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za DIRECTION DE L 'ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE MINISTERE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION AO 98 MP 04 * Plan Urbanisme Construction et Architecture MINISTERE DE L'EQUIPEMENT DES TRANSPORTS ET DU LOGEMENT * LES FLUIDITES DE L'ETHNICITE : réseaux de l'économie souterraine, codes d'honneur, transitions sociales et transformations urbaines. Septembre 2000 Labaratsirg PÍAS PORAS, UMR.GMRSSQ57 Alain TARRIUS, Lamia MISSAOUI. Université de Toulouse le Mirai! 5, allée Antonio-Machado 31058. Toulouse Cedex. MINISTERE DE LA CULTURE-DAPA 9042 007049

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za DIRECTION DE L 'ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE

MINISTERE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION AO 98 MP 04

*

Plan Urbanisme Construction et Architecture MINISTERE DE L'EQUIPEMENT DES TRANSPORTS ET DU LOGEMENT

*

LES FLUIDITES DE L'ETHNICITE : réseaux de l'économie souterraine, codes d'honneur, transitions

sociales et transformations urbaines.

Septembre 2000

Labaratsirg PÍAS PORAS, UMR.GMRSSQ57 Alain TARRIUS, Lamia MISSAOUI.

Université de Toulouse le Mirai! 5, allée Antonio-Machado 31058. Toulouse Cedex. MINISTERE DE LA CULTURE-DAPA

9042 007049

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R EÇU-9« .2003

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SOMMAIRE

Introduction : Altérité et complexité. page 4

1 - La transformation maghrébine marocaine 9

2- Marocains, de Marseille à Marrakech 15

Naissance d'une communauté et comportements collectifs urbains

2.1. Un dispositif commercial à Marseille et ses réseaux 19

2.1.1. Réseaux et économie atypique des échanges internationaux 19

2.1.2. Populations en présence 27

2.1.3. Contexte de la transformation des espaces de commerce

maghrébins en dispositif nomade international. 40

2.1.4. L'éthique sociale des réseaux. 42

2.2. Une centralité marocaine à Perpignan. 47

2.2.1. St Jacques, lieu de la déshérence urbaine, espace de

l'initiative commerciale marocaine 47

2.2.2. Les cités à forte concentration marocaine : la venue à

communauté. 56

2.2.3. Nomades des temps modernes : de Perpignan à Marrakech 63

2.2.4. Urbanité des jeunes Marocains : haschich, travaux saisonniers

et découverte de la Catalogne. 69

3- Entrer dans les réseaux : parole, honneur et mobilité ;

cas de Tunisiens. 78

3.1. Mohamed, le fellah nouveau notable. 82

3.2. Wafa, la femme entrepreneur : le déchirement de l'altérité. 87

3.3. Hassan, une réussite internationale. 95

4- Vers de nouveaux cosmopolitismes

4 .1 . Des identités autres 102

4.2. Lire le mouvement : un paradigme de la mobilité. 104

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4.3. Habiter le mouvement : diasporas, errances, nomadismes. 1 10

4.4. Comprendre le mouvement : territoires circulatoires. 1 22

4.5. De l'ethnique à l'étranger. 128

Contusion : Vers de nouveaux cosmopolitismes. 136

Bibliographie: 145- 148.

i

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ALTERITE et COMPLEXITE

Dire que la rencontre entre l'autochtone et l'étranger modifie

l'ensemble des rapports sociaux et économiques d'une société, locale ou

non, est d'une grande banalité. Il suffit dès lors de bien camper l'image

de « ceux d'ici », les « identitaires » et de la conjuguer avec celle de

« ceux de là-bas », les « autres ». Ainsi énumère-t-on, à coup de verbeux

« regards de l'un sur l'autre et réciproquement », toute sorte de

différences et, in fine, fixe-t-on un programme d'insertion ou d'exclusion à

celui qui arrive ou qui passe : en effet il est sensé n'avoir comme destin

urgent que d'effectuer un parcours qui le dépouillera de ses différences

pour l'assimiler aux « authentiques et légitimes identités locales ». Dès

lors le sang, la terre, les singularités des usages locaux, la connaissance

du passé élaboré en mémoire collective sur le mode d' « âges d'or »,

l'appartenance aux institutions fortes, l'illusion du pouvoir, font sens pour

décrire la réalité de cette légitimité identitaire. Des anthropologies et des

sociologies, quelque peu poussiéreuses aujourd'hui, bien que toujours en

vigueur, se sont développées à partir de ces positions éminemment

conservatrices qui voient toujours dans la transformation proposée par le

passage ou l'installation de celui qui est différent un danger de

désagrégation : l'histoire, les devenirs, les potentiels de métissages sont

refusés au nom des valeurs établies et répétées. La répétition, le

bégaiement deviennent les preuves de la légitimité. Ainsi le mélange,

l'entre-deux deviennent-ils marge. Chacun a pu lire ou entendre ces

propos qui décrivent les positions de l'un, entité globale, par rapport à I'

4

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« autre », entité tout autant globale, et proposent des ¡eux de chaises

musicales en guise de description des interactions qui dans la réalité

complexe les séparent et les unissent tout à la fois.

Les sociologies imprégnées de la constitutionnalité française sont

aujourd'hui, y compris dans leurs énoncés les plus généreux, peu

capables de décrire ce que nous observons dans la réalité et l'actualité

des rapports interculturels et interethniques.

La recherche la plus contemporaine délaisse les philosophies des

dialectiques « brutales », bloc contre bloc, identité contre altérité, pour

aborder la complexité des échanges : chacun, autochtone comme

étranger, est fractionné dans les multiples temps de ses divers échanges,

proche, semblable, dans telle relation, distant, différent, étranger dans

telle autre. La multiplicité des distances et des proximités définit chacun,

quelle que soit son histoire. De façon brève ou longue, en un lieu

spécialisé ou dans l'ensemble des voisinages, des individus traversent

des frontières de normes qui font différence ; ils savent quitter leurs

univers pour entrer dans d'autres sans gêner les voisins du milieu

d'origine ni ceux du lieu d'accueil. Ils ne demeurent pas dans un « entre

deux » qui les rendrait étrangers aux leurs et aux autres, mais ils

développent la compétence d'être d'ici et de là-bas. La recherche que

nous exposons se situe dans ces nouvelles directions : fragmentations des

identités et analyse des compétences à franchir les frontières des

différences. Pour le dire autrement, les classiques approches de la

dialectique de l'altérité qui définissent d'abord la spécificité de l'un et de

l'autre avant de les opposer, de les conjuguer, de définir les voies qui

mèneraient de l'un vers l'autre, habilitent désormais et de plus en plus les

xénophobies : les positions généreuses qui les contestent, dans la mesure

où elles se situent dans cette logique des « unicités identitaires », sont

souvent de même essence que ces xénophobies.

s

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Observer la complexité des fragmentations, des échanges, sans

présupposer de légitimité identitaire globale et absolue, attire davantage

le regard vers les transversales, les circulations, les compétences

interculturelles, vers les mixités, les métissages, les périphéries, les

entours, les marginalités, les cosmopolitismes, les « entre-deux », et tente

d'y lire la richesse des changements, la genèse de transformations

généralisables. Le paradoxe apparent de l'époque actuelle est que

l'exacerbation des xénophobies, jusqu'aux meurtres généralisés de

minorités culturelles, et la multiplication des croisements, des mobilités,

des rencontres et des métissages donc s'exposent de pair, en même

temps, et parfois dans les mêmes lieux. Nos travaux sur les mobilités et

les initiatives de l'étranger', sur les cosmopolitismes, nous conduisent à

affirmer que la lutte entre ces formes antagoniques participe de la fin des

nationalismes, tels que portés par les XVIIIème et XIXème siècles. Une

forme meurt dans la douleur qu'elle subit et provoque. Principes de

transformation et de conservation s'opposent autour du grand enjeu des

modes d'appartenance, de légitimité locale : aujourd'hui se conjuguent,

au-delà et contre une parole d'Etat qui bégaie des rengainesobsolètes

sur la nécessité de son rôle de gardienne des frontières nombreuses de

la différence, les revendications de légitimation locale deNceux qui,

sédentaires de hautes générations, affirment leur présence dans

l'invention des lieux, dans le génie historique de leur usage, et de ceux

qui, capables de mobilités, migrants riches ou pauvres, ethniques ou non,

affirment leur légitimité par leur adhésion de fait aux basculements des

anciens mondes. Ces derniers accompagnent les changements majeurs

par leur capacité d'usage des innombrables passages entre lieux hier

lointains, par leur facilité d'enjambement des si nombreux ponts jetés sur

les mers et les océans, par leur savoir contourner les dispositifs de

1 menés dans les laboratoires CNRS MIGRINTER, de Poitiers, et DIASPORAS, de Toulouse.

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contention des vieilles nations et dé leurs frontières : ils sont l'expression

populaire la plus dynamique, la moins froide, de la rencontre entre le

monde et les lieux les plus restreints.

C'est dans cette perspective que nous inscrirons notre propos sur les

« fluidités de l'ethnicité », afin d'identifier les circonstances de

l'apparition de nouvelles formes de l'étranger, de l'extérieur ou de

l'intérieur, et des compétences qu'il développe dans la transformation de

nos certitudes indigènes : les économies souterraines transfrontalières,

développées en réseaux, seront l'occasion de mieux préciser ces

compétences générales à partir de celles plus particulières à développer

des initiatives commerciales. Bien sûr il ne s'agit pas pour nous

d'opposer à un prétendu bloc unitaire local, la diversité des statuts et

positions des étrangers venus d'ailleurs comme unique source de

changement : ce serait commettre l'erreur du « retournement du

stigmate ». « La » société locale n'existe pas en tant qu'entité : par

exemple certains chercheurs considèrent que les catalans, c'est à dire

d'abord ceux qui se réclament en conscience de cette appartenance

culturelle longue, sont minorisés en Roussillon, stigmatisés par toute sorte

de néo-coloniaux peuplant les administrations et les dispositifs les plus

indispensables : ils sont étrangers dans les lieux qu'ils ont inventés.

Nous allons donc en quelque sorte considérer comme « ethniques »

ou comme « étrangères » les diverses populations que nous désignerons,

qu'elles soient originaires de pays lointains ou issues, de longue durée,

du terroir. Pour le dire autrement // n'existe pour nous que des catégories

de l'altérité, et nous intéressent leurs fragmentations, leurs compétences à

quitter leurs positions, à revenir, à faire mélange, milieu nouveau, à

développer un principe de transformation. Les identités ne se définissent

qu'aux croisements, aux carrefours de ces altérités, par les modes fort

divers d'enracinement qui font « sociétés locales ».

7

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Nos enquêtes nous ont conduit, dans le cadre de cette recherche, à

identifier une nouvelle forme migratoire, que l'on ne peut qualifier de

« Maghrébine », tant les comportements migratoires sont différents, nous

le verrons, entre Algériens, Tunisiens et marocains, dans les régions

méditerranéennes de Marseille à Montpellier, Toulouse, et surtout

Perpignan, à l'aide de travaux sociographiques. Puis, nous avons

observé les modalités d'entrée de migrants dans les réseaux des

économies souterraines à partir d'échanges d'honneur, du don de la

parole. Ensuite, nous avons actualisé dans la ville frontalière de

Perpignan nos observations marseillaises concernant les réseaux

d'économies souterraines. Enfin, nous avons rassemblé en une synthèse

offrant quelques perspectives théoriques nos observations éparses, nos

terrains actuels et nos acquis de recherches antérieures.

R

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La transformation migratoire marocaine

La sociographie que nous avons systématisée durant les six premiers

mois de l'année 2 0 0 0 a d 'abord concerné les présences professionnelles de

migrants dans les campagnes dans les régions de Berre l'Etang (13), de St

Rémy de Provence, de Cavaillon (84), de Lunel, d'Aniane, de St jean de Fos

(34), de Castelnaudary (11) et de Perpignan (66). Ces enquêtes récentes

disposaient de l'antériorité de deux enquêtes précédemment menées, en

1994 et en 1985, dans les mêmes zones. Notre attention avait été attirée

par la simultanéité des retraits des Marocains des emplois agricoles et de

l'arrivée des Algériens, des Turcs et des migrants originaires d'Europe de

l'Est dans ces activités. La tendance est fortement confirmée par les derniers

relevés, de telle sorte que l'hypothèse, que d'autres observations non

sociographiques nous conduisaient à produire, sur l'originalité de la forme

migratoire récente marocaine s'en trouve confortée. Nous exposons dans ce

rapport les résultats des enquêtes menées dans le Roussillon : elles illustrent

au mieux les tendances semblables observées dans tous les autres sites.

Nous avons donc poursuivi cette sociographie par une enquête sur les

formes familiales résidentielles et les métiers « urbains » des seuls Marocains

dans les villes de Montpellier (quartier le Petit Bard ) et de Perpignan

(quartiers St Jacques et Mailloles). Enfin, nous avons approfondi, dans les

villes de Toulouse, Montpellier, Marseille et Perpignan, l'identification de la

nature des transferts opérés vers le Maghreb par les Tunisiens, les Algériens

et les Marocains, et la part des économies souterraines dans ces

mouvements.

Enquête de 1985 dans la plaine agricole du Roussillon (Perpignan)

1985

Zone 1

Zone 2

Zone 3

Total colonne

Total ligne a

24

37

45

106

b

17

31

16

64

c

49

57

71

177

Alger. a

6

4

9

19

b

1

3

7

11

c

11

9

16

36

4a roc a

14

20

21

55

b

10

27

6

43

c

10

17

19

46

Turcs a

0

0

0

0

b

0

0

0

0

c

0

0

3

3

local a

3

11

12

26

b

3

1

2

6

c

21

26

24

71

autres a

1

2

3

6

b

3

0

1

4

c

7

5

9

21

zone 1 : cantons de Prades, Ille sur Têt, Millas ; échantillon de 8 exploitations agricoles. zone 2 : communes de Thuir, Eine, Saleilles ; échantillon de 11 exploitations agricoles. zone 3 : communes de Bompas, StLaurent de la Salanque, Villelongue de la Salanque ; éch. de 10 exploit, agricoles. a : ouvriers, permanents ou saisonniers, déclarés. b : ouvriers permanents non déclarés. c : ouvriers saisonniers non déclarés.

9

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Enquête de 1994 dans les mêmes sites :

1994

Zone 1

Zone 2

Zone 3

Total

écarts 85/ 94

Total a

21

34

38

93

b

18

23

25

66

c

74

54

67

195

+7

Alger. a

7

6

8

21

b

2

5

12

19

c

9

9

16

34

+8

Maroc a

3

6

8

17

b

5

12

1

18

c

7

6

5

18

=£1

Turc a

0

6

0

6

b

0

5

2

7

c

7

8

6

21

+31

local a

8

6

9

23

b

11

0

0

11

c

50

20

37

107

+38

autre'! a

3

10

13

26

b

0

1

10

11

c

1

11

3

15

+21

En 1994 une exploitation agricole de Prades n'existait plus ; cela n'obère pas les résultats.

enfin l'enquête menée de mars à juin 2000 dans les mêmes sites nous permet de relever les écarts suivants, qui confirment et amplifient les constats des deux anquêtes de 1 994 et 1985 :

écarts 94/2000

écarts 85/2000

Total + 15

+ 22

Algériens + 52 + 60

Marocains

-24 -115

Turcs

+ 1

+ 32

locaux -34

+ 4

autres + 20

+ 41

Les faits importants résident dans le désinvestissement massif des Marocains des activités

agricoles, alors même que leur présence dans les régions d'enquêtes augmentent

fortement ; simultanément, les Algériens réinvestissent, surtout ces cinq dernières années, le

milieu rural agricole. Les populations désignées comme « autres » sont essentiellement

formées de migrants est-européens. L'augmentation des présences Turque et Algérienne est

beaucoup plus importante, surtout si Ion décompose en origines nationales cette population

d'Europe de l'Est.

in

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Evolution de la présence familiale et des activités professionnelles des Marocains.

Enquêtes 1985 et 1994 : échantillon de 61 personnes/familles dans les sites précédents :

habitat chez exploit, agrie, dans vieux village logement social office logement social privé

travail Hommes Femmes Agriculture Commerce légal/ informel Artisanat, bât. Chômage, maladie.

homme seul famille au Maroc

1985 43 personnes

37 6 0 0

39/43 X

35/43 3/43 1/43

0 4/43

1994 11 personnes

9 2 0 0

11/11 X

2/11 3/11 6/11

0 0

famille en France 1985

18 personnes

1 6

11 0

17/18 0/18

14/18 1/ 18 2/ 18 0

1/18

1994 50 personnes

0 15 19 16

45/50 11/50 7/50 8/50 21/50 9/50 5/50

Enquête de 2000 dans les mêmes sites :

habitat : chez exploit, agrie. vieux village Igt social office

Igt social privé

travail : Hommes Femmes Agriculture Commerce légal/informel Artisanat, bât.

Chômage, maladie

homme seul en 2000

France . 5 personnes

4 l 0

0

5/5 0 1/5 1/5 3/5 0 0

Famille en France 2000 56 personnes

0 6 34 16

52/56 31/56

5/56 9/56 33/56 4/56

4/56

Domiciliation massive dans l'habitat social, augmentation très importante du travail efes femmes ef dommanfe (58%Y des acfîWfês de commerce rrrfbrrfTef" ccWctBrîs'erTf l'évolution de la migration marocaine ; nous détaillerons plus avant les modalités de ces transformations.

n

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Quelques tendances des transferts vers le Maghreb

Nous avons mené diverses enquêtes dont celles exposées ci-dessous,

concernant les villes de Toulouse, Marseille, Perpignan, Montpellier. Sont

concernées 208 familles de Maghrébins immigrés depuis plus de quinze

années et développant actuellement des activités productives au Maghreb.

Tous les transferts signalés ici empruntent les voies des réseaux transfrontaliers

des économies souterraines. L'échantillon se répartit ainsi :

Algériens Tunisiens Marocains

Total

Toulouse 16 14 18

48

Montpellier

19 14 23

56

Perpignan

9 2 16

27

Marseille

31 28 18

77

Total

75 58 75

208

Dans chaque ville des assistantes sociales nous ont permis de

rencontrer des familles immigrées depuis plus de quinze années et en situation

économique précaire (arrêt de travail ou chômage depuis plus de quatre

années). Sur 312 familles nous avons pu en retenir 125 qui pratiquaient des

investissements productifs au Maghreb. Cette importante proportion ne doit

pas être généralisée : en effet nous demandions aux assistantes sociales de

nous orienter vers des familles dont le père se déplaçait fréquemment ou

longuement pour sa région d'origine. Les 83 autres personnes furent choisies

à partir du centre commercial maghrébin que constitue le quartier Belsunce à

Marseille : originaires de chacune des villes citées dans le tableau précédent,

c'est là que nous les avons rencontrées, en 1994 durant une enquête de

plusieurs mois dans ce quartier. Nous nous sommes particulièrement intéressés

à 938 personnes de ces 205 familles2: 4 8 2 parents et collatéraux (seules six

mères de famille ne résidaient pas en France), et 4 5 6 enfants de 15 à 25 ans,

ayant vécu au moins dix ans en France.

La répartition de cette population par activités donnant lieu à

investissement productif dans le pays d'origine était la suivante :

C'est par entretiens de une à trois heures, en langue arabe, la plupart du temps dans des réunions conviviales avec les femmes que nous avons procédé pour les personnes rencontrées par l'intermédiaire des assistantes sociales. Par contre pour CTÎfëyreiltL'llU'ti.'S wrfWiCS cwtttntT^ittRs (KTí ti&iiwt-e', iCycnTTCtlCns cil mü^ttv «lit.Ui? ,»»**> tU ljv*¿»*..»37 críbete*Lvtfut^y J»»J brefs (15 à 30'). Nous tenons à dire combien les pratiques de distribution de questionnaires en français, ou des entretiens directifs enregistrés, pour des enquêtes auprès de ces populations sont insatisfaisants : tous les enquêtes ne savent lire et écrire par contre chacun d'entr'eux possède quelques scénarios de 'conformité' aux désirs supposés de son interlocuteur français souvent fort lointains des situations réelles, surtout dans le cas des petits investisseurs.... La rigueur de la construction méthodologique objectivante opère alors comme un redoutable masque aux situations de réalité. Les techniques chères aux interactionistes ou à certains anthropologues de l'observation participante, voire de la création de situations (avec éventuellement enregistrements dissimulés), permettent d'aller plus loin sur la voie de l'appréhension des faits de réalité.

1?

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Algériens

Tunisiens

Marocains

confection

3 2 %

29%

4 1 %

garages

37%

14%

19%

agriculture

2%

30%

27%

BTP

2 1 %

19%

1%

transports

6%

8%

12%

Tunisiens et Marocains investissent particulièrement dans l'agriculture

et la confection. Les deux tableaux suivants signalent d'une part les zones

d'habitat d'origine de nos migrants et d'autre part les zones d'investissement;

nous avons proposé trois catégories : activités en zone rurale agricole,

activités en zone rurale non agricole (zones semi-désertiques, petits villages

touristiques situés dans des zones rurales agricoles) et activités en zone

urbaine dense (centres et périphéries).

Algériens

Tunisiens

Marocains

origine zone rurale agricole

3 1 %

49%

6 1 %

origine rurale non agricole

47%

33%

1 1 %

origine urbaine

22%

17%

28%

Algériens

Tunisiens

Marocains

investit zone rurale agrie.

14%

49%

72%

investit zone rural non agrie.

17%

43%

23%

investit zone urbaine

69%

8%

5%

Alors que les Algériens passent du secteur rural à la ville (vérifiant

pour cette seule population les constats de SAYAD), les Tunisiens et les

Marocains présentent la tendance inverse. Pour les Marocains, ces

informations sont fort intéressantes puisque, recoupées avec celles fournies par

les enquêtes précédemment exposées, elles nous signalent que le retrait des

activités agricoles durant la migration, au bénéfice des commerces

transfrontaliers souterrains, n'est pas contradictoire avec le fort investissement

dans le secteur agricole dans la région d'origine...Ces différences sont

probablement liées à l'histoire récente des politiques de développement rural

menées dans ces trois pays : les « villages verts » du Président Boumédienne

ont en particulier aliéné pour longtemps les emigrants du milieu rural algérien.

La durée des investissements différencie également ces populations:

investissent depuis -» - de 5 ans

Algériens 8%

Tunisiens 50%

Marocains 63%

5à 10 ans

27%

39%

3 1 %

11 à 15

43%

7%

5%

1 6 à 2 0

16%

4%

1%

+ d e 2 0

6%

0%

0%

n

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La situation politique algérienne contribue probablement à expliquer

le fort infléchissement des investissements des migrants; par contre les

investissements des Tunisiens et des Marocains semblent opérer « en relais »,

précisément de la façon que signale Tardus dans Ises analyses sur l'histoire du

dispositif commercial de Belsunce. La proportion de l'investissement par

rapport au revenu différencie encore fortement ces populations :

Algériens

Tunisiens

Marocains

revenu>investissement

22% (dont ville 95%; rural 5%)

73% (dont ville 1 1%; rural 84%)

58% (dont ville 20%; rural 80%)

investissement>revenu

78% (dont ville 64%; rural 36%)

27% (dont ville 38%; rural 62%)

42% (dont ville 4 1 % ; rural 59%)

Le secteur productif rural tunisien se révèle celui de meilleure

rentabilité des investissements.

Enfin, la proportion de femmes entrepreneurs est plus importante

parmi les Tunisiens:

Algériens

Tunisiens

Marocains

hommes

96%

76%

100%

femmes

4%

24%

0

L'explication de ce fait par le statut juridique de la femme tunisienne

n'est pas entièrement satisfaisante : en effet les 17 Tunisiennes entrepreneurs

sont toutes originaires de milieux ruraux où elles ont investi; le « code

Bourguiba », assez usité dans les grandes villes l'est beaucoup moins dans les

zones rurales. En fait, parmi les familles de notre échantillon, ce sont les

femmes tunisiennes qui de plus longue date et les plus nombreuses (43%)

travaillaient en France.

Alors qu'une nouvelle couche sociale de bourgeoisie moyenne,

représentée surtout par les technocrates de l'appareil d'Etat, les commerçants

et les entrepreneurs du secteur touristique est apparue en Tunisie cette

dernière décennie dans l'espace urbain, les migrants semblent réaliser

l'équivalent dans l'espace rural. Là est bien, pour eux, le lieu de la réussite

économique et politique, de la diversification des secteurs d'activité, celui de

la mixité des initiatives. Au-delà donc de l'intérêt économique des initiatives

non étatiques portées par les émigrés, ce mouvement de retour se présente

comme rnodernisafêur. Pour en revemrcftrx'aTfarysesd^

pas que le 'passage' par la migration insère le paysan tunisien dans le monde

urbain, mais qu'il apporte les valeurs civilisatrices du milieu urbain dans

l'espace rural.

14

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Civilisateur dans son pays d'origine, l'immigré l'est aussi dans le notre.

Cet étranger bouge en nos villes et son expérience migratoire lui confère une

position « étrange » à mi-chemin entre nomadisme et sédentarité. Nos

dispositifs d'identification ne l'enregistrent que dans ses états de sédentaire :

ce que nous n'apercevons pas, à travers ces filtres, c'est la force des liens qui

lui permettent de faire communauté transnationale, de fédérer en plusieurs

emplacements de nos villes des étages territoriaux qui vont du quartier et de

ses voisinages aux vastes circulations des réseaux des économies souterraines

transfrontalières. Entre le même milieu rural d'origine et de destination, la ville,

chez nous, occupe pour lui le statut d ' « ailleurs », d'hétérotopie, comme disait

Michel Foucauld : ce lieu est chargé de virtualités civilisatrices, car pour en

user dans la perspective d'une réussite du projet migratoire originel, il faut y

croiser toutes sortes d'autres étrangers, y « faire communauté » plus même que

dans son village d'origine, y apprendre la dimension mobilisatrice du lien

social. Lors du retour cette expérience devient apprentissage de l'exercice du

pouvoir local.

Les transferts technologiques d'Etat à Etat en milieu rural traduisent sur

le terrain l'accumulation des distances entre Etats et entre villes et campagnes.

Par contre, ces milliers de familles dont bien des chercheurs s'obstinnent

aujourd'hui encore à signaler le caractère rentier de leurs investissements

( 'Ma cabane au Canada' en version maghrébine...), naturalisent au mieux

dans leurs villages les éléments de modernité qu'ils se sont appropriés dans

leur « ricochet urbain ». Ils deviennent entrepreneurs à partir de nos villes,

dans la dissimulation de leur petit statut social, et, nouveaux notables dans

leurs villages y conquièrent les pouvoirs politiques et économiques.

is

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MAROCAINS, DE MARSEILLE A MARRAKECH

Naissance d'une communauté et comportements collectifs

urbains

Comprendre le rôle des Maghrébins, et plus particulièrement des

Marocains, dans l'évolution actuelle de la société perpignanaise, qui a

donné lieu aux investigations les plus approfondies de notre enquête sur

les modalités d'installation urbaine, nécessite une description des

initiatives générales de ces populations dans l'espace migratoire français

et européen. Dès lors que nous envisageons les initiatives des étrangers,

nous quittons la perspective, omniprésente dans notre société, de leur

tête à tête avec les institutions chargées de leur intégration. Ces

initiatives, les espaces et les populations qu'elles fédèrent en réseaux et

en communautés, sont masqués à nos yeux, à nos rationalités, par notre

unique souci de localiser tout étranger par rapport à notre identité

citoyenne. A Perpignan nous avons tenté de reconnaître ces réalités

occultées. L'espace des réseaux internationaux, constitué autour des

économies souterraines, est révélateur des initiatives des étrangers : c'est

donc lui que nous avons exploré. A Perpignan, ces initiatives sont liées

d'une part et surtout à un pôle de centralité internationale des économies

30vferràmest MorsefWe; et tf'tiutfg pent <r \<T partie rrtmsfrofttalière àes

réseaux s'étendant jusqu'au Maroc.

îfi

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Les recherches concernant lès initiatives collectives des étrangers

sur notre sol, que nous menons depuis plus de dix années de Marseille

vers le pourtour méditerranéen nous ont beaucoup facilité la tâche3.

Nous avons analysé le caractère original des expériences migratoires

maghrébines. L'apprentissage de la maîtrise des circulations, de la

traversée des espaces des étrangers, effectué en de longues années

d'errance ou de nomadisme, ou encore dans le temps long des

déploiements de diasporas, permet d' acquérir un savoir-résider - savoir-

circuler sans rapport avec les sédentarités de nos « sociétés de la

stabilité résidentielle ». Ces migrants développent chez nous des

initiatives tributaires de leur histoire originale, sans rapport avec

quelque apprentissage acquis dans notre espace national. Ils sont

transnationaux, transfrontaliers, transrégionaux,... bref, transversaux à

toutes ces logiques d'assignation territoriale qui créent les hiérarchies des

légitimités locales, à l'échelle du plus petit bourg rural, comme à celle

du quartier de la grande ville. Leur territoire de référence le plus

immédiatement désignable, celui qui influence toutes sortes de conduites

sociales, est d'abord circulatoire. Dans I' espace et le temps de la

migration sont nés des rapports sociaux qui font lien, réseau souvent, et

débordent des limites administratives, techniques, politiques, qui servent

de références aux populations sédentaires.

Le chercheur doit donc éprouver ce qui généralement va de soi

dans l'expression de la demande d'enquête, et en tout premier lieu la

designation des « lieux à problèmes » qui 'domicilient1, 'sédentarisent', les

populations concernées : par exemple, lors de notre recherche à

Perpignan nos interlocuteurs institutionnels nous demandaient

successivement, à propos des Marocains, de travailler « sur » les jeunes

1 Alain TARRIUS : Arabes Je France Jans l'économie monJiale souterraine. Ed. De l'Aube. 1995. Collaboration Lamia MISSAOUI.

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dans les HLM du quartier du Vernet ou des Baléares, lorsque nous

avions affaire aux responsables des politiques sociales, puis sur les

commerçants de la rue Llucia, lorsque nous rencontrions des élus

consulaires ou des aménageurs, puis encore sur les ouvriers agricoles 'au

noir1 de la plaine de la Salanque, à la Préfecture, etc, etc.

Ensuite, le chercheur doit identifier la capacité de ces populations

circulantes à articuler plusieurs territoires et plusieurs appartenances : il

peut s'agir là d'une ressource durable, tant pour la maîtrise des lieux

investis que pour l'identité des groupes, communautaires notamment.

Leurs usages de l'espace et les rythmes de leurs mobilités s'inscrivent

dans des logiques distinctes de celles qui structurent les sociétés locales :

les bases même des processus de valorisation ou de dévalorisation du

foncier, par exemple, s'en trouvent bouleversées. C'est ainsi que

l'installation de commerçants étrangers dans des zones de déshérence

urbaine peuvent favoriser de belles réussites : ce qui est recherché là, et

acquis à un prix sans commune mesure avec ceux pratiqués dans les

quartiers commerciaux qui font centralita, c'est la densité

démographique et sociale de ses semblables, ceux qui, avant de faire

communauté, s'exposent déjà comme collectif identitaire. Proximités

sociales et mobilisations économiques iront alors de pair.

Ce qui apparaît au premier abord comme « enclave ethnique »,

comme formation sociale en juxtaposition, peut se révéler porteur de

centralités économiques, sociales, culturelles, spécifiques Enfin, la tension

entre le savoir-circuler et la sédentarité de ces populations rend précaire

leur inscription dans tel ou tel lieu, mais favorise en même temps leur

aptitude à développer des réseaux. Le migrant entrepreneur,

entrepreneur communautaire, devient rapidement entrepreneur,

constructeur de communauté, à la fois vecteur de liens avec la société

d'accueil et opérateur de recompositions identitaires parmi les

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populations immigrées4. Le fonctionnement de ces populations en

réseaux déborde dès lors des cadres qui nous sont usuels : de véritables

superpositions de territoires et donc de normes, leur permettent, les

mobilisations de réseaux aidant, de développer des initiatives peu

visibles pour nos regards, mais, actuellement, d'une ampleur qui suggère

des 'sorties de crise1 dont nous sommes peu capables. Ces

superpositions excèdent les limites de la ville et exigent du chercheur des

cadrages, des contextualisations, qui ne s'en tiennent pas à l'a priori de

la ville autosuffisante, et encore moins des quartiers, pour produire

l'analyse de sa propre histoire sociale, comme le proposait

l'anthropologie sociale de l'Ecole de Chicago. Bref, de quelque façon

que ce soit, il fallait mimétiser ces populations, se déplacer avec elles

afin de découvrir leurs logiques de mobilité et de mobilisation, leurs

« savoir-traverser », qu'aucune statistique, aucun relevé émanant de nos

institutions, de nos regards citoyens ou de nos rationalités « modernistes »

ne peuvent nous décrire.

Il serait dérisoire de prétendre saisir les initiatives des populations

maghrébines dans la transformation généralisée des rapports sociaux à

Perpignan sans un détour par Marseille en premier lieu, et ensuite par

l'espace intermédiaire avec le Maroc : dans cette ville a émergé, ces

dernières années, un dispositif transnational des économies souterraines,

du type comptoir commercial méditerranéen, qui donne sens à la

présence Marocaine à Perpignan et dans la plupart des villes grandes et

moyennes du bassin méditerranéen ouest européen. Nous proposons

donc, dans les pages qui suivent, de définir la place et le rôle des

Marocains de Perpignan dans l'organisation des réseaux de l'économie

internationale souterraine, en actualisant des recherches que nous

4 Alain DATTEGAY : Le migrant acteur, la migration comme activité. In Réseaux productifs et territoires urbains. Piepes Uiiiverwlaiies du Mirail. Toulouse 1996. Pp. 55-70.

19

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menons depuis 1984 sur les initiatives économiques des migrants

maghrébins à partir de Marseille.

Un dispositif commercial colonial Maghrébin à Marseille, et

ses réseaux.

Au cours des années 70, des places commerciales maghrébines,

dont, à Marseille, un quartier historique de centre ville, Belsunce, est

l'élément central, apparaissent et se renforcent en divers lieux du

territoire national. Des populations Arabes, d'abord algériennes ¡usqu'en

1987 environ, puis de toutes origines, se meuvent et se mobilisent en de

nombreux réseaux commerciaux qui captent et créent de la richesse le

long d'échanges locaux, nationaux et internationaux. Belsunce acquiert

à la fin des années 80 le statut de dispositif commercial connecté aux

réseaux mondiaux des économies souterraines. C'est le passage d'une

centralité dimensionnée par l'interminable histoire du face-à-face algéro-

français à celle articulant des espaces et des populations de plus en plus

divers et lointains que nous allons tenter de décrire dans un premier

temps. La sortie du lien post-colonial, en somme. C'est en effet dans cette

configuration que s'impose, depuis peu, l'originalité communautaire des

réseaux de migrants Marocains.

Réseaux et économie atypique des échanges

internationaux : la circulation des marchandises.

Nous avons pu identifier la capacité de ces migrants à constituer

leur vaste ville non comme une succession d'espaces dissociés, à notre

façon, mais comme un réseau de circuits, topographiques et sociaux,

hautement connectés. La ville maghrébine est forte d'une cohésion qui

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rassemble les quartiers peuplés par les siens, dans les villes traversées

par les réseaux commerciaux souterrains. L'espace Maghrébin du

quartier Saint Jacques, les Cités Baléares de Perpignan acquièrent ainsi

le statut de quartiers plus actifs dans la vie sociale.et économique de

Marseille que dans celle de la ville qui les contient.

Le modèle économique développé par les entrepreneurs

maghrébins est atypique de plusieurs façons. Il s'est créé et se développe

mondialement, à l'initiative de Latino-américains à Miami, de Turcs en

Allemagne, de Libanais en Afrique, d' Africains à travers plusieurs

continents, d'Asiatiques en Grande Bretagne et ailleurs, en se nourrissant

du désordre des économies "officielles", des différences de richesse entre

nations, des sommes de subtilités réglementaires chargées de permettre

l'existence des échanges entre zones de richesses incommensurablement

différentes. Ces réseaux déploient leur fluidité, leur savoir traverser les

frontières, faire continuité humaine, malgré les barrières instituées par les

économies officielles. Vivant des écarts de richesses entre nations, ils se

jouent des phénomènes de crise, sectoriels ou généralisés : plus la crise

s'approfondit dans une nation riche, plus encore elle frappe les nations

pauvres ; les différences de richesse s'accentuent et ceux qui savent

"passer" s'enrichissent donc encore plus. La modernité de ces économies

non reconnues par nos sciences, nos théories, puisque essentiellement

constituées d'échanges commerciaux, et non de productions, est bien

réelle : alors même que s'intensifient, de toutes façons, les échanges et

les circulations, que se réduisent les distances et s'instaurent tant de ponts

entre lieux, comment ne pas reconnaître la modernité sociale et le génie

économique de ceux qui circulent au mieux, qui actualisent le lien social

là où les nations proposent la norme, le règlement, les contrôles,

l'impersonnalité et la froideur du tout technique ? L'image qui vient à

l'esprit est celle qui oppose culture écrite et culture orale : les économies

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des réseaux commerciaux sont oeuvre d'oralité, de fluidité et de

proximités sociales. Des héritages ancestraux fort peu redevables de

technicités apprises, mais souvent bien davantage de capitaux culturels

lentement accumulés dans le ¡eu des générations nomades, ont disposé

ces entrepreneurs à aller de plus en plus loin, de villes en villes, sans

perdre le sens de leurs attaches premières, sans renoncer aux liens

sociaux et aux modes de reconnaissances de proximités portées en eux-

mêmes. Ces économies se connectent, ces hommes font de plus en plus

souvent "route commune", bousculent les centrantes urbaines spécifiques,

celles redevables de l'histoire locale des indigènes. Les rapports à

l'étranger s'exacerbent d'autant plus que l'indigène attend gratification,

reconnaissance, légitimité de sa sédentarité, de son immobilité rassurante

mais socialement et économiquement mortifère. Le lien social qui fait

continuité et mobilisation, dans ces populations mobiles, véhicule bien sûr

bien d'autres valeurs que celles attachées aux transactions marchandes :

la globalité même des échanges qu'impliquent toutes ces transactions

entre êtres réels exige la circulation de l'éthique sociale, voire du sacré.

La centralité marseillaise ou l'étape perpignanaise sont en même temps

et de la même façon concernés par ces dynamiques.

Les produits principaux objets de circulations internationales, c'est à

dire de provenance éventuelle extérieure à la France, sont les voitures,

les textiles et les équipements électriques et électroniques. Ceux-là même

qui caractérisent les activités des Maghrébins perignanais associés aux

activités de Belsunce.

Ces marchandises furent de provenance française jusqu'en 1986

environ, puis, au fur et à mesure de la connexion des réseaux

d'entrepreneurs ethniques internationaux, les origines s'exte ma lise rent. Le

cas des voitures est probablement le plus simple à décrire. Jusque vers

1982 ne s'exportaient guère que les voitures Peugeot, diesel de

9?

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préférence, achetées par les immigrés ayant droit à une suppression de

taxes consécutive à l'ancienneté de résidence en France. Puis, après

cette date, quelques Algériens déjà installés à Stuttgart commencèrent à

acheter des Peugeot plus rapidement réformées en Allemagne qu'en

France. Aubagne, au Nord Est de Marseille s'équipa en garages où ces

occasions en transit retrouvaient une apparente jeunesse avant

d'embarquer pour le Maghreb ou de passer la frontière du Perthus,

après restauration à Béziers, Narbonne ou Perpignan. Les Marocains de

Bruxelles ne tardèrent pas à répondre à l'importante demande qui dès

lors s'exprima. Des voitures françaises et d'autres origines commencèrent

à affluer, conduites par des Marocains résidant en Belgique : en 1989

on rencontrait dans les villes de la facade méditerranéenne française des

Marocains migrants urbains, et non issus de la cohorte des salariés

agricoles au noir, proches des Turcs à Bruxelles. Quelques bateaux

commencèrent à charger des voitures originaires de Belgique et

d'Allemagne vers la Turquie et le Maghreb pendant que s'affirmaient les

itinéraires terrestres par l'Espagne. Une sélection fut rapidement opérée

afin d'envoyer les modèles Ford vers l'Afrique Noire, des Peugeot de

toutes cylindrées dans le Maghreb, et des petites voitures de toutes

marques en Europe de l'Est. Ces voitures étaient des "grosses cylindrées"

jusqu'en 1991 : belles allemandes commandées par les bourgeois ou

fortes carrures de break diesel. Les petites cylindrées apparurent à leur

tour assez massivement après cette date : les Turcs commandaient pour

les pays de Pex Europe socialiste et fournissaient leurs alliés

commerciaux marocains de Bruxelles et de Francfort pour les classes

moyennes qui s'affirmaient dans le royaume chérifien.

La remise en état, le commerce et le transit des voitures d'occasion

entraîna la multiplication des commerces de pièces détachées : Marseille

a toujours gardé la centralisation et la redistribution de ces produits.

91

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Depuis les récupérateurs, en banlieue/ jusqu'aux spécialistes de pièces

détachées d'origine, installés sur le boulevard Belsunce, ou de

substitution, "made in Taïwan", ou plus simplement dans le Piémont

italien. Ce commerce est florissant car, parmi les tapis, vêtements,

antennes paraboliques et autres lecteurs de cassettes qui composent le

"bagage type" du Maghrébin de retour vers son pays, des pièces

détachées de voiture prennent toujours place. Pour soi, sa famille, ses

amis, pour une voiture neuve, d'occasion, abîmée ou non, des

amortisseurs ou des pièces de freins en avance sont toujours les

bienvenus. Pour certains ce sont même les pièces de rechange qui

permettront de rembourser partiellement ou totalement le coût du

déplacement.

Les textiles se diversifient en tapis, vêtements et coupons. La

concurrence pour la vente de tapis est particulièrement vive. Les

productions moyen-orientales, iraniennes, asiatiques ou maghrébines ne

sont pas très prisées : "ils sont bons pour la mosquée" disent les

acheteurs que la reproduction de motifs classiques attire peu. D'autre

part leurs prix sont élevés, et les kilims abordables sont dévalorisés

comme "productions des nomades du désert" ou "tapis pour le sable".

Dès lors les commerçants exposent de solides tapis dont les dimensions

peuvent atteindre quatre mètres sur trois, proches de la moquette, aux

vastes surfaces colorées uniformes ou ornées de quelques motifs

modernes. Les principaux fournisseurs sont Belges. Des tapis de

dimensions plus modestes, en soie brillante et longue, représentant des

scènes bucoliques quoique vivement colorées, de chasse, de pêche,

d'envol de canards auprès d'étangs, de chalets montagnards proches de

lacs ont encore la faveur des acheteurs qui en ornent les murs de leurs

intérieurs ; ces motifs sont des classiques populaires de Turquie : des

usines, en Allemagne, fournissent les marchés turcs, moyen-orientaux,

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maghrébins et africains. Cette iconographie "tyrolienne" n'est pas sans

rappeler le commerce des films-vidéo turcs ou égyptiens qui mettent en

acte des figurants outrageusement déguisés en "occidentaux", femmes

très blondes aux comportements "libérés" et amants aux apparences de

voyous hollywoodiens. L'affirmation du sentiment religieux n'a

assurément pas atteint ce mimétisme aussi ancien que l'histoire de nos

rapports coloniaux. Le troisième type de tapis, dont l'usage est limité à la

décoration murale et à la prière est l'afghan en fausse soie courte

dupliquant des motifs persans anciens. Réputé peu solide il est délaissé

par les acheteurs maghrébins mais connaît un certain succès sur les

marchés publics français où il est offert avec quelques poteries

marocaines ou tunisiennes. Les prix sont surprenants : le robuste tapis

tissé en Belgique et mesurant trois mètres sur deux est affiché à mille

francs environ et peut se négocier jusqu'à six cents francs. Les scènes

bucoliques atteignent à l'affichage cinq cents francs en soixante

centimètres par un mètre, mais sont négociables autour de deux cent

cinquante francs. Enfin les "afghans" sont offerts à partir de six cents

francs en quatre vingt centimètres par un mètre cinquante, et négociables

autour de quatre cents francs ; par contre les mêmes sont proposés sure

les marchés publics, aux populations indigènes qui ne se risquent jamais

dans les boutiques arabes, à mille cinq cents francs et permettent de

grandes ¡oies à ceux qui les obtiennent après négociation pour neuf

cents francs.

La vente des vêtements et tissus, qui a justifié largement l'aide

apportée à l'installation des Maghrébins dans les années 1970 par les

commerçants juifs, installés dans toutes les grandes villes françaises

depuis les années 50, échappe depuis 1990 à ces anciennes

collaborations, à l'exception des robes de mariées et de certains tissus,

drainés d'Allemagne par le réseau juif des "Sentiers". L'Italie a joué un

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rôle fortement perturbateur : en effet les tissus et vêtements d'extrême-

Orient ont afflué à partir de Gênes, Naples et Milan. Ils ont ravi le

marché du survêtement, et des petits produits "mode" pour les

adolescents et ¡eunes gens. Une variante fort intéressante de ce circuit

existe à partir de confections dans des micro-entreprises familiales

tunisiennes et marocaines alimentées en coupons et modèles par les

Italiens : en quelque sorte il s'agit de l'extension au Maghreb du "modèle

Benetton". Des opérateurs italiens, associés aux Tunisiens et aux

Marocains de Belsunce, contrôlent les circulations de ces produits.

L'aventure, prometteuse, a tendance à minorer le rôle des Italiens au

bénéfice des Tunisiens puis des Marocains. Un marché du vêtement

exclusivement réservé aux Maghrébins, entre fripe et vêtement

traditionnel, mal coupé et bon marché, est en effet apparu, maîtrisé par

des entrepreneurs marocains nouveaux venus à Marseille. Ces

commerçants ont ouvert le "Marché du Soleil", au-delà de la porte d'Aix,

le long de l'autoroute, créant une "percée" maghrébine comme une

tentacule de Belsunce. Les fripes sont rares dans le quartier mais par

contre si elles ne sont pas écoulées ici, elles y transitent bien, arrivant

d'Italie en quantités immodérées pour inonder les marchés publics de

Toulouse à Perpignan, de Lyon à Toulon et à Nice. Les Tunisiens et les

Marocains fabriquent de la fripe de plus basse qualité, une autre part est

fournie par le moyen Orient, et enfin la "fripe supérieure" est fabriquée

en Italie même, plagiant des modèles par ailleurs connus. Les

distributeurs présents à Belsunce reçoivent en vrac ces diverses

productions et n'identifient clairement que leurs vis à vis italiens. C'est une

enquête menée en Tunisie, à Bizerte, auprès d'une entreprise familiale de

confection, puis l'identification d'une "filière marocaine", et enfin la

description d'une négociation par un commerçant de Belsunce de retour

d'une tentative avortée d'installation à Naples, qui nous ont permis

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d'identifier l'existence de ces circuits. Le fait est que les commerçants en

tissus ne sont plus clients des Juifs des réseaux "Sentier", que pour les

délicates confections de robes de mariées et l'obtention de coupons de

tissus traditionnels, pailletés, fabriqués en Grande Bretagne et en

Allemagne.

Les produits d' électroménager sont surtout fournis par les

constructeurs français. Moulinex est une véritable institution, comme

Calor ou Thomson. Les prix de vente sont souvent supérieurs à ceux

pratiqués dans les centres commerciaux, Plan de Campagne vers

Marseille ou Auchan à Perpignan, mais bien sûr dans les petits

commerces arabes la plus grande partie de la clientèle est captive,

rassurée d'effectuer ses transactions auprès des siens. Par contre les

appareils électroniques sont offerts à des prix défiant toute concurrence :

modèles bas de gamme "made in Taïwan" ou bien dans toute autre

nation asiatique, mais encore appareils de marques connues

internationalement venus d'Italie "hors contingentement", importés donc

dans des conditions illégales. Noirs africains et Pakistanais, via l'Italie,

transitent ces marchandises. Et l'on peut ainsi acquérir pour mille cinq

cents francs un téléphone-répondeur-télécopieur-photocopieur

interrogeable à distance qui est vendu trois mille francs, à quelques

centaines de mètres de là dans les centres commerciaux ou, un peu plus

loin encore, en Andorre.... Les emballages sont intacts, hermétiquement

clos, mais aucune facture ni garantie n'est proposée. Le marché des

antennes paraboliques "qui permettent de voir les films interdits de Canal

Plus" est toujours florissant : celui des cassettes pornographiques

également. Mais dans ce cas, ce sont les boutiques françaises

spécialisées qui fournissent. Le manège est simple : commande est

passée, à partir de quelques spécimen dissimulés, à un commerçant qui

n'affiche que du film turc ou égyptien, que des chansons du Maghreb et

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du Moyen-Orient. En fin de journée le vendeur maghrébin ou l'un de ses

aides passe prendre livraison des commandes, payées à l'avance. Un

commerçant nous confiait que ce marché était, en 1994, en forte

expansion. A Perpignan une société d'éditions pornographiques a tenté

de lancer une 'collection arabe' en démarchant, dans les cités d'habitat

social, de jeunes femmes algériennes ou marocaines. La tentative n'eut

pas grand succès : les jeunes femmes arabes ne se précipitèrent pas,

c'est le moins que l'on puisse dire, et les phantasmes erotiques des

acheteurs s'exerçaient sur les modèles les plus blonds et les plus roses de

peau ...

Populations en présence.

On ne vient pas dans les lieux de concentration des commerces

arabes seulement pour acheter des marchandises : on y cherche, ou

encore on y trouve sans les chercher, des opportunités d'avenir, un

logement, des amis ou parents du village, une nourriture du pays dans

de petits restaurants familiaux. La diversité et pourtant le "bon ordre" des

populations en présence permettent la manifestation de ces occasions de

modifier son devenir. A Marseille tout est possible, depuis la rencontre d'

imams et les discussions qui s'en suivent, la fréquentation d'un café

'politique laïque', de prostituées occasionnelles, venues deux ¡ours du

pays, jusqu'à la négociation d'une place dans les réseaux de l'économie

souterraine. A Perpignan il y a moins de brassage, plus de contrôle

communautaire, mais il existe une spécificité indéniable : on peut y

rencontrer, lorsque l'on réside en France, tel ou tel parent ou ami, qui a

fui l'Algérie ou le Maroc et, en situation irrégulière partout en Europe, se

blottit à Barcelone qu'il quitte parfois et éphémèrement pour Perpignan.

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Nous en venons donc à tenter de décrire les populations présentes,

leurs liens et leurs originalités ici. Encore une fois se pose à nous le

problème de notre position, car il est relativement aisé, et nous le ferons

dans un premier temps, de les décrire suivant des classifications qui

renvoient à nos expériences de citoyens républicains et sédentaires, de

dire en quelque sorte combien ils sont ou non près de nous ; comment ils

actualisent ici les conflits que les informateurs politiques nous décrivent là-

bas, ou comment ils manifestent le grand décalage entre nations riches et

pauvres. Il ne fallait donc oublier dans nos descriptions ni pauvretés, ni

richesses, ni opinions et religions, mais il était essentiel de comprendre

comment le fait et les situations migratoires modifiaient les statuts des uns

et des autres ; comment pauvre pour nous, ici, ils peuvent être riches pour

eux, là-bas ; comment, après le va de soi de la recherche de repères

locaux, quelques pas sur le parcours de l'intégration, ou après une

longue et douloureuse errance solitaire, on prend place dans les

dynamiques locales et internationales caractéristiques de ces lieux des

initiatives commerciales et on concourt dès lors à la production d'un

territoire autre.

Tout d'abord les plus pauvres : primo arrivants plus ou moins

clandestins, mariages et études complexifiant encore aujourd'hui les

frontières entre légalité, tolérance et clandestinité, et victimes solitaires

d'errances qui les ont éloignés des familles forment cette première sous

population. Il s'agit le plus souvent de célibataires logés dans les hôtels

ou dans les foyers. Ils sont très visibles dans les lieux consacrés aux

hommes, tels les cafés proches des concentrations commerciales. Ce sont

des célibataires qui "donnent couleur" au quartier mais s'impliquent

rarement dans les activités des commerçants. On peut considérer que les

familles maghrébines qui logent précairement dans les plus vieux

appartements du quartier Saint Jacques de Perpignan, et subsistent grâce

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aux revenus encore plus précaires du père, font partie de ce premier

groupe. Il s'agit des habitants les plus nombreux et les plus visibles ; ce

sont eux qui, après les années 50, se sont logés dans ces hôtels sordides

du quartier, qui prenaient le relais des maisons closes interdites par la loi

Marthe Richard. Leur mobilité résidentielle n'est pas importante : en effet,

il est possible, depuis Perpignan, de se rendre dans la plupart des

villages du département où des artisans, des paysans, des particuliers,

offrent un peu de travail saisonnier ou au noir. Quelques jeunes prennent

l'initiative de mobiliser les plus valides d'entre eux pour former, à

l'occasion, des équipes de travailleurs occasionnels. Environ trois mille

huit cents Maghrébins vivent ainsi dans l'arrondissement de Saint

Jacques, c'est à dire environ quarante pour cent de la population, un

nombre équivalent à celui des Gitans. Ces personnes sont au moins

autant concernées par le dispositif commercial maghrébin auquel elles

confèrent identité, qu'elles "densifient" localement tout en le masquant,

que par la construction française de leur devenir, c'est à dire par nos

propres dispositifs d'intégration. Mais elles ne sont actrices, au sens de

reconnues dans la quotidienneté des échanges, ni dans l'une ni dans

l'autre société.

La seconde sous population est constituée par un groupe restreint

de familles de commerçants installés dans les années 1975 - 1983.

Marchands de produits alimentaires ou d'usage quotidien de

consommation courante et réagissant rapidement aux variations des

demandes, ils constituent une classe moyenne particulièrement insérée

dans l'ensemble des sites du quartier et désireuse d'y demeurer. Ils ont

acheté des pavillons dans les périphéries de Perpignan ou réhabilité

leurs appartements au fur et à mesure des années, sans aide publique, et

les ont parfois achetés. Leur mode de vie, et les habitudes de

consommation qui lui sont liées, les apparentent aux classes moyennes

in

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locales : fréquentation des mêmes commerces de centre ville, sorties

dominicales dans l'arrière pays, acculturation vestimentaire et brassage

pour les enfants. On pourrait dire que ces familles de commerçants,

toutes d'origine algérienne, sont intégrées à notre société tout en

oeuvrant dans le tissu économique du quartier. Elles confirment ce fait

que le quartier abrite une population maghrébine à distance du dispositif

international, de I' "espace autre". Ceci n'est pas un des moindres

paradoxes de ce lieu qui héberge les familles les plus proches comme

les plus distantes de nos devenirs. Elles sont minoritaires parmi la

population maghrébine (environ 4%) mais suggèrent un modèle attractif

pour des jeunes qui n' envisagent d'autre destin que celui de leur

intégration.

La troisième sous population est celle des entrepreneurs

commerciaux à rayonnement international. Ce sont eux qui gèrent les

flux d'hommes et de marchandises qui partent du quartier ou y

aboutissent, que leurs origines ou destinations soient internationales,

locales ou régionales. Relativement stabilisés ici, ils peuvent, selon les

redistributions spatiales des activités des réseaux économiques auxquels

ils participent, se relocaliser rapidement dans une autre ville ou un autre

pays. A Marseille, autour de leurs activités quatre à cinq cents familles

sont fédérées ; à Perpignan il faut en compter une vingtaine. Leurs

appartements ou villas sont situés en dehors des quartiers de Belsunce ou

de Saint Jacques, où ils travaillent. Ils animent la population de plusieurs

milliers d'individus qui participent à leurs activités. Les statuts et les

origines dominantes varient au cours des années et prennent sens pour

caractériser l'identité même du dispositif économique : afin de

comprendre ces rôles nous allons plus précisément décrire les contours

de ce groupe et ses évolutions en proposant une typologie des profils

dominants selon des critères réactualisant l'expérience migratoire. Les

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changements de propriétaires dés commerces sont fréquents, et, à

Marseille, sur quatre cent soixante douze familles propriétaires ou

gérantes que nous avions identifiées en 1985, seulement soixante et

onze sont toujours présentes. De 369 boutiques (286 tenues par des

Algériens, 67 par des Tunisiens et 16 par des Marocains) en 1985 nous

sommes passés à 327 en 1994 (132 Algériennes, 1 19 Tunisiennes, 76

Marocaines). Les Tunisiens ont doublé leur présence et les Marocains

l'ont quintuplée durant ces neuf années. A Perpignan, sur douze de ces

commerçants que nous avons pu identifier et approcher, deux seulement

sont Algériens, un est Tunisien et les neuf autres sont Marocains.

A Marseille, des Pieds-Noirs, transitaires installés dur le Port, sont

omniprésents dans les activités de transports des marchandises par mer ;

ils bénéficient d'une importante confiance et ont investi dans les

nombreux hôtels qui accueillent les 700 000 acheteurs occasionnels qui

déferlent du Maghreb ou d'Europe, par tous les moyens de transports à

disposition, lors d'un retour au pays, vers Belsunce. A Perpignan rien de

tel : il s'agit d'une ville étape exclusivement routière pratiquée par des

milliers de « fourmis » au volant de leurs chargements de camionnettes

pour le Maroc ou l'Algérie, mais non d'un lieu de centralité

internationale pour des acheteurs non 'professionnels'.

La dernière population est donc celle des clients. A Marseille, deux

composantes la caractérisent : les immigrés, qui travaillent en France, en

Belgique, en Allemagne ou en Grande Bretagne depuis longtemps et ont

appris à utiliser au mieux le dispositif de Belsunce, c'est à dire, de plus en

plus souvent, à devenir de véritables petits entrepreneurs commerciaux,

puis les habitants d'Algérie, de Tunisie ou du Maroc qui viennent dès

l'obtention d'un visa afin d'acheter pour eux-mêmes et leur voisinage les

produits longtemps désirés. Le bureau d'études de la Caisse des Dépôts

et Consignations qui a effectué une évaluation des transits en 1987

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signale annuellement environ 700 000 clients venus spécialement du

Maghreb, et dépensant alors de sept à dix mille francs. Les changements

intervenus dans les années 90 nous permettent, par une évaluation

comparative opérée à partir des passages par avion et par bateau,

d'avancer mi-1994 le chiffre de quatre cent mille personnes. Il faut

cependant grossir ce chiffre des nouveaux et forts flux de Marocains :

d'une part ceux très présents dans le Midi de la France, de Toulon à

Toulouse et Perpignan, qui effectuent des rotations régulières entre leur

domicile et le Maroc, après approvisionnement à Marseille, d'autre part

ceux qui substituent av classique itinéraire Bruxelles-Paris-Bordeaux-

Madrid-Algésiras, le nouveau circuit Bruxelles-Lyon-Marseille-Barcelone-

Algésiras. Une évaluation, portant sur deux journées de Juin 1994 et

comparant grosso modo les flux d'acheteurs marocains aux autres

acheteurs, nous permettrait d'avancer une proportion d' un quart. Une

extrapolation nous laisserait supposer un flux d'environ cent mille

personnes à rajouter aux quatre cent mille précédentes. Une enquête

précise demanderait des moyens qui ne sont pas les nôtres actuellement,

mais cette observation approximative nous permet de noter cette forte

présence marocaine, inconnue dans les années soixante dix et quatre-

vingt. Le chiffre d'affaires "officiellement évaluable" n'a probablement

pas varié à Belsunce, puisque les achats sont de plus en plus importants.

Ce chiffre d'affaires était estimé, par le même bureau d'études à deux

milliards neuf cents millions de francs en 1987-1988, hors commerce

des réseaux internationaux de voitures, de pièces détachées et de tissus :

le chiffre d'affaires serait plus proche de cinq milliards de francs, ce qui

fait de Belsunce la plus importante place commerciale du pourtour

méditerranéen... Plus avant, nous donnerons une estimation des chiffres

d'affaires des commerçants maghrébins de Perpignan oeuvrant dans les

économies souterraines internationales : la différence est bien sûr très

n

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importante, mais proportionnellement ceux-ci n'ont pas à rougir de leur

réussite perpignanaise.

Enfin, il existe à Perpignan une autre sous population maghrébine,

essentiellement algérienne, mais aussi pour partie marocaine, en

quantité, proportionnellement, beaucoup plus importante qu'à Marseille.

Il s'agit de clandestins, ou de personnes en situation irrégulière au

regard des réglementations. Les uns appartiennent aux réseaux de

passeurs de drogues et participent aux activités des réseaux troubles de

l'économie souterraine de produits d'usage illicite. Ce sont des

personnes précédemment expulsées d'une autre nation de la

Communauté Européenne, ou ayant quitté l'Algérie ou le Maroc pour

des raisons politiques. Sans appui, ceux d'entre eux qui sont d'une

origine qui ne leur permet pas de rechercher la protection de Français

ou d' Algériens de l'immigration vigilants aux situations d'exil, sont

exposés aux exploitations des trafiquants installés à Barcelone, nous

l'avons signalé dans le chapitre précédent. Une population plus flottante

fédère des exilés qui n'ont rien à voir avec les économies souterraines et

tentent des sauts de puce de Barcelone à Perpignan afin de rencontrer

des amis ou des parents qui, à cette occasion, déferlent des

départements du Sud de la France. L'ensemble des Maghrébins du

quartier Saint Jacques sont concernés par la présence de cette dernière

population : pour protéger des proches, pour tirer des griffes des

réseaux mafieux de pauvres individus qui ajoutent à leur douloureux exil

une aliénation à toute perspective d'avenir, ou au contraire pour les

conserver autant que faire se peut, et comme monnaie d'échange, dans

les accords locaux entre Gitans et Marocains trafiquants de drogues. Les

oppositions entre groupes dans le Saint Jacques Maghrébin sont plus

redevables des positions par rapport à cette dernière sous population

que des classiques rivalités entre nations ou régions d'origine, et entre

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niveaux socio-économiques. Ces conflits débordent évidemment vers la

communauté Gitane dans son ensemble.

Parmi les couples que nous avons identifiés dans une enquête en

1985 chez les personnes (plus de 6 000) liées aux activités

commerciales de Belsunce, déjà 1 16 couples unissaient des hommes

tunisiens à des femmes françaises d'origine algérienne ; il est vrai que

102 d'entre eux étaient situés en "troisième niveau" de collaboration,

c'est à dire entretenaient des activités peu régulières d'accompagnement

des hommes ou des produits en transit ; mais c'est eux qui ont pris le

devant de la scène lors de l'effacement des Algériens. Le dispositif

possédait ses propres ressources de renouvellement des populations

commerçantes dans le cas de défaillances massives. Quarante six

Tunisiens bigames présentaient la particularité de vivre à Marseille avec

une femme d'une autre origine maghrébine, mais naturalisée française,

et d'être unis à une femme tunisienne, demeurée au pays et considérée

comme "légitime". Cela ne concerne pas les Marocains : parmi eux ce

sont des cas de répudiation des femmes âgées que nous avons observés.

Dès lors que la réussite commerciale, par le rattachement aux réseaux

de l'économie souterraine, était au rendez-vous, que les capitaux tirés

des aller-retours étaient réinvestis dans le village ou le quartier d'origine,

une femme plus jeune était choisie au pays, comme pour effacer les

années de « galère » française. A Perpignan, nous le détaillerons plus

avant, sur 71 familles rencontrées depuis 1993 et participant aux

économies souterraines, seize étaient concernées par cette situation, et

pour douze d'entre elles, le père conservait les deux familles ...aussi

longtemps qu'il poursuivait ses fréquents déplacements commerciaux de

part et d'autre de la Méditerranée.

is

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Les réseaux juifs du vêtement sont absents des récents partenaires

de l'expansion maghrébine. Nomades et diasporiques ont initié des

destinées différentes pour leurs communautés respectives. Les

superpositions de sociétés ne différencient pas seulement, en les rendant

imperméables aux autres, les commerçants en réseaux des indigènes,

mais encore, parmi ces professionnels en réseaux, les Juifs

essentiellement diasporiques des Arabes essentiellement nomades, même

si, dans l'une et l'autre de ces deux populations, certains, minoritaires,

connaissent occasionnellement des parcours non conformes à ceux

dominants. Ces moments sont pourtant très significatifs dans la trajectoire

générale et souvent nécessaires : c'est ainsi que, nous l'avons vu, le

commerçant maghrébin à rayonnement local qui réussit provoque dans

sa famille l'apparition de statuts de jeunes très intégrés, alors que

d'autres, dans la même famille, chaussent les bottes du nomadisme

paternel. D'autres enfin vivent des phases d'errance, généralement

préparatoires aux réussites. Car, bien évidemment, le savoir-faire

essentiel, celui qui détermine de plus en plus nettement les réussites

commerciales, c'est le savoir-circuler et le savoir fa/re-c/rcu/er, c'est

l'affirmation du pouvoir du nomade sur le sédentaire, la connaissance

des chemins qui drainent hommes et richesses, c'est le pouvoir d'être

entre en ignorant ou contournant tout ce qui fait frontière, ce qui ferait

fidélité à un lieu de sédentarité ; dès lors l'espace du déploiement est

immense et les nomades ne cessent de se rencontrer, de se prêter main-

forte pour mieux englober, circuler, faire richesse du passage à travers

ce qui bloque les autres : les frontières, entre états bien sûr, pour les plus

hardis et les plus récents représentants du dispositif commercial, mais

encore localement entre communes, départements, et autres périmètres

de nos mises en frontières politiques et administratives intra-nationales.

On peut donc saisir la double complémentarité entre Maghrébins des

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réseaux locaux et Maghrébins des réseaux internationaux : elle est

d'abord diachronique, dans la succession historique, les réseaux locaux

étant les premiers investis et créant comme une base à l'essor vers les

plus vastes extensions ; le "passage de relais" entre Algériens d'une part

et Tunisiens et Marocains d'autre part obéit à cette logique, la quasi

disparition des premiers sous l'effet des conflits politico-religieux n'étant

somme toute qu'un nécessaire événement. Les Algériens étaient trop près

de nous pour assumer seuls ce vaste déploiement : ils ont sombré

victimes de cette proximité car le politique les a poursuivis en France

comme cela n'aurait probablement pu se produire dans d'autres pays.

L'histoire de nos rapports coloniaux les a sans cesse maintenus dans un

face à face exclusif avec notre société. Les mixités de réseaux qu'ont pu

entretenir les Tunisiens et les Marocains, leur ont permis d'apparaître sur

le devant de la scène dès lors que les Algériens ne pouvaient plus

assumer l'expansion du dispositif : ce phénomène concerne la totalité

des espaces recouverts par les réseaux des économies souterraines

circum-méditerranéennes, des villes traversées, telle Perpignan. La

deuxième complémentarité est synchronique, actuelle : la persistance de

commerçants plutôt intégrés, plutôt diasporiques, et essentiellement

algériens, permet, comme dans chaque ville où naît un espace

commercial, simple rue ou quartier, l'articulation entre les différents

étages territoriaux constitués par les activités de réseaux, locaux,

régionaux, nationaux et internationaux. Le dispositif commercial est en

constante expansion, c'est en ce sens qu'il suggère et la désignation de

dispositif, qui prépare sans arrêt au développement, et de forme

coloniale ; cette expansion concerne en même temps les réseaux

internationaux et les réseaux locaux : au développement d'activités en

Italie et en Espagne, à la connexion des réseaux avec ceux des Turcs,

des Libanais et des Noirs africains, correspond la très vaste expansion

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des marchés publics locaux, tel celui dit "des puces", installé sur plusieurs

hectares de friches industrielles et drainant plusieurs dizaines de milliers

de personnes chaque semaine à Marseille5. Perpignan aussi est forte

d'une centralité sectorielle, irriguant les campagnes environnantes,

nourrissant les marchés de quartiers, mais surtout régulant les passages

frontaliers, « ajustant » en quelque sorte la « voie française » sur la « voie

espagnole », comme me disait un commerçant installé rue Llucia. Et,

toutes proportions gardées, le marché de la place Cassanyes, dans la

partie commune arabo-gitane de Saint Jacques, n'a rien à envier aux

puces de Marseille. Mixité et diversité de l'offre, dans une mise en scène

d'abondance dans la pauvreté, n'ont d'égale que la mixité des vendeurs

et de leurs situations migratoires. Il y a là un gage certain de réussite, de

plus grande centralité, puisque tout peut circuler à travers tous ces

étages, mais encore constitution d'un territoire fort, réel, parce que

complexe, conjuguant proximités spatiales et differentiations sociales.

Nous n'insisterons pas sur la définition de l'errance ; elle est

apparue dans l'exemple signalé précédemment : pas d'attaches avec le

lieu d'origine, une multitude de lieux de centralité lors du parcours (tout

lieu où l'on s'arrête), une distance avec la société d'accueil semblable à

celle qu'entretient le nomade, /.'errance a concerné /a plupart des grands

commerçants internationaux maghrébins de Belsunce et tous ceux de

Perpignan dans une phase de leur trajectoire sociale et professionnelle.

C'est un temps de préparation, de passage par tous les détachements

qu'implique l'apprentissage du savoir-circuler.

Quel est ce territoire des commerçants nomades, qui élargissent

l'influence économique souterraine aussi loin que l'envisage l'économie

Michel PERALDI : Nantis, exclus et affranchis ; vivre et survivre au bord des villes. In Réseaux productifs et lerriluires urbains. PUM, Toulouse 1996.

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officielle, mais avec tellement plus de souplesse, de sens des opportunités

et d'enrichissement ?

Chaque lieu d'installation des collectifs nomades subvertir, en les

ignorant, les centralitas locales. Quels que soient.les avatars et les

appétits des dispositifs économiques étatiques, qui mobilisent et

démobilisent hommes et capitaux, un collectif identitaire professionnel,

commercial dans le cas qui nous intéresse, peut générer un lien social

mobilisateur d'énergies, qui transcende la dimension strictement

économique et politique des stratégies économiques "officielles", que

nous dénommons "étatiques" pour mieux les opposer aux productions

des réseaux nomades. Ces hommes ne sont plus seulement objets de

flux, identifiables à partir de ces approches "objectivantes" qui noient le

lien social dans la désignation de la puissance des processus

économiques et techniques "officiels" : ils sont sujets d'une histoire

séculaire des migrations, des mouvements d'hommes, qui remodèlent

sans arrêt les rigidités planétaires de multiples "mises sous frontières".

Ces collectifs ne sont pas coincés entre économie et politique, et leur

cortège de calculs stratégiques : le lien social qui les mobilise est à même

d'imposer et de développer reproduction et production de normes,

valeurs et statuts originaux.

Le devenir de ces groupes de migrants renvoie moins à des

processus de sédentarisation, qu'à une capacité de perpétuer un rapport

nomadisme-sédentarité qui déstabilise les hiérarchies de voisinages des

populations autochtones. Les usages de l'espace et les rythmes de

mobilité développés par de tels groupes s'inscrivent dans des logiques

distinctes de ce//es qui structurent les sociétés d'accueil ou inspirent les

attentes des aménageurs, des élus, des divers responsables

institutionnels. Par exemple, ce n'est pas là que « mord » l'action sociale,

mais dans les quartiers où le lien social s'exprime et se fédère plus

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difficilement. Les espaces qui ¡donnent les parcours individuels ne

prennent tout leur sens que si on les rapporte aux réseaux dans lesquels

s'imbriquent ces itinéraires, et aux grands couloirs migratoires qui se

déploient sur de larges espaces nationaux et transnationaux. Dès lors ce

qui apparaît au premier abord comme minorité, interstice ou enclave, se

révèle souvent porteur de centralités spécifiques. Ce que nous désignons

souvent comme ghetto est en fait un lieu de haute centralita, de multiples

circulations, et notre désignation ne renvoie qu'à l'incapacité réciproque

des « autochtones » et des « étrangers » de nouer des interactions et des

interdépendances sources de quelque communauté de destins. Ces

nouveaux centres se surimposent à ceux de la ville d'accueil ; ils agissent

sur son histoire tout en exprimant des logiques qui lui sont extérieures,

illisibles. Nous verrons dans le cas de Perpignan qu'elles sont

susceptibles de modifier la configuration générale des rapports sociaux

urbains. Ces centralités sont d'une autre nature que la centralita

historique et locale avec laquelle elles coïncident parfois.

Chacun s'épuise dans ces intenses circulations lorsqu'elles prennent

forme d'errances, chacun vit le cloisonnement des multiples centralités

diasporiques, chacun, nomade, est citoyen d'un territoire sans Etat ni

Nation, et, structurellement le processus est en marche qui érode,

détourne, au-delà de la difficile conscience individuelle, la charge

affective des appartenances nationales. Là réside probablement la plus

grande modernité du dispositif international arabe de France. Ces

nomades rassemblent les territoires épars, scindés, déchirés, isolés par

les avatars des histoires qui ont fabriqué les "puretés identitaires

nationales" : de longue date ils contournent les Etats-nations qui n'ont pas

le ressort de dépasser d'eux-mêmes leurs propres limites. Les dispositifs

nomades, leur extension en véritables formes coloniales, leurs

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connexions remplissent p robab lement au jourd 'hu i un rô le historique

essentiel.

Contextes cfe la métamorphose des espaces de commerces maghrébins en France en dispositif nomade international, à la fin des années 80. (recherche antérieure)

Jusqu'à la fin des années 80, cette économie souterraine des produits d'usage licite réalisait une sorte de tête à tête franco algérien marqué par l'interminable dépendance coloniale. La France, grâce à toutes ces « fourmis », compensait les difficultés gouvernementales algériennes d'importation de divers produits d'usage courant. L'influence des conflits internes à la société algérienne se fit vite sentir ; le FIS, et d'autres groupes islamistes firent pression sur les commerçants internationaux algériens : après tout, ils tiraient leurs richesses de là-bas... Rapidement ceux-ci cédèrent leurs commerces à leurs plus proches non-Algériens : les Tunisiens et les Marocains devinrent dès lors les animateurs de toutes les places commerciales. Ils se situèrent dans une perspective toute autre que celle du tête à tête franco algérien. Leurs partenaires furent, pour les Marocains, les réseaux Turcs, par Bruxelles et Francfort, les réseaux Pakistanais et Indiens, par Londres, Sénégalais et pour les Tunisiens les réseaux Libyens, Libanais, et Noirs-africains. Le « marché » français géré par les Algériens devint alors un dispositif international.

La relève est prise et articule, à un point jusqu'alors inconnu en Europe, les étages territoriaux locaux, régionaux et internationaux. Les "relais" ou les "passeurs" des Marocains commerçants à Marseille ne furent pas les Marocains des milieux ruraux qui travaillaient si nombreux, depuis de longues années dans les plaines voisines de Cavaillon, Saint Rémy de Provence, dans le Var, le Languedoc et les Pyrénées Orientales : ce furent les Turcs. En effet le commerce des voitures d'occasion qui transitaient par Marseille était animé par des Turcs de Francfort, en Allemagne, et de Bruxelles. Ces derniers dominèrent assez rapidement ce marché, qui collectait des voitures dans plusieurs pays européens "de l'ouest" pour les faire parvenir, via Marseille et la Turquie dans les nouvelles démocraties libérales des Balkans et du sud de la Russie par la mer, et vers le Maroc par la route. Les transactions avec les Algériens et les Tunisiens qui contrôlaient ce type de commerce à Marseille associèrent rapidement des Marocains de Bruxelles aux Turcs. En effet Bruxelles est un centre de premier ordre en Europe pour les migrants Marocains qui dominent largement, dans cette ville, la communauté maghrébine. Un bénéfice que retirèrent les Turcs de cette association fut la pénétration du marché du travail au noir dans les petites entreprises de construction des villes et villages ruraux du Sud de la France : les Marocains de Bruxelles surent rencontrer à cet effet les Marocains des milieux ruraux établis dans ces espaces, de Perpignan à Nice. Il ne s'agissait pas de "négociations" autour d'une table, mais d'une lente reconnaissance : les Marocains employés dans l'agriculture avaient l'expérience du travaîfau noir et quittaient, dans les dernières années 80, leurs logements sordides dans les champs ou les quartiers en déshérences de villages, pour accéder à l'habitat social dans les villes moyennes. Ce mouvement fut source de rencontres nouvelles, de densification du tissu social marocain, de repérages et relations

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nouveaux. Le fait est que, de plus en plus intensément la route Bruxelles, Paris, Lyon, Marseille, Perpignan, Barcelone fut empruntée par les Marocains, avec Belsunce comme point de centralita. Dans Belsunce, les Tunisiens sont jaloux de leurs espaces et ils évitèrent les ventes de magasins ou de fonds de commerces aux Marocains. Ceux-ci créèrent leur propre espace commercial, le "Marché du Soleil", au delà de la porte d'Aix, le long de l'autoroute qui va vers Aix en Provence, sorte de tentacule issue de Belsunce. Les soixante nouveaux commerces ouverts par les Marocains entre 1985 et 1994 ne représentent pas exactement leur nouvelle influence. L'immigration marocaine connaissait un déploiement inégalé en Espagne et en Italie, dans les premières années 90 : un « arc méditerranéen » apparut, structuré par les Marocains. Dès lors Marseille ne fut plus pour eux l'unique centralita : tous les quartiers, d'Algéciras à Palerme, en passant par Valencia, Tarragone, Barcelone, Perpignan, Nîmes, Toulon, Gênes, Rome et Naples, réalisèrent une unité fonctionnelles jamais atteinte jusque là, une sorte de ville unique, une conurbation de fait. Les Marocains emportèrent le pouvoir de circulation dans ces économies. Les collaborations entre Tunisiens et Marocains furent pourtant importantes. En effet l'approvisionnement en fripes et vêtements de petite qualité des marchés internationaux ne suivait pas uniquement la voie de l'Italie : de nombreuses familles marocaines, à l'identique de familles tunisiennes, après des micro investissements productifs consentis par les "émigrés en Europe", se consacrent à la confection de tels vêtements. Les Italiens détiennent la filière asiatique des coupons de tissus et les distribuent vers les petits couturiers de Tunisie et du Maroc, puis concentrent leurs productions. L'association commerciale entre les entrepreneurs de ces deux pays du Maghreb est donc d'expérience quotidienne. Les Italiens sont par ailleurs les principaux fournisseurs de l'ensemble du Maghreb en pièces détachées de voitures d'origines incertaines mais bon marché. Les Tunisiens et les Marocains sont leurs distributeurs officiels. Pour les indigènes, les autochtones des villes européennes concernées, rien n'a changé dans les « concentrations d'Arabes »; leur vision distante et extérieure de "l'amalgame arabe" qu'ils constatent, et dénoncent pour certains d'entre eux, ne leur permet pas de comprendre les changements profonds et les enjeux importants en actes dans ces quartiers. Pourtant c'est bien à la naissance des communautés étrangères en nos espaces républicains que nous assistons à Belsunce et dans quelques quartiers de Perpignan. Ce fait est majeur pour nos devenirs : il signifie que la transformation des points de vue identitaires nationaux hérités de la fin du XVIII ème siècle est en oeuvre chez nous, aussi bien à l'intérieur des grandes métropoles que, et d'une façon peut-être plus affirmée, dans des villes moyennes frontalières ; nos dispositifs intégrateurs ne suffisent plus à absorber l'originalité et la force sociale des étrangers qui font identité communautaire et richesse internationale à partir de nos lieux. Et ce mouvement n'est pas d'abord d'essence religieuse. Il se développe et s'institue à partir des nécessités économiques les plus élémentaires et de la capacité à les assumer par des proximités sociales peu actuelles dans nos sociétés.

Il est certain que les circulations de l'éthique sociale, et du religieux, ont joué un rôle important dans l'évolution du dispositif commercial. Comment en irait-il autrement alors même que la cohésion des réseaux informels, souterrains, est basée sur l'expression et la mobilisation du lien social ? Ce lien exprime des valeurs et des normes communes, est imprégné d'une éthique sociale qui a permis au notaire informel ses régulations, qui donne valeur à la parole donnée,

4?

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qui interdit de présence, donc de commerce, le tricheur. Ces valeurs ne sont pas partagées par les seuls commerçants, mais encore par les clients, si nombreux. Ce dispositif commercial fédère désormais tant de différences qu'il ne peut se satisfaire de la prise de pouvoir d'une seule manifestation idéologique, politique, de l'Islam. En somme l'expansion des réseaux est civilisatrice car elle contraint au côtoiement de populations, de cultures, de plus en plus différentes. La parole donnée, dans quelque langue que ce soit s'impose à tous. Cette tendance a fini de minorer le rôle des commerçants internationaux algériens qui n'ont pu conserver leur place après injonction de soumission au Front Islamique du Salut. Si les débats officialisés franco-français et franco-algériens posent les problèmes contemporains de la création d'un "islam français", c'est faire une grave erreur que confondre les positions et les actions des mosquées avec celles des commerçants qui dynamisent le dispositif international. Ceux qui ont choisi les voies de l'expansion des réseaux internationaux proclament la nécessité d'un Islam plus proche d'une éthique sociale consensuelle que d'une rigueur fondamentaliste qui interdirait de nombreuses voies, isolerait des réseaux, briserait des transactions qui opposeraient en codes de valeurs antagonistes des partenaires n'ayant, pour toute référence, que leur parole à donner.

La référence explicite à l'Islam parmi les commerçants internationaux concerne caractéristiquement les Noirs africains, les "gens du Fleuve", Sénégalais et membres de confréries religieuses, dont les migrations sont organisées à Marseille par des Hadjs. Toutefois on n'observe pas, sur le pourtour méditerranéen ouest européen de densification démographique de la migration Noire-africaine dans des quartiers des villes. Les commerçants restent très fidèles à l'origine régionale et villageoise de leurs réseaux, tels les Mourides au Sénégal, et leurs représentations locales se satisfont de quelques hommes déterminés et capables de passer très rapidement de la commercialisation d'un produit à un autre, de l'économie souterraine des produits d'usage licite à celle des produits d'usage illicite. Cette disposition est nouvelle dans l'organisation des réseaux de l'économie souterraine ; elle est toutefois fortement minoritaire et son expression la plus forte est localisée aux zones frontalières : de Gênes à Nice pour les passages de pièces détachées de voitures, de produits d'Asie rentrés illégalement dans le marché européen, et surtout de Barcelone à Perpignan pour les drogues dures, nous l'avons vu dans le chapitre précédent. Actuellement des Sénégalais de ces réseaux aménagent à Perpignan dans un quartier central mais assez éloigné de Saint Jacques.

V éthique sociale des réseaux.

Une caractéristique des réseaux que nous décrivons consiste à ne

rien modifier dans l'ordre local des hiérarchies de valeurs, symboliques,

nomade : dessiner, repérer les itinéraires, les chemins, permettre, instituer

les circulations, mais laisser la ville et ses civilités au sédentaire indigène.

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Depuis le début des années 90 les Maghrébins commerçants déploient

vers différents pays d'Europe leurs réseaux de captation ou de

distribution des marchandises qui font. Leur présence dans lés villes de

ces diverses nations est particulièrement discrète. Il faut bien comprendre

que les commerçants internationaux ne sont pas dans la position des

nombreux immigrés qui vont vendre leur force de travail dans des

emplois de plus en plus précaires, mais toujours plus avantageux, à leurs

yeux, que les situations qu'ils vivent dans leur pays d'origine : ils

produisent ainsi des concentrations visibles, qui entrent par exemple dans

les stratégies locales de tension des valeurs locatives d'immeubles

délabrés, ou bien évidemment d'abaissement du coût du travail. Les

commerçants maghrébins ne proposent pas de telles complémentarités

locales : leurs perspectives sont la mise en circulation, après passage par

les différentiels de valeurs qu'autorisent les traversées de frontières,

illégales ou non, de produits, leur mise à disposition dans les économies,

les sociétés, les plus dépendantes, les plus pauvres. C'est ainsi qu'est

produite la richesse. Si des objets "made in Taïwan" circulent non

réglementairement par l'Italie ou la France, ce n'est pas pour satisfaire

les besoins des populations indigènes, pour leur permettre quelques

avantages pécuniers dans l'accès à des marchandises qui sont vendues

en tous lieux du territoire : ces réseaux ne sont pas à notre disposition, ne

remplissent aucune complémentarité par rapport à notre économie.

Le but, pour le dispositif maghrébin est de concentrer et distribuer

les produits susceptibles d'aboutir, après circulations, aux écarts de

valeurs les plus forts. Là réside la consécration du savoir-circuler des

nomades. Cela se réalise à partir de ventes massives à faible marge, cas

des tapis et des vêtements, ou de ventes plus sélectives à forte marge,

voitures, électronique. Le "génie" du dispositif s'illustre encore dans le fait

qu'il n'y a pas obligation de présence des vendeurs dans les pays

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pauvres et demandeurs d'importations "parallèles" pour atteindre ces

marchés ; il est nettement plus avantageux de capter des populations

immigrées dans les territoires nationaux des nations riches,

pourvoyeuses, et de les faire circuler vers les nations qui demandent :

centralité "évidente" pour les populations des pays pauvres, "souterraine"

pour celle des pays riches. Le problème est dès lors de mettre les

marchandises les plus demandées à disposition des populations clientes

migrantes et captives de ces lieux de vente. Les risques, dans les

transferts de produits, dans le dernier passage de frontière sont ensuite

assumés par ces milliers de fourmis qui viennent acheter en ces lieux

exceptionnels.

Le dispositif commercial maghrébin se comporte comme un

système social complexe : la densité, la diversité des statuts, la multiplicité

des formes de l'échange le caractérisent. Il s'agit d'un système social

sans Etat, sans régulations administratives et policières, exigeant donc,

en contrepartie une forte manifestation des codes et normes d'une

éthique sociale qui fait sens pour tous, susceptible d'identifier, préserver

et mobiliser le lien social, qui fait continuité entre espaces et temps, qui

fait contrat. Nous en revenons à ce parallèle précédemment suggéré

entre d'une part économie informelle et économies étatiques et d'autre

part cultures orales et cultures écrites. Les premières faites de liens

permettent au mieux les circulations. L'éthique sociale qui fait unanimité

est plus proche d'un mode de vie populaire arabo-musulman, d'un

partage civilisationnel en quelque sorte, permettant d'assumer toutes les

mixités arabo-musulmanes, que d'une adhésion religieuse sévère, stricte

et différenciante. Ce dispositif, malgré les quelques écarts constatés dans

les zones frontalières, ne peut être confondu avec les mafias qui font

circuler des produits dont l'usage est interdit. S'il s'enrichit grâce à des

passages de frontières effectués souvent en dehors des règlements

4S

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admis, il .véhicule des marchandises d'usage commun, caractérisées par

la rareté dans les pays pauvres. Les relations entre commerçants, entre

convoyeurs, clients, et autres familiers sont parfois conflictuelles, mais

elles concourent rarement, parmi les entrepreneurs commerciaux, à

l'instauration de trafics tels que celui des drogues : au contraire,

l'expansion de l'influence économique requiert de plus en plus de rigueur

en termes de morale ou d'éthique sociale et les seuls exclus du système

sont ceux qui tentent d'utiliser ses capacités circulatoires pour créer des

trafics troubles. Ce caractère "trouble" est rapidement repéré : en effet il

produit une régression de la visibilité des comportements commerciaux à

l'intérieur des réseaux. Si cette économie souterraine est pour nous peu

visible, par contre les règles, les normes et les valeurs qui autorisent les

diverses mobilisations nécessaires à l'expansion des réseaux rendent très

visibles, de l'intérieur des communautés de circulants, les comportements

des individus qui se revendiquent de cette appartenance. En somme ce

dispositif commercial ne prend le risque que d'enfreindre les codes

circonstanciels de limitations aux frontières des pays pauvres de produits

trop coûteux en devises ou au contraire, pour les pays riches, trop

accessibles, trop concurrentiels. Ces produits, souvent, ne sont limités ni

dans les pays riches, ni dans les pays pauvres, ni lors des passages en

douane : le cas des tapis est le plus banalement exemplaire. Pourtant

Perpignan réalise une exception notable à ces règles : l'économie

souterraine y dépend largement de migrants « classiques », aux profils

très différents de ceux des entrepreneurs internationaux, et la situation de

ville frontière en fait un lieu de repli de passeurs aux comportements

troubles du point de vue de l'organisation des réseaux de l'économie

souterraine de produits d'usage licite.

La phase d'apparition et d'expansion des réseaux de l'économie

souterraine est à considérer comme momenf de l'histoire générale des

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migrations : à supposer que les scénarios en vogue au début des années

90 d'une relance de la mobilisation internationale du travail par les Etats

européens se réalise, les nouveaux contingents de migrants circuleront,

s'installeront, organiseront leurs sociabilités sur ce substrat de l'initiative

actuelle des réseaux. La communautarisation des présences immigrées

que provoque ou renforce l'amplification des activités des réseaux de

l'économie souterraine est susceptible de donner un sens nouveau, à

forte distance de celui que nous avons identifié dans les années 70, à la

présence étrangère dans nos espaces.

Ensuite, l'expansion des activités de ces réseaux, qui apparaît, à

l'observation, comme une condition intrinsèque de leur existence est

civilisatrice et pacificatrice. Se connecter aux économies souterraines

mondiales, en assumant la circulation de produits électroniques

d'extrême Orient vers le Golfe, puis vers le Sénégal, puis encore, via

Marseille et d'autres centres, vers l'Amérique Latine par un détour ¿u

côté de Miami, ou encore de la même origine vers l'Italie, puis vers le

Maghreb, en collectant des voitures d'occasion dans les nations de la

Communauté Européenne pour les rénover dans la région marseillaise

avant de les livrer dans les ex pays d'Europe de l'Est, via Istanbul et

Trébizonde, par exemple, implique des côtoiements, des proximités, à

même de crédibiliser la parole donnée, l'argent directement versé, qui

ne peuvent se satisfaire d'aucun fanatisme religieux ou politique. Les

codes de l'honneur impliquent non seulement que l'on puisse parler « de

bonne foi » à tous, mais encore que la visibilité la plus grande

caractérise le fonctionnement des réseaux. Et c'est bien ce qui se produit

dans les commerces de marchandises d'usage licite. Chacun, y compris

la « fourmi », est identifié. Dans le cas des musulmans, un Hadj, « notaire

informel », participe aux premiers échanges et identifie clairement

chaque protagoniste pendant plusieurs mois, plusieurs années parfois ;

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plus communément, les indispensables grands entrepreneurs pratiquent

cette identification, et veillent à des répartitions des flux d'acheteurs par

origines, nations ou régions, produits, dimension de la demande. Il

n'existe pas, dans ces populations commerçantes, cet anonymat analysé

par Simmel, y compris lorsqu 'elles résident en grand nombre dans les

métropoles. Ces formes communautaires ne ressemblent en rien aux

descriptions durkheimiennes de la localisation du lien social dans la

complexification des rapports professionnels qui caractériserait les

sociétés modernes, ni aux « communautarisations secondaires » qu'il

concède aux corporations. Et pourtant, modernes elles le sont, ces

populations, tant dans l'usage des technicités les plus contemporaines

que dans le génie logistique qui les caractérise. Enfin, les « codes

d'honneur » qui régissent les échanges entre commerçants d'origines, de

religions différentes, excluent de ces réseaux les fanatismes, peu

propices au développement des économies souterraines : l'expansion de

ces formes est bien civilisatrice car la rencontre de l'autre étranger est à

la base même de la conquête de nouveaux marchés.

Une centralité Marocaine à Perpignan

L'évolution des statuts des Marocains à Belsunce éclaire celle des

autres villes situées en façade méditerranéenne française. Perpignan

n'échappe pas à ce mouvement provoqué ou marqué par la constitution

des réseaux les plus actifs des économies souterraines ; toutefois sa

situation en frontière, et sa proximité du milieu agricole, autorisent

quelques nuances que nous allons signaler.

Saint Jacques, lieu de la déshérence urbaine, espace de

l'initiative commerciale marocaine.

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Trois formes d'habitat, concentration dans de vieilles demeures

délabrées en centre ville, dispersion dans des HLM anciennes et enfin

concentration dans quelques immeubles de logements sociaux

récemment réhabilités, hébergent les populations maghrébines : en

premier lieu le quartier Saint Jacques, en centre ville, celui-là même qui

regroupe environ 3700 Gitans Catalans, contient autant de résidents

Maghrébins, dont 25% environ de Marocains et 3% de Tunisiens. Si

nous le comparons à Belsunce, la proportion des Maghrébins par

rapport à la population totale du quartier est presque la même, 40% (à

Belsunce, 13 000 Maghrébins pour 32 000 habitants), et le rapport

entre les populations des quartiers Saint Jacques et Belsunce est de 1 à

3 ; par contre pour les commerces le rapport est de 1 pour Perpignan à

trente pour Belsunce. Toutes proportions gardées ce quartier remplit à

Perpignan le rôle de Belsunce à Marseille : séculairement consacré à

l'accueil des étrangers, de « l'intérieur » ou d'autres nations, Marañes,

Juifs, Espagnols, Portugais, Maghrébins et Gitans s'y succèdent ou s'y

côtoient. La présence des Algériens date, massivement, du lendemain de

la deuxième guerre mondiale. Dès les années 20, des milliers d'entre

eux sont requis pour des emplois agricoles saisonniers, en remplacement

des populations rurales qui affluent dans les villes. Logés dans des

hangars et baraquements agricoles, ils se rendent, lors de leurs moments

de loisirs, dans les cafés du quartier Saint Jacques et y rencontrent leurs

plus proches, dans cette population perpignanaise, c'est à dire les Juifs

Séfarades qui ont ouvert dans le quartier des petits ateliers de

confection : les Gitans ne sont pas encore arrivés. Le quartier est déjà

stigmatisé et héberge les maisons closes : la loi Marthe Richard, en

1946, provoquera leur fermeture au moment même où se présentent des

populations d' Algérie en quête du travail que permet le vaste

4Q

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déploiement de la construction de logements, et d'habitat permanent. Les

anciens hôtels de passe, rachetés par leurs tenanciers à bas prix, seront

désormais consacrés à l'hébergement de ces nouveaux venus6. Dès lors,

Saint Jacques remplira pour l'ensemble des Maghrébins du département

le rôle dévolu à Belsunce : accueil passager ou durable de toute

personne ou famille en recherche d'emploi ou de logement, rencontre

d'amis, ressourcement identitaire, ... La structure sociale de cette

population est toutefois, on l'a vu, quelque peu différente : les

commerces étant peu nombreux et d'implantation récente, on n'observe

pas de classe moyenne algérienne à Saint Jacques, ni de Pieds-Noirs, et

peu de clients venus d'au-delà des départements limitrophes de l'Aude et

de l'Ariège. Les populations de type diasporique sont donc rares et les

profils dominants, mis à part les familles ou les célibataires algériens

implantés ici depuis plusieurs dizaines d'années, sont ceux du

nomadisme ou de l'errance. L'immersion de Perpignan dans son

environnement agricole a permis par contre la domiciliation dans le

quartier d'ouvriers agricoles. Le détail est d'importance car c'est là

qu'arriveront, à partir de 1980, de nombreux Marocains à la recherche

d'emplois agricoles, de telle sorte que, contrairement à ce qui se

produisit à Belsunce, les commerçants marocains n'auront pas à

négocier ailleurs dans la ville leurs implantations commerciales après

1990, mais s'imposeront tout naturellement dans ce quartier. Perpignan

deviendra alors un point de centralité marocaine de l'arc méditerranéen

occidental, après le vaste déploiement migratoire marocain des années

87 à 9 4 ; un lieu repéré, un centre de chargement et de développement

des projets commerciaux connu de Naples à Algéciras.

C'est là tout naturellement qu'étaient apparus, au début des années

80, les premiers commerces algériens liés aux réseaux internationaux,

6 Jonquières d'Oriola cité par G. Gladin : Les Gitans à Peij>ignan. Ministère de la Justice, 1994, p.33.

SO

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immédiatement relais de ceux déjà nés à Marseille. C'est là que ces

premiers commerçants passeront en premier lieu la main aux

Marocains :

« Quand Port-Vendres n'a plus fonctionné, après la guerre d'Algérie,

qu'il n'y a plus eu le Président Cazalet et les autres bateaux pour les

aller-retours vers Oran, on s'est trouvés perdus à Perpignan. Il n'y avait

que Marseille pour nous attirer et nous fournir tout, pour partir vers chez

nous à la saison. L'Espagne on n'y pensait même pas, il y avait Franco et

la police partout. Alors, tu penses, quand ¡'ai su vers 1980, qu'il y avait

des camionnettes qui commençaient à passer en Algérie par l'Espagne

et le Maroc, ¡e suis vite allé voir les grands commerçants de Belsunce. Il

fallait s'adresser directement à l'Amicale des Algériens en France, donc

au FLN, et moi j'y étais déjà à Perpignan. (...) Le problème c'était que je

pouvais facilement devenir le correspondant des commerçants de

Belsunce, mais qu'il y en avait trop. Alors, on a décidé, là-bas, à

Marseille, que je m'occuperais de ceux qui chargent pour Oran et le

Maroc. J'ai employé huit personnes jusqu'en 1990. (...) Ils faisaient sans

arrêt les aller-retours jusqu'à Belsunce pour charger les pièces de

rechange de voitures, les magnétoscopes, les tapis, les souliers, tout, tout,

quoi,... tout ce qui pouvait se charger. Au début on passait même la

frontière et on livrait les camionnettes qui étaient passées à vide, parce

que les Marocains ou les Oranais qui n'étaient pas commerçants mais

faisaient quelques voyages avaient peur.

« Tu n'as pas eu de problèmes avec les douaniers ?

« Non. Il y en avait qui avaient connu Marseille et les embarquements au

Port, alors, ils savaient qu'il y avait rien de mauvais dans les

chargements, et ils riaient. C'est les policiers qui sont plus durs. Tu

comprends, maintenant que tout le monde s'y met, les camionnettes sont

si

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surchargées, les colis penchent sur les toits, et ils se font attraper,

amende, amende, et ça coûte cher.

« Pourquoi tu t'es retiré en 1990, alors que tu étais le principal

commerçant ? ê

« C'était plus possible pour moi. Les barbus d'Algérie voulaient me taxer,

et les Marocains de Perpignan s'y mettaient, au trafic, à peine ils étaient

chômeurs. Je pouvais plus rien contrôler, c'était plus l'Amicale qui faisait

la loi, et dans la rue Llucia ça cognait entre les amis du roi du Maroc,

ceux de l'Association des travailleurs, et les croyants du Maroc qui se

regroupaient avec le FIS dans l'Association Cultuelle. Alors, les trafics, ils

décidaient ça à la mosquée. On a commencé à voir venir d'Espagne des

Marocains et des Algériens bizarres, qui vendaient plus du légal... tu

comprends, hein, tu comprends, avec les Gitans, hein... c'est Barcelone

qui décidait, plus Marseille. Alors quand les Algériens ont vendu aux

Tunisiens et aux Marocains à Belsunce, je me suis retiré. C'est des

sauvages maintenant. Tout le monde passe ici pour des trafics, des

Russes, des Turcs, des Noirs, ... certains pour du légal, mais aussi pour

de l'interdit. Je suis allé à Marseille et je leur ai expliqué : « Perpignan

c'est la catastrophe, on va tous payer pour l'anarchie ». Ceux que j'ai

vus là-bas étaient pas les mêmes, ils laissaient tomber des morceaux de

leurs anciennes clientèles. « Mahmoud, t'es plus dans le coup, laisse

tomber, passe la main, Perpignan on l'a rayé de la carte, c'est pour les

voyous ou les petits pères de famille, nous on fait dans des trafics directs

avec les grandes villes du monde ». Oui, j'avais rien compris, quand les

Marocains ont tout envahi ici, à la fin des années 1980, c'était fini, ils

avaient plus les mêmes principes, tout d'un coup tout le monde s'y est mis

au clandestin, et moi je suis devenu d'un coup un vieux commerçant dans

une vieille boutique ».

s?

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Mahmoud, l'un des commerçants algériens premiers installés au

début des années 80, exprimait dans cet entretien une surprise que nous

avons déjà rencontrée à Marseille : en fait l'anecdote renvoie au même

phénomène de fin du tête à tête franco-algérien, à l'ouverture d'une

nouvelle phase dans l'initiative de l'altérité, des étrangers dans l'espace

méditerranéen français et au-delà. Il s'agit, pour ces activités, de la fin de

l'ère post-coloniale : les anciens colonisateurs ne sont plus les partenaires

uniques, y compris pour les économies souterraines, mais le monde

s'ouvre aux initiatives de ceux qui, chez nous, ne se reconnaissent plus

dans une communauté de destinées, tout en habitant les mêmes espaces.

Nous avons signalé, en décrivant la centralita du dispositif marseillais,

combien ces économies fluides transfrontalières attiraient à elles des

populations de « migrants traditionnels », ceux que nous désignons

comme « immigrés », dont la seule destinée semblait résider dans la

vente à bas prix de leur force de travail, et l'illusoire aménagement « au

pays » d'une maisonnette ou de quelque autre investissement

improductif. Ces temps ont changé : les micro-investissements productifs

se multiplient là-bas, comme se rassemblent et se confortent ici des

communautés d'individus déterminés dans leurs initiatives économiques

en dérogation aux règles des échanges inter-étatiques. Mahmoud est du

« vieux temps », qui fait encore bien sens chez nous lorsque des élus, des

administratifs, des chercheurs, décrivent inlassablement tous les lieux de

la concentration maghrébine comme « enclaves », « ghettos », ces lieux

même de l'initiative, des circulations désormais mondialisées des

hommes, des marchandises et des idées.

Les Marocains représentent la relève la moins impliquée dans nos

devenirs et Perpignan est probablement le lieu où s'exprime au plus haut

point leur influence sur les devenirs collectifs, nous le verrons plus avant.

si

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Sept boutiques dans la rue Llucia du quartier Saint Jacques, ou

proches d'elle, peuvent actuellement être considérées comme

organisatrices de l'étape perpignanaise des réseaux de l'économie

souterraine des produits d'usage licite. En vitrine, les mêmes objets qu'à

Belsunce, oeillets de plastique, couscoussiers, henné, petits tapis de

fausse soie, etc, et comme activité essentielle le remplissage des

fourgons des Marocains d'appareils électroniques, de tapis,

d'électroménager, de pièces de rechange de voitures, etc

Inlassablement et de plus en plus nombreux, ils effectuent les rotations

vers leur pays à partir de l'Aude, de l'Ariège et des Pyrénées Orientales

en ce qui concerne la centralité perpignanaise. Au-delà, ces populations

se servent à Marseille ou, à l'Ouest, rejoignent la vieille route des

réseaux marocains de Bruxelles, à Bordeaux et Madrid ; elles

« chargent » alors leurs véhicules à Tolède, où s'est constituée une

centralité marocaine en Espagne, avant de rejoindre Algéciras. A notre

connaissance cinq locaux non ouverts au commerce de rue complètent

ces sept boutiques dans le même quartier, sortes d'entrepôts gérés par

des Marocains qui ne se consacrent qu'au remplissage des fourgons à

partir de Belsunce. Quatre enquêtes menées par quatre chercheurs

durant une semaine chacune en février, mai, juillet et octobre 1995,

nous permirent de constater la similitude des marchandises acquises à

Perpignan et Belsunce et donc, à partir de notre connaissance précise

des valeurs des chargements, obtenue à Marseille en dix années de

recherches, d'évaluer le chiffre d'affaires de ces douze commerces. La

mesure des flux de fourgons fut opérée chaque semaine dans une cité

HLM de Perpignan, dans le quartier Saint Jacques et aux passages de la

frontière au Perthus (autoroute et route nationale) ; la concordance du

niveau de flux d'une semaine à l'autre et d'un lieu aux autres nous

permet de penser que notre estimation est proche de la réalité,

S4

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probablement légèrement inférieure. Les montants que nous signalons

concernent les commerçants et non les passeurs. Chaque commerçant

« charge » en moyenne quatre-vingt cinq véhicules par mois, de

marchandises représentant environ quarante mille francs. Le chiffre

d'affaires annuel par commerçant peut être estimé à un peu plus de

quatre millions de francs et celui des douze boutiques à environ

quarante neuf millions par an. Ce chiffre d'affaires est inférieur,

proportionnellement, de plus de moitié à celui des commerçants de

Belsunce. Les flux ne sont pas de même densité, comme est plus modeste

la centralita perpignanaise. Il faut toutefois, dans le cas des commerçants

marocains de Perpignan, tenir compte de la situation frontalière. S'il nous

paraît certain qu'ils ne participent pas aux trafics de drogues et

notamment de remontées de haschich, néanmoins ils sont actifs dans des

réceptions de produits fabriqués au Maroc et remontant vers l'Europe,

tels que vêtements (jeans, fripes), produits électroniques via le Golfe et le

Sénégal, et plus classiquement carrelages et transferts de main d'oeuvres

spécialisées dans le stuc par exemple. Grâce aux introductions obtenues

de Belsunce auprès de trois de ces commerçants nous pouvons évaluer

avec quelque fiabilité ces remontées à un tiers du chiffre d'affaires. Le

montant du chiffre d'affaires global de soixante cinq millions de francs

peut donc être retenu, ce qui représente environ 60% de celui des

commerçants de Belsunce (à la proportion de 1/30). Il faut bien sûr

ajouter, pour les sept boutiques ouvertes à la vente à tout acheteur,

environ 20% de chiffre d'affaires. Une telle situation est attractive pour

les entrepreneurs commerciaux d'un lieu de centralité secondaire : il

existe probablement peu de commerçants qui, à Perpignan, réalisent un

chiffre d'affaires de six millions et demi par an ... sachant que les marges

sont importantes, de l'ordre de 35 à 40 % et que la main d'oeuvre

mobilisée l'est à un coût particulièrement avantageux. Il est probable

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réduit d'un machisme qui fonde le pouvoir masculin dans l'interpellation

dans les espaces publics, je devins le porte-parole des « eux », « vous »

et autres désignations du collectif « français » qu'elles envisageaient

dans un rapport d'altérité radicale.

« Tes filles et tes femmes, c'est mauvais. Vous êtes perdus, elles

n'ont pas la propreté de l'âme, l'amour de la famille. Les hommes vous

êtes faibles.» tenait lieu de ritournelle. J'objectais les mariages mixtes,

avec des « vrais Français », avec des « Français Gitans », à Saint

Jacques ou ailleurs, l'instruction des adolescentes, leur acculturation

vestimentaire.

« Tes femmes elles essaient de se déguiser, comme nos filles ici,

quand elles sont au Maroc, mais on ne peut pas se tromper, elles

paraissent encore plus étrangères, elles n'ont pas de famille à montrer.

Nos filles elles passent partout chez vous, mais elles restent fidèles à la

famille ; nos mères nous ont dit que les filles françaises, avant, étaient

comme les nôtres : pures jusqu'au mariage. Tout va mal chez vous et

vous ne savez pas voir, les hommes, que c'est à cause de vos femmes et

de vos filles.

« Les femmes dont tu parles, elles ne sont plus des nôtres, elles ont

appris à nous échapper, en habitant dispersées au milieu de vous. Ce

sont les Algériens qui ont fait ça, en suivant les Français et en acceptant

leur loi. Alors tout leur est possible, dans leur malheur. Elles peuvent

mentir parce qu'on ne les voit pas. Elles croient que devenir Françaises

c'est choisir seule sa vie ; elles espèrent de l'argent, du travail, toujours

plus d'orgueil et elles sont de plus en plus seules parce qu'elles ne

pourront jamais retrouver le bonheur de leur enfance dans la famille. Au

début elles vont en cachette avec un Français. Elles ne disent rien et

personne ne le sait, on ne peut rien faire. Après elles sont perdues, elles

poursuivent leur rêve d'un Français à l'autre, et elles ne peuvent plus

so

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cités à forte concentration marocaine, situées à l'Ouest de la ville

expriment plus particulièrement le dynamisme du redéploiement

marocain sur l'arc méditerranéen ouest-européen.

La vie quotidienne dans un ensemble d'immeubles qui compte plus

de soixante familles marocaines renseigne particulièrement sur ces

modes de vie communautaires, à distance radicale de nos perspectives

intégratives. Lors de visites par ces journées de beau temps sec qui

caractérisent le climat venteux du Roussillon, le regard est d'abord attiré

par les groupes de femmes, assises autour d'arbres, pieds nus, de longs

foulards posés sur le sol ou noués autour du cou ou encore sur les

cheveux avant de se relever. En discutant en arabe, elles se tressent les

longues chevelures teintées au henné. Paumes des mains et pieds sont

finement recouverts, décorés, de teinture du même henné. Les ¡eunes

enfants ¡ouent alentour, toujours observés par leurs mères pourtant très

absorbées dans leurs conversations. La gaieté est là, exprimée par des

rires : les malheurs des siens et des autres sont tournés au ridicule et les

sombres effets de la pauvreté, qui reprendront le dessus lorsque

reviendra le mari ou un fils le soir, sont exorcisés dans ces rencontres des

après-midi ensoleillés d'hiver ou d'été. Après plusieurs passages,

plusieurs rencontres avec les enfants, dans la petite école coranique

tenue par un Hadj, ouvrier retraité, il m'a été possible de m'asseoir près

d'elles et de parler, de converser. Déclaré « gentil » grâce à mes

contacts amicaux avec les enfants et quelques adolescents, et à

condition de ne pas entrer dans le cercle des femmes mais de me tenir à

quelques mètres et de ne m'adresser, de ne regarder même, que celles,

les plus âgées, ou les plus hautes en verbe, qui m'avaient d'abord

interpellé, des débats nous rassemblèrent à plusieurs reprises. Passées les

questions concernant ma solitude dans ce lieu, mon désir de parler à des

femmes, et, en quelque sorte, admis mon statut d'homme au rabais,

SR

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Un .problème vécu comme davantage porteur de conflits est celui

de la présence et de la prise en charge de passeurs recrutés à

Barcelone ou Gérone et de main d'oeuvre clandestine. Nous avons dit

combien ces populations sont exposées à une exploitation féroce par

tous les protagonistes des économies souterraines de drogues, et

notamment d'héroïne. L'Association Cultuelle, musulmane, tente de

prodiguer un peu d'aide à ces personnes sans repères. Ces démarches

d'inspiration humaniste sont ressenties par les commerçants, et bien

d'autres habitants, comme des menaces à l'encontre de l'ensemble des

Maghrébins résidant légalement dans le quartier.

Les cités à forte concentration marocaine : la venue à

communauté.

Dans les HLM construites entre 1970 et 1975, au Vernet par

exemple, les populations étrangères sont nombreuses. L'Office Public

d'Habitations à Loyer Modéré de la Ville de Perpignan compte 27

origines nationales parmi ses locataires (en fait 25 car les Gitans

Catalans, comme les « Français-musulmans », citoyens français sont, là,

comptés à part, comme des étrangers). Les plus fortes représentations

sont Maghrébine [7,5% de 5774 familles résidentes en 1993, dont la

moitié d'Algériens et le tiers de Marocains), Gitane (5%), Espagnole

(3,5%), Portugaise(l%), Turque(0,5%) et Vietnamienne. En pourcentage

par rapport à la population résidente, il faut augmenter ces proportions

de deux à trois points chacune car la natalité est significativement plus

forte parmi elles que parmi les 4755 familles identifiées comme

« françaises » alors résidentes. Les répartitions sont très inégales selon les

quartiers et les Marocains apparaissent en grand nombre (jusqu'à 60%)

dans des immeubles de logements sociaux récemment réhabilités. Ces

S7

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que cette richesse, comme à Paris, à Bruxelles ou à Marseille, sera

bientôt en partie réinvestie dans l'embellissement des boutiques et dans

des activités de restauration ou d'hôtellerie. Ce lieu de la richesse dans

le quartier de plus grande pauvreté de Perpignan ne lèse aucun autre

commerçant local : les clientèles sont totalement indisponibles pour eux.

Là comme ailleurs se pose le problème d'initiatives de notre société qui

ne savent trop comment intégrer à leurs échanges généraux et légaux

ces réussites économiques. Il est urgent de poser des questions

concernant par exemple le choix des « zones franches » à Marseille

comme à Perpignan : fallait-il, comme ce fut le cas, choisir des espaces

dans les lieux de la déshérence économique, hors du marquage des

initiatives que nous signalons, ou bien désigner ces espaces des réussites

économiques, afin de les réintégrer au développement général des

villes ?

Nous avons, dans le précédent chapitre consacré aux Gitans de

Saint Jacques, décrit les liens entre Maghrébins et gitans pour les

passages et les reventes de drogues. Les commerçants marocains se

tiennent à forte distance de ces passeurs et évitent soigneusement toute

activité nocturne de leurs commerces qui pourrait suggérer une

compromission dans la redoutable exploitation de leurs compatriotes.

Pourtant quelques situations apparaissent qui articulent leurs activités à

celles de revente de cannabis et de haschich, ou kif : des jeunes qui,

après un aller-retour vers le Maroc avec leur père, remontent de petites

quantités de cette drogue n'hésitent pas à la commercialiser rue Llucia

dans la journée, lorsqu'ils ne peuvent l'écouler en centre ville lors de

leurs rencontres avec d'autres jeunes. Leurs parents sont des clients

directs des commerçants et donc ceux-ci « ferment l'œil » sur ces petits

trafics diurnes auprès de leurs boutiques.

s*

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revenir parmi nous parce que leurs mensonges ne s'arrêtent jamais. Elles

nous ont craché sur la figure.

« Rien de ce que tu dis ne peut nous arriver ici parce que nous

sommes entre nous, comme dans nos villages. Nous sommes ici, chez

vous parfois, et chez nous tout le temps. C'est plus facile d'aller à Rabat

d'ici que de nos montagnes.

« De toute façon, vous ne nous avez jamais voulus, et ceux qui

n'ont plus de liens avec le pays sont perdus. Il y en a partout, dans

Perpignan et en France. Nos fils disent que ce sont les « indiens » de

France. Ils prennent la drogue, pas pour la joie, pour supporter la

misère. Parce qu'ils ne sont plus rien.»

Ces propos sont ceux qui donnaient le plus sens à nos échanges. Ils

disaient ce que j'observais par ailleurs, c'est à dire la grande

différenciation entre les Marocains regroupés en milieu dense dans des

collectifs d'habitat et les autres Arabes disséminés dans le tissu urbain et

sans liens de reconnaissance avec ceux de même origine.

L'éthique sociale et les normes qui l'expriment dans les rapports

quotidiens s'imposent souvent aux autres habitants, d'origines différentes.

Les jeunes filles françaises ne parlent pas aux garçons dans les espaces

publics de ces cités ; des adolescents marocains accompagnent leurs

soeurs jusqu'aux portes du collège, et les attendent en fin de cours. Les

sorties dans Perpignan sont familiales dès lors qu'une fille est concernée.

Les démarches, les formulaires administratifs sont remplis par l'assistante

sociale, et non, comme ailleurs, par les filles, qui prennent ainsi de

l'autonomie et passent vite du remplissage du papier à la visite de

l'administration concernée. En 1995 trois adolescentes de seize et dix-

sept ans sont parties au Maroc pour des mariages traditionnels. L'une

d'entre elles nous avait dit combien elle désirait ce retour, combien le

« village français » dans lequel elle vivait lui devenait de plus en plus

fin

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insupportable, de plus en plus étroit, extraterritorialisé, combien elle

jugeait désespérante la situation faite à celles qui, habitant plus

solitairement d'autres cités, rêvaient d'une intégration française ; nous

retrouvions les propos tenus collectivement par les femmes. Le consensus

va jusqu'à admettre parfois, le mercredi, dans l'école coranique, de

jeunes enfants français « C'est mieux qu'à la garderie, nous dit la mère

de l'un d'entre eux. Ils apprennent un peu d'arabe, ça leur servira peut-

être et puis surtout on sait qu'ils ne feront rien de mal, qu'ils seront bien

surveillés. Le retraité qui s'occupe de l'école adore les enfants et ils sont

tous heureux avec lui. Après, les mères arabes les surveillent et elles

s'occupent des miens comme des leurs ». Assertion vérifiée ; dans ces

proximités, interculturalité et mixité prennent sens. Lors des fêtes qui

ponctuent l'année musulmane, les personnes âgées, quelles que soient

leurs origines, sont invitées à partager un repas, ou, le plus souvent, sont

servies chez elles par le père, accompagné d'un ou plusieurs enfants qui

portent avec fierté l'assiette contenant de l'agneau rôti.

Les conflits sont présents et tempèrent le caractère idyllique de la

rapide description de ce vécu communautaire. Altercations dans les

couloirs liées aux décalages de rythmes, au bruit, au sentiment

d'infériorité par rapport au caractère manifeste de l'affirmation des

modes de vie marocains, au constat que la crise économique n'emporte

pas ces populations dans son cortège de misères. La plupart des

indigènes catalans partent ou demandent un relogement. Plusieurs, parmi

les plus âgés, restent avec quelque plaisir ou quelque philosophie.

«J'ai cru longtemps, nous dit un retraité des Chemins de Fer, qu'ils

venaient manger notre pain. Tout le monde m'avait dit ça. Et puis ils

étaient les derniers dans l'échelle, juste après nous, alors on savait à

cause d'eux qu'on était peu de chose. Mais, ce raisonnement, j'ai

compris qu'il marche pas bien. D'abord, s'ils ne sont plus après nous, il

«si

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n'y aura plus personne, et nous serons les derniers. Alors, tu comprends,

ils ne nous descendent pas, comme le disent tous les politicards racistes,

mais ils nous remontent d'un cran. (...) Et puis, ici, c'est pas plus mal

qu'ailleurs. Amitiés, disputes, cogne. Quand les hommes rentrent de leur

tournée au Maroc ou sont roulés par un paysan qui les fait bosser dix

heures pour trois cents francs, ça hurle, ça cogne. Tout le monde le sait. Il

y a des femmes qui ont des coquards. Regarde bien, tu verras toutes les

misères des familles sur les corps de femmes, en bleu, un peu au dessus

du henné marron des pieds et des mains, un peu au dessous du henné

roux des cheveux. Les gosses ils y touchent pas trop, ils les aiment

beaucoup ; à leur façon, avec les cris des pères et les caresses des

mères. (...) A côté, il y a une famille avec sept gosses, un seul garçon de

seize ans, l'aîné. Il est pédé. Tout le monde se moquait de lui, sauf sa

mère et ses soeurs. Le père devenait fou parfois, surtout quand il avait

tourné une journée à chercher du boulot, et ça cognait. Un ¡our, ¡e

passais dans le couloir, la porte s'est ouverte, le gosse, Nahim, s'est jeté

par terre, le père cognait avec les pieds. La mère s'est allongée sur lui et

a tout pris. Elle le couvrait complètement, en roulant du côté d'où

partaient les coups. On l'a pas vue d'une semaine. Alors, toutes les

femmes s'y sont mises. Chaque fois que le père passait dans la cour, des

crachats de femmes autour de lui, certaines ouvraient leur fenêtre pour

cracher, et Nahim a été hébergé par les unes et les autres pendant un

mois. Tout le monde a su qu'il fallait respecter Nahim parce que toutes

les femmes avaient décidé de l'aimer. Le père a craqué, il a chialé dans

la cour. Il est venu me voir. Jamais un ami français ne m'a parlé comme

ça. Jamais. Et il a changé. On dit qu'il est devenu sage, qu'il a changé

d'âge en acceptant son fils comme il est (...). Oui, ¡e suis bien avec eux.

Peut-être parce qu'ils me respectent, ils pensent à moi. Et puis, ils m'ont

changé, moi aussi. Chaque fois qu'un remonte du Maroc, ¡e commande

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un petit cadeau, un vase, un couteau, un gobelet de cuivre, un carreau

de faïence, du cuir. On me l'offre presque toujours ce cadeau, avec en

plus une assiette de soupe ou un peu de mouton, du couscous. Alors je

rends ça aux enfants. (...) Je n'ai qu'eux, je sais ce que font leurs enfants,

et je connais leurs vieux parents là-bas sans les avoir vus. Je savais pas

que des gens pouvaient te prendre comme ça, la tête et le cœur. Parce

qu'en face, chez nous, je les vois jamais. La fille vient parfois, les petits

enfants jamais. Ils disent, ou on leur a appris à dire, qu'il y a trop

d'Arabes ici.»

Communauté, assurément, et capable de mobilisation, non

seulement dans le règlement des litiges intra ou interfamiliaux, mais aussi

pour parer aux effets de la crise, de la pauvreté. Si l'on ne peut réaliser

dans le pays de destination le rêve d'aisance économique qui a présidé

au départ de chez soi, alors, on rejoint cette cohorte grandissante de

ceux qui font richesse parce qu'ils sont à la fois d'ici et de là-bas ; on

participe à cet espace social et économique des territoires circulatoires

supports aux réseaux de l'économie souterraine entre France et Maroc.

Mais pour ce faire, lorsque l'on n'est pas un commerçant installé, mais

une des « fourmis » de l'économie souterraine, le lien social

communautaire est un préalable indispensable. Perpignan le prouve :

vingt-sept familles sur soixante pratiquent ces activités commerciales dans

la cité dont nous venons d'évoquer quelques caractéristiques de la vie

communautaire, onze dans les deux cités ou résident plus de vingt-cinq

familles marocaines, et huit pour les cent autres familles dispersées dans

dix neuf autres cités HLM. Les villages proches de Perpignan comptent

environ trente cinq « passeurs » et les villages ruraux agricoles

fournissent un contingent de quatre vingt à quatre-vingt dix « fourmis ».

Les Marocains de Perpignan effectuent en moyenne deux tournées par

mois, ceux des villages ruraux une seule, le contrôle social local sur leurs

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activités,, surtout en phase de chômage, mais aussi lors des activités

agricoles saisonnières, ne les laissant pas autant disponibles. Il faut

multiplier par trois environ le nombre de passeurs de Perpignan et du

Roussillon pour mesurer l'influence des commerçants perpignanais.

Depuis peu des Marocains de Figuèras et Gérone, en Catalogne

espagnole, s'approvisionnent chez les commerçants de la rue Llucia, à

Saint Jacques.

Nomades des Temps Modernes, de Perpignan à

Marrakech,

Il n'y a rien à ajouter à la liste des produits signalés à Belsunce. Les

marques, qualités et provenances sont les mêmes et l'Espagne ne se

substitue pas au Piémont italien pour la fabrication de fausses pièces

détachées de voitures de marques françaises. Pourtant les stratégies de

« remplissage » du fourgon qui opère l'aller-retour jusqu'au Maroc ne

sont pas les mêmes. Comme nous l'avons déjà signalé, le contrôle social

sur les réseaux s'exerce moins bien dans la situation frontalière de

Perpignan. Plusieurs comportements troubles, obscurs depuis Marseille,

sont admis ici où passent des hommes en situation irrégulière en plus

grand nombre, où les voisinages urbains, avec les Gitans notamment,

sont différents et imposent des proximités interethniques, et leurs corrélats

commerciaux, inusuelles à Belsunce, où, encore, les Marocains sont les

seuls opérateurs internationaux reconnus. A Marseille, centre du

dispositif, les commerçants sont nombreux à se surveiller et font affaire

avec des « fourmis » très professionnalisées : les contrôles en sont

facilités. A Perpignan et dans son arrière pays les fourmis sont de

modestes passeurs, chômeurs ou employés saisonniers, ou travailleurs

« au noir ». Seuls relèvent d'un contrôle comparable à celui effectué à

M

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partir de Belsunce les passeurs vivant dans des formations

communautaires. Pour les autres on retrouve un contexte proche de celui

que nous avons observé parmi les familles Gitanes, c'est à dire

permettant le repli, la dissimulation, les cloisonnements familiaux, souvent

proches des formations mafieuses. Nous avons pu effectuer six aller-

retour de Perpignan vers le Maroc et deux jusqu'à Algéciras. Les six

premiers ont duré de trois à sept ¡ours et deux retours furent réalisés avec

d'autres fourmis que celles accompagnées à l'aller. Quant aux deux

accompagnements jusqu'à Algéciras, ils me permirent de passer des

séjours d'une semaine environ dans la région de Grenade en

compagnie de convoyeurs de drogues Sénégalais et de Gitans

Andalous directement intéressés par ces activités. Ces deux voyages

furent donc interrompus parce que se présentèrent, à Algéciras, les

opportunités de tels accompagnement : connaissance entre des fourmis

perpignanaises et des Marocains remontant vers Grenade au volant de

voitures à quatre roues motrices et confiant dans le port même leur

véhicule à des Sénégalais venus les attendre. J'étais alors accompagné

du Sénégalais de Barcelone déjà mentionné dans le chapitre précédent.

Sur huit accompagnements, six le furent à partir de recommandations de

grands entrepreneurs marocains de Belsunce, que j'avais connus des

années durant lors de mes recherches antérieures à Marseille, et deux,

en compagnie de passeurs « incontrôlés », à partir de pressions exercées

par un commerçant marocain perpignanais vivement sollicité par ses

correspondants de Belsunce. J'expérimentais en somme l'efficience et la

réalité de l'organisation des réseaux de l'économie souterraine. Deux

passeurs résidaient dans la « cité communautaire » précédemment

signalée, deux autres dans des villages ruraux du Roussillon, deux

encore dans des cités HLM de Perpignan, sans proximité communautaire

entre familles marocaines, un près de Carcassonne, et enfin le dernier

fiS

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était le fils d'un commerçant marocain installé dans le quartier Saint

Jacques. Il y avait chaque fois un accompagnateur, généralement fils ou

neveu du passeur, car, si les véhicules pouvaient être cédés à des amis

ou voisins (4 000 francs la semaine) jamais , les marchandises

transportées n'étaient partagées. Les départs s'effectuèrent tous entre

trois et quatre heures du matin pour arriver à Algéciras avant le départ

du ferry de fin d'après-midi. C'est dire que les arrêts furent brefs : trois

pleins de carburant et un repas froid à Alicante ou Murcia. Les valeurs

de chaque chargement s'étalaient de trente huit mille à quarante cinq

mille francs. Les valeurs escomptées à la revente allaient de soixante trois

mille à soixante quinze mille francs. Les bénéfices moyens attendus

étaient de vingt huit mille francs par fourgon ; seize mille étaient

considérés comme « mangés pour le risque » : amendes policières, taxes

douanières éventuelles, frais de route, et, au Maroc, paiement de toute

sorte de bakchichs.

A partir de Grenade les passeurs considéraient qu'ils « arrivaient » :

« C'est chaque fois pareil. Ça me prend après Valencia et avant

Grenade ¡e sens le pays dans les tripes. On est restés là longtemps et

moi ¡e le vois dans les terres, dans les champs et dans l'air. J'ai pas

besoin de m'arrêter pour voir les anciennes mosquées. Avant ¡'ai peur,

comme si j'étais encore en France. Là, plus rien ne peut m'arrêter, et je

commence à penser à tout ce que je vais faire à partir de ce soir. C'est

plus du projet. (...) Si ¡e voulais ¡e m'arrêterais partout en route. Il y a

maintenant des Marocains partout.

- Pourquoi est-ce qu'ils ne chargent pas en Espagne ?

« C'est un problème. Bientôt on sera grillés ou il faudra aller habiter

en Espagne. Ils peuvent pas encore faire comme nous les produits les

plus intéressants parce que Marseille tient tout et joue le ¡eu de la

frontière française. C'est à nous qu'ils livrent et pas après la frontière. Les

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Marocains d'Espagne viennent se servir chez mon père à Saint Jacques

ou bien ils se contentent de produits chers et pas connus au Maroc, donc

difficiles à vendre. Les pièces de voiture italiennes c'est Belsunce qui les

tient toutes, et les importations de Taïwan par l'Italie, et pour l'instant les

Sénégalais qui passent par ici s'occupent de drogue et pas des produits

du Golfe qui partent sur Marseille7 où ils aiment pas faire passer

directement la drogue. (...) Il y a déjà des Italiens qui voudraient doubler

Belsunce par des accords avec des Marocains d'Italie et d'Espagne,

pour s'installer à Barcelone. Mais ça ne marche pas ; ils peuvent pas

traverser comme ça la Méditerranée. Les réseaux existent déjà à

Marseille et c'est trop compliqué de les refaire ailleurs, il manquera

toujours un produit qui fait que tu n'es pas considéré comme un bon

commerçant. On a encore quelques années devant nous, mais il y a

quand même quelques alertes : les Juifs tunisiens du bijou, qui travaillent

avec les Italiens, commencent à s'installer à Barcelone. Ils arrivent

toujours les premiers. »

Les destinations furent Meknès, Souk el Arba, et Rabat. Les

stratégies de vente dépendaient du type de relais locaux. Aucun des

passeurs accompagnés ne commercialisait directement ses produits, aidé

de sa famille locale, auprès d'une clientèle villageoise ou urbaine

fidélisée. Cette forme de vente, très fréquente à partir de Marseille, l'est

beaucoup moins à partir de Perpignan. C'est que l'aire d'influence des

réseaux d'économies souterraines développées à partir du Maroc même

s'étend jusqu'à la frontière française, et au-delà jusqu'à Montpellier et

Toulouse environ : les passeurs originaires de Perpignan sont donc

sollicités pour effectuer des « chargements de remontée ». En

7 il s'agit des produits électroniques achetés lors du Pèlerinage par des milliers d'Africains qui font escale à Dakar au retour ; ces achats remboursent le voyage, et à partir de Dakar, sont regroupés par des Sénégalais et des Libanais pour acheminement vers Marseille.

ea

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contrepartie leurs produits sont directement absorbés par les réseaux

intramarocains à des prix confortables.

Ces chargements de remontée contiennent au mieux des

contrefaçons de vêtements, transportés sans griffe jusqu'en Espagne ou

en France, des produits électroniques fabriqués au Maroc tels auto­

radios et leurs haut-parleurs, livrés en Espagne, et parfois quelques kilos

de cannabis, voire de haschich, mal dissimulés sous quelques paquets de

produits artisanaux. Le passage de ce produit entre Ceuta et Algéciras

n'incombe pas à la « fourmi » : le plus simple est le chargement à

Algéciras, dans le marasme des embouteillages de centaines de

véhicules, de milliers parfois, pour une destination précise en Espagne,

Valencia et Barcelone dans les deux cas que nous avons pu observer.

Les poids sont alors relativement importants, cinq à dix paquets pesant,

au jugé, environ vingt kilos chacun. Les destinataires sont des Espagnols.

Les délestages s'effectuent toujours avant la frontière française, par

crainte des douaniers qui ont la réputation de ne pas être « faciles», mais

aussi et surtout par observance de l'interdiction faite de Belsunce, et

vivement rappelée dans les milieux communautaires marocains de

Perpignan, aux passeurs de produits d'usage licite de « toucher à la

drogue et aux armes ». Dans les deux cas qui nous concernaient les

déchargements furent effectués à Cornelia de Llobregat, à l'entrée de

Barcelone, près de l'autoroute. Les délestages hebdomadaires des

centaines de fourmis à Barcelone produisent probablement des stocks

exportés vers d'autres pays européens dans d'autres conditions, par

d'autres réseaux spécialisés. Le passeur qui avait transporté environ

deux cents kilos de cannabis reçut trente cinq mille pesetas soit environ

sept francs par kilo.

Le second type de transport que nous pûmes observer chez un seul

passeur consistait à livrer des Marocains déjà installés à Barcelone qui

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pratiquaient la vente directe à leur propre compte. Dans ce cas nous

demeurâmes tard le soir à Barcelone. La livraison s'effectua dans un

parking de la via Parallel, vers le Port. Elle était plus modeste : environ

vingt kilos de cannabis mêlé à du haschich, à en juger par le volume du

carton d'emballage, l'effort déployé pour le transférer d'un véhicule à

l'autre et, pour l'identification, par la présence de plaquettes enrobées

de papier aluminium. Cette fois les produits avaient été chargés au

Maroc. Le gardien du garage fut remercié par un pourboire de dix mille

pesetas. Il me fut impossible de connaître le gain du passeur. La

transaction avait eu lieu à vingt deux heures. Le passeur me demanda de

l'attendre « une ou deux heures » et s'enfonça dans les rues obscures du

Bario Xino. A juger par sa mine satisfaite à son retour, je supposais qu'il

avait dépensé une bonne partie de son bénéfice... Il passa d'ailleurs les

deux heures du voyage vers Perpignan à m'expliquer les plaisirs que

l'on pouvait prendre dans ce quartier. Il me semble exclu de supposer

qu'il ait pu y effectuer une transaction d'achat d'héroïne par exemple

pour revente à Perpignan. Ce fut d'ailleurs le seul voyage auquel je

participais où le fourgon fut fouillé à la douane. Un chien s'énerva un

peu dans la cabine, au souvenir probablement de l'odeur du carton

déchargé à Barcelone, ce qui provoqua un supplément d'intérêt des

gabelous, sans conséquence : Ahmed était en paix depuis son

déchargement et son escapade barcelonaise. De toute évidence il

s'agissait là d'un trafic de « cul de sac », de Marocain à Marocain, une

livraison pour petit commerce barcelonais. Des informations ultérieures

nous permirent d'apprendre que ce type de transport était rémunéré

autour de quatre mille pesetas par kilo, soit environ cent soixante francs.

Evidemment le risque encourru lors du passage des douanes à Algéciras,

surtout du fait de la présence de haschich, justifiait une rémunération

aussi supérieure à la précédente. Toutefois là n'était pas la seule raison

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de cette plus value : l'achat au Maroc, pour ce type de transactions qui

échappent aux grands réseaux, s'effectue à un coût bien moindre et la

cession au revendeur barcelonais à un tarif voisin de celui pratiqué par

les grands réseaux. Ahmed ne connaissait pas le destinataire, mais

seulement l'heure et le lieu de livraison. Il est clair encore que ma

présence était signalée depuis le Maroc puisque d'une part le gardien

du parking puis le réceptionnaire ne la jugèrent anormale à aucun

moment, et d'autre part Ahmed n'avait pas téléphoné depuis notre

départ de Meknès. A moins qu'elle ait été signalée par le commerçant

de Perpignan chez lequel nous chargeâmes au départ, ce que ¡e ne pus

jamais vérifier. Au total cinq passeurs sur huit, dont les deux

« communautaires » de Perpignan, refusaient systématiquement les

sollicitations pour des « remontées » de drogues. Les régulations

imposées par l'éthique sociale caractéristique des réseaux de l'économie

souterraine de produits d'usage licite, et les formations communautaires

qu'elles suscitent, présentent donc un intérêt manifeste dans la maîtrise

des flux clandestins de produits. L'amalgame souvent pratiqué entre ces

réseaux et ceux, mafieux, des économies de produits d'usage illicite se

révèle non seulement infondé, mais, surtout, dangereux.

Urbanité chez les ¡eunes Marocains : haschich, travaux

saisonniers, découverte de la Catalogne,

Un troisième type de trafic existe, qui a davantage retenu notre

intérêt car ses conséquences sont grandes en matière de sociabilité, à

Perpignan, autour de l'usage du haschich dans des milieux de jeunes

sans grands revenus. Il s'agit de l'importation en Espagne et en France

de petites quantités de cannabis, toujours inférieures à cinq cents

grammes, et parfois de cinquante grammes de haschich, par les jeunes

7n

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qui accompagnent leur père ou leur oncle au Maroc. Ceux-ci ne sont

pas dupes mais considèrent qu'il s'agit là de « l'argent de poche » de

l'accompagnateur. Les usages sont personnels et donnent lieu à

quelques reventes ou quelques cessions. Ils permettent surtout une

découverte de milieux sans comparaison avec celle possible pour les

jeunes Maghrébins des cités qui ne pratiquent pas ces

accompagnements. Selon la saison, selon la proximité du prochain

accompagnement, le jeune s'arrête dans la partie du trajet proche de la

frontière française, en Catalogne espagnole. Tous les propos recueillis,

durant nos accompagnements ou par la suite à Perpignan, convergent.

« A Barcelone, avec cinq cents grammes, tu as plein de possibilités.

Les petites rues du centre, du côté de la Place Real, quand on est trop

jeunes pour entrer dans certains bistrots ou certaines boîtes vers le port.

C'est plein de flics, mais avec moins de cent grammes sur nous on risque

rien et les papiers pour traverser l'Espagne nous donnent du temps ; on

dit qu'on fait une halte. On se retrouve toujours à six ou sept, certains en

terrasse des cafés, là ça ne craint pas, les autres à la vente. (...) Tu n'as

pas besoin de siffler, de faire de l'œil ou de mettre les deux doigts sur les

lèvres, une tête de Marocain dans ce coin ça se repère et les clients

viennent vite. Ils se trompent pas, même les homos qui cherchent des

jeunes ne nous abordent que pour ça. En plus ils savent qu'elle est

bonne, qu'on l'a achetée pour notre consommation. Ils font la différence

avec les Algériens et les Marocains en situation irrégulière qui vendent

les cigarettes de Tanger. Ils sont plus vieux, avec des têtes et des façons

d'aborder de voyous et ils rabattent, après les cigarettes, vers des

Espagnols ou des Sénégalais pour le H. ou l'héroïne. Nous c'est sans

risque. Souvent les gars qui m'abordent me disent « Tu en as combien ? »

et veulent tout acheter. Holà, je dis, il m'en faut un peu pour les potes de

Perpignan. Les professionnels ne nous chassent pas parce qu'on passe

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quelques minutes, quelques heures au maximum, et puis on va en boîte,

et dans tous les petits coins des quartiers de la grande Rambla. On se

régale, c'est la grande ville, on devient libres comme c'est pas possible

ailleurs. (Azeddine, 2 0 ans, scolarité jusqu'en 3'"", habite dans la

« communauté » marocaine de Perpignan).

«J'accompagne mon père ou mon oncle depuis trois ans. J'avais

seize ans au début et l'école était finie pour moi. On s'en foutait à la

maison de l'école et des stages qu'on a jamais et qui prennent la tête de

toute la famille pendant des mois où tu mendies une place qui sert à rien.

Au bout de la première année je me suis mis d'accord avec des copains

qui remontaient d'Algéciras ; on se rencontre toujours à l'attente aux

douanes. En été c'est le bordel complet là-bas, tu peux y rester des

heures, alors ça cause ; on sait tout vite fait. La première fois que j 'a i

vendu dans Barcelone, c'est près de la Place du Pi ; j 'oublierai jamais

parce que le gars qui m'a tout pris m'a dit que j'étais planté juste devant

l'association pour la liberté de fumer de l'herbe, et qu'il valait mieux que

j'ail le un peu plus bas vers le port. J'avais voulu faire seul. Après je suis

resté quatre ¡ours à Barcelone. J'ai rôdé partout, j 'a i repéré toutes les

possibilités de vivre sans se faire coincer, mais tranquillement, pas

comme les voyous qui font la cigarette et les dures, I' héroïne, la coque.

Tu comprends notre petit paquet d'herbe, c'est un passeport pour ¡a

liberté et ¡a tranquillité, pour se faire plein de copains en donnant

quelques grammes par-ci par là, pour trouver un petit boulot, des cafés

cools où on fume entre nous, comme des jeunes. Pour vivre un peu

comme on ne peut jamais le faire à Perpignan. T'es pas un voyou avec

cinq cents grammes, et encore sur le paquet tu en donnes cent et tu en

fumes cent. Les voyous on les repère et on en veut pas. On est pas de

leur monde ; eux, c'est les putes, la violence, les over-doses et

compagnie. Nous on veut être cool, et bosser normalement mais être

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bien dans la ville. C'est un laisser-passer pour rentrer tranquillement dans

la ville, tu comprends. Sans les surveillants, la famille, les éducs, les

assistantes, les capos de la PAIO et tout le bazar. C'est une façon de

vivre qui nous aide beaucoup à devenir des hommes un peu libres. Si tu

fumes pas, tu peux pas comprendre la tranquillité et la paix que ça nous

permet, comme si on était plus des Arabes, on est comme tous les gars

sympas. (Dalil. 19 ans, vit avec sa famille à Saint Jacques, Perpignan).

« Depuis quatre ans ¡e fais les voyages. Ça durera parce que c'est

mes frères aînés qui vont s'installer avec mon père près d'Aïn El Aoudia.

Alors ¡e me suis organisé une vie bien, qui me plaît et qui est pleine de

copains. (...) Au début ¡e m'arrêtais à Barcelone. Ça te tourne la tête et tu

apprends à te démerder et à choisir. Tu dis non ou oui à des potes, mais

là tu choisis avec qui tu causes, avec qui tu fumes. Tu es de partout où il y

a des gens sympas, pas violents, pas voyous. Et c'est bien de connaître

plein de petits coins d'une grande ville, de se diriger, de traverser ¿es

quartiers avec des gens que tu vois une seule fois et les gens que tu

revois souvent si tu le veux. (...) Après je suis descendu à Gérone et à

Figuères. En été à tous les coups je trouve un travail sur la côte, pendant

un ou deux mois. Je le trouve avec les copains espagnols de Gérone et

de Figuères. Tu vois, c'est toujours un travail qui me permet de retrouver

les copains le soir et un jour dans la semaine, et d'aller en boîte si j'en ai

envie, parce que les copains c'est des Catalans, alors ¡e rentre, j'arrive

pas avec la caravane du Sahara pour me battre à l'entrée. (...) En Avril

et en Mai il y a plein de boulot chez les paysans. Une semaine ici, une

semaine plus loin. Toujours bien accueilli. (...) Je forme des petites

équipes à Perpignan, avec des copains, pas qu'Arabes, et on vient se

louer, je connais maintenant ce qu'il faut faire pour être pris et repris. Cet

hiver ¡e ferai les olives près de la frontière, ce sera une première et ¡e

préparerai à Perpignan des équipes de six ou sept potes. Avec mon petit

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paquet d'herbe et de kif ¡e m'organise un petit monde de copains, de

gens en paix, même s'il m'a fallu souvent tout donner, c'était avec plaisir ;

ça m'a été rendu mille fois par tout ce que ¡e connais maintenant, les

endroits sur la côte, les petites villes, Barcelone, les villages, et que des

copains et des copines cool, qui veulent ni racisme ni frontière. C'est ma

réponse, mon insertion à moi. Elle est mieux que l'insertion des stages

inutiles, les fâcheries avec la famille, la solitude dans le travail et dans la

ville, les gueules de con des barbus arabes et des gros porcs du Front en

France. J'aide plein de copains de Perpignan qui comprennent ça.(...) Je

sais pas ce qu'on deviendra en France, mais maintenant je sais que ¡e

peux vivre sans la violence, et même avec du plaisir, et qu'on est plein à

cracher sur ce qu'on nous a bourré dans le crâne : écraser les copains

pour un boulot de merde, se choper les nerfs tous les ¡ours à cause des

petits chefs qui pissent sur les Arabes, et cogner la femme et les gosses

entre quatre murs le soir, l'insertion quoi. » (Loucine, vingt deux ans, vit

avec sa famille dans un logement social d'une commune périphérique de

Perpignan).

Nous reviendrons plus avant sur les comportements collectifs que

désignent ces propos. Indubitablement ils expriment des sociabilités qui

s'élaborent autour des partages que médiatise désormais le cannabis

dans les milieux des jeunes laissés pour compte de la crise.

Les parents réalisent chez eux le projet qui soutendait leur exil en

migartion, par les initiatives économiques que nous signalons ; ils

préparent un autre avenir : tout petits ici, notables là-bas8. Les enfants

construisent ici même des rapports sociaux à distance des normes et

idéologies qui justifient les trajectoires, toujours relatives bien sûr, de

« réussite », un monde de sociabilités autres, d'urbanité paisible, de

* Lamia MISSAOU1 : Généralisation du commerce transfrontalier : petit ici, notable là-bas. //; Revue Européenne des Aligruliuiis Inieriicilionales. Volume 11,11° 1, 1995.

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relativisation des « mises sous frontières » de la pauvreté, de la

xénophobie, bref, des catégorisations des marges.

A Perpignan environ soixante jeunes vivent de telles situations. Leur

rôle, nous le verrons plus avant, est de premier ordre dans les

transformations des rapports sociaux en cours dans l'espace public de la

ville. Souvent les cinq cents grammes de cannabis passent la frontière,

sans halte dans les villes sud-catalanes. Les cessions sont alors effectuées

à un prix très bas, symbolique même, aux jeunes rencontrés en centre-

ville, aux SDF plus ou moins néo-ruraux qui passent par la ville, et, à des

prix plus proches du marché, à des jeunes ou moins jeunes des classes

moyennes perpignanaises, clients habituels des revendeurs. Les

transactions portent alors sur deux à trois cents grammes, et s'effectuent

généralement dans le quartier Saint Jacques, rue Llucia, place

Cassanyes, ou dans le centre ultime, la Loge de Mer, avec l'aide parfois

de jeunes Gitans, ou encore dans un parc près du Palais des Congrès.

Les revenus de ces ventes sont aléatoires et immédiatement réinvestis

dans la vie sociale intense qui fédère ces jeunes à toutes sortes de

populations de Perpignan en situation de précarité, pas seulement à

d'autres jeunes, nous le verrons dans le chapitre qui suit : sorties vers les

stations balnéaires de la côte en été, vers des villages proches mais peu

réputés pour leur politique d'accueil des jeunes9, et surtout, « tournées »

en Catalogne Sud, achat d'instruments de musique, pour des soirées

partagées, à Perpignan ou dans le Sud, avec des jeunes Gitans ou des

routards, acquisition parfois d'une vieille voiture. De telle sorte que, alors

que leurs parents vivent ailleurs, à Perpignan dans les communautés

marocaines ou au Maroc même, ou encore dans ces territoires

circulatoires porteurs de tant d'initiatives originales, de tant de

contournements de la misère issue de l'interminable crise économique et

7S

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de sa production de haines et de' rejets, les jeunes marocains issus des

milieux communautaires et circulants sont, eux, au cceur des destinées

générales des jeunes perpignanais qu'une absence de qualification

range après seize ou dix huit ans parmi la foule des « sans avenir », et

d'autres populations désignées comme « à la marge ». Ce fait mérite une

approche spécifique des modes de vie des ¡eunes sans qualification, des

sous-populations désignées comme marginales dans l'espace

perpignanais.

A cette occasion nous aborderons la troisième situation résidentielle

des ¡eunes Maghrébins : celle où, telles des boules de billard, les familles

ont été dispersées au hasard des opportunités et des voisinages, dans

l'habitat social de Perpignan et des communes de sa périphérie. Les

travaux bien connus de François Dubet et de Didier Lapeyronie rendent

compte de leur situation, mais là encore, le contexte perpignanais

autorise quelques écarts significatifs au modèle déjà exposé.

L'affirmation du fait communautaire Marocain à Perpignan est donc

le produit de plusieurs circonstances : la première tient au caractère

récent de cette migration et à ses attaches profondes aux lieux d'origine,

la seconde tient à la nécessité, pour les réseaux de l'économie

souterraine de produits d'usage licite, de maîtriser les dérives mafieuses

vers les trafics de psychotropes, dans des zones frontières perturbatrices

de l'ordre instauré depuis le centre marseillais. Une dialectique se

développe : les hautes cohésions sociales, les mobilisations économiques

par proximités identitaires que réclame le fonctionnement des économies

souterraines en dispositif territorialisé transnational, son immersion dans

des collectifs identitaires démographiquement denses, impliquent

l'apparition de communautés comme autant de régulatrices des flux

d'hommes, de marchandises et de valeurs factuelles ou symboliques. En

9 Paul MIGNON et alii : Sous la plage, ¡espavés. Espaces à vire. Perpignan, 1995.

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contrepartie les circulations tout au long des réseaux deviennent de plus

en plus visibles pour ceux qui participent au dispositif : ces économies

sont des formes dont la valeur première réside dans l'éthique sociale de

l'échange. Il s'agit bien de la source même des valeurs vénales : le

produit qui n'est pas d'abord passé par tous les regards, contrôles,

évaluations des gardiens des normes, de la reconnaissance, se négocie

à la dérobée, et généralement au rabais ; il est marchandise « de

délestage », comme disent les fourmis marocaines lors de leur remontée

à travers l'Espagne. Là ne sont pas encore apparues ces formations

communautaires, ces regroupements de haute densité et cohésion

sociale : le désordre des échanges souterrains y est encore possible, à

l'initiative de ceux là même qui obéissent scrupuleusement à la règle de

la plus grande clarté une fois passée la frontière vers la France, une fois

exposés au regard des « opérateurs éthiques » du dispositif. La force de

cohésion des communautés perpignanaises est peut-être redevable d'une

logique de « dernier rempart » avant cette frontière et ces espaces

encore troubles du point de vue des économies souterraines, car

l'immigration récente n'y a pas encore produit de clairs rattachements,

haltes, centralités secondaires, aux logiques de transit prévalant dans les

réseaux identifiés comme parties du dispositif. L'Espagne est encore un

espace de traversée, de délestage, un long tunnel qui relie Suds et

Nords déjà gagnés par des logiques de cohésion et d'expansion des

économies souterraines, qui n'ont rien à envier à la mondialisation des

économies officielles. La pression est forte, de ces populations

communautaires perpignanaises vers le quartier Saint Jacques, pour

réduire, anéantir même, l'influence des réseaux de trafic de drogues, tout

en protégeant les clandestins victimes des exploitations mafieuses. Cette

action, en cours, concerne bien évidemment les populations gitanes

catalanes du quartier dont nous avons aperçu les liens avec ces réseaux.

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Et, de fait, les femmes Gitanes qui s'allient à des hommes Maghrébins,

n'opèrent pas des choix de hasard, dictés par l'opportunité de

voisinages résidentiels. Les « profils sociaux » de ces hommes impliquent

généralement une bonne notoriété, une reconnaissance familiale claire

dans les communautés maghrébines présentes à Perpignan ; non

seulement l'appartenance à la « communauté » des étrangers suivant le

sens commun du terme, mais à des communautés spécifiques, de haute

cohésion sociale, précisément territorialisées parmi le collectif des

étrangers.

Le débat local et national sur l'imperméabilité des communautés

étrangères, qui apparaissent désormais de plus en plus nombreuses, sur

l'incompatibilité de leur production de normes spécifiques avec

l'universalité de nos valeurs républicaines, gagnerait à considérer de

telles situations : l'appauvrissement du lien social, à la clef des

trajectoires d'intégration toujours individuelles que nous proposons,

favorise actuellement les repliements, la subterranéité mafieuse ;

l'activation des normes communautaires combat ces dangereuses

régressions sociales ...

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Entrer dans les réseaux : parole, honneur et

mobilité ; cas de Tunisiens à partir de Marseille.

Dès lors que le chercheur se penche sur l'articulation entre trajectoires

singulières et destins collectifs de populations de migrants le problème des

formes sociales que prend l'appartenance aux deux sociétés, d'origine et

d'accueil, se pose avec acuité. Ces formes évoluent, et ce mouvement même

de transformation est particulièrement indicateur des devenirs collectifs de nos

immigrants; il permet d'autre part une réinterprétation de notre propre histoire.

A la suite de recherches'0 menées en 1994 et 1995 sur des migrants tunisiens

originaires de milieux ruraux, qui ont développé de véritables entreprises dans

leurs villages d'origine après un séjour de plusieurs années en France, je

voudrais approfondir le problème de l'évolution actuelle des rapports avec la

société d'origine. Quelques trajectoires de migrants issus du milieu rural

tunisien illustreront au mieux ces analyses.

Abdelmalek SAYAD affirmait, dès 1977", que l'histoire de l'émigration

dans les pays maghrébins se confond avec celle des sociétés de paysans.

Dans-un-premier, moment L'agriculteur serait mandaté par sa famille et plus

largement par le milieu paysan pour une mission bien précise et limitée dans

10 Recherche menée pour le PIR-Villes. 11 A. SAYAD : Le:» liois âges de l'immigration en Fiance. Actes Je ¡a Recherche en Sciences Sucintes. 15, 1977.

7Q

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le temps.: aller en France et, le plus rapidement possible, en revenir avec le

minimum qui permette de décoller de la situation misérabiliste que supporte

chroniquement le «paysan par naissance». Dans un second temps

l'émigration deviendrait prétexte pour rompre des liens de « servitude » qui

rattachaient à une condition méprisée et à une communauté dévalorisée.

Emigrer n'aurait plus pour objet d'assister le groupe restant au pays d'origine,

mais offrirait la possibilité à l'expatrié de s'émanciper de ses contraintes pour

tenter une expérience individuelle originale. Enfin, dans un troisième temps, la

généralisation du statut d'émigré aux diverses composantes de la société, à

de nombreuses classes d'âges, et la reconstitution de familles dans le pays

d'accueil, produirait une « micro-société » relativement autonome, tant à

l'égard de la société française qu'à celle d'origine. La traversée de ces trois

temps conduirait à une entrée définitive dans l'espace urbain.

Cette thèse s'est imposée à la communauté des chercheurs qui depuis ne

l'ont guère remise en question. Nous pensons pourtant qu'elle est

particulièrement incomplète et aujourd'hui masque plus qu'elle ne dévoile les

conditions radicalement différentes du collectif de migrants dits de « première

génération », puisque c'est bien d'eux qu'il s'agissait dans l'article signalé.

Non seulement le chercheur a minoré le rôle des conditions économiques

structurelles prévalant, dans la France urbaine des années 70, à la

mobilisation de la main d'oeuvre maghrébine, et leur capacité à générer une

idéologie transformatrice du projet migratoire12, mais encore il a négligé les

premiers signes, à l'intérieur de cette « micro-société » maghrébine, de la crise

économique que nous allions entamer'3. C'est tout naturellement que dans ses

travaux ultérieurs il emboîtera le pas de ceux qui parleront de la « disparition

des pères », ou des primo-arrivants, et chercheront à reconnaître

presqu'exclusivement auprès des jeunes « boeurs » les transformations

12 M. GUILLON, S. BODY-GENDROT, V. de RUDER, M. TRIPIER abordaient alors ces thèmes. 13 Michel MARIE signalait ces premiers eiTets de ciise dans SHuuttons m¡grutotre¡>. Paris, Klincsieck, 197S.

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collectives des ciesîins des migrants maghrébins : la ville, la notre bien sûr,

devenait la scène 'naturelle', incontournable sur laquelle se jouaient les

scénarios des devenirs de nos immigrants. C'était ignorer l'important travail de

redéfinition du projet migratoire opéré par ces « pères absents * des scènes

publiques de nos villes, mais bien présents dans leurs villages d'origine,

toujours symboliquement superposés à nos espaces : Se lien social, la

coprésence qui fait interminablement mémoire collective ici pour là-bas, puis

les voyages de plus en plus fréquents, enfin l'entrée dans de vastes dispositifs

d'échanges transfrontaliers, ne faisaient pas absence réelle et réactivaient le

projet migratoire origine! ; de plus, SAYAD a promu en modèle

presqu'exciusif Se très spécifique \ê\e à tête franco-algérien.

Quelques années plus tard les travaux de plusieurs chercheurs, plutôt

rassemblés dans le laboratoire Migrinter14, apportaient une controverse

sérieuse aw. positions précitées : les notions de couloir migratoire, de

transferts migratoires, etc.. manifestaient la capacité des migrants de toutes

origines de créer et pérenniser des circulations d'hommes, de matériels et

d'informations entre les sociétés rurales d'origine et les milieux urbains

d'accueil13.

Enfin, nos derniers travaux concerant les territoires circulatoires et

les initiatives des migrants dans les économies souterraines

transfrontalières", autorisent une relecture radicalement différente des

réalités décrites par A. SAYAD. Le quartier Beisunce à Marseille nous

sauve de la fin des récits de l'histoire des migrants :

" MiLTMiioii ei >oci¿¡¿3, URA ciu> et uiüv¿i?iíd de Fouiei*. Nous pendln ciipdiiiculki uii.\ IIJVIÍUA de GIÏUJ-.

SiMU.\, Michei i:Uiï*ARu, Stephane de'iAI:lA et d'Ennnunuei MA MUNü ítvuíoü-> n¡Ohi¡ení L perdura ¡ce Ja i^poil ¿;i mlLeu m^l u'oilpiiie. De ¡eu¡ celé Michelle GUILLGN' et C. TADÜADA-LEÜNTTTI ¿nLv.;¡:ñí.

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Page 83: Les fluidit s de l'ethnicit : r seaux de l' conomie ... · Dire que la rencontre entre l'autochtone et l ... aujourd'hui se conjuguent, au-delà et ... par leur capacité d'usage

fluidité des circuiaîions enfre nations et invention d'une économie comme

d'un territoire de i' « ailleurs » écrivent ia nouvelle trame d'un récit

unusuei des devenirs de populations de migrants. C'est dans cette

perspective que prennent place les trois trajectoires exemplaires que

nous allons décrire. Ce long cheminement des positions de recherche,

depuis les années 70 exprime bien sur l'évolution même, des situations

migratoires en France, mais certainement pas d'une façon synchrone : les

résistances à admettre que des territoires et des initiatives de l'étranger,

fut-ce sous ia forme de réseaux, font réalité chez nous sont fortes dans

une nation où ia conception même de la citoyenneté, de l'identité du plus

grand collectif, ne laisse place qu'aux parcours d'identification

individuels, jamais au droit des communautés à demeurer dans une

aitérîté relative.

Les trajectoires qui suivent sont exemplaires en ce sens qu'eîles

figurent des types généralisables à de très nombreux migrants de la

première heure, c'est à dire des années 60. tiles le sont encore parce

que leur composition même, les faits retenus qui « font trajectoire » ont

été rigoureusement choisis comme proches (significatifs, iiiustratifs,

symptômaïiques} des conditions générales d'évolution de la société

tunisienne; en somme elles expriment des faits sociaux, économiques,

culturels, qui contextualisent de nombreuses histoires de migrants, il s'agit

donc de récits de vie obtenus lors de phases d'accompagnement1 qui

permettaient précisément cette contexfuaiisation : visite des familles ici et

là-bas, des entreprises, enquêtes sur l'histoire locale, etc.. . Enfin elles

sont exemplaires parce qu'elles mettent en scène trois origines

contrastées des milieux ruraux tunisiens : le fellah des collines pauvres de

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l'Est, la femme issue d'un bourg agricole bizerteis riche et ayant suivi son

époux dans la.migration, ie fiis d'un couple de petits fonctionnaires de

milieu rural du Sud. Chacun a connu la migration dans do grandes villes

françaises.

iensmee Je ronah neuves:; nerséî';

Mohamed est originaire d'une région agricole très pauvre de l'est

tunisien ("le blé pousse un peu quand i! pleut"}: c'est là, et là seulement, qu'il a

toujours voulu réussir. D'abord le contact avec Bcisunce : c'est en 19Ó7, lors

de son arrivée do Tunisie, d'un petit village rural proche do la frontière

algérienne, qu'il est hébergé durant quelques mois dans un do ces hôtels

borgnes du quartier qui concentrent alors ces nombreux célibataires appelés

par la mobilisation internationale de la force de travail, il ira à Saint-Etienne

en suivant discrètement un autre Tunisien, rencontré au hasard des rues de

Marseille, mais "qui sait lire et écrire : je savais qu'il se débrouillait bien et

comme il partait, j'étais sûr do trouver un bon travail là où il irait". La

"poursuite" dure trois journées car son concitoyen ne savait guère mieux lire

que lui et, à la gare Perracho, à Lyon, ils embarquèrent dans un train pour

Paris. "Après i! m'a dit qu'il m'avait vu depuis ie début, mais qu'il me laissait

faire sans rien me dire pour pas que je puisse lui reprocher un jour de rn'avoir

emmené vers une mauvaise ville". Mohamed vivra toutes les phases

classiquement identifiées du statut migratoire des Maghrébins en nos villes :

regroupement familial, naissance et éducation des enfants dont les destinées

s'éloignent de plus en plus radicalement des origines tunisiennes, enfin, à

quarante sept ans accident professionnel et, de toute façon chômage définitif.

Mohamed avait toutefois entamé sa perspective de retour dès 1987, en

achetant d'occasion un camion à olatefcrme. il le louera à une famille de

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transporteurs clc paiüe et de foin qui, cie Mchamcdla, près de Tunis, effectuent

inlassablement des rotations de Nord en Sud :

"J'avais jamais oublié Belsunce. Chaque été en pariant de Saint Etienne

j'y passais. J'ai rencontré Mahmoud, de la Mchamcdia, en Juillet 1 9SÓ. il m'a

dit que lui il pouvait pas acheter un camion, on lui donnait pas les papiers, et

par les combines en lui demandait douze millions pour un vieux Renault de

dix huit tonnes. Alors çà m'a trotté. Je me suis dit : un camion, si je le vends, ce

sera un coup, un bon coup et puis plus d'argent, ils auront toujours besoin

d'un camion en Tunisie. En Février je suis allé à Belsunce. J'ai revu celui qui

tenait l'hôtel où j'avais habité jeune. On s'est embrassés et je lui ai dit mon

problème. C'est lui qui m'a conseillé. J'ai téléphoné à Mahmoud : 'Est-ce que

tu es d'accord pour me louer le camion si je l'achète? pour cinq cent mille

francs par an. Tu paieras moins que si tu l'achetais, puisqu' il faudrait vingt

quatre ans pour faire douze millions, et là tu le garderas que le temps qu'il

serve'. C'est un peu çà que je lui ai proposé. Les prix c'est mon copain de

l'hôtel qui me les avait dits. Il m'a demandé d'attendre une minute à l'appareil.

Son porc était derrière lui. Ils ont été tout de suite d'accord. Il m'a dit 'Achète,

achète, et n'en parie pas aux autres transporteurs, c'est pour moi'. Alors, moi,

'Oui, mais tu dois venir à Belsunce pour voir le Notaire"1 et les autres, sinon çà

vaudra rien.' Il est venu avec son père et un de ses frères au début de Mars.

Moi j'avais acheté à Clermont-Ferrand un camion Mercedes de dix-huit tonnes

à plateau, deux millions. Argent proie par mon frère d'Arabie Saoudite. Je l'ai

conduit à Marseille, sans Se permis poids lourd. Là, je l'ai emmené dans un

garage d'Aubagnc. il restait quatre jours avant que Mahmoud arrive. J'ai dit à

l'Algérien : 'Je te donne cinq mille francs et tu me le fais beau' et je suis resté

pour l'aider au garage, les peintures, et voir tout le moteur. On a changé une

olèce. Ouand Mahmoud et sa famille sont arrivés et au'iis ont vu "Mercedes"

Lu « ¡k ' id i ï i : i i i . ibc " . ]>lC>wUi iiuii-> ÍI-UN Í¿-> î i i i iA i L íi.iü-wiuii'.'iL-. uOIIlUlvICUiî,.". £>i iiii L l i i i ' u ' i }J'xY\ Uc'Ji». lluï

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eí ia beauté ciu camion, iis avaient íes yeux qui luisaient, iis se disaient 'c'est

trop beau, i! doit être cassé'. Aiors on est aiiés au Notaire. On a tout réglé, le

Notaire a dit :

"Vous conduisez des camions depuis longtemps, alors voilà, vous allez

voir un tel à Bclsunce, il chargera le camion avec des sacs do ciment et

ensuite vous roulerez pendant trois heures en conduisant chacun une heure. Et

;i cà marche vous ferez l'affaire.

'On a fait çà. Quelle pour, on était quatre dans la cabine, et aucun avec

le bon permis sur des routes qu'on connaissait pas ci moi j'écoutais le moindre

bruit du moteur. Ca a marché. Alors on a fait le marché dans un café tunisien

de Bclsunce avec quatre témoins, un de Bizerte, un de Tunis et deux de

Kairouan, parce que cette famille fait les navettes entre Bizerte et Kairouan,

alors s'ils avaient pas été corrects tout le monde aurait été averti en Tunisie,

n'oublie pas que je suis un agriculteur là-bas. j 'a i loué Se camion cinq cent

mille, payés au début de chaque année, ou un million en argent de là-bas. ils

sont responsables de toutes les réparations et on a dit que le camion pouvait

faire dix ans. ils ont donné un million, en francs (centimes), pour le gage.

Maintenant çà fait sept ans qu'ils roulent avec et je crois qu'il fera plus do dix

ans. j 'a i mis le camion au nom de ma deuxième fille, puisqu'elle avait juste dix-

huit ans et elle voulait continuer des études en France.(...) En 19S9 j'ai fait

passer un autre camion mais pour le vendre, au nom de ma première fille.

Trois millions en France et neuf millions en Tunisie, payés d'avance, comme çà

j'ai eu l'argent de suite. Avec les millions qui restaient j'ai acheté une

moissonneuse batteuse et en même temps un tracteur d'occasions. Cette fois,

c'est un Français qui vivait en Tunisie, un juif qui parle l'Arabe, qui est installé

transitaire à Marseille, ajji s'est occupé de tout le transport depuis Lyon. A

Bclsunce on m'a envoyé à lui et je l'ai pas regretté.

"ie vais dans le village chaque fois qu'il y a Ses moissons et je fais

marcher ça nuit et jour chez tous ceux qui peuvent pas en avoir, au village et

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à dos kilomètres. Jo fais payor millo cinq cents francs !a journée, c'est cher ici-

bas, mais on fait vingt fois pius vito qu'à la main, et puis ils vendent cher. En

1990 j'ai gagné trente cinq mille francs, et on 1991 quarante mille. (...jEn

1992 j'ai acheté une pelle mécanique d'occasion et je l'ai emmenée là-bas.

Tout le monde veut construire maintenant dans Ses villages, alors je fais les

tranchées et je dégage los terrains. (...jMaintcnant je reste.deux fois trois mois

là-bas. Quand j'y suis pas c'est un cousin qui s'occupe des engins et des

ouvriers ot qui prend la moitié de la recette.(...)

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voudraient l'avoir pour femme. Mais eue, eue veut pas d'Arabe. Alors, cette

petite ¡à, il vaut mieux pour eue qu'elle parte pas."

Mohamed est un notable. Il se définit comme le « seul entrepreneur

responsable » de son district : alors que les engins de travaux publics des

entreprises d'Etat stagnent dans des enclos, fauie de pièces détachées ou de

conducteurs compétents, il connaît les maniements « qui ménagent ia

machine », il sait déterminer le coût de l'heure « réelle », et obtenir très

rapidement à partir de Bcisunce n'importe quelle pièce détachée. Des

responsables au governorat s'adressent désormais à lui pour des travaux

modestes mais urgents ou délicats. Ils le remercient par toutes sortes de

distinctions : par exemple pour installer rapidement l'eau chez soi, et donc

provoquer l'attention de ces services publics tellement absents, c'est à

Mohamed qu'il faut s'adresser dans le village. Mais encore un visa est plus

vite obtenu : bien sûr la condition c'est que l'on fait travailler Mohamed et son

entreprise qui compte désormais trois ouvriers qu'il a formés en quelques mois

de travail. Après errance et nomadisme il va bientôt définitivement s'installer

dans son village.

Mais ce double statut, cette double façade de plus petit chez nous et de

notable chez lui exige encore bien des aller-retours, et le temps vient où

l'histoire de chacun, dans son foyer, va aboutir à l'explosion du lien familial en

France. Quatre filles ont quitté ia maison pour des études, et fuient le mode de

vie tunisien, demandent ia naturalisation française. Son aîné vit ia classique

adolescence un peu délinquante de ces ¡cunes en "galère" chez nous et

refuse de retourner, pour quelque durée que ce soit, en Tunisie. Enfin son

épouse est malade, j'avais vu les photos d'une belle jeune femme, j'ai

rencontré une femme de quarante cinq ans recroquevillée, vieillie, coiffée d'un

large foulard, ne pariant pas le français et ne comprenant rien au départ de

ses enfants et de son mari. Elle vit une tubercole assortie d'une décalcification

dans l'ombre et l'humidité d'un taudis. Quant a Mohamed, j'ai vu, en Tunisie,

fr

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qu'ii pouvait ià-bas fonder une nouvelle famille. Mohamed invoque Dieu of va

régulièrement à la Mosquée : "depuis deux ou trois ans dit-il". Comment savoir

si cette invocation s'avère un préalable nécessaire à la répudiation des siens

et conforte une réussite là-bas ou bien anticipe une inversion de ce processus

de désagrégation familiale? Le doute ne profite guère à cette dernière

perspective.

Wa?a, ¡a femme entrepreneur ou ie déchirement se

i'mtèrttè.

Ward a quarante cinq ans : c'est une Tunisienne, née dans un hameau

rural proche de Bizerte, qui vit en France, à Lyon, depuis l'âge de dix neuf

ans, quand elle s'est mariée avec un homme de vingt ans son aîné. Nassem

est propriétaire d'une petite boucherie "musulmane" depuis douze ans dans

un quartier centrai de Lyon. Auparavant, et pendant dix années il travailla

comme ouvrier boucher dans une grande surface de la même ville. Entre

1958, date de son arrivée en France, de Bizerte, et 1972, date de son

embauche "régulière" comme boucher, il fut employé, plus ou moins

régulièrement ci plutôt peu légalement, dans les abattoirs, à de nombreux

petits emplois de nettoyage et d'entretien : "Je réglais la mécanique des tueurs

de bêtes". Le mariage de VVafa et Nassem se déroula en 19Ó8 dans un

village proche de Bizerte, lieu d'origine des deux familles. VVafa était promise

à Nassem depuis l'âge de treize ans. Un garçon, premier né, vint en 1 9Ó9 et

fut prénommé Mohamed, puis en 1971 Aicha, encore une fille en 1972,

rarida, et enfin en 1974 le dernier, un garçon, Dali!. "Et puis je me suis

arrêtée ; il m'en aurait fait un par an pendant quinze ans. je lui ai dit qu'on

était en France pour toujours et qu'ii ne faut pas faire comme au pays. On n'a

pas ici toutes les femmes de la famille pour s'occuper de celle qui en fait tous

les ans; et puis la femme française,, elle fait attention à son corps, alors moi

aussi. Pendant deux ans j'ai pas voulu qu'il me touche, ie me suis refaite. Et

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après j'ai pris la pilule. C'était nouveau à l'époque en France, alors en

Tunisie (..) j'ai pas eu honte, je suis devenue une militante de Sa pilule à

Bizcrte où j'allais chaque mois de juillet. Dès qu'une jeune en faisait un par

an, je la prenais à part et je lui disais : 'ma fille, tu es• une Tunisienne, pas une

brebis qui doit faire un ou deux petits par an. Tu es Tunisienne ci tu as autant

de droits qu'une Française. Ici les femmes peuvent se faire respecter, alors

d'abord apprends-lui à respecter ton corps'. Tu pourrais penser le contraire,

mais cette façon de parler m'a valiu de l'estime, beaucoup, et même de

l'admiration de femmes, jeunes ou vieilles, et d'hommes dans Ses jeunes

couples. On venait me demander conseil, et mon premier trafic c'étaient les

pilules en quantité pour quatre, puis dix, puis quinze femmes qui voulaient

tenir un an ou deux.(...j Je crois qu'on me respectait parce que j'étais forte,

moderne et en même temps j'aimais un homme plus âgé à qui on m'avait

promis, je l'aurais aimé même plus âgé. il m'a sorti de la famille qui

m'étouffait. Il est toujours doux. Il me fait aller toujours plus haut, plus loin. Et

puis quand il m'a amené en France, il a arrêté de boire, de sortir, il a travaillé

dur pour avoir ce métier d'ouvrier de boucherie. Et encore pour acheter la

petite boucherie. (...) je suis belle et les hommes même jeunes me regardent

beaucoup mais ils me craignent et me respectent parce que j'ai ce bon

mélanac du moderne et de la tradition. Je suis LA Tunisienne." Procos

recueillis au cours d'un accompagnement à Bizerte.

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promenades près de la mer. 'Pourquoi i! nous, a pas amenés ici Nassem ?

nous disions tous ies trois. C'est chez nous.' Après on a acheté. Mohamed et

Aicha s'étaient bien renseignés l'année d'avant à Bizertc et à Tunis pour voir

ce qui se vendait le mieux, ils avaient chacun quinze mille francs. Aïcha avait

calculé qu'elle pouvait vendre en Tunisie pour quarante cinq mille, donc

multiplier par trois. Elle a fait un peu plus. Et Mohamed, il a fait que doubler. Il

a acheté des lasers sans savoir que là-bas il en arrivait des mieux meilleurs

marché de l'Arabie Saoudite, du pèlerinage. Les Tunisiens expulsés par

Kadafi faisaient ce trafic.!...) Mo i , j'avais vingt mille et ¡e voulais des tissus. Qui

plaisent aux vieilles et aux jeunes, et pour faire des habits pour les maris. Mais

pas la mode de Belsunce. Des tissus pour coudre là-bas. Parce que les femmes

de ma famille cousent beaucoup, avec des machines de l'époque de la

colonie mais qui marchaient bien, des machines à pied. Mes amis do

Marseille m'ont amené au Notaire, parce que vingt mille c'était déjà pas mai,

il fallait pas que je me fasse avoir. Le Notaire m'a bien reacràée et il a dit

'Comment il s'appelle ?

'Nassem.

'Tu étais promise ?

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faudra faire ios choses bien.' J'y croyais pas. Nassem n'avait jamais su tout çà.

!i était passé à côté, avec sa viande. C'était pas ia viande qu'il devait faire.

J'ai dit tout de suite : 'Tu auras le meilleur travail.' il m'a demandé de regarder

cornnien de temps les femmes mettraient selon le vêtement.(...)"

"A Bizerte j'ai encore bousculé les femmes. Comme à l'époque de la

pilule, quinze ans avant. Je leur ai dit, 'Allez, on travaille un peu et on partage

dix mille francs, des francs, pas des dinars, donc deux fois plus ici'. La soeur

de ma mère a pris le travail en main et tout organisé. Quand elle était jeune

elle travaillait dans le quartier français pour des retouches et des robes. Elle

savait bien lire les modèles. On a mis six machines de la famille dans ia

grande pièce, je suis allée en chercher une à Zagouhan, sous Tunis, chez une

cousine. Quand elle a su ce qu'on faisait, eue m'a accompagnée avec ia

machine et est restée travailler. Pendant trois jours c'était pas facile, il fallait

faire plusieurs ateliers. La découpe, çà prend de la place. Alors on a fait les

découpes dans la maison à côté, celle de ma soeur. Et on changeait matin et

soir. Découpe puis couture. Comme ça celle qui faisait une bêtise à la

découpe le payait à ia couture. Les hommes venaient voir et disaient 'les

fransouzos', c'étaient nous, 'nous mettent la révolution', et ils riaient. Au bout

de cinq jours il y avait des femmes, des amies, qui venaient et qui pleuraient

pour avoir un peu de travail ou d'autres pour acheter un habit pour quelqu'un

de la famille, j e m'occupais de donner, avec justice, aux plus pauvres ou aux

plus amies, les habits pas tout à fait corrects, mais jolis. 'Plus tard, si on fait

l'usine, tu achèteras', je leur disais en riant. La deuxième semaine on était neuf.

Alors les vieilles qui dorment mal se levaient à cinq heures pour travailler, et

puis nous préparaient le café, et le soir les jeunes qui dorment plus tard

travaillaient jusqu'à onze heures. On aurait dit des courses de bicyclettes avec

les pieds sur les pédales des vieilles machines françaises. On riait beaucoup.

"Au bout de trois ou quatre jours à ce rythme,, c'était fini. J'avais pas ic

numéro de téléphone du Tunisien de Beisunce et je savais même pas son nom.

01

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Alors rai pris l'avion, avec une valise qui contenait toutes les sortes de

vêtements, ceux des patrons et d'autres qu'on avait recopies. Nassem m'a

rejoint à Marseille avec quarante mille francs. Le Tunisien, il a regardé la

marchandise, il m'a demandé comment on faisait, puis il m'a dit : 'On va voir

le Notaire, je veux pas d'histoires', j 'ai eu peur. Mais non, c'est parce qu'il

était content. Alors devant le Notaire et devant Nassem il m'a dit :

'Je peux avoir douze machines professionnelles modernes d'Italie et je

peux te les prêter, en location. Mais alors il faut travailler tout le temps. Tu

peux compter que tu ¡ras presque deux fois plus vite et avec plus de facilité.

Mais je veux que tu restes là-bas comme patronne.'

'Non, je peux pas. Un mois ou deux peut-être. Et comment je fais pour

installer Ses machines, pour Ses réparer ? On peut pas vendre la boucherie,

Nassem il sait pas coudre, et les enfants veulent rester en France'.

'Qui c'est qui est comme toi, Sà-bas, m'a demandé le Notaire ?

'La sœur de ma mère.

'Alors toi tu vas tourner de Lyon à öizerte tous les mois une semaine, et

elle, elle Ses fera travailler quand tu seras pas là-bas. T'en fais pas pour Ses

machines et l'argent, Aii s'occupe de tout. Chaque fois qvc tu tourneras tu

passeras ici. Ft toi, Nassem, garde ton argent et \c> boucherie. Mais la France

c'est peut-être pas bon pour toi.'

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un atelier itaiien de Salerne : ensuite ces contrefaçons rejoignent divers

marchés, dont Beisunce d'où ils sont revendus à des demi-grossistes, puis vers

des ventes ambulantes ou en magasins. Les valeurs évoluent ainsi : premier

achat 39 francs, après griffage 95 francs, après passage chez les grossistes

1 20 à 1 60 francs, en vente sur les marchés ou dans des boutiques : de 1 70 à

300 francs. Les Italiens prélèvent vingt francs pour griffes, boutons et

transport. La marge nette d'Ali, à Beisunce, est d'environ vingt huit francs

lorsqu'il vend aux grossistes et do soixante à cent francs lorsqu'il vend

directement à des revendeurs. Ali n'a qu'une clientèle réduite mais très fidèle

de revendeurs : en effet il craint les conflits avec les entrepreneurs au petit

Sentier juif de Beisunce.

Le deuxième type de confection demandée à Wafa est le vêtement léger

pour enfants ou adolescents. Livre terminé, il ne sera pas griffé car il rejoindra

les frippes. La production est directement expédiée à Beisunce.

Le troisième type de confection est le pull-over ou le gilet "mode" de

milieu de gamme, griffé par Wafa elle-même sous ia dénomination "Nif-Nouf".

il s'agit là d'un compromis maghrébin entre les marques "Naf-Naf" et "Nouf-

Nouf" existantes. "Cà fait professionnel",, me dira Wafa en déroulant avec

fierté, dans un atelier de Bizerte, des rubans de griffes. Ces vêtements sont la

"partie libre" de l'activité de notre nouvelle entrepreneur : ils sont destinés à

commercialisation sur le marché tunisien, via les "souks" français et italiens de

Tunis et plusieurs revendeurs disséminés sur le territoire. Un atelier de Bizerte

pratique également la vente directe au public. Dans ce cas les coupons son?

achetés à Ali. " Je les aurais meilleur marché avec les italiens qui me prennent

les jeans, ils m'en proposent à 30% moins cher. Mais je ne peux pas faire çà

à Ali : ce serait fini pour moi auprès de tous les Arabes qui vendent en France.

Et là plus question d'aller revoir le Notaire." ie lui signalais que les Notaires

Arabes n'existaient plus à Marseille : "Ah, i-o ie sais que maintcnan? c'est le lui?

Pied-noir, celui qui fait le transport. Mais c'est pareil, c'est la mêm »mn n n m ' f 1 '

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VVafa a développé frois ateliers où des femmes travaillent de quatre à douze

heures par jour. Le plus important est installé dans le hameau rural où elle

naquit, près de Bizerte, le deuxième à Bizerte même et enfin ie dernier à Tunis,

il s'agit de hangars regroupant en longueur une rangée de tables pour les

découpes. Chacun possède une machine automatique à découpe par recopie

de patrons (achetées d'occasion à Nîmes, dans une grande usine française).

Parallèlement aux tables, des machines à coudre en location-vente, toutes

italiennes, installées par les collecteurs de jeans de Naples, qui assurent

l'entretien. Les Italiens acceptent un paiement de ces locations en dinars

tunisiens pour un tiers du montant. La vio actuelle des ateliers ressemble

beaucoup à la description des premiers instants, que les propos de VVafa

nous présentaient précédemment. Un apparent désordre, une certaine

fébrilité, des couturières qui sont toutes parentes, des femmes qui, visiblement

non employées, vont de machine en machine, quelques hommes qui occupent

un espace près de ¡a sortie, et bavardent interminablement autour de tasses

de thé. Des quémandeurs, d'un travail, d'un bout d'étoffe, d'un habit "réformé",

mais une grande efficacité. Les postes sont tenus avec régularité. La

production est contrôlée au fur et à mesure par un aéropage de femmes

âgées, qui bousculent parfois les hommes pour un transport et les plus jeunes

femmes, lorsque le ton des conversations paralyse ie travail. Quand j'ai visité

l'atelier principal près de Bizerte (pulls et gilets) qui compte dix sept

couturières en poste et vingt sept employées au total, avec les rotations,, l'une

des employées, assez âgée et tante de VVafa, poussa un cri guttural et toutes

s'arrêtèrent quelques minutes pour discuter. "Vous pouvez lui répondre, c'est

une amie de la famille, une 'Françouse' qui retournera bientôt à Tunis" dit

VVafa. La majeure partie do ces femmes avait quitté ie travail bénévole des

champs dans les petites propriétés familiales pour ie salariat. Leurs habits

nouveaux, mimétisme des 'modèles' français qu'elles confectionnaient, leurs

cheveux sans voues désormais, ie rouae à lèvres même cour certaines

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d'entr'eilos, témoignaient do ce que VV'afa désignai} comme « ¡'arrivée du vrai

progrès avec une vraie enireprise »,

Nassem a soixante cinq ans et prend sa retraite. VV'afa fait ia navette une

semaine par mois entre Bizerte et Lyon, iis viennent d'acheter une beiie maison

à Tunis (une "viiia des Français") et gardent ieur appartement à Lyon, "pour ies

enfants qui resteront tous en France, parce que notre argent il sert à ieur

réussite là-bas. Eux ils sont perdus pour la Tunisie, mais nous on est repris. On

croyait qu'il fallait devenir un peu Français pour que les enfants ie soient

complètement, eh bien, non, çà ne se passe pas comme çà, on devient encore

plus Tunisiens. Parce que nous, la Tunisie nous rattrape. On était endormis

quelques années. Et puis, tu vois maintenant toi-même comment on a repris. Et

c'est tellement mieux. Tu as vu ies femmes travailler ? tu crois qu'on peut faire

çà en France ? Là-bas c'est triste. On était en train de mourir de tristesse,

heureusement Belsunce nous a réveillés. Et on est des miiiiers comme çà".

Toutefois, un autre ¡our, à Lyon, Wafa ajoute :

"Nous ne savons plus où nous sommes. En plein en Tunisie, où c'est la

réussite. Et ici parce que Nassem a aussi réussi à sa façon. On ne sait plus où

aller définitivement. On bouge d'une ville à l'autre. On n'est plus aussi

Français qu'au début. On redevient des Tunisiens, mais on reste des émigrés

ià-bas. (...) Et je ne suis pas considérée comme un vrai entrepreneur ici à

Belsunce, et ià-bas, je reste celle de la famille qui a de ia force, pas plus. Tous

ceux que nous employons sont de la famille, surtout de mon cô\é. alors c'est

pas vraiment l'entreprise, et çà effraie les enfants qui ne veulent plus aller à

Bizerte. Tout juste à Tunis, dans le centre. Trois jours à Belsunce, il y a cinq ans

et j'enrichis des tas de gens qui ont un peu à voir avec ce qui se passe à

.Marseille. Mais comme moi il y en a d'autres, des hommes et des femmes, ci

tous, quand on réussit on pleure nos enfants nés en France parce qu'ils y

restent, et nous on revient en Tunisie où on est repris dans les familles comme

des couolcs stériles. Nos descendants ce sont ies fils et les filies de nos frères

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et de nos soeurs qui sont toujours restés à Bizerte. Parfois c'est plus difficile

encore, le père rentre seui et ii laisse ià-bas ia femme qui a tant souffert et qui

va mourir comme une vieille oubliée, plus vite vieille et plus vite oubliée que

les femmes françaises, parce qu'elle gène tout le monde, les enfants qui ont

honte de son ignorance, même s'ils l'aiment ils la cachent encore plus, ic pore

qui ne veut plus de celle qui n'a pas engendré en Tunisie, comme si elle lui

avait fait des bâtards français à lui qui l'a traînée et cachée là-bas. Et les

familles qui présentent une autre femme au père ia considèrent répudiée

comme une vraie femme stérile. Et colle qui avait tant d'espoirs au départ,

qu'on bénissait à l'époque de sa jeunesse et de sa beauté en lui disant qu'elle

garderait la famille dans le bon chemin et qu'elle reviendrait riche faire le

bonheur de ses vieux parents, eh bien au bout du compte elle meurt de

fatigue, de honte et de désespoir. De çà, j'en voulais pas, alors j'ai pris les

devants. Bénédiction que mon Assem soit plus vieux que moi : ii a laissé faire."

Hassan ? uno réussite internationale,'

Hassan a trente quatre ans : ii est né à Sfax d'un père fonctionnaire des

finances originaire de la région de Monastir et d'une mère Touazine,

originaire de l'extrême sud-est tunisien proche de la frontière libyenne. Son

grand-père maternel est un ancien "compagnon de Bourguiba", c'est à dire un

militant de la lutte pour l'indépendance. A ce titre il a bénéficié du droit de

gérer une société de transports qui emploie ses fils et divers proches qui

conduisent des 4 0 4 ou 5 0 4 Peugeot breaks ou camionnettes aménagés en

taxis collectifs, en véhicules de transports mixtes, de marchandises et de

personnes ; dans ce dernier cas le véhicule est dénommé "transport bâché" et

comporte àcox bancs latéraux sur la plate-forme de ia camionnette recouverte

d'une bâche, la partie centrale servant au stockage des marchandises, et

éventuellement d'un mouton ou d'une chèvre. Ses droits d'cxploitaîion de ia

société de transports orévovaient des itinéraires couvrant ic sud-csî tunisien :

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Sfcix-Gafsa, soif environ deux cents kilomètres, puis Sfax-Gabes-Medenine-ßen

Guerdane, environ trois cents kilomètres, avec des crochets vers El riamma,

Matmata ef Tafaouine.

La scolarité d'Hassan fut mauvaise et à quatorze ans l'école était finie

pour lui : "Mon pore était àéoj ; il disait toujours qu'avec sa famille de

Monastir, la ville du Président Bourguiba, et celle de sa femme, avec la

grande chance du grand-père, eh bien mon avenir était tout tracé à Tunis,

chez les hauts fonctionnaires. Et puis j'étais l'aîné et seul garçon. Mais je tenais

de la famille de ma mère. Les Touazines sont des nomades, ils sont pas faits

pour devenir des ronds de cuir".

Avant sa quinzième année, il part pour Medenine, entre Gabès et la

frontière libyenne afin d'aider un de ses oncles à gérer la succursale de la

société de transports familiale, il travaille alors avec deux de ses cousins, qui

sont ses aînés de cinq et huit années. Là il constate que les véhicules de

transports les plus usagés, "réformés" lors des contrôles techniques, et d'autres

véhicules âgés de marques diverses, permettent le développement d'une

activité secondaire mais très lucrative de l'entreprise de transports : le passage

de véhicules et de marchandises en Libye :

"Par exemple une Peugeot qu'on voulait livrer, eh bien on mettait les

plaques et les numéros intérieurs d'une Peugeot de l'entreprise ; l'une après

l'autre passaient, pas par le même endroit : on connaît plein de passages

ailleurs que par Ktef. On revenait oyçc la vraie voiture de l'entreprise, et le

Libyen se débrouillait pour des plaques nouvelles. On passait d'abord des

machines à laver qui venaient de France, par S fax,, ef puis des télés,

maanéfos. et tout le reste, oui venaient de Prance ou d'Italie par Sfax. j 'a i vécu

i *•* ^ *

comme ça jusqu'en ¡ V Ö O . íc connaissais plein ae ¡unisiens qui auaicnî

travailler en Libye. Moi , mol seul j'en ai passé, mais le grand-père ef l'oncle

voulaient pas de çà. Après une brouille en 1985 j'ai dû quiver l'entreprise (...)

Parce que je passais des clandestins ef parce que je n'étais plus retourné dans

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ma famille à Sfax depuis 1 97ó. J'ai essayé ci'aüer travailler en Libye fin 1 985

avec une vieille voiture, et ¡'ai fait deux ou trois mois de transports, je

t'explique pas mais j'ai fait des devises, et puis c'était la mauvaise période, les

Libyens nous mettaient dehors par milliers. Alors je me suis retrouvé à Tunis, à

Bab Souika, entre la gare routière et les souks, j'avais des copains arrivés de

Libye, on était tous sans travail, ou alors il fallait porter des paquets toute la

iournéc pour deux dinars. (...) Alors on a décidé d'aller voir vers ie Maroc et

l'Espagne, de l'autre côté, j 'ai eu les deux à la fois puisque je me suis arrêté à

Melilla."

Le séjour dans cette ville espagnole de la côte nord du Maroc sera de

courte durée. En i 98Ó Hassan était employé por "des amis marocains", pour

transporter des marchandises entre Aîgeciras et Barcelone. Il se spécialisera

assez rapidement dans le transport et ¡a livraison de tapis fabriqués en

Belgique. En 1988 il fait la connaissance d'un cadre commercial de l'usine

belge : les deux hommes sympathisent et Hassan devient "représentant sans

contrat", c'est à dire distributeur privilégié mais non exclusif, du fabricant

belge.

"C'était ma chance. Je travaillais avec les Européens, je me suis défoncé

: je leur ai proposé une vraie politique commerciale en Espagne, je repérais

dans les grandes villes de la côte (méditerranéenne), les endroits où il y avait

beaucoup d'Arabes, çà commençait avec les Marocains et quelques

Algériens, et des installations do commerçants Arabes, et je démarchais le

meilleur commerçant pour qu'il devienne distributeur exclusif des tapis de

Belgique... garantis par un Tunisien. Cà a marché à Murcia, à Valencia, à

Zaragoza et à Barcelone, près de Santa Eulalia. Los Beiges étaient très

satisfaits et je crois que ijaurais pu réussir en Espagne. Mais moi je voulais

aller à Marseille, tu comprends, depuis toujours j'entendais 'Marseille,

Marseiile' ; tout ce qui passait par Sfax vers la Libye c'était Marseille. A Tunis

iiieurs de ceux qui faisaient à'-j commerce en Libye eî qui en ont été

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chassés sont partis pour Marseiile. Et en Espagne, dès qu'un Algérien ou un

Marocain qui faisait le transit s'arrêtait pour me parler, il disait Marseille en

montrant sa marchandise".(...)

"En 1 989 et début 1 990 je suis ailé plusieurs fois à S'usine à Bruxelles, ils

n'étaient pas installés à Marseille, ils me disaient que les Allemands et les

Français de Strasbourg vendaient des tapis là-bas. Moi je savais que la

qualité des Belges était la meilleure. Alors une fois en descendant de Bruxelles

;e suis passé par Marseille. Une semaine en Février 1 990. Merveilleux. Enfin

j'ai vu ça, fous les commerces et les gens qui arrivent de partout. La mer,

l'avion, le train, la route, et on va partout. Le milieu du monde que je connais.

(...). j 'ai bien vu les tapis qui se vendaient, tous mauvais, des fluos, qu'on voit

plus, et des fausses soies, qu'on met aux murs, à des prix plus chers que les

robustes tapis belges. Alors ¡'ai pu parler à un commerçant algérien qui avait

une grande boutique et qui voulait se retirer. Cà allait pas trop bien pour les

commerçants algériens, à cause des problèmes en Algérie, et les meilleurs

voulaient se retirer un peu, faire gérer ou trouver des associés qui soient pas

tout le temps menacés et emmerdés par les barbus, je lui ai dit : 'Je vais te

proposer un bon coup dans un mois ; attends un mois, et tout s'arrangera pour

foi', i! m'a reçu dans sa maison, une villa, et il m'a présenté à ses filles, deux

de mariées à Marseille et deux de libres, toutes Françaises."

Fin Mars, Hassan revient, accompagné d'un cadre de l'usine belge de

fabrication de tapis, il propose au commerçant de Belsunce précédemment

rencontré le marché suivant : le commerçant garde les murs dont il est

orcoriétalre et la moitié du fonds donc la moitié des bénéfices, frais de

transports retrancnés. Hassan exploite librement !e magasin : en particulier i!

le spécialise dans la vente exclusive des tapis belges, dont i! devient par

ailleurs le distributeur exclusif dans le Sud de la France, cette dernière activité

échappant à la transaction avec l'ancien propriétaire. L'usine de tapi? Se livre

dès l'accord passé et, durant àci>x années n'exige paiement que six mois

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après livraison. Hassan s'engage à payer l'achat de la moitié du fonds (sep?

cent cinquante mille francs} dans les cinq années : la première année lui est

offerte si le commerçant algérien accepte de lui donner sa troisième fille en

mariage, dotée donc de cent cinquante mille francs.

"Tout lui est tombé sur la \ê\e en une heure : créà\\, changement de vente,

la fille qui avait déjà vingt six ans, et lui qui devenait rentier. Je suis ailé

manger avec le Belge dans un restaurant français, çà faisait bien, et puis je

faisais dans l'officiel, pas dans le notaire arabe. Et je lui ai dit : 'j'attendrai

jusqu'à trois heures'. A deux heures sa fille est arrivée, elle m'a serré la main et

elle a un peu pleuré. Tu sais quand j'étais passé chez eux un mois avant, je

l'avais bien regardée, et elle aussi m'avait regardé, je savais que j'avais des

chances. Le père et la mère sont arrivés ; il a regardé sa fille, qui lui a fait un

signe, et je me suis levé, il m'a embrassé et il m'a dit 'mon fils'."

Affaire conclue pour Hassan. Affaire magnifique, puisqu'il rembourse la

dette d'achat du fonds en doux ans, installe un commerce à Toulon et

développe un réseau de reventes avec l'Italie début 1 993 . Deux garçons sont

nés à Marseille. Mais l'histoire d'Hassan ne s'arrête pas là. Fin 1991 ce sont

les retrouvailles avec la famille toujours à Sfax : le retour de l'enfant qui a

réussi, qui a une place, un emplacement dans cette cité magique qu'est

Marseille aux yeux des commerçants tunisiens du Sud. Là-bas pourtant on

n'est pas complètement satisfait. Une jeune femme attendait, cousine d'origine

Touazine promise depuis plusieurs années. Eî puis, il fallait absolument

qu'Hassan profite du contournomenî du prochain embargo sur la Libye : des

fortunes se constituaient pour qui savait faire transiter de France ou, mieux,

d'Italie des marchandises vers Sfax puis, par les bons réseaux, l'acheminer

vers 'a inpoütaine. Alors nassan épouse sa cowr,? • arares tout ' rautre" es? 5-_i í - V ^ i ü i v . u i J i V ; i w v í

une française et ses parents ne sont même pas de bon? musulmans. La

condition c'est bien sûr que sa seconde famille demeure à Sfax. Là, rrois

cousins seront employés dans les trafics transfrontaliers, rapidement présentés

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par Hassan à quelques amis sûrs, compagnons des activités des premières

années professionnelles. Ce qui pose problème, c'est moins ie passage de la

frontière libyenne que l'acheminement des marchandises de France vers Sfax.

Bien sûr, les "fourmis", les clients sont mobilisés pour passer de Marseille vers

la Tunisie des produits prisés en Libye, mais Sa voie royale semble être î'itaiie

d'où débarquent force marchandises de bateaux côtiers navigant de Naples

ou la Sicile, vers les anses tunisiennes.

Hassan se rend à Naples, auprès de deux commerçants algériens qui y

sont installés depuis deux années, après avoir quitté Beisunce :

"En y allant je me disais, eh bien, je vais réinstaller à Naples, pas dans

les tapis, mais dans i'électro-ménager, l'électronique et un certain alimentaire ;

et puis je laisserai ici ma femme Française-Algérienne. Elle peut se débrouiller

du commerce maintenant, je lui fais un beau cadeau, je lui rends le magasin

de son père. Comme çà je serai vraiment dans les affaires de Tunisie, riche à

Sfax. Mais çà n'a pas marché. Pas complètement. A Naples ou ailleurs en

Italie, les mafieux s'associent aux Arabes. C'est pas comme en France où il

faut faire çà entre nous. Là-bas tu arrives et tu trouves de l'argent italien, des

associés, une vitrine. Mais tu es un homme de main pour écouler en italie les

trafics des mafias : contrefaçons par les Noirs et des jeunes Algériens

recherchés, contrebandes des produits d'Asie rentrés illégalement. Cà je

pouvais pas. Tu n'as aucune liberté, \v es un otage ; c'est pas ce que je

cherchais. Je veux bien qu'il y ait un peu de louche dans mes affaires, mais

pas du banditisme. Correct, correct avec les pays où je passe. Comme à

Marseille, je suis pas Français, çà m'intéresse pas, mais ma femme est

Française, çà protège, et c'est mieux pour ces premiers enfants là. Alors je suis

revenu à Marseille au bout de trois mois, comme si rien n'était. Mais j'avais

passé les accords qu'il faut pour recevoir ici des produits d'Asie, que je

distribue un peu, et pour approvisionner une filière tunisienne vers Sfax.

!i)l

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Ces? !à-bas que ¡e me 'développe' : j 'ai repris !'er,îreprise de transports

de ia famille. Déjà j 'ai changé huit voitures : trois breaks pour ies taxis et cinq

camionnettes. J'ai pris de nouveaux droits d'itinéraires,, de plus en plus vers les

petits villages du Sud, pour le tourisme à partir de Djerba, mais aussi pour les

fellahs. Du développement, on dit. Quand je passerai tous mes commerces à

quelqu'un d'autre, c'est là-bas que je retournerai définitivement, mais je serai

plus compétent que mes vieux iouazines et plus influent que mes parents. Celui

de mes enfants qui me suivra deviendra un grand bonhomme, parce que ia

réussite là-bas c'est plus dans les villes, c'est dans ies campagnes où il y a de

gros morceaux à prendre, à condition d'être sur plusieurs villages, et de

remplacer le petit esprit des vieux entrepreneurs du bled et l'incompétence

des fonctionnaires. C'est ce que j 'a i appris pendant toutes ces années à

Marseille.

je vais à Naples tous les trois mois pour trois ou quatre jours. Maintenant

les Marocains me demandent l'accès aux réseaux qui font passer

l'électronique à partir de l'Italie, je suis bien avec les Marocains. J'ai

beaucoup travaillé avec eux en Espagne et à Bruxelles j'ai vu les "grands" à{j

commerce marocain, je crois que je vais rester encore un peu à Marseille,

puisque, tu vois, c'est toujours le centre, de plus en plus même depuis que ies

Tunisiens et les Marocains ont pris les parts des Algériens".

!(P

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vers de nouveaux cosmopolitismes.

Des identités autres.

De nouvelles logiques d'échanges provoquant des rencontres ¡nusuelles

pour l'heure entre les lieux les plus singuliers et les réseaux de circulations

planétaires sont en oeuvre sans que nous puissions clairement identifier les

modalités générales et cohérentes de l'articulation entre ces étages

territoriaux. Tout au plus parle-t-on, de façon souvent allusive, de

« mondialisation » et de « réseaux transnationaux » en désignant davantage

des « opérateurs de marchés » que des êtres réels qui prennent place dans les

villes et le long des espaces qui les relient. Privé des certitudes, de l'autorité,

que confèrent les théories explicatives, le monde qui se construit à partir de

mouvements qui excèdent toujours des lieux proches, préhensibles, n'en est

que plus passionnant pour le chercheur en sciences sociales : tout y devient

intrigue de sens, occasion à désarroi bien sûr, mais aussi à redécouverte de

dimensions de l'humain cachées par la chape des siècles de sédentarisation

forcenée des individus et de leurs horizons.

Depuis quinze années j'essaie de lire certains de ces mouvements et de

comprendre comment ils produisent de nouveaux rapports sociaux", de

nouvelles relations observables dans l'immédiateté des échanges, dans les

mises en scène de la quotidienneté, mais encore, et en même temps, de

19 Ces recherches consacrent, de façon continue depuis 1984, aux réseaux Maghrébins des économies transfrontalières ; elles ont plus ponctuellement porté sur des migrations de grands collectifs identitaires d'ouviiers (les Hommes du Fer Je Lorraine), sur les déplacements d'élites professionnelles internationales, sur des réseaux internationaux de trafiquants d'héroïne, etc..

im

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nouvelles configurations des contextes, des cadres, des compositions

territoriales qui hébergent ces formes courantes de la vie sociale.

J'ai acquis la conviction que deux événements majeurs expriment et

accentuent ces transformations.

Le premier réside dans l'apparition de collectifs, plus ou moins stables et

durables, où les critères d'identification des individus, la hiérarchie des

préséances, sont tributaires des temporalités, des fluidités, des mobilités, et

plus précisément des capacités circulatoires de chacun; l'ordre que l'on a si

longtemps présenté comme universellement édificateur des légitimités

identitaires, l'attachement au lieu, et les diverses manifestations des

sédentarités qui le génèrent, n'y fait plus réellement sens ni hiérarchie20. Ainsi

sont bouleversés les rapports entre identités et altérités selon des clivages

transversaux aux diverses stratifications sociales et économiques. Des élites

professionnelles internationales contribuent peut-être à la construction

d'espaces nouveaux du mouvement, de la mobilité, mais assurément des

populations pauvres, ségrégées, participent activement à cette évolution, nous

le verrons plus avant.

Le second concerne l'apparition concomitante d'individus, isolés ou

regroupés, souvent étrangers aux nations qui les hébergent, qui bricolent,

précisément à partir de leurs expériences circulatoires, des identités métisses

entre univers proches et lointains, transnationaux souvent, imposant à la

classique opposition entre les nôtres et les leurs, entre être d'ici ou de là-bas,

une autre forme, triadique, c'est à dire hautement processuelle : l'être d'ici,

l'être de là-bas, l'être d'ici et de là-bas à la fois2'. Les générosités

constitutionnelles intégratives de nos Etats-nations, édifiées au cours de deux

ou trois siècles de rapports à l'étranger,, à celui qjui vient et à qui on offre le

choix de « devenir nôtre » ou de repartir, portent de plus en plus à faux :

20 A. TARRIUS, Les fourmis d'Europe. L'Harmattan 1992. 21 L. MISSAOUI : Petit ici notable là-bas, in Revue Européenne des Migrations Inleriuaioiiules, 2 -1995.

104

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bien des parcours actuels de l'intégration ne sont plus conformes aux modèles

historiques ainsi définis. Ce « troisième état », ce savoir-être d'ici et d'ailleurs à

la fois, produit d'originales constructions territoriales, sur le mode de réseaux

sociaux propices aux circulations, où les critères de reconnaissance de l'autre

sont en rupture avec les tranquilles et 'évidents' tracés de frontières, politiques

toujours, ethniques souvent, produits par les sociétés locales.

Dans les pages qui suivent ¡e propose des outils méthodologiques de

lecture des « œuvres de mobilité » sur les régulations de vastes territoires,

dans la perspective qualifiée par GIDDENS de « géographies de l'espace-

temps », puis des notions, typologiques pour caractériser les collectifs mobiles,

ou processuelles pour définir les espaces du mouvement, les territoires des

réseaux22-.

Lire le mouvement : un paradigme de la mobilité. De

l'accessibilité physique à la proximité sociale.

Les phénoménologues23 attirent notre attention sur la nécessité d'une part

de poser comme équivalentes les notions d'identité, d'espace et de temps,

dans l'approche des faits sociaux et d'autre part de les appréhender en même

temps dans leurs manifestations. Ce sont les conjugaisons de trois couples de

notions, énoncés complexifiant la proposition husserlienne, qui nous ont

permis de proposer et de développer un plan méthodologique à même de

rendre compte des faits de mobilité ; d'abord les dialectiques de l'identité et

de l'altéríté contribuent indissociablement aux relations les plus manifestes lors

de la rencontre entre « ceux d'ici » et « ceux qui viennent, passent.. » ; ensuite

les variations des rapports entre sédentarités et mobilités, conçues comme

temps sociaux, spécifient les conditions les plus factuelles et matérielles de la

22 souci présent dans les productions de P. TRIPIER : Une sociologie pragmatique, préface à W-I. UROMAS et F. ZNANŒCKI, Le paysan Polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d'un migrant. Nathan, 199S. 23 et en particulier le premier d'entre eux, Gustav HUSSERL, in Lü irise dans les Sciences européennes ¿7 ¡a phénoménologie transcendantale. NRF, Gallimard, 1976.

ins

i

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mise en scène locale des hiérarchies identitaires souvent antagonistes entre I'

« autochtone » et «l 'étranger»; enfin, les modalités des articulations entre

micro-lieux et macro réseaux nous introduisent aux logiques sociales

complexes qui organisent en étages territoriaux les statuts identitaires des

divers collectifs présents dans un lieu.

A ce ¡our j'ai identifié quatre configurations de ces rapports ; les trois

premières renvoient aux actions de sujets déterminés, et la quatrième à un

ordre de l'agir relativement extérieur aux ¡eux d'acteurs.

Un paradigme de la mobilité.

Ma démarche s'est donc construite autour de la triade

espace-temps-identité, selon l'énoncé qui précède, à partir de quatre niveaux

de temporalités:

- espace-temps des usages des lieux, répétitifs, souvent quotidiens, et

réactivation des liens identitaires.

Les rythmes de la vie sociale caractérisent l'organisation des échanges

généraux des diverses populations dans des cadres spatiaux usuels, urbains

généralement. En effet, les séquences temporelles, comme les parcours

empruntés pour réaliser des activités signalent des proximités sociales et

spatiales fondatrices de la cohésion groupale, identificatrices des voisinages.

J'ai pris connaissance des séquences temporelles, quotidiennes,

hebdomadaires, ..., ou rythmes de vie qui ponctuent les activités des

personnes rencontrées; la "logique" de cette organisation des temps manifeste

les moments "bloqués", pour chaque membre du foyer, les moments

"disponibles" propices à des déplacements ou diverses formes de détente, les

temps "collectifs" intra ou extra familiaux, les temps "individuels" ou "intimes.

J'ai reconnu parmi ces rythmes ceux qui renvoyaient à des pratiques

collectives, généralisées à l'ensemble des habitants ou spécifiques de telle ou

Wfi

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telle sous-population. J'identifiai ainsi des séquences constitutives de la vie

sociale, ou rythmes sociaux24.

L'usage de l'espace que nous décrivent les itinéraires est étroitement lié

aux rythmes de vie. J'ai noté la variation, selon les ¡ours, saisons ou

circonstances diverses, des lieux de réalisation d'une même activité, et donc

les itinéraires différents. La notion de rythme de vie ou de rythme social

occupe un statut méthodologique intermédiaire dans mes recherches. Elle

conduit, à partir de l'observation de comportements individuels, à

l'identification d'unités spatio-temporelles : expressions juxtaposées,

superposées ... sur un même espace, du marquage de telle ou telle sous-

population ou de l'ensemble des habitants.

La notion de proximité est processuelle ; en effet, elle renvoie non

seulement aux représentations que les membres d'un collectif se font de

l'espace social support à la communauté des pratiques, mais encore,

indissociablement, aux continuums temporels caractéristiques des fidélités

relationnelles. En somme elle fédère en un lieu sémantique unique

espace-temps et identité. Ces proximités instaurent les voisinages, et

dépassent, débordent, le caractère paramétrique de l'espace et du temps.

L'objectivation paramétrique, va de soi de l'aménageur, exclut tout vis-à-vis les

uns pour les autres de ses éléments.

- espace-temps des localisations résidentielles.

Les individus, tout au long de leur vie, développent des stratégies

résidentielles qui ne relèvent en rien des hasards du ¡été aveugle d'une boule

de billard : rapprochements et évitements résidentiels décrivent la genèse de

la constitution ou de la dislocation de collectifs humains territorialisés. Prenant

généralement à témoin, dans mes recherches, des collectifs de personnes à

24les travaux de W. GROSSIN, Les temps de la vie quotidienne, Paris, La Haye Mouton, 1974, de D. MERCURE, L'étude des temporalités sociales, Cahiers Internationaux de Sociologie, LXV1I, 1979 et de M. BASSAND et M.C. BRULHARDT, Mobilité spatiale, Georg, 1980, nous ont permis de développer ces approches.

107

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même de prononcer un « nous » collectif, et de désigner les « eux »

environnants, j'ai été particulièrement sensible aux modalités d'entrée et de

sortie de ces espaces de référence. Mon souci a résidé dans la construction

de trajectoires qui articulent l'histoire de vie, telle que décrite par chaque

interlocuteur, et les événements généraux, extérieurs aux volontés individuelles

mais contribuant à la construction des destinées.

espace-temps des migrations, à l'échelle d'une histoire

intergénérationnelle, constitution des identités groupales.

J'ai systématiquement cherché, au-delà de l'histoire singulière de chaque

personne, de chaque collectif rencontrés, leurs modalités d'appartenance à

de vastes collectifs qui expriment la mémoire de parcours à travers de vastes

espaces migratoires dans le temps souvent long des successions de

générations. Comment ces mémoires agrègent-elles les lieux investis, occupés,

traversés ? Quelles ressources offrent les étapes et les nouveaux centres, qui

parfois, selon les grands événements de l'Histoire, se sont succédés sur les

mêmes emplacements ?

Ces approches, conjuguées en un paradigme de ¡a mobilité, initient une

anthropologie du mouvement à même de comprendre comment /es traversées

de l'espace sont toujours aussi des traversées des hiérarchies sociales.

Appréhender les groupes sociaux à partir de leurs mobilités spatiales présente

un intérêt majeur : toute mobilité, sociale, culturelle, économique, fait trace

dans l'espace et dans le temps ; trace des parcours, des déménagements, de

l'appropriation foncière, des installations et désinstallations, des

fréquentations, nouvelles ou répétées.

La mise en œuvre de ces trois premiers niveaux des rapports entre

espaces et temps permet de décrire les initiatives,, les [eux d'acteur des

collectifs territorialisés ; elle décrit, dans une démarche comprehensive, des

compétences de groupes et d'individus sujets, acteurs sociaux déterminés.

ios

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La part de la « chosification » et de l'instrumentation des individus et des

groupes par l'existence de forces, de contraintes générales incontournables,

je l'ai autant que possible identifiée dans un quatrième niveau des rapports

espaces/temps :

les phases d'effervescences qui caractérisent les moments

d'installation de collectifs, de déploiement de réseaux nouveaux, aboutissent

souvent à la construction de dispositifs locaux marqués par la prégnance d'un

ordre de la répétition sur celui de la fondation. Les initiatives singulières, les

« fondateurs » disparaissent alors et ces dispositifs se comportent comme des

instances exprimant bien sûr la singularité de normes et d'agencements

originaux, mais situant chacun « à sa place », parce que la construction

sociale entreprise l'exige désormais. Dès lors les temporalités débordent des

identifications que nous avons précédemment suggérées : nous quittons le

temps des rythmes sociaux, des trajectoires individuelles ou

intergénérationnelles, pour aborder un temps-institution généralement plus

long et moins accessible à l'analyse des ¡eux d'acteurs sociaux déterminés.

Le temps organise / 'espace.

Les rapports espaces/temps suggèrent des combinaisons entre

contiguïtés spatiales et continuités temporelles qui facilitent l'appréhension des

faits sociaux dans des perspectives dynamiques, processuelles ; très souvent

les travaux sur les mobilités consacrent presque exclusivement aux

problématiques des parcours, de l'accessibilité physique, les temps étant alors

réduits à des durées présentées comme attributs de l'espace. Pour ma part, ¡'ai

choisi de considérer les temporalités comme éléments fondateurs de la

mobilité spatiale ; flux, temps, rythmes, séquences expriment au mieux les

continuités et discontinuités constitutives des processus de transformation

sociale : ils sont les plus à même d'instaurer du sens et du lien entre les entités

IOQ

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spatiales, toujours disjointes, juxtaposées, contiguës", dans l'immédiateté des

échanges, l'ordre des interactions étant davantage celui des moments que

celui des emplacements26, et encore bien sûr dans la dimension historique des

transformations. Le deuxième avantage lié à cette habilitation des temporalités

comme dimension essentiellement constitutive des mobilités, réside dans les

articulations entre étages territoriaux, du transnational au local, que toute

recherche sur les circulations identifie : les articulations entre temps et

circonstances des échanges dans tel réseau et dans ses étapes permettent des

descriptions plus riches, y compris des faits de spatialisation, à partir des

séquences, de rythmes et de flux, qu'à partir des seules caractéristiques spatio­

morphologiques des trajets ou étapes.

Un remarquable exemple de l'usage « intuitif » de ces dispositions

méthodologiques est offert par des sociologues de l'Ecole de Chicago27, dans

l'usage de la notion obscure mais heuristique de « district moral »28 : désirs

individuels et contraintes collectives sont négociées dans la ville par la

délimitation d'espaces souvent éphémères où des pratiques « moralement

reprehensibles » peuvent se développer dans le mélange social inusuel que

permettent les mobilités spatiales. L'ordre moral de la ville peut être modifié

par ces irruptions des multiples ¡eux d'acteurs, par leur expérience des

traversées des hiérarchies sociales et économiques urbaines, par les

côtoiements ainsi institués entre origines très diverses. Nos positions

méthodologiques, épistémologiques, sont proches de celles de ces chercheurs,

à ceci près qu'une actualisation des formes socio-spatiales est nécessaire : par

2 ' Bien sûr nous ne méconnaissons pas les heureuses tentatives de définition d'une « anthropologie de l'espace » par Françoise PAUL-LEVY el nous y avons trouvé d'heureuses sources ; ses brillantes présentation de Lu ville en croix, Méridiens Klincsieck, 1985 et, avec Marion SEGAUD, Anthropologie Je l'espace, éd. Centre Pppipidmi^ m 1QRT par exempte, ¿envisanpnt, toutefois p^s les procPTsus de fhinffpment des formf; urhainps, tributaires des dynamiques de réseaux sociaux, problématique qui nous mobilise. 26 E. GOFFMAN est explicite sur ce point. On lira les différents ouvrages de ce chercheur parus aux éditions de Minuit, et aussi Y. WINKIN Goffman. Les moments et leurs hommes. Le Seuil, 1991. 27 RE. PARK en particulier, mais encore toute la « première école de Chicago » si l'on en croit IJ. HANNERZ : Explorer la vil/e.Ed. de Minuit, 1982. 28 Nous reprenons la traduction proposée par Isaac JOSF.PH de la notion américaine « moral area », qui s'est imposée, mais nous regrettons que « moral » ne soit pas plutôt traduit par « de mœurs ».

un

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exemple la ville, selon mon point de vue, n'est plus suffisante à la

compréhension de la société entière ; les réseaux qui la traversent, la

débordent, les mobilités inter-urbaines donc, qui ne sont pas observables dans

les seules limites de la ville, doivent désormais être intégrées à l'analyse des

transformations générales.

Habiter le mouvement : diasporas, nomadismes, errances.

Groupes identitaires de migrants et superpositions

territoriales.

Les élites professionnelles circulantes, requises par l'amplification et

l'accélération des échanges intra européens, sont très attendues par les

gestionnaires urbains : elles permettraient d'accrocher le redéploiement des

villes aux secteurs d'activités perçus comme les plus porteurs d'avenir. Nous

avons suivi durant deux années les migrations professionnelles des cadres

d'entreprises publiques ou privées. Accumulations de fatigues, rejet d'une

chronicisation des mobilités, impossibilité d'envisager les lieux traversés

autrement qu'à partir du regard du touriste : celui qui crée de l'exotisme.

Nulle part les quelques bases indispensables aux mixités culturelles ne sont

instaurées. Enfermé dans un espace de circulation hautement technicisé et

exotisé, celui des aéroports, hôtels et spectacles sur mesure, le cadre

international circulant vit une irréductible distance aux lieux et aux hommes

qu'il côtoie. La circulation «fonctionnelle», sous-produit des stratégies

multinationales des firmes, à laquelle s'intéressent prioritairement les schémas

technocratiques, n'est productrice ni d'identités spécifiques, ni de traces

territorialisées d'un type nouveau. Nous avons par contre rencontré des

populations de circulants qui suggèrent l'apparition de nouveaux territoires,

de nouvelles identités transversales : il s'agit des vieilles diasporas juives et

italiennes, que la misère ou la persécution ont organisées en réseaux

d'hommes aux activités d'entrepreneurs commerciaux, d'avocats, de

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conseillers techniques, ... Ces populations se révèlent capables de fédérer, au

fil des générations, les parcours de l'exil des leurs en espaces de proximité

supportant des réseaux par lesquels transitent aujourd'hui richesses et

notoriétés.. Ces réseaux, donc ces espaces, interfèrent et se connectent pour

produire de la richesse sans adhérer aux logiques et stratégies des acteurs

locaux ou nationaux du développement. Ces populations suggèrent que le

statut de migrant associé à l'activation identitaire de groupe puisse être la

condition première de la multicitoyenneté.

CentraHtés locales subverties.

Nous avons pu analyser des situations où espaces et temps, quelles que

soient leurs étendues, soumis à l'advenue d'un troisième élément, l'identité,

sont mués en proximités qui bouleversent l'ordre des centralitas locales. Ainsi

de ces ouvriers lorrains de la sidérurgie, les «hommes du fer», installés dans

les années soixante-dix à Fos-sur-Mer, près de l'Etang de Berre. Ouvriers,

cadres, contremaîtres Lorrains-Polonais, Lorrains-Espagnols, Lorrains-Pieds

Noirs, Lorrains-Italiens, Lorrains-Français, et évidemment Lorrains-Lorrains,

selon leurs propres désignations, forment une communauté, forte d'une culture

professionnelle, capable de modifier essentiellement les projets et les rythmes

d'édification d'une ville nouvelle. Irrédentistes citoyens d'un territoire mondial

du fer, qui refusèrent l'injonction des aménageurs et élus à occuper la place

centrale et première prévue par les dispositifs résidentiels locaux, pour bâtir,

toutes qualifications confondues, dans des espaces extérieurs à ceux de

l'aménagement «concerté». Objets des premières stratégies de

l'aménagement d'une future ville millionnaire, ils devinrent les sujets du rejet

d'une certaine cybernétique urbaine. Venus de diverses nations d'Europe, ces

hommes, ou leurs pères, manifestent une fidélité non pas aux divers lieux

d'origine, ni à ceux de l'accueil, mais à l'ample réseau territorial des

installations de sidérurgistes lorrains. Afrique, Australie, Canada, mais aussi

11?

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Lorraine, sont reliés à Fos par d'incessantes circulations d'hommes et

d'informations. Les crises ici donnent lieu à des transferts là-bas, les retraites se

prennent là où une opportunité affective ou foncière, balisant ces réseaux, sait

attirer. La proximité sociale abolit caractéristiquement la distance spatiale.

Chaque lieu d'installation de collectifs de travailleurs se réclamant de l'identité

sidérurgique lorraine possède le statut de centre pour tous les autres, et

subvertit, en les ignorant, les centralités locales. Elus et aménageurs de la Ville

Nouvelle de l'Etang de Berre, toujours projetée jamais réalisée, en ont fait la

cruelle expérience : leurs projets de répartition des Lorrains, ouvriers dans les

villages à gestion communiste, contremaîtres et cadres dans les communes de

droite, ont été défaits par ces populations de nouveaux venus qui allèrent lotir,

tous niveaux confondus, et toutes identités lorraines rassemblées, à trente

kilomètres des usines, hors du périmètre de la Ville Nouvelle : c'est au cœur

du «désert» de la Crau, en un emplacement qui ne fait centralité pour aucun

dispositif local méditerranéen, qu'ils s'installèrent. Les logiques de

périphérisation sont à tel point abolies par les réseaux des Hommes du Fer

lorrains que les différents lieux de leur présence survivent économiquement,

mais surtout culturellement à la disparition du centre premier, la sidérurgie

lorraine. Quels que soient, dans ce cas, les avatars et les appétits des

dispositifs économiques qui mobilisent ou démobilisent hommes et capitaux,

un collectif professionnel a créé un lien qui relativise la dimension strictement

économique et politique des stratégies industrielles et urbaines. Ces hommes

ne sont plus seulement objets de flux, identifiables par des approches

«objectivantes» qui noient le lien social par la désignation de la puissance des

processus économiques : ils sont sujets d'une histoire séculaire des migrations,

des qualifications, des distinctions, traversant la planète et subvertissant des

calculs et des visions du monde qui ne situent les collectifs humains que

coincés entre économie et politique.

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Quinze années de recherches sur les populations commerçantes

internationales maghrébines du centre de Marseille nous ont encore permis

d'approcher des formations économiques et territoriales transnationales. Il

s'agit d'un comptoir commercial méditerranéen qui fédère des populations et

des espaces locaux, régionaux et internationaux. Son chiffre d'affaires en fait

le premier lieu commercial de la façade méditerranéenne française. Trois cent

cinquante boutiques tenues par des réseaux familiaux de Tunisiens,

d'Algériens et de Marocains, doublent les échanges entre les pays européens

et maghrébins. Ces réseaux, qui véhiculent viandes, légumes, voitures,

électro-ménager... s'appuient sur les mouvements des populations immigrées,

celles requises en leur temps par la mobilisation internationale du travail, et

sur la clientèle d'environ sept cent mille Maghrébins qui effectuent chaque

année un aller-retour de deux ou trois journées ; ils entretiennent des liens de

collaboration avec les anciennes migrations arméniennes et juives installées

avant eux dans le même quartier. Ils facilitent actuellement le déploiement

d'un dispositif semblable noir-africain. Chaque migrant, en ce lieu, se réclame

explicitement de la légitimité acquise par les populations de migrants qui l'ont

précédé, et ignore l'autochtone marseillais. Si ces populations sont le lieu de

la transmission d'un «patrimoine migratoire», on n'est pas pour autant renvoyé

purement et simplement à la transmission des cultures d'origines spécifiques à

chaque composante de la population des migrants. Il y a construction d'une

nouvelle culture de la mobilité, en même temps que mise en place de

nouveaux réseaux, et mise en jeu des formes de mobilités, économiques,

culturelles, professionnelles, qui ne se réduisent pas à la mobilité spatiale. Ce

«retournement colonial» est impensable pour les gestionnaires locaux, et donc

occulté. Elus ou techniciens, ils n'imaginent le devenir de la cité qu'à partir de

la répétition du plus récent mode d'enrichissement colonial français :

prélèvement sur les marchandises et les hommes qui transitent là, venant des

Sud pour enrichir les Nord. C'est durant le long terme des recherches sur les

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entrepreneurs maghrébins des économies souterraines transfrontalières, qui

durent pour moi depuis 1984, que ¡'identifiai clairement, entre 1989 et 1992,

la manifestation d'une forme migratoire nouvelle. Jusque là, le « dispositif

commercial » maghrébin de Marseille m'était apparu comme l'émanation, le

produit d'une concentration de migrants algériens en un lieu de proximité

frontalière commode avec l'Algérie. La grande visibjlisation de la migration

marocaine, après 1988, qui transforma le statut migratoire de l'Espagne et de

l'Italie, donc l'histoire sociale de ces deux nations, de pays d'émigration en

pays d'immigration, me suggéra qu'une forme migratoire originale se

développait à partir d'initiatives économiques résolues de « petits migrants »,

les « fourmis », particulièrement aptes à savoir circuler internationalement.

Cette forme n'annulait pas celle plus classique et dominante de la mobilisation

de la force de travail, mais elle produisait suffisamment de changements dans

le statut résidentiel, dans les pratiques de mobilité, dans le rapport aux

parcours de l'intégration,..., pour nécessiter de la prendre désormais comme

objet de recherche afin de comprendre l'originalité des articulations entre les

deux formes, et les sens nouveaux de la présence d'étrangers qui s'exprimait

ainsi.

Métropoles invisibles,

A Belsunce, dans ce quartier maghrébin de Marseille, nous avons dès

1985, identifié comment des migrants supposés pauvres étaient

essentiellement créateurs de richesse dans une ville en déclin économique :

par exemple le mètre carré foncier aménageable en boutique se

commercialisait autour de 10 000 francs dans les milieux maghrébins ... et à

3 000 francs après réhabilitation par une municipalité qui n'en pouvait plus

d'organiser la pauvreté en refusant la réalité de la richesse bien présente en

ses murs. Les «courbes isobares» des valeurs foncières, telles que figurées sur

les diverses cartes établies par les services statistiques, les services techniques,

us

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la chambre des notaires, et autres lieux de la visibilisation de la valeur, de la

richesse, ne retiennent du quartier maghrébin de Belsunce que cette référence

: 3 000 francs le mètre carré. C'est à dire désignent le lieu de la richesse

internationale comme trou noir de la pauvreté. Il est vrai que cette richesse se

dissimule derrière la réalité de la concentration dans le même quartier, des

populations maghrébines les plus pauvres parmi les pauvres, celles des

célibataires ouvriers occasionnels. Mais, encore une fois, la bien réelle

juxtaposition des populations masque des superpositions qui suggèrent

d'autres sens du social et de l'urbain. Il existe dans l'étroit espace de Belsunce

quatre ou cinq sous populations de Maghrébins qui entretiennent entre elles

des rapports d'exploitation, d'exclusion, au moins aussi radicaux que ceux,

plus dilués dans une vaste superficie, qui caractérisent les rapports

économiques et sociaux dans l'ensemble de l'aire marseillaise. Ces

populations sont amalgamées, dans la désignation qu'en font des élus, des

aménageurs et bien des chercheurs, en un collectif arabe indifférencié, qui

prend place comme totalité, à côté des autres populations de la ville. Dès lors,

élus et aménageurs préconisaient la «reconquête» de Belsunce, et le

remplacement de cette «marge arabe» par ces classes moyennes du secteur

tertiaire, si possible international, instruments mythiques et mystificateurs des

réhabilitations.

En fait les tentatives d'éradication furent vouées à l'échec : les

gestionnaires de la sédentarité et de la centralité locale ne surent évaluer les

capacités des collectifs mobiles à anticiper les déplacements de leurs propres

centrantes le long des réseaux, à contourner les dispositifs lourds, rigides, de

l'officialité. J'identifiais, à partir de 1992, la nécessité de penser ces réseaux

de circulations commerciales comme territoires originaux, à même de

supporter la fluidité socio-spatiale de ces collectifs, analogiquement à celle des

cultures de l'oralité, mais aussi à celle de la circulation de l'argent : bien sûr,

j'envisageais le rôle de la parole donnée et des engagements d'honneur, mais

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encore et surtout la nature de ces espaces fluides des transactions, des

multiples combinaisons entre étapes et circulations, des productions

identitaires hors des classiques références sédentaro-localistes, de la réalité et

du rôle d'une mémoire collective extensive, attachée autant aux moments des

multiples négociations qu'aux espaces les supportant.

Les métropoles maghrébine et lorraine, à Marseille, ont le double statut

de réalité et de virtualité : réalité de l'expression des mouvements du social,

qui débordent, traversent les limites, les contours des unités urbaines ; virtualité

puisque non reconnues comme lieu des sociabilités ordinaires par ceux qui

ont le pouvoir de désigner comme manifestement et uniquement réelle leur

invention, qui vaut production, d'une ville éclatée socialement. J'identifiai aussi

les consistances territoriales et sociales des divers réseaux internationaux,

convergeant sur Marseille et lui donnant un statut de centralité,

d'interconnexion d'étapes. Puis, ¡e suivis les transformations des profils de

migrants, leurs constructions d'étapes nouvelles tout au long des parcours

circum méditerranéens, leur rencontre avec d'autres collectifs nomades autour

de constructions cosmopolites nouvelles.

D'autres recherches plus ponctuelles menées sur le rôle des anciens

migrants-dockers Irlandais dans la transformation des Docklands en ville

internationale, dans les années 80, sur les réseaux d'économies souterraines

de produits d'usage illicite, héroïne et cocaïne, entre Barcelone et la France,

tant parmi les populations semi-nomades de Gitans que dans celles de « fils

des bonnes familles locales », me permirent de préciser les notions présentées

dans cet article. Je pus en outre lever bien des amalgames à partir de la claire

différenciation des formes sociales caractéristiques des réseaux de

commerçants de produits d'usage licite et des réseaux mafieux oeuvrant dans

les trafics de psychotropes.

Errances, nomadismes, diasporas.

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Temps et espaces entretiennent des rapports très étroits dans tout acte de

mobilité : rythmes, flux, séquences, successions généalogiques, non seulement

organisent les parcours en trajectoires qu'expriment bien sûr des histoires de

vie, mais encore s'articulent en destins collectifs. J'ai proposé une typologie en

trois catégories, celles de la diaspora, de l'errance et du nomadisme, à partir

des rapports à la société et au lieu d'origines, des rapports aux sociétés et aux

lieux émaillant les parcours intergénérationnels, et enfin des rapports à la

société et au lieu d'accueil. Nous ne souscrivons pas aux constructions

typologiques qui s'imposent, une fois établies, comme des cadres rigides, des

frontières intangibles, des substituts à des théories interprétatives. La typologie

est une commodité méthodologique pour rendre compte à un certain moment

du parcours de recherche, de convergences de sens, de proximités de formes,

à même d'articuler les nombreuses et microscopiques observations empiriques

en unités de comportements collectifs comparables. Définir des types c'est en

même temps identifier les passages des uns aux autres : c'est à dire nous

rencontrons rarement des « types purs », et lorsque cela est

exceptionnellement le cas, ces profils sont d'un intérêt moindre que ceux plus

composites qui empruntent aux diverses classes de la typologie et suggèrent

ainsi des aptitudes aux passages, aux entrées-sorties de l'affectation

identitaire. Nous n'avons, par exemple, pas arrêté les typologies aux seuls

entrepreneurs maghrébins mais à l'ensemble des entrepreneurs commerciaux

internationaux de Marseille, c'est à dire aux Juifs, aux Noirs-africains, etc.. :

les contrastes entre types étaient tellement accusés que cette extension s'est

révélée fort utile. Si aujourd'hui nous affirmons qu'errance, diaspora et

nomadisme forment trois types différenciant les migrants en fonction de leurs

rapports aux origjnesA aux parcours et aux lieux d'installation, il est nécessaire,

ces traits morphologiques étant énoncés, de signaler comment des individus

singuliers, bien réels, passent d'un type à l'autre au cours de leur histoire de

vie, ou en des temps plus brefs dans des situations d'échange, fugitives,

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microscopiques. Ces passages, ces compétences s'identifient davantage dans

le temps des traversées d'univers de normes que dans les modalités de

parcours d'espaces clivés, séparés. Non que les rapports espace/ temps se

trouvent effacés au bénéfice d'une exclusivité des temporalités, mais plutôt

que la triade espace/ temps/ identités si utile pour penser les mouvements

collectifs, se révèle insuffisante dès lors que notre observation porte sur des

trajectoires individuelles annonciatrices de transformations collectives. La

notion d'identité est alors trop globale, trop collective pour permettre de saisir

la complexité des remaniements de positions, celles là même qui expriment

ces compétences à la traversée des univers de normes : dans ces proximités

nouvelles, passagères et partielles dans leur genèse, qui permettent à des

individus de dépasser par exemple les affectations à ethnicité, de nouer de

solides connivences autour d'une parole unique, issue de multiples diversités

de croyances, de convictions, de coutumes, I' « identité » se fractionne en

multiples attributs. Dès lors, ce que ne permet pas la rencontre entre

ensembles constitués en identités globales, toujours opposées aux autres,

toujours différentes, ces moments, ces topiques nombreuses et fluides

représentées par la multiplicité des savoir-être, peuvent le réaliser : chacun,

dans ces nouveaux espaces-temps de la circulation, développe la capacité,

en des lieux et des moments précis, des « situations-clefs » en somme, de

rencontrer l'autre, différent, comme identique, de négocier, bricoler,

contourner les expressions, multiples elles aussi, des différences.

Robert Ezra Park, définissant l'homme marginal insistait sur le rôle de ces

individus, ni d'ici, ni de là-bas, quittant peu à peu leurs appartenances à des

collectifs identitaires localement bien spatialisés pour essayer d'en instaurer

d'autres dans des voisinages urbains : ce sont eux qui, éclaireurs et passeurs,

anticipaient les cohésions générales entre populations d'origines différentes.

Cette conception du parcours de .... vers...., qualifié d'intégration, d'insertion,

d'acculturation, etc., est très répandue et fait généralement consensus dans

1 1 Q

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les milieux politiques et administratifs, de la ville à la nation. Ce n'est plus

ainsi que nous décrivons ces êtres, soumis aux terribles souffrances de leurs

positions incertaines, intermédiaires, localisés dans des non-lieux, appelés

marges, périphéries ; leurs destins exceptionnels, d'un intérêt majeur pour les

milieux qu'ils quittent comme pour ceux qu'ils abordent, ne sont plus ceux que

l'on rencontre dès lors que l'on admet et l'on observe la réalité de la

construction d'identités fluides référées aux espaces-temps des circulations,

localisées dans les topiques multiformes des territoires circulatoires. Nous

rencontrons plutôt des individus capables d'être d'ici et de là-bas à la fois,

contrairement aux descriptions de Park, capables d'enter momentanément ou

durablement dans des univers de normes qui leur sont étrangers sans pour

autant quitter les leurs. Nous abordons une sociologie ou une anthropologie

des aller-retour, des entrées-sorties, des métissages, qui signalent l'apparition

de sociabilités autres que celles suggérées par les problématiques des lentes

et longues insertions2'. Bien sûr, les formes sociales antagoniques se

chevauchent et là encore elles ne peuvent se lire en transition lente et

certaine ; que des antagonismes de formes manifestent les repliements

identitaires ethniques ne signifie pas que le processus que nous décrivons soit

aléatoire : bien souvent une forme sociale paroxystique en ce qu'elle se

présente comme crise ultime, masque une forme contraire et résolutive, permet

même son développement masqué mais puissant.

Nous n'insisterons pas particulièrement sur la définition de l'errance :

pas d'attaches avec le lieu d'origine, une multitude de lieux de centralité lors

du parcours (tout lieu où l'on s'arrête), une distance avec la société d'accueil

semblable à celle qu'entretient le nomade. L'errance a concerné quasiment

tous les grands commerçants internationaux maghrébins de Belsunce dans une

phase de leur trajectoire sociale et professionnelle. C'est un temps de

29 L. MISSAOUI, Les fluidités de l'ethnicité. Thèse de sociologie et d'anthropologie (cotutelle européenne Toulouse le Mil ail et Turin). Ed. du Septentiion. Lille, 2000.

I?0

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préparation, de passage par tous les détachements qu'implique

l'apprentissage du savoir-circuler. Certains se perdent pourtant dans cette

situation : sans papiers, exilés sans appuis, fuyards, ou tout simplement hélas,

individus sans plus de ressources matérielles et symboliques ; tous ceux-ci

fournissent les contingents exploitables par les « circulants identifiés » :

passages de produits d'usage illicite, situations de semi-esclavage, prostitution

de femmes, etc.. Les rapports sociaux, dans l'espace des territoires

circulatoires ne sont pas idylliques, et si des différenciations, ethniques en

particulier, en vigueur parmi les populations sédentaires y sont gommées, de

redoutables processus de soumission des plus dépendants y sont en œuvre, à

partir des échelles de distinction des divers circulants.

Les populations en diasporas se caractérisent par trois attributs

essentiels : liens maintenus avec les villes, régions, nations, traversées par les

leurs, complémentarité morphologique, économique, rapide avec les sociétés

d'accueil, apparition cooccurrente dans les dispositifs collectifs d'action

politique, sociale, culturelle et économique30.

Quant à ceux que nous désignons comme « nomades », à défaut

probablement d'un terme mieux adapté, ils manifestent une grande fidélité à

leur seul lieu d'origine, qui devient dans le cas des commerçants un réservoir

de clientèle, ils n'entrent en complémentarité morphologique avec les sociétés

d'accueil que pour mieux maintenir leurs liens avec celles d'origine et se

tiennent à distance des dispositifs politiques et citoyens locaux. L'intégration ne

fait sens, pour ces populations qu'en regard de vastes espaces

transnationaux : elle est donc relative, toujours incomplète ici, puisque d'une

part intense dans le lieu d'origine et d'autre part sans autre objet que celui de

permettre les liens d'échange essentiels avec la société d'accueil. Des

™ Ces caractères sont également présentés par Alain MED AM. Diaspora'diasporas. Archétype et typologie. REMI, vol.9, n" 1, 1993 , noire posilion toutefois ne souscrit pas au « tout diasporas », pas plus qu'au lout « ethnique » ou au tout « identité ». Les nomades suggèrent un type très différent, et non une classe d'une typologie des diasporas. Ce sont d'évidence des positions idéologiques qui préconisent la modélisation de tous les comportements migratoires à partir d'un type générique unique.

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réussites commerciales sont fréquentes parmi ces populations, ce qui réalise il

est vrai un modèle inusuel d'intégration.

Chaque lieu d'installation des collectifs nomades subvertir, en les

ignorant, les centralitas locales. Quels que soient les avatars et les appétits des

dispositifs économiques étatiques, qui mobilisent et démobilisent hommes et

capitaux, un collectif identitaire professionnel, commercial dans le cas qui

nous intéresse, peut générer un lien social mobilisateur d'énergies, facilitateur

des circulations, qui transcende la dimension strictement économique et

politique des stratégies économiques "officielles", que nous dénommons

"étatiques" pour mieux les opposer aux productions des réseaux nomades.

Ces hommes ne sont plus seulement objets de flux, identifiables à partir de ces

approches "objectivantes" qui noient le lien social dans la désignation de la

puissance des processus économiques et techniques "officiels" : ils sont sujets

d'une histoire séculaire des migrations, des mouvements d'hommes, qui

remodèle sans arrêt les rigidités planétaires de multiples "mises sous

frontières". Le lien social qui les mobilise est à même d'imposer et de

développer reproduction bien sûr mais encore production de normes, valeurs

et statuts originaux. Ils font régner le sans mesure là où les nations ont institué

la mesure en tout.

Le devenir de ces groupes de migrants renvoie moins à des processus de

sédentarisation, qu'à une capacité de perpétuer un rapport nomadisme-

sédentarité qui déstabilise les hiérarchies de voisinages des populations

autochtones. Les usages de l'espace et les rythmes de mobilité développés par

de tels groupes s'inscrivent dans des logiques distinctes de celles qui

structurent les sociétés d'accueil ou inspirent les attentes des aménageurs. Les

espaces qui jalonnent les parcours individuels ne prennent tout leur sens que si

on les rapporte aux réseaux dans lesquels s'imbriquent ces itinéraires, et aux

grands couloirs migratoires qui se déploient sur de larges espaces nationaux

et transnationaux. Dès lors ce qui apparaît au premier abord comme minorité,

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interstice ou enclave, se révèle souvent porteur de centralitas spécifiques. Ces

nouvelles centralitas se surimposent à l'organisation sociale et spatiale de la

ville d'accueil ; elles ne sont intelligibles que par rapport à des logiques qui lui

sont extérieures, mais pourtant elles infléchissent sa dynamique interne. Ces

centrantes sont d'une autre nature que la centralité historique et locale avec

laquelle elles coïncident parfois. La tension permanente entre le nomadisme et

la sédentarité précarise en effet l'inscription, massive parfois, dans tel ou tel

lieu de la ville ou de ses périphéries, mais favorise en même temps la capacité

à en investir de nouveaux, à se jouer des injonctions publiques et générales à

la stabilité résidentielle urbaine.

Chacun s'épuise dans ces intenses circulations lorsqu'elles prennent

forme d'errances, chacun vit le cloisonnement des multiples centralitas

diasporiques, chacun, nomade, est citoyen d'un territoire sans Etat ni Nation,

et, structurellement le processus est en marche qui erode, détourne, au-delà de

la difficile conscience individuelle, la charge symbolique des appartenances

nationales. Là réside probablement la plus grande modernité du dispositif

international maghrébin de Belsunce. Ces nomades rassemblent les territoires

épars, scindés, déchirés, isolés par les avatars des histoires qui ont fabriqué

les "puretés identitaires nationales" : de longue date ils contournent les Etats-

nations qui n'ont pas le ressort de dépasser d'eux-mêmes leurs propres limites.

Les dispositifs nomades, leur extension en véritables formes coloniales, leurs

connexions remplissent probablement aujourd'hui un rôle historique essentiel,

pour le meilleur, la fin des exclusions localistes, et pour le pire, la violence

d'un libéralisme débridé dans l'organisation des rapports sociaux.

Comprendre le mouvement : des territoires

circulatoires..

Quel est ce territoire des commerçants nomades, qui élargissent

l'influence économique souterraine marseillaise, par exemple, aussi loin que

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l'envisage l'économie officielle, mais avec tellement plus de souplesse et de

sens des opportunités d'enrichissement ? Quel est ce territoire parcouru par

des collectifs ouvriers ou des « élites professionnelles » en diaspora ?

Territoires.

La notion de territoire est aussi floue que celle d'identité ; elle exige, à

chaque usage, un rappel de sa définition. A minima, nous dirons31 que le

territoire est une construction consubstantielle de la venue à forme puis à

visibilité sociale d'un groupe, d'une communauté ou de tout autre collectif dont

les membres peuvent employer un "nous" identifiant. Il est condition et

expression du lien social. Il advient comme momenf d'une négociation, entre

la population concernée et celles qui l'entourent, qui instaure des continuités

dans les échanges généralisés. Le territoire est mémoire : il est le marquage

spatial de la conscience historique d'être ensemble. Les éléments de scansion,

continuités et discontinuités, contiguïtés et discontiguïtés, de cet espace-

mémoire sont matériels, factuels, et fonctionnent comme des repères: tel

événement, tel homme, et tel emplacement, reconnus par tous. La mémoire

collective accumule les emplacements-événements repères et constitutifs des

interminables négociations qui autorisent les changements d'expression

sociale, de forme apparente. De telle sorte que l'on pourrait affirmer que la

forme territoriale est incessante négociation elle-même.

Dans les situations qui nous préoccupent, la définition de cette notion

consacre bien davantage aux temporalités qu'aux emplacements. Nous

proposons de la redéfinir de telle sorte que les comportements des

populations mobiles que nous avons décrites soient reconnus comme

fondateurs de nouvelles légjjimités sociales. De nouvelles notions nous

permettent de penser ces articulations entre d'une part les structures en

31 on reconnaîtra dans les douze lignes qui suivent quelques positions clefs de Maurice IIALBVVACIIS ; en pai liculier exprimées dans La topographie légendaire Jes Evangiles en Ierre Sainíe. PUF, 1942.

I?4

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gestation des espaces sociaux et économiques mondiaux et d'autre part les

processus de naturalisation, dans ces mêmes espaces, des initiatives de

populations capables de tirer ressource de leur savoir excéder des cadres,

des frontières, de « mise en sédentarité » des lieux-nations ou de leurs unités

plus restreintes.

Pour nous donc, la mémoire en partage, qui permet d'affirmer une

identité circulatoire, est extensive autant que le sont les territoires des

circulations : elle signale non pas l'épaisseur des lieux de résidence mais les

moments des négociations qui permettent de porter plus loin ses initiatives, de

rencontrer, de traverser plus de différences, comme autant de situations et de

circonstances fondatrices. Cette mémoire collective n'est pas essentiellement

attachée aux lieux, même sur le mode des superpositions indiqué par la

remarquable découverte d' Halbwachs dans sa recherche sur les coexistences

en Palestine : elle est avant tout souvenir des accords de parole, des échanges

d'honneur, qui fluidifient les circulations, qui permettent d'échapper aux

régulations étatiques formelles, de contourner les règles de construction des

frontières entre territoires et entre univers de normes, celles qui disent les

conditions du passage d'une sédentarité à une autre. La référence à cette

mémoire collective autorise chacun à aller plus avant, à se présenter encore et

encore, à s'agréger à d'autres, ou bien l'expulse de l'espace des multiples

étapes et réseaux supports à l'initiative circulatoire.

Territoires circulatoires*

Ces territoires, lorsqu'ils englobent les réseaux définis par les mobilités

de populations qui tiennent leur statut de leur savoir-circuler, nous les

nommons territoires circulatoires. Tout espace est circulatoire, par contre tout

espace ne fait pas territoire. La notion de territoire circulatoire constate la

socialisation d' espaces supports à des pratiques de mobilité. Cette notion

introduit une double rupture dans les acceptions communes du territoire et de

1?S

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la circulation ; en premier lieu elle nous suggère que l'ordre né des

sédentarités n'est pas essentiel à la manifestation du territoire, ensuite elle

exige une rupture avec les conceptions logistiques des circulations, des flux,

pour investir de sens social le mouvement spatial. Le déplacement, qui ne peut

dans cette perspective être considéré comme l'état inférieur de la sédentarité,

confère à ceux qui en font leur principal lieu d'expression du lien social le

pouvoir du nomade sur le sédentaire : la connaissance des savoir-faire

chemin, condition de la concentration-diffusion des richesses matérielles et

immatérielles, donne pouvoir sur l'ordre des sédentarités, et plus

particulièrement sur sa manifestation première, l'espace urbain.

Ces populations mobiles, en diasporas, errances, nomadismes,

accrochent tous les lieux, parcourus par elles-mêmes et d'autres reconnues

comme proches, à une mémoire de nature collective qui, aussi immédiatement

extensive que le sont les mouvements de traversée d'espaces nouveaux,

désigne des entités territoriales « autres », nécessa/ïemenf superposées aux

locales, un temps ou longtemps. Ainsi sont fédérés étapes et parcours,

supports aux multiples réseaux d'échanges et conditions de l'incessante

mobilisation pour faire circuler hommes, matières et idées.

Les individus qui se reconnaissent à l'intérieur des espaces qu'ils

investissent ou traversent au cours d'une histoire commune de la mobilité,

initiatrice d'un lien social original sont étranges au regard des « légitimes

autochtones ». Cette étrangeté même les place en position de proximité : ils

connaissent mieux que les résidents les limites de la ville et négocient ou

révèlent, voire imposent, chacun selon des modalités et des « pré-acquis »

différents évidemment, leur entrée ici sans pour autant aujourd'hui, -est-ce là un

trait mateur de la mondialisation ?- renoncer à leur place là-bas, d'où ils

viennent, et à I' « entre deux » où, parfois, ils demeurent longtemps. Ces

personnes, familles, collectifs, ont souvent vécu l'expérience d'un brusque

passage du lieu le plus étroit, celui où ils ont vécu avant la migration, au

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monde le plus diversifié des réseaux transnationaux : pour eux est acquis le

glissement du sens de la vieille opposition identitaire l'un versus l'autre vers

des configurations où domine l'altérité : lieu versus monde.

L'expansion de ces territoires, inséparable des solidarités qui les

constituent en topiques d'échanges de haute densité et diversité, génère sans

cesse de nouvelles connivences avec de nouveaux autres, fédérés au collectif

circulatoire pour mieux transiter, atteindre des marchés, des emplois, des sites,

de plus en plus lointains. Les différences attachées à l'ethnicité, en sont de plus

en plus bannies. L'éthique sociale intermédiaire qui permet de dire le lien,

pour certains sur le mode de la parole donnée ou d'usages spécifiques,

souvent originaux, avec les autres toujours plus autres par leurs origines, mais

proches par leur situation de mobilité, est fondamentalement civilisatrice : exit

le marquage le plus usuel entre autochtone et étranger, ethnique parfois ; en

somme, l'identité commune à tous les arpenteurs des territoires circulatoires est

faite de la plus grande interaction possible entre altérités...

La notion de territoire circulatoire habilite une démarche

anthropologique étendue à la définition d'espaces relativement autonomes

supportant des segmentations sociales et économiques originales. La mobilité

spatiale exprime donc plus qu'un mode commun d'usage des espaces, mais

aussi des hiérarchies sociales, des reconnaissances qui donnent force et

pouvoir, qui dissimulent aux yeux des sociétés de sédentaires des violences et

des exploitations non moins radicales, mais autres, obscures, peu visibles,

parce que Tailleurs de l'étrange ne se confond pas avec Tailleurs du lieu pour

celui demeuré dans l'immobilité de ses certitudes indigènes. Les personnes en

situation d'errance, quelles que soient leurs origines et leurs fortunes, paient un

trih"t élevé n^ur nrnn¿rjr ua.neu de-nrotertion dps.circulants mnîtrps dp. Ifiiiri r r r i

mobilités : passages de frontières à risques, clandestinités diverses, tâches

pénibles sans limites horaires autres que l'épuisement de certaines formes de

travail « au noir », ...

107

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Villes et villages sont parsemés de ces lieux de l'articulation entre

territoires circulatoires et espaces locaux, mais c'est la logique de flux, de

mouvement l'ordre des temporalités qui crée la connexion, qui habilite le lieu

à exprimer ce rôle d'interface.

Les lieux et emplacements, souvent interchangeables, supports à la

manifestation de ces articulations, aux coprésences, sont à décrire et à

concevoir comme contextes, décors parfois : ils ne prennent sens et

n'introduisent à la compréhension des mutations générales tributaires de ces

vastes mises en mouvement de collectifs humains qu'en tant que témoins et

supports des mouvements. Ils manifestent la venue à forme socio-spatiale des

temps-négociations des réseaux.

Les circulations produisent et décrivent de nouvelles unités urbaines

composées d'éléments de diverses villes, villages, toujours d'étapes ; ces

espaces-temps urbains se manifestent comme une vaste centralité et substituent

la fluidité de leur organisation multipolaire, sans antériorité autre que celle

permise par l'actualité des circulations, à l'ordre historique rigide des

hiérarchies de périphéries et de centres locaux. Une grande labilité

caractérise les lieux d'articulation entre territoires circulatoires et espaces

locaux, de telle sorte que tel emplacement, marché, rue commerçante, peut

disparaître rapidement pour apparaître tout aussi rapidement dans un autre

quartier de la ville, de la périphérie, de villes ou villages voisins, drainant les

mêmes populations ; de telle sorte encore que les lieux-articulations

spécialisent les populations qu'ils attirent, ethniques ici, à Belsunce puis Porte

d'Aix, mêlées plus loin, dans un grand marché public de périphérie ; de telle

sorte encore qu'apparaissent en ces lieux des entrepreneurs d'origines fort

différentes au fur et à mesure de l'expansion des territoires circulatoires. La

dissémination par coprésence des différences d'origine des entrepreneurs

dans les multiples emplacements d'articulation entre mouvement et sédentarité

réalise le reflet des capacités, que nous désignons comme civilisatrices, de

1?R

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métissage dans l'univers des transactions et alliances des territoires

circulatoires.

De l'ethnique à l'étranger.

Un acquis de nos diverses recherches réside dans la nécessité de ne pas

rendre compte de ces mouvements et de ces compétences comme spécifiques

des migrants désignés en tant que pauvres et ethniques : I' « ethnie business »

fait aujourd'hui mode mais l'inscription des populations les plus diverses dans

les processus de mondialisation est relativement masquée par cette centration

sur l'exemplarité des « ethnies ». Non seulement des élites professionnelles,

ouvriers du fer ou employés de firmes multinationales, constituent de telles

configurations socio-spatiales du mouvement, mais encore des jeunes à la

recherche d'opportunités se déplacent dans les territoires circulatoires de leurs

familles, clans pour les Tsiganes, diasporas pour d'autres, des femmes

migrantes primo-arrivantes y trouvent appui pour découvrir l'étape qui

permettra d'envisager une existence nouvelle, ... C'est pourquoi il est

nécessaire de généraliser la notion d'étranger à tous ceux, quelles que soient

leurs origines, qui arrivent, passent, s'installent dans des territoires où ils ne

sont pas « référencés » par ces « autochtones » qui ont négocié depuis

longtemps leur place dans les hiérarchies des légitimités locales. L'ethnique

doit donc laisser place à l'étranger dans cet effort de compréhension. C'est

dire que si l'ethnic-immigrant « bricole » d'une façon affirmée, ou

exemplarisée, les normes et valeurs, éventuellement les réglementations et les

lois, de la société traversée ou investie, d'autres populations moins visibles,

moins désignées,, de l'intérieur même de ces univers normatifs et normalisés,

les négocient, les contournent-elles aussi, mais autrement. La compétence pour

entrer et sortir d'univers de normes locales concerne tout autant le Marocain

activant sa part de territoires circulatoires en de nombreuses étapes/ réseaux

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entre Marrakech et Marseille, que le ¡eune autochtone Toulousain, fils de

'bonne famille' et élève ingénieur, franchissant à la fois les frontières

internationales et les cloisonnements de normes lorsqu'il se déplace à

Barcelone pour l'achat puis le convoyage d'héroïne". Les réseaux, la nature

des liens sociaux, qui supportent leurs déplacements sont très différents,

antagoniques même, mais le savoir tirer ressource des.circulations est de

nature proche. L'un comme l'autre prennent place dans des territoires

circulatoires qui négocient de fait la contemporanéité de leurs activités et la

simultanéité de leurs présences dans les espaces de la ville et du transit.

Deux déplacements de sens s'imposent donc à nous : de l'ethnie à

l'étranger d'une part, ou mieux, pour se détacher de cette catégorisation de

Tailleurs lointain, à l'étrange et d'autre part de la migration à la mobilité.

Immigration, émigration, migration même, renvoient trop à cet univers de

l'autre distant, différent, ethnique. Si les mouvements que nous appréhendons

chez le migrant ethnique comme expression, mise en œuvre des processus de

mondialisation, sont bien tels, alors tous les mouvements de population qui

apparaissent dans les espaces les plus restreints n'échappent pas à ce sens

nouveau, à ce langage balbutiant de la mondialisation : la transformation du

statut des uns ne peut que modifier l'édifice général des représentations, des

valeurs et des normes qui lui donnent sens singulier. Une sémantique générale

nouvelle s'impose à partir de l'irruption d'éléments de sens nouveaux. Dès lors

l'urgence consiste à produire les notions, les modes d'observation et de

description, qui rendent compte des articulations et simultanéités des

mouvements généralisés qui redéfinissent les règles de I '« être ensemble »,

dans les côtoiements des voisinages momentanés, le marché, tel ou tel

emplacement de l'espace public, et durables.

32 A. Tarrius et L. Missaoui -.Naissance d'une mafia catalane ? Les «fils Je bonnes familles » dans les trafics d'héroïne entre Barcelone et le Sud de lu Frunce. Trabucan e. 1999.

nn

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Entrer, sortir.

L'entrée dans ces territoires circulatoires s'effectue toujours sur le mode

de la cooptation à partir d'une solidarisation forte autour de conventions, de

règles éthiques, de normes, permettant les régulations internes en l'absence de

codifications juridiques écrites et d'instances policières ou judiciaires

spécialisées ; l'entrée dans les réseaux des économies souterraines telles que

celles que nous décrivons dans les entours méditerranéens se réalise par

exemple lors d'une transaction d'achat en présence d'un « notaire informel »,

hadj, ou pied-noir vivant de ses relations avec les deux bords de la

Méditerranée, ou encore commerçant influent ayant quitté « dans l'honneur »

les activités souterraines : celui qui était jusque là « client » est alors pressenti

pour vivre de ses convoyages ; l'influence commerciale qu'il a acquise dans

tel lieu et la considération qu'il a su faire naître chez ses fournisseurs

produisent cette cooptation qui lui confère un statut nouveau, l'introduisent

dans ces territoires circulatoires parsemés de ressources et d'opportunités

nouvelles et nombreuses, éparpillées désormais tout au long de ce qui n'était

pour lui qu'un itinéraire entre origine et destination. Pour les uns et les autres

un moment existe où est manifestée l'adhésion à des codes d'honneur, où

parole est donnée et échangée devant témoins « dignes » : désormais

l'individu nouvellement agrégé et ses proches, pourront déployer leurs projets

dans un milieu social où les opportunités sont multipliées par le passage de la

référence identitaire antérieure, celle indiquant qui est institué identique par

naissance, à la nouvelle référence métisse et cosmopolite, qui dit avec quels

autres ils partageront désormais leur destin.

La sortie sanctionne l'écart à la parole donnée ou au contraire la

réussite : dans le premier cas les individus de forte notoriété qui l'ont accueilli

discréditent immédiatement et définitivement celui qui a « mal agi », mis en

danger la cohésion du collectif. Nous avons pu constater le cas d'un

commerçant toulousain de tapis, d'origine juive séfarade, qui, pour avoir

m

t

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accepté • en connaissance de cause de revendre un chargement de

marchandises, destiné à un commerçant turc installé à Marseille, dérobé dans

le camion qui effectuait le transit depuis Bruxelles, fut expulsé des réseaux

commerciaux : plus aucune « fourmi », ni aucun revendeur de marché ou de

porte à porte, n'est retournée acheter chez lui. Ce déclin n'a pris qu'une

semaine : un hadj sénégalais de Marseille, « parrain » de ce commerçant,

c'est à dire qui l'avait en premier lieu institué comme correspondant de

nombreux circulants, avertit immédiatement des personnalités des diverses

composantes des réseaux commerciaux centrés sur Belsunce. La diffusion de

l'annonce de la mesure d'exclusion dura environ trois journées, de Marseille

à Bruxelles, Toulouse, Montpellier et Alicante. Cinq semaines après cet

événement, le commerçant quittait définitivement son commerce, après une

revente en moins value. Les cas inverses sont plus fréquents où, après un temps

de circulation, une « fourmi » s'installe en magasin dans un des emplacements

étapes des territoires circulatoires, d'abord articulant officialité et subterranéité

par des ventes de produits fiscalement en règle ou non, puis par des seules

activités d'officialité. Ce parcours, cet itinéraire d'intégration, inusuel pour les

sociétés d'accueil, est considéré dans le milieu des circulants comme une

réussite : ces personnes fournissent souvent les témoins des cooptations, voire

les « notaires informels ».

Articulations et superpositions territoriales»

Nous ne pouvons adhérer aux analyses dominantes localisées dans le

seul espace de la ville « d'arrivée », qui serait à même de permettre toutes les

lectures des faits de circulation, ni davantage considérer que la mobilisation

internationale de la force de travail est l'unique mode de traversée des

espaces interurbains ou internationaux. Il s'agit là de deux dispositions de

recherche, en cohérence avec les logiques localistes, qui interdisent

l'appréhension du mouvement de traversée comme source de sens. Nous

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désirions prendre au sérieux les narrations que font les populations mobiles de

leurs parcours et qui mêlent à l'ici, où ils sont aujourd'hui, et au là-bas, d'où ils

viennent et retournent sans cesse, un enfre deux, ¡amais épuisé entre ces deux

bouts de trajectoire, qui disent projet là où nous voyons ex/7, circulation là où

nous exigeons fixation, enracinement. Notre curiosité ne consiste pas à savoir

si cet autre est plus ou moins étranger, plus ou moins objet pour nous, mais,

sachant qu'il est Autre, voir enfin, révéler, ce qu'il produit, de sa différence,

entre ses lieux et les nôtres.

C'est par la connexion des différents étages territoriaux constitutifs des

cheminements, par les articulations entre temps et espaces des trajectoires

singulières et des destins collectifs, que nous mettons en évidence deux modes

de construction sociale de la ville. Celui, autochtone, localisé, redevable des

hiérarchies territoriales et politiques nationales, de l'ordre historique de nos

centralitas, porté plus particulièrement par les élus et les aménageurs. Sa

production spatiale est celle de la juxtaposition ; c'est celle de l'Etat qui dit, qui

fait, qui a. Et trop de chercheurs ont examiné l'être mobile sous cette seule

perspective de l'immigrant, qui permet le repérage de la position de l'autre

par rapport à l'indigène. Le deuxième mode de construction sociale de la

ville, dissimulé derrière l'évidence locale des juxtapositions, dit que tel lieu

discret de la cité est un point de passage, d'échange, une halte où l'on se

reconnaît, de haute densité relationnelle pour des populations qui tiennent

puissance sur l'espace de leur capacité de déborder, traverser ainsi les

assignations politiques aux juxtapositions locales ; les lieux constitutifs de nos

légitimités « identitaires » locales sont ainsi recomposés en un vaste territoire

échappant à nos centralitas, animé d'incessants mouvements, hors des étroits

maillages de la technostructure,, fluide,, à distance de l'Etat et peu saisissable

par les rationalités de l'installé. Ce mode là est fait de superpositions. Les lieux

fréquentés, habités, traversés, sont saisis comme éléments de vastes ensembles

territoriaux supports aux réseaux et références des collectifs mobiles, riches ou

m

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pauvres/ethniques ou non. Il s'agit bien de territoires circulatoires, productions

de mémoires collectives cosmopolites et de pratiques d'échanges sans cesse

plus amples, où valeurs éthiques et économiques frans-versales, trans-

frontalières, /nfer-culturelles, /nfer-ethniques, viennent à forme sociale originale

et différencient des populations sédentaires. Deux objets de recherche

s'imposaient donc à nous simultanément : définir au mieux ces territoires

circulatoires et comprendre comment les juxtapositions d'espaces qu'ils

génèrent s'articulent aux espaces autochtones, locaux. En effet les vastes

territoires circulatoires, aux centralités multiples, puisque supports à de

nombreux réseaux, coïncident rarement avec les centralités urbaines locales,

réifications premières, constituées en « histoire du lieu », de la vieille

assignation à immobilité de nos sociétés et de leurs institutions.

Territoires autres et formes d'intégration inusuelles.

Les territoires circulatoires se comportent comme des supports

commodes, lieux privilégiés des bricolages et des interactions d'entrée et de

sortie des statuts de chacun qui les parcourt, espaces qui permettent, n'en

déplaise à la grande tradition de l'action sociale constitutionnelle -qui mesure

la place, la distance, où se tient l'autre par rapport à ce centre virtuel de la

'citoyenneté'- ou encore à celle de l'Ecole de Chicago -je pense à cet

« homme marginal » de Park, ni d'ici ni de là-bas-, d' être à la fois d'ici et de

là-bas, tout proche et très lointain en même temps, selon les opportunités et les

types d'échange en œuvre dans la trame dense des côtoiements. Le territoire

circulatoire ne confère aucune indigénéité, même s'il donne compétence : il est

espace-temps de la transition-mondialisation, il est intermédiaire, nouvelle

instance intégratrice aux sociabilités les plus cosmopolites. Nos enquêtes

récentes, concernant l'apparition de transformations cosmopolites dans des

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ports de la côte espagnole méditerranéenne", nous permettent d '

appréhender comme fait social généralisé la cooccurrence de l'apparition du

commerçant ethnique, le retour de vieilles diasporas locales, l'irruption

d'entrepreneurs, de financiers venus des centralités nationales, de 'petits

migrants', arrivés d'autres nations ou d'autres régions, ou de villages voisins,

pour de 'petits emplois', de fonctionnaires internationaux. Ces observations

impliquent que ces territoires circulatoires fonctionnent comme supports à des

formes de transactions/articulations multiples -entre mobilités et sédentarités,

informalité et officialité, solitude et communautarisation, étrangers et

autochtones, élites et apprentis

Un des effets les plus paradoxaux en apparence des modalités

d'association-dissociation entre territoires circulatoires et lieux de résidence,

de sédentarité relative, réside dans le double statut simultané des lieux de

résidence concentrant des populations de « fourmis » des économies

souterraines internationales, et plus particulièrement des Maghrébins. Des

chercheurs signalent la « ghettoïsation » croissante de quartiers périphériques

d'habitat social peuplés de migrants ; certains parlent même de « secession34 »

politique et sociale. Il est en effet aisé d'observer les distances de plus en plus

grandes, marquées souvent par des comportements revendicatifs des ¡eunes,

manifestées par les habitants de ces quartiers par rapport aux autres

populations urbaines. C'est pourtant aussi dans ces lieux que résident les

fourmis et autres entrepreneurs des économies souterraines les plus actifs, les

plus circulants, les plus susceptibles d'influence sur les destins collectifs des

migrants. De fait le développement de ces compétences circulatoires, de ces

initiatives de « l'entre deux mondes », parmi des populations concentrées dans

ces zones d'habitat objets de l'observation et de la sollicitude des dispositifs

•" voir conclusion l'ers de nouveaux cosmopolitismes. 34 On liia les divers tiavaux de Marie-Cluisline JAILLET. Laboratoire CIEU-CNRS Toulouse le Miiail. Par ailleurs le terme de « ghettoïsation » est impropre pour désigner la situation résidentielle de populations aux mobilités plus affirmées, en amplitude et en fréquence, que celles des populations autochtones et voisines....

ns

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sociaux de l'Intégration suggère de telles prises de distances. Les familles

marocaines, par exemple, « s'étalent » de plus en plus dans de vastes espaces

internationaux et utilisent les localisations collatérales comme autant de

ressources, pour les circulations bien sûr, mais aussi pour l'emploi ou la

formation des jeunes" ; d'une façon générale l'expérience de telles

compétences place à distance des sollicitations pour des parcours

d'intégration locale. Les échelles territoriales des devenirs familiaux sont de

plus en plus internationales, dans ces populations, et les capacités métisses

liées aux formes relationnelles caractéristiques des territoires circulatoires

permettent aux uns et aux autres de manifester des présences résidentielles à

distance des attentes et des régulations locales. Relativisant les frontières

ethniques dans l'espace circulation, ces populations manifestent dans leurs

étapes résidentielles des mises sous frontière radicales. Nous avons par

ailleurs constaté la réalité du risque couru par ceux qui évoluent de façon

continue dans les territoires circulatoires d'une dissociation forte entre univers

domestique, résidentiel, familial et univers des commerces, des ententes, des

circulations.

Les réussites les plus affirmées des populations mobiles dans la

construction de rôles locaux transformant les sociabilités générales et

historiques, caractérisent ceux qui savent instaurer des moments d'allers-

retours immédiats, furtifs ou relativement durables, démonstratifs ou peu

visibles, entre univers de normes, d'appartenances différentes, ceux en somme

qui savent articuler circulations et étapes. La notion de « territoire circulatoire »

permet de dire comment aujourd'hui être d'ici et de là-bas est simultanément

possible.

Vers de nouveaux cosmopolitismes.

35 A. TARRIUS: Fin Je siècle incertaine à Perpignan. Drogues, communautés, jeunes sans emploi et renouveau Jes civilités Jans une ville moyenne française. Tiabucaire. Caiiel. 1997, 2"™ éd. 1999.

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L'exemple du Levant espagnol illustrera notre propos.

Les émeutes racistes survenues à Sta Coloma, dans la périphérie de

Barcelone, en juillet 1999, puis en divers autres lieux de la Catalogne, et en

Andalousie, à El E¡ido, près d'Almeria, en février 2000, ont réactualisé

l'image ancestrale d'une société espagnole animée d'une radicale

xénophobie anti-« Maures ».

La région pauvre d'émigration traditionnelle, l'Andalousie, comme celle,

riche, d'immigration, la Catalogne, ont mis en scène les pogroms anti-arabes

et anti-africains. Dans la première, pour le dire rapidement, le passage d'une

agriculture familiale pauvre nourrissant péniblement des familles amputées par

l'exil des enfants, toujours en surnombre, à une horticulture intensive sous serre

produisant quatre à cinq saisons annuelles de légumes, a provoqué l'appel

tout aussi intense d'une main d'oeuvre immigrée, marocaine par commodité34,

particulièrement exploitée. Sommeil, à dix, sous des plastiques, au fond des

serres, hygiène inconnue ou tributaire de l'eau très polluée des canaux

d'irrigation, nourriture insuffisante, pour ne pas entamer les maigres pécules

du travail « au noir », prostitution sordide de jeunes femmes enlevées à leurs

familles marocaines abusées par les promesses d'un mariage dans I' « el

dorado » espagnol, mise en compétition de la misère des « Maures » avec

celle des « Russes37 », migrants d'Europe de l'Est, pour le travail dans les serres

des hommes mais encore pour la prostitution des femmes. Nous avons là le lot

mondialisé de l'assujettissement des pauvres par les riches et l'administration

de la preuve que ce type d'exploitation est fondamentalement structurant des

phénomènes migratoires. A El Ejido, trente mille Marocains étaient

approximativement identifiés en février 2000 : parmi eux 20 000 étaient des

« sans-papiers », des errants de la misère. Les émeutiers andalous ne les

36 Les enclaves espagnoles de Ceuta et de Mélila concentrent des migrants marocains pauvres et des réseaux espagnols organisent, après divers filtrages, leurs transfeils vers l'Andalousie. 37 En fait de 'Russes', il s'agit surtout de Roumains : les désignations xénophobes, là comme ailleurs ne s'embarassent pas de tels amalgames.

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pourchassèrent pas : ¡Is risquaient ainsi d'endommager les serres ; ils

préférèrent brûler des appartements qui abritaient des immigrants en situation

légale, frapper des hommes et des femmes Arabes occupés à des activités de

voisinage quotidien dans la ville même d'EI Ejido. Le message est clair : il ne

faut pas prendre place ici, paraître, bénéficier de quelques lois qui confèrent

humanité au travailleur. Reproduction, « acclimatée » au contexte « civilisé »

de la Communauté Européenne, d'affrontements autrement meurtriers dans les

Balkans. Luttes interethniques, luttes inter-religieuses, sur fond d'exploitation

économique radicale.

A Barcelone et en Catalogne, le « traitement » des immigrants pauvres,

et des Andalous en particulier, est chose fort ancienne : l'agglomération même

est structurée suivant des logiques migratoires portées à configurations

ethniques. La ville centre de Barcelone agglomère une forte densité de

Catalans, et pour eux les gouvernements nationalistes de l'après franquisme

oeuvrent avec zèle, quant aux communes périphériques, elles concentrent les

Andalous ou les autres Espagnols, et les Gitans non-catalans, ceux d'origine

catalane se regroupant dans des quartiers du centre, comme Sant Antoni ou

les Barris de Gracia. Lorsqu'en Juillet 1999 environ un millier de personnes se

rendirent à Santa Coloma, dans la banlieue Nord-Est, pour « casser du Maure

et du Noir », les dirigeants locaux tentèrent d'étouffer l'affaire en attribuant

ces exactions aux « autres migrants des banlieues dépossédés de leurs

emplois », c'est à dire aux non-Catalans. Hélas pour cette rhétorique, en

septembre et octobre 1999, des émeutes racistes encore plus violentes se

manifestèrent dans des petites villes des milieux ruraux catalans, au Nord de

Barcelone. Le nationalisme catalan entretenu par toutes les forces politiques

locales d'avant-plan, qui avait contribué à vaincre et dépasser le fascisme

franquiste, avait persuadé les populations que l'ère de la tranquille installation

dans les dividendes de l'affirmation identitaire locale était enfin arrivée : cette

parousie, effectivement accompagnée d'un développement économique

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important dans tous les secteurs d'activité, se prêtait bien à I' « importation »

de travailleurs aussi noirs que les activités qu'on leur proposait, mais pas

d'êtres humains qui laissèrent rapidement augurer des descendances

« grises ». Au sud andalou, comme au Nord Catalan, les prétextes à pogroms

furent des liens ou des incidents entre hommes arabes ou Africains et femmes

locales.

Ces deux situations paroxystiques exposent probablement la répétition

des scénarios récurrents de l'exploitation de l'autre, tenu comme totalement

autre, à une distance telle que le moindre échange non estampillé du sceau

de l'inégalité est impossible, inconcevable. Accumulation, instrumentation,

assujettissement : deux régions, qui entretenaient historiquement des relations

de dépendance-exploitation par les migrations internes, dès lors qu'un tiers

extérieur prend place, expriment les mêmes comportements xénophobes.

Pourtant l'intérêt de cette description est ailleurs, dans la façon dont ces

événements attirent l'attention sur de vieilles répétitions, d'effrayantes

régressions, alors même que des régions voisines vivent, dans le non-désigné,

des transformations d'un autre type et d'une autre portée.

Ce phénomène, de dissimulation d'une transformation sociale par

l'exhibition de faits de crises, nous l'avons identifié, lorsque se mettent en

place des territoires circulatoires à l'initiative d'étrangers aux lieux, toujours

très minoritaires par rapport aux flux de collectifs migratoires, mais sources de

production de formes sociales nouvelles, donc hautement créatifs et porteurs

d'avenir.

L'évolution des formes sociales et spatiales de la région du Levant

espagnol située entre Valencia et Murcia, et plus particulièrement le triangle

dont les côtés mesurent environ quarante kilomètres, Benidorm-Alicante-Elche,

qui rassemble plus de 650 000 habitants, est particulièrement intéressante à

observer conjointement à celle des deux régions déjà signalées.

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Le moment clé de l'entrée du port d'Alicante dans de nouvelles

configurations cosmopolites propices à son développement réside dans les

années 1961 et 1962 : c'est alors qu'environ 2 800 Pieds-Noirs, pour la très

grande majorité ayant fait un aller-retour de deux ou trois générations du

Levant d'Alicante vers l'Algérie, rejoignent les 1 900 déjà revenus du Maroc

quelques années auparavant. On signale parmi ces familles, des noms

célèbres, tel Ortiz, de personnes engagées auprès de l'Organisation de

l'Armée Secrète qui attirent dans leur sillage non seulement des population

pieds-noirs d'origines européennes diverses38, mais encore des Algériens

arabo-berbères qui vivront là d'autres destins que ceux marqués, en France,

par l'enfermement des harkis. Ce collectif investit rapidement dans la

construction d'un vaste ensemble résidentiel côtier et y réside, en même temps

qu'il permet un essor du port d'Alicante en multipliant ses liens avec les pays

arabes du Maghreb et du Moyen-Orient. La migration d'exil, de repli, devient

retour d'une population initiatrice de liens nouveaux avec l'espace sud-

méditerranéen. Cette influence n'est pas absente de la fixation sur les côtes,

de Benidorm à Alicante, de populations arabes riches : villas et espaces

résidentiels et de loisirs des unes et des autres éloigneront un peu le touriste

moyennement fortuné d'été pour fixer des populations retraitées de l'Europe

du Nord ; les Anglais se déploieront des côtes vers le quartier central

historique, le « quartier Maure » constitué de petites maisons abritées,

réhabilitées avec goût. Cependant à la fin des années 80, et tout au long des

années 90, le port d'Alicante devient une importante frontière avec l'Algérie,

et en particulier Oran : la France restreint les visas et le voyage maritime

depuis Marseille est coûteux, le Maroc ferme sa frontière d'Oujda avec

l'Algérie,,, rendant le voyage terrestre hasardeux. Alicante accueille les flux

18 on lira le remarquable ouvrage d'un jeune chercheur de l'Université d'Alicante : Juan David SEMPERE SOUVANNAVONG, Lus « Pieds-Noirs » en Alictmle. Las migraciones inducidas por la decolonizacion. Publicaciones de la Universidad de Alicante. 1997. Par ailleurs un article de J.-D. Sempere sur les transits d'Algériens par Alicante sera bientôt publié par la Revue Européenne des Migrations Internationales.

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d'Algériens : un espace est aménagé sur une ¡etée d'accostage, avec ses

bureaux de change, ses boutiques-bazar, ses cafés abritant de multiples

transactions, sa gare routière extérieure permettant le stationnement

d'autocars en partance pour les principaux lieux de résidence des Algériens

en Europe. Les Marocains, nombreux à emprunter les autoroutes de la côte

méditerranéenne pour rejoindre leur pays ou en venir, choisissent Alicante

comme étape espagnole des réseaux, précisément en vertu de la diversité des

modes de communications présents. Ainsi s'est affirmé un dispositif d' « étape-

circulation » particulièrement riche : plus de quarante boutiques-bazars

spécialisées chacunes dans des ventes prisées par les circulants dans le

quartier résidentiel qui jouxte le port, plus de soixante boutiques de vente de

tapis de toutes formes et de toutes figurations dans le village de Crevillente,

voisin d'Elche, le long de l'autoroute, tissés sur place par des petites

entreprises espagnoles qui se sont reconverties à « l'art musulman », comme

nous disait l'un d'entre eux, et enrichies. Ces boutiques, à Crevillente, vendent

accessoirement, et en petite quantité, les autres marchandises généralement

chargées pour les voyages vers le Maroc, et renvoient systématiquement à

celles spécialisées d'Alicante, qui ne commercialisent pas, évidemment, des

tapis ; ce dispositif s'étalle sur quarante kilomètres à partir d'Alicante et

englobe Elche, où un quartier s'est développé en véritable « village-urbain »

algéro-marocain, abritant les marchands, leurs aides nombreux, et les ouvriers

des orangeraies et industries voisines.

Alicante est, historiquement, le port de Madrid, par la route d'Albacete,

l'extrême limite des Pays Catalans, et la porte de l'Andalousie : sorte de

« pliure » entre les deux régions espagnoles de la richesse et de la pauvreté,

et le centre politique national i le triangle Benidorm-Alicante-Elche est en

quelque sorte « neutralisé » du point de vue des oppositions frontales entre

identités locales. La trilogie Andalousie, Castille et Catalogne y est présente et

ménagée depuis des siècles. Les sociétés commerciales, l'import-export

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madrilène, sont donc bien présentes, et des aménagements urbains le

signifient depuis les années 60.

Cette fonction de transit vers des espaces lointains a attiré, surtout dans

la dernière décennie, des populations internationales en réseaux : Pakistanais,

liés à Andorre et à Londres, Laotiens, présents dans les marchés locaux par la

vente de bijoux-babioles fabriqués de par le monde et commercialisés carrer

de la Boqueria à Barcelone, Sud Américains, Sénégalais, sont présents et

actifs. Les Gitans, eux, se sont localisés dans les nombreux interstices qu'offre

cette vaste conurbation et vendent des tissus et des dessous féminins sur les

marchés publics ou dans les rues.

Enfin l'installation d'environ un millier de fonctionnaires européens de

l'Institut Communautaire de Normalisation réalise encore une présence de

circulants qui, avec les professions induites et les familles, se chiffre autour de

six mille nouveaux habitants.

Chacune des villes, mais aussi chaque population, déploie ses propres

stratégies de développement ; ainsi le port d'Alicante, disposant d'un statut

autonome, se dote d'infrastructures de loisirs, multiplexe de cinémas, casino,

hôtels, restaurants, à vocation des populations résidentes sur cinquante

kilomètres de côte que des transports maritimes ultra-rapides rabattront vers

cette enclave de cocagne. Pour mieux signifier son unité face à la ville

d'Alicante dans laquelle le Port est enserré, un passage sous-marin entre les

deux jetées est creusé « afin de les unifier en une entité urbaine gérable »,

nous dit un responsable commercial. Les autorités municipales, quant à elles,

jugent l'initiative intéressante d'une part parce qu'elle contribue au

développement de la ville et d'autre part parce qu'elle « concentre tous les

bruits des. loisirs sur la mer qui les engjoutit » nous déclarait une personnalité

municipale. Quant au développement des bazars et commerces « ethniques »,

cet élu nous signalait que « tout ce qui importe c'est qu'ils accompagnent les

politiques municipales de réhabilitation quand il y a lieu; pour le reste, ce

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n'est pas notre affaire, chacun ¡ci adore le Dieu qui lui convient le mieux et

mange ce qui fait goût pour lui -/o que li guste-, selon une expression

catalane ». Nous sommes loin des déclarations marseillaises sur la

« nécessaire reconquêfe du centre ville arabe », ou barcelonaises sur « la

nécessité de faire une place aux étrangers dans un aménagement spécialisé

de périphérie », obtenues auprès de responsables politiques.

Ce type de configuration multipolaire spatialement et socialement,

carrefour de réseaux proches et lointains, caractérise « l'entre deux »

méditerranéen espagnol, mais encore quelques villes portuaires de

dimensions moyennes en Italie et en Grèce, pour ne parler que des côtes

euro-méditerranéennes.

Ce modèle paisible se développe alors même que les affrontements

racistes revêtent ailleurs, sur ces côtes, une extrême violence : bien sûr deux

modèles migratoires extrêmement contrastés s'opposent entre d'une part la

profusion des initiatives de circulants à Alicante et l'entassement-

assujétissement de migrants surexploités en Catalogne et en Andalousie. Il

n'est pas certain que la seconde configuration ne marque la limite même des

modernisation des deux régions concernées alors que la première, dans la

région d'Alicante, permet d'apercevoir des possibilités de développement

aussi vastes que les circulations mondiales le permettent actuellement.

Les mouvements, essentiellement migratoires, qui peuplent sans cesse ces

territoires sont historiquement nouveaux : ils ne répètent pas des modes

migratoires identifiés par le passé car ils échappent désormais, par une

cohésion apparemment paradoxale parce que lamáis atteinte par l'ordre des

Etats-nations, aux emprises politiques régulatrices.

Car telle est la finalité historíeme de ces territoires circulatoires^ celle oui

nous concerne particulièrement : d'abord apprendre à qui veut l'apercevoir

que le territoire ne produit pas que de l'identité, notre identique, mais aussi de

l'altérité, de l'étrange, leur différence, en situant le monde dans le lieu, et

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ensuite instituer des modes de transversalité, des entre-deux, des périphéries,

des marges, des métissages, qui bousculent irrémédiablement les topiques de

la centralité, celle de la ville et celle de l'identité bien sûr, en les tirant du lieu

vers le monde...

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