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Les économistes et l'Économie Sociale et Solidaire Compte-rendu de la rencontre du 21 novembre 2013 Les publications du labo 2013 Nov.

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Les économistes et l'Économie Sociale et Solidaire

Compte-rendu de la rencontre du 21 novembre 2013

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Sommaire1. Les enjeux de la rencontre ......................................................................... 5

2. Ce que les économistes pensent de l'ESS ................................................... 6

Philippe Frémeaux : les leçons d'une enquête auprès de 24 économistes .......................................................................................... 6

Isabelle Laudier : encourager la diversité des modes de pensée ......... 8

Une enquête auprès des étudiants en économie ................................. 8

Hervé Defalvard : introduire la micro-économie morale et politique .. 9

Dominique Plihon : comprendre l'apport de l'ESS à l'alternative à construire ............................................................................................10

Jean-Louis Laville : ne pas oublier la crise démocratique ...................11

Le débat avec la salle ..........................................................................12

3. Le rôle de l'ESS dans la préservation des biens communs .......................14

Jean Gadrey : renforcer le modèle coopératif dont l'ESS est issue ....14

François Flahault : renverser la vision anthropologique occidentale .16

Philippe Hugon : distinguer les différentes approches des biens publics mondiaux ................................................................................16

Olivier Petit : substituer aux biens communs le patrimoine commun17

Antoine Détourné : prouver que l'on peut compter autrement ........18

Véronique Branger : créer l'utilité sociale par la négociation entre les acteurs.................................................................................................19

Le débat avec la salle ..........................................................................19

4. L'Économie Sociale et Solidaire en 2025 ..................................................21

Claude Alphandéry : partir de l'exigence du « mieux vivre » .............21

Christiane Bouchart : garder intacte la capacité d'utopie ..................23

Florence Jany-Catrice : critiquer l'engouement sans borne pour la croissance ............................................................................................24

Le message de Benoît Hamon .............................................................25

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Solidaire

« Les économistes et l'ESS ». Tel était le titre de cette journée, organisée le jeudi 21 novembre 2013 par le Labo de l'ESS, le master 2 APIESS (Actions publiques, institutions et économie sociale et solidaire) de l'université de Lille 1, l'Institut CDC (Caisse des dépôts et consignations) pour la Recherche et le programme ADA (porté par la Maison européenne des sciences de l'homme et de la société et Lille Métropole), avec le soutien d'Alternatives Économiques Études et communication. Une bonne centaine de participants étaient présents dans la grande salle de l'Espace culture de l'université de Lille 1.

De 9h30 à 17h, trois tables rondes ont permis de s'interroger sur trois questions successives : « Ce que les économistes pensent de l'ESS » ; « Le rôle de l'ESS dans la préservation des biens communs » ; « L'ESS en 2015 ». Cette journée faisait suite à un premier séminaire de travail, « Regards d'économistes sur l'économie sociale et solidaire », organisé en janvier 2013 par le Labo de l'ESS et l'Institut CDC pour la Recherche.

Novembre 2013

Document rédigé par Philippe Merlant | EMI-CFD, pour le Labo de l’ESS

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1. Les enjeux de la rencontre

Après avoir remercié l'université de Lille 1 et le Master 2 APIESS, Claude Alphandéry s'est réjoui de constater que « l'Économie sociale et solidaire est devenue un sujet d’intérêt, d’échanges, de créativité pour les enseignants, les étudiants, les chercheurs en économie et en sciences humaines ». Soulignant qu'« on ne sortira pas d'une crise systémique par la magie de la croissance du PIB », le président du Labo de l'ESS a appelé au « renouveau d'un modèle économique en cours d'épuisement ». Pourtant, force est de constater qu'encore trop peu de citoyens « reconnaissent dans l'ESS une force possible de transformation ». De ce point de vue, le monde universitaire a certainement un rôle à jouer pour « éclairer l'opinion et convaincre les dirigeants de sa puissance de transformation ». Enfin, il a rappelé que cette journée, tout comme le premier séminaire interne de janvier 2013, était organisée suite à l'enquête menée, avec Alternatives économiques, auprès de 24 universitaires de renom en vue de leur demander ce qu'ils pensaient de l'ESS. Professeur d'économie à l'université de Lille 1, Florence Jany-Catrice, qui dirige le Master 2 APIESS, a souligné que ses étudiants allaient aussi apporter leur pierre à l'édifice en présentant les résultats de leur propre enquête, « Ce que les étudiants pensent de l'ESS ». Dressant le constat que de plus en plus d'écoles de commerce, mais aussi d'universités, proposent des diplômes avec un volet ESS, elle a ajouté que « cela répond aux attentes de nombreux étudiants, notamment de ceux qui ont le goût pour l'économie critique ». Tout en reconnaissant que « l'ESS n'a pas le monopole de la réflexivité et de l'esprit critique », elle a affirmé son intention d'encourager l'interdisciplinarité (le master fait appel à des économistes, des sociologues et même des anthropologues…), mais aussi « l'évaluation des biens communs et des politiques publiques ». Enfin, elle a expliqué les trois tables-rondes successives de la journée et annoncé le message vidéo final de Benoît Hamon, ministre délégué à l'Économie sociale et solidaire, qui n'avait pu répondre présent.

Chargé d'accueillir les participants, Jean-Philippe Cassar, vice-président de l'université de Lille 1 (qui représentait Philippe Rollet, président, victime d'un empêchement de dernière minute), s'est réjoui que cette journée se tienne au sein au sein de l'Espace Culture, « lieu marqué par la transdisciplinarité et l'ouverture », car « la culture fait partie de la formation universitaire ». Lui succédant, Jean-Baptiste Desquilbet, directeur de l'ISEM (Institut des sciences économiques et du management), qui héberge le Master 2 APIESS, a rappelé que cet institut « ne se préoccupe pas seulement de la création de richesses, mais aussi de la création de lien social » et a félicité « les étudiants qui ont joué un rôle central dans l'organisation de cette journée », car « cela fait partie de leur formation ».

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2. Ce que les économistes pensent de l'ESS

Richard Sobel, maître de conférences en économie à l'université de Lille 1, a introduit la première table-ronde, « Ce que les économistes pensent de l'ESS », en rappelant qu'il s'agissait d'abord d'une étude, menée par Alternatives Économiques auprès de 24 économistes et qui a fait l'objet d'un « hors-série poche ». Il était donc logique que ce soit Philippe Frémeaux, éditorialiste de ce mensuel, qui la présente.

Philippe Frémeaux : les leçons d'une enquête auprès de 24 économistes L'éditorialiste et ancien directeur de la rédaction d'Alternatives Économiques a rappelé que ce que fait l'économie sociale et solidaire est « une histoire ancienne » ; ce qu'il y a de nouveau, c'est que « la promesse qu'elle porte rencontre les attentes et angoisses de la population au moment où l'économie dominante produit le chômage et l'inégalité ». Puis il a souligné ce paradoxe : alors que l'ESS pèse de manière significative dans l'économie globale, « la grande majorité des économistes s'y intéressent très peu ». L'objectif d'Alternatives Économiques, en lançant cette enquête, n'était donc pas tant d'interroger les économistes qui s'intéressent à l'ESS que d'aller voir les autres. Philippe Frémeaux a tenu à « saluer toutes les personnes qui ont accepté de répondre sur un sujet qui n'est pas leur spécialité ».

Le questionnaire de l'étude comportait trois grandes parties :

les économistes interrogés sont-ils capables de définir l'ESS, « de voir ce qu'il y a sous le capot » ? ;

peuvent-ils apprécier sa contribution au fonctionnement de la société, en termes de réparation et de transformation sociale ?

pourquoi ne s'y intéresse-t-on pas davantage ?

« Alors que l'ESS pèse de manière significative dans l'économie globale, la grande majorité des économistes s'y intéressent très peu »

Philippe Frémeaux, Editorialiste à Alternatives Economiques

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Le questionnaire de l'étude comportait trois grandes parties :

les économistes interrogés sont-ils capables de définir l'ESS, « de voir ce qu'il y a sous le capot » ? ;

peuvent-ils apprécier sa contribution au fonctionnement de la société, en termes de réparation et de transformation sociale ?

pourquoi ne s'y intéresse-t-on pas davantage ? Sur le premier point, « la pluralité des définitions données reflète les débats internes à l'ESS », notamment celui de savoir si ce sont les statuts ou l'objet social qui constituent le critère principal d'appartenance à l'économie sociale et solidaire. Et de citer Philippe Askenazy : « L'ESS telle qu'elle est en train de se construire induit un certain flou sur sa définition et ses frontières. C'est un obstacle pour qui veut définir ce que peut être une économie sociale et solidaire ». Quand il s'agit de citer des structures relevant du champ de l'ESS, « les ennuis commencent », estime Philippe Frémeaux, car les noms cités par les personnes interrogées « ne reflètent souvent qu'une partie de l'économie sociale et solidaire » : soit les coopératives et mutuelles, soit les petites associations locales, soit les grandes organisations caritatives comme le Secours catholique ou Emmaüs. On observe une « surnotoriété spectaculaire des SCOP » par rapport à leur poids économique réel : 42 500 emplois seulement, ce qui fait dire à l'éditorialiste que « les salariés n'ont le pouvoir que dans 1 % de l'ESS ». Sur le deuxième aspect, une large majorité des 24 économistes interrogés considèrent la contribution de l'ESS comme limitée : « Son faible poids fait qu'elle a plutôt une dimension de témoignage », souligne par exemple Dominique Plihon. Certains, comme Daniel Cohen, estiment que les initiatives de la société civile via l'ESS viennent suppléer les carences de l'État-providence. Philippe Askenazy met en garde contre la naïveté qui consiste à « croire que la crise et la croissance de la pauvreté qui l'accompagne vont donner davantage de poids aux organisations de l'ESS. Bien au contraire, je pense que cet appauvrissement touchera nécessairement aussi l'ESS. Car on va avoir à la fois plus de pauvres et moins de place pour l'ESS. C'est dans la prospérité qu'on se préoccupe de lutter contre les failles de la prospérité. » Philippe Frémeaux souligne que seuls Florence Jany-Catrice et Jean Gadrey ont évoqué le rôle que l'ESS peut jouer dans « la co-construction des politiques publiques » et le renforcement du « pouvoir d'agir » des citoyens. Il a ajouté qu'il fallait entendre les critiques exprimées, et notamment celle-ci : « Finalement, face aux grands problèmes de la société française, les réponses de l'ESS restent parcellaires, sympathiques, mais elles n'embrayent pas sur la dimension macro ». Bref, les économistes interrogés émettent des réserves sur ce que fait aujourd'hui l'économie sociale et solidaire, mais expriment une forte adhésion, et même un large consensus, sur les promesses qu'elle porte. Enfin, sur la troisième question, la plupart des économistes reconnaissent que la théorie dominante exclut l'économie sociale et solidaire. Ainsi, selon Philippe Askenazy, « la coopération est d'une certaine manière une forme de non-objet théorique ». Pierre-Yves Gomez ajoute que « l'économie dominante exclut le social, au sens où l'entend la sociologie, par construction ». Et du côté des économistes hétérodoxes ? Ce n'est guère mieux, comme l'explique Jean-Michel Servet : « Une partie de ces gens-là sont issus d'un certain marxisme, qui structure leur pensée autour de l'opposition État-marché. S'intéresser à l'ESS, c'est presque collaborer au système ».

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Isabelle Laudier : encourager la diversité des modes de pensée La directrice de l'Institut CDC pour la Recherche a rappelé les raisons pour lesquelles son organisation avait accueilli en janvier 2013 le premier séminaire sur les économistes et l'ESS : « La Caisse des Dépôts et Consignations a un département dédié à l'ESS, et nous soutenons financièrement des équipes de recherche sur certains axes stratégiques prioritaires ». L'Institut souhaite « identifier des sujets émergents » et travailler sur des thèmes transversaux. Son objectif ? « Favoriser la diversité des modes de pensée et des modèles économiques, car nous sommes aujourd'hui emprisonnés dans un seul modèle dominant. » Isabelle Laudier a reconnu que, de son point de vue, les économistes s'intéressent trop peu à l'ESS, tout en souhaitant que ce constat les conduise à s'y intéresser davantage.

Une enquête auprès des étudiants en économie Ce fut ensuite au tour de trois étudiants du master 2 APIESS de présenter l'étude menée auprès de leurs collègues : « Les étudiants en économie interrogent l'ESS ». 265 étudiants – de l'université de Lille 1, de l'Institut d'administration des entreprises et de l'Institut d'études politiques de Lille – ont été interrogés à l'aide d'un questionnaire comportant 33 questions fermées. Cette enquête quantitative sera ensuite complétée par des entretiens semi-directifs. Quels sont les principaux résultats de cette étude ? D'abord, « l'ESS est plutôt méconnue par les étudiants », alors même que 41 % des étudiants interrogés déclarent être membres d'une association (plutôt dans la culture, le sport et les loisirs). Les trois-quarts n'ont jamais entendu parler de la loi-cadre, et seulement un quart savent que Benoît Hamon est ministre délégué à l'ESS. La plupart d'entre eux sous-estiment la part de l'économie sociale et solidaire dans le Produit intérieur brut. Ensuite, leur vision de l'économie sociale et solidaire est très marquée par la problématique de la réparation sociale. Ainsi, la moitié des étudiants interrogés estiment que la valeur fondamentale de l'ESS consiste à « créer du lien social et de la solidarité ». À l'inverse, ils ne sont qu'un quart à énoncer la capacité à prendre des décisions démocratiques. Les acteurs les mieux identifiés sont, dans l'ordre, Emmaüs, la Fondation Brigitte Bardot et le Groupe Chèque Déjeuner (mais Pôle Emploi est également cité comme un acteur de l'ESS !). Les deux tiers d'entre eux estiment que « le social business est plus du business que du social » ! Ils sont 75 % à voir dans l'ESS « un complément à l'État », et 55 % « un complément aux entreprises lucratives ». La tentation de réduire l'ESS à une simple « béquille » ne leur est donc pas tout à fait étrangère.

La moitié des étudiants interrogés estiment que la valeur fondamentale de l'ESS consiste à « créer du lien social et de la solidarité ». À l'inverse, ils ne sont qu'un quart à énoncer la capacité à prendre des décisions démocratiques.

Résultats de l'étude « Les étudiants en

économie interrogent l'ESS »

« Notre objectif est de favoriser la diversité des modes de pensée et des modèles économiques, car nous sommes aujourd'hui emprisonnés dans un seul modèle dominant. »

Isabelle Laudier, Directrice de l'Institut CDC pour la Recherche

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Concernant l'enseignement en économie, 44 % des jeunes interrogés sont d'accord pour souhaiter davantage de socio-économie. Même les étudiants en management affirment avoir envie de « mieux comprendre le monde, avoir une lecture plus globale ». Enfin, ils sont sept sur dix à juger que l'ESS a une place trop faible dans les cursus en économie. Une étude qui n'est pas terminée, mais montre déjà certaines convergences avec celle menée par Alternatives économiques auprès des économistes.

Hervé Defalvard : introduire la micro-économie morale et politique Maître de conférences en économie à l'université de Marne-la-Vallée où une « chaire ESS » a été créée voilà quatre ans, Hervé Defalvard a commencé par évoquer « la double marginalité de l'ESS chez les économistes » : absente de la pensée des économistes du « main stream », et c'est logique, elle l'est tout autant chez certains économistes hétérodoxes. Un signe positif tout de même : « Ce désintérêt, cette indifférence, font place aujourd'hui à une curiosité. » Ce qui donne la perspective de pouvoir réinvestir trois terrains, interdépendants parce que complémentaires : l'enseignement, la recherche, les carrières professionnelles. Hervé Defalvard a limité son propos au premier terrain, l'enseignement. « Depuis une dizaine d'années se sont multipliées des formations, souvent très professionnalisantes, dédiées à l'ESS. » Cela n'a pas suffi à infléchir le corpus de base en économie-gestion : micro-économie, macro-économie, théories quantitatives… « C'est donc là-dessus qu'il faut concentrer les efforts », a poursuivi Hervé Defalvard. À Marne-la-Vallée, un cours d'initiation à l'ESS (ou plutôt sur les dimensions sociales de l'économie, y compris la protection sociale) a été introduit en première année d'économie-gestion sur le mode optionnel : « Il n'y a eu que 40 étudiants à le choisir la première année, l'an passé ils étaient plus de trois fois plus ». Pour aller plus loin dans le changement du corpus de base, le maître de conférences propose d'introduire la « micro-économie morale et politique ». Car la critique de la théorie dominante peut se déployer selon deux axes : le premier, en termes de justice, donc moral, consiste à « montrer qu'un équilibre de marché concurrentiel accroît les inégalités de départ » ; le second, plus politique, revient à affirmer que « les actionnaires, et leurs alliés, ne doivent pas être les seuls souverains de l'activité productive ». L'alternative ? Elle repose sur la possibilité de « construire des petits modèles permettant de passer d'un équilibre injuste à un équilibre satisfaisant les exigences de justice », notamment par des transferts et des modifications de valeurs. Sur le plan politique, on peut modéliser l'idée d'« entreprises autogérées, dans lesquelles le travail n'est plus une marchandise et où on ne parle plus de profit, mais de valeur ajoutée ». Le même travail critique serait sans doute à mener du côté de la macro-économie. Une chose est sûre, a conclu Hervé Defalvard : « Les étudiants sont très réceptifs à ce type d'enseignement ».

« Depuis une dizaine d'années se sont multipliées des formations, souvent très professionnalisantes, dédiées à l'ESS. Cela n'a pas suffi à infléchir le corpus de base en économie-gestion. C'est là-dessus qu'il faut concentrer les efforts. »

Hervé Defalvard, maître de conférences à l'université de Marne-le-Vallée

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Dominique Plihon : comprendre l'apport de l'ESS à l'alternative à construire « J'ai très peu de connaissances – en tout cas scientifiques – sur les questions d'économie sociale et solidaire », a admis d'entrée de jeu le professeur d'économie financière à l'université Paris 13. Dominique Plihon représente bien un certain profil d'économiste hétérodoxe : ancien président du conseil scientifique d'Attac, il est, de par son engagement, en contact permanent avec des acteurs majeurs de l'ESS. Mais il est beaucoup moins investi sur ces questions en tant qu'universitaire. En tant que citoyen engagé, il est certain que l'économie sociale et solidaire représente une voie d'expérimentation en rupture avec le modèle dominant, un élément central de l'alternative à construire. « Nous ne sommes pas seulement en crise, mais aussi en transition. Un monde meurt tandis qu'un autre émerge. L'ESS apporte des éléments d'analyse et de pratiques alternatives », a poursuivi Dominique Plihon. Exemple, la question des territoires : alors que la mondialisation se traduit par une déterritorialisation de l'économie, « l'ESS a un rôle essentiel à jouer pour relocaliser les activités ». Au passage, le militant d'Attac a adressé un coup de canif à certains acteurs de l'économie sociale et solidaire, comme « certaines banques mutualistes, qui lui ont fait un tort considérable en étant exactement l'antinomie du modèle de l'ESS. Il faut comprendre comment de telles dérives ont pu arriver ». En tant qu'économiste, l'universitaire s'est demandé « pourquoi nous avons tant de mal à appréhender l'ESS », renvoyant dos à dos sur ce plan économistes orthodoxes et hétérodoxes. Les premiers, généralement parce qu'ils ne comprennent les interactions entre acteurs économiques que sur le mode concurrentiel et que « la rationalité des agents est toujours de type optimisatrice ». Les seconds, plus souvent macro-économistes, parce qu'« ils prennent une hauteur telle qu'ils ne comprennent pas les rouages particuliers de cette économie », ne repérant dans l'ESS que ce qui souligne les incapacités de l'État. Résultat : « Les marxistes ne comprennent l'ESS que dans une logique réparatrice, par exemple concernant l'inclusion » et « les post-keynésiens travaillent sur des grandeurs globales, et ce choix méthodologique les rend aveugles à ce type d'approche », a poursuivi Dominique Plihon. Deux approches théoriques lui semblent plus fécondes : celle des évolutionnistes – les héritiers de Joseph Schumpeter –, qui mettent l'accent sur le rôle des transferts et de l'innovation technologique, mais devraient se pencher davantage sur l'innovation sociale ; et celle des institutionnalistes, qui soulignent la nécessité de comprendre le rôle des organisations, ce qui devrait leur permettre de « saisir les particularités des structures de l'ESS ». Hélas « très peu de recherches utilisent aujourd'hui ces deux théories », les publications en revues et les financements restant bien difficiles pour les jeunes chercheurs intéressés par ce type d'approche. Quelques progrès tout de même : « Des collègues sont engagés pour la création d'une nouvelle section, transdisciplinaire, intitulée “Économie et société”, ce qui constituerait une ouverture pour avoir des chercheurs travaillant sur ces questions ». De même, la Région Ile-de-France vient

« Nous ne sommes pas seulement en crise, mais aussi en transition. Un monde meurt tandis qu'un autre émerge. L'ESS apporte des éléments d'analyse et de pratiques alternatives. »

Dominique Plihon, professeur d'économie financière à l'université Paris 13

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d'annoncer sa décision de financer un travail sur « le rôle de la société civile dans la construction de la régulation financière ». Finance Watch, à Bruxelles, en offre un bon exemple.

Jean-Louis Laville : ne pas oublier la crise démocratique Appelé à clore les interventions de cette première table-ronde, Jean-Louis Laville a commencé par rappeler que, dans l'approche néo-classique, « les rationalisations optimisatrices ne permettent pas de comprendre la logique profonde des interactions au sein de l'ESS, par exemple la construction conjointe de l'offre et de la demande, ou encore la construction des problèmes publics ». Après avoir approuvé l'analyse de Dominique Plihon sur les approches évolutionniste et institutionnaliste, il a ajouté que le constat n'était guère plus réjouissant du côté de la sociologie et de l'anthropologie, la première notamment n'ayant tendance à percevoir l'ESS que comme « un sous-secteur public, le cheval de Troie du désengagement de l'État ». « Nous souffrons tous d'un déficit d'interdisciplinarité », a poursuivi le professeur au Cnam, constatant qu'« il y a peu de passeurs, de chercheurs qui tentent de se confronter aux autres disciplines ». Puis le sociologue et économiste est passé à une autre question, essentielle à ses yeux, celle de la crise démocratique : « Karl Polanyi a bien montré que le risque, quand on est allé trop loin du côté de la société de marché, est celui d'une régression totalitaire ». Il a déploré que l'argumentation en faveur de l'ESS souffre elle-même d'économicisme : « Par exemple, faut-il se glorifier de représenter 10 % des emplois salariés, quand on inclut dans ce chiffre les banques soi-disant mutualistes et les écoles privées ? ». Mais il a aussi relevé de nombreux signes positifs attestant du développement de l'ESS et de son impact à travers le monde. Ainsi, à Messine, en Sicile, donc « sur un territoire gangréné par le clientélisme politique, c'est un militant des réseaux de l'ESS qui a été élu maire, alors qu'il n'était soutenu par aucun parti ! ». De même, en Émilie-Romagne, face aux contraintes budgétaires, le Conseil régional a engagé « une redéfinition des politiques sociales en faisant appel à la participation citoyenne ». En Amérique du Sud, et notamment au Brésil, « les deux problématiques “Démocratiser la démocratie” et “Produire pour vivre” sont étroitement associées », notamment dans les travaux de Suza Santos. Tout cela montre bien que « l'ESS ne participe pas seulement d'un modèle socio-économique, mais aussi d'une volonté d'approfondir la démocratie face aux risques de régression autoritaire ». Revenant sur les questions internes à l'ESS, Jean-Louis Laville a estimé que « le centre de gravité a trop longtemps été pensé du côté des coopératives alors que 80 % des emplois aujourd'hui sont dans les associations ». Puis il a évoqué le rôle que pouvaient jouer l'enseignement et la recherche. « Aujourd’hui, il y a une tentative de construire une alliance Sciences et Société qui réunit un certain nombre d’universités, de centres de recherche et d’associations pour voir comment il est possible de sortir d’une recherche guidée par les lobbys et focalisée par le financement par les grands groupes. » Une réflexion est en cours sur « les recherches citoyennes, participatives, partenariales, en œuvre dans quelques régions à travers des dispositifs expérimentaux ». La contribution de l'ESS à la production de connaissances doit donc être « davantage explicitée ». Et c'est aussi en ce sens qu'il faut penser les transferts du Sud au Nord, par exemple les « incubateurs solidaires » mis en place par les universités brésiliennes et qui permettent de « soutenir des projets trop atypiques pour être soutenus par les agences,

« L'ESS ne participe pas seulement d'un modèle socio-économique, mais aussi d'une volonté d'approfondir la démocratie face aux risques de régression totalitaire. »

Jean-Louis Laville sociologue et économiste, professeur au Cnam

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pépinières et autres incubateurs classiques de la création d’entreprises ». En conclusion, Jean-Louis Laville a lui aussi appelé à davantage d'interdisciplinarité, rappelant qu'« on ne peut pas juger l'ESS simplement à l'aune des économistes » : la principale contribution de l'économie sociale et solidaire n'est-elle pas de « relier la sphère économique et la sphère politique alors qu’on peut considérer qu’un des éléments constitutifs du capitalisme, c’est de séparer ces deux sphères » ?

Le débat avec la salle • Philippe Hugon, directeur de recherches à l'Iris, a commencé par souligner que Walras et Adam Smith, tout en étant « utilitaristes », n'étaient pas ultra-libéraux et développaient aussi une approche « moraliste » de l'économie. « Quel est l'ennemi ? A qui s'oppose-t-on ? », a-t-il questionné. Dominique Plihon lui a répondu que l'adversaire était « le monolithisme et le caractère réducteur imposé par la science économique dominante » et qu'il s'agissait bien de « se battre pour le pluralisme ». Hervé Defalvard a ajouté que Walras, avec sa théorie du « marché naturel », avait sa part de responsabilité : « Il faut reconstruire la dimension morale et politique de l'économie, alors que les économistes se présentent comme de purs techniciens », a-t-il insisté. • Une étudiante en sciences environnementales à Manchester a posé la question suivante : « Pour décloisonner, faut-il rompre avec le “main stream” grâce à des cursus extérieurs ou travailler sur le corpus central ? ». « Il ne faut pas instrumentaliser ce qu'on demande aux étudiants, nous sommes d'abord dans une logique de l'offre », a affirmé de son côté Philippe Frémeaux, soulignant que « les mêmes qui demandent plus de gestion demandent aussi plus de théorie ou de sociologie économique ». Rappelant qu'il a été pressenti par la commission mise en place par la ministre Geneviève Fioraso pour réfléchir à une éventuelle réforme de l'enseignement supérieur et de la recherche en économie, il a invité les participants à lui transmettre conseils et documents. • Centralisant les tweets envoyés durant le séminaire, Françoise Bernon, déléguée générale du Labo de l'ESS, a précisé qu'il s'y manifestait « beaucoup d'intérêt pour l'étude réalisé par les étudiants en master APIESS », mais aussi pour les questions relatives à « l'innovation sociale ou innovation sociétale ». Philippe Frémeaux a estimé que mieux valait assumer l'expression « innovation sociale » tout en précisant que celle-ci inclut aussi « de nouvelles formes d'organisation, de nouveaux rapports avec la politique… » • Plusieurs participants ont approuvé les propos de Jean-Louis Laville sur la dimension politique et démocratique de l'ESS : « Dans quelle société souhaitons-nous vivre ?, a questionné par exemple Thierry, qui s'est présenté comme “simple citoyen”. Si nous voulons vivre selon le tryptique “liberté, égalité, fraternité”, nous devons développer l'ESS, qui répond le mieux à ces valeurs ». Jean-Louis Laville a alors rappelé que l'histoire de l'économie sociale et solidaire est d'abord celle d'« une révolte contre les injustices et les inégalités ». Des massacres de 1848 à la répression de la lutte des Lip se manifeste, du côté de l'ordre établi, le même « refus de la démocratisation de l'économie ». L'enjeu central, pour les acteurs de l'ESS, n'est donc pas tant de « montrer qu'on fait de l'économie presque comme les autres » que d'« imposer un rapport de forces ». Il les a donc invités à sortir de cette quête incessante de respectabilité et de reconnaissance, qui conduit l'ESS à « s'annuler elle-même ». Philippe Frémeaux l'a approuvé en donnant un exemple : « C'est cette quête de respectabilité qui pousse une partie du mouvement coopératif à être prête à revenir sur les articles 11 et 12 de la future loi-cadre », qui créent un

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droit d'information prioritaire des salariés en cas de cession de leur société. « Il faut savoir choisir ses alliés », a insisté l'éditorialiste d'Alternatives économiques. Toujours sur cet apport démocratique de l'ESS, Christiane Bouchart, présidente du RTES (Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire), a déploré le fait que « les élus ne se mettent pas facilement dans une démarche de co-construction des politiques publiques », notamment avec les acteurs de l'ESS, et qu'il faut donc « travailler au sein des partis » pour faire avancer cette question. Enfin, Dominique Plihon a rappelé le rôle subversif que pouvait jouer la démocratie participative dans un pays très centralisateur comme la France, tout en ajoutant que « malheureusement, tout n'est pas subversif dans l'ESS ! »

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3. Le rôle de l'ESS dans la préservation des biens communs

C'est Laurent Gardin, maître de conférences en sociologie économique à l'université de Valenciennes, qui était chargé d'animer cette deuxième table-ronde, après la pause-déjeuner. Après avoir rappelé que « le terme d'utilité sociale a été introduit par les pouvoirs publics dans les années 1970, d'abord pour des raisons fiscales, puis en fonction des politiques de l'emploi », il a souligné que cette notion traverse l'ESS – y compris dans les débats en cours autour de l'agrément dans le cadre de la future loi-cadre – mais qu'elle peut « apparaître comme instrumentalisante et utilitariste, certains parlant même de “monétariser” son apport social ». C'est pourquoi l'idée de réfléchir sur la notion de « biens communs » dans ses relations avec l'ESS n'est sans doute pas un exercice inutile.

Jean Gadrey : renforcer le modèle coopératif dont l'ESS est issue C'est d'abord Jean Gadrey qui a été invité à intervenir sur la question de savoir si cette notion de biens communs, encore peu connue en dehors de certains réseaux militants, peut servir l’ESS. L'ancien professeur à l'université de Lille 1 a répondu « oui » sans hésiter, tout en « se gardant d’en faire la panacée ». S'appuyant sur des travaux collectifs menés depuis plusieurs années en Nord-Pas-de-Calais par des chercheurs dont Laurent Cordonnier, l'économiste a d'abord tenté de caractériser les biens communs en cinq points. D'abord, « ils désignent des qualités de ressources ou patrimoines collectifs jugés fondamentaux, aujourd’hui et pour le futur » (biens communs naturels, cultures populaires, connaissances…). Et, par extension, des qualités sociétales et droits universels car « ce sont également des ressources collectives dont la qualité doit être gérée en commun (égalité femmes/hommes, sécurité professionnelle, santé publique…) ». Ensuite, ce sont « des construits sociaux, qui n'ont rien de naturel et doivent être institués ». Et cela peut être conflictuel, car « ils mettent en cause des régimes de propriété, d’appropriation et de responsabilité ». Troisième caractéristique, « l'appellation de biens communs contient à la fois l’exigence d’intérêt commun, d’accessibilité pour tous, mais aussi de gestion commune », qui passe par la coopération d’acteurs multiples. L’adjectif « public » tend à renvoyer à « pouvoirs publics », tandis que l’adjectif « commun » renvoie à un pouvoir mis en commun. Par ailleurs, « ces biens communs ne s’opposent pas aux biens privés ». Par exemple, l’objectif d’une transition écologique et sociale bien menée devrait être non seulement de prendre soin

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de biens communs en tant que tels (qualité de l’eau, de l’air, de la biodiversité ou de la protection sociale), mais surtout d’enrichir la production des biens privés en biens communs écologiques et sociaux, via notamment des normes plus exigeantes (haute qualité sociale et environnementale). Cinquième et dernier point, « avec les biens communs, on n’est plus dans une économie traditionnelle de production, mais dans une économie du “prendre soin” : prendre soin des personnes et du travail, du lien social, des choses et des objets, de la nature, de la démocratie… ». Jean Gadrey a ensuite évoqué la manière dont l'ESS peut intégrer cette notion de biens communs. Il a rappelé que « l’utilité sociale d’une organisation de l’ESS désigne sa contribution à des objectifs collectifs tels que la réduction des inégalités et de l’exclusion, le renforcement de la solidarité, l’amélioration des conditions du développement humain durable » (dont font partie l’éducation, la santé, la culture, l’environnement, et la démocratie). On peut y ajouter « les qualités démocratiques du mode de fonctionnement interne des associations, lorsqu’elles sont respectées ». De toute évidence, « les bénéfices collectifs inclus dans la définition de l’utilité sociale ont beaucoup à voir avec des biens communs » : c’est toute la collectivité concernée qui bénéficie de leur qualité, et c’est la délibération qui les institue comme bénéfices collectifs reconnus. Ce qui peut subsister de différence dans les faits réside dans cette caractéristique centrale des biens communs : ils sont gérés en commun, par la coopération de parties prenantes diverses. « Est-ce toujours le cas des bénéfices collectifs produits par les organisations de l’ESS ? », a encore questionné Jean Gadrey. « Dans les faits, certains de ces bénéfices collectifs de l’ESS ressemblent plus à des biens publics classiques qu’à des biens communs », a poursuivi l'économiste. C’est en particulier le cas lorsque des organisations de l’ESS deviennent sous-traitantes de l’action sociale publique, « ce qui est légitime et produit des résultats collectifs appréciables, mais sans introduire nécessairement dans leur gestion interne et surtout externe un degré de coparticipation suffisant pour que l’on puisse parler de biens communs issus de la coopération ». C’est aussi le cas lorsque les bénéficiaires d’actions associatives deviennent des « destinataires » ou des « publics » dont les capacités d’intervention autonome sont peu sollicitées. Le fait de penser l’utilité sociale en termes de biens communs « nous invite donc à renforcer, dans l’ESS elle-même, le modèle coopératif dont elle est issue, non seulement en interne, mais également en externe », a conclu Jean Gadrey.

« Les bénéfices collectifs inclus dans la définition de l’utilité sociale ont beaucoup à voir avec des biens communs : c’est toute la collectivité concernée qui bénéficie de leur qualité, et c’est la délibération qui les institue comme bénéfices collectifs reconnus. »

Jean Gadrey, économiste,

ancien professeur à l'université de Lille 1

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François Flahault : renverser la vision anthropologique occidentale Philosophe et anthropologue, directeur de recherche au CNRS, François Flahault a publié il y a deux ans un livre de philosophie politique sur la notion de « bien commun ». Sur le plan historique, a-t-il expliqué, « il faut remonter à la conception occidentale de l'individu ». On traîne toujours cette vieille idée que « l'individu précède la société », et donc que « le rapport aux autres vient dans un second temps, après la construction de soi ». Cette croyance, il est bien difficile de l'abandonner, car « elle apporte un bénéfice narcissique » et fait écho à « la convoitise enfantine spontanée ». Pourtant, force est de reconnaître que cette anthropologie « marche sur la tête », et qu'il faut donc « la renverser » : « C'est sur la base d'une relation inter-humaine que nous venons à l'existence. Il ne peut y avoir de plaisir pour le bébé si ce plaisir n'est pas partagé ». Nous devons même admettre que, « contrairement aux chimpanzés, le lien inter-humain est médiatisé par des choses, matérielles ou immatérielles ». C'est en se plaçant de ce point de vue que François Flahault peut affirmer que « les biens qui circulent en économie sont toujours en même temps des biens relationnels ». Mais aussi que « les biens marchands ne soutiennent pas plus notre sentiment d'exister que les biens communs », même s'il est vrai qu'« ils répondent plus à notre désir ». Les biens communs font figure de « parents pauvres » dans notre appréciation spontanée, car « on peut avoir le sentiment qu'il suffit d'acheter pour encaisser une sorte de “plus-être” ! » L'appropriation des biens communs est forcément plus longue et complexe. Ainsi, « les biens collectifs culturels supposent une appropriation progressive par un travail » : si vous voulez jouer de la musique, il ne suffit pas d'acheter un instrument, il faut aussi apprendre à jouer. « Même pour apprendre à parler, cela prend du temps », a conclu l'anthropologue.

Philippe Hugon : distinguer les différentes approches des biens publics mondiaux Directeur de recherche à l'Iris (Institut des relations internationales et stratégiques), Philippe Hugon a axé son exposé sur la notion de « biens publics mondiaux ». Il a commencé par évoquer « une disjonction croissante entre la mondialisation du capitalisme financier et des régulations socio-politiques qui restent dans le cadre national ». Ce qui pose de manière inédite la question des échelles territoriales de la décision publique. Il a commencé par présenter un corpus standard, dans lequel le référent premier est le marché,

« Les biens marchands ne soutiennent pas plus notre sentiment d'exister que les biens communs, mais ils répondent plus à notre désir. On peut avoir le sentiment qu'il suffit d'acheter pour avoir une sorte de “plus-être” ! »

François Flahault, philosophe et anthropologue

« On observe une disjonction croissante entre la mondialisation du capitalisme financier et des régulations socio-politiques qui restent dans le cadre national. »

Philippe Hugon, directeur de recherche à l'Iris

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l'utilitarisme, les biens privés constituant la norme à partir de laquelle les différents types de biens se répartissent selon deux axes (« rivalité »/« non-rivalité » et « exclusion »/« non-exclusion »). Puis il a dressé un corpus plus proche de l'économie sociale et solidaire, dans lequel les biens se répartissent selon deux autres axes : « marchand »/« non marchand » et « convention salariale »/ « convention non-salariale ». La complexification nous invite, selon Philippe Hugon, à considérer que « dans les sociétés complexes, il n'y a que des hydridations des différents ordres » et l'homme peut être à la fois « œconomicus » et « solidarus », car « il porte en lui-même toutes ces contradictions ». Ainsi, une théorie de rationalité complexe doit prendre en compte tous ces éléments, car « les catégories ne sont pas des invariants anthropologiques ». « Il faut des cadres de cohérence pour passer du niveau local au niveau global » a poursuivi Philippe Hugon, ajoutant que passer de l'ESS à la question des biens publics mondiaux posait énormément de difficultés, car « on change de système de valeurs et il peut y avoir des asymétries de pouvoir ». Le directeur de recherches à l'Iris en est arrivé à dresser un tableau synthétique à partir de cinq types d'argumentaires qui s'affrontent dans les débats et les négociations internationales (par exemple, sur la lutte contre le réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité ou la régulation financière). Le premier argumentaire, de type néo-classique, repose sur l'idée de « défaillances du marché ». Pour les combler, il suffit de créer des « marchés des externalités » qui vont apporter un « bien-être global ». Dans le deuxième argumentaire, celui des post-keynésiens, ce sont surtout des « défaillances d'État » qu'il faut combattre à l'aide de la fiscalité et d'autres mesures de redistribution. Le troisième argumentaire, proche du courant institutionnaliste, pointe des « défaillances de règles », qu'il convient de corriger par un encadrement normatif et des « biens collectifs internationaux ». Le quatrième, celui de la philosophie morale incarnée par exemple par John Rawls ou Amartya Sen, souligne la nécessité de créer des « biens premiers mondiaux », à partir desquels les autres biens se définissent : par exemple, le marché ne peut jouer qu'à partir du moment où la sécurité alimentaire est assurée. Le cinquième argumentaire est celui de l'approche patrimoniale : il s'agit d'abord de définir les « biens et patrimoines communs » nécessaires au fonctionnement des sociétés. La sixième approche, celle des « biens publics mondiaux », n'est en fait qu'un « construit socio-politique » à partir des différents types d'argumentaires, l'une des questions centrales étant de savoir « quel rôle peut jouer la société civile internationale dans le processus de décision » concernant ces biens publics mondiaux.

Olivier Petit : substituer aux biens communs le patrimoine commun

A son tour, Olivier Petit a évoqué « la dimension polysémique des biens communs », soulignant au passage « les limites et impasses de cette notion en économie ». Le maître de conférences en économie à l'université d'Artois lui préfère donc celle de « patrimoine commun », « mieux circonscrite » et qui correspondrait mieux, il l'espère, aux préoccupations de l'ESS. La notion de « biens communs » a généré pas mal de débats au début des années 1970 et continue à poser de nombreuses questions. Celle-ci, par exemple : lorsqu'on parle de biens communs, « s'intéresse-t-on aux caractéristiques d'un objet ou aux droits de propriété qui s'y attachent ? » Un débat qu'Elinor Ostrom, Prix Nobel d'économie en 2009, a fait rebondir. Mais Olivier Petit se dit « assez perplexe sur le fossé entre ce qu'Elinor Ostrom dit des biens communs et les qualificatifs que l'on peut appliquer à l'économie sociale et solidaire ». À ses yeux, l'économiste

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américaine mobilise un corpus méthodologique d'essence individualiste (« analyse des comportements individuels en termes de coûts et bénéfices ») pour s'intéresser simplement à la gouvernance des biens communs. À l'inverse, l'approche de certains chercheurs de l'université de Reims, qui s'efforcent de fonder une « économie du patrimoine », lui semble beaucoup plus féconde. Cette approche se fonde beaucoup sur les travaux d'Henry Ollagnon, qui définit le patrimoine comme « un ensemble d'éléments, à la fois matériels et immatériels, centrés sur le titulaire et qui contribuent à maintenir et développer son identité et son autonomie, par adaptation dans le temps et dans l'espace à un univers évolutif ». Certes, cette notion a d'abord eu une dimension strictement individuelle – associée à l'idée d'un capital qui se transmet par l'héritage – et ce n'est que dans les années 1970 qu'on a pu lui adjoindre l'adjectif « commun » avec la convention des Nations unies sur les patrimoines naturels et culturels. « Les économistes du patrimoine reconnaissent les limites des économistes du marché », a ajouté Olivier Petit. Ainsi, ils montrent bien que « dans tout échange entre des acteurs, on a à la fois des éléments qui relèvent d'une dimension marchande, mais aussi des éléments qui relèvent de l'ancrage territorial, des relations qu'on a avec le passé, de la transmission vis-à-vis du futur, d'un ensemble de valeurs qui ne peuvent pas être définis par le seul marché ». En conclusion, plutôt que sur la notion de « biens communs » qui « va un peu dans tous les sens », il a invité les acteurs de l'ESS à s'appuyer sur cette idée de « patrimoine commun ».

Antoine Détourné : prouver que l'on peut compter autrement « Les questions évoquées ne sont pas des questions en l'air », a tout de suite affirmé le délégué général de la CRESS Nord-Pas-de-Calais, qui représentait donc à cette table-ronde un « réseau d'acteurs de l'ESS ». Car quand Lille Métropole cherche à définir les contours de l'ESS, quand le Département veut évaluer son soutien au secteur ou quand la Région entend réfléchir à l'innovation sociale, « les définitions que l'on utilise permettent de mobiliser et d'agir ». « On nous demande toujours qui l'on est, ce qu'on fait, mais très vite, on nous pose la question du “combien ?” », a poursuivi Antoine Détourné. « Faire valoir ce qui compte » : c'est bien le cœur de la mission de promotion dévolue à la CRESS. Mais les acteurs de l'ESS veulent justement prouver que l'on peut « compter autrement ». Puis il a ajouté qu'il s'agissait de répondre à deux grandes questions. La première, c'est « Qu'est-ce que l'économie ? » Des stocks, des équilibres, des emplois ? « Nous avons besoin d'être outillés pour expliquer les liens, les échanges, les flux, la valeur spécifique d'une économie territorialisée. » Ces cadres théoriques sont donc essentiels, notamment pour l'Observatoire dont la CRESS s'est dotée. La deuxième question, c'est : « Qu'est-ce que l'innovation sociale ? » Dans l'ADN de l'innovation

« Lorsqu'on parle de biens communs, s'intéresse-t-on aux caractéristiques d'un objet ou aux droits de propriété qui s'y attachent ? »

Olivier Petit, économiste, maître de conférences à

l'université d'Artois

« L'une des utilités de l'ESS, c'est de recréer des îlots de souveraineté, en produisant de la capacité à prendre en mains le destin collectif… »

Antoine Détourné, délégué général de la CRESS Nord-Pas-de-Calais

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sociale, il y a des notions de diffusion, de propagation, de duplication… « Le véritable apport de l'innovation sociale, c'est de donner un cadre théorique à une réponse à des besoins sociaux non pourvus. Et c'est un “commun” qu'il convient de valoriser », a poursuivi Antoine Détourné. Il a conclu en rappelant que le rapport prospectif sur la France en 2025 évoquait la question de la souveraineté : « L'une des utilités de l'ESS, a expliqué Antoine Détourné, c'est de recréer des îlots de souveraineté, en produisant de la capacité à prendre en mains le destin collectif… »

Véronique Branger : créer l'utilité sociale par la négociation entre les acteurs « L'ESS a une place entre l'État et le marché, ne serait-ce que par l'hybridation de ses ressources, mais aussi parce qu'elle se positionne dans la création d'un intérêt collectif », a enchaîné Véronique Branger. La directrice de l'APES (Action pour une économie solidaire) en Nord-Pas-de-Calais s'est ensuite efforcée d'expliquer comment elle travaillait avec des acteurs multiples sur son territoire. Premier exemple, la culture : là, il s'agit de « dépasser l'aspect marchand » et de « travailler sur l'accessibilité » et la participation des habitants dans un esprit de « co-construction avec les acteurs » (par exemple, pour la mise en place de l'agenda 21). Sur l'habitat, l'enjeu essentiel – sous l'impulsion du Conseil régional – est celui de la réhabilitation des logements pour une meilleure efficacité énergétique : l'APES s'efforce de rassembler différents types d'acteurs pour penser « qualité de vie » et « réappropriation du logement », jusqu'à se lancer dans de « l'auto-réhabilitation accompagnée ». En ce qui concerne l'alimentation, il s'agit de proposer une alimentation de qualité accessible à tous : dans cet esprit, la mise en place de circuits-courts doit permettre de traiter à la fois « des questions d'éducation populaire, d'environnement, de participation citoyenne ». La directrice de l'APES a souligné qu'il fallait « défendre la capacité d'initiative des associations », donc refuser de s'enfermer dans la seule logique des appels d'offres. Il faut bien sûr garder en tête que « l'ESS n'est pas le seul producteur de biens communs », a encore précisé Véronique Branger. « C'est par la négociation entre les différentes parties prenantes que l'on crée de l'utilité sociale », a-t-elle conclu.

Le débat avec la salle • Revenant sur la critique par Olivier Petit des « biens communs », Jean Gadrey a affirmé la nécessité d'« évacuer le fétichisme des mots » pour choisir ceux qui seront les plus mobilisateurs : « Les biens communs ont fait une belle carrière citoyenne sans aucune référence aux travaux académiques. À l'inverse, j'aime beaucoup “patrimoine”, mais je ne prédis pas à ce terme un aussi beau succès citoyen ! Et il aura bien du mal à s'imposer sur le plan international… » Interrogé par Florence Jany-Catrice sur les conditions sociales et institutionnelles pour basculer d'un bien public à un bien commun, Jean Gadrey a pris l'exemple des régies municipales dans le domaine de l'eau : « Pour qu'elles passent de bien public à bien

« C'est par la négociation entre les différentes parties prenantes que l'on crée de l'utilité sociale. »

Véronique Branger, directrice de l'APES Nord-Pas-de-Calais

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commun, il faut organiser la co-gestion avec les associations de citoyens, les syndicats, etc. ». Véronique Branger a ajouté qu'il fallait sans doute distinguer co-production des politiques publiques et co-gestion. • Interrogé par Richard Sobel sur la question de savoir s'il y avait des biens communs autres que « culturels », François Flahault a répondu que tout dépend du sens qu'on donnait au mot « culture » : s'il s'agit du sens large, il est évident que tous les biens communs ont une dimension culturelle. Il est revenu sur le fait qu'en Occident, à la différence de la plupart des sociétés humaines, tout ce qui relève du qualitatif souffre de la prééminence du nombre et « la vie sociale n'est pas une fin en soi, mais seulement un moyen ». De ce point de vue, comme l'ESS présuppose que la qualité de la vie sociale est un bien en soi, « ce n'est pas évident à faire partager ». • Un autre participant a interrogé le terme « solidaire » : « On a tendance à penser que c'est toujours un bien moral. Mais des maffieux ou des banquiers peuvent très bien être solidaires entre eux ! ». Le seul type de solidarité qui peut intéresser l'ESS, c'est « un lien entre plusieurs personnes en vue de l'intérêt collectif et du bien commun ». Antoine Détourné a approuvé ce point de vue, ajoutant que « c'est pour cela que l'ESS doit être sociale, et solidaire, et démocratique » en rappelant notamment le principe de la « libre adhésion ». • Fanélie Carrey-Conte, députée de Paris, a mis en garde contre une vision restrictive de l'ESS, qui la réduirait à être une « économie des pauvres ». Pour sortir de cette impasse, il faut travailler sur cette notion de biens communs, mais aussi « modifier les indicateurs de richesse ». • Richard Sobel ayant demandé aux différents intervenants quelle devrait être la position de l'ESS par rapport aux biens marchands, Philippe Hugon a répondu qu'il fallait « distinguer la nature d'un bien de sa gestion ». Ainsi, l'eau est un bien commun, mais « sa gestion peut passer par le marché » à condition de garantir l'accessibilité de tous, par exemple en instaurant « une progressivité des prix selon les niveaux de revenu ». Antoine Détourné a ajouté que l'« ESS n'a pas trop de problèmes par rapport au marché, mais par rapport à la concurrence, oui ! » Véronique Branger, elle, a plaidé en faveur d'une « économie plurielle avec marché », tout en précisant que « tout ne devait pas être régulé selon la loi de l'offre et de la demande ».

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4. L'Économie Sociale et Solidaire en 2025

En introduction à la troisième et dernière table-ronde, Philippe Frémeaux, éditorialiste à Alternatives économiques, a rappelé que le gouvernement a décidé d'engager une réflexion prospective sur « La France à l'horizon 2025 ». Un séminaire gouvernemental sur ce thème a été introduit par un rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective. Philippe Frémeaux et Claude Alphandéry ont lu ce rapport, rédigé par Jean Pisani-Ferry, qui les a « un peu énervés », a avoué le journaliste économique. En effet, ce texte « n'intègre pas l'ensemble des contraintes écologiques auxquelles nous sommes confrontés ». De même, certaines questions essentielles ne sont pas abordées : « À quoi sert l'économie ? », « Comment articuler qualité de vie sociale et progrès économique ? ». De plus, a poursuivi Philippe Frémeaux, « il est très difficile d'évaluer le progrès économique sans poser la question d'indicateurs plus pertinents que le seul PIB ». Enfin, sans qu'il soit question de formuler une vision idyllique de l'avenir, sans doute aurait-il été possible d'« imaginer un récit qui fasse envie, mobilise les énergies et redonne du sens à la politique ».

Claude Alphandéry : partir de l'exigence du « mieux vivre » C'est le président du Labo qui a été le premier à intervenir dans cette troisième table-ronde. Il a d'abord évoqué l'appel du Président de la République à une vision prospective de l’économie française en proposant deux orientations : « redressement productif » et « mieux vivre ensemble ». « Nous souhaitons qu’il ne se concentre pas sur une seule de ces orientations : celle d’une croissance du PIB fondée sur la compétitivité des entreprises et la réduction des coûts salariaux », a aussitôt ajouté Claude Alphandéry. Il est en

« C'est en s’attachant au mieux vivre que pourront être rétablies les bases du contrat social, renoués des liens de confiance et, par là-même, restaurées les forces productives ».

Claude Alphandéry,

président du Labo de l'ESS

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effet peu probable qu’une telle politique conduise à mieux vivre ensemble puisqu'« on en connaît les effets dans les dix dernières années : dégradation de l’emploi, creusement des inégalités, extension des zones d’exclusion, péril écologique… » Des effets aggravés par les mesures d’austérité qui annulent ou réduisent les acquis sociaux des Trente glorieuses, réduisent le pouvoir d’achat en appauvrissant le plus grand nombre et « jettent dans la misère des pans entiers de la population ». Une telle politique « n’est pas seulement déplorable, inacceptable au plan social, écologique, politique, elle est totalement contre-productive. Elle brise les ressorts individuels et collectifs et, par là même, toute chance de redressement productif. » A contrario, c'est en s’attachant au mieux vivre que « pourront être rétablies les bases du contrat social, renoués des liens de confiance et, par là-même, restaurées les forces productives ». Pour le Labo de l’ESS, c'est cette orientation qui est réaliste et qui doit dessiner ce que sera la France dans dix ans. À condition de savoir « valoriser le potentiel d’énergie citoyenne qui s’exprime par d’innombrables initiatives répondant à des besoins insatisfaits et créant de l’emploi ». Cet emploi fournit à l’industrie les externalités nécessaires pour créer des produits innovants de qualité, et donc gagner des marchés tant intérieurs qu’extérieurs. « Les médias sont en train de découvrir ces initiatives sous des appellations diverses : économie circulaire, transition écologique, économie collaborative… », a poursuivi le président du Labo. La loi destinée à les promouvoir est en cours de débat. Et Claude Alphandéry a ajouté qu'il fallait « féliciter le Ministre pour sa concertation et sa ténacité dans son élaboration ». Ces initiatives sont donc entrées dans le paysage. Mais un grand nombre d’économistes restent sceptiques pour trois types de raisons : elles sont encore marginales par rapport au « main stream » (par exemple, l'épargne solidaire ne représente que 0,1 % du total de l'épargne des Français), et auraient donc peu d’impact sur la macro-économie ; elles sont généralement ponctuelles, fragmentées, « ne fonctionnant pas comme un ensemble intégré pouvant représenter un renouveau de modelé économique » ; « elles ne sont pas toujours ce qu’elles prétendent être, ni du point de vue de la qualité des emplois, ni de celui de l’organisation démocratique ». De ce point de vue également, elles n’auraient pas une pleine capacité transformatrice. « Ces réserves et résistances méritent d’être entendues et discutées », a affirmé le président du Labo de l'ESS. Comment y répondre et convaincre les interlocuteurs ? « L’ESS doit changer d’échelle à l'horizon des dix ans », a encore répondu Claude Alphandéry. Et pour cela, « coopérer davantage, en son sein et avec ses partenaires publics et privés, afin de s’inscrire dans une dynamique cohérente traçant un nouveau modèle de développement ». Le Labo s'efforce d'apporter sa pierre à l'édifice en organisant « la confrontation positive des acteurs de terrain et des chercheurs ». Pour Claude Alphandéry, il semble possible de « progresser rapidement sur certains territoires où existent déjà des programmes ambitieux, des groupements, des coopérations entre les administrations et la société civile ». La méthode pourrait être d’approfondir sur ces territoires des pistes que le Labo a déjà explorées : « offrir à tous des emplois de qualité », par une profonde réforme de la formation, par l’accompagnement des plus fragiles et par l’appui à la création de nouveaux métiers, en particulier ceux qui émergent de la « transition écologique » ; « mettre en œuvre une collaboration active entre les acteurs de l’économie locale » en multipliant les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) ; « mettre au point des mécanismes de financement solidaire », avec comme objectif que l’épargne solidaire représente plus de 10 % de l’épargne des Français dans dix ans.

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« promouvoir des circuits-courts pour développer, entre producteurs et consommateurs ou usagers, des relations d’échange allant au-delà des biens ou services échangés » ; « faciliter l’Internet solidaire, les logiciels libres, les réseaux sociaux éthiques et coopératifs ». Ces pistes se rejoignent pour fixer, à l’horizon de dix ans, « des parcours et objectifs qui articulent les besoins non satisfaits, les emplois à créer, la transition écologique indispensable, les ressources mobilisables, et définissent ainsi des objectifs de progrès humain ». Ce travail « bottom up » a été engagé avec les 400 cahiers d’espérance présentés aux États Généraux de l’ESS il y a deux ans. « Le mois dernier, 180 dossiers très élaborés ont été présentés à un appel à projets interministériel et des centaines d’autres se préparent pour un nouvel appel », a ajouté Claude Alphandéry. « Cette journée de Lille aura marqué un pas décisif en ce sens », a conclu le président du Labo.

Christiane Bouchart : garder intacte la capacité d'utopie La présidente du RTES (Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire) a évoqué le travail prospectif mené au niveau de la région Nord-Pas-de-Calais à travers sept groupes de travail correspondant à sept piliers pour réussir « la troisième révolution industrielle ». Premier pilier : « À l'horizon 2050, la région aura réduit de 60 % sa consommation énergétique et divisé par quatre ses émissions de gaz à effet de serre », ce qui susciterait la création de 165 000 emplois nets. Pour dynamiser la diffusion du photovoltaïque, la Ville de Lille a soutenu la création d'une SCIC (société coopérative d'intérêt collectif), Solis, qui vient d'achever son premier chantier d'installation de capteurs solaires sur les toits d'une école. Deuxième pilier évoqué par Christiane Bouchart : « Remplacer le système centralisé de production et de distribution des énergies fossiles par un système décentralisé, pour produire au plus près des lieux de consommation ». Après avoir rappelé que « l'économie sociale et solidaire est souvent l'arête dorsale de ces piliers et des différents types d'économie », la conseillère municipale à Lille a regretté que « le terme ESS n'apparaisse pas une seule fois dans les 40 pages du rapport Pisani-Ferry ». C'est sans doute dû au fait que ses acteurs apparaissent encore comme « des doux rêveurs, des hippies ou des militants ». Pourtant, c'est en Nord-Pas-de-Calais que sont nées des initiatives aussi pionnières et pérennes que Le Relais, Envie ou Solis. Le problème, c'est que l'ESS est aussi « porteuse d'un projet de société démocratique », donc d'une notion de « démocratie dans l'entreprise », qui suscite, comme les articles 11 et 12 de la future loi-cadre sur l'ESS, « les protestations véhémentes du patronat ». La présidente du RTES a appelé les acteurs à faire preuve d'imagination et de volontarisme pour aller plus loin dans cette quête démocratique : « utiliser davantage des outils de la démocratie directe comme les conférences de consensus ou les enquêtes d'utilité sociale » ; « revoir également nos processus de formation à l'aune des pratiques d'éducation populaire » ; tirer parti de la « montée en puissance de l'Internet libre et solidaire », qui contribue à créer de nouvelles

« Le terme ESS n'apparaît pas une seule fois dans les 40 pages du rapport Pisani-Ferry. En Nord-Pas-de-Calais, l'économie sociale et solidaire est pourtant souvent l'arête dorsale des différents types d'économie. »

Christiane Bouchart,

présidente du RTES

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formes de travail… Bref, Christiane Bouchart a souhaité que l'ESS garde intacte sa « capacité à innover, à faire rêver, à être utopique… » Elle a conclu en citant l'écrivain uruguayen Eduardo Galeano : « Quand je fais deux pas vers elle, elle recule de deux pas. Quand je fais dix pas vers elle, elle recule de dix pas. Alors, l'utopie, ça sert finalement à avancer ! »

Florence Jany-Catrice : critiquer l'engouement sans borne pour la croissance Professeur d'économie à l'université de Lille 1, Florence Jany-Catrice, qui dirige le Master 2 APIESS, a d'emblée reconnu qu'elle n'était pas rompue aux exercices de prospective, « qui ne fait pas tout à fait partie de mes compétences ». Elle a souhaité axer son propos sur « les perspectives de développement de l’ESS sur des territoires plus soutenables », en reprenant certaines des thématiques abordées dans la deuxième table-ronde. Sans prétendre évaluer le rapport du Commissariat général à la prospective, elle a aussi avoué être très critique à l'égard de ce texte. Dans un premier temps, Florence Jany-Catrice a souhaité revenir sur la notion de « biens communs ». Contrairement à ce qu'on entend parfois au sujet de l'ESS, elle ne pense pas que « le changement d'échelle, le développement ou la croissance soient une fin en soi ». Ce qui pouvait s’apparenter à une finalité, c'est « l’expansion du bien-être collectif, le développement humain durable, la soutenabilité des communautés et des territoires… ». Pris sous cet angle, « l’expansion pour l’expansion, fut-elle celle de l’ESS, n’est pas une fin en soi ». Mais « partout où l’ESS contribue à la conservation des biens communs, où elle fait preuve d’utilité sociale, appropriée par tous, où elle réduit les inégalités, où elle produit des formes coopératives dans les relations de travail, formelles et informelles, où elle consolide la démocratie, elle est à l’œuvre ». Cela dit, comme l'a rappelé Philippe Frémeaux, 95 % de l’ESS a encore des progrès à réaliser. Cette réflexion est liée à la critique de l’engouement sans borne pour la croissance, « aujourd’hui imposée comme preuve et épreuve à l’ensemble des citoyens ». Il faut donc continuer à explorer des voies d’élaboration d’indicateurs qui mettent nos sociétés sur la voie d’un progrès (vraiment) soutenable. Et simultanément retourner les priorités : « Identifier avec les citoyens, qui sont aussi les premiers concernés, les besoins sociaux de la société, et favoriser les débats collectifs sur la manière de les combler ». Etant entendu que, « derrière cette idée de co-élaboration, il y a encore beaucoup d’expérimentations artisanales à tenter, à tester ». Dans un deuxième temps, la professeur d'économie à l'université de Lille 1 a souhaité « réfléchir aux conditions institutionnelles pour produire de la recherche utile à l’ESS ». Or, une sociologie de la profession des économistes montre que « le champs disciplinaire se rétracte et que les travaux légitimes en économie, sur ces questions, sont réduits à la portion congrue, ou sont illégitimes, ou sont hors-champ ». De ce point de vue, elle a rappelé le colloque organisé l'an dernier par Benoît Hamon à Bercy sur l’urgence de « repenser les critères de la pensée économique ». « Il a fallu un certain courage pour faire cela au cœur de Bercy ! », a commenté Florence Jany-Catrice.

« Pour gagner la bataille des idées et des pratiques, il faut aussi être présent dans les lieux qui produisent l’expertise économique légitime. »

Florence Jany-Catrice,

professeur d'économie à l'université de Lille 1

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Économistes et ESS • novembre 2013

Les rencontres du labo

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Certes, « l’ESS n’est pas la seule à bousculer les fondements de l’économie dominante ». Mais elle est importante car elle a des vertus heuristiques sur le front épistémologique et déstabilise certains fondements de la théorie économique dominante. Ainsi, elle porte en elle une certaine forme de normativité (« solidaire ») qu’elle assume, et donc qu’elle réfléchit, qu’elle problématise, qu’elle débat… De même, l'ESS « montre que le marché de concurrence parfaite n’est pas la forme naturelle de l’économie », que le fonctionnement économique combine marché et mécanismes sociaux et économiques. De même encore, elle « interroge la nature de l’entreprise, ses moyens de production, les articulations entre économie et démocratie, la production de richesses… » Enfin, l’ESS nous invite au « décloisonnement de la science », par les projets chercheurs-citoyens par exemple. Bref « autant de perspectives intellectuelles et de pratiques stimulantes, mais qui sont freinées par des institutions et dispositifs d’évaluation disqualifiant ce genre de travaux ». Or, « pour gagner la bataille des idées et des pratiques, il faut aussi être présent dans les lieux qui produisent l’expertise économique légitime ». Florence Jany-Catrice a conclu en évoquant, dans le Nord-Pas-de-Calais, plusieurs projets allant en ce sens. D'abord, celui du RIUESS (Réseau inter-universitaire de l'ESS), dont les prochaines journées, en mai 2014, se tiendront à Lille sur le thème des « coopérations en ESS ». Ensuite, celui de la « chaire coopérative, interuniversitaire, interdisciplinaire », en cours d’élaboration. « Son format coopératif en fait une pionnière du champ », s'est félicitée l'universitaire. Il s’agit de construire les conditions d’un projet pour les dix prochaines années, un projet dans lequel « la recherche sur l’ESS sera envisagée sous l’angle d’un bien commun ».

Le message de Benoît Hamon Le ministre délégué à l'économie sociale et solidaire n'ayant pu répondre présent à l'invitation de clore cette journée de travail, c'est sous forme d'un message vidéo de trois minutes qu'il a tenu à s'adresser aux participants. Il a souligné « l'apport extrêmement important des économistes pour nous accompagner dans la préparation du projet de loi » sur l'ESS, qui a pour ambition de structurer le secteur mais aussi de l'aider à « changer d'échelle ». Benoît Hamon a assuré que lui-même et le ministre du Budget soutiennent fortement auprès de Geneviève Fioraso l'appel à la création d'une section « Économie et société », lancé par l'Association française d'économie politique, afin de contribuer à « une diversité, une pluralité du débat économique ». Il a salué les travaux de la journée, essentiels pour que « les économistes essaient de prendre toute la mesure d'une crise, qui est aussi celle d'un modèle entrepreneurial » et pour « polliniser le débat économique ».

« Il y a eu un apport extrêmement important des économistes pour nous accompagner dans la préparation du projet de loi sur l'ESS. Aujourd'hui, il est temps de polliniser le débat économique ».

Benoît Hamon, ministre délégué à l'économie sociale et solidaire

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Le Labo de l’économie sociale et solidaire (ESS) est

un Think Tank qui s’est donné comme objectifs de faire connaître et reconnaître l’économie sociale et solidaire. Il est un lieu d’échanges, de réflexions et d’actions pour une économie respectueuse de l’homme et de l’environnement. Le Labo de l’ESS travaille en collaboration avec l’ensemble des acteurs de l’ESS pour valoriser leurs initiatives, mettre en avant leurs solutions et propositions innovantes, organiser le travail de collaboration et la réflexion commune. Il se positionne ainsi comme un Think-link, par l’animation d’un travail participatif. Cette réflexion collégiale aboutit à des réflexions qui se veulent structurantes pour l’économie sociale et solidaire et qui doivent agir pour une transformation de la société.

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