les femmes et le jazz / claudine vivier, danielle...

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les femmes et le jazz par Claudine Vivier et Danielle Blouin Billie Holiday «Assise jambes croisées au pia- no, la cigarette au bec, elle écrivait sa musique de la main droite tout en accompagnant le show d'une main gauche très swingante! J'étais vraiment impressionnée... Je me suis dit 'Mary, un jour, tu seras capable d'en faire autant Et effectivement, je l'ai fait.. »' Cette pianiste qui jouait, dirigeait et composait simultanément dans un théâtre noir de Pittsburg s'appe- lait Lovie Austin, et la toute jeune femme qui l'écoutait bouche bée n'était autre que Mary Lou Williams. Qui connaît Lovie Austin ? Ce fut pourtant unegrande compositeure de blues qui écrivit notamment pour Bessie Smith/Photo : Carl Van Vechten Bessie Smith (Any Women Blues) et qui accompagna avec ses «Lovie Austin Blues Serenaders» de gran- des chanteuses comme Ma Rainey et Ida Cox dans les années 20. Qui connaît Alberta Hunter, qui compo- sa à 11 ans Downed Heart Blues que Bessie enregistra plus tard et qui fut vendu à 780 000 exemplai- res? L'histoire du jazz coïncide avec celle du disque. Mais dès qu'on entreprend ici une recherche dis- cographique et bibliographique sur les musiciennes de jazz, on se heurte à une invisibilité telle qu'on en de- meure perplexe. Excepté pour les plus grandes, exclusivement des chanteuses, il est difficile deretrou- ver les traces de la multitude de 52 LA VIE EN ROSE septembre, octobre 1982

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lesfemmesetle

jazz

par Claudine Vivier

et Danielle Blouin

Billie Holiday

«Assise jambes croisées au pia-no, la cigarette au bec, elle écrivaitsa musique de la main droite touten accompagnant le show d'unemain gauche très swingante!J'étais vraiment impressionnée...Je me suis dit 'Mary, un jour, tuseras capable d'en faire autantEt effectivement, je l'ai fait.. »'

Cette pianiste qui jouait, dirigeaitet composait simultanément dansun théâtre noir de Pittsburg s'appe-lait Lovie Austin, et la toute jeunefemme qui l'écoutait bouche béen'était autre que Mary Lou Williams.Qui connaît Lovie Austin ? Ce futpourtant une grande compositeurede blues qui écrivit notamment pour

Bessie Smith/Photo : Carl Van Vechten

Bessie Smith (Any Women Blues) etqui accompagna avec ses «LovieAustin Blues Serenaders» de gran-des chanteuses comme Ma Raineyet Ida Cox dans les années 20. Quiconnaît Alberta Hunter, qui compo-sa à 11 ans Downed Heart Bluesque Bessie enregistra plus tard etqui fut vendu à 780 000 exemplai-res?

L'histoire du jazz coïncide aveccelle du disque. Mais dès qu'onentreprend ici une recherche dis-cographique et bibliographique surles musiciennes de jazz, on se heurteà une invisibilité telle qu'on en de-meure perplexe. Excepté pour lesplus grandes, exclusivement deschanteuses, il est difficile de retrou-ver les traces de la multitude de

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MONIQUE BENOIT

Horizontalement Verticalement1- Elles le sont sans être

géniales.2- Sa place n'est pas de-

vant la caméra.3- Chaque amazone

avait le sien.- Conseil d'adminis-tration.- Voyelles.

4- Habille.- Pour bien s'enten-dre.

5- Mesure agraire.- La paresseuse y lit- Le temps desbleuets.

6- Ève en fut expulsée.- Perd.

7- Elle incarnait «Cordélia» (init)

- Une chandelle surle gâteau.- Elle a écrit «Les femmes et le sens demes et le sens del'honneur» (init).

8- Elle allaita Rémus etRomulus.- Quatre.

9- Rose sauvage.- Thallium.

10- Seul.- Auteure de «Mamère mon miroir»(init)- Voyelles qui se sui-vent

11- Prétextes à bûchers12- Pas l'endroit

- Le nez lui rougit, findécembre.

1- Moins payée que lesmâles de l'espèce.

2- Ventiler.- Il brûle dans nosmains.

3- Notre Voie.- Début d'ulcère.- Le Don Juan de nosgrands-mères (init).

4- Article espagnol.- Précède.

5- Fondatrice de «L'In-tégrale Éditrice».- C'est pas le paradis.

6- Catherine de Russieen était une.- Héroïne sucrée àToronto (init).

7- Une sexe symboleaméricaine des an-nées 60 (init).- Sert à lier.- On le trouve enrayon.

8- Enveloppe.- H2O sans U.- Rejeter, refuser.

9- Érotisation anormaledes fonctions urinai-res.- Note.

10- Affirmation.- Fleuve du Chili.

- Fleuve du Chili.- Principe féminin.

11- Donnait envie devomir.- Dans

12- Pronom personnel- Ce genre d'hommene peut plus nuire.

jazz:Discographie :Bessie Smith : Anthologie chez Columbia(trois albums de deux disques)Alberta Hunter: The Glory of ... », ColumbiaFC 37691Billie Holiday: «Strange Fruit». CBS BillieHoliday Story. CBS.Mary Lou Williams: «My Mamma Pined ARose On Me». Pablo 231 081 9Nina Simone : «Little Girl Blue: Sais 8546.Women in Jazz : «Ail Women Groups», StashRecords ST 111 «Pianists», Stash Records ST11 2 «Swingtime to Moderns», Stash RecordsST113Ella Fitzgerald : «Mack The Knite». Verve2304 155Anlta O'Day: «Sing the Winners», Verve UMV2536Annie Ross, Lambert, Hendrick and Ross,Odyssey PC 37020 CBSBetty Carter: «Round Midnight», Roulette5001Sarah Vaughan : «How Long». Pablo2310821.Dinah Washington : «Echoesofan Era», Roulette 104,

Joanne Brackeen: «Spécial Identity» Antille1001

Abbey Lincoln : Straight Ahead», Jazzman

Caria Bley : «3/4», Watt 3

Au dernier Festival international de jazz de Montréal,deux femmes en tête d'affiche : Cleo Laine et l'époustouflante

Betty Carter. Deux chanteuses, sur 19 musiciens vedettes... Rendrevisible la présence des femmes dans l'évolution du jazz et

donner le goût de les connaître, voilà toute l'ambition de cet articledivisé en deux volets. Tout d'abord, un bref tour d'horizon pour

faire revivre les interprètes de la musique noire américaine,puis une représentation de quelques grandes figures dujazz contemporain, qu'elles soient noires américaines,

blanches, européennes ou japonaises...

Mary-Lou Williams/Photo : Lynn Gilbert Maxine Sullivan/Photo : Puissiau

femmes qui elles aussi ont participéaux années héroïques d'entre lesdeux guerres, en jouant et en chan-tant dans les cafés, les bars, lesthéâtres, les salles de danse deChicago, Kansas City, Harlem, etdans le Sud. Chanteuses, mais aussicompositeures, arrangeuses, ins-trumentistes (surtout le piano, rare-ment dans les reed - clarinettes etsaxos - ou les cuivres, presquejamais aux drums ou à la basse)elles n'ont pas enregistré sous leurnom et n'apparaissent que furtive-ment dans les biographies desgrands musiciens ou dans les té-moignages des producteurs de l'é-poque. Certaines petites maisonsde disques reprennent aujourd'huides rééditions-repiquages à la fa-

veur du retour aux années 40, épo-que dorée des orchestres féminins,mais ces témoignages demeurentrares.

Quant aux ouvrages historiqueset critiques existant en français, nousles devons à quelques papes blancspuristes et parisiens qui n'ont quemépris pour le jazz plus populaire(orchestres mineurs, rythm and bluesoù l'on trouve beaucoup de femmes)et qui haïssent farouchement toutce qui appartient au domaine de lavariété américaine. Souvent, s'ilscitent les plus célèbres des chan-teuses c'est pour en faire les épi-gones de grands musiciens : BillieHoliday «suivait» Lester Young etSarah Vaughan «suivait» CharlieParker.2

Le blues et les grandeschanteuses «classiques»

«Le blues ? Pour moi, le bluesest presque religieux C'est com-me des cantiques, ça a quelquechose de sacré comme les spiri-tuals. Le blues fait partie de moiet même quand j'étais gamine, etque je ne connaissais rien à lamusique, j'en chantais et j'enjouais en tapochant avec un seuldoigt »

Alberta Hunter

C'est Mammie Smith qui enregistrapour la première fois un blues sur

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disque, en 1 920. Crazy Blues ren-contra un tel succès que les com-pagnies se lancèrent immédiate-ment à la conquête de ce nouveaumarché dans la population noire (cefut le début des «race records» des-tinés à la communauté des ghettosurbains). Pendant 10 ans, le bluesde chanteuse, différent du bluesplus rural et plus marginal des chan-teurs, va connaître une vogue extra-ordinaire. Les femmes qui le chan-taient appartenaient au domaine dela «Variété»(on retrouve cette carac-téristique chez bien des chanteusesde musique noire américaine, desannées 20 à nos jours). Elles se pro-duisaient dans les réseaux de spec-tacles, les théâtres noirs, notam-ment dans le Sud, et chantaient desballades, des mélodies à la mode,dans des shows équivalents à nosopérettes; elles pouvaient jouer lacomédie et interpréter des bluesdans le même spectacle. C'est ainsique Ma Rainey, surnommée la mèredu blues, emmena Bessie Smithdans sa troupe pendant une coupled'années et influença beaucoupcelle qui allait devenir l'«lmpératricedu blues».

«Quand la fabuleuse Ma Raineyvint chanter dans un petit théâtresur l'avenue Wiley, elle était cou-verte de vrais diamants. Aux oreil-les, autour du cou, sur son diadè-me. Ses deux mains aussi étaientcouvertes de pierres; elle avaitles cheveux en bataille et desdents en or. Quel spectacle ! Plustard, la rumeur a couru que Maavait acheté cette marchandisevolée et qu'elle a dû rendre toutesa joallerie, perdant ainsi tout lefric qu'elle y avait mis...»

Mary Lou Williams

II est d'ailleurs amusant de voiravec quelles pincettes les historiensdu jazz, certainement plus distin-gués que les musicien-ne-s qu'ilsdécrivent, relatent la vie Drivée deces grandes vedettes de l'époque,évoquant prudemment la «bisexua-lité» de Ma Rainey ou l'«énormeappétit sexuel de Bessie Smith quis'étendait jusqu'aux femmes».3

Bessie refusait de se produiredevant des Blancs. Elle créa descentaines de blues, notamment lesfameux Empty Bed Blues, Cake-Walking Baby, Back Waters Blues,Gimme a pigfoot et vendit quatremillions de disques entre 1923 et1927. Il existe une excellente sériesur l'oeuvre de Bessie chez Colum-bia(c.f. discographie à la fin). Com-me beaucoup de musiciennes et demusiciens, elle connut le déclin et la

misère pendant la crise de 29 et dutentreprendre de nombreuses tour-nées pour gagner pas grand-chose.Elle est morte dans un accidentd'automobile en 1937, lors d'unetournée dans le Sud. Selon MezzMezzrow, l'hôpital local lui auraitrefusé l'accès à cause de sa cou-leur. Mais les historiens prétendentque cette version, reprise d'ailleurspar Edward Albee dans sa pièce «Lamort de Bessie Smith», appartient àla légende. Parmi les contemporai-nes de Bessie, il faut citer Ida Cox,Clara Smith (qui chanta des duosavec Bessie, ce qui paraît excep-tionnel car Bessie ne semblait guère«partageuse») Trixie Smith (FreightTrain Blues), Bertha «Chippie» Hallet Ethel Waters, qui travaillera dansles années 30 avec de grands or-chetres comme ceux de Duke El-lington ou Benny Goodman et quise situe plutôt comme une chanteu-se de jazz.

«Mais Bessie était la plus grande.Il n'y en a jamais eu de pareille, etil n'y en aura jamais plus. Même sisa voix était forte et rauque, elleavait une sorte de chagrin, non,pas du chagrin, il y avait cettedouleur. C'était comme si elleavait quelque chose à sortir, quel-que chose qu'elle avait juste àmettre en évidence.»

Alberta Hunter

Le blues, s'il constitue musicale-ment une des formes de base dujazz, possède au niveau vocal undomaine à part, parallèle au jazzinstrumental, qu'il soit resté tradi-tionnel ou qu'il se soit électrifié dansle rhythm and blues, cet espacemusical où les femmes occuperontune place bien plus grande quedans la pop music. Parmi les héri-tières de la tradition, il faut citer lagrande Dinah Washington, HelenHumes, Big Mamma Thornton, quivient de temps en temps à Montréal.Quant au rhythm and blues, qui neconnaît pas Aretha Francklin, in-fluencée comme Odetta par legospel, cette autre catégorie procheet parallèle au jazz représentée sur-tout par Mahalia Jackson et SisterRosetta Tharpe? Sans oublierRoberta Flack, Tina Turner, et sur-tout Nina Simone, cette extraordi-naire lutteuse, engagée commeNoire et comme femme, qui biensouvent bouleverse notre confortde consommatrices de musique.

Les instrumentistes

«À cette époque (à Kansas City),outre les musiciens comme Ben-ny Moten, Count Basie, PeteJohnson, Sam Price, il y avaittrois autres femmes pianistes àpart moi: Julia Lee, une autredont je ne me souviens que dunom de scène, Oceala, et la troi-sième surnommée La ComtesseMargaret. C'était une amie deLester Young et elle m'a rempla-cée quand je suis tombée mala-de. Mais j'ai bien peur que la vielui ait joué un sale tour. Voyez-vous, elle est morte de tubercu-lose avant d'avoir pu aller plusloin; il paraît qu'elle était trèsbonne. »

Mary Lou Williams

II est beaucoup plus facile deretracer les chanteuses qui se sonttaillé un domaine réservé, dans leblues notamment que les instru-mentistes dans les grands orches-tres pendant l'ère du swing ouaprès. Elles sont la plupart du tempspianistes, comme Lil Hardin quiépousa Armstrong et l'introduisitdans son propre orchestre en 1 925,ou, bien plus tard, Patti Brown chezQuincy Jones à la fin des années50. On les retrouve surtout dans les«combos», les petits orchestresqu'elles mènent, comme Una MaeCarlisle en 1938, ou auxquels ellesparticipent: Jeanne Ashby, JuliaLee, Terry Pollard la vibraphoniste,Beryl Booker et bien sûr Mary LouWilliams, qui est venue jouera Mont-réal ces dernières années. Une desrares compositeures reconnues,Mary Lou a participé à toute l'évo-lution du jazz, de Kansas City dansles années 30 à New York où elleest montée en 1 942 pour participer,avec Thelonious Monk et BudPowell entre autres, à l'éclosion dustyle bop. Elle a écrit des arrange-ments pour Ellington, composé denombreux «hits» (Blue Skies), tra-vaillé avec Benny Goodman aprèsla guerre, puis seule avec de petitesformations jusqu'à très récemment.Elle est morte l'année dernière.

À part le piano, les autres instru-mentistes dans les bands mascu-lins semblent beaucoup plus rares.On peut citer, entre autres, KathyStobart au saxo ténor chez Hum-phrey Lyttleton, Manorie Hyams, auvibraphone, chez Woody Herman,Lana Webster, saxo ténor chez MikeRiley(1937), ainsi que Norma Carsonà la trompette, Melba Liston au trom-bone.

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Bien souvent, nous retrouveronsles noms de ces instrumentistes«non traditionnelles» dans les or-chestres féminins qui vont se déve-lopper pendant et après la guerre.

«Dans un sens, vous n'étiez pasconsidérée comme une musi-cienne, surtout dans les clubs.On s'intéressait plus à ce quevous aviez sur le dos ou à votrecoiffure... Ils voulaient juste quenous soyons attirantes, ultra-fé-minines, en grande partie parcequ'on faisait quelque chosequ'eux ne trouvaient pas féminin.La plupart du temps, je n'ai pascédé, je ne les écoutais pas...»3

Marjorie Hyams, vibraphoniste

Les «All-Girl Bands»

Nombreux à la fin des années 30et jusque dans les années 50, lesorchestres féminins n'apparaissentguère dans les discographies oules ouvrages spécialisés qui lesconsidèrent probablement commeun phénomène mineur. La collectionWomen In Jazz, chez Stash Re-cords, (1 978), nous permet de redé-couvrir une pléthore de musiciennesabsolument inconnues de nosjours, et de faire revivre quelquesbands importants comme les «HipChicks» ou les «International Sweethearts of Rythm», dirigés par AnnaMae Winburn. Orchestre composéde Noires, de Blanches et de fem-mes d'origine asiatique, il s'est pro-duit durant toute la guerre et ses en-gistrements datent de 1 945-46 caril n'était pas possible d'enregistrerpendant les années du conflit mon-dial. Certaines de ses membres,comme la saxophoniste Vi Burn-side, ont créé par la suite leurspropres bands de femmes. Citonsaussi Ina Ray Hutton qui a créé etdirigé le «AH Girls Swing Band», de1935 à 1939. Melba Liston, trom-bone, qui a joué et fait des arrange-ments chez Dizzie Gillespie, CountBasie et Quincy Jones, dirigera unquintet de femmes dans les années50. L'autre femme tromboniste con-nue, Lilian Briggs, après avoir tra-vaillé comme chauffeuse de ca-mions et comme soudeuse, créerason propre band de femmes à lamême époque. Elle composera en1955 un «hit», / Want You To Be MyBaby

Billie, Ella, Sarahet toutes les autres

«J'habitais avec ma mère surla 145e rue. Une journée quenous avions si faim que nousavions de la misère à respirer, jesuis sortie pour essayer de metrouver une job. Il faisait froid endiable (...) Je suis entrée, complè-tement désespérée, au Log CabinClub. J'ai demandé du travail àPreston, en lui disant que j'étaisdanseuse. Il m'a dit 'danse. J'aiessayé. Il m'a dit que je puais. Jelui ai dit que je pouvais chanter. Ilm'a dit 'chante. Il y avait un vieuxpianiste dans un coin. Il a attaquéTravelin et j'ai chanté. Les clientsse sont tous arrêtés de boire etsont venus autour de mot Lepianiste a rembarqué avec Bodyand Soul. Jeez, vous auriez dûvoir tous ces gens, ils se sont misà pleurer... (...) c'est comme çaque j'ai commencé».

Billie Holiday

Ella Fitzgerald a commencé dansun concours d'amateurs, à l'AppolloThéâtre de Harlem et elle fut remarquée par Chick Webbs qui l'engageadans son orchestre. Quand Chickmourra, un peu plus tard, Ella con-tinuera de diriger le band pendantdeux années. Sarah Vaughan suivrale même itinéraire qu'Ella, quelquesannées plus tard : concours d'ama-teurs, toujours à l'Appollo, elle en-trera ensuite comme chanteuse etdeuxième piano chez Earl Hines,puis dans l'orchestre de Ersckineen 1944.

Sur les 145 musiciennes de blueset de jazz que j'ai pu recenser, envi-ron 120 sont des chanteuses. N'a-yant guère accès aux instruments,les femmes vont utiliser leur voixcomme un instrument allant mêmejusqu'à les imiter comme Ella(dansLady Be Good, par exemple) ou legroupe vocal des Pointers Sisters(Sait Peanut). Il faut noter d'ailleursqu'inversement, les instrumentistesde jazz, surtout les cuivres et lessaxos, imitent souvent la voix hu-maine. Ella et Sarah ont eu de multiples disciples, comme Helen Merillchanteuse blanche qui travailla avecl'orchestre noir de Earl Hines, Mildred Bailey, Carmen Me Rae et AnitaO'Day, une autre chanteuse blanchespécialiste comme Ella et Sarah du«scat»(improvisation très rapide paronomatopées).

Ma Rayney

Pointer Sisters / Photo : Christian I

«Je ne pense pas que je chante.C'est plutôt comme si je jouais ducornet. J'essaie d'improvisercomme Lester Young, commeArmstrong ou comme quelqu'unque j'admire. Je déteste chanterstraight II faut que je modèle latune à ma façon».

Billie Holiday

Les contemporaines

Si les plus «grandes» comme Billie,Ella et Sarah sont parvenues à pas-ser le barrage de la critique mascu-line, en devenant par ailleurs devéritables mythes alimentés par l'in-dustrie publicitaire du show business, qu'en est-il des musiciennesd'aujourd'hui? Au risque de serépéter, disons que l'histoire, elle,se répète, du moins dans les revuesspécialisées que nous devons éplu-cher pour trouver des nouvelles denos musiciennes favorites: on yparle encore d'incohérence, de fai-blesse, de musique féminine (?), oubien encore on s'attendrit avec con-descendance, du côté des maisonsde disques, sur ces mêmes «petitsdéfauts» que l'on exploite commer-cialement

Le jazz contemporain a bifurquéde l'image exclusive de la musiquenoire afro-américaine, gagné sonPh D des grandes universités et saseule étiquette apporte comme parmagie une respectabilité commer-ciale et artistique à des musiques àl'enrobage douteux (de l'ésotérismeà la muzak). Plutôt qu'une pyramidedont lavant-garde occuperait lesommet, il recouvre un champ im-mense: on y retrouve tous les mo-ments de son évolution, le swing, lebe-bop, le jazz cool, la réutilisationtoujours renouvelées des «stan-dards», mais aussi des empruntsrythmiques d'origines ethniquesdiverses, des emprunts aux autresmusiques noires, et enfin toute larecherche purement formaliste etesthétique.

Ce n'est pas la performance quinous intéresse quand il s'agit deprésenter le travail de Caria Bley, deJeanne Lee, de Toshiko Akiyoshi,de la productrice Helen Keane, maisplutôt de faire découvrir d'incom-parables novatrices.

«Cela n'a rien à voir avec le faitd'être une femme ou un hommeou une plante. Ce n'est pas parceque je mesure 5 pieds 9 poucesque tous les gens de ma taillepeuvent comme moi se mettre àdiriger un orchestre. Moi je faiscela depuis toujours. Je suis incapable de faire autre chose. Audépart, je pensais être secrétaire,sauf que j'étais une secrétairelamentable. Après ça, j'ai vouluêtre une serveuse, mais j'oubliaistout Toutes mes tentatives d'insertion dans le moule social ontété un échec jusqu'au jour où jeme suis rendue compte que je nesavais faire qu'une chose : écrirede la musique pour cuivres etorchestre. J'ai passé la premièremoitié de ma vie à faire ce que lesautres demandaient, surtout ceque mon premier mari (le pianistemontréalais Paul Bley) me de-mandait de faire. Il arrivait le soirà l'appartement de l'avenue duParc et me disait: j'ai besoin decinq pièces de musique parceque j'enregistre demain, j'obéissais. Il m'a aussi demandé d'allerchanter dans un piano bar Je l'aifait. J'étais jeune et particulièrement ignorante». 5

Caria Bley

Escalator Over The H/7/, son opéra«free» a nécessité trois années detravail et plus d'une trentaine demusiciens. Cette symbiose de tousles genres lui a attiré des commen-taires défavorables. Le saxophonisteArchie Shepp fait un esclandre public en plein concert, et au chapitrede la critique, on parle de «fourre-tout». Musique d'un cirque g rinçant,aux propos caustiques, le limonairemoderne de Caria Bley est vision-naire. Elle a enregistré plus d'unedouzaine de disques sous son nom,dont certains publiés par sa propremaison d'édition «Watt». Quelquesmusiciens ont repris à leur compteplusieurs de ses compositions,comme Gary Burton, G. Peacock etnaturellement Paul Bley. Elle est co-fondatrice du JCO, «Jazz ComposersOrchestra,» un des regroupementsde musiciens les plus dynamiquesaux États-Unis.

Outre l'apparition occasionnelledu Big band de Caria Bley, uneautre formation aussi éclectique faitdes ravages, celle de la pianistejaponaise Toshiko Akiyoshi. Bien

rôdé, ce big band a l'allure be-bopemprunte des éléments musicauxau théâtre Nô, ce qui lui confère unaspect insolite et très swingant Plusdiscrètes mais aussi efficaces, lesmusiciennes Sheila Jordan etJoanne Brackeen ne sont pas pourautant négligeables. C'est avec letromboniste Roswell Rudd, sous letitre de Flexible Flyer (1974), queSheila Jordan a littéralement coupéle souffle à qui croyait révolu le jazzvocal sous sa forme de ballade tra-ditionnelle. La pianiste JoanneBrackeen contraste par contre parsa sobriété. Son dernier disqueSpecial Identity, produit par HelenKeane (l'une des rares femmes producteures dans le jazz), n'est passans évoquer la musique de BillEvans. En petite formation ou ensolo, elle est l'une des plus activesau niveau de la recherche formelle.

Fontella Bass, Jeanne Lee, AbbeyLincoln et Patty Waters, touteschanteuses, enregistrent surtoutdans des maisons de productionmarginales comme E.S.P. ou Can-did. Les trois premières ont été re-liées au Free jazz et au mouvementBlack Power, notamment AbbeyLincoln dont le disque FreedomNow Suite fut même retiré du marchéparce que jugé trop séditieuxJeanne Les a travaillé avec ArchieShepp (Blasé) et Fontella Bass aparticipé au Art Ensemble of Chi-cago qui offrait un spectacle total(masques, musique et danse, affir-mation de leur négritude). Plus dé-contractées, Flora Purim, TaniaMaria et Astrud Gilberto intègrentdans des compositions bien jazzéesles rythmes de leur musique d'ori-gine, celle de l'Amérique du Sud:bossa-nova, tangos, salsa, rumbaetc...

Quant aux vieilles routières commeElla Fitzgerald, Sarah Vaughan etAlberta Hunter(87 ans), elles brûlentencore les planches des divers fes-tivals à travers le monde. AlbertaHunter, après avoir travaillé commeinfirmière pendant une vingtained'années, est revenue sur scène à82 ans tandis que Sarah Vaughan,une des plus belles voix des années40 et 50, interprète aujourd'hui lesstandards de Gershwin avec le jeunechef d'orchestre Michael TilsonThomas et le Los Angeles Philarmonic. Et puis il y a aussi Alice Coltrane,Bobby Humphrey la flûtiste, KarinKrog, Karen Young, une chanteusemontréalaise, Wondeur Brass etbien d'autres...

NOTES ET DISCOGRAPHIEÀ LA PAGE 69

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