les compagnons du savoir-faire : artisans d'aujourd'hui

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LES COMPAGNONS DU SAVOIR-FAIRE ARTISANS D'AUJOURD'HUI

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QUELQUES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Chez Jean-Cyrille Godefroy

Les gagne-misère Nos racines retrouvées Petits métiers oubliés

La boîte à lumière

Le geste et la parole Baguenaudes

Aux beaux jours d'hier La bonne franquette

Ils étaient de leur village Ils sont partis en chantant Ils ont vécu l'Occupation

La belle ouvrage Les forestiers

Mémoires de femmes

Saisons paysannes Nos grands-mères aux fourneaux

Pierres qui roulent...

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GÉRARD BOUTET

LES COMPAGNONS DU SAVOIR-FAIRE

A R T I S A N S D ' A U J O U R D ' H U I

Croquis et photos de l'auteur

Jean-Cyrille Godefroy

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<9 SELD, Jean-Cyrille Godefroy, 1998 12, rue Chabanais 75002 Paris

ISBN 2-86553-120-1

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N 'OUS nous connaissons bien, nous autres, et depuis une sacrée paie, pas vrai. Ça fait combien déjà ? Vingt ans grandement comptés, peut- être davantage si ça se trouve. Oui, vingt ans que je bats et que je

rebats la campagne afin d'y dénicher, à votre intention, de ces personnages qui ne laissent pas indifférents.

Ce sont des gens modestes pour la plupart. Modestes, mais importants dans la mesure où ils savent raconter des choses qu'on n'entend pas d'ordinaire. Ils parlent du métier qu'ils exerçaient autrefois, avant que la mécanisation ne bouleverse le bel ouvrage ; ils évoquent les coutumes de naguère, quand, entre voisins, on prenait encore le temps de se souhaiter le bonjour. Ils témoignent d'une époque qui nous paraît perdue dans les siècles et qui, pourtant, ne remonte qu'aux deux tiers d'une vie d'homme, même pas. Ce sont mes « gagne-misère », comme je les appelle. Nous nous accordons facilement, eux et moi, malgré la différence de générations qui nous sépare.

Donc, au fil de ces deux décennies, nous avons croisé bon nombre de personnes âgées qui ne gardaient point leur langue en poche. La moisson de souvenirs n'est pas achevée, bien sûr. Je continue à l'engranger en d'autres pages. Mais pour le livre que voici, changement de programme. Nous délaisserons momentanément les vétérans pour nous tourner vers ces encore jeunots qui — de la vingtaine fêtée à la soixantaine alerte — ont choisi une activité originale, parfois même insolite. Et nous verrons que les récits exotiques ne s'écrivent pas seulement à l'ombre des palmiers, sur les plages des îles lointaines. Le dépaysement, tel l'aventure, commence au bout de la

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rue ; il peut se trouver à deux pas de chez soi, à condition d'y prêter attention. Un minimum de curiosité, un regard sans a priori et un brin d'écoute suffisent souvent à désorienter le flâneur...

Cette fois, nos rencontres seront de deux genres. Il y aura celles, peu fréquentes, qui résulteront du hasard, et il y aura celles qui découleront de la visite prévue d'un atelier. Rien à dire des premières, sinon l'étonnement qu'elles susciteront ; mais des secondes, où l'artisan se confond vite à l'artiste, que si ! Car de toute époque, parmi les maîtres d'œuvre, a prévalu l'aspiration suprême : la volonté d'atteindre non pas la perfection, qui reste inaccessible, mais une virtuosité incomparable en leur discipline.

Ce fameux savoir-faire ne s'acquérait qu'au cours d'une longue pratique, qu'au gré d'un parcours simple, sans vanité aucune, sans cupidité.

La pleine possession de son art était la raison d'une existence, l'aboutissement ultime. Fi des amateurs comme des bricolos ! Alors que je lui demandais quelle avait été sa distraction

préférée, un vieil ébéniste me répondit bonnement : « Mon métier ! ». Tout était dit en deux mots. Cette quête constante du toujours-mieux, ce quotidien

dénué d'artifices, cette sage humilité devant tant de secrets à réinventer, cela transparaît chez les manouvriers qui nous attendent. Pour eux, il s'agit moins

d'étaler une science que de partager la passion d'un travail dont ils tirent un

bonheur immense. Venir les saluer constitue le plus chaleureux des

hommages.

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Le malletier.

A H, ces débuts d'été, quelles saisons merveilleuses ! Les journées s'allongent et s'ensoleillent dans une chaleur caressante, les nuits attiédies s'étoilent comme pour

une fête retrouvée. On se sent bien. Chaque semaine rapproche davantage des vacances, si ce n'est déjà atteint. On se reprend à penser aux flâneries en des paradis inconnus, aux escapades sous des cieux idylliques, à la liberté insouciante d'aller et venir où bon nous semble, sans but ni contrainte, quand cela nous chante. En songe, tout est prêt pour la grande envolée. Il ne nous reste plus qu'à glisser la clé sous le paillasson, et n'emporter que celle des champs. Les quatre horizons nous sont promis, du moins pendant les congés estivaux. La fière allure que nous avons, lorsque nous nous muons en voyageurs intrépides, avec nos sandales en plastique, nos bermudas à fleurs et notre camescope en sautoir sur l'embonpoint. Sûr qu'une telle dégaine suffit à effrayer les derniers bouffeurs d'aventuriers que les excursionnistes croisent quelquefois sur la route de leurs clubs médi- terranéens, entre plages surpeuplées et forêts faussement vierges !

Philippe Anatole, lui, n'est pas de ces tartarins qui se bercent de fallacieuses équipées. Il voyage différemment, par l'imagination. Déjà tout gamin, il rêvait à des expéditions incroyables qui le conduiraient jusqu'aux limites du monde

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connu. Il s'imaginait explorateur, pacificateur de tribus hostiles, découvreur de mines fabuleuses, ou quelque chose de semblable. Les enfants nourrissent tous les mêmes illusions, la vie se charge de les désappointer au plus vite.

Dessin de René Giffey, pour

l'album n° 4 de « Fillette ».

Le héros de Philippe, c'était son oncle Yves, le colonial de la famille. Ce tonton-là avait couru l'Afrique,

l'Indochine, d'autres pays encore. Pas pour faire fortune sur le dos des indigènes, non, mais pour les aider à vivre mieux. Grâce à ses connaissances en radio, et dans le cadre de l'assistance offerte par la France aux États en voie de développement, il avait installé de nombreux postes émetteurs dans les hôpitaux et les aérodromes de là-bas. Il n'en

fallait pas plus pour subjuguer un garçonnet romanesque comme son neveu, et c'était très

bien ainsi. « J'ai partagé ma jeunesse entre le rêve et la réalité,

constate Philippe. Mais je ne suis parti ni avec l'un, ni avec l'autre. » Pourtant, il apparaît indéniable que l'exemple de cet oncle globe-trotter l'a fortement influencé , dans le choix de sa profession. On ne s engage pas dans la restauration des malles anciennes sur une lubie. Il faut de sérieuses motivations à ça. À travers les coffres et les' bagages de toutes sortes, ce sont les croisières fantastiques et les folles expéditions qui resurgissent. Le bourlingueur contrarié compense sa sédentarité en s'inventant des odyssées idéales. Je comprends d'autant mieux ce soupçon de frustation que, bibi, à dix ans, je n'envisageais que d'être un nouveau Stanley-et-Linvingstone à moi tout seul. Hélas, tout avait été visité, ou presque. Alors je me rattrape en relatant des pérégrinations que j'aurais aimé vivre.

« D ANS les premiers temps, concède Philippe, il est évident qu'un malletier travaille l'évasion, le lointain, l'ailleurs. Il tente de deviner la per-

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sonnalité de ceux qui utilisaient l'objet qu'il va réparer. Il se figure comment ils étaient, ce qui les avait poussés à partir, pour quelles chimères ils s'écartaient au loin, jusqu'où ils ont pu se hasarder. Il les suppose gentils ou méchants, bons ou mauvais, sans savoir vraiment. » A l'examen d'une malle à retaper, Philippe ressent parfois une étrange impression. Il lui semble mettre ses pas dans l'empreinte d'autres pas, de fouler des pistes non battues, qui sont aux antipodes des circuits touristiques.

« Ensuite, poursuit Philippe, de par la diversité des bagages et des attirails de voyage, on finit par mesurer ses lacunes culturelles, historiques, géographiques. On se pose des questions auxquelles il manque des réponses sa- tisfaisantes. Alors on devient modeste face à l'immensité de cette planète dont on perçoit les richesses sans bouger de l'atelier ! » Et c'est par le biais de ces extrapolations que le métier s'enrichit d'un tout autre intérêt. À l'habileté manuelle, apanage de l'artisan, s'ajoute une curiosité intellectuelle qui permet de s'affiner l'esprit. La main adroite et la raison en perpétuel éveil : que demander de plus ?

Philippe s'établit au beau milieu du bourg de Saint-Ay, à son compte, en avril 1987. L'occasion avait fait le larron. Il se trouvait à cet endroit, tout simplement, un local bien situé qui correspondait à ses possibilités financières du moment. Auparavant, il travaillait dans l'Indre, du côté d'Argenton-sur- Creuse. Il avait appris sur le tas, dans une entreprise qui fabriquait des mar- mottes à l'usage des représentants de com- merce, des démar- cheurs et des commis voyageurs. Il s'agissait de mallettes gigognes dont les compartiments s'emboîtaient les uns dans les autres pour devenir des écrins à échantillons. L'ensem- ble, déplié, formait un présentoir qui valorisait les spécimens à promouvoir : instruments dentaires, flacons de parfumerie ou articles de

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maroquinerie. C'était une adaptation moderne de ce que les colporteurs de jadis appelaient leur « boîte à marmotte ». Le nom se maintenait en partie. Et le souci du marmottier se répétait à chaque commande : par quelle ingéniosité pouvait- on combiner un maximum de volumes dans un minimum d'espace ?

La corporation, il y a belle lurette, rassemblait in- distinctement les malletiers (ou malliers), les coffretiers (ou coffriers), les bahutiers (ou bahuiers) et les sommiers. Ces derniers fabriquaient des bâts destinés aux bêtes de somme. On se plaçait sous le patronage de saint Jean l'Évangéliste, de même que les gainiers et les selliers. Un maître ne pouvait enseigner qu'à un apprenti à la fois. L'instruction durait cinq années, et le compagnonnage autant. Les malletiers avaient la réputation peu flatteuse de faire plus de bruit que de besogne. À cause des nuisances qui en résultaient, leurs journées ne devaient commencer, au dix-huitième siècle, qu'à cinq heures

du matin ; jamais elles ne devaient outrepasser les huit heures du soir.

« L

E métier tel que je le conçois n'existe plus », dit Philippe. Aujourd'hui, les fabriques de

malles qui réalisent des modèles à façon sont des entreprises semi-industrielles de vingt à vingt-cinq ouvriers. Leur équipement va de pair avec la production qui leur est demandée : ce sont des étuis pour transporter les instruments de musique encombrants, des boîtiers à système destinés aux démonstrateurs, des cassettes de formes très spéciales... Dans son atelier d'artisan, Philippe n'emploie que deux compagnons, dont un à mi-temps. Il a patienté une demi-douzaine d'années avant d'oser se lancer dans la restauration des malles anciennes.

Pourquoi ? Parce qu'aucun livre technique, aucune nomenclature précise ne traitait du sujet. Il fallait tout

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réinventer. Philippe dut se documenter en potassant de vieux catalogues qui indiquaient les caractéristiques des articles d'autrefois quant à leur taille, leur entoilage, leurs composants et les références de leur fabricant. Il compléta cette recherche quasi-initiatique en partant à la rencontre des tout derniers malletiers encore en exercice à l'époque. Il s'instruisit à cette école de hasard, sur le tas, en écoutant et en regardant. La confection d'un attirail de voyage nécessitait souvent la participation de plusieurs artisans. A l'ouvrage de bourrellerie et de caisserie s'ajoutaient celles de l'emboutisseur, du sertisseur, du cloutier, du tourneur, du fraiseur, du serrurier, toutes interventions assurées maintenant par Philippe.

« Chaque article est un objet unique, explique-t-il. Si j'ai cinquante malles à restaurer, il me faudra cinquante outils différents. Cela pose problème au niveau des investisse- ments ! » De la sorte, hormis une antique machine à coudre, son matériel se constitue principalement de prototypes qui lui ont coûté la peau des fesses. C'est un outillage à main adapté sur des presses, qui sert à la découpe, à l'emboutissage ou au décolletage. Le démontage des vénérables malles entraîne souvent la détérioration des têtes de clou, qu'il convient de refondre à l'identique, minutieusement. On coule la tête en laiton, on ajuste la tige à chaud et on martèle le clou dans le bois. Il faut sept minutes pour réaliser un clou ; une malle en compte de soixante-dix à quatre-vingts. Calculez- donc la facture qui s'ensuit !

Philippe a la chance de ne pas devoir se débattre dans des difficultés d'approvisionnement. Les brocanteurs le renseignent, de même que les antiquaires et les chineurs. Beaucoup lui proposent d'emblée ce qu'ils détiennent dans le genre. Plus besoin de fouiner sur les marchés aux puces : les vieilleries rappliquent toutes seules dans l'atelier, i où elles s'amoncellent en un bric-à-brac impressionnant. La pénurie viendra plutôt de la « petite quincaillerie » — les serrures, les charnières, les moraillons, les poignées — dont le réassort paraît déjà aléatoire.

Les matériaux utilisés réservent parfois quelques surprises, selon la provenance de la malle et la fantaisie de son propriétaire. À la buffleterie habituelle se substituent des cuirs

Les romans d'aventure contribuèrent à populariser les voyages lointains.

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moins c o m m u n s : du porc, du chevreau, mais aussi du zébu, de l 'é léphant , du phoque, du requin. De l 'Ext rême-Orient arr ivaient naguère des panières en bambou entoilé, d ' une rés i s t ance ina t tendue . O n r e m a r q u e é g a l e m e n t des in- crustat ions d ' ivoire , des niellures d 'émai l , des placages de nacre ou d 'a rgent , qui révèlaient une aisance certaine. Et l ' on ne peut que lever l 'ancre , dans l 'abstrait , dès q u ' o n déchiffre les étiquettes, les bordereaux et les mentions inscrites au pochoir. Quelles invitations au départ, mille sabords !

L

A diversité des bardas est infinie. Sans remonter aux

bahuts de c roupon clouté, ni aux ballots de drap entourés de courroies, en usage au Moyen Âge, il

semble facile d ' e n d is t inguer les pr incipales catégories. Chaque modè le est différent des autres ; il correspond à une époque déterminée, à des modes , à des besoins, à une classe sociale . Il é v o q u e les t r ibu la t ions en pa tache , ou les randonnées en automobile , ou les traversées à bord des transatlantiques. Du baise-en-vil le à la valise diplomatique, la g a m m e des bagages s 'ouvre en un large éventail.

A u rayon des malles, qui intéresse Phil ippe Anatole au premier chef, écartons de suite celles en osier et laissons-les au vannier. Doublées de moleskine, elles étaient souvent at tachées à l ' a r r ière des voitures à cheval.

Les chapelières, hautes et de d imensions imposantes , se d iv i sa ien t g é n é r a l e m e n t en casiers . C ' é t a i e n t les mal les courantes, r ecommandées pour les déplacements ferroviaires de la seconde moit ié du siècle passé. Leur fût, en ais de pin ou de peuplier, résistait à l ' e au grâce à une garniture en toile de lin, vern ie ou encol lée . L e u r couve rc l e b o m b é et latté e m p ê c h a i t de les empi le r sens dessus dessous, tout en augmentan t leur solidité. O n retrouvai t ce type de malles, mais non entoilées, en coffres de voitures à cheval : le bois était

alors goudronné ou endui t à chaud d ' u n mélange de graisse an imale et de noir de fumée.

Les malles dites de Toulouse présentaient également un couvercle renflé, renforcé par des lattes et des cornières d 'acier. Al longées et plates, elles ne pouvaient contenir que peu d 'effets . U n tissu ciré protégeai t leur caisse de bois blanc, quand celle-ci n 'é ta i t pas peinte.

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Les malles de cabine — en cuir épais, plus rarement en carton bouilli, avec ou sans penderie —, se ceinturaient de quatre feuillards ; pour cette raison, on disait qu'elles étaient cerclées. Elles répon-daient aux normes de cargaison défi- nies par les compa- gnies maritimes, car elles échouaient en cale lorsque le pas- sager n'exigeait pas de les garder à sa disposition. Pour les voyages en aéroplane, il était conseillé de choisir des malles en aluminium, à cause des problèmes de surcharge.

L'industrie automobile favorisa, au milieu des années vingt, une production de malles métalliques — après les mannes de la Belle Époque — qui annonçaient déjà les coffres actuels. Le véhicule était vendu en « châssis nu ». L'acheteur lui adjoignait divers accessoires, en fonction de ses goûts, dont ces conteneurs à devant abattant, capables d'affronter les chocs, les intempéries et les tentatives d'ef- fraction. Les maisons Moinat et Donet-Zedel s'illustrèrent rapidement dans ce secteur.

La Guerre de 1914, enfin, contribua à l'essor des cantines militaires, ces caisses en bois noirci que les soldats rangeaient sous leur plumard, dans les chambrées. De la boîte rec- tangulaire toute bête au coffre d'ordonnance très sophistiqué, chaque grade revendiquait son modèle distinctif, afin que nul ne confondît les torchons des hommes de troupe et les serviettes des officiers.

p

IHILIPPE ANATOLE a vu défiler, dans son atel ier de res taura teur en maller ie , de vénérables pièces qui mé- r i t a ien t v r a i m e n t de r e s p e c t u e u s e s a t ten t ions . Il se

souvient , no tamment , de plusieurs coffres de mar iage datant de trois siècles et plus, f inement ouvragés , avec une clouter ie coulée. Ils r enfe rmaien t jadis le t rousseau de l ' épousée , mais leur poids et leur e n c o m b r e m e n t les rendaient p resque intrans-

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portables ! Ce sont des chefs -d 'œuvre de fabricants r enommés qui enrichissent maintenant les musées. Certains se réhaussent d ' a rmoi r ies prestigieuses.

Certains bagages renfermaient

parfois un macabre contenu !

La clientèle de Philippe se compose de collectionneurs, un peu, d'antiquaires, quelques-uns, et de particuliers, beaucoup. Notre homme l'a constaté maintes et maintes fois : les gens

accordent aux malles une va- leur affective qui peut sur- prendre. C'est, dans les succes- sions, un sujet fréquent de con- voitise et de discorde. On se séparera plus f a c i l e m e n t d'une table ou d'une armoire, que d'une cha- pelière qui con- serve en elle toute une évo- cation confuse d ' é m o t i o n s aventureuses, des relents de

flibuste peut-être, des parfums de bordées oubliées sûrement. De là à s'approprier les escales imaginaires prêtées à l'objet, il n'y a qu'un pas. Les fantasmes transforment parfois des culs-de-jatte casaniers en intrépides Phileas Fogg. D'aucuns, qui apportent à Philippe une banale toulousaine à refaire, ne lui confieraient pas autrement le saint sacrement !

Et puis, quoi, autant l'avouer : il se glisse volontiers de bien vilaines histoires là-dedans. Qui n'a jamais entendu raconter des anecdotes de malles sanglantes, avec des cadavres débités menu à l'intérieur ? Et la malle mystérieuse dans laquelle s'enfermait un prestidigitateur entortillé de lourdes chaînes, hein, ça ne vous rappelle rien ? Et l'attaque de la malle-poste sur la route de Lyon, parlons-en juste -

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ment !... Mais le fait divers le plus pitoyable fut certainement l'affaire de la malle Gouffé, en 1889. Les sieurs Lebiez et Barré avaient enfermé dans un coffre deux huissiers qu'ils venaient de trucider, et ils s'étaient débarrassés dudit coffre en l'expédiant au Mans. Vous voyez d'ici les gros titres des gazettes !

Plus près de nous, ce sont les affaires retrouvées sur les lieux de déportation qui accusent l'humanité de ses sempiternelles folies. Philippe a restauré un lot de bagages pour un cinéaste qui tournait un film sur les génocides commis par les Nazis. Ce fut pour lui très éprouvant. Chaque paquet soigneusement ficelé, chaque sac à main, chaque valise gonflée d'ultimes trésors à emmener, chaque chose lui remémorait un visage qu'il ne connaîtrait jamais, une silhouette perdue dans l'anonymat du nombre, une vie assassinée...

M

IEUX vaut rêver à l'avenir, bien sûr, que ressasser un effroyable passé. Pensons plutôt, en fouinant dans la boutique de Philippe Anatole, aux promesses des

vacances prochaines. Notre malletier est la pour ça, aussi. Il a prouvé sa compétence auprès d une clientèle qu'il a séduite, il a démontré qu'on pouvait vivre de cette spécialisation, avoir pignon sur rue avec enseigne, tenir le coup physiquement et demeurer constant dans son entreprise. Sans trahir, évidemment, ses émerveillements d'enfant.

Philippe Anatole, 44 ans, malletier et restaurateur d'articles de voyage. « Atelier 1900 », 98, route Nationale, à Saint-Ay.

Visite d'avril 96.

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La bouquetière.

D ES jardins de fleurs en Beauce, vous rigolez ! Des horizons de blé, d'accord ; des parcelles infinies de betteraves, certainement ; mais des îlots de bégonias ou

d'azalées perdus dans l'océan frumental, ça serait aussi étonnant que des prairies de sargasses en pleine mer ! Par la vaste plaine, à ce qu'on suppose, le cultivateur ne connaît que les coquelicots, les jotes et — pour quelques poètes qui s'ignorent — les coucous de l'accotement. Voilà un bail que les bleuets, les nielles et les églantiers ont disparu du paysage. Qu'est-ce que vous nous chantez-là, avec vos jardins de fleurs, en Beauce ?

Plutôt que de vous éberluer, décrivez un détour par Ouzouer-le-Doyen, entre Oucques-la-Joyeuse et Châteaudun, puis obliquez vers le lieu-dit « La Bruyère ». Vous y verrez une exploitation céréalière, esseulée comme toutes les vieilles fermes du pays, close par des murs rébarbatifs qui suffisaient jadis à repousser le vagabond, mais pourtant d'aspect ouvert, accueillant. Les grilles n'interdisent plus l'entrée de l'imposante porte charretière. Les dépendances se sont converties en gîtes ruraux, les bâtiments ont masqué leur austérité derrière des parures végétales. La Bruyère n'a plus rien de commun avec les casernes terreuses d'autrefois. La maîtresse des lieux, la souriante Marie-France Huchet, n'a pas

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besoin de préciser qu'elle est pour beaucoup dans cette mutation : le visiteur le devine aussitôt.

« Oh ! vous savez, se récrie-t-elle, la région n'a rien du désert aride que ses détracteurs s'acharnent à dépeindre. Parmi les vacanciers que nous hébergeons, bon nombre se plaisent tellement dans nos parages qu'ils nous reviennent d'un été sur l'autre. L'impression de solitude n'y est que relative. »

La Beauce, un champ de fleurs ?

Oui, mais à la saison des

tournesols !

La Beauce se montre secrète et rude, mais pour qui prend la politesse de la regarder, elle recèle une multi- tude d'attraits ca- chés. Elle fait mine, bien sûr, de s'étaler, plate et maussade, sous le ciel immense. Elle répand paresseuse- ment, alanguie d'ennui, sa blon-

deur monotone en période de moisson. Elle s'assombrit d'une tristesse affligeante durant les labours. Allons ! ce ne sont que faux-semblants. Elle se protège ainsi du regard de ces malotrus qui, de leur volant à bouffer les kilomètres, ne voient que le tape-à-l'œil de la cambrousse.

Ceux-là n'admireront jamais l'ondoiement de ses récoltes, quand le vent court sur les champs marbrés de nuages ; ils ne respireront pas la suave mélancolie qui imprègne ses villages silencieux, serrés autour des clochers trapus. Ils n'observeront pas ses cieux terribles que l'orage tourmente au lointain, ses crépuscules incendiaires, le pétillement vertigineux de son firmament. Ils frôleront la vallée de la Conie, la semelle collée au plancher, sans même en soupçonner le verdoiement. Ils se priveront de goûter au pâté de Chartres et aux roussettes dont on se régale en Dunois ; ils rateront le château de Talcy et l'abbaye de Nottonville. Ils n'auront fait que passer, oublieux et déjà oubliés.

La Beauce ressemble à ces fillasses qui dissimulent leurs rondeurs par crainte de susciter des vilaines envies, à ces fem-

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mes plantureuses qui répugnent à dévoiler leurs charmes devant les galantins et qu'on délaisse au profit de faciles liaisons, puis près de qui, sa gourme jetée, on revient se nourrir d'un amour sincère et fécond.

« La Beauce est encore plus jolie dans sa partie d'Eure-et-Loir », renchérit Marie-France. Mais son jugement se nuance de partialité, puisqu'elle est native de là-bas. Et de confier : « Mes parents y tenaient une ferme, qu'ils fleurissaient à merveille. Dès mon plus jeune âge, j'ai vécu entre les massifs et les jardinières. Ça ne pouvait que transparaître ici, non ? » La prédisposition ne demandait, en effet, qu'à s'affermir en un engagement plus marqué.

Le déclic se fit par hasard, il y a huit ans, lors d'une réunion d'information organisée par le Groupement d'intérêt agricole. Un producteur de fleurs séchées y parlait de son activité, qu'il développait en Sologne. Cela donna l'idée à Marie-France de l'imiter.

Son mari testa d'abord la faisabilité du projet en n'y affectant qu'une surface limitée. Bientôt, la chose prenant tournure, la parcelle s'étendit à un demi-hectare. Ce devint alors trop contraignant. Aujourd'hui, la culture des fleurs, à La Bruyère, n'occupe qu'une trentaine d'ares. Cette superficie paraît suffisant à André Huchet, qui consacre un tiers de son temps aux travaux de son épouse. Il aide notamment à l'entretien du terrain, à la cueillette et à la préparation des expositions extérieures.

« Sans le gibier qui pullule aux abords de la ferme, déplore Marie-France, nous ne formulerions aucune inquiétude. Seulement, voilà ! les lapins de garenne, les lièvres et les perdrix causent des dégâts dans les planches. On a entouré de grillage, mais rien n'empêche les lapereaux et les levrauts de se faufiler entre les mailles. Quant aux perdreaux et aux moineaux, comment ne pas se sentir totalement désarmé contre eux ? »

L'autre adversaire implacable est la pluie. Une averse drue peut détériorer les corolles, briser les tiges, tacher les pétales et délaver les couleurs. Par mauvais climats, il faut tendre des bâches sur les plates-bandes.

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M

ARIE-FRANCE dispose d'une cinquantaine de variétés adaptées au séchage. Ce sont des carthames, des cheveux-de-Vénus, des crêtes-de-coq, des lavandes,

des lins, des santolines, des trèfles de sept teintes différentes. Et, surtout, des immortelles et

des statices qui, riches d'une dizaine de coloris, demeurent les éléments de base à

tout bouquet séché... Marie-France complète son éventail de plusieurs espèces moins couramment employées sous cette forme, comme les pieds-

d'alouette. À l'inverse, la plupart des fleurs printanières, parmi lesquelles les narcisses et les tulipes, ne supportent aucune dessication.

Les pavots sont présentes non en fleurs, mais en capsules.

Une corbeille d'immortelles.

Les graminées apparaissent également à profusion dans les bouquets. L'épeautre aux longs épis, le sarrasin, l'orge noire, l'avoine et le seigle fournissent d'innombrables possibilités d'arrangements. Marie-France utilise jusqu'à douze variétés de blé dont la moitié, d'origine très ancienne, provient d'un service agronomique qui les détenait à titre expérimental. Un laboratoire l'a même gratifiée d'une pincée du fameux « blé des pharaons ». Il s'agit d'un froment que les archéologues ont recueilli dans les entrailles des pyramides. C'est une espèce dont les épis sont fuselés, barbus, épais et brunâtres. Le blé de l'Égypte antique se sème à l'automne, mais il croît difficilement sous les latitudes beauceronnes.

Enfin, notre bouquetière n'hésite pas à recourir aux légumes ornementaux et aux plantes potagères, tels le potimaron et la coloquinte, afin d'agrémenter d'une combinaison baroque certaines de ses œuvres. Dans ce domaine comme en d'autres, on se saurait se satisfaire des sempiternels assemblages. Il faut innover, améliorer sans cesse, et miser sur l'audace de ses créations pour se démarquer de la concurrence.

« Au début, dit Marie-France, je ne dédaignais pas les fleurs des champs. Au contraire, je les recherchais. » Un jour, elle s'enfonçait dans les bois, son panier au bras ; le

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lendemain, elle battait le talus des chemins. Des jachères y de Verdes-la-Romaine, elle rapportait des liliacées ; d'une chênaie de Marchenoir, des carottes sauvages. Elle avait fini par repérer les bons coins, à l'instar des ramasseurs de champignons. Ces escapades dans la campagne constituaient ' les moments les plus agréables de la besogne.

Maintenant, faute de temps, elle ne sort plus guère, à son grand regret. Quand elle se rend en forêt, c'est pour s'approvisionner en mousse fraîche, à la va-vite. Il lui faut presser le pas, ne point lambiner à des futilités, se garder de rêvasser au gazouillis des oiseaux. Elle ne s'accorderait pas même un instant pour courser le loup en compagnie d'un Petit Chaperon rouge. Car en plus des bouquets à confectionner, elle doit recevoir les habitués de ses gîtes, avec l'amabilité qui leur est due.

D ES grainiers spécialisés se chargent de la sélection des semences. Un traitement des fleurs sur pied, au moyen d'une substance sulfureuse, évite tout noircissement

préjudiciable. La cueillette se répète chaque après-midi, de mai à septembre. Les coupes se font au sécateur, précautionneusement, sauf pour les céréales en vert, qui sont couchées à la faux.

Les fleurs sont immédiatement comptées et liées en bottes, puis accrochées à des fils de fer tendus dans la charpente du grenier. Les blés y sont suspendus en gerbes, l'épi en bas. Les immortelles, dont on ne prélève que les têtes, seront rangées dans des cageots.

Le séchage pourrait s'effectuer naturellement, mais l'attente serait trop longue. Le grenier se divise donc en deux compartiments : l'un est aménagé en atelier, l'autre sert de séchoir.

Ce séchoir est équipé d'un ventilateur portatif à air pulsé, qui fonctionne sans discontinuer en juillet et en août. « La température grimpe parfois à 60° dans l'atelier d'à côté, se plaint Marie-France. Cela vaut un sauna, je vous prie de le

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croire ! » Il convient néanmoins de maintenir une humidité minimum durant l'opération, et de surveiller régulièrement

1 hygromètre de l'appareil, sous peine d'obtenir des plantes fragilisées, par conséquent ingrates à travailler. À ce type de soufflerie, plusieurs confrères ont préféré un four à tabac, carrément. La phase du séchage dure de deux à trois semaines, selon les variétés. Une ventilation d'une huitaine de jours, parfois moins, suffit aux graminées, que l'on s'empresse d'enfermer dans des casiers en carton. Marie-France ne débutera la confection des bouquets qu'à la fin de l'été, quand le dernier hôte de ses gîtes ruraux aura quitté La Bruyère. Elle réalisera le gros de sa production durant l'automne. Une bouquetière exercée conçoit une bonne douzaine de pièces par jour, au gré de sa fantaisie. La qualité de cet ouvrage repose sur la dextérité et la sûreté de goût. Quiconque ne possède aucune notion de l'harmonie des couleurs, ne peut prétendre exceller en la matière. Marie-France est rejointe quelquefois par sa belle-sœur, qui s'y

entend à merveille pour la seconder.

L '

ESSENTIEL des compositions, outre les classiques bouquets et les gerbes, comprend les paniers fleuris de vigneron, les corbillons décorés, les chapeaux de

paille enjolivés, les grès et les porcelaines garnis, enfin les mini-vitrines en verre montées sur des cornières en laiton. Ces articles nécessitent évidemment un partenariat entre Marie- France et d'autres artisans de la contrée : un vannier, un potier, une boutique de cadeaux...

Le support des compositions florales est le plus souvent une « oasis » en mousse synthétique, de formes variées, sur laquelle les tiges sont piquées. Des fils de fer, minces et peu visibles, renforcent les branches cassantes. En principe, les

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fleurs ne sont pas teintes. Toutefois, il est courant de raviver une gamme passablement affadie, en la fardant de discrètes retouches orangées ou rouges. Le maquillage s'accomplit à la bombe aérosol ou par bain.

Au cours de l'hiver, les fleurs reprennent un cinquième de leur eau. Le phénomène est détectable au bruit que font les bottes lorsqu'on les manipule : les craquements s'adoucissent et s'estompent. Les brins s'amollissent, les fanes se détachent, les fleurs s'étiolent. La flétrissure menace, la moisissure aussi. Le remède est simple : tout rentre en ordre après un petit coup de ventilo.

Un bouquet consciencieusement préparé se conserve sans déconvenue pendant deux ans. Au-delà, il peut ternir. Ses pires ennemis : le plein soleil et, surtout, la lune. Ah ! çà, la lune, elle a tôt fait d'altérer les coloris ! Elle abîme même les fleurs à travers les interstices des volets fermés, c'est dire ! À plus forte raison, une composition séchée ne doit jamais rester exposée à proximité d'une fenêtre aux contrevents habituellement ouverts.

Il est prudent de se méfier des insectes, également. Des mites, en premier lieu. Une boule de naphtaline résoudra le problème.

M

ARIE-FRANCE est parvenue à s'assurer une clientèle de fidèles. Elle fournit du vrac aux fleuristes de la région. Les bouquets et les compositions sont écoulés

auprès de particuliers, sur les marchés des alentours et au hasard des manifestations artisanales auxquelles elle participe, tous les week-ends, de la mi-août à Noël. Les pensionnaires de ses gîtes ruraux en emportent quelquefois. Les Anglais et les Allemands y sont très sensibles. Les Hollandais nettement moins, car ils n'ont rien à nous envier sur le chapitre. Les Espagnols et les Italiens, eux, n'affichent qu'une indifférence courtoise. La fleur séchée n'est pas dans la tradition des pays latins.