseille et la Turquie dans les nouvelles démocraties libérales des Balkans et du sud de la Russie par la mer, et vers le Maroc par la route. Les transactions avec les Algériens et les Tunisiens qui contrôlaient ce type de commerce à Marseille associèrent rapidement des Marocains de Bruxelles aux Turcs. En effet Bruxelles est un centre de premier ordre en Europe pour les migrants Marocains qui dominent largement, dans cette ville, la communauté maghrébine. Un bénéfice que retirèrent les Turcs de cette association fut la pénétration du marché du travail au noir dans les petites entreprises de construction des villes et villages ruraux du Sud de la France : les Marocains de Bruxelles surent rencontrer à cet effet les Marocains des milieux ruraux établis dans ces espaces, de Perpignan à Nice. Il ne s'agissait pas de "négociations" autour d'une table, mais d'une lente reconnaissance : les Marocains employés dans l'agriculture avaient l'expérience du travaîfau noir et quittaient, dans les dernières années 80, leurs logements sordides dans les champs ou les quartiers en déshérences de villages, pour accéder à l'habitat social dans les villes moyennes. Ce mouvement fut source de rencontres nouvelles, de densification du tissu social marocain, de repérages et relations
41
nouveaux. Le fait est que, de plus en plus intensément la route Bruxelles, Paris, Lyon, Marseille, Perpignan, Barcelone fut empruntée par les Marocains, avec Belsunce comme point de centralita. Dans Belsunce, les Tunisiens sont jaloux de leurs espaces et ils évitèrent les ventes de magasins ou de fonds de commerces aux Marocains. Ceux-ci créèrent leur propre espace commercial, le "Marché du Soleil", au delà de la porte d'Aix, le long de l'autoroute qui va vers Aix en Provence, sorte de tentacule issue de Belsunce. Les soixante nouveaux commerces ouverts par les Marocains entre 1985 et 1994 ne représentent pas exactement leur nouvelle influence. L'immigration marocaine connaissait un déploiement inégalé en Espagne et en Italie, dans les premières années 90 : un « arc méditerranéen » apparut, structuré par les Marocains. Dès lors Marseille ne fut plus pour eux l'unique centralita : tous les quartiers, d'Algéciras à Palerme, en passant par Valencia, Tarragone, Barcelone, Perpignan, Nîmes, Toulon, Gênes, Rome et Naples, réalisèrent une unité fonctionnelles jamais atteinte jusque là, une sorte de ville unique, une conurbation de fait. Les Marocains emportèrent le pouvoir de circulation dans ces économies. Les collaborations entre Tunisiens et Marocains furent pourtant importantes. En effet l'approvisionnement en fripes et vêtements de petite qualité des marchés internationaux ne suivait pas uniquement la voie de l'Italie : de nombreuses familles marocaines, à l'identique de familles tunisiennes, après des micro investissements productifs consentis par les "émigrés en Europe", se consacrent à la confection de tels vêtements. Les Italiens détiennent la filière asiatique des coupons de tissus et les distribuent vers les petits couturiers de Tunisie et du Maroc, puis concentrent leurs productions. L'association commerciale entre les entrepreneurs de ces deux pays du Maghreb est donc d'expérience quotidienne. Les Italiens sont par ailleurs les principaux fournisseurs de l'ensemble du Maghreb en pièces détachées de voitures d'origines incertaines mais bon marché. Les Tunisiens et les Marocains sont leurs distributeurs officiels. Pour les indigènes, les autochtones des villes européennes concernées, rien n'a changé dans les « concentrations d'Arabes »; leur vision distante et extérieure de "l'amalgame arabe" qu'ils constatent, et dénoncent pour certains d'entre eux, ne leur permet pas de comprendre les changements profonds et les enjeux importants en actes dans ces quartiers. Pourtant c'est bien à la naissance des communautés étrangères en nos espaces républicains que nous assistons à Belsunce et dans quelques quartiers de Perpignan. Ce fait est majeur pour nos devenirs : il signifie que la transformation des points de vue identitaires nationaux hérités de la fin du XVIII ème siècle est en oeuvre chez nous, aussi bien à l'intérieur des grandes métropoles que, et d'une façon peut-être plus affirmée, dans des villes moyennes frontalières ; nos dispositifs intégrateurs ne suffisent plus à absorber l'originalité et la force sociale des étrangers qui font identité communautaire et richesse internationale à partir de nos lieux. Et ce mouvement n'est pas d'abord d'essence religieuse. Il se développe et s'institue à partir des nécessités économiques les plus élémentaires et de la capacité à les assumer par des proximités sociales peu actuelles dans nos sociétés.
Il est certain que les circulations de l'éthique sociale, et du religieux, ont joué un rôle important dans l'évolution du dispositif commercial. Comment en irait-il autrement alors même que la cohésion des réseaux informels, souterrains, est basée sur l'expression et la mobilisation du lien social ? Ce lien exprime des valeurs et des normes communes, est imprégné d'une éthique sociale qui a permis au notaire informel ses régulations, qui donne valeur à la parole donnée,
4?
qui interdit de présence, donc de commerce, le tricheur. Ces valeurs ne sont pas partagées par les seuls commerçants, mais encore par les clients, si nombreux. Ce dispositif commercial fédère désormais tant de différences qu'il ne peut se satisfaire de la prise de pouvoir d'une seule manifestation idéologique, politique, de l'Islam. En somme l'expansion des réseaux est civilisatrice car elle contraint au côtoiement de populations, de cultures, de plus en plus différentes. La parole donnée, dans quelque langue que ce soit s'impose à tous. Cette tendance a fini de minorer le rôle des commerçants internationaux algériens qui n'ont pu conserver leur place après injonction de soumission au Front Islamique du Salut. Si les débats officialisés franco-français et franco-algériens posent les problèmes contemporains de la création d'un "islam français", c'est faire une grave erreur que confondre les positions et les actions des mosquées avec celles des commerçants qui dynamisent le dispositif international. Ceux qui ont choisi les voies de l'expansion des réseaux internationaux proclament la nécessité d'un Islam plus proche d'une éthique sociale consensuelle que d'une rigueur fondamentaliste qui interdirait de nombreuses voies, isolerait des réseaux, briserait des transactions qui opposeraient en codes de valeurs antagonistes des partenaires n'ayant, pour toute référence, que leur parole à donner.
La référence explicite à l'Islam parmi les commerçants internationaux concerne caractéristiquement les Noirs africains, les "gens du Fleuve", Sénégalais et membres de confréries religieuses, dont les migrations sont organisées à Marseille par des Hadjs. Toutefois on n'observe pas, sur le pourtour méditerranéen ouest européen de densification démographique de la migration Noire-africaine dans des quartiers des villes. Les commerçants restent très fidèles à l'origine régionale et villageoise de leurs réseaux, tels les Mourides au Sénégal, et leurs représentations locales se satisfont de quelques hommes déterminés et capables de passer très rapidement de la commercialisation d'un produit à un autre, de l'économie souterraine des produits d'usage licite à celle des produits d'usage illicite. Cette disposition est nouvelle dans l'organisation des réseaux de l'économie souterraine ; elle est toutefois fortement minoritaire et son expression la plus forte est localisée aux zones frontalières : de Gênes à Nice pour les passages de pièces détachées de voitures, de produits d'Asie rentrés illégalement dans le marché européen, et surtout de Barcelone à Perpignan pour les drogues dures, nous l'avons vu dans le chapitre précédent. Actuellement des Sénégalais de ces réseaux aménagent à Perpignan dans un quartier central mais assez éloigné de Saint Jacques.
V éthique sociale des réseaux.
Une caractéristique des réseaux que nous décrivons consiste à ne
rien modifier dans l'ordre local des hiérarchies de valeurs, symboliques,
nomade : dessiner, repérer les itinéraires, les chemins, permettre, instituer
les circulations, mais laisser la ville et ses civilités au sédentaire indigène.
41
Depuis le début des années 90 les Maghrébins commerçants déploient
vers différents pays d'Europe leurs réseaux de captation ou de
distribution des marchandises qui font. Leur présence dans lés villes de
ces diverses nations est particulièrement discrète. Il faut bien comprendre
que les commerçants internationaux ne sont pas dans la position des
nombreux immigrés qui vont vendre leur force de travail dans des
emplois de plus en plus précaires, mais toujours plus avantageux, à leurs
yeux, que les situations qu'ils vivent dans leur pays d'origine : ils
produisent ainsi des concentrations visibles, qui entrent par exemple dans
les stratégies locales de tension des valeurs locatives d'immeubles
délabrés, ou bien évidemment d'abaissement du coût du travail. Les
commerçants maghrébins ne proposent pas de telles complémentarités
locales : leurs perspectives sont la mise en circulation, après passage par
les différentiels de valeurs qu'autorisent les traversées de frontières,
illégales ou non, de produits, leur mise à disposition dans les économies,
les sociétés, les plus dépendantes, les plus pauvres. C'est ainsi qu'est
produite la richesse. Si des objets "made in Taïwan" circulent non
réglementairement par l'Italie ou la France, ce n'est pas pour satisfaire
les besoins des populations indigènes, pour leur permettre quelques
avantages pécuniers dans l'accès à des marchandises qui sont vendues
en tous lieux du territoire : ces réseaux ne sont pas à notre disposition, ne
remplissent aucune complémentarité par rapport à notre économie.
Le but, pour le dispositif maghrébin est de concentrer et distribuer
les produits susceptibles d'aboutir, après circulations, aux écarts de
valeurs les plus forts. Là réside la consécration du savoir-circuler des
nomades. Cela se réalise à partir de ventes massives à faible marge, cas
des tapis et des vêtements, ou de ventes plus sélectives à forte marge,
voitures, électronique. Le "génie" du dispositif s'illustre encore dans le fait
qu'il n'y a pas obligation de présence des vendeurs dans les pays
44
pauvres et demandeurs d'importations "parallèles" pour atteindre ces
marchés ; il est nettement plus avantageux de capter des populations
immigrées dans les territoires nationaux des nations riches,
pourvoyeuses, et de les faire circuler vers les nations qui demandent :
centralité "évidente" pour les populations des pays pauvres, "souterraine"
pour celle des pays riches. Le problème est dès lors de mettre les
marchandises les plus demandées à disposition des populations clientes
migrantes et captives de ces lieux de vente. Les risques, dans les
transferts de produits, dans le dernier passage de frontière sont ensuite
assumés par ces milliers de fourmis qui viennent acheter en ces lieux
exceptionnels.
Le dispositif commercial maghrébin se comporte comme un
système social complexe : la densité, la diversité des statuts, la multiplicité
des formes de l'échange le caractérisent. Il s'agit d'un système social
sans Etat, sans régulations administratives et policières, exigeant donc,
en contrepartie une forte manifestation des codes et normes d'une
éthique sociale qui fait sens pour tous, susceptible d'identifier, préserver
et mobiliser le lien social, qui fait continuité entre espaces et temps, qui
fait contrat. Nous en revenons à ce parallèle précédemment suggéré
entre d'une part économie informelle et économies étatiques et d'autre
part cultures orales et cultures écrites. Les premières faites de liens
permettent au mieux les circulations. L'éthique sociale qui fait unanimité
est plus proche d'un mode de vie populaire arabo-musulman, d'un
partage civilisationnel en quelque sorte, permettant d'assumer toutes les
mixités arabo-musulmanes, que d'une adhésion religieuse sévère, stricte
et différenciante. Ce dispositif, malgré les quelques écarts constatés dans
les zones frontalières, ne peut être confondu avec les mafias qui font
circuler des produits dont l'usage est interdit. S'il s'enrichit grâce à des
passages de frontières effectués souvent en dehors des règlements
4S
admis, il .véhicule des marchandises d'usage commun, caractérisées par
la rareté dans les pays pauvres. Les relations entre commerçants, entre
convoyeurs, clients, et autres familiers sont parfois conflictuelles, mais
elles concourent rarement, parmi les entrepreneurs commerciaux, à
l'instauration de trafics tels que celui des drogues : au contraire,
l'expansion de l'influence économique requiert de plus en plus de rigueur
en termes de morale ou d'éthique sociale et les seuls exclus du système
sont ceux qui tentent d'utiliser ses capacités circulatoires pour créer des
trafics troubles. Ce caractère "trouble" est rapidement repéré : en effet il
produit une régression de la visibilité des comportements commerciaux à
l'intérieur des réseaux. Si cette économie souterraine est pour nous peu
visible, par contre les règles, les normes et les valeurs qui autorisent les
diverses mobilisations nécessaires à l'expansion des réseaux rendent très
visibles, de l'intérieur des communautés de circulants, les comportements
des individus qui se revendiquent de cette appartenance. En somme ce
dispositif commercial ne prend le risque que d'enfreindre les codes
circonstanciels de limitations aux frontières des pays pauvres de produits
trop coûteux en devises ou au contraire, pour les pays riches, trop
accessibles, trop concurrentiels. Ces produits, souvent, ne sont limités ni
dans les pays riches, ni dans les pays pauvres, ni lors des passages en
douane : le cas des tapis est le plus banalement exemplaire. Pourtant
Perpignan réalise une exception notable à ces règles : l'économie
souterraine y dépend largement de migrants « classiques », aux profils
très différents de ceux des entrepreneurs internationaux, et la situation de
ville frontière en fait un lieu de repli de passeurs aux comportements
troubles du point de vue de l'organisation des réseaux de l'économie
souterraine de produits d'usage licite.
La phase d'apparition et d'expansion des réseaux de l'économie
souterraine est à considérer comme momenf de l'histoire générale des
46
migrations : à supposer que les scénarios en vogue au début des années
90 d'une relance de la mobilisation internationale du travail par les Etats
européens se réalise, les nouveaux contingents de migrants circuleront,
s'installeront, organiseront leurs sociabilités sur ce substrat de l'initiative
actuelle des réseaux. La communautarisation des présences immigrées
que provoque ou renforce l'amplification des activités des réseaux de
l'économie souterraine est susceptible de donner un sens nouveau, à
forte distance de celui que nous avons identifié dans les années 70, à la
présence étrangère dans nos espaces.
Ensuite, l'expansion des activités de ces réseaux, qui apparaît, à
l'observation, comme une condition intrinsèque de leur existence est
civilisatrice et pacificatrice. Se connecter aux économies souterraines
mondiales, en assumant la circulation de produits électroniques
d'extrême Orient vers le Golfe, puis vers le Sénégal, puis encore, via
Marseille et d'autres centres, vers l'Amérique Latine par un détour ¿u
côté de Miami, ou encore de la même origine vers l'Italie, puis vers le
Maghreb, en collectant des voitures d'occasion dans les nations de la
Communauté Européenne pour les rénover dans la région marseillaise
avant de les livrer dans les ex pays d'Europe de l'Est, via Istanbul et
Trébizonde, par exemple, implique des côtoiements, des proximités, à
même de crédibiliser la parole donnée, l'argent directement versé, qui
ne peuvent se satisfaire d'aucun fanatisme religieux ou politique. Les
codes de l'honneur impliquent non seulement que l'on puisse parler « de
bonne foi » à tous, mais encore que la visibilité la plus grande
caractérise le fonctionnement des réseaux. Et c'est bien ce qui se produit
dans les commerces de marchandises d'usage licite. Chacun, y compris
la « fourmi », est identifié. Dans le cas des musulmans, un Hadj, « notaire
informel », participe aux premiers échanges et identifie clairement
chaque protagoniste pendant plusieurs mois, plusieurs années parfois ;
47
plus communément, les indispensables grands entrepreneurs pratiquent
cette identification, et veillent à des répartitions des flux d'acheteurs par
origines, nations ou régions, produits, dimension de la demande. Il
n'existe pas, dans ces populations commerçantes, cet anonymat analysé
par Simmel, y compris lorsqu 'elles résident en grand nombre dans les
métropoles. Ces formes communautaires ne ressemblent en rien aux
descriptions durkheimiennes de la localisation du lien social dans la
complexification des rapports professionnels qui caractériserait les
sociétés modernes, ni aux « communautarisations secondaires » qu'il
concède aux corporations. Et pourtant, modernes elles le sont, ces
populations, tant dans l'usage des technicités les plus contemporaines
que dans le génie logistique qui les caractérise. Enfin, les « codes
d'honneur » qui régissent les échanges entre commerçants d'origines, de
religions différentes, excluent de ces réseaux les fanatismes, peu
propices au développement des économies souterraines : l'expansion de
ces formes est bien civilisatrice car la rencontre de l'autre étranger est à
la base même de la conquête de nouveaux marchés.
Une centralité Marocaine à Perpignan
L'évolution des statuts des Marocains à Belsunce éclaire celle des
autres villes situées en façade méditerranéenne française. Perpignan
n'échappe pas à ce mouvement provoqué ou marqué par la constitution
des réseaux les plus actifs des économies souterraines ; toutefois sa
situation en frontière, et sa proximité du milieu agricole, autorisent
quelques nuances que nous allons signaler.
Saint Jacques, lieu de la déshérence urbaine, espace de
l'initiative commerciale marocaine.
48
Trois formes d'habitat, concentration dans de vieilles demeures
délabrées en centre ville, dispersion dans des HLM anciennes et enfin
concentration dans quelques immeubles de logements sociaux
récemment réhabilités, hébergent les populations maghrébines : en
premier lieu le quartier Saint Jacques, en centre ville, celui-là même qui
regroupe environ 3700 Gitans Catalans, contient autant de résidents
Maghrébins, dont 25% environ de Marocains et 3% de Tunisiens. Si
nous le comparons à Belsunce, la proportion des Maghrébins par
rapport à la population totale du quartier est presque la même, 40% (à
Belsunce, 13 000 Maghrébins pour 32 000 habitants), et le rapport
entre les populations des quartiers Saint Jacques et Belsunce est de 1 à
3 ; par contre pour les commerces le rapport est de 1 pour Perpignan à
trente pour Belsunce. Toutes proportions gardées ce quartier remplit à
Perpignan le rôle de Belsunce à Marseille : séculairement consacré à
l'accueil des étrangers, de « l'intérieur » ou d'autres nations, Marañes,
Juifs, Espagnols, Portugais, Maghrébins et Gitans s'y succèdent ou s'y
côtoient. La présence des Algériens date, massivement, du lendemain de
la deuxième guerre mondiale. Dès les années 20, des milliers d'entre
eux sont requis pour des emplois agricoles saisonniers, en remplacement
des populations rurales qui affluent dans les villes. Logés dans des
hangars et baraquements agricoles, ils se rendent, lors de leurs moments
de loisirs, dans les cafés du quartier Saint Jacques et y rencontrent leurs
plus proches, dans cette population perpignanaise, c'est à dire les Juifs
Séfarades qui ont ouvert dans le quartier des petits ateliers de
confection : les Gitans ne sont pas encore arrivés. Le quartier est déjà
stigmatisé et héberge les maisons closes : la loi Marthe Richard, en
1946, provoquera leur fermeture au moment même où se présentent des
populations d' Algérie en quête du travail que permet le vaste
4Q
déploiement de la construction de logements, et d'habitat permanent. Les
anciens hôtels de passe, rachetés par leurs tenanciers à bas prix, seront
désormais consacrés à l'hébergement de ces nouveaux venus6. Dès lors,
Saint Jacques remplira pour l'ensemble des Maghrébins du département
le rôle dévolu à Belsunce : accueil passager ou durable de toute
personne ou famille en recherche d'emploi ou de logement, rencontre
d'amis, ressourcement identitaire, ... La structure sociale de cette
population est toutefois, on l'a vu, quelque peu différente : les
commerces étant peu nombreux et d'implantation récente, on n'observe
pas de classe moyenne algérienne à Saint Jacques, ni de Pieds-Noirs, et
peu de clients venus d'au-delà des départements limitrophes de l'Aude et
de l'Ariège. Les populations de type diasporique sont donc rares et les
profils dominants, mis à part les familles ou les célibataires algériens
implantés ici depuis plusieurs dizaines d'années, sont ceux du
nomadisme ou de l'errance. L'immersion de Perpignan dans son
environnement agricole a permis par contre la domiciliation dans le
quartier d'ouvriers agricoles. Le détail est d'importance car c'est là
qu'arriveront, à partir de 1980, de nombreux Marocains à la recherche
d'emplois agricoles, de telle sorte que, contrairement à ce qui se
produisit à Belsunce, les commerçants marocains n'auront pas à
négocier ailleurs dans la ville leurs implantations commerciales après
1990, mais s'imposeront tout naturellement dans ce quartier. Perpignan
deviendra alors un point de centralité marocaine de l'arc méditerranéen
occidental, après le vaste déploiement migratoire marocain des années
87 à 9 4 ; un lieu repéré, un centre de chargement et de développement
des projets commerciaux connu de Naples à Algéciras.
C'est là tout naturellement qu'étaient apparus, au début des années
80, les premiers commerces algériens liés aux réseaux internationaux,
6 Jonquières d'Oriola cité par G. Gladin : Les Gitans à Peij>ignan. Ministère de la Justice, 1994, p.33.
SO
immédiatement relais de ceux déjà nés à Marseille. C'est là que ces
premiers commerçants passeront en premier lieu la main aux
Marocains :
« Quand Port-Vendres n'a plus fonctionné, après la guerre d'Algérie,
qu'il n'y a plus eu le Président Cazalet et les autres bateaux pour les
aller-retours vers Oran, on s'est trouvés perdus à Perpignan. Il n'y avait
que Marseille pour nous attirer et nous fournir tout, pour partir vers chez
nous à la saison. L'Espagne on n'y pensait même pas, il y avait Franco et
la police partout. Alors, tu penses, quand ¡'ai su vers 1980, qu'il y avait
des camionnettes qui commençaient à passer en Algérie par l'Espagne
et le Maroc, ¡e suis vite allé voir les grands commerçants de Belsunce. Il
fallait s'adresser directement à l'Amicale des Algériens en France, donc
au FLN, et moi j'y étais déjà à Perpignan. (...) Le problème c'était que je
pouvais facilement devenir le correspondant des commerçants de
Belsunce, mais qu'il y en avait trop. Alors, on a décidé, là-bas, à
Marseille, que je m'occuperais de ceux qui chargent pour Oran et le
Maroc. J'ai employé huit personnes jusqu'en 1990. (...) Ils faisaient sans
arrêt les aller-retours jusqu'à Belsunce pour charger les pièces de
rechange de voitures, les magnétoscopes, les tapis, les souliers, tout, tout,
quoi,... tout ce qui pouvait se charger. Au début on passait même la
frontière et on livrait les camionnettes qui étaient passées à vide, parce
que les Marocains ou les Oranais qui n'étaient pas commerçants mais
faisaient quelques voyages avaient peur.
« Tu n'as pas eu de problèmes avec les douaniers ?
« Non. Il y en avait qui avaient connu Marseille et les embarquements au
Port, alors, ils savaient qu'il y avait rien de mauvais dans les
chargements, et ils riaient. C'est les policiers qui sont plus durs. Tu
comprends, maintenant que tout le monde s'y met, les camionnettes sont
si
surchargées, les colis penchent sur les toits, et ils se font attraper,
amende, amende, et ça coûte cher.
« Pourquoi tu t'es retiré en 1990, alors que tu étais le principal
commerçant ? ê
« C'était plus possible pour moi. Les barbus d'Algérie voulaient me taxer,
et les Marocains de Perpignan s'y mettaient, au trafic, à peine ils étaient
chômeurs. Je pouvais plus rien contrôler, c'était plus l'Amicale qui faisait
la loi, et dans la rue Llucia ça cognait entre les amis du roi du Maroc,
ceux de l'Association des travailleurs, et les croyants du Maroc qui se
regroupaient avec le FIS dans l'Association Cultuelle. Alors, les trafics, ils
décidaient ça à la mosquée. On a commencé à voir venir d'Espagne des
Marocains et des Algériens bizarres, qui vendaient plus du légal... tu
comprends, hein, tu comprends, avec les Gitans, hein... c'est Barcelone
qui décidait, plus Marseille. Alors quand les Algériens ont vendu aux
Tunisiens et aux Marocains à Belsunce, je me suis retiré. C'est des
sauvages maintenant. Tout le monde passe ici pour des trafics, des
Russes, des Turcs, des Noirs, ... certains pour du légal, mais aussi pour
de l'interdit. Je suis allé à Marseille et je leur ai expliqué : « Perpignan
c'est la catastrophe, on va tous payer pour l'anarchie ». Ceux que j'ai
vus là-bas étaient pas les mêmes, ils laissaient tomber des morceaux de
leurs anciennes clientèles. « Mahmoud, t'es plus dans le coup, laisse
tomber, passe la main, Perpignan on l'a rayé de la carte, c'est pour les
voyous ou les petits pères de famille, nous on fait dans des trafics directs
avec les grandes villes du monde ». Oui, j'avais rien compris, quand les
Marocains ont tout envahi ici, à la fin des années 1980, c'était fini, ils
avaient plus les mêmes principes, tout d'un coup tout le monde s'y est mis
au clandestin, et moi je suis devenu d'un coup un vieux commerçant dans
une vieille boutique ».
s?
Mahmoud, l'un des commerçants algériens premiers installés au
début des années 80, exprimait dans cet entretien une surprise que nous
avons déjà rencontrée à Marseille : en fait l'anecdote renvoie au même
phénomène de fin du tête à tête franco-algérien, à l'ouverture d'une
nouvelle phase dans l'initiative de l'altérité, des étrangers dans l'espace
méditerranéen français et au-delà. Il s'agit, pour ces activités, de la fin de
l'ère post-coloniale : les anciens colonisateurs ne sont plus les partenaires
uniques, y compris pour les économies souterraines, mais le monde
s'ouvre aux initiatives de ceux qui, chez nous, ne se reconnaissent plus
dans une communauté de destinées, tout en habitant les mêmes espaces.
Nous avons signalé, en décrivant la centralita du dispositif marseillais,
combien ces économies fluides transfrontalières attiraient à elles des
populations de « migrants traditionnels », ceux que nous désignons
comme « immigrés », dont la seule destinée semblait résider dans la
vente à bas prix de leur force de travail, et l'illusoire aménagement « au
pays » d'une maisonnette ou de quelque autre investissement
improductif. Ces temps ont changé : les micro-investissements productifs
se multiplient là-bas, comme se rassemblent et se confortent ici des
communautés d'individus déterminés dans leurs initiatives économiques
en dérogation aux règles des échanges inter-étatiques. Mahmoud est du
« vieux temps », qui fait encore bien sens chez nous lorsque des élus, des
administratifs, des chercheurs, décrivent inlassablement tous les lieux de
la concentration maghrébine comme « enclaves », « ghettos », ces lieux
même de l'initiative, des circulations désormais mondialisées des
hommes, des marchandises et des idées.
Les Marocains représentent la relève la moins impliquée dans nos
devenirs et Perpignan est probablement le lieu où s'exprime au plus haut
point leur influence sur les devenirs collectifs, nous le verrons plus avant.
si
Sept boutiques dans la rue Llucia du quartier Saint Jacques, ou
proches d'elle, peuvent actuellement être considérées comme
organisatrices de l'étape perpignanaise des réseaux de l'économie
souterraine des produits d'usage licite. En vitrine, les mêmes objets qu'à
Belsunce, oeillets de plastique, couscoussiers, henné, petits tapis de
fausse soie, etc, et comme activité essentielle le remplissage des
fourgons des Marocains d'appareils électroniques, de tapis,
d'électroménager, de pièces de rechange de voitures, etc
Inlassablement et de plus en plus nombreux, ils effectuent les rotations
vers leur pays à partir de l'Aude, de l'Ariège et des Pyrénées Orientales
en ce qui concerne la centralité perpignanaise. Au-delà, ces populations
se servent à Marseille ou, à l'Ouest, rejoignent la vieille route des
réseaux marocains de Bruxelles, à Bordeaux et Madrid ; elles
« chargent » alors leurs véhicules à Tolède, où s'est constituée une
centralité marocaine en Espagne, avant de rejoindre Algéciras. A notre
connaissance cinq locaux non ouverts au commerce de rue complètent
ces sept boutiques dans le même quartier, sortes d'entrepôts gérés par
des Marocains qui ne se consacrent qu'au remplissage des fourgons à
partir de Belsunce. Quatre enquêtes menées par quatre chercheurs
durant une semaine chacune en février, mai, juillet et octobre 1995,
nous permirent de constater la similitude des marchandises acquises à
Perpignan et Belsunce et donc, à partir de notre connaissance précise
des valeurs des chargements, obtenue à Marseille en dix années de
recherches, d'évaluer le chiffre d'affaires de ces douze commerces. La
mesure des flux de fourgons fut opérée chaque semaine dans une cité
HLM de Perpignan, dans le quartier Saint Jacques et aux passages de la
frontière au Perthus (autoroute et route nationale) ; la concordance du
niveau de flux d'une semaine à l'autre et d'un lieu aux autres nous
permet de penser que notre estimation est proche de la réalité,
S4
probablement légèrement inférieure. Les montants que nous signalons
concernent les commerçants et non les passeurs. Chaque commerçant
« charge » en moyenne quatre-vingt cinq véhicules par mois, de
marchandises représentant environ quarante mille francs. Le chiffre
d'affaires annuel par commerçant peut être estimé à un peu plus de
quatre millions de francs et celui des douze boutiques à environ
quarante neuf millions par an. Ce chiffre d'affaires est inférieur,
proportionnellement, de plus de moitié à celui des commerçants de
Belsunce. Les flux ne sont pas de même densité, comme est plus modeste
la centralita perpignanaise. Il faut toutefois, dans le cas des commerçants
marocains de Perpignan, tenir compte de la situation frontalière. S'il nous
paraît certain qu'ils ne participent pas aux trafics de drogues et
notamment de remontées de haschich, néanmoins ils sont actifs dans des
réceptions de produits fabriqués au Maroc et remontant vers l'Europe,
tels que vêtements (jeans, fripes), produits électroniques via le Golfe et le
Sénégal, et plus classiquement carrelages et transferts de main d'oeuvres
spécialisées dans le stuc par exemple. Grâce aux introductions obtenues
de Belsunce auprès de trois de ces commerçants nous pouvons évaluer
avec quelque fiabilité ces remontées à un tiers du chiffre d'affaires. Le
montant du chiffre d'affaires global de soixante cinq millions de francs
peut donc être retenu, ce qui représente environ 60% de celui des
commerçants de Belsunce (à la proportion de 1/30). Il faut bien sûr
ajouter, pour les sept boutiques ouvertes à la vente à tout acheteur,
environ 20% de chiffre d'affaires. Une telle situation est attractive pour
les entrepreneurs commerciaux d'un lieu de centralité secondaire : il
existe probablement peu de commerçants qui, à Perpignan, réalisent un
chiffre d'affaires de six millions et demi par an ... sachant que les marges
sont importantes, de l'ordre de 35 à 40 % et que la main d'oeuvre
mobilisée l'est à un coût particulièrement avantageux. Il est probable
réduit d'un machisme qui fonde le pouvoir masculin dans l'interpellation
dans les espaces publics, je devins le porte-parole des « eux », « vous »
et autres désignations du collectif « français » qu'elles envisageaient
dans un rapport d'altérité radicale.
« Tes filles et tes femmes, c'est mauvais. Vous êtes perdus, elles
n'ont pas la propreté de l'âme, l'amour de la famille. Les hommes vous
êtes faibles.» tenait lieu de ritournelle. J'objectais les mariages mixtes,
avec des « vrais Français », avec des « Français Gitans », à Saint
Jacques ou ailleurs, l'instruction des adolescentes, leur acculturation
vestimentaire.
« Tes femmes elles essaient de se déguiser, comme nos filles ici,
quand elles sont au Maroc, mais on ne peut pas se tromper, elles
paraissent encore plus étrangères, elles n'ont pas de famille à montrer.
Nos filles elles passent partout chez vous, mais elles restent fidèles à la
famille ; nos mères nous ont dit que les filles françaises, avant, étaient
comme les nôtres : pures jusqu'au mariage. Tout va mal chez vous et
vous ne savez pas voir, les hommes, que c'est à cause de vos femmes et
de vos filles.
« Les femmes dont tu parles, elles ne sont plus des nôtres, elles ont
appris à nous échapper, en habitant dispersées au milieu de vous. Ce
sont les Algériens qui ont fait ça, en suivant les Français et en acceptant
leur loi. Alors tout leur est possible, dans leur malheur. Elles peuvent
mentir parce qu'on ne les voit pas. Elles croient que devenir Françaises
c'est choisir seule sa vie ; elles espèrent de l'argent, du travail, toujours
plus d'orgueil et elles sont de plus en plus seules parce qu'elles ne
pourront jamais retrouver le bonheur de leur enfance dans la famille. Au
début elles vont en cachette avec un Français. Elles ne disent rien et
personne ne le sait, on ne peut rien faire. Après elles sont perdues, elles
poursuivent leur rêve d'un Français à l'autre, et elles ne peuvent plus
so
cités à forte concentration marocaine, situées à l'Ouest de la ville
expriment plus particulièrement le dynamisme du redéploiement
marocain sur l'arc méditerranéen ouest-européen.
La vie quotidienne dans un ensemble d'immeubles qui compte plus
de soixante familles marocaines renseigne particulièrement sur ces
modes de vie communautaires, à distance radicale de nos perspectives
intégratives. Lors de visites par ces journées de beau temps sec qui
caractérisent le climat venteux du Roussillon, le regard est d'abord attiré
par les groupes de femmes, assises autour d'arbres, pieds nus, de longs
foulards posés sur le sol ou noués autour du cou ou encore sur les
cheveux avant de se relever. En discutant en arabe, elles se tressent les
longues chevelures teintées au henné. Paumes des mains et pieds sont
finement recouverts, décorés, de teinture du même henné. Les ¡eunes
enfants ¡ouent alentour, toujours observés par leurs mères pourtant très
absorbées dans leurs conversations. La gaieté est là, exprimée par des
rires : les malheurs des siens et des autres sont tournés au ridicule et les
sombres effets de la pauvreté, qui reprendront le dessus lorsque
reviendra le mari ou un fils le soir, sont exorcisés dans ces rencontres des
après-midi ensoleillés d'hiver ou d'été. Après plusieurs passages,
plusieurs rencontres avec les enfants, dans la petite école coranique
tenue par un Hadj, ouvrier retraité, il m'a été possible de m'asseoir près
d'elles et de parler, de converser. Déclaré « gentil » grâce à mes
contacts amicaux avec les enfants et quelques adolescents, et à
condition de ne pas entrer dans le cercle des femmes mais de me tenir à
quelques mètres et de ne m'adresser, de ne regarder même, que celles,
les plus âgées, ou les plus hautes en verbe, qui m'avaient d'abord
interpellé, des débats nous rassemblèrent à plusieurs reprises. Passées les
questions concernant ma solitude dans ce lieu, mon désir de parler à des
femmes, et, en quelque sorte, admis mon statut d'homme au rabais,
SR
Un .problème vécu comme davantage porteur de conflits est celui
de la présence et de la prise en charge de passeurs recrutés à
Barcelone ou Gérone et de main d'oeuvre clandestine. Nous avons dit
combien ces populations sont exposées à une exploitation féroce par
tous les protagonistes des économies souterraines de drogues, et
notamment d'héroïne. L'Association Cultuelle, musulmane, tente de
prodiguer un peu d'aide à ces personnes sans repères. Ces démarches
d'inspiration humaniste sont ressenties par les commerçants, et bien
d'autres habitants, comme des menaces à l'encontre de l'ensemble des
Maghrébins résidant légalement dans le quartier.
Les cités à forte concentration marocaine : la venue à
communauté.
Dans les HLM construites entre 1970 et 1975, au Vernet par
exemple, les populations étrangères sont nombreuses. L'Office Public
d'Habitations à Loyer Modéré de la Ville de Perpignan compte 27
origines nationales parmi ses locataires (en fait 25 car les Gitans
Catalans, comme les « Français-musulmans », citoyens français sont, là,
comptés à part, comme des étrangers). Les plus fortes représentations
sont Maghrébine [7,5% de 5774 familles résidentes en 1993, dont la
moitié d'Algériens et le tiers de Marocains), Gitane (5%), Espagnole
(3,5%), Portugaise(l%), Turque(0,5%) et Vietnamienne. En pourcentage
par rapport à la population résidente, il faut augmenter ces proportions
de deux à trois points chacune car la natalité est significativement plus
forte parmi elles que parmi les 4755 familles identifiées comme
« françaises » alors résidentes. Les répartitions sont très inégales selon les
quartiers et les Marocains apparaissent en grand nombre (jusqu'à 60%)
dans des immeubles de logements sociaux récemment réhabilités. Ces
S7
que cette richesse, comme à Paris, à Bruxelles ou à Marseille, sera
bientôt en partie réinvestie dans l'embellissement des boutiques et dans
des activités de restauration ou d'hôtellerie. Ce lieu de la richesse dans
le quartier de plus grande pauvreté de Perpignan ne lèse aucun autre
commerçant local : les clientèles sont totalement indisponibles pour eux.
Là comme ailleurs se pose le problème d'initiatives de notre société qui
ne savent trop comment intégrer à leurs échanges généraux et légaux
ces réussites économiques. Il est urgent de poser des questions
concernant par exemple le choix des « zones franches » à Marseille
comme à Perpignan : fallait-il, comme ce fut le cas, choisir des espaces
dans les lieux de la déshérence économique, hors du marquage des
initiatives que nous signalons, ou bien désigner ces espaces des réussites
économiques, afin de les réintégrer au développement général des
villes ?
Nous avons, dans le précédent chapitre consacré aux Gitans de
Saint Jacques, décrit les liens entre Maghrébins et gitans pour les
passages et les reventes de drogues. Les commerçants marocains se
tiennent à forte distance de ces passeurs et évitent soigneusement toute
activité nocturne de leurs commerces qui pourrait suggérer une
compromission dans la redoutable exploitation de leurs compatriotes.
Pourtant quelques situations apparaissent qui articulent leurs activités à
celles de revente de cannabis et de haschich, ou kif : des jeunes qui,
après un aller-retour vers le Maroc avec leur père, remontent de petites
quantités de cette drogue n'hésitent pas à la commercialiser rue Llucia
dans la journée, lorsqu'ils ne peuvent l'écouler en centre ville lors de
leurs rencontres avec d'autres jeunes. Leurs parents sont des clients
directs des commerçants et donc ceux-ci « ferment l'œil » sur ces petits
trafics diurnes auprès de leurs boutiques.
s*
revenir parmi nous parce que leurs mensonges ne s'arrêtent jamais. Elles
nous ont craché sur la figure.
« Rien de ce que tu dis ne peut nous arriver ici parce que nous
sommes entre nous, comme dans nos villages. Nous sommes ici, chez
vous parfois, et chez nous tout le temps. C'est plus facile d'aller à Rabat
d'ici que de nos montagnes.
« De toute façon, vous ne nous avez jamais voulus, et ceux qui
n'ont plus de liens avec le pays sont perdus. Il y en a partout, dans
Perpignan et en France. Nos fils disent que ce sont les « indiens » de
France. Ils prennent la drogue, pas pour la joie, pour supporter la
misère. Parce qu'ils ne sont plus rien.»
Ces propos sont ceux qui donnaient le plus sens à nos échanges. Ils
disaient ce que j'observais par ailleurs, c'est à dire la grande
différenciation entre les Marocains regroupés en milieu dense dans des
collectifs d'habitat et les autres Arabes disséminés dans le tissu urbain et
sans liens de reconnaissance avec ceux de même origine.
L'éthique sociale et les normes qui l'expriment dans les rapports
quotidiens s'imposent souvent aux autres habitants, d'origines différentes.
Les jeunes filles françaises ne parlent pas aux garçons dans les espaces
publics de ces cités ; des adolescents marocains accompagnent leurs
soeurs jusqu'aux portes du collège, et les attendent en fin de cours. Les
sorties dans Perpignan sont familiales dès lors qu'une fille est concernée.
Les démarches, les formulaires administratifs sont remplis par l'assistante
sociale, et non, comme ailleurs, par les filles, qui prennent ainsi de
l'autonomie et passent vite du remplissage du papier à la visite de
l'administration concernée. En 1995 trois adolescentes de seize et dix-
sept ans sont parties au Maroc pour des mariages traditionnels. L'une
d'entre elles nous avait dit combien elle désirait ce retour, combien le
« village français » dans lequel elle vivait lui devenait de plus en plus
fin
insupportable, de plus en plus étroit, extraterritorialisé, combien elle
jugeait désespérante la situation faite à celles qui, habitant plus
solitairement d'autres cités, rêvaient d'une intégration française ; nous
retrouvions les propos tenus collectivement par les femmes. Le consensus
va jusqu'à admettre parfois, le mercredi, dans l'école coranique, de
jeunes enfants français « C'est mieux qu'à la garderie, nous dit la mère
de l'un d'entre eux. Ils apprennent un peu d'arabe, ça leur servira peut-
être et puis surtout on sait qu'ils ne feront rien de mal, qu'ils seront bien
surveillés. Le retraité qui s'occupe de l'école adore les enfants et ils sont
tous heureux avec lui. Après, les mères arabes les surveillent et elles
s'occupent des miens comme des leurs ». Assertion vérifiée ; dans ces
proximités, interculturalité et mixité prennent sens. Lors des fêtes qui
ponctuent l'année musulmane, les personnes âgées, quelles que soient
leurs origines, sont invitées à partager un repas, ou, le plus souvent, sont
servies chez elles par le père, accompagné d'un ou plusieurs enfants qui
portent avec fierté l'assiette contenant de l'agneau rôti.
Les conflits sont présents et tempèrent le caractère idyllique de la
rapide description de ce vécu communautaire. Altercations dans les
couloirs liées aux décalages de rythmes, au bruit, au sentiment
d'infériorité par rapport au caractère manifeste de l'affirmation des
modes de vie marocains, au constat que la crise économique n'emporte
pas ces populations dans son cortège de misères. La plupart des
indigènes catalans partent ou demandent un relogement. Plusieurs, parmi
les plus âgés, restent avec quelque plaisir ou quelque philosophie.
«J'ai cru longtemps, nous dit un retraité des Chemins de Fer, qu'ils
venaient manger notre pain. Tout le monde m'avait dit ça. Et puis ils
étaient les derniers dans l'échelle, juste après nous, alors on savait à
cause d'eux qu'on était peu de chose. Mais, ce raisonnement, j'ai
compris qu'il marche pas bien. D'abord, s'ils ne sont plus après nous, il
«si
n'y aura plus personne, et nous serons les derniers. Alors, tu comprends,
ils ne nous descendent pas, comme le disent tous les politicards racistes,
mais ils nous remontent d'un cran. (...) Et puis, ici, c'est pas plus mal
qu'ailleurs. Amitiés, disputes, cogne. Quand les hommes rentrent de leur
tournée au Maroc ou sont roulés par un paysan qui les fait bosser dix
heures pour trois cents francs, ça hurle, ça cogne. Tout le monde le sait. Il
y a des femmes qui ont des coquards. Regarde bien, tu verras toutes les
misères des familles sur les corps de femmes, en bleu, un peu au dessus
du henné marron des pieds et des mains, un peu au dessous du henné
roux des cheveux. Les gosses ils y touchent pas trop, ils les aiment
beaucoup ; à leur façon, avec les cris des pères et les caresses des
mères. (...) A côté, il y a une famille avec sept gosses, un seul garçon de
seize ans, l'aîné. Il est pédé. Tout le monde se moquait de lui, sauf sa
mère et ses soeurs. Le père devenait fou parfois, surtout quand il avait
tourné une journée à chercher du boulot, et ça cognait. Un ¡our, ¡e
passais dans le couloir, la porte s'est ouverte, le gosse, Nahim, s'est jeté
par terre, le père cognait avec les pieds. La mère s'est allongée sur lui et
a tout pris. Elle le couvrait complètement, en roulant du côté d'où
partaient les coups. On l'a pas vue d'une semaine. Alors, toutes les
femmes s'y sont mises. Chaque fois que le père passait dans la cour, des
crachats de femmes autour de lui, certaines ouvraient leur fenêtre pour
cracher, et Nahim a été hébergé par les unes et les autres pendant un
mois. Tout le monde a su qu'il fallait respecter Nahim parce que toutes
les femmes avaient décidé de l'aimer. Le père a craqué, il a chialé dans
la cour. Il est venu me voir. Jamais un ami français ne m'a parlé comme
ça. Jamais. Et il a changé. On dit qu'il est devenu sage, qu'il a changé
d'âge en acceptant son fils comme il est (...). Oui, ¡e suis bien avec eux.
Peut-être parce qu'ils me respectent, ils pensent à moi. Et puis, ils m'ont
changé, moi aussi. Chaque fois qu'un remonte du Maroc, ¡e commande
un petit cadeau, un vase, un couteau, un gobelet de cuivre, un carreau
de faïence, du cuir. On me l'offre presque toujours ce cadeau, avec en
plus une assiette de soupe ou un peu de mouton, du couscous. Alors je
rends ça aux enfants. (...) Je n'ai qu'eux, je sais ce que font leurs enfants,
et je connais leurs vieux parents là-bas sans les avoir vus. Je savais pas
que des gens pouvaient te prendre comme ça, la tête et le cœur. Parce
qu'en face, chez nous, je les vois jamais. La fille vient parfois, les petits
enfants jamais. Ils disent, ou on leur a appris à dire, qu'il y a trop
d'Arabes ici.»
Communauté, assurément, et capable de mobilisation, non
seulement dans le règlement des litiges intra ou interfamiliaux, mais aussi
pour parer aux effets de la crise, de la pauvreté. Si l'on ne peut réaliser
dans le pays de destination le rêve d'aisance économique qui a présidé
au départ de chez soi, alors, on rejoint cette cohorte grandissante de
ceux qui font richesse parce qu'ils sont à la fois d'ici et de là-bas ; on
participe à cet espace social et économique des territoires circulatoires
supports aux réseaux de l'économie souterraine entre France et Maroc.
Mais pour ce faire, lorsque l'on n'est pas un commerçant installé, mais
une des « fourmis » de l'économie souterraine, le lien social
communautaire est un préalable indispensable. Perpignan le prouve :
vingt-sept familles sur soixante pratiquent ces activités commerciales dans
la cité dont nous venons d'évoquer quelques caractéristiques de la vie
communautaire, onze dans les deux cités ou résident plus de vingt-cinq
familles marocaines, et huit pour les cent autres familles dispersées dans
dix neuf autres cités HLM. Les villages proches de Perpignan comptent
environ trente cinq « passeurs » et les villages ruraux agricoles
fournissent un contingent de quatre vingt à quatre-vingt dix « fourmis ».
Les Marocains de Perpignan effectuent en moyenne deux tournées par
mois, ceux des villages ruraux une seule, le contrôle social local sur leurs
activités,, surtout en phase de chômage, mais aussi lors des activités
agricoles saisonnières, ne les laissant pas autant disponibles. Il faut
multiplier par trois environ le nombre de passeurs de Perpignan et du
Roussillon pour mesurer l'influence des commerçants perpignanais.
Depuis peu des Marocains de Figuèras et Gérone, en Catalogne
espagnole, s'approvisionnent chez les commerçants de la rue Llucia, à
Saint Jacques.
Nomades des Temps Modernes, de Perpignan à
Marrakech,
Il n'y a rien à ajouter à la liste des produits signalés à Belsunce. Les
marques, qualités et provenances sont les mêmes et l'Espagne ne se
substitue pas au Piémont italien pour la fabrication de fausses pièces
détachées de voitures de marques françaises. Pourtant les stratégies de
« remplissage » du fourgon qui opère l'aller-retour jusqu'au Maroc ne
sont pas les mêmes. Comme nous l'avons déjà signalé, le contrôle social
sur les réseaux s'exerce moins bien dans la situation frontalière de
Perpignan. Plusieurs comportements troubles, obscurs depuis Marseille,
sont admis ici où passent des hommes en situation irrégulière en plus
grand nombre, où les voisinages urbains, avec les Gitans notamment,
sont différents et imposent des proximités interethniques, et leurs corrélats
commerciaux, inusuelles à Belsunce, où, encore, les Marocains sont les
seuls opérateurs internationaux reconnus. A Marseille, centre du
dispositif, les commerçants sont nombreux à se surveiller et font affaire
avec des « fourmis » très professionnalisées : les contrôles en sont
facilités. A Perpignan et dans son arrière pays les fourmis sont de
modestes passeurs, chômeurs ou employés saisonniers, ou travailleurs
« au noir ». Seuls relèvent d'un contrôle comparable à celui effectué à
M
partir de Belsunce les passeurs vivant dans des formations
communautaires. Pour les autres on retrouve un contexte proche de celui
que nous avons observé parmi les familles Gitanes, c'est à dire
permettant le repli, la dissimulation, les cloisonnements familiaux, souvent
proches des formations mafieuses. Nous avons pu effectuer six aller-
retour de Perpignan vers le Maroc et deux jusqu'à Algéciras. Les six
premiers ont duré de trois à sept ¡ours et deux retours furent réalisés avec
d'autres fourmis que celles accompagnées à l'aller. Quant aux deux
accompagnements jusqu'à Algéciras, ils me permirent de passer des
séjours d'une semaine environ dans la région de Grenade en
compagnie de convoyeurs de drogues Sénégalais et de Gitans
Andalous directement intéressés par ces activités. Ces deux voyages
furent donc interrompus parce que se présentèrent, à Algéciras, les
opportunités de tels accompagnement : connaissance entre des fourmis
perpignanaises et des Marocains remontant vers Grenade au volant de
voitures à quatre roues motrices et confiant dans le port même leur
véhicule à des Sénégalais venus les attendre. J'étais alors accompagné
du Sénégalais de Barcelone déjà mentionné dans le chapitre précédent.
Sur huit accompagnements, six le furent à partir de recommandations de
grands entrepreneurs marocains de Belsunce, que j'avais connus des
années durant lors de mes recherches antérieures à Marseille, et deux,
en compagnie de passeurs « incontrôlés », à partir de pressions exercées
par un commerçant marocain perpignanais vivement sollicité par ses
correspondants de Belsunce. J'expérimentais en somme l'efficience et la
réalité de l'organisation des réseaux de l'économie souterraine. Deux
passeurs résidaient dans la « cité communautaire » précédemment
signalée, deux autres dans des villages ruraux du Roussillon, deux
encore dans des cités HLM de Perpignan, sans proximité communautaire
entre familles marocaines, un près de Carcassonne, et enfin le dernier
fiS
était le fils d'un commerçant marocain installé dans le quartier Saint
Jacques. Il y avait chaque fois un accompagnateur, généralement fils ou
neveu du passeur, car, si les véhicules pouvaient être cédés à des amis
ou voisins (4 000 francs la semaine) jamais , les marchandises
transportées n'étaient partagées. Les départs s'effectuèrent tous entre
trois et quatre heures du matin pour arriver à Algéciras avant le départ
du ferry de fin d'après-midi. C'est dire que les arrêts furent brefs : trois
pleins de carburant et un repas froid à Alicante ou Murcia. Les valeurs
de chaque chargement s'étalaient de trente huit mille à quarante cinq
mille francs. Les valeurs escomptées à la revente allaient de soixante trois
mille à soixante quinze mille francs. Les bénéfices moyens attendus
étaient de vingt huit mille francs par fourgon ; seize mille étaient
considérés comme « mangés pour le risque » : amendes policières, taxes
douanières éventuelles, frais de route, et, au Maroc, paiement de toute
sorte de bakchichs.
A partir de Grenade les passeurs considéraient qu'ils « arrivaient » :
« C'est chaque fois pareil. Ça me prend après Valencia et avant
Grenade ¡e sens le pays dans les tripes. On est restés là longtemps et
moi ¡e le vois dans les terres, dans les champs et dans l'air. J'ai pas
besoin de m'arrêter pour voir les anciennes mosquées. Avant ¡'ai peur,
comme si j'étais encore en France. Là, plus rien ne peut m'arrêter, et je
commence à penser à tout ce que je vais faire à partir de ce soir. C'est
plus du projet. (...) Si ¡e voulais ¡e m'arrêterais partout en route. Il y a
maintenant des Marocains partout.
- Pourquoi est-ce qu'ils ne chargent pas en Espagne ?
« C'est un problème. Bientôt on sera grillés ou il faudra aller habiter
en Espagne. Ils peuvent pas encore faire comme nous les produits les
plus intéressants parce que Marseille tient tout et joue le ¡eu de la
frontière française. C'est à nous qu'ils livrent et pas après la frontière. Les
66
Marocains d'Espagne viennent se servir chez mon père à Saint Jacques
ou bien ils se contentent de produits chers et pas connus au Maroc, donc
difficiles à vendre. Les pièces de voiture italiennes c'est Belsunce qui les
tient toutes, et les importations de Taïwan par l'Italie, et pour l'instant les
Sénégalais qui passent par ici s'occupent de drogue et pas des produits
du Golfe qui partent sur Marseille7 où ils aiment pas faire passer
directement la drogue. (...) Il y a déjà des Italiens qui voudraient doubler
Belsunce par des accords avec des Marocains d'Italie et d'Espagne,
pour s'installer à Barcelone. Mais ça ne marche pas ; ils peuvent pas
traverser comme ça la Méditerranée. Les réseaux existent déjà à
Marseille et c'est trop compliqué de les refaire ailleurs, il manquera
toujours un produit qui fait que tu n'es pas considéré comme un bon
commerçant. On a encore quelques années devant nous, mais il y a
quand même quelques alertes : les Juifs tunisiens du bijou, qui travaillent
avec les Italiens, commencent à s'installer à Barcelone. Ils arrivent
toujours les premiers. »
Les destinations furent Meknès, Souk el Arba, et Rabat. Les
stratégies de vente dépendaient du type de relais locaux. Aucun des
passeurs accompagnés ne commercialisait directement ses produits, aidé
de sa famille locale, auprès d'une clientèle villageoise ou urbaine
fidélisée. Cette forme de vente, très fréquente à partir de Marseille, l'est
beaucoup moins à partir de Perpignan. C'est que l'aire d'influence des
réseaux d'économies souterraines développées à partir du Maroc même
s'étend jusqu'à la frontière française, et au-delà jusqu'à Montpellier et
Toulouse environ : les passeurs originaires de Perpignan sont donc
sollicités pour effectuer des « chargements de remontée ». En
7 il s'agit des produits électroniques achetés lors du Pèlerinage par des milliers d'Africains qui font escale à Dakar au retour ; ces achats remboursent le voyage, et à partir de Dakar, sont regroupés par des Sénégalais et des Libanais pour acheminement vers Marseille.
ea
contrepartie leurs produits sont directement absorbés par les réseaux
intramarocains à des prix confortables.
Ces chargements de remontée contiennent au mieux des
contrefaçons de vêtements, transportés sans griffe jusqu'en Espagne ou
en France, des produits électroniques fabriqués au Maroc tels auto
radios et leurs haut-parleurs, livrés en Espagne, et parfois quelques kilos
de cannabis, voire de haschich, mal dissimulés sous quelques paquets de
produits artisanaux. Le passage de ce produit entre Ceuta et Algéciras
n'incombe pas à la « fourmi » : le plus simple est le chargement à
Algéciras, dans le marasme des embouteillages de centaines de
véhicules, de milliers parfois, pour une destination précise en Espagne,
Valencia et Barcelone dans les deux cas que nous avons pu observer.
Les poids sont alors relativement importants, cinq à dix paquets pesant,
au jugé, environ vingt kilos chacun. Les destinataires sont des Espagnols.
Les délestages s'effectuent toujours avant la frontière française, par
crainte des douaniers qui ont la réputation de ne pas être « faciles», mais
aussi et surtout par observance de l'interdiction faite de Belsunce, et
vivement rappelée dans les milieux communautaires marocains de
Perpignan, aux passeurs de produits d'usage licite de « toucher à la
drogue et aux armes ». Dans les deux cas qui nous concernaient les
déchargements furent effectués à Cornelia de Llobregat, à l'entrée de
Barcelone, près de l'autoroute. Les délestages hebdomadaires des
centaines de fourmis à Barcelone produisent probablement des stocks
exportés vers d'autres pays européens dans d'autres conditions, par
d'autres réseaux spécialisés. Le passeur qui avait transporté environ
deux cents kilos de cannabis reçut trente cinq mille pesetas soit environ
sept francs par kilo.
Le second type de transport que nous pûmes observer chez un seul
passeur consistait à livrer des Marocains déjà installés à Barcelone qui
68
pratiquaient la vente directe à leur propre compte. Dans ce cas nous
demeurâmes tard le soir à Barcelone. La livraison s'effectua dans un
parking de la via Parallel, vers le Port. Elle était plus modeste : environ
vingt kilos de cannabis mêlé à du haschich, à en juger par le volume du
carton d'emballage, l'effort déployé pour le transférer d'un véhicule à
l'autre et, pour l'identification, par la présence de plaquettes enrobées
de papier aluminium. Cette fois les produits avaient été chargés au
Maroc. Le gardien du garage fut remercié par un pourboire de dix mille
pesetas. Il me fut impossible de connaître le gain du passeur. La
transaction avait eu lieu à vingt deux heures. Le passeur me demanda de
l'attendre « une ou deux heures » et s'enfonça dans les rues obscures du
Bario Xino. A juger par sa mine satisfaite à son retour, je supposais qu'il
avait dépensé une bonne partie de son bénéfice... Il passa d'ailleurs les
deux heures du voyage vers Perpignan à m'expliquer les plaisirs que
l'on pouvait prendre dans ce quartier. Il me semble exclu de supposer
qu'il ait pu y effectuer une transaction d'achat d'héroïne par exemple
pour revente à Perpignan. Ce fut d'ailleurs le seul voyage auquel je
participais où le fourgon fut fouillé à la douane. Un chien s'énerva un
peu dans la cabine, au souvenir probablement de l'odeur du carton
déchargé à Barcelone, ce qui provoqua un supplément d'intérêt des
gabelous, sans conséquence : Ahmed était en paix depuis son
déchargement et son escapade barcelonaise. De toute évidence il
s'agissait là d'un trafic de « cul de sac », de Marocain à Marocain, une
livraison pour petit commerce barcelonais. Des informations ultérieures
nous permirent d'apprendre que ce type de transport était rémunéré
autour de quatre mille pesetas par kilo, soit environ cent soixante francs.
Evidemment le risque encourru lors du passage des douanes à Algéciras,
surtout du fait de la présence de haschich, justifiait une rémunération
aussi supérieure à la précédente. Toutefois là n'était pas la seule raison
de cette plus value : l'achat au Maroc, pour ce type de transactions qui
échappent aux grands réseaux, s'effectue à un coût bien moindre et la
cession au revendeur barcelonais à un tarif voisin de celui pratiqué par
les grands réseaux. Ahmed ne connaissait pas le destinataire, mais
seulement l'heure et le lieu de livraison. Il est clair encore que ma
présence était signalée depuis le Maroc puisque d'une part le gardien
du parking puis le réceptionnaire ne la jugèrent anormale à aucun
moment, et d'autre part Ahmed n'avait pas téléphoné depuis notre
départ de Meknès. A moins qu'elle ait été signalée par le commerçant
de Perpignan chez lequel nous chargeâmes au départ, ce que ¡e ne pus
jamais vérifier. Au total cinq passeurs sur huit, dont les deux
« communautaires » de Perpignan, refusaient systématiquement les
sollicitations pour des « remontées » de drogues. Les régulations
imposées par l'éthique sociale caractéristique des réseaux de l'économie
souterraine de produits d'usage licite, et les formations communautaires
qu'elles suscitent, présentent donc un intérêt manifeste dans la maîtrise
des flux clandestins de produits. L'amalgame souvent pratiqué entre ces
réseaux et ceux, mafieux, des économies de produits d'usage illicite se
révèle non seulement infondé, mais, surtout, dangereux.
Urbanité chez les ¡eunes Marocains : haschich, travaux
saisonniers, découverte de la Catalogne,
Un troisième type de trafic existe, qui a davantage retenu notre
intérêt car ses conséquences sont grandes en matière de sociabilité, à
Perpignan, autour de l'usage du haschich dans des milieux de jeunes
sans grands revenus. Il s'agit de l'importation en Espagne et en France
de petites quantités de cannabis, toujours inférieures à cinq cents
grammes, et parfois de cinquante grammes de haschich, par les jeunes
7n
qui accompagnent leur père ou leur oncle au Maroc. Ceux-ci ne sont
pas dupes mais considèrent qu'il s'agit là de « l'argent de poche » de
l'accompagnateur. Les usages sont personnels et donnent lieu à
quelques reventes ou quelques cessions. Ils permettent surtout une
découverte de milieux sans comparaison avec celle possible pour les
jeunes Maghrébins des cités qui ne pratiquent pas ces
accompagnements. Selon la saison, selon la proximité du prochain
accompagnement, le jeune s'arrête dans la partie du trajet proche de la
frontière française, en Catalogne espagnole. Tous les propos recueillis,
durant nos accompagnements ou par la suite à Perpignan, convergent.
« A Barcelone, avec cinq cents grammes, tu as plein de possibilités.
Les petites rues du centre, du côté de la Place Real, quand on est trop
jeunes pour entrer dans certains bistrots ou certaines boîtes vers le port.
C'est plein de flics, mais avec moins de cent grammes sur nous on risque
rien et les papiers pour traverser l'Espagne nous donnent du temps ; on
dit qu'on fait une halte. On se retrouve toujours à six ou sept, certains en
terrasse des cafés, là ça ne craint pas, les autres à la vente. (...) Tu n'as
pas besoin de siffler, de faire de l'œil ou de mettre les deux doigts sur les
lèvres, une tête de Marocain dans ce coin ça se repère et les clients
viennent vite. Ils se trompent pas, même les homos qui cherchent des
jeunes ne nous abordent que pour ça. En plus ils savent qu'elle est
bonne, qu'on l'a achetée pour notre consommation. Ils font la différence
avec les Algériens et les Marocains en situation irrégulière qui vendent
les cigarettes de Tanger. Ils sont plus vieux, avec des têtes et des façons
d'aborder de voyous et ils rabattent, après les cigarettes, vers des
Espagnols ou des Sénégalais pour le H. ou l'héroïne. Nous c'est sans
risque. Souvent les gars qui m'abordent me disent « Tu en as combien ? »
et veulent tout acheter. Holà, je dis, il m'en faut un peu pour les potes de
Perpignan. Les professionnels ne nous chassent pas parce qu'on passe
71
quelques minutes, quelques heures au maximum, et puis on va en boîte,
et dans tous les petits coins des quartiers de la grande Rambla. On se
régale, c'est la grande ville, on devient libres comme c'est pas possible
ailleurs. (Azeddine, 2 0 ans, scolarité jusqu'en 3'"", habite dans la
« communauté » marocaine de Perpignan).
«J'accompagne mon père ou mon oncle depuis trois ans. J'avais
seize ans au début et l'école était finie pour moi. On s'en foutait à la
maison de l'école et des stages qu'on a jamais et qui prennent la tête de
toute la famille pendant des mois où tu mendies une place qui sert à rien.
Au bout de la première année je me suis mis d'accord avec des copains
qui remontaient d'Algéciras ; on se rencontre toujours à l'attente aux
douanes. En été c'est le bordel complet là-bas, tu peux y rester des
heures, alors ça cause ; on sait tout vite fait. La première fois que j 'a i
vendu dans Barcelone, c'est près de la Place du Pi ; j 'oublierai jamais
parce que le gars qui m'a tout pris m'a dit que j'étais planté juste devant
l'association pour la liberté de fumer de l'herbe, et qu'il valait mieux que
j'ail le un peu plus bas vers le port. J'avais voulu faire seul. Après je suis
resté quatre ¡ours à Barcelone. J'ai rôdé partout, j 'a i repéré toutes les
possibilités de vivre sans se faire coincer, mais tranquillement, pas
comme les voyous qui font la cigarette et les dures, I' héroïne, la coque.
Tu comprends notre petit paquet d'herbe, c'est un passeport pour ¡a
liberté et ¡a tranquillité, pour se faire plein de copains en donnant
quelques grammes par-ci par là, pour trouver un petit boulot, des cafés
cools où on fume entre nous, comme des jeunes. Pour vivre un peu
comme on ne peut jamais le faire à Perpignan. T'es pas un voyou avec
cinq cents grammes, et encore sur le paquet tu en donnes cent et tu en
fumes cent. Les voyous on les repère et on en veut pas. On est pas de
leur monde ; eux, c'est les putes, la violence, les over-doses et
compagnie. Nous on veut être cool, et bosser normalement mais être
7?
bien dans la ville. C'est un laisser-passer pour rentrer tranquillement dans
la ville, tu comprends. Sans les surveillants, la famille, les éducs, les
assistantes, les capos de la PAIO et tout le bazar. C'est une façon de
vivre qui nous aide beaucoup à devenir des hommes un peu libres. Si tu
fumes pas, tu peux pas comprendre la tranquillité et la paix que ça nous
permet, comme si on était plus des Arabes, on est comme tous les gars
sympas. (Dalil. 19 ans, vit avec sa famille à Saint Jacques, Perpignan).
« Depuis quatre ans ¡e fais les voyages. Ça durera parce que c'est
mes frères aînés qui vont s'installer avec mon père près d'Aïn El Aoudia.
Alors ¡e me suis organisé une vie bien, qui me plaît et qui est pleine de
copains. (...) Au début ¡e m'arrêtais à Barcelone. Ça te tourne la tête et tu
apprends à te démerder et à choisir. Tu dis non ou oui à des potes, mais
là tu choisis avec qui tu causes, avec qui tu fumes. Tu es de partout où il y
a des gens sympas, pas violents, pas voyous. Et c'est bien de connaître
plein de petits coins d'une grande ville, de se diriger, de traverser ¿es
quartiers avec des gens que tu vois une seule fois et les gens que tu
revois souvent si tu le veux. (...) Après je suis descendu à Gérone et à
Figuères. En été à tous les coups je trouve un travail sur la côte, pendant
un ou deux mois. Je le trouve avec les copains espagnols de Gérone et
de Figuères. Tu vois, c'est toujours un travail qui me permet de retrouver
les copains le soir et un jour dans la semaine, et d'aller en boîte si j'en ai
envie, parce que les copains c'est des Catalans, alors ¡e rentre, j'arrive
pas avec la caravane du Sahara pour me battre à l'entrée. (...) En Avril
et en Mai il y a plein de boulot chez les paysans. Une semaine ici, une
semaine plus loin. Toujours bien accueilli. (...) Je forme des petites
équipes à Perpignan, avec des copains, pas qu'Arabes, et on vient se
louer, je connais maintenant ce qu'il faut faire pour être pris et repris. Cet
hiver ¡e ferai les olives près de la frontière, ce sera une première et ¡e
préparerai à Perpignan des équipes de six ou sept potes. Avec mon petit
71
paquet d'herbe et de kif ¡e m'organise un petit monde de copains, de
gens en paix, même s'il m'a fallu souvent tout donner, c'était avec plaisir ;
ça m'a été rendu mille fois par tout ce que ¡e connais maintenant, les
endroits sur la côte, les petites villes, Barcelone, les villages, et que des
copains et des copines cool, qui veulent ni racisme ni frontière. C'est ma
réponse, mon insertion à moi. Elle est mieux que l'insertion des stages
inutiles, les fâcheries avec la famille, la solitude dans le travail et dans la
ville, les gueules de con des barbus arabes et des gros porcs du Front en
France. J'aide plein de copains de Perpignan qui comprennent ça.(...) Je
sais pas ce qu'on deviendra en France, mais maintenant je sais que ¡e
peux vivre sans la violence, et même avec du plaisir, et qu'on est plein à
cracher sur ce qu'on nous a bourré dans le crâne : écraser les copains
pour un boulot de merde, se choper les nerfs tous les ¡ours à cause des
petits chefs qui pissent sur les Arabes, et cogner la femme et les gosses
entre quatre murs le soir, l'insertion quoi. » (Loucine, vingt deux ans, vit
avec sa famille dans un logement social d'une commune périphérique de
Perpignan).
Nous reviendrons plus avant sur les comportements collectifs que
désignent ces propos. Indubitablement ils expriment des sociabilités qui
s'élaborent autour des partages que médiatise désormais le cannabis
dans les milieux des jeunes laissés pour compte de la crise.
Les parents réalisent chez eux le projet qui soutendait leur exil en
migartion, par les initiatives économiques que nous signalons ; ils
préparent un autre avenir : tout petits ici, notables là-bas8. Les enfants
construisent ici même des rapports sociaux à distance des normes et
idéologies qui justifient les trajectoires, toujours relatives bien sûr, de
« réussite », un monde de sociabilités autres, d'urbanité paisible, de
* Lamia MISSAOU1 : Généralisation du commerce transfrontalier : petit ici, notable là-bas. //; Revue Européenne des Aligruliuiis Inieriicilionales. Volume 11,11° 1, 1995.
74
relativisation des « mises sous frontières » de la pauvreté, de la
xénophobie, bref, des catégorisations des marges.
A Perpignan environ soixante jeunes vivent de telles situations. Leur
rôle, nous le verrons plus avant, est de premier ordre dans les
transformations des rapports sociaux en cours dans l'espace public de la
ville. Souvent les cinq cents grammes de cannabis passent la frontière,
sans halte dans les villes sud-catalanes. Les cessions sont alors effectuées
à un prix très bas, symbolique même, aux jeunes rencontrés en centre-
ville, aux SDF plus ou moins néo-ruraux qui passent par la ville, et, à des
prix plus proches du marché, à des jeunes ou moins jeunes des classes
moyennes perpignanaises, clients habituels des revendeurs. Les
transactions portent alors sur deux à trois cents grammes, et s'effectuent
généralement dans le quartier Saint Jacques, rue Llucia, place
Cassanyes, ou dans le centre ultime, la Loge de Mer, avec l'aide parfois
de jeunes Gitans, ou encore dans un parc près du Palais des Congrès.
Les revenus de ces ventes sont aléatoires et immédiatement réinvestis
dans la vie sociale intense qui fédère ces jeunes à toutes sortes de
populations de Perpignan en situation de précarité, pas seulement à
d'autres jeunes, nous le verrons dans le chapitre qui suit : sorties vers les
stations balnéaires de la côte en été, vers des villages proches mais peu
réputés pour leur politique d'accueil des jeunes9, et surtout, « tournées »
en Catalogne Sud, achat d'instruments de musique, pour des soirées
partagées, à Perpignan ou dans le Sud, avec des jeunes Gitans ou des
routards, acquisition parfois d'une vieille voiture. De telle sorte que, alors
que leurs parents vivent ailleurs, à Perpignan dans les communautés
marocaines ou au Maroc même, ou encore dans ces territoires
circulatoires porteurs de tant d'initiatives originales, de tant de
contournements de la misère issue de l'interminable crise économique et
7S
de sa production de haines et de' rejets, les jeunes marocains issus des
milieux communautaires et circulants sont, eux, au cceur des destinées
générales des jeunes perpignanais qu'une absence de qualification
range après seize ou dix huit ans parmi la foule des « sans avenir », et
d'autres populations désignées comme « à la marge ». Ce fait mérite une
approche spécifique des modes de vie des ¡eunes sans qualification, des
sous-populations désignées comme marginales dans l'espace
perpignanais.
A cette occasion nous aborderons la troisième situation résidentielle
des ¡eunes Maghrébins : celle où, telles des boules de billard, les familles
ont été dispersées au hasard des opportunités et des voisinages, dans
l'habitat social de Perpignan et des communes de sa périphérie. Les
travaux bien connus de François Dubet et de Didier Lapeyronie rendent
compte de leur situation, mais là encore, le contexte perpignanais
autorise quelques écarts significatifs au modèle déjà exposé.
L'affirmation du fait communautaire Marocain à Perpignan est donc
le produit de plusieurs circonstances : la première tient au caractère
récent de cette migration et à ses attaches profondes aux lieux d'origine,
la seconde tient à la nécessité, pour les réseaux de l'économie
souterraine de produits d'usage licite, de maîtriser les dérives mafieuses
vers les trafics de psychotropes, dans des zones frontières perturbatrices
de l'ordre instauré depuis le centre marseillais. Une dialectique se
développe : les hautes cohésions sociales, les mobilisations économiques
par proximités identitaires que réclame le fonctionnement des économies
souterraines en dispositif territorialisé transnational, son immersion dans
des collectifs identitaires démographiquement denses, impliquent
l'apparition de communautés comme autant de régulatrices des flux
d'hommes, de marchandises et de valeurs factuelles ou symboliques. En
9 Paul MIGNON et alii : Sous la plage, ¡espavés. Espaces à vire. Perpignan, 1995.
76
contrepartie les circulations tout au long des réseaux deviennent de plus
en plus visibles pour ceux qui participent au dispositif : ces économies
sont des formes dont la valeur première réside dans l'éthique sociale de
l'échange. Il s'agit bien de la source même des valeurs vénales : le
produit qui n'est pas d'abord passé par tous les regards, contrôles,
évaluations des gardiens des normes, de la reconnaissance, se négocie
à la dérobée, et généralement au rabais ; il est marchandise « de
délestage », comme disent les fourmis marocaines lors de leur remontée
à travers l'Espagne. Là ne sont pas encore apparues ces formations
communautaires, ces regroupements de haute densité et cohésion
sociale : le désordre des échanges souterrains y est encore possible, à
l'initiative de ceux là même qui obéissent scrupuleusement à la règle de
la plus grande clarté une fois passée la frontière vers la France, une fois
exposés au regard des « opérateurs éthiques » du dispositif. La force de
cohésion des communautés perpignanaises est peut-être redevable d'une
logique de « dernier rempart » avant cette frontière et ces espaces
encore troubles du point de vue des économies souterraines, car
l'immigration récente n'y a pas encore produit de clairs rattachements,
haltes, centralités secondaires, aux logiques de transit prévalant dans les
réseaux identifiés comme parties du dispositif. L'Espagne est encore un
espace de traversée, de délestage, un long tunnel qui relie Suds et
Nords déjà gagnés par des logiques de cohésion et d'expansion des
économies souterraines, qui n'ont rien à envier à la mondialisation des
économies officielles. La pression est forte, de ces populations
communautaires perpignanaises vers le quartier Saint Jacques, pour
réduire, anéantir même, l'influence des réseaux de trafic de drogues, tout
en protégeant les clandestins victimes des exploitations mafieuses. Cette
action, en cours, concerne bien évidemment les populations gitanes
catalanes du quartier dont nous avons aperçu les liens avec ces réseaux.
77
Et, de fait, les femmes Gitanes qui s'allient à des hommes Maghrébins,
n'opèrent pas des choix de hasard, dictés par l'opportunité de
voisinages résidentiels. Les « profils sociaux » de ces hommes impliquent
généralement une bonne notoriété, une reconnaissance familiale claire
dans les communautés maghrébines présentes à Perpignan ; non
seulement l'appartenance à la « communauté » des étrangers suivant le
sens commun du terme, mais à des communautés spécifiques, de haute
cohésion sociale, précisément territorialisées parmi le collectif des
étrangers.
Le débat local et national sur l'imperméabilité des communautés
étrangères, qui apparaissent désormais de plus en plus nombreuses, sur
l'incompatibilité de leur production de normes spécifiques avec
l'universalité de nos valeurs républicaines, gagnerait à considérer de
telles situations : l'appauvrissement du lien social, à la clef des
trajectoires d'intégration toujours individuelles que nous proposons,
favorise actuellement les repliements, la subterranéité mafieuse ;
l'activation des normes communautaires combat ces dangereuses
régressions sociales ...
78
Entrer dans les réseaux : parole, honneur et
mobilité ; cas de Tunisiens à partir de Marseille.
Dès lors que le chercheur se penche sur l'articulation entre trajectoires
singulières et destins collectifs de populations de migrants le problème des
formes sociales que prend l'appartenance aux deux sociétés, d'origine et
d'accueil, se pose avec acuité. Ces formes évoluent, et ce mouvement même
de transformation est particulièrement indicateur des devenirs collectifs de nos
immigrants; il permet d'autre part une réinterprétation de notre propre histoire.
A la suite de recherches'0 menées en 1994 et 1995 sur des migrants tunisiens
originaires de milieux ruraux, qui ont développé de véritables entreprises dans
leurs villages d'origine après un séjour de plusieurs années en France, je
voudrais approfondir le problème de l'évolution actuelle des rapports avec la
société d'origine. Quelques trajectoires de migrants issus du milieu rural
tunisien illustreront au mieux ces analyses.
Abdelmalek SAYAD affirmait, dès 1977", que l'histoire de l'émigration
dans les pays maghrébins se confond avec celle des sociétés de paysans.
Dans-un-premier, moment L'agriculteur serait mandaté par sa famille et plus
largement par le milieu paysan pour une mission bien précise et limitée dans
10 Recherche menée pour le PIR-Villes. 11 A. SAYAD : Le:» liois âges de l'immigration en Fiance. Actes Je ¡a Recherche en Sciences Sucintes. 15, 1977.
7Q
le temps.: aller en France et, le plus rapidement possible, en revenir avec le
minimum qui permette de décoller de la situation misérabiliste que supporte
chroniquement le «paysan par naissance». Dans un second temps
l'émigration deviendrait prétexte pour rompre des liens de « servitude » qui
rattachaient à une condition méprisée et à une communauté dévalorisée.
Emigrer n'aurait plus pour objet d'assister le groupe restant au pays d'origine,
mais offrirait la possibilité à l'expatrié de s'émanciper de ses contraintes pour
tenter une expérience individuelle originale. Enfin, dans un troisième temps, la
généralisation du statut d'émigré aux diverses composantes de la société, à
de nombreuses classes d'âges, et la reconstitution de familles dans le pays
d'accueil, produirait une « micro-société » relativement autonome, tant à
l'égard de la société française qu'à celle d'origine. La traversée de ces trois
temps conduirait à une entrée définitive dans l'espace urbain.
Cette thèse s'est imposée à la communauté des chercheurs qui depuis ne
l'ont guère remise en question. Nous pensons pourtant qu'elle est
particulièrement incomplète et aujourd'hui masque plus qu'elle ne dévoile les
conditions radicalement différentes du collectif de migrants dits de « première
génération », puisque c'est bien d'eux qu'il s'agissait dans l'article signalé.
Non seulement le chercheur a minoré le rôle des conditions économiques
structurelles prévalant, dans la France urbaine des années 70, à la
mobilisation de la main d'oeuvre maghrébine, et leur capacité à générer une
idéologie transformatrice du projet migratoire12, mais encore il a négligé les
premiers signes, à l'intérieur de cette « micro-société » maghrébine, de la crise
économique que nous allions entamer'3. C'est tout naturellement que dans ses
travaux ultérieurs il emboîtera le pas de ceux qui parleront de la « disparition
des pères », ou des primo-arrivants, et chercheront à reconnaître
presqu'exclusivement auprès des jeunes « boeurs » les transformations
12 M. GUILLON, S. BODY-GENDROT, V. de RUDER, M. TRIPIER abordaient alors ces thèmes. 13 Michel MARIE signalait ces premiers eiTets de ciise dans SHuuttons m¡grutotre¡>. Paris, Klincsieck, 197S.
80
collectives des ciesîins des migrants maghrébins : la ville, la notre bien sûr,
devenait la scène 'naturelle', incontournable sur laquelle se jouaient les
scénarios des devenirs de nos immigrants. C'était ignorer l'important travail de
redéfinition du projet migratoire opéré par ces « pères absents * des scènes
publiques de nos villes, mais bien présents dans leurs villages d'origine,
toujours symboliquement superposés à nos espaces : Se lien social, la
coprésence qui fait interminablement mémoire collective ici pour là-bas, puis
les voyages de plus en plus fréquents, enfin l'entrée dans de vastes dispositifs
d'échanges transfrontaliers, ne faisaient pas absence réelle et réactivaient le
projet migratoire origine! ; de plus, SAYAD a promu en modèle
presqu'exciusif Se très spécifique \ê\e à tête franco-algérien.
Quelques années plus tard les travaux de plusieurs chercheurs, plutôt
rassemblés dans le laboratoire Migrinter14, apportaient une controverse
sérieuse aw. positions précitées : les notions de couloir migratoire, de
transferts migratoires, etc.. manifestaient la capacité des migrants de toutes
origines de créer et pérenniser des circulations d'hommes, de matériels et
d'informations entre les sociétés rurales d'origine et les milieux urbains
d'accueil13.
Enfin, nos derniers travaux concerant les territoires circulatoires et
les initiatives des migrants dans les économies souterraines
transfrontalières", autorisent une relecture radicalement différente des
réalités décrites par A. SAYAD. Le quartier Beisunce à Marseille nous
sauve de la fin des récits de l'histoire des migrants :
" MiLTMiioii ei >oci¿¡¿3, URA ciu> et uiüv¿i?iíd de Fouiei*. Nous pendln ciipdiiiculki uii.\ IIJVIÍUA de GIÏUJ-.
SiMU.\, Michei i:Uiï*ARu, Stephane de'iAI:lA et d'Ennnunuei MA MUNü ítvuíoü-> n¡Ohi¡ení L perdura ¡ce Ja i^poil ¿;i mlLeu m^l u'oilpiiie. De ¡eu¡ celé Michelle GUILLGN' et C. TADÜADA-LEÜNTTTI ¿nLv.;¡:ñí.
::::grsr.î; e t ique- ±: treizième arrondi;;-i :::: -U:ÍÍVL:ÜJ: . E. MA MLv-G . L'i:i;;:Uv¡
;e~e::î de Pari:-'. à:--.- iiü::'?ie:U:
VI FA-.'.:'- F::-:-¡:rfit¡:C :h:\ \!:¿¡ ;!t:::::S h:U-; !:í:'!0!:f:¡r!~ 'F.F.\f!\ Vf1! 2 ! ' ' ! . ' vV-v- ~t Di-H—¡î'f éf.f>!h--r>Vf;:if; ='
ríT-vurcí.j -rj/jîia'i- : le? element- d'une ecor-on-ie de du-porj./ir.'//v-;-l P. i r? . ! 0 02 : A !AKf<! ! .": : ' Hh'MI '';->!! 1. Ti- ! . !'-"JS í . - f ^ n m i ? i / í ' | J ' - « ' ? "»'C'''""? ' 7 ; •'•••? ^ fwipivrijir ;>./,.-,iv>r ri
iHimt'Hi'* \ ¡lli'S inin iintioiiiilrS P.'iri-. I.'H.inil.iN.iil i ~'-/2 ci NîirîOlit XtiiSstiiH 4> il'mir t i ihn ne nés rtiitiitiei {iinH
tiv.ibc.-ca I'MHLC. Le!, de l'Aube 1:>'.\\
»
fluidité des circuiaîions enfre nations et invention d'une économie comme
d'un territoire de i' « ailleurs » écrivent ia nouvelle trame d'un récit
unusuei des devenirs de populations de migrants. C'est dans cette
perspective que prennent place les trois trajectoires exemplaires que
nous allons décrire. Ce long cheminement des positions de recherche,
depuis les années 70 exprime bien sur l'évolution même, des situations
migratoires en France, mais certainement pas d'une façon synchrone : les
résistances à admettre que des territoires et des initiatives de l'étranger,
fut-ce sous ia forme de réseaux, font réalité chez nous sont fortes dans
une nation où ia conception même de la citoyenneté, de l'identité du plus
grand collectif, ne laisse place qu'aux parcours d'identification
individuels, jamais au droit des communautés à demeurer dans une
aitérîté relative.
Les trajectoires qui suivent sont exemplaires en ce sens qu'eîles
figurent des types généralisables à de très nombreux migrants de la
première heure, c'est à dire des années 60. tiles le sont encore parce
que leur composition même, les faits retenus qui « font trajectoire » ont
été rigoureusement choisis comme proches (significatifs, iiiustratifs,
symptômaïiques} des conditions générales d'évolution de la société
tunisienne; en somme elles expriment des faits sociaux, économiques,
culturels, qui contextualisent de nombreuses histoires de migrants, il s'agit
donc de récits de vie obtenus lors de phases d'accompagnement1 qui
permettaient précisément cette contexfuaiisation : visite des familles ici et
là-bas, des entreprises, enquêtes sur l'histoire locale, etc.. . Enfin elles
sont exemplaires parce qu'elles mettent en scène trois origines
contrastées des milieux ruraux tunisiens : le fellah des collines pauvres de
i .111111 U î ú l i l ¡u l í> li¡ili>ivi¡ilw> vJOIIuiUc:^ u ôdi i i l -LlUILiiC. l A i ' i i . i i/'iIiOLlvi. l 't.l 'pi-'ii.ili t i .W.ii->¿uiJ i ' u 'U
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u i iv ' l ho ¡il;: iiliij Jt'iiliíce-' vljíi.-' Ic v.¡ * »íc W'uiu, J e ríú> >dJ¡. J e Momilíicu ci iL- SÍA úiii ic- pci-*. -¡ÜIC'-. Ú (.¡¡¡»j •.HÍ -.L\
l'Est, la femme issue d'un bourg agricole bizerteis riche et ayant suivi son
époux dans la.migration, ie fiis d'un couple de petits fonctionnaires de
milieu rural du Sud. Chacun a connu la migration dans do grandes villes
françaises.
iensmee Je ronah neuves:; nerséî';
Mohamed est originaire d'une région agricole très pauvre de l'est
tunisien ("le blé pousse un peu quand i! pleut"}: c'est là, et là seulement, qu'il a
toujours voulu réussir. D'abord le contact avec Bcisunce : c'est en 19Ó7, lors
de son arrivée do Tunisie, d'un petit village rural proche do la frontière
algérienne, qu'il est hébergé durant quelques mois dans un do ces hôtels
borgnes du quartier qui concentrent alors ces nombreux célibataires appelés
par la mobilisation internationale de la force de travail, il ira à Saint-Etienne
en suivant discrètement un autre Tunisien, rencontré au hasard des rues de
Marseille, mais "qui sait lire et écrire : je savais qu'il se débrouillait bien et
comme il partait, j'étais sûr do trouver un bon travail là où il irait". La
"poursuite" dure trois journées car son concitoyen ne savait guère mieux lire
que lui et, à la gare Perracho, à Lyon, ils embarquèrent dans un train pour
Paris. "Après i! m'a dit qu'il m'avait vu depuis ie début, mais qu'il me laissait
faire sans rien me dire pour pas que je puisse lui reprocher un jour de rn'avoir
emmené vers une mauvaise ville". Mohamed vivra toutes les phases
classiquement identifiées du statut migratoire des Maghrébins en nos villes :
regroupement familial, naissance et éducation des enfants dont les destinées
s'éloignent de plus en plus radicalement des origines tunisiennes, enfin, à
quarante sept ans accident professionnel et, de toute façon chômage définitif.
Mohamed avait toutefois entamé sa perspective de retour dès 1987, en
achetant d'occasion un camion à olatefcrme. il le louera à une famille de
in Un •»£.-» íiic cinq K'i¡n¡;¿> difii.tk c.i-> c!w VWIIJ. tic ILI>->JII. «.L Mol un ¡al cl iL ->LX .míi-c-. tw-iuic-s. ii CUM ^U >L\
transporteurs clc paiüe et de foin qui, cie Mchamcdla, près de Tunis, effectuent
inlassablement des rotations de Nord en Sud :
"J'avais jamais oublié Belsunce. Chaque été en pariant de Saint Etienne
j'y passais. J'ai rencontré Mahmoud, de la Mchamcdia, en Juillet 1 9SÓ. il m'a
dit que lui il pouvait pas acheter un camion, on lui donnait pas les papiers, et
par les combines en lui demandait douze millions pour un vieux Renault de
dix huit tonnes. Alors çà m'a trotté. Je me suis dit : un camion, si je le vends, ce
sera un coup, un bon coup et puis plus d'argent, ils auront toujours besoin
d'un camion en Tunisie. En Février je suis allé à Belsunce. J'ai revu celui qui
tenait l'hôtel où j'avais habité jeune. On s'est embrassés et je lui ai dit mon
problème. C'est lui qui m'a conseillé. J'ai téléphoné à Mahmoud : 'Est-ce que
tu es d'accord pour me louer le camion si je l'achète? pour cinq cent mille
francs par an. Tu paieras moins que si tu l'achetais, puisqu' il faudrait vingt
quatre ans pour faire douze millions, et là tu le garderas que le temps qu'il
serve'. C'est un peu çà que je lui ai proposé. Les prix c'est mon copain de
l'hôtel qui me les avait dits. Il m'a demandé d'attendre une minute à l'appareil.
Son porc était derrière lui. Ils ont été tout de suite d'accord. Il m'a dit 'Achète,
achète, et n'en parie pas aux autres transporteurs, c'est pour moi'. Alors, moi,
'Oui, mais tu dois venir à Belsunce pour voir le Notaire"1 et les autres, sinon çà
vaudra rien.' Il est venu avec son père et un de ses frères au début de Mars.
Moi j'avais acheté à Clermont-Ferrand un camion Mercedes de dix-huit tonnes
à plateau, deux millions. Argent proie par mon frère d'Arabie Saoudite. Je l'ai
conduit à Marseille, sans Se permis poids lourd. Là, je l'ai emmené dans un
garage d'Aubagnc. il restait quatre jours avant que Mahmoud arrive. J'ai dit à
l'Algérien : 'Je te donne cinq mille francs et tu me le fais beau' et je suis resté
pour l'aider au garage, les peintures, et voir tout le moteur. On a changé une
olèce. Ouand Mahmoud et sa famille sont arrivés et au'iis ont vu "Mercedes"
Lu « ¡k ' id i ï i : i i i . ibc " . ]>lC>wUi iiuii-> ÍI-UN Í¿-> î i i i iA i L íi.iü-wiuii'.'iL-. uOIIlUlvICUiî,.". £>i iiii L l i i i ' u ' i }J'xY\ Uc'Ji». lluï
eí ia beauté ciu camion, iis avaient íes yeux qui luisaient, iis se disaient 'c'est
trop beau, i! doit être cassé'. Aiors on est aiiés au Notaire. On a tout réglé, le
Notaire a dit :
"Vous conduisez des camions depuis longtemps, alors voilà, vous allez
voir un tel à Bclsunce, il chargera le camion avec des sacs do ciment et
ensuite vous roulerez pendant trois heures en conduisant chacun une heure. Et
;i cà marche vous ferez l'affaire.
'On a fait çà. Quelle pour, on était quatre dans la cabine, et aucun avec
le bon permis sur des routes qu'on connaissait pas ci moi j'écoutais le moindre
bruit du moteur. Ca a marché. Alors on a fait le marché dans un café tunisien
de Bclsunce avec quatre témoins, un de Bizerte, un de Tunis et deux de
Kairouan, parce que cette famille fait les navettes entre Bizerte et Kairouan,
alors s'ils avaient pas été corrects tout le monde aurait été averti en Tunisie,
n'oublie pas que je suis un agriculteur là-bas. j 'a i loué Se camion cinq cent
mille, payés au début de chaque année, ou un million en argent de là-bas. ils
sont responsables de toutes les réparations et on a dit que le camion pouvait
faire dix ans. ils ont donné un million, en francs (centimes), pour le gage.
Maintenant çà fait sept ans qu'ils roulent avec et je crois qu'il fera plus do dix
ans. j 'a i mis le camion au nom de ma deuxième fille, puisqu'elle avait juste dix-
huit ans et elle voulait continuer des études en France.(...) En 19S9 j'ai fait
passer un autre camion mais pour le vendre, au nom de ma première fille.
Trois millions en France et neuf millions en Tunisie, payés d'avance, comme çà
j'ai eu l'argent de suite. Avec les millions qui restaient j'ai acheté une
moissonneuse batteuse et en même temps un tracteur d'occasions. Cette fois,
c'est un Français qui vivait en Tunisie, un juif qui parle l'Arabe, qui est installé
transitaire à Marseille, ajji s'est occupé de tout le transport depuis Lyon. A
Bclsunce on m'a envoyé à lui et je l'ai pas regretté.
"ie vais dans le village chaque fois qu'il y a Ses moissons et je fais
marcher ça nuit et jour chez tous ceux qui peuvent pas en avoir, au village et
à dos kilomètres. Jo fais payor millo cinq cents francs !a journée, c'est cher ici-
bas, mais on fait vingt fois pius vito qu'à la main, et puis ils vendent cher. En
1990 j'ai gagné trente cinq mille francs, et on 1991 quarante mille. (...jEn
1992 j'ai acheté une pelle mécanique d'occasion et je l'ai emmenée là-bas.
Tout le monde veut construire maintenant dans Ses villages, alors je fais les
tranchées et je dégage los terrains. (...jMaintcnant je reste.deux fois trois mois
là-bas. Quand j'y suis pas c'est un cousin qui s'occupe des engins et des
ouvriers ot qui prend la moitié de la recette.(...)
voudraient l'avoir pour femme. Mais eue, eue veut pas d'Arabe. Alors, cette
petite ¡à, il vaut mieux pour eue qu'elle parte pas."
Mohamed est un notable. Il se définit comme le « seul entrepreneur
responsable » de son district : alors que les engins de travaux publics des
entreprises d'Etat stagnent dans des enclos, fauie de pièces détachées ou de
conducteurs compétents, il connaît les maniements « qui ménagent ia
machine », il sait déterminer le coût de l'heure « réelle », et obtenir très
rapidement à partir de Bcisunce n'importe quelle pièce détachée. Des
responsables au governorat s'adressent désormais à lui pour des travaux
modestes mais urgents ou délicats. Ils le remercient par toutes sortes de
distinctions : par exemple pour installer rapidement l'eau chez soi, et donc
provoquer l'attention de ces services publics tellement absents, c'est à
Mohamed qu'il faut s'adresser dans le village. Mais encore un visa est plus
vite obtenu : bien sûr la condition c'est que l'on fait travailler Mohamed et son
entreprise qui compte désormais trois ouvriers qu'il a formés en quelques mois
de travail. Après errance et nomadisme il va bientôt définitivement s'installer
dans son village.
Mais ce double statut, cette double façade de plus petit chez nous et de
notable chez lui exige encore bien des aller-retours, et le temps vient où
l'histoire de chacun, dans son foyer, va aboutir à l'explosion du lien familial en
France. Quatre filles ont quitté ia maison pour des études, et fuient le mode de
vie tunisien, demandent ia naturalisation française. Son aîné vit ia classique
adolescence un peu délinquante de ces ¡cunes en "galère" chez nous et
refuse de retourner, pour quelque durée que ce soit, en Tunisie. Enfin son
épouse est malade, j'avais vu les photos d'une belle jeune femme, j'ai
rencontré une femme de quarante cinq ans recroquevillée, vieillie, coiffée d'un
large foulard, ne pariant pas le français et ne comprenant rien au départ de
ses enfants et de son mari. Elle vit une tubercole assortie d'une décalcification
dans l'ombre et l'humidité d'un taudis. Quant a Mohamed, j'ai vu, en Tunisie,
fr
qu'ii pouvait ià-bas fonder une nouvelle famille. Mohamed invoque Dieu of va
régulièrement à la Mosquée : "depuis deux ou trois ans dit-il". Comment savoir
si cette invocation s'avère un préalable nécessaire à la répudiation des siens
et conforte une réussite là-bas ou bien anticipe une inversion de ce processus
de désagrégation familiale? Le doute ne profite guère à cette dernière
perspective.
Wa?a, ¡a femme entrepreneur ou ie déchirement se
i'mtèrttè.
Ward a quarante cinq ans : c'est une Tunisienne, née dans un hameau
rural proche de Bizerte, qui vit en France, à Lyon, depuis l'âge de dix neuf
ans, quand elle s'est mariée avec un homme de vingt ans son aîné. Nassem
est propriétaire d'une petite boucherie "musulmane" depuis douze ans dans
un quartier centrai de Lyon. Auparavant, et pendant dix années il travailla
comme ouvrier boucher dans une grande surface de la même ville. Entre
1958, date de son arrivée en France, de Bizerte, et 1972, date de son
embauche "régulière" comme boucher, il fut employé, plus ou moins
régulièrement ci plutôt peu légalement, dans les abattoirs, à de nombreux
petits emplois de nettoyage et d'entretien : "Je réglais la mécanique des tueurs
de bêtes". Le mariage de VVafa et Nassem se déroula en 19Ó8 dans un
village proche de Bizerte, lieu d'origine des deux familles. VVafa était promise
à Nassem depuis l'âge de treize ans. Un garçon, premier né, vint en 1 9Ó9 et
fut prénommé Mohamed, puis en 1971 Aicha, encore une fille en 1972,
rarida, et enfin en 1974 le dernier, un garçon, Dali!. "Et puis je me suis
arrêtée ; il m'en aurait fait un par an pendant quinze ans. je lui ai dit qu'on
était en France pour toujours et qu'ii ne faut pas faire comme au pays. On n'a
pas ici toutes les femmes de la famille pour s'occuper de celle qui en fait tous
les ans; et puis la femme française,, elle fait attention à son corps, alors moi
aussi. Pendant deux ans j'ai pas voulu qu'il me touche, ie me suis refaite. Et
après j'ai pris la pilule. C'était nouveau à l'époque en France, alors en
Tunisie (..) j'ai pas eu honte, je suis devenue une militante de Sa pilule à
Bizcrte où j'allais chaque mois de juillet. Dès qu'une jeune en faisait un par
an, je la prenais à part et je lui disais : 'ma fille, tu es• une Tunisienne, pas une
brebis qui doit faire un ou deux petits par an. Tu es Tunisienne ci tu as autant
de droits qu'une Française. Ici les femmes peuvent se faire respecter, alors
d'abord apprends-lui à respecter ton corps'. Tu pourrais penser le contraire,
mais cette façon de parler m'a valiu de l'estime, beaucoup, et même de
l'admiration de femmes, jeunes ou vieilles, et d'hommes dans Ses jeunes
couples. On venait me demander conseil, et mon premier trafic c'étaient les
pilules en quantité pour quatre, puis dix, puis quinze femmes qui voulaient
tenir un an ou deux.(...j Je crois qu'on me respectait parce que j'étais forte,
moderne et en même temps j'aimais un homme plus âgé à qui on m'avait
promis, je l'aurais aimé même plus âgé. il m'a sorti de la famille qui
m'étouffait. Il est toujours doux. Il me fait aller toujours plus haut, plus loin. Et
puis quand il m'a amené en France, il a arrêté de boire, de sortir, il a travaillé
dur pour avoir ce métier d'ouvrier de boucherie. Et encore pour acheter la
petite boucherie. (...) je suis belle et les hommes même jeunes me regardent
beaucoup mais ils me craignent et me respectent parce que j'ai ce bon
mélanac du moderne et de la tradition. Je suis LA Tunisienne." Procos
recueillis au cours d'un accompagnement à Bizerte.
promenades près de la mer. 'Pourquoi i! nous, a pas amenés ici Nassem ?
nous disions tous ies trois. C'est chez nous.' Après on a acheté. Mohamed et
Aicha s'étaient bien renseignés l'année d'avant à Bizertc et à Tunis pour voir
ce qui se vendait le mieux, ils avaient chacun quinze mille francs. Aïcha avait
calculé qu'elle pouvait vendre en Tunisie pour quarante cinq mille, donc
multiplier par trois. Elle a fait un peu plus. Et Mohamed, il a fait que doubler. Il
a acheté des lasers sans savoir que là-bas il en arrivait des mieux meilleurs
marché de l'Arabie Saoudite, du pèlerinage. Les Tunisiens expulsés par
Kadafi faisaient ce trafic.!...) Mo i , j'avais vingt mille et ¡e voulais des tissus. Qui
plaisent aux vieilles et aux jeunes, et pour faire des habits pour les maris. Mais
pas la mode de Belsunce. Des tissus pour coudre là-bas. Parce que les femmes
de ma famille cousent beaucoup, avec des machines de l'époque de la
colonie mais qui marchaient bien, des machines à pied. Mes amis do
Marseille m'ont amené au Notaire, parce que vingt mille c'était déjà pas mai,
il fallait pas que je me fasse avoir. Le Notaire m'a bien reacràée et il a dit
'Comment il s'appelle ?
'Nassem.
'Tu étais promise ?
faudra faire ios choses bien.' J'y croyais pas. Nassem n'avait jamais su tout çà.
!i était passé à côté, avec sa viande. C'était pas ia viande qu'il devait faire.
J'ai dit tout de suite : 'Tu auras le meilleur travail.' il m'a demandé de regarder
cornnien de temps les femmes mettraient selon le vêtement.(...)"
"A Bizerte j'ai encore bousculé les femmes. Comme à l'époque de la
pilule, quinze ans avant. Je leur ai dit, 'Allez, on travaille un peu et on partage
dix mille francs, des francs, pas des dinars, donc deux fois plus ici'. La soeur
de ma mère a pris le travail en main et tout organisé. Quand elle était jeune
elle travaillait dans le quartier français pour des retouches et des robes. Elle
savait bien lire les modèles. On a mis six machines de la famille dans ia
grande pièce, je suis allée en chercher une à Zagouhan, sous Tunis, chez une
cousine. Quand elle a su ce qu'on faisait, eue m'a accompagnée avec ia
machine et est restée travailler. Pendant trois jours c'était pas facile, il fallait
faire plusieurs ateliers. La découpe, çà prend de la place. Alors on a fait les
découpes dans la maison à côté, celle de ma soeur. Et on changeait matin et
soir. Découpe puis couture. Comme ça celle qui faisait une bêtise à la
découpe le payait à ia couture. Les hommes venaient voir et disaient 'les
fransouzos', c'étaient nous, 'nous mettent la révolution', et ils riaient. Au bout
de cinq jours il y avait des femmes, des amies, qui venaient et qui pleuraient
pour avoir un peu de travail ou d'autres pour acheter un habit pour quelqu'un
de la famille, j e m'occupais de donner, avec justice, aux plus pauvres ou aux
plus amies, les habits pas tout à fait corrects, mais jolis. 'Plus tard, si on fait
l'usine, tu achèteras', je leur disais en riant. La deuxième semaine on était neuf.
Alors les vieilles qui dorment mal se levaient à cinq heures pour travailler, et
puis nous préparaient le café, et le soir les jeunes qui dorment plus tard
travaillaient jusqu'à onze heures. On aurait dit des courses de bicyclettes avec
les pieds sur les pédales des vieilles machines françaises. On riait beaucoup.
"Au bout de trois ou quatre jours à ce rythme,, c'était fini. J'avais pas ic
numéro de téléphone du Tunisien de Beisunce et je savais même pas son nom.
01
Alors rai pris l'avion, avec une valise qui contenait toutes les sortes de
vêtements, ceux des patrons et d'autres qu'on avait recopies. Nassem m'a
rejoint à Marseille avec quarante mille francs. Le Tunisien, il a regardé la
marchandise, il m'a demandé comment on faisait, puis il m'a dit : 'On va voir
le Notaire, je veux pas d'histoires', j 'ai eu peur. Mais non, c'est parce qu'il
était content. Alors devant le Notaire et devant Nassem il m'a dit :
'Je peux avoir douze machines professionnelles modernes d'Italie et je
peux te les prêter, en location. Mais alors il faut travailler tout le temps. Tu
peux compter que tu ¡ras presque deux fois plus vite et avec plus de facilité.
Mais je veux que tu restes là-bas comme patronne.'
'Non, je peux pas. Un mois ou deux peut-être. Et comment je fais pour
installer Ses machines, pour Ses réparer ? On peut pas vendre la boucherie,
Nassem il sait pas coudre, et les enfants veulent rester en France'.
'Qui c'est qui est comme toi, Sà-bas, m'a demandé le Notaire ?
'La sœur de ma mère.
'Alors toi tu vas tourner de Lyon à öizerte tous les mois une semaine, et
elle, elle Ses fera travailler quand tu seras pas là-bas. T'en fais pas pour Ses
machines et l'argent, Aii s'occupe de tout. Chaque fois qvc tu tourneras tu
passeras ici. Ft toi, Nassem, garde ton argent et \c> boucherie. Mais la France
c'est peut-être pas bon pour toi.'
un atelier itaiien de Salerne : ensuite ces contrefaçons rejoignent divers
marchés, dont Beisunce d'où ils sont revendus à des demi-grossistes, puis vers
des ventes ambulantes ou en magasins. Les valeurs évoluent ainsi : premier
achat 39 francs, après griffage 95 francs, après passage chez les grossistes
1 20 à 1 60 francs, en vente sur les marchés ou dans des boutiques : de 1 70 à
300 francs. Les Italiens prélèvent vingt francs pour griffes, boutons et
transport. La marge nette d'Ali, à Beisunce, est d'environ vingt huit francs
lorsqu'il vend aux grossistes et do soixante à cent francs lorsqu'il vend
directement à des revendeurs. Ali n'a qu'une clientèle réduite mais très fidèle
de revendeurs : en effet il craint les conflits avec les entrepreneurs au petit
Sentier juif de Beisunce.
Le deuxième type de confection demandée à Wafa est le vêtement léger
pour enfants ou adolescents. Livre terminé, il ne sera pas griffé car il rejoindra
les frippes. La production est directement expédiée à Beisunce.
Le troisième type de confection est le pull-over ou le gilet "mode" de
milieu de gamme, griffé par Wafa elle-même sous ia dénomination "Nif-Nouf".
il s'agit là d'un compromis maghrébin entre les marques "Naf-Naf" et "Nouf-
Nouf" existantes. "Cà fait professionnel",, me dira Wafa en déroulant avec
fierté, dans un atelier de Bizerte, des rubans de griffes. Ces vêtements sont la
"partie libre" de l'activité de notre nouvelle entrepreneur : ils sont destinés à
commercialisation sur le marché tunisien, via les "souks" français et italiens de
Tunis et plusieurs revendeurs disséminés sur le territoire. Un atelier de Bizerte
pratique également la vente directe au public. Dans ce cas les coupons son?
achetés à Ali. " Je les aurais meilleur marché avec les italiens qui me prennent
les jeans, ils m'en proposent à 30% moins cher. Mais je ne peux pas faire çà
à Ali : ce serait fini pour moi auprès de tous les Arabes qui vendent en France.
Et là plus question d'aller revoir le Notaire." ie lui signalais que les Notaires
Arabes n'existaient plus à Marseille : "Ah, i-o ie sais que maintcnan? c'est le lui?
Pied-noir, celui qui fait le transport. Mais c'est pareil, c'est la mêm »mn n n m ' f 1 '
VVafa a développé frois ateliers où des femmes travaillent de quatre à douze
heures par jour. Le plus important est installé dans le hameau rural où elle
naquit, près de Bizerte, le deuxième à Bizerte même et enfin ie dernier à Tunis,
il s'agit de hangars regroupant en longueur une rangée de tables pour les
découpes. Chacun possède une machine automatique à découpe par recopie
de patrons (achetées d'occasion à Nîmes, dans une grande usine française).
Parallèlement aux tables, des machines à coudre en location-vente, toutes
italiennes, installées par les collecteurs de jeans de Naples, qui assurent
l'entretien. Les Italiens acceptent un paiement de ces locations en dinars
tunisiens pour un tiers du montant. La vio actuelle des ateliers ressemble
beaucoup à la description des premiers instants, que les propos de VVafa
nous présentaient précédemment. Un apparent désordre, une certaine
fébrilité, des couturières qui sont toutes parentes, des femmes qui, visiblement
non employées, vont de machine en machine, quelques hommes qui occupent
un espace près de ¡a sortie, et bavardent interminablement autour de tasses
de thé. Des quémandeurs, d'un travail, d'un bout d'étoffe, d'un habit "réformé",
mais une grande efficacité. Les postes sont tenus avec régularité. La
production est contrôlée au fur et à mesure par un aéropage de femmes
âgées, qui bousculent parfois les hommes pour un transport et les plus jeunes
femmes, lorsque le ton des conversations paralyse ie travail. Quand j'ai visité
l'atelier principal près de Bizerte (pulls et gilets) qui compte dix sept
couturières en poste et vingt sept employées au total, avec les rotations,, l'une
des employées, assez âgée et tante de VVafa, poussa un cri guttural et toutes
s'arrêtèrent quelques minutes pour discuter. "Vous pouvez lui répondre, c'est
une amie de la famille, une 'Françouse' qui retournera bientôt à Tunis" dit
VVafa. La majeure partie do ces femmes avait quitté ie travail bénévole des
champs dans les petites propriétés familiales pour ie salariat. Leurs habits
nouveaux, mimétisme des 'modèles' français qu'elles confectionnaient, leurs
cheveux sans voues désormais, ie rouae à lèvres même cour certaines
d'entr'eilos, témoignaient do ce que VV'afa désignai} comme « ¡'arrivée du vrai
progrès avec une vraie enireprise »,
Nassem a soixante cinq ans et prend sa retraite. VV'afa fait ia navette une
semaine par mois entre Bizerte et Lyon, iis viennent d'acheter une beiie maison
à Tunis (une "viiia des Français") et gardent ieur appartement à Lyon, "pour ies
enfants qui resteront tous en France, parce que notre argent il sert à ieur
réussite là-bas. Eux ils sont perdus pour la Tunisie, mais nous on est repris. On
croyait qu'il fallait devenir un peu Français pour que les enfants ie soient
complètement, eh bien, non, çà ne se passe pas comme çà, on devient encore
plus Tunisiens. Parce que nous, la Tunisie nous rattrape. On était endormis
quelques années. Et puis, tu vois maintenant toi-même comment on a repris. Et
c'est tellement mieux. Tu as vu ies femmes travailler ? tu crois qu'on peut faire
çà en France ? Là-bas c'est triste. On était en train de mourir de tristesse,
heureusement Belsunce nous a réveillés. Et on est des miiiiers comme çà".
Toutefois, un autre ¡our, à Lyon, Wafa ajoute :
"Nous ne savons plus où nous sommes. En plein en Tunisie, où c'est la
réussite. Et ici parce que Nassem a aussi réussi à sa façon. On ne sait plus où
aller définitivement. On bouge d'une ville à l'autre. On n'est plus aussi
Français qu'au début. On redevient des Tunisiens, mais on reste des émigrés
ià-bas. (...) Et je ne suis pas considérée comme un vrai entrepreneur ici à
Belsunce, et ià-bas, je reste celle de la famille qui a de ia force, pas plus. Tous
ceux que nous employons sont de la famille, surtout de mon cô\é. alors c'est
pas vraiment l'entreprise, et çà effraie les enfants qui ne veulent plus aller à
Bizerte. Tout juste à Tunis, dans le centre. Trois jours à Belsunce, il y a cinq ans
et j'enrichis des tas de gens qui ont un peu à voir avec ce qui se passe à
.Marseille. Mais comme moi il y en a d'autres, des hommes et des femmes, ci
tous, quand on réussit on pleure nos enfants nés en France parce qu'ils y
restent, et nous on revient en Tunisie où on est repris dans les familles comme
des couolcs stériles. Nos descendants ce sont ies fils et les filies de nos frères
et de nos soeurs qui sont toujours restés à Bizerte. Parfois c'est plus difficile
encore, le père rentre seui et ii laisse ià-bas ia femme qui a tant souffert et qui
va mourir comme une vieille oubliée, plus vite vieille et plus vite oubliée que
les femmes françaises, parce qu'elle gène tout le monde, les enfants qui ont
honte de son ignorance, même s'ils l'aiment ils la cachent encore plus, ic pore
qui ne veut plus de celle qui n'a pas engendré en Tunisie, comme si elle lui
avait fait des bâtards français à lui qui l'a traînée et cachée là-bas. Et les
familles qui présentent une autre femme au père ia considèrent répudiée
comme une vraie femme stérile. Et colle qui avait tant d'espoirs au départ,
qu'on bénissait à l'époque de sa jeunesse et de sa beauté en lui disant qu'elle
garderait la famille dans le bon chemin et qu'elle reviendrait riche faire le
bonheur de ses vieux parents, eh bien au bout du compte elle meurt de
fatigue, de honte et de désespoir. De çà, j'en voulais pas, alors j'ai pris les
devants. Bénédiction que mon Assem soit plus vieux que moi : ii a laissé faire."
Hassan ? uno réussite internationale,'
Hassan a trente quatre ans : ii est né à Sfax d'un père fonctionnaire des
finances originaire de la région de Monastir et d'une mère Touazine,
originaire de l'extrême sud-est tunisien proche de la frontière libyenne. Son
grand-père maternel est un ancien "compagnon de Bourguiba", c'est à dire un
militant de la lutte pour l'indépendance. A ce titre il a bénéficié du droit de
gérer une société de transports qui emploie ses fils et divers proches qui
conduisent des 4 0 4 ou 5 0 4 Peugeot breaks ou camionnettes aménagés en
taxis collectifs, en véhicules de transports mixtes, de marchandises et de
personnes ; dans ce dernier cas le véhicule est dénommé "transport bâché" et
comporte àcox bancs latéraux sur la plate-forme de ia camionnette recouverte
d'une bâche, la partie centrale servant au stockage des marchandises, et
éventuellement d'un mouton ou d'une chèvre. Ses droits d'cxploitaîion de ia
société de transports orévovaient des itinéraires couvrant ic sud-csî tunisien :
Sfcix-Gafsa, soif environ deux cents kilomètres, puis Sfax-Gabes-Medenine-ßen
Guerdane, environ trois cents kilomètres, avec des crochets vers El riamma,
Matmata ef Tafaouine.
La scolarité d'Hassan fut mauvaise et à quatorze ans l'école était finie
pour lui : "Mon pore était àéoj ; il disait toujours qu'avec sa famille de
Monastir, la ville du Président Bourguiba, et celle de sa femme, avec la
grande chance du grand-père, eh bien mon avenir était tout tracé à Tunis,
chez les hauts fonctionnaires. Et puis j'étais l'aîné et seul garçon. Mais je tenais
de la famille de ma mère. Les Touazines sont des nomades, ils sont pas faits
pour devenir des ronds de cuir".
Avant sa quinzième année, il part pour Medenine, entre Gabès et la
frontière libyenne afin d'aider un de ses oncles à gérer la succursale de la
société de transports familiale, il travaille alors avec deux de ses cousins, qui
sont ses aînés de cinq et huit années. Là il constate que les véhicules de
transports les plus usagés, "réformés" lors des contrôles techniques, et d'autres
véhicules âgés de marques diverses, permettent le développement d'une
activité secondaire mais très lucrative de l'entreprise de transports : le passage
de véhicules et de marchandises en Libye :
"Par exemple une Peugeot qu'on voulait livrer, eh bien on mettait les
plaques et les numéros intérieurs d'une Peugeot de l'entreprise ; l'une après
l'autre passaient, pas par le même endroit : on connaît plein de passages
ailleurs que par Ktef. On revenait oyçc la vraie voiture de l'entreprise, et le
Libyen se débrouillait pour des plaques nouvelles. On passait d'abord des
machines à laver qui venaient de France, par S fax,, ef puis des télés,
maanéfos. et tout le reste, oui venaient de Prance ou d'Italie par Sfax. j 'a i vécu
i *•* ^ *
comme ça jusqu'en ¡ V Ö O . íc connaissais plein ae ¡unisiens qui auaicnî
travailler en Libye. Moi , mol seul j'en ai passé, mais le grand-père ef l'oncle
voulaient pas de çà. Après une brouille en 1985 j'ai dû quiver l'entreprise (...)
Parce que je passais des clandestins ef parce que je n'étais plus retourné dans
ma famille à Sfax depuis 1 97ó. J'ai essayé ci'aüer travailler en Libye fin 1 985
avec une vieille voiture, et ¡'ai fait deux ou trois mois de transports, je
t'explique pas mais j'ai fait des devises, et puis c'était la mauvaise période, les
Libyens nous mettaient dehors par milliers. Alors je me suis retrouvé à Tunis, à
Bab Souika, entre la gare routière et les souks, j'avais des copains arrivés de
Libye, on était tous sans travail, ou alors il fallait porter des paquets toute la
iournéc pour deux dinars. (...) Alors on a décidé d'aller voir vers ie Maroc et
l'Espagne, de l'autre côté, j 'ai eu les deux à la fois puisque je me suis arrêté à
Melilla."
Le séjour dans cette ville espagnole de la côte nord du Maroc sera de
courte durée. En i 98Ó Hassan était employé por "des amis marocains", pour
transporter des marchandises entre Aîgeciras et Barcelone. Il se spécialisera
assez rapidement dans le transport et ¡a livraison de tapis fabriqués en
Belgique. En 1988 il fait la connaissance d'un cadre commercial de l'usine
belge : les deux hommes sympathisent et Hassan devient "représentant sans
contrat", c'est à dire distributeur privilégié mais non exclusif, du fabricant
belge.
"C'était ma chance. Je travaillais avec les Européens, je me suis défoncé
: je leur ai proposé une vraie politique commerciale en Espagne, je repérais
dans les grandes villes de la côte (méditerranéenne), les endroits où il y avait
beaucoup d'Arabes, çà commençait avec les Marocains et quelques
Algériens, et des installations do commerçants Arabes, et je démarchais le
meilleur commerçant pour qu'il devienne distributeur exclusif des tapis de
Belgique... garantis par un Tunisien. Cà a marché à Murcia, à Valencia, à
Zaragoza et à Barcelone, près de Santa Eulalia. Los Beiges étaient très
satisfaits et je crois que ijaurais pu réussir en Espagne. Mais moi je voulais
aller à Marseille, tu comprends, depuis toujours j'entendais 'Marseille,
Marseiile' ; tout ce qui passait par Sfax vers la Libye c'était Marseille. A Tunis
iiieurs de ceux qui faisaient à'-j commerce en Libye eî qui en ont été
chassés sont partis pour Marseiile. Et en Espagne, dès qu'un Algérien ou un
Marocain qui faisait le transit s'arrêtait pour me parler, il disait Marseille en
montrant sa marchandise".(...)
"En 1 989 et début 1 990 je suis ailé plusieurs fois à S'usine à Bruxelles, ils
n'étaient pas installés à Marseille, ils me disaient que les Allemands et les
Français de Strasbourg vendaient des tapis là-bas. Moi je savais que la
qualité des Belges était la meilleure. Alors une fois en descendant de Bruxelles
;e suis passé par Marseille. Une semaine en Février 1 990. Merveilleux. Enfin
j'ai vu ça, fous les commerces et les gens qui arrivent de partout. La mer,
l'avion, le train, la route, et on va partout. Le milieu du monde que je connais.
(...). j 'ai bien vu les tapis qui se vendaient, tous mauvais, des fluos, qu'on voit
plus, et des fausses soies, qu'on met aux murs, à des prix plus chers que les
robustes tapis belges. Alors ¡'ai pu parler à un commerçant algérien qui avait
une grande boutique et qui voulait se retirer. Cà allait pas trop bien pour les
commerçants algériens, à cause des problèmes en Algérie, et les meilleurs
voulaient se retirer un peu, faire gérer ou trouver des associés qui soient pas
tout le temps menacés et emmerdés par les barbus, je lui ai dit : 'Je vais te
proposer un bon coup dans un mois ; attends un mois, et tout s'arrangera pour
foi', i! m'a reçu dans sa maison, une villa, et il m'a présenté à ses filles, deux
de mariées à Marseille et deux de libres, toutes Françaises."
Fin Mars, Hassan revient, accompagné d'un cadre de l'usine belge de
fabrication de tapis, il propose au commerçant de Belsunce précédemment
rencontré le marché suivant : le commerçant garde les murs dont il est
orcoriétalre et la moitié du fonds donc la moitié des bénéfices, frais de
transports retrancnés. Hassan exploite librement !e magasin : en particulier i!
le spécialise dans la vente exclusive des tapis belges, dont i! devient par
ailleurs le distributeur exclusif dans le Sud de la France, cette dernière activité
échappant à la transaction avec l'ancien propriétaire. L'usine de tapi? Se livre
dès l'accord passé et, durant àci>x années n'exige paiement que six mois
après livraison. Hassan s'engage à payer l'achat de la moitié du fonds (sep?
cent cinquante mille francs} dans les cinq années : la première année lui est
offerte si le commerçant algérien accepte de lui donner sa troisième fille en
mariage, dotée donc de cent cinquante mille francs.
"Tout lui est tombé sur la \ê\e en une heure : créà\\, changement de vente,
la fille qui avait déjà vingt six ans, et lui qui devenait rentier. Je suis ailé
manger avec le Belge dans un restaurant français, çà faisait bien, et puis je
faisais dans l'officiel, pas dans le notaire arabe. Et je lui ai dit : 'j'attendrai
jusqu'à trois heures'. A deux heures sa fille est arrivée, elle m'a serré la main et
elle a un peu pleuré. Tu sais quand j'étais passé chez eux un mois avant, je
l'avais bien regardée, et elle aussi m'avait regardé, je savais que j'avais des
chances. Le père et la mère sont arrivés ; il a regardé sa fille, qui lui a fait un
signe, et je me suis levé, il m'a embrassé et il m'a dit 'mon fils'."
Affaire conclue pour Hassan. Affaire magnifique, puisqu'il rembourse la
dette d'achat du fonds en doux ans, installe un commerce à Toulon et
développe un réseau de reventes avec l'Italie début 1 993 . Deux garçons sont
nés à Marseille. Mais l'histoire d'Hassan ne s'arrête pas là. Fin 1991 ce sont
les retrouvailles avec la famille toujours à Sfax : le retour de l'enfant qui a
réussi, qui a une place, un emplacement dans cette cité magique qu'est
Marseille aux yeux des commerçants tunisiens du Sud. Là-bas pourtant on
n'est pas complètement satisfait. Une jeune femme attendait, cousine d'origine
Touazine promise depuis plusieurs années. Eî puis, il fallait absolument
qu'Hassan profite du contournomenî du prochain embargo sur la Libye : des
fortunes se constituaient pour qui savait faire transiter de France ou, mieux,
d'Italie des marchandises vers Sfax puis, par les bons réseaux, l'acheminer
vers 'a inpoütaine. Alors nassan épouse sa cowr,? • arares tout ' rautre" es? 5-_i í - V ^ i ü i v . u i J i V ; i w v í
une française et ses parents ne sont même pas de bon? musulmans. La
condition c'est bien sûr que sa seconde famille demeure à Sfax. Là, rrois
cousins seront employés dans les trafics transfrontaliers, rapidement présentés
par Hassan à quelques amis sûrs, compagnons des activités des premières
années professionnelles. Ce qui pose problème, c'est moins ie passage de la
frontière libyenne que l'acheminement des marchandises de France vers Sfax.
Bien sûr, les "fourmis", les clients sont mobilisés pour passer de Marseille vers
la Tunisie des produits prisés en Libye, mais Sa voie royale semble être î'itaiie
d'où débarquent force marchandises de bateaux côtiers navigant de Naples
ou la Sicile, vers les anses tunisiennes.
Hassan se rend à Naples, auprès de deux commerçants algériens qui y
sont installés depuis deux années, après avoir quitté Beisunce :
"En y allant je me disais, eh bien, je vais réinstaller à Naples, pas dans
les tapis, mais dans i'électro-ménager, l'électronique et un certain alimentaire ;
et puis je laisserai ici ma femme Française-Algérienne. Elle peut se débrouiller
du commerce maintenant, je lui fais un beau cadeau, je lui rends le magasin
de son père. Comme çà je serai vraiment dans les affaires de Tunisie, riche à
Sfax. Mais çà n'a pas marché. Pas complètement. A Naples ou ailleurs en
Italie, les mafieux s'associent aux Arabes. C'est pas comme en France où il
faut faire çà entre nous. Là-bas tu arrives et tu trouves de l'argent italien, des
associés, une vitrine. Mais tu es un homme de main pour écouler en italie les
trafics des mafias : contrefaçons par les Noirs et des jeunes Algériens
recherchés, contrebandes des produits d'Asie rentrés illégalement. Cà je
pouvais pas. Tu n'as aucune liberté, \v es un otage ; c'est pas ce que je
cherchais. Je veux bien qu'il y ait un peu de louche dans mes affaires, mais
pas du banditisme. Correct, correct avec les pays où je passe. Comme à
Marseille, je suis pas Français, çà m'intéresse pas, mais ma femme est
Française, çà protège, et c'est mieux pour ces premiers enfants là. Alors je suis
revenu à Marseille au bout de trois mois, comme si rien n'était. Mais j'avais
passé les accords qu'il faut pour recevoir ici des produits d'Asie, que je
distribue un peu, et pour approvisionner une filière tunisienne vers Sfax.
!i)l
Ces? !à-bas que ¡e me 'développe' : j 'ai repris !'er,îreprise de transports
de ia famille. Déjà j 'ai changé huit voitures : trois breaks pour ies taxis et cinq
camionnettes. J'ai pris de nouveaux droits d'itinéraires,, de plus en plus vers les
petits villages du Sud, pour le tourisme à partir de Djerba, mais aussi pour les
fellahs. Du développement, on dit. Quand je passerai tous mes commerces à
quelqu'un d'autre, c'est là-bas que je retournerai définitivement, mais je serai
plus compétent que mes vieux iouazines et plus influent que mes parents. Celui
de mes enfants qui me suivra deviendra un grand bonhomme, parce que ia
réussite là-bas c'est plus dans les villes, c'est dans ies campagnes où il y a de
gros morceaux à prendre, à condition d'être sur plusieurs villages, et de
remplacer le petit esprit des vieux entrepreneurs du bled et l'incompétence
des fonctionnaires. C'est ce que j 'a i appris pendant toutes ces années à
Marseille.
je vais à Naples tous les trois mois pour trois ou quatre jours. Maintenant
les Marocains me demandent l'accès aux réseaux qui font passer
l'électronique à partir de l'Italie, je suis bien avec les Marocains. J'ai
beaucoup travaillé avec eux en Espagne et à Bruxelles j'ai vu les "grands" à{j
commerce marocain, je crois que je vais rester encore un peu à Marseille,
puisque, tu vois, c'est toujours le centre, de plus en plus même depuis que ies
Tunisiens et les Marocains ont pris les parts des Algériens".
!(P
vers de nouveaux cosmopolitismes.
Des identités autres.
De nouvelles logiques d'échanges provoquant des rencontres ¡nusuelles
pour l'heure entre les lieux les plus singuliers et les réseaux de circulations
planétaires sont en oeuvre sans que nous puissions clairement identifier les
modalités générales et cohérentes de l'articulation entre ces étages
territoriaux. Tout au plus parle-t-on, de façon souvent allusive, de
« mondialisation » et de « réseaux transnationaux » en désignant davantage
des « opérateurs de marchés » que des êtres réels qui prennent place dans les
villes et le long des espaces qui les relient. Privé des certitudes, de l'autorité,
que confèrent les théories explicatives, le monde qui se construit à partir de
mouvements qui excèdent toujours des lieux proches, préhensibles, n'en est
que plus passionnant pour le chercheur en sciences sociales : tout y devient
intrigue de sens, occasion à désarroi bien sûr, mais aussi à redécouverte de
dimensions de l'humain cachées par la chape des siècles de sédentarisation
forcenée des individus et de leurs horizons.
Depuis quinze années j'essaie de lire certains de ces mouvements et de
comprendre comment ils produisent de nouveaux rapports sociaux", de
nouvelles relations observables dans l'immédiateté des échanges, dans les
mises en scène de la quotidienneté, mais encore, et en même temps, de
19 Ces recherches consacrent, de façon continue depuis 1984, aux réseaux Maghrébins des économies transfrontalières ; elles ont plus ponctuellement porté sur des migrations de grands collectifs identitaires d'ouviiers (les Hommes du Fer Je Lorraine), sur les déplacements d'élites professionnelles internationales, sur des réseaux internationaux de trafiquants d'héroïne, etc..
im
nouvelles configurations des contextes, des cadres, des compositions
territoriales qui hébergent ces formes courantes de la vie sociale.
J'ai acquis la conviction que deux événements majeurs expriment et
accentuent ces transformations.
Le premier réside dans l'apparition de collectifs, plus ou moins stables et
durables, où les critères d'identification des individus, la hiérarchie des
préséances, sont tributaires des temporalités, des fluidités, des mobilités, et
plus précisément des capacités circulatoires de chacun; l'ordre que l'on a si
longtemps présenté comme universellement édificateur des légitimités
identitaires, l'attachement au lieu, et les diverses manifestations des
sédentarités qui le génèrent, n'y fait plus réellement sens ni hiérarchie20. Ainsi
sont bouleversés les rapports entre identités et altérités selon des clivages
transversaux aux diverses stratifications sociales et économiques. Des élites
professionnelles internationales contribuent peut-être à la construction
d'espaces nouveaux du mouvement, de la mobilité, mais assurément des
populations pauvres, ségrégées, participent activement à cette évolution, nous
le verrons plus avant.
Le second concerne l'apparition concomitante d'individus, isolés ou
regroupés, souvent étrangers aux nations qui les hébergent, qui bricolent,
précisément à partir de leurs expériences circulatoires, des identités métisses
entre univers proches et lointains, transnationaux souvent, imposant à la
classique opposition entre les nôtres et les leurs, entre être d'ici ou de là-bas,
une autre forme, triadique, c'est à dire hautement processuelle : l'être d'ici,
l'être de là-bas, l'être d'ici et de là-bas à la fois2'. Les générosités
constitutionnelles intégratives de nos Etats-nations, édifiées au cours de deux
ou trois siècles de rapports à l'étranger,, à celui qjui vient et à qui on offre le
choix de « devenir nôtre » ou de repartir, portent de plus en plus à faux :
20 A. TARRIUS, Les fourmis d'Europe. L'Harmattan 1992. 21 L. MISSAOUI : Petit ici notable là-bas, in Revue Européenne des Migrations Inleriuaioiiules, 2 -1995.
104
bien des parcours actuels de l'intégration ne sont plus conformes aux modèles
historiques ainsi définis. Ce « troisième état », ce savoir-être d'ici et d'ailleurs à
la fois, produit d'originales constructions territoriales, sur le mode de réseaux
sociaux propices aux circulations, où les critères de reconnaissance de l'autre
sont en rupture avec les tranquilles et 'évidents' tracés de frontières, politiques
toujours, ethniques souvent, produits par les sociétés locales.
Dans les pages qui suivent ¡e propose des outils méthodologiques de
lecture des « œuvres de mobilité » sur les régulations de vastes territoires,
dans la perspective qualifiée par GIDDENS de « géographies de l'espace-
temps », puis des notions, typologiques pour caractériser les collectifs mobiles,
ou processuelles pour définir les espaces du mouvement, les territoires des
réseaux22-.
Lire le mouvement : un paradigme de la mobilité. De
l'accessibilité physique à la proximité sociale.
Les phénoménologues23 attirent notre attention sur la nécessité d'une part
de poser comme équivalentes les notions d'identité, d'espace et de temps,
dans l'approche des faits sociaux et d'autre part de les appréhender en même
temps dans leurs manifestations. Ce sont les conjugaisons de trois couples de
notions, énoncés complexifiant la proposition husserlienne, qui nous ont
permis de proposer et de développer un plan méthodologique à même de
rendre compte des faits de mobilité ; d'abord les dialectiques de l'identité et
de l'altéríté contribuent indissociablement aux relations les plus manifestes lors
de la rencontre entre « ceux d'ici » et « ceux qui viennent, passent.. » ; ensuite
les variations des rapports entre sédentarités et mobilités, conçues comme
temps sociaux, spécifient les conditions les plus factuelles et matérielles de la
22 souci présent dans les productions de P. TRIPIER : Une sociologie pragmatique, préface à W-I. UROMAS et F. ZNANŒCKI, Le paysan Polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d'un migrant. Nathan, 199S. 23 et en particulier le premier d'entre eux, Gustav HUSSERL, in Lü irise dans les Sciences européennes ¿7 ¡a phénoménologie transcendantale. NRF, Gallimard, 1976.
ins
i
mise en scène locale des hiérarchies identitaires souvent antagonistes entre I'
« autochtone » et «l 'étranger»; enfin, les modalités des articulations entre
micro-lieux et macro réseaux nous introduisent aux logiques sociales
complexes qui organisent en étages territoriaux les statuts identitaires des
divers collectifs présents dans un lieu.
A ce ¡our j'ai identifié quatre configurations de ces rapports ; les trois
premières renvoient aux actions de sujets déterminés, et la quatrième à un
ordre de l'agir relativement extérieur aux ¡eux d'acteurs.
Un paradigme de la mobilité.
Ma démarche s'est donc construite autour de la triade
espace-temps-identité, selon l'énoncé qui précède, à partir de quatre niveaux
de temporalités:
- espace-temps des usages des lieux, répétitifs, souvent quotidiens, et
réactivation des liens identitaires.
Les rythmes de la vie sociale caractérisent l'organisation des échanges
généraux des diverses populations dans des cadres spatiaux usuels, urbains
généralement. En effet, les séquences temporelles, comme les parcours
empruntés pour réaliser des activités signalent des proximités sociales et
spatiales fondatrices de la cohésion groupale, identificatrices des voisinages.
J'ai pris connaissance des séquences temporelles, quotidiennes,
hebdomadaires, ..., ou rythmes de vie qui ponctuent les activités des
personnes rencontrées; la "logique" de cette organisation des temps manifeste
les moments "bloqués", pour chaque membre du foyer, les moments
"disponibles" propices à des déplacements ou diverses formes de détente, les
temps "collectifs" intra ou extra familiaux, les temps "individuels" ou "intimes.
J'ai reconnu parmi ces rythmes ceux qui renvoyaient à des pratiques
collectives, généralisées à l'ensemble des habitants ou spécifiques de telle ou
Wfi
telle sous-population. J'identifiai ainsi des séquences constitutives de la vie
sociale, ou rythmes sociaux24.
L'usage de l'espace que nous décrivent les itinéraires est étroitement lié
aux rythmes de vie. J'ai noté la variation, selon les ¡ours, saisons ou
circonstances diverses, des lieux de réalisation d'une même activité, et donc
les itinéraires différents. La notion de rythme de vie ou de rythme social
occupe un statut méthodologique intermédiaire dans mes recherches. Elle
conduit, à partir de l'observation de comportements individuels, à
l'identification d'unités spatio-temporelles : expressions juxtaposées,
superposées ... sur un même espace, du marquage de telle ou telle sous-
population ou de l'ensemble des habitants.
La notion de proximité est processuelle ; en effet, elle renvoie non
seulement aux représentations que les membres d'un collectif se font de
l'espace social support à la communauté des pratiques, mais encore,
indissociablement, aux continuums temporels caractéristiques des fidélités
relationnelles. En somme elle fédère en un lieu sémantique unique
espace-temps et identité. Ces proximités instaurent les voisinages, et
dépassent, débordent, le caractère paramétrique de l'espace et du temps.
L'objectivation paramétrique, va de soi de l'aménageur, exclut tout vis-à-vis les
uns pour les autres de ses éléments.
- espace-temps des localisations résidentielles.
Les individus, tout au long de leur vie, développent des stratégies
résidentielles qui ne relèvent en rien des hasards du ¡été aveugle d'une boule
de billard : rapprochements et évitements résidentiels décrivent la genèse de
la constitution ou de la dislocation de collectifs humains territorialisés. Prenant
généralement à témoin, dans mes recherches, des collectifs de personnes à
24les travaux de W. GROSSIN, Les temps de la vie quotidienne, Paris, La Haye Mouton, 1974, de D. MERCURE, L'étude des temporalités sociales, Cahiers Internationaux de Sociologie, LXV1I, 1979 et de M. BASSAND et M.C. BRULHARDT, Mobilité spatiale, Georg, 1980, nous ont permis de développer ces approches.
107
même de prononcer un « nous » collectif, et de désigner les « eux »
environnants, j'ai été particulièrement sensible aux modalités d'entrée et de
sortie de ces espaces de référence. Mon souci a résidé dans la construction
de trajectoires qui articulent l'histoire de vie, telle que décrite par chaque
interlocuteur, et les événements généraux, extérieurs aux volontés individuelles
mais contribuant à la construction des destinées.
espace-temps des migrations, à l'échelle d'une histoire
intergénérationnelle, constitution des identités groupales.
J'ai systématiquement cherché, au-delà de l'histoire singulière de chaque
personne, de chaque collectif rencontrés, leurs modalités d'appartenance à
de vastes collectifs qui expriment la mémoire de parcours à travers de vastes
espaces migratoires dans le temps souvent long des successions de
générations. Comment ces mémoires agrègent-elles les lieux investis, occupés,
traversés ? Quelles ressources offrent les étapes et les nouveaux centres, qui
parfois, selon les grands événements de l'Histoire, se sont succédés sur les
mêmes emplacements ?
Ces approches, conjuguées en un paradigme de ¡a mobilité, initient une
anthropologie du mouvement à même de comprendre comment /es traversées
de l'espace sont toujours aussi des traversées des hiérarchies sociales.
Appréhender les groupes sociaux à partir de leurs mobilités spatiales présente
un intérêt majeur : toute mobilité, sociale, culturelle, économique, fait trace
dans l'espace et dans le temps ; trace des parcours, des déménagements, de
l'appropriation foncière, des installations et désinstallations, des
fréquentations, nouvelles ou répétées.
La mise en œuvre de ces trois premiers niveaux des rapports entre
espaces et temps permet de décrire les initiatives,, les [eux d'acteur des
collectifs territorialisés ; elle décrit, dans une démarche comprehensive, des
compétences de groupes et d'individus sujets, acteurs sociaux déterminés.
ios
La part de la « chosification » et de l'instrumentation des individus et des
groupes par l'existence de forces, de contraintes générales incontournables,
je l'ai autant que possible identifiée dans un quatrième niveau des rapports
espaces/temps :
les phases d'effervescences qui caractérisent les moments
d'installation de collectifs, de déploiement de réseaux nouveaux, aboutissent
souvent à la construction de dispositifs locaux marqués par la prégnance d'un
ordre de la répétition sur celui de la fondation. Les initiatives singulières, les
« fondateurs » disparaissent alors et ces dispositifs se comportent comme des
instances exprimant bien sûr la singularité de normes et d'agencements
originaux, mais situant chacun « à sa place », parce que la construction
sociale entreprise l'exige désormais. Dès lors les temporalités débordent des
identifications que nous avons précédemment suggérées : nous quittons le
temps des rythmes sociaux, des trajectoires individuelles ou
intergénérationnelles, pour aborder un temps-institution généralement plus
long et moins accessible à l'analyse des ¡eux d'acteurs sociaux déterminés.
Le temps organise / 'espace.
Les rapports espaces/temps suggèrent des combinaisons entre
contiguïtés spatiales et continuités temporelles qui facilitent l'appréhension des
faits sociaux dans des perspectives dynamiques, processuelles ; très souvent
les travaux sur les mobilités consacrent presque exclusivement aux
problématiques des parcours, de l'accessibilité physique, les temps étant alors
réduits à des durées présentées comme attributs de l'espace. Pour ma part, ¡'ai
choisi de considérer les temporalités comme éléments fondateurs de la
mobilité spatiale ; flux, temps, rythmes, séquences expriment au mieux les
continuités et discontinuités constitutives des processus de transformation
sociale : ils sont les plus à même d'instaurer du sens et du lien entre les entités
IOQ
spatiales, toujours disjointes, juxtaposées, contiguës", dans l'immédiateté des
échanges, l'ordre des interactions étant davantage celui des moments que
celui des emplacements26, et encore bien sûr dans la dimension historique des
transformations. Le deuxième avantage lié à cette habilitation des temporalités
comme dimension essentiellement constitutive des mobilités, réside dans les
articulations entre étages territoriaux, du transnational au local, que toute
recherche sur les circulations identifie : les articulations entre temps et
circonstances des échanges dans tel réseau et dans ses étapes permettent des
descriptions plus riches, y compris des faits de spatialisation, à partir des
séquences, de rythmes et de flux, qu'à partir des seules caractéristiques spatio
morphologiques des trajets ou étapes.
Un remarquable exemple de l'usage « intuitif » de ces dispositions
méthodologiques est offert par des sociologues de l'Ecole de Chicago27, dans
l'usage de la notion obscure mais heuristique de « district moral »28 : désirs
individuels et contraintes collectives sont négociées dans la ville par la
délimitation d'espaces souvent éphémères où des pratiques « moralement
reprehensibles » peuvent se développer dans le mélange social inusuel que
permettent les mobilités spatiales. L'ordre moral de la ville peut être modifié
par ces irruptions des multiples ¡eux d'acteurs, par leur expérience des
traversées des hiérarchies sociales et économiques urbaines, par les
côtoiements ainsi institués entre origines très diverses. Nos positions
méthodologiques, épistémologiques, sont proches de celles de ces chercheurs,
à ceci près qu'une actualisation des formes socio-spatiales est nécessaire : par
2 ' Bien sûr nous ne méconnaissons pas les heureuses tentatives de définition d'une « anthropologie de l'espace » par Françoise PAUL-LEVY el nous y avons trouvé d'heureuses sources ; ses brillantes présentation de Lu ville en croix, Méridiens Klincsieck, 1985 et, avec Marion SEGAUD, Anthropologie Je l'espace, éd. Centre Pppipidmi^ m 1QRT par exempte, ¿envisanpnt, toutefois p^s les procPTsus de fhinffpment des formf; urhainps, tributaires des dynamiques de réseaux sociaux, problématique qui nous mobilise. 26 E. GOFFMAN est explicite sur ce point. On lira les différents ouvrages de ce chercheur parus aux éditions de Minuit, et aussi Y. WINKIN Goffman. Les moments et leurs hommes. Le Seuil, 1991. 27 RE. PARK en particulier, mais encore toute la « première école de Chicago » si l'on en croit IJ. HANNERZ : Explorer la vil/e.Ed. de Minuit, 1982. 28 Nous reprenons la traduction proposée par Isaac JOSF.PH de la notion américaine « moral area », qui s'est imposée, mais nous regrettons que « moral » ne soit pas plutôt traduit par « de mœurs ».
un
i
exemple la ville, selon mon point de vue, n'est plus suffisante à la
compréhension de la société entière ; les réseaux qui la traversent, la
débordent, les mobilités inter-urbaines donc, qui ne sont pas observables dans
les seules limites de la ville, doivent désormais être intégrées à l'analyse des
transformations générales.
Habiter le mouvement : diasporas, nomadismes, errances.
Groupes identitaires de migrants et superpositions
territoriales.
Les élites professionnelles circulantes, requises par l'amplification et
l'accélération des échanges intra européens, sont très attendues par les
gestionnaires urbains : elles permettraient d'accrocher le redéploiement des
villes aux secteurs d'activités perçus comme les plus porteurs d'avenir. Nous
avons suivi durant deux années les migrations professionnelles des cadres
d'entreprises publiques ou privées. Accumulations de fatigues, rejet d'une
chronicisation des mobilités, impossibilité d'envisager les lieux traversés
autrement qu'à partir du regard du touriste : celui qui crée de l'exotisme.
Nulle part les quelques bases indispensables aux mixités culturelles ne sont
instaurées. Enfermé dans un espace de circulation hautement technicisé et
exotisé, celui des aéroports, hôtels et spectacles sur mesure, le cadre
international circulant vit une irréductible distance aux lieux et aux hommes
qu'il côtoie. La circulation «fonctionnelle», sous-produit des stratégies
multinationales des firmes, à laquelle s'intéressent prioritairement les schémas
technocratiques, n'est productrice ni d'identités spécifiques, ni de traces
territorialisées d'un type nouveau. Nous avons par contre rencontré des
populations de circulants qui suggèrent l'apparition de nouveaux territoires,
de nouvelles identités transversales : il s'agit des vieilles diasporas juives et
italiennes, que la misère ou la persécution ont organisées en réseaux
d'hommes aux activités d'entrepreneurs commerciaux, d'avocats, de
m
conseillers techniques, ... Ces populations se révèlent capables de fédérer, au
fil des générations, les parcours de l'exil des leurs en espaces de proximité
supportant des réseaux par lesquels transitent aujourd'hui richesses et
notoriétés.. Ces réseaux, donc ces espaces, interfèrent et se connectent pour
produire de la richesse sans adhérer aux logiques et stratégies des acteurs
locaux ou nationaux du développement. Ces populations suggèrent que le
statut de migrant associé à l'activation identitaire de groupe puisse être la
condition première de la multicitoyenneté.
CentraHtés locales subverties.
Nous avons pu analyser des situations où espaces et temps, quelles que
soient leurs étendues, soumis à l'advenue d'un troisième élément, l'identité,
sont mués en proximités qui bouleversent l'ordre des centralitas locales. Ainsi
de ces ouvriers lorrains de la sidérurgie, les «hommes du fer», installés dans
les années soixante-dix à Fos-sur-Mer, près de l'Etang de Berre. Ouvriers,
cadres, contremaîtres Lorrains-Polonais, Lorrains-Espagnols, Lorrains-Pieds
Noirs, Lorrains-Italiens, Lorrains-Français, et évidemment Lorrains-Lorrains,
selon leurs propres désignations, forment une communauté, forte d'une culture
professionnelle, capable de modifier essentiellement les projets et les rythmes
d'édification d'une ville nouvelle. Irrédentistes citoyens d'un territoire mondial
du fer, qui refusèrent l'injonction des aménageurs et élus à occuper la place
centrale et première prévue par les dispositifs résidentiels locaux, pour bâtir,
toutes qualifications confondues, dans des espaces extérieurs à ceux de
l'aménagement «concerté». Objets des premières stratégies de
l'aménagement d'une future ville millionnaire, ils devinrent les sujets du rejet
d'une certaine cybernétique urbaine. Venus de diverses nations d'Europe, ces
hommes, ou leurs pères, manifestent une fidélité non pas aux divers lieux
d'origine, ni à ceux de l'accueil, mais à l'ample réseau territorial des
installations de sidérurgistes lorrains. Afrique, Australie, Canada, mais aussi
11?
Lorraine, sont reliés à Fos par d'incessantes circulations d'hommes et
d'informations. Les crises ici donnent lieu à des transferts là-bas, les retraites se
prennent là où une opportunité affective ou foncière, balisant ces réseaux, sait
attirer. La proximité sociale abolit caractéristiquement la distance spatiale.
Chaque lieu d'installation de collectifs de travailleurs se réclamant de l'identité
sidérurgique lorraine possède le statut de centre pour tous les autres, et
subvertit, en les ignorant, les centralités locales. Elus et aménageurs de la Ville
Nouvelle de l'Etang de Berre, toujours projetée jamais réalisée, en ont fait la
cruelle expérience : leurs projets de répartition des Lorrains, ouvriers dans les
villages à gestion communiste, contremaîtres et cadres dans les communes de
droite, ont été défaits par ces populations de nouveaux venus qui allèrent lotir,
tous niveaux confondus, et toutes identités lorraines rassemblées, à trente
kilomètres des usines, hors du périmètre de la Ville Nouvelle : c'est au cœur
du «désert» de la Crau, en un emplacement qui ne fait centralité pour aucun
dispositif local méditerranéen, qu'ils s'installèrent. Les logiques de
périphérisation sont à tel point abolies par les réseaux des Hommes du Fer
lorrains que les différents lieux de leur présence survivent économiquement,
mais surtout culturellement à la disparition du centre premier, la sidérurgie
lorraine. Quels que soient, dans ce cas, les avatars et les appétits des
dispositifs économiques qui mobilisent ou démobilisent hommes et capitaux,
un collectif professionnel a créé un lien qui relativise la dimension strictement
économique et politique des stratégies industrielles et urbaines. Ces hommes
ne sont plus seulement objets de flux, identifiables par des approches
«objectivantes» qui noient le lien social par la désignation de la puissance des
processus économiques : ils sont sujets d'une histoire séculaire des migrations,
des qualifications, des distinctions, traversant la planète et subvertissant des
calculs et des visions du monde qui ne situent les collectifs humains que
coincés entre économie et politique.
m
Quinze années de recherches sur les populations commerçantes
internationales maghrébines du centre de Marseille nous ont encore permis
d'approcher des formations économiques et territoriales transnationales. Il
s'agit d'un comptoir commercial méditerranéen qui fédère des populations et
des espaces locaux, régionaux et internationaux. Son chiffre d'affaires en fait
le premier lieu commercial de la façade méditerranéenne française. Trois cent
cinquante boutiques tenues par des réseaux familiaux de Tunisiens,
d'Algériens et de Marocains, doublent les échanges entre les pays européens
et maghrébins. Ces réseaux, qui véhiculent viandes, légumes, voitures,
électro-ménager... s'appuient sur les mouvements des populations immigrées,
celles requises en leur temps par la mobilisation internationale du travail, et
sur la clientèle d'environ sept cent mille Maghrébins qui effectuent chaque
année un aller-retour de deux ou trois journées ; ils entretiennent des liens de
collaboration avec les anciennes migrations arméniennes et juives installées
avant eux dans le même quartier. Ils facilitent actuellement le déploiement
d'un dispositif semblable noir-africain. Chaque migrant, en ce lieu, se réclame
explicitement de la légitimité acquise par les populations de migrants qui l'ont
précédé, et ignore l'autochtone marseillais. Si ces populations sont le lieu de
la transmission d'un «patrimoine migratoire», on n'est pas pour autant renvoyé
purement et simplement à la transmission des cultures d'origines spécifiques à
chaque composante de la population des migrants. Il y a construction d'une
nouvelle culture de la mobilité, en même temps que mise en place de
nouveaux réseaux, et mise en jeu des formes de mobilités, économiques,
culturelles, professionnelles, qui ne se réduisent pas à la mobilité spatiale. Ce
«retournement colonial» est impensable pour les gestionnaires locaux, et donc
occulté. Elus ou techniciens, ils n'imaginent le devenir de la cité qu'à partir de
la répétition du plus récent mode d'enrichissement colonial français :
prélèvement sur les marchandises et les hommes qui transitent là, venant des
Sud pour enrichir les Nord. C'est durant le long terme des recherches sur les
114
entrepreneurs maghrébins des économies souterraines transfrontalières, qui
durent pour moi depuis 1984, que ¡'identifiai clairement, entre 1989 et 1992,
la manifestation d'une forme migratoire nouvelle. Jusque là, le « dispositif
commercial » maghrébin de Marseille m'était apparu comme l'émanation, le
produit d'une concentration de migrants algériens en un lieu de proximité
frontalière commode avec l'Algérie. La grande visibjlisation de la migration
marocaine, après 1988, qui transforma le statut migratoire de l'Espagne et de
l'Italie, donc l'histoire sociale de ces deux nations, de pays d'émigration en
pays d'immigration, me suggéra qu'une forme migratoire originale se
développait à partir d'initiatives économiques résolues de « petits migrants »,
les « fourmis », particulièrement aptes à savoir circuler internationalement.
Cette forme n'annulait pas celle plus classique et dominante de la mobilisation
de la force de travail, mais elle produisait suffisamment de changements dans
le statut résidentiel, dans les pratiques de mobilité, dans le rapport aux
parcours de l'intégration,..., pour nécessiter de la prendre désormais comme
objet de recherche afin de comprendre l'originalité des articulations entre les
deux formes, et les sens nouveaux de la présence d'étrangers qui s'exprimait
ainsi.
Métropoles invisibles,
A Belsunce, dans ce quartier maghrébin de Marseille, nous avons dès
1985, identifié comment des migrants supposés pauvres étaient
essentiellement créateurs de richesse dans une ville en déclin économique :
par exemple le mètre carré foncier aménageable en boutique se
commercialisait autour de 10 000 francs dans les milieux maghrébins ... et à
3 000 francs après réhabilitation par une municipalité qui n'en pouvait plus
d'organiser la pauvreté en refusant la réalité de la richesse bien présente en
ses murs. Les «courbes isobares» des valeurs foncières, telles que figurées sur
les diverses cartes établies par les services statistiques, les services techniques,
us
la chambre des notaires, et autres lieux de la visibilisation de la valeur, de la
richesse, ne retiennent du quartier maghrébin de Belsunce que cette référence
: 3 000 francs le mètre carré. C'est à dire désignent le lieu de la richesse
internationale comme trou noir de la pauvreté. Il est vrai que cette richesse se
dissimule derrière la réalité de la concentration dans le même quartier, des
populations maghrébines les plus pauvres parmi les pauvres, celles des
célibataires ouvriers occasionnels. Mais, encore une fois, la bien réelle
juxtaposition des populations masque des superpositions qui suggèrent
d'autres sens du social et de l'urbain. Il existe dans l'étroit espace de Belsunce
quatre ou cinq sous populations de Maghrébins qui entretiennent entre elles
des rapports d'exploitation, d'exclusion, au moins aussi radicaux que ceux,
plus dilués dans une vaste superficie, qui caractérisent les rapports
économiques et sociaux dans l'ensemble de l'aire marseillaise. Ces
populations sont amalgamées, dans la désignation qu'en font des élus, des
aménageurs et bien des chercheurs, en un collectif arabe indifférencié, qui
prend place comme totalité, à côté des autres populations de la ville. Dès lors,
élus et aménageurs préconisaient la «reconquête» de Belsunce, et le
remplacement de cette «marge arabe» par ces classes moyennes du secteur
tertiaire, si possible international, instruments mythiques et mystificateurs des
réhabilitations.
En fait les tentatives d'éradication furent vouées à l'échec : les
gestionnaires de la sédentarité et de la centralité locale ne surent évaluer les
capacités des collectifs mobiles à anticiper les déplacements de leurs propres
centrantes le long des réseaux, à contourner les dispositifs lourds, rigides, de
l'officialité. J'identifiais, à partir de 1992, la nécessité de penser ces réseaux
de circulations commerciales comme territoires originaux, à même de
supporter la fluidité socio-spatiale de ces collectifs, analogiquement à celle des
cultures de l'oralité, mais aussi à celle de la circulation de l'argent : bien sûr,
j'envisageais le rôle de la parole donnée et des engagements d'honneur, mais
116
encore et surtout la nature de ces espaces fluides des transactions, des
multiples combinaisons entre étapes et circulations, des productions
identitaires hors des classiques références sédentaro-localistes, de la réalité et
du rôle d'une mémoire collective extensive, attachée autant aux moments des
multiples négociations qu'aux espaces les supportant.
Les métropoles maghrébine et lorraine, à Marseille, ont le double statut
de réalité et de virtualité : réalité de l'expression des mouvements du social,
qui débordent, traversent les limites, les contours des unités urbaines ; virtualité
puisque non reconnues comme lieu des sociabilités ordinaires par ceux qui
ont le pouvoir de désigner comme manifestement et uniquement réelle leur
invention, qui vaut production, d'une ville éclatée socialement. J'identifiai aussi
les consistances territoriales et sociales des divers réseaux internationaux,
convergeant sur Marseille et lui donnant un statut de centralité,
d'interconnexion d'étapes. Puis, ¡e suivis les transformations des profils de
migrants, leurs constructions d'étapes nouvelles tout au long des parcours
circum méditerranéens, leur rencontre avec d'autres collectifs nomades autour
de constructions cosmopolites nouvelles.
D'autres recherches plus ponctuelles menées sur le rôle des anciens
migrants-dockers Irlandais dans la transformation des Docklands en ville
internationale, dans les années 80, sur les réseaux d'économies souterraines
de produits d'usage illicite, héroïne et cocaïne, entre Barcelone et la France,
tant parmi les populations semi-nomades de Gitans que dans celles de « fils
des bonnes familles locales », me permirent de préciser les notions présentées
dans cet article. Je pus en outre lever bien des amalgames à partir de la claire
différenciation des formes sociales caractéristiques des réseaux de
commerçants de produits d'usage licite et des réseaux mafieux oeuvrant dans
les trafics de psychotropes.
Errances, nomadismes, diasporas.
117
Temps et espaces entretiennent des rapports très étroits dans tout acte de
mobilité : rythmes, flux, séquences, successions généalogiques, non seulement
organisent les parcours en trajectoires qu'expriment bien sûr des histoires de
vie, mais encore s'articulent en destins collectifs. J'ai proposé une typologie en
trois catégories, celles de la diaspora, de l'errance et du nomadisme, à partir
des rapports à la société et au lieu d'origines, des rapports aux sociétés et aux
lieux émaillant les parcours intergénérationnels, et enfin des rapports à la
société et au lieu d'accueil. Nous ne souscrivons pas aux constructions
typologiques qui s'imposent, une fois établies, comme des cadres rigides, des
frontières intangibles, des substituts à des théories interprétatives. La typologie
est une commodité méthodologique pour rendre compte à un certain moment
du parcours de recherche, de convergences de sens, de proximités de formes,
à même d'articuler les nombreuses et microscopiques observations empiriques
en unités de comportements collectifs comparables. Définir des types c'est en
même temps identifier les passages des uns aux autres : c'est à dire nous
rencontrons rarement des « types purs », et lorsque cela est
exceptionnellement le cas, ces profils sont d'un intérêt moindre que ceux plus
composites qui empruntent aux diverses classes de la typologie et suggèrent
ainsi des aptitudes aux passages, aux entrées-sorties de l'affectation
identitaire. Nous n'avons, par exemple, pas arrêté les typologies aux seuls
entrepreneurs maghrébins mais à l'ensemble des entrepreneurs commerciaux
internationaux de Marseille, c'est à dire aux Juifs, aux Noirs-africains, etc.. :
les contrastes entre types étaient tellement accusés que cette extension s'est
révélée fort utile. Si aujourd'hui nous affirmons qu'errance, diaspora et
nomadisme forment trois types différenciant les migrants en fonction de leurs
rapports aux origjnesA aux parcours et aux lieux d'installation, il est nécessaire,
ces traits morphologiques étant énoncés, de signaler comment des individus
singuliers, bien réels, passent d'un type à l'autre au cours de leur histoire de
vie, ou en des temps plus brefs dans des situations d'échange, fugitives,
118
microscopiques. Ces passages, ces compétences s'identifient davantage dans
le temps des traversées d'univers de normes que dans les modalités de
parcours d'espaces clivés, séparés. Non que les rapports espace/ temps se
trouvent effacés au bénéfice d'une exclusivité des temporalités, mais plutôt
que la triade espace/ temps/ identités si utile pour penser les mouvements
collectifs, se révèle insuffisante dès lors que notre observation porte sur des
trajectoires individuelles annonciatrices de transformations collectives. La
notion d'identité est alors trop globale, trop collective pour permettre de saisir
la complexité des remaniements de positions, celles là même qui expriment
ces compétences à la traversée des univers de normes : dans ces proximités
nouvelles, passagères et partielles dans leur genèse, qui permettent à des
individus de dépasser par exemple les affectations à ethnicité, de nouer de
solides connivences autour d'une parole unique, issue de multiples diversités
de croyances, de convictions, de coutumes, I' « identité » se fractionne en
multiples attributs. Dès lors, ce que ne permet pas la rencontre entre
ensembles constitués en identités globales, toujours opposées aux autres,
toujours différentes, ces moments, ces topiques nombreuses et fluides
représentées par la multiplicité des savoir-être, peuvent le réaliser : chacun,
dans ces nouveaux espaces-temps de la circulation, développe la capacité,
en des lieux et des moments précis, des « situations-clefs » en somme, de
rencontrer l'autre, différent, comme identique, de négocier, bricoler,
contourner les expressions, multiples elles aussi, des différences.
Robert Ezra Park, définissant l'homme marginal insistait sur le rôle de ces
individus, ni d'ici, ni de là-bas, quittant peu à peu leurs appartenances à des
collectifs identitaires localement bien spatialisés pour essayer d'en instaurer
d'autres dans des voisinages urbains : ce sont eux qui, éclaireurs et passeurs,
anticipaient les cohésions générales entre populations d'origines différentes.
Cette conception du parcours de .... vers...., qualifié d'intégration, d'insertion,
d'acculturation, etc., est très répandue et fait généralement consensus dans
1 1 Q
les milieux politiques et administratifs, de la ville à la nation. Ce n'est plus
ainsi que nous décrivons ces êtres, soumis aux terribles souffrances de leurs
positions incertaines, intermédiaires, localisés dans des non-lieux, appelés
marges, périphéries ; leurs destins exceptionnels, d'un intérêt majeur pour les
milieux qu'ils quittent comme pour ceux qu'ils abordent, ne sont plus ceux que
l'on rencontre dès lors que l'on admet et l'on observe la réalité de la
construction d'identités fluides référées aux espaces-temps des circulations,
localisées dans les topiques multiformes des territoires circulatoires. Nous
rencontrons plutôt des individus capables d'être d'ici et de là-bas à la fois,
contrairement aux descriptions de Park, capables d'enter momentanément ou
durablement dans des univers de normes qui leur sont étrangers sans pour
autant quitter les leurs. Nous abordons une sociologie ou une anthropologie
des aller-retour, des entrées-sorties, des métissages, qui signalent l'apparition
de sociabilités autres que celles suggérées par les problématiques des lentes
et longues insertions2'. Bien sûr, les formes sociales antagoniques se
chevauchent et là encore elles ne peuvent se lire en transition lente et
certaine ; que des antagonismes de formes manifestent les repliements
identitaires ethniques ne signifie pas que le processus que nous décrivons soit
aléatoire : bien souvent une forme sociale paroxystique en ce qu'elle se
présente comme crise ultime, masque une forme contraire et résolutive, permet
même son développement masqué mais puissant.
Nous n'insisterons pas particulièrement sur la définition de l'errance :
pas d'attaches avec le lieu d'origine, une multitude de lieux de centralité lors
du parcours (tout lieu où l'on s'arrête), une distance avec la société d'accueil
semblable à celle qu'entretient le nomade. L'errance a concerné quasiment
tous les grands commerçants internationaux maghrébins de Belsunce dans une
phase de leur trajectoire sociale et professionnelle. C'est un temps de
29 L. MISSAOUI, Les fluidités de l'ethnicité. Thèse de sociologie et d'anthropologie (cotutelle européenne Toulouse le Mil ail et Turin). Ed. du Septentiion. Lille, 2000.
I?0
préparation, de passage par tous les détachements qu'implique
l'apprentissage du savoir-circuler. Certains se perdent pourtant dans cette
situation : sans papiers, exilés sans appuis, fuyards, ou tout simplement hélas,
individus sans plus de ressources matérielles et symboliques ; tous ceux-ci
fournissent les contingents exploitables par les « circulants identifiés » :
passages de produits d'usage illicite, situations de semi-esclavage, prostitution
de femmes, etc.. Les rapports sociaux, dans l'espace des territoires
circulatoires ne sont pas idylliques, et si des différenciations, ethniques en
particulier, en vigueur parmi les populations sédentaires y sont gommées, de
redoutables processus de soumission des plus dépendants y sont en œuvre, à
partir des échelles de distinction des divers circulants.
Les populations en diasporas se caractérisent par trois attributs
essentiels : liens maintenus avec les villes, régions, nations, traversées par les
leurs, complémentarité morphologique, économique, rapide avec les sociétés
d'accueil, apparition cooccurrente dans les dispositifs collectifs d'action
politique, sociale, culturelle et économique30.
Quant à ceux que nous désignons comme « nomades », à défaut
probablement d'un terme mieux adapté, ils manifestent une grande fidélité à
leur seul lieu d'origine, qui devient dans le cas des commerçants un réservoir
de clientèle, ils n'entrent en complémentarité morphologique avec les sociétés
d'accueil que pour mieux maintenir leurs liens avec celles d'origine et se
tiennent à distance des dispositifs politiques et citoyens locaux. L'intégration ne
fait sens, pour ces populations qu'en regard de vastes espaces
transnationaux : elle est donc relative, toujours incomplète ici, puisque d'une
part intense dans le lieu d'origine et d'autre part sans autre objet que celui de
permettre les liens d'échange essentiels avec la société d'accueil. Des
™ Ces caractères sont également présentés par Alain MED AM. Diaspora'diasporas. Archétype et typologie. REMI, vol.9, n" 1, 1993 , noire posilion toutefois ne souscrit pas au « tout diasporas », pas plus qu'au lout « ethnique » ou au tout « identité ». Les nomades suggèrent un type très différent, et non une classe d'une typologie des diasporas. Ce sont d'évidence des positions idéologiques qui préconisent la modélisation de tous les comportements migratoires à partir d'un type générique unique.
191
réussites commerciales sont fréquentes parmi ces populations, ce qui réalise il
est vrai un modèle inusuel d'intégration.
Chaque lieu d'installation des collectifs nomades subvertir, en les
ignorant, les centralitas locales. Quels que soient les avatars et les appétits des
dispositifs économiques étatiques, qui mobilisent et démobilisent hommes et
capitaux, un collectif identitaire professionnel, commercial dans le cas qui
nous intéresse, peut générer un lien social mobilisateur d'énergies, facilitateur
des circulations, qui transcende la dimension strictement économique et
politique des stratégies économiques "officielles", que nous dénommons
"étatiques" pour mieux les opposer aux productions des réseaux nomades.
Ces hommes ne sont plus seulement objets de flux, identifiables à partir de ces
approches "objectivantes" qui noient le lien social dans la désignation de la
puissance des processus économiques et techniques "officiels" : ils sont sujets
d'une histoire séculaire des migrations, des mouvements d'hommes, qui
remodèle sans arrêt les rigidités planétaires de multiples "mises sous
frontières". Le lien social qui les mobilise est à même d'imposer et de
développer reproduction bien sûr mais encore production de normes, valeurs
et statuts originaux. Ils font régner le sans mesure là où les nations ont institué
la mesure en tout.
Le devenir de ces groupes de migrants renvoie moins à des processus de
sédentarisation, qu'à une capacité de perpétuer un rapport nomadisme-
sédentarité qui déstabilise les hiérarchies de voisinages des populations
autochtones. Les usages de l'espace et les rythmes de mobilité développés par
de tels groupes s'inscrivent dans des logiques distinctes de celles qui
structurent les sociétés d'accueil ou inspirent les attentes des aménageurs. Les
espaces qui jalonnent les parcours individuels ne prennent tout leur sens que si
on les rapporte aux réseaux dans lesquels s'imbriquent ces itinéraires, et aux
grands couloirs migratoires qui se déploient sur de larges espaces nationaux
et transnationaux. Dès lors ce qui apparaît au premier abord comme minorité,
interstice ou enclave, se révèle souvent porteur de centralitas spécifiques. Ces
nouvelles centralitas se surimposent à l'organisation sociale et spatiale de la
ville d'accueil ; elles ne sont intelligibles que par rapport à des logiques qui lui
sont extérieures, mais pourtant elles infléchissent sa dynamique interne. Ces
centrantes sont d'une autre nature que la centralité historique et locale avec
laquelle elles coïncident parfois. La tension permanente entre le nomadisme et
la sédentarité précarise en effet l'inscription, massive parfois, dans tel ou tel
lieu de la ville ou de ses périphéries, mais favorise en même temps la capacité
à en investir de nouveaux, à se jouer des injonctions publiques et générales à
la stabilité résidentielle urbaine.
Chacun s'épuise dans ces intenses circulations lorsqu'elles prennent
forme d'errances, chacun vit le cloisonnement des multiples centralitas
diasporiques, chacun, nomade, est citoyen d'un territoire sans Etat ni Nation,
et, structurellement le processus est en marche qui erode, détourne, au-delà de
la difficile conscience individuelle, la charge symbolique des appartenances
nationales. Là réside probablement la plus grande modernité du dispositif
international maghrébin de Belsunce. Ces nomades rassemblent les territoires
épars, scindés, déchirés, isolés par les avatars des histoires qui ont fabriqué
les "puretés identitaires nationales" : de longue date ils contournent les Etats-
nations qui n'ont pas le ressort de dépasser d'eux-mêmes leurs propres limites.
Les dispositifs nomades, leur extension en véritables formes coloniales, leurs
connexions remplissent probablement aujourd'hui un rôle historique essentiel,
pour le meilleur, la fin des exclusions localistes, et pour le pire, la violence
d'un libéralisme débridé dans l'organisation des rapports sociaux.
Comprendre le mouvement : des territoires
circulatoires..
Quel est ce territoire des commerçants nomades, qui élargissent
l'influence économique souterraine marseillaise, par exemple, aussi loin que
l'envisage l'économie officielle, mais avec tellement plus de souplesse et de
sens des opportunités d'enrichissement ? Quel est ce territoire parcouru par
des collectifs ouvriers ou des « élites professionnelles » en diaspora ?
Territoires.
La notion de territoire est aussi floue que celle d'identité ; elle exige, à
chaque usage, un rappel de sa définition. A minima, nous dirons31 que le
territoire est une construction consubstantielle de la venue à forme puis à
visibilité sociale d'un groupe, d'une communauté ou de tout autre collectif dont
les membres peuvent employer un "nous" identifiant. Il est condition et
expression du lien social. Il advient comme momenf d'une négociation, entre
la population concernée et celles qui l'entourent, qui instaure des continuités
dans les échanges généralisés. Le territoire est mémoire : il est le marquage
spatial de la conscience historique d'être ensemble. Les éléments de scansion,
continuités et discontinuités, contiguïtés et discontiguïtés, de cet espace-
mémoire sont matériels, factuels, et fonctionnent comme des repères: tel
événement, tel homme, et tel emplacement, reconnus par tous. La mémoire
collective accumule les emplacements-événements repères et constitutifs des
interminables négociations qui autorisent les changements d'expression
sociale, de forme apparente. De telle sorte que l'on pourrait affirmer que la
forme territoriale est incessante négociation elle-même.
Dans les situations qui nous préoccupent, la définition de cette notion
consacre bien davantage aux temporalités qu'aux emplacements. Nous
proposons de la redéfinir de telle sorte que les comportements des
populations mobiles que nous avons décrites soient reconnus comme
fondateurs de nouvelles légjjimités sociales. De nouvelles notions nous
permettent de penser ces articulations entre d'une part les structures en
31 on reconnaîtra dans les douze lignes qui suivent quelques positions clefs de Maurice IIALBVVACIIS ; en pai liculier exprimées dans La topographie légendaire Jes Evangiles en Ierre Sainíe. PUF, 1942.
I?4
gestation des espaces sociaux et économiques mondiaux et d'autre part les
processus de naturalisation, dans ces mêmes espaces, des initiatives de
populations capables de tirer ressource de leur savoir excéder des cadres,
des frontières, de « mise en sédentarité » des lieux-nations ou de leurs unités
plus restreintes.
Pour nous donc, la mémoire en partage, qui permet d'affirmer une
identité circulatoire, est extensive autant que le sont les territoires des
circulations : elle signale non pas l'épaisseur des lieux de résidence mais les
moments des négociations qui permettent de porter plus loin ses initiatives, de
rencontrer, de traverser plus de différences, comme autant de situations et de
circonstances fondatrices. Cette mémoire collective n'est pas essentiellement
attachée aux lieux, même sur le mode des superpositions indiqué par la
remarquable découverte d' Halbwachs dans sa recherche sur les coexistences
en Palestine : elle est avant tout souvenir des accords de parole, des échanges
d'honneur, qui fluidifient les circulations, qui permettent d'échapper aux
régulations étatiques formelles, de contourner les règles de construction des
frontières entre territoires et entre univers de normes, celles qui disent les
conditions du passage d'une sédentarité à une autre. La référence à cette
mémoire collective autorise chacun à aller plus avant, à se présenter encore et
encore, à s'agréger à d'autres, ou bien l'expulse de l'espace des multiples
étapes et réseaux supports à l'initiative circulatoire.
Territoires circulatoires*
Ces territoires, lorsqu'ils englobent les réseaux définis par les mobilités
de populations qui tiennent leur statut de leur savoir-circuler, nous les
nommons territoires circulatoires. Tout espace est circulatoire, par contre tout
espace ne fait pas territoire. La notion de territoire circulatoire constate la
socialisation d' espaces supports à des pratiques de mobilité. Cette notion
introduit une double rupture dans les acceptions communes du territoire et de
1?S
la circulation ; en premier lieu elle nous suggère que l'ordre né des
sédentarités n'est pas essentiel à la manifestation du territoire, ensuite elle
exige une rupture avec les conceptions logistiques des circulations, des flux,
pour investir de sens social le mouvement spatial. Le déplacement, qui ne peut
dans cette perspective être considéré comme l'état inférieur de la sédentarité,
confère à ceux qui en font leur principal lieu d'expression du lien social le
pouvoir du nomade sur le sédentaire : la connaissance des savoir-faire
chemin, condition de la concentration-diffusion des richesses matérielles et
immatérielles, donne pouvoir sur l'ordre des sédentarités, et plus
particulièrement sur sa manifestation première, l'espace urbain.
Ces populations mobiles, en diasporas, errances, nomadismes,
accrochent tous les lieux, parcourus par elles-mêmes et d'autres reconnues
comme proches, à une mémoire de nature collective qui, aussi immédiatement
extensive que le sont les mouvements de traversée d'espaces nouveaux,
désigne des entités territoriales « autres », nécessa/ïemenf superposées aux
locales, un temps ou longtemps. Ainsi sont fédérés étapes et parcours,
supports aux multiples réseaux d'échanges et conditions de l'incessante
mobilisation pour faire circuler hommes, matières et idées.
Les individus qui se reconnaissent à l'intérieur des espaces qu'ils
investissent ou traversent au cours d'une histoire commune de la mobilité,
initiatrice d'un lien social original sont étranges au regard des « légitimes
autochtones ». Cette étrangeté même les place en position de proximité : ils
connaissent mieux que les résidents les limites de la ville et négocient ou
révèlent, voire imposent, chacun selon des modalités et des « pré-acquis »
différents évidemment, leur entrée ici sans pour autant aujourd'hui, -est-ce là un
trait mateur de la mondialisation ?- renoncer à leur place là-bas, d'où ils
viennent, et à I' « entre deux » où, parfois, ils demeurent longtemps. Ces
personnes, familles, collectifs, ont souvent vécu l'expérience d'un brusque
passage du lieu le plus étroit, celui où ils ont vécu avant la migration, au
monde le plus diversifié des réseaux transnationaux : pour eux est acquis le
glissement du sens de la vieille opposition identitaire l'un versus l'autre vers
des configurations où domine l'altérité : lieu versus monde.
L'expansion de ces territoires, inséparable des solidarités qui les
constituent en topiques d'échanges de haute densité et diversité, génère sans
cesse de nouvelles connivences avec de nouveaux autres, fédérés au collectif
circulatoire pour mieux transiter, atteindre des marchés, des emplois, des sites,
de plus en plus lointains. Les différences attachées à l'ethnicité, en sont de plus
en plus bannies. L'éthique sociale intermédiaire qui permet de dire le lien,
pour certains sur le mode de la parole donnée ou d'usages spécifiques,
souvent originaux, avec les autres toujours plus autres par leurs origines, mais
proches par leur situation de mobilité, est fondamentalement civilisatrice : exit
le marquage le plus usuel entre autochtone et étranger, ethnique parfois ; en
somme, l'identité commune à tous les arpenteurs des territoires circulatoires est
faite de la plus grande interaction possible entre altérités...
La notion de territoire circulatoire habilite une démarche
anthropologique étendue à la définition d'espaces relativement autonomes
supportant des segmentations sociales et économiques originales. La mobilité
spatiale exprime donc plus qu'un mode commun d'usage des espaces, mais
aussi des hiérarchies sociales, des reconnaissances qui donnent force et
pouvoir, qui dissimulent aux yeux des sociétés de sédentaires des violences et
des exploitations non moins radicales, mais autres, obscures, peu visibles,
parce que Tailleurs de l'étrange ne se confond pas avec Tailleurs du lieu pour
celui demeuré dans l'immobilité de ses certitudes indigènes. Les personnes en
situation d'errance, quelles que soient leurs origines et leurs fortunes, paient un
trih"t élevé n^ur nrnn¿rjr ua.neu de-nrotertion dps.circulants mnîtrps dp. Ifiiiri r r r i
mobilités : passages de frontières à risques, clandestinités diverses, tâches
pénibles sans limites horaires autres que l'épuisement de certaines formes de
travail « au noir », ...
107
Villes et villages sont parsemés de ces lieux de l'articulation entre
territoires circulatoires et espaces locaux, mais c'est la logique de flux, de
mouvement l'ordre des temporalités qui crée la connexion, qui habilite le lieu
à exprimer ce rôle d'interface.
Les lieux et emplacements, souvent interchangeables, supports à la
manifestation de ces articulations, aux coprésences, sont à décrire et à
concevoir comme contextes, décors parfois : ils ne prennent sens et
n'introduisent à la compréhension des mutations générales tributaires de ces
vastes mises en mouvement de collectifs humains qu'en tant que témoins et
supports des mouvements. Ils manifestent la venue à forme socio-spatiale des
temps-négociations des réseaux.
Les circulations produisent et décrivent de nouvelles unités urbaines
composées d'éléments de diverses villes, villages, toujours d'étapes ; ces
espaces-temps urbains se manifestent comme une vaste centralité et substituent
la fluidité de leur organisation multipolaire, sans antériorité autre que celle
permise par l'actualité des circulations, à l'ordre historique rigide des
hiérarchies de périphéries et de centres locaux. Une grande labilité
caractérise les lieux d'articulation entre territoires circulatoires et espaces
locaux, de telle sorte que tel emplacement, marché, rue commerçante, peut
disparaître rapidement pour apparaître tout aussi rapidement dans un autre
quartier de la ville, de la périphérie, de villes ou villages voisins, drainant les
mêmes populations ; de telle sorte encore que les lieux-articulations
spécialisent les populations qu'ils attirent, ethniques ici, à Belsunce puis Porte
d'Aix, mêlées plus loin, dans un grand marché public de périphérie ; de telle
sorte encore qu'apparaissent en ces lieux des entrepreneurs d'origines fort
différentes au fur et à mesure de l'expansion des territoires circulatoires. La
dissémination par coprésence des différences d'origine des entrepreneurs
dans les multiples emplacements d'articulation entre mouvement et sédentarité
réalise le reflet des capacités, que nous désignons comme civilisatrices, de
1?R
métissage dans l'univers des transactions et alliances des territoires
circulatoires.
De l'ethnique à l'étranger.
Un acquis de nos diverses recherches réside dans la nécessité de ne pas
rendre compte de ces mouvements et de ces compétences comme spécifiques
des migrants désignés en tant que pauvres et ethniques : I' « ethnie business »
fait aujourd'hui mode mais l'inscription des populations les plus diverses dans
les processus de mondialisation est relativement masquée par cette centration
sur l'exemplarité des « ethnies ». Non seulement des élites professionnelles,
ouvriers du fer ou employés de firmes multinationales, constituent de telles
configurations socio-spatiales du mouvement, mais encore des jeunes à la
recherche d'opportunités se déplacent dans les territoires circulatoires de leurs
familles, clans pour les Tsiganes, diasporas pour d'autres, des femmes
migrantes primo-arrivantes y trouvent appui pour découvrir l'étape qui
permettra d'envisager une existence nouvelle, ... C'est pourquoi il est
nécessaire de généraliser la notion d'étranger à tous ceux, quelles que soient
leurs origines, qui arrivent, passent, s'installent dans des territoires où ils ne
sont pas « référencés » par ces « autochtones » qui ont négocié depuis
longtemps leur place dans les hiérarchies des légitimités locales. L'ethnique
doit donc laisser place à l'étranger dans cet effort de compréhension. C'est
dire que si l'ethnic-immigrant « bricole » d'une façon affirmée, ou
exemplarisée, les normes et valeurs, éventuellement les réglementations et les
lois, de la société traversée ou investie, d'autres populations moins visibles,
moins désignées,, de l'intérieur même de ces univers normatifs et normalisés,
les négocient, les contournent-elles aussi, mais autrement. La compétence pour
entrer et sortir d'univers de normes locales concerne tout autant le Marocain
activant sa part de territoires circulatoires en de nombreuses étapes/ réseaux
entre Marrakech et Marseille, que le ¡eune autochtone Toulousain, fils de
'bonne famille' et élève ingénieur, franchissant à la fois les frontières
internationales et les cloisonnements de normes lorsqu'il se déplace à
Barcelone pour l'achat puis le convoyage d'héroïne". Les réseaux, la nature
des liens sociaux, qui supportent leurs déplacements sont très différents,
antagoniques même, mais le savoir tirer ressource des.circulations est de
nature proche. L'un comme l'autre prennent place dans des territoires
circulatoires qui négocient de fait la contemporanéité de leurs activités et la
simultanéité de leurs présences dans les espaces de la ville et du transit.
Deux déplacements de sens s'imposent donc à nous : de l'ethnie à
l'étranger d'une part, ou mieux, pour se détacher de cette catégorisation de
Tailleurs lointain, à l'étrange et d'autre part de la migration à la mobilité.
Immigration, émigration, migration même, renvoient trop à cet univers de
l'autre distant, différent, ethnique. Si les mouvements que nous appréhendons
chez le migrant ethnique comme expression, mise en œuvre des processus de
mondialisation, sont bien tels, alors tous les mouvements de population qui
apparaissent dans les espaces les plus restreints n'échappent pas à ce sens
nouveau, à ce langage balbutiant de la mondialisation : la transformation du
statut des uns ne peut que modifier l'édifice général des représentations, des
valeurs et des normes qui lui donnent sens singulier. Une sémantique générale
nouvelle s'impose à partir de l'irruption d'éléments de sens nouveaux. Dès lors
l'urgence consiste à produire les notions, les modes d'observation et de
description, qui rendent compte des articulations et simultanéités des
mouvements généralisés qui redéfinissent les règles de I '« être ensemble »,
dans les côtoiements des voisinages momentanés, le marché, tel ou tel
emplacement de l'espace public, et durables.
32 A. Tarrius et L. Missaoui -.Naissance d'une mafia catalane ? Les «fils Je bonnes familles » dans les trafics d'héroïne entre Barcelone et le Sud de lu Frunce. Trabucan e. 1999.
nn
Entrer, sortir.
L'entrée dans ces territoires circulatoires s'effectue toujours sur le mode
de la cooptation à partir d'une solidarisation forte autour de conventions, de
règles éthiques, de normes, permettant les régulations internes en l'absence de
codifications juridiques écrites et d'instances policières ou judiciaires
spécialisées ; l'entrée dans les réseaux des économies souterraines telles que
celles que nous décrivons dans les entours méditerranéens se réalise par
exemple lors d'une transaction d'achat en présence d'un « notaire informel »,
hadj, ou pied-noir vivant de ses relations avec les deux bords de la
Méditerranée, ou encore commerçant influent ayant quitté « dans l'honneur »
les activités souterraines : celui qui était jusque là « client » est alors pressenti
pour vivre de ses convoyages ; l'influence commerciale qu'il a acquise dans
tel lieu et la considération qu'il a su faire naître chez ses fournisseurs
produisent cette cooptation qui lui confère un statut nouveau, l'introduisent
dans ces territoires circulatoires parsemés de ressources et d'opportunités
nouvelles et nombreuses, éparpillées désormais tout au long de ce qui n'était
pour lui qu'un itinéraire entre origine et destination. Pour les uns et les autres
un moment existe où est manifestée l'adhésion à des codes d'honneur, où
parole est donnée et échangée devant témoins « dignes » : désormais
l'individu nouvellement agrégé et ses proches, pourront déployer leurs projets
dans un milieu social où les opportunités sont multipliées par le passage de la
référence identitaire antérieure, celle indiquant qui est institué identique par
naissance, à la nouvelle référence métisse et cosmopolite, qui dit avec quels
autres ils partageront désormais leur destin.
La sortie sanctionne l'écart à la parole donnée ou au contraire la
réussite : dans le premier cas les individus de forte notoriété qui l'ont accueilli
discréditent immédiatement et définitivement celui qui a « mal agi », mis en
danger la cohésion du collectif. Nous avons pu constater le cas d'un
commerçant toulousain de tapis, d'origine juive séfarade, qui, pour avoir
m
t
accepté • en connaissance de cause de revendre un chargement de
marchandises, destiné à un commerçant turc installé à Marseille, dérobé dans
le camion qui effectuait le transit depuis Bruxelles, fut expulsé des réseaux
commerciaux : plus aucune « fourmi », ni aucun revendeur de marché ou de
porte à porte, n'est retournée acheter chez lui. Ce déclin n'a pris qu'une
semaine : un hadj sénégalais de Marseille, « parrain » de ce commerçant,
c'est à dire qui l'avait en premier lieu institué comme correspondant de
nombreux circulants, avertit immédiatement des personnalités des diverses
composantes des réseaux commerciaux centrés sur Belsunce. La diffusion de
l'annonce de la mesure d'exclusion dura environ trois journées, de Marseille
à Bruxelles, Toulouse, Montpellier et Alicante. Cinq semaines après cet
événement, le commerçant quittait définitivement son commerce, après une
revente en moins value. Les cas inverses sont plus fréquents où, après un temps
de circulation, une « fourmi » s'installe en magasin dans un des emplacements
étapes des territoires circulatoires, d'abord articulant officialité et subterranéité
par des ventes de produits fiscalement en règle ou non, puis par des seules
activités d'officialité. Ce parcours, cet itinéraire d'intégration, inusuel pour les
sociétés d'accueil, est considéré dans le milieu des circulants comme une
réussite : ces personnes fournissent souvent les témoins des cooptations, voire
les « notaires informels ».
Articulations et superpositions territoriales»
Nous ne pouvons adhérer aux analyses dominantes localisées dans le
seul espace de la ville « d'arrivée », qui serait à même de permettre toutes les
lectures des faits de circulation, ni davantage considérer que la mobilisation
internationale de la force de travail est l'unique mode de traversée des
espaces interurbains ou internationaux. Il s'agit là de deux dispositions de
recherche, en cohérence avec les logiques localistes, qui interdisent
l'appréhension du mouvement de traversée comme source de sens. Nous
désirions prendre au sérieux les narrations que font les populations mobiles de
leurs parcours et qui mêlent à l'ici, où ils sont aujourd'hui, et au là-bas, d'où ils
viennent et retournent sans cesse, un enfre deux, ¡amais épuisé entre ces deux
bouts de trajectoire, qui disent projet là où nous voyons ex/7, circulation là où
nous exigeons fixation, enracinement. Notre curiosité ne consiste pas à savoir
si cet autre est plus ou moins étranger, plus ou moins objet pour nous, mais,
sachant qu'il est Autre, voir enfin, révéler, ce qu'il produit, de sa différence,
entre ses lieux et les nôtres.
C'est par la connexion des différents étages territoriaux constitutifs des
cheminements, par les articulations entre temps et espaces des trajectoires
singulières et des destins collectifs, que nous mettons en évidence deux modes
de construction sociale de la ville. Celui, autochtone, localisé, redevable des
hiérarchies territoriales et politiques nationales, de l'ordre historique de nos
centralitas, porté plus particulièrement par les élus et les aménageurs. Sa
production spatiale est celle de la juxtaposition ; c'est celle de l'Etat qui dit, qui
fait, qui a. Et trop de chercheurs ont examiné l'être mobile sous cette seule
perspective de l'immigrant, qui permet le repérage de la position de l'autre
par rapport à l'indigène. Le deuxième mode de construction sociale de la
ville, dissimulé derrière l'évidence locale des juxtapositions, dit que tel lieu
discret de la cité est un point de passage, d'échange, une halte où l'on se
reconnaît, de haute densité relationnelle pour des populations qui tiennent
puissance sur l'espace de leur capacité de déborder, traverser ainsi les
assignations politiques aux juxtapositions locales ; les lieux constitutifs de nos
légitimités « identitaires » locales sont ainsi recomposés en un vaste territoire
échappant à nos centralitas, animé d'incessants mouvements, hors des étroits
maillages de la technostructure,, fluide,, à distance de l'Etat et peu saisissable
par les rationalités de l'installé. Ce mode là est fait de superpositions. Les lieux
fréquentés, habités, traversés, sont saisis comme éléments de vastes ensembles
territoriaux supports aux réseaux et références des collectifs mobiles, riches ou
m
pauvres/ethniques ou non. Il s'agit bien de territoires circulatoires, productions
de mémoires collectives cosmopolites et de pratiques d'échanges sans cesse
plus amples, où valeurs éthiques et économiques frans-versales, trans-
frontalières, /nfer-culturelles, /nfer-ethniques, viennent à forme sociale originale
et différencient des populations sédentaires. Deux objets de recherche
s'imposaient donc à nous simultanément : définir au mieux ces territoires
circulatoires et comprendre comment les juxtapositions d'espaces qu'ils
génèrent s'articulent aux espaces autochtones, locaux. En effet les vastes
territoires circulatoires, aux centralités multiples, puisque supports à de
nombreux réseaux, coïncident rarement avec les centralités urbaines locales,
réifications premières, constituées en « histoire du lieu », de la vieille
assignation à immobilité de nos sociétés et de leurs institutions.
Territoires autres et formes d'intégration inusuelles.
Les territoires circulatoires se comportent comme des supports
commodes, lieux privilégiés des bricolages et des interactions d'entrée et de
sortie des statuts de chacun qui les parcourt, espaces qui permettent, n'en
déplaise à la grande tradition de l'action sociale constitutionnelle -qui mesure
la place, la distance, où se tient l'autre par rapport à ce centre virtuel de la
'citoyenneté'- ou encore à celle de l'Ecole de Chicago -je pense à cet
« homme marginal » de Park, ni d'ici ni de là-bas-, d' être à la fois d'ici et de
là-bas, tout proche et très lointain en même temps, selon les opportunités et les
types d'échange en œuvre dans la trame dense des côtoiements. Le territoire
circulatoire ne confère aucune indigénéité, même s'il donne compétence : il est
espace-temps de la transition-mondialisation, il est intermédiaire, nouvelle
instance intégratrice aux sociabilités les plus cosmopolites. Nos enquêtes
récentes, concernant l'apparition de transformations cosmopolites dans des
114
ports de la côte espagnole méditerranéenne", nous permettent d '
appréhender comme fait social généralisé la cooccurrence de l'apparition du
commerçant ethnique, le retour de vieilles diasporas locales, l'irruption
d'entrepreneurs, de financiers venus des centralités nationales, de 'petits
migrants', arrivés d'autres nations ou d'autres régions, ou de villages voisins,
pour de 'petits emplois', de fonctionnaires internationaux. Ces observations
impliquent que ces territoires circulatoires fonctionnent comme supports à des
formes de transactions/articulations multiples -entre mobilités et sédentarités,
informalité et officialité, solitude et communautarisation, étrangers et
autochtones, élites et apprentis
Un des effets les plus paradoxaux en apparence des modalités
d'association-dissociation entre territoires circulatoires et lieux de résidence,
de sédentarité relative, réside dans le double statut simultané des lieux de
résidence concentrant des populations de « fourmis » des économies
souterraines internationales, et plus particulièrement des Maghrébins. Des
chercheurs signalent la « ghettoïsation » croissante de quartiers périphériques
d'habitat social peuplés de migrants ; certains parlent même de « secession34 »
politique et sociale. Il est en effet aisé d'observer les distances de plus en plus
grandes, marquées souvent par des comportements revendicatifs des ¡eunes,
manifestées par les habitants de ces quartiers par rapport aux autres
populations urbaines. C'est pourtant aussi dans ces lieux que résident les
fourmis et autres entrepreneurs des économies souterraines les plus actifs, les
plus circulants, les plus susceptibles d'influence sur les destins collectifs des
migrants. De fait le développement de ces compétences circulatoires, de ces
initiatives de « l'entre deux mondes », parmi des populations concentrées dans
ces zones d'habitat objets de l'observation et de la sollicitude des dispositifs
•" voir conclusion l'ers de nouveaux cosmopolitismes. 34 On liia les divers tiavaux de Marie-Cluisline JAILLET. Laboratoire CIEU-CNRS Toulouse le Miiail. Par ailleurs le terme de « ghettoïsation » est impropre pour désigner la situation résidentielle de populations aux mobilités plus affirmées, en amplitude et en fréquence, que celles des populations autochtones et voisines....
ns
sociaux de l'Intégration suggère de telles prises de distances. Les familles
marocaines, par exemple, « s'étalent » de plus en plus dans de vastes espaces
internationaux et utilisent les localisations collatérales comme autant de
ressources, pour les circulations bien sûr, mais aussi pour l'emploi ou la
formation des jeunes" ; d'une façon générale l'expérience de telles
compétences place à distance des sollicitations pour des parcours
d'intégration locale. Les échelles territoriales des devenirs familiaux sont de
plus en plus internationales, dans ces populations, et les capacités métisses
liées aux formes relationnelles caractéristiques des territoires circulatoires
permettent aux uns et aux autres de manifester des présences résidentielles à
distance des attentes et des régulations locales. Relativisant les frontières
ethniques dans l'espace circulation, ces populations manifestent dans leurs
étapes résidentielles des mises sous frontière radicales. Nous avons par
ailleurs constaté la réalité du risque couru par ceux qui évoluent de façon
continue dans les territoires circulatoires d'une dissociation forte entre univers
domestique, résidentiel, familial et univers des commerces, des ententes, des
circulations.
Les réussites les plus affirmées des populations mobiles dans la
construction de rôles locaux transformant les sociabilités générales et
historiques, caractérisent ceux qui savent instaurer des moments d'allers-
retours immédiats, furtifs ou relativement durables, démonstratifs ou peu
visibles, entre univers de normes, d'appartenances différentes, ceux en somme
qui savent articuler circulations et étapes. La notion de « territoire circulatoire »
permet de dire comment aujourd'hui être d'ici et de là-bas est simultanément
possible.
Vers de nouveaux cosmopolitismes.
35 A. TARRIUS: Fin Je siècle incertaine à Perpignan. Drogues, communautés, jeunes sans emploi et renouveau Jes civilités Jans une ville moyenne française. Tiabucaire. Caiiel. 1997, 2"™ éd. 1999.
116
L'exemple du Levant espagnol illustrera notre propos.
Les émeutes racistes survenues à Sta Coloma, dans la périphérie de
Barcelone, en juillet 1999, puis en divers autres lieux de la Catalogne, et en
Andalousie, à El E¡ido, près d'Almeria, en février 2000, ont réactualisé
l'image ancestrale d'une société espagnole animée d'une radicale
xénophobie anti-« Maures ».
La région pauvre d'émigration traditionnelle, l'Andalousie, comme celle,
riche, d'immigration, la Catalogne, ont mis en scène les pogroms anti-arabes
et anti-africains. Dans la première, pour le dire rapidement, le passage d'une
agriculture familiale pauvre nourrissant péniblement des familles amputées par
l'exil des enfants, toujours en surnombre, à une horticulture intensive sous serre
produisant quatre à cinq saisons annuelles de légumes, a provoqué l'appel
tout aussi intense d'une main d'oeuvre immigrée, marocaine par commodité34,
particulièrement exploitée. Sommeil, à dix, sous des plastiques, au fond des
serres, hygiène inconnue ou tributaire de l'eau très polluée des canaux
d'irrigation, nourriture insuffisante, pour ne pas entamer les maigres pécules
du travail « au noir », prostitution sordide de jeunes femmes enlevées à leurs
familles marocaines abusées par les promesses d'un mariage dans I' « el
dorado » espagnol, mise en compétition de la misère des « Maures » avec
celle des « Russes37 », migrants d'Europe de l'Est, pour le travail dans les serres
des hommes mais encore pour la prostitution des femmes. Nous avons là le lot
mondialisé de l'assujettissement des pauvres par les riches et l'administration
de la preuve que ce type d'exploitation est fondamentalement structurant des
phénomènes migratoires. A El Ejido, trente mille Marocains étaient
approximativement identifiés en février 2000 : parmi eux 20 000 étaient des
« sans-papiers », des errants de la misère. Les émeutiers andalous ne les
36 Les enclaves espagnoles de Ceuta et de Mélila concentrent des migrants marocains pauvres et des réseaux espagnols organisent, après divers filtrages, leurs transfeils vers l'Andalousie. 37 En fait de 'Russes', il s'agit surtout de Roumains : les désignations xénophobes, là comme ailleurs ne s'embarassent pas de tels amalgames.
m
pourchassèrent pas : ¡Is risquaient ainsi d'endommager les serres ; ils
préférèrent brûler des appartements qui abritaient des immigrants en situation
légale, frapper des hommes et des femmes Arabes occupés à des activités de
voisinage quotidien dans la ville même d'EI Ejido. Le message est clair : il ne
faut pas prendre place ici, paraître, bénéficier de quelques lois qui confèrent
humanité au travailleur. Reproduction, « acclimatée » au contexte « civilisé »
de la Communauté Européenne, d'affrontements autrement meurtriers dans les
Balkans. Luttes interethniques, luttes inter-religieuses, sur fond d'exploitation
économique radicale.
A Barcelone et en Catalogne, le « traitement » des immigrants pauvres,
et des Andalous en particulier, est chose fort ancienne : l'agglomération même
est structurée suivant des logiques migratoires portées à configurations
ethniques. La ville centre de Barcelone agglomère une forte densité de
Catalans, et pour eux les gouvernements nationalistes de l'après franquisme
oeuvrent avec zèle, quant aux communes périphériques, elles concentrent les
Andalous ou les autres Espagnols, et les Gitans non-catalans, ceux d'origine
catalane se regroupant dans des quartiers du centre, comme Sant Antoni ou
les Barris de Gracia. Lorsqu'en Juillet 1999 environ un millier de personnes se
rendirent à Santa Coloma, dans la banlieue Nord-Est, pour « casser du Maure
et du Noir », les dirigeants locaux tentèrent d'étouffer l'affaire en attribuant
ces exactions aux « autres migrants des banlieues dépossédés de leurs
emplois », c'est à dire aux non-Catalans. Hélas pour cette rhétorique, en
septembre et octobre 1999, des émeutes racistes encore plus violentes se
manifestèrent dans des petites villes des milieux ruraux catalans, au Nord de
Barcelone. Le nationalisme catalan entretenu par toutes les forces politiques
locales d'avant-plan, qui avait contribué à vaincre et dépasser le fascisme
franquiste, avait persuadé les populations que l'ère de la tranquille installation
dans les dividendes de l'affirmation identitaire locale était enfin arrivée : cette
parousie, effectivement accompagnée d'un développement économique
ns
important dans tous les secteurs d'activité, se prêtait bien à I' « importation »
de travailleurs aussi noirs que les activités qu'on leur proposait, mais pas
d'êtres humains qui laissèrent rapidement augurer des descendances
« grises ». Au sud andalou, comme au Nord Catalan, les prétextes à pogroms
furent des liens ou des incidents entre hommes arabes ou Africains et femmes
locales.
Ces deux situations paroxystiques exposent probablement la répétition
des scénarios récurrents de l'exploitation de l'autre, tenu comme totalement
autre, à une distance telle que le moindre échange non estampillé du sceau
de l'inégalité est impossible, inconcevable. Accumulation, instrumentation,
assujettissement : deux régions, qui entretenaient historiquement des relations
de dépendance-exploitation par les migrations internes, dès lors qu'un tiers
extérieur prend place, expriment les mêmes comportements xénophobes.
Pourtant l'intérêt de cette description est ailleurs, dans la façon dont ces
événements attirent l'attention sur de vieilles répétitions, d'effrayantes
régressions, alors même que des régions voisines vivent, dans le non-désigné,
des transformations d'un autre type et d'une autre portée.
Ce phénomène, de dissimulation d'une transformation sociale par
l'exhibition de faits de crises, nous l'avons identifié, lorsque se mettent en
place des territoires circulatoires à l'initiative d'étrangers aux lieux, toujours
très minoritaires par rapport aux flux de collectifs migratoires, mais sources de
production de formes sociales nouvelles, donc hautement créatifs et porteurs
d'avenir.
L'évolution des formes sociales et spatiales de la région du Levant
espagnol située entre Valencia et Murcia, et plus particulièrement le triangle
dont les côtés mesurent environ quarante kilomètres, Benidorm-Alicante-Elche,
qui rassemble plus de 650 000 habitants, est particulièrement intéressante à
observer conjointement à celle des deux régions déjà signalées.
no
Le moment clé de l'entrée du port d'Alicante dans de nouvelles
configurations cosmopolites propices à son développement réside dans les
années 1961 et 1962 : c'est alors qu'environ 2 800 Pieds-Noirs, pour la très
grande majorité ayant fait un aller-retour de deux ou trois générations du
Levant d'Alicante vers l'Algérie, rejoignent les 1 900 déjà revenus du Maroc
quelques années auparavant. On signale parmi ces familles, des noms
célèbres, tel Ortiz, de personnes engagées auprès de l'Organisation de
l'Armée Secrète qui attirent dans leur sillage non seulement des population
pieds-noirs d'origines européennes diverses38, mais encore des Algériens
arabo-berbères qui vivront là d'autres destins que ceux marqués, en France,
par l'enfermement des harkis. Ce collectif investit rapidement dans la
construction d'un vaste ensemble résidentiel côtier et y réside, en même temps
qu'il permet un essor du port d'Alicante en multipliant ses liens avec les pays
arabes du Maghreb et du Moyen-Orient. La migration d'exil, de repli, devient
retour d'une population initiatrice de liens nouveaux avec l'espace sud-
méditerranéen. Cette influence n'est pas absente de la fixation sur les côtes,
de Benidorm à Alicante, de populations arabes riches : villas et espaces
résidentiels et de loisirs des unes et des autres éloigneront un peu le touriste
moyennement fortuné d'été pour fixer des populations retraitées de l'Europe
du Nord ; les Anglais se déploieront des côtes vers le quartier central
historique, le « quartier Maure » constitué de petites maisons abritées,
réhabilitées avec goût. Cependant à la fin des années 80, et tout au long des
années 90, le port d'Alicante devient une importante frontière avec l'Algérie,
et en particulier Oran : la France restreint les visas et le voyage maritime
depuis Marseille est coûteux, le Maroc ferme sa frontière d'Oujda avec
l'Algérie,,, rendant le voyage terrestre hasardeux. Alicante accueille les flux
18 on lira le remarquable ouvrage d'un jeune chercheur de l'Université d'Alicante : Juan David SEMPERE SOUVANNAVONG, Lus « Pieds-Noirs » en Alictmle. Las migraciones inducidas por la decolonizacion. Publicaciones de la Universidad de Alicante. 1997. Par ailleurs un article de J.-D. Sempere sur les transits d'Algériens par Alicante sera bientôt publié par la Revue Européenne des Migrations Internationales.
140
d'Algériens : un espace est aménagé sur une ¡etée d'accostage, avec ses
bureaux de change, ses boutiques-bazar, ses cafés abritant de multiples
transactions, sa gare routière extérieure permettant le stationnement
d'autocars en partance pour les principaux lieux de résidence des Algériens
en Europe. Les Marocains, nombreux à emprunter les autoroutes de la côte
méditerranéenne pour rejoindre leur pays ou en venir, choisissent Alicante
comme étape espagnole des réseaux, précisément en vertu de la diversité des
modes de communications présents. Ainsi s'est affirmé un dispositif d' « étape-
circulation » particulièrement riche : plus de quarante boutiques-bazars
spécialisées chacunes dans des ventes prisées par les circulants dans le
quartier résidentiel qui jouxte le port, plus de soixante boutiques de vente de
tapis de toutes formes et de toutes figurations dans le village de Crevillente,
voisin d'Elche, le long de l'autoroute, tissés sur place par des petites
entreprises espagnoles qui se sont reconverties à « l'art musulman », comme
nous disait l'un d'entre eux, et enrichies. Ces boutiques, à Crevillente, vendent
accessoirement, et en petite quantité, les autres marchandises généralement
chargées pour les voyages vers le Maroc, et renvoient systématiquement à
celles spécialisées d'Alicante, qui ne commercialisent pas, évidemment, des
tapis ; ce dispositif s'étalle sur quarante kilomètres à partir d'Alicante et
englobe Elche, où un quartier s'est développé en véritable « village-urbain »
algéro-marocain, abritant les marchands, leurs aides nombreux, et les ouvriers
des orangeraies et industries voisines.
Alicante est, historiquement, le port de Madrid, par la route d'Albacete,
l'extrême limite des Pays Catalans, et la porte de l'Andalousie : sorte de
« pliure » entre les deux régions espagnoles de la richesse et de la pauvreté,
et le centre politique national i le triangle Benidorm-Alicante-Elche est en
quelque sorte « neutralisé » du point de vue des oppositions frontales entre
identités locales. La trilogie Andalousie, Castille et Catalogne y est présente et
ménagée depuis des siècles. Les sociétés commerciales, l'import-export
141
madrilène, sont donc bien présentes, et des aménagements urbains le
signifient depuis les années 60.
Cette fonction de transit vers des espaces lointains a attiré, surtout dans
la dernière décennie, des populations internationales en réseaux : Pakistanais,
liés à Andorre et à Londres, Laotiens, présents dans les marchés locaux par la
vente de bijoux-babioles fabriqués de par le monde et commercialisés carrer
de la Boqueria à Barcelone, Sud Américains, Sénégalais, sont présents et
actifs. Les Gitans, eux, se sont localisés dans les nombreux interstices qu'offre
cette vaste conurbation et vendent des tissus et des dessous féminins sur les
marchés publics ou dans les rues.
Enfin l'installation d'environ un millier de fonctionnaires européens de
l'Institut Communautaire de Normalisation réalise encore une présence de
circulants qui, avec les professions induites et les familles, se chiffre autour de
six mille nouveaux habitants.
Chacune des villes, mais aussi chaque population, déploie ses propres
stratégies de développement ; ainsi le port d'Alicante, disposant d'un statut
autonome, se dote d'infrastructures de loisirs, multiplexe de cinémas, casino,
hôtels, restaurants, à vocation des populations résidentes sur cinquante
kilomètres de côte que des transports maritimes ultra-rapides rabattront vers
cette enclave de cocagne. Pour mieux signifier son unité face à la ville
d'Alicante dans laquelle le Port est enserré, un passage sous-marin entre les
deux jetées est creusé « afin de les unifier en une entité urbaine gérable »,
nous dit un responsable commercial. Les autorités municipales, quant à elles,
jugent l'initiative intéressante d'une part parce qu'elle contribue au
développement de la ville et d'autre part parce qu'elle « concentre tous les
bruits des. loisirs sur la mer qui les engjoutit » nous déclarait une personnalité
municipale. Quant au développement des bazars et commerces « ethniques »,
cet élu nous signalait que « tout ce qui importe c'est qu'ils accompagnent les
politiques municipales de réhabilitation quand il y a lieu; pour le reste, ce
14?
n'est pas notre affaire, chacun ¡ci adore le Dieu qui lui convient le mieux et
mange ce qui fait goût pour lui -/o que li guste-, selon une expression
catalane ». Nous sommes loin des déclarations marseillaises sur la
« nécessaire reconquêfe du centre ville arabe », ou barcelonaises sur « la
nécessité de faire une place aux étrangers dans un aménagement spécialisé
de périphérie », obtenues auprès de responsables politiques.
Ce type de configuration multipolaire spatialement et socialement,
carrefour de réseaux proches et lointains, caractérise « l'entre deux »
méditerranéen espagnol, mais encore quelques villes portuaires de
dimensions moyennes en Italie et en Grèce, pour ne parler que des côtes
euro-méditerranéennes.
Ce modèle paisible se développe alors même que les affrontements
racistes revêtent ailleurs, sur ces côtes, une extrême violence : bien sûr deux
modèles migratoires extrêmement contrastés s'opposent entre d'une part la
profusion des initiatives de circulants à Alicante et l'entassement-
assujétissement de migrants surexploités en Catalogne et en Andalousie. Il
n'est pas certain que la seconde configuration ne marque la limite même des
modernisation des deux régions concernées alors que la première, dans la
région d'Alicante, permet d'apercevoir des possibilités de développement
aussi vastes que les circulations mondiales le permettent actuellement.
Les mouvements, essentiellement migratoires, qui peuplent sans cesse ces
territoires sont historiquement nouveaux : ils ne répètent pas des modes
migratoires identifiés par le passé car ils échappent désormais, par une
cohésion apparemment paradoxale parce que lamáis atteinte par l'ordre des
Etats-nations, aux emprises politiques régulatrices.
Car telle est la finalité historíeme de ces territoires circulatoires^ celle oui
nous concerne particulièrement : d'abord apprendre à qui veut l'apercevoir
que le territoire ne produit pas que de l'identité, notre identique, mais aussi de
l'altérité, de l'étrange, leur différence, en situant le monde dans le lieu, et
141
't
ensuite instituer des modes de transversalité, des entre-deux, des périphéries,
des marges, des métissages, qui bousculent irrémédiablement les topiques de
la centralité, celle de la ville et celle de l'identité bien sûr, en les tirant du lieu
vers le monde...
144
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