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Freddy Thiriet Les chroniques vénitiennes de la Marcienne et leur importance pour l'histoire de la Romanie Gréco-vénitienne In: Mélanges d'archéologie et d'histoire T. 66, 1954. pp. 241-292. Citer ce document / Cite this document : Thiriet Freddy. Les chroniques vénitiennes de la Marcienne et leur importance pour l'histoire de la Romanie Gréco-vénitienne. In: Mélanges d'archéologie et d'histoire T. 66, 1954. pp. 241-292. doi : 10.3406/mefr.1954.8534 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-4874_1954_num_66_1_8534

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Page 1: Les chroniques vénitiennes de la Marcienne et leur importance pour l'histoire de la Romanie Gréco-vénitienne

Freddy Thiriet

Les chroniques vénitiennes de la Marcienne et leur importancepour l'histoire de la Romanie Gréco-vénitienneIn: Mélanges d'archéologie et d'histoire T. 66, 1954. pp. 241-292.

Citer ce document / Cite this document :

Thiriet Freddy. Les chroniques vénitiennes de la Marcienne et leur importance pour l'histoire de la Romanie Gréco-vénitienne.In: Mélanges d'archéologie et d'histoire T. 66, 1954. pp. 241-292.

doi : 10.3406/mefr.1954.8534

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-4874_1954_num_66_1_8534

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LES CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARCIENNE

ET LEUR IMPORTANCE

POUR L'HISTOIRE DE LA ROMANIE GRECO -VÉNITIENNE

PAR M. Freddy Thiriet Membre de l'École

Si les archives de Venise constituent la source la plus importante et la plus valable de l'histoire de l'Orient gréco-latin, où les Véni- tient jouèrent toujours un rôle actif et souvent dominant, les chroniques vénitiennes fournissent aussi des renseignements très intéressants, mais assez dédaignés jusqu'à présent. A vrai dire, si l'historien néglige les témoignages des chroniqueurs vénitiens, c'est que leur édition n'est guère avancée et présente, notamment, une grande lacune. La curiosité des erudite s'est, en effet, portée de préférence sur les chroniques les plus anciennes et les plus récentes. Les premières étaient peu nombreuses et paraissaient capables d'éclairer les origines assez floues et quelque peu légendaires de l'histoire vénitienne ; ainsi, les chroniques d'Aitino et du Grado, et plus encore celle du diacre Jean, toutes antérieures au xne siècle, ont été très bien éditées et commentées 1. Il en est de même pour les grandes chroniques de la fin du xve siècle, qui, par leur composition plus soignée et un certain souci des témoignages directs, peuvent être considérées déjà comme des ouvrages historiques.

1 Cronache veneziane antichissime, éd. Giovanni Monticolo, Fonti per la storia d'Italia, IX, Rome, 1890. La chronique du diacre Jean, contemporain du doge Pietro Orseolo (991-1008), témoigne des relations étroites qui existaient entre Venise et Byzance. Cf. Monticolo, ouvr. cité% p. 59-171.

Mélanges d'Arch. et dtHiat. 1954. 16

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Tels sont les travaux de Domenico Malipiero1, d'Andréa Nava- gero8 et de Marino Sanudo3, qui annoncent les histoires officielles rédigées sur l'ordre du Sénat par toute une lignée d'écrivains, dont quelques-uns se sont faits une juste réputation4. Des très nombreuses chroniques écrites du xne au xve siècle, on a édité seulement celles qui se recommandaient par leur auteur ou par leur originalité. C'est ainsi que deux personnalités marquantes du xive siècle, Marino Sanudo, dit l'Ancien, et le doge Andrea Dandolo, furent éditées avant même la chute de Venise : le premier, dès 1611, pour son fameux ouvrage Liber secretorum fidelium cru- cis, qui recommandait, vers 1320, la conquête et l'exploitation de l'Egypte par les Vénitiens8; quant à la chronique de Dandolo, source de premier ordre pour les xme-xive siècles, elle trouva sa place dans la grande collection de Pérudit Muratori au xviii6 siècle6.

1 Rerum Italicarum Scriptures {R. I. S.), XXIII, col. 923-1216, Milan, 1733. La Storia veneziana de Navagero n'a pas encore été rééditée dans la nouvelle édition des R. I. S. (depuis 1900, Città di Castello-Bologna).

8 Annali veneti del Senatore Malipiero, Archivio storico italiano, Florence, 1843 (par Agostino Sagredo). Il s'agit plutôt d'un journal, où l'auteur a consigné les faits et ses observations de 1457 à 1500.

8 Vite dei Dogi, R. I. S., XXII, col. 406-1251. Réédité partiellement par Monticelo dans la nouvelle édition R. I. S., XXII, parte IV, Città di Castello, 1900 (jusqu'à la mort du doge Sebastiano Ziani, 1178). A cette chronique font suite les fameux Diarii de M. Sanudo (1496-1533), éd. Barozzi-Fulin, 58 vol., Venise, 1879-1902.

4 Notamment, Marco Antonio Sabellico, le premier de ces storici publici imprimé dès 1487, et surtout Paolo Parata au xvie siècle, Storia veneziana, libri I-XII, impr. en 1718 (Isterici delle cose veneziane, t. III).

5 Éd. Bongars, Gesta Dei per Francos, Hannovre, 1611, t. Il, p. 1-28. Marino Sanudo l'Ancien est l'auteur dMine Storia del Regno di Romania, dont le titre est caractéristique et le contenu précieux pour l'histoire de l'Orient vénitien à la fin du xm* siècle. Hopf l'a publiée dans ses Chroniques gréco-romanes, Berlin, 1873, p. 99-170.

• R. /..£.,. XII, rééd. par Ettore Pastorello, Bologne, 1938-1942 : R. ï. S., XII, nouv. éd. La chronique longue, p. 1-329 ; la chronique brève, p. 333-373. Celle-ci conduit jusqu'à l'année 1339 et le grand-chancelier Raffaino de Caresini l'a continuée jusqu'en 1388 (éd. Pastorello, Ibid., XII, Bologne, 1923).

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CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARCIENNE 243

Du xiiie siècle, nous possédons seulement la chronique de Martin da Canal, sorte de long roman pittoresque et souvent naïf pour les premiers siècles de l'histoire vénitienne, riche et bien informée, au contraire, pour la période contemporaine de l'auteur, de la quatrième croisade à 1275. Rédigée en français, comme le récit du célèbre voyageur Marco Polo, la chronique de Martin da Canal est, sans doute, la mieux informée des choses de l'Orient au moment du grand conflit vénéto-génois et de la reconquête byzantine au milieu du xine siècle1. Même en tenant compte de l'édition de la chronique du chancelier de Crète Lorenzo de Monacis, fort bien renseignée sur l'histoire de la Crète vénitienne de 12Ó4 à 1354 2, ces quelques publications sont peu de chose en regard de ce qui reste, sinon totalement ignoré, du moins difficilement accessible.

Il existe, en effet, dans les bibliothèques européennes, des centaines de manuscrits de chroniques vénitiennes. Certes, le nombre l'emporte de beaucoup sur la valeur : écrites en dialecte vénitien, le plus souvent anonymes et se copiant parfois mot pour mot, ces chroniques présentent, évidemment, un intérêt très inégal. Les trois grandes bibliothèques les mieux dotées sont :

La Bibliothèque Marcienne de Venise, naturellement la plus riche en manuscrits de chroniques vénitiennes des xive-xve siècles, et que j'ai seule explorée jusqu'ici. Elle possède plus de 200 codices dans les classes VI et VII (fonds italien) ; la classe VII est la plus fournie ; malheureusement, il n'existe qu'un catalogue manuscrit, dont les descriptions restent très sommaires, encore que fort utiles. Un in

ventaire complet des 2.522 codex italiens de cette classe est actuel-

1 La Cronique des Vénériens, des origines à 1275, éd. Archivio storico italiano, VIII, p. 231-707, notes p. 709-766 (avec une traduction italienne).

2 De rebus venetis, ab originis ad 1354, Venise, 1758, éd. par Flami- nio Corner, érudit vénitien du xviii« siècle à qui nous devons une publication encore utile sur la Crète, Creta sacra, Venise, 1755.

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lement en cours et doit être publié par fascicules. Le premier, qui comprendra environ 500 codices, est annoncé dans un avenir assez proche, mais il faudra encore plusieurs années pour achever, ce travail1.

La Bibliothèque nationale de Vienne (Staatebibliothek) a conservé l'importante collection qui appartint autrefois au doge et savant Marco Foscarini (1695-1763) et fut acquise par la Bibliothèque impériale de Vienne en 1801. Ce fonds, très riche, comprend, outre des Miscellanea et des extraite de documents vénitiens, 105 véritables chroniques. Si la plupart sont des doubles des codex existant à la Marcienne, certaines sont essentielles, tel le manuscrit original de la chronique d'Antonio Morosini, une des meilleures du xve siècle et que nous étudions dans cet article. Un bon inventaire a été publié par Tommaso Gar2.

La Bibliothèque nationale de Paris possède, on le sait, un fonds italien assez important, puisque le catalogue énumère 1.687 articles8. Sut ce nombre, pourtant, les chroniques vénitiennes ne représentent guère que trente-cinq numéros. Elles sont décrites, avec d'autres codex vénitiens figurant dans les bibliothèques parisiennes, par Attilio Sarfatti4.

Si l'on ajoute les codex existant dans les bibliothèques anglaises5 et ceux dispersés dans toutes les bibliothèques d'Europe, on comprend la difficulté d'un reclassement et d'un inventaire vraiment

1 L'inventaire des manuscrits de la classe VI se trouve dans Inventario dei manoscritti delle biblioteche italiane, Florence, 1950. En mettant les choses au mieux, les 500 premiers codex de la classe VU peuvent être publiés dans la même collection au début de 1954 (chez OIschki, Florence).

* Arch. stor. ital., V (1843), p. 283-430. 8 Ce fonds italien a été reclassé en 1860. On peut encore consulter

l'ouvrage connu de Marsand, / manoscritti italiani della regia biblioteca parigina, Paris, 1835-1838, 2 vol.

4 I codici veneti delle biblioteche di Parigi, Rome, 1888. 5 Cesare Foligno, Codici di materia veneta nelle biblioteche inglesi,

Nuovo Archivio Veneto, nuova serie, X-XV (1905-1908).

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satisfaisant des chroniques vénitiennes. L'intérêt de ce travail est, cependant, indéniable, si l'on veut séparer le bon de l'inutile, les originaux des copies et définir les principales familles de chroniques. Nous ne disposons pas, jusqu'à présent, de catalogue complet : le classement établi par Prost en 1882 est insuffisant, puisqu'il laisse de côté la majeure partie des codex de la Marcienne1, les indications de Kretschmayr demeurent précieuses, mais sont par trop sommaires2. Plus intéressantes, mais toujours fragmentaires, sont les indications fournies par le vieil ouvrage du doge Marco Foscarini8 et par les études plus récentes de Simonsfeld et de Vittorio Lazzarini4. A tout prendre, c'est assez peu de chose si l'on songe au parti que l'on peut tirer des chroniqueurs, souvent contemporains des faits qu'ils racontent, auxquels ils étaient directement mêlés : membres des grandes familles vénitiennes, ils participaient, en effetj.au gouvernement de la cité et avaient accès aux archives. C'est ainsi qu'ils ont pu consulter des documents aujourd'hui perdus et se servir, en outre, de papiers personnels ou de famille qu'il est très difficile de retrouver à présent. Leur témoignage est donc souvent de première importance, surtout quand le nom de

1 Le répertoire de Prost comprend 196 chroniques, Revue des Questions historiques, 1882, p. 512-555. Son étude reste importante, notamment le paragraphe Observations sur les documents, p. 519-534.

2 Geschichte von Venedig, t. II, p. 540-543 : examen rapide des plus importantes chroniques qu'il distingue « aus der Menge der Kompilationen ».

8 Della letteratura veneziana, 1 vol. in-fol.,.Padoue 1752; rééd. Venise, 1854. Utile pour les chroniques anonymes. '

* H. Simonsfeld, Andrea Dandolo und sein Geschichtswerk, Munich, 1876 ; trad. ital. Arch. Veneto, XIV (1877), p. 49-149. Vaut surtout pour les chroniques les plus anciennes jusqu'au début du xive siècle. Au contraire, V. Lazzarini analyse quelques chroniques du xrve siècle, notamment Nicolo Trevisan, dans son article Marino F alier, la congiura, N. Arch. Ven., XIII (1897), p. 8-18 : Le fonti. Le petit livre de Ugo Balzani, Le cronache italiane nel Medio Evo, Milan, 1901, apporte, au total, peu de renseignements sur les chroniqueurs vénitiens et ne (Jit rien deschro- niques inédites.

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l'auteur est connu. Il faut, en effet, convenir que la plus grande partie des chroniques anonymes n'a pas la même valeur et que leur récit démarque plus ou moins grossièrement celui des principales chroniques.

Aussi bien se propose-t-on ici de signaler simplement les chroniques anonymes de la classe VII de la Marcienne, que Ton peut, avec quelque certitude, attribuer au xive et au xve siècle, et de souligner les caractères communs des renseignements concernant l'Orient gréco-latin. Il s'agira plus spécialement de la Romanie, c'est-à-dire de l'espace soumis à l'empereur byzantin jusqu'à la quatrième croisade et tombé sous l'influence vénitienne, toujours dominante, malgré la résistance hellénique et l'opposition génoise. Après ce bref inventaire seront étudiées plus à loisir cinq chroniques qui nous apportent sur la Romanie d'importants renseignements. Deux d'entre elles, la chronique de Nicolo Trevisan et celle de Giangiacopo Caroldo, valent surtout pour le xive siècle ; les trois autres, attribuées à Antonio Morosini, à Zancaruolo et à Zorzi Dolfin, sont extrêmement riches pour la première moitié du xve siècle, époque capitale qui voit la plus grande partie de la Romanie passer au pouvoir des Ottomans, en dépit de l'âpre défense vénitienne.

***

Nous décrirons d'abord les chroniques dont l'auteur est connu, généralement mieux composées, sinon originales puis les chroniques anonymes, le plus souvent simples compilations sans intérêt historique.

1° Groupe Barbaro. — Daniele Barbaro, mort en 1570, fut écrivain officiel de la République en 1512-1515, précédant ainsi Paolo Parata. II écrivit, sans doute en guise d'introduction à l'histoire de son temps, une chronique des origines à 1413-1414. Outre le codex 504 de la bibliothèque Querini-Stampalia de Venise, la Mar*

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cienne possède un grand nombre de copies de cette chronique, dont voici la liste 1 :

Les nos 40 (collocazione 8635), 41 (coll. 8023) et 42 (coll. 8491), copies du xvne siècle. S'achèvent tous en 1413.

Le n° 92 (coll. 8575), volume relié en peau de 409 ff., papier, 303 χ 215 mm. Écriture du xvie siècle. S'achève en 1423.

Le n° 126 (coll. 7442) : Historia veneta raccolta et descritta dal nobil homo ser Zuanne Bon Vanno MDCXX. 376 ff., papier, 320 X 220 mm., précédés d'une table analytique et d'une table alphabétique et clairement disposés (titres des. paragraphes en marge). L' incipit et V explicit autant que la présentation, des faits la rattachent sans aucun doute au groupe Barbaro.

Les n°B 780 et 781 v(ooll. 7288 et 7289), tous deux codex, papier, 320 X 210 mm., non numérotés, sauf les premiers feuillets.

Le n° 789 (coll. 8475), volume relié peau de 290 ff., 340 X 235 mm. Présentation claire et chronologie assez précise : les dates et les faits essentiels sont notés en marge. L'écriture, serrée, maie très soignée, est du xvne siècle.

Le n° 790 (coll. 7294) : Cronica del Trevisano della città di Venezia. Malgré cette indication, il s'agit encore d'une copie de la chronique Barbaro. C'est un fort volume relié peau de 459 ff., papier, 332 χ 225 mm. ; l'écriture est lâche et peu soignée, l'encre jaunie, la présentation peu claire.

Les nos 537 (coll. 8311) et 540 (coll. 8000) sont, par leur incipit et leur contenu, à rattacher au groupe Barbaro.

Tous ces codex commencent ainsi : Quali siano stati li principii della provintia di Venetia e che genti gli siano venuti ad habitare. . .

Ils finissent : ... tanto e cosa certa che quel che grandemente se desidera, il più delle colte non si può conseguire. A l'exception du

1 La bibliothèque de Vienne (Staatsbibliothek) détient aussi de nombreux codex de la chronique de D. Barbaro, Voir Kretschmayr, ouvr, cité, III, p. 558,

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codex 92, qui se termine par ces mots : ... e pessima poi è sopra tutte le misure tristissime; quanto al dono e alla vergogna seguida non x*è più, attempo de far remedio. On sait que le n° 92 conduit l'exposé jusqu'en 1423 et les autres l'interrompent en janvier 1413, c'est-à-dire 1414, selon l'usage commun1.

Toutes ces chroniques consacrent plus du tiers de leur récit aux événements antérieurs à la quatrième croisade : 132 ff. sur les 376 du codex 126, à titre d'exemple. Comme ce n'est généralement pas le cas des autres chroniques du temps, la chronique de Barbaro mérite considération sur ce point. C'est ainsi qu'il insiste plus encore que lé doge Dandolo2 sur l'importance du commerce vénitien dans l'empire byzantin au xne siècle : Erano tutte le isole deW Arcipelago, tutti li porti, città della Romania alta e bassa et finalmente ogni loco delVimperio greco, principiando a Corfu, circondando la Morea per fina Costantinopoli, il tutto pieno d'huomini et mercantie venetiane. On comprend mieux après cela le désastre que fut pour Venise l'arrestation brutale de ses marchands sur l'ordre de Manuel Comnène (12 mars 1171), que Fauteur sait également bien rendre : .... fù questa offesa grandissima et tanto universale alla città di Venetia, che non vi fù casa che non sentisse parte di quel danno3.

On saisit toute l'originalité de Barbaro ; elle est moins dans l'information, qu'il emprunte à Andrea Dandolo et à son continuateur Caresini, que dans son style vivant et alerte et dans un récit plus étoffé. Ses sources sont, en effet, évidentes ; il écrit, par exemple : Ma Raffin Caresin, cavalier grande de Venetia, che scrisse V istoria di quelli tempi de 44 anni continui, comenzando dal 1342 fin al 1386*... De fait, le récit des guerres vénéto-génoises et de la fa-

1 L'année vénitienne commençait le 1er mars, a B. I. S., nouv. éd., XII, p. 250.

■'» Cod. Marc. 126, f. 85 v°. * Ibid., t. 319,

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meuse querelle pour la possession de l'île de Ténédos, clef des Dardanelles, en 1376-1377 est à peu près le même que celui de Care- sini. Il reste, pourtant, que Barbaro, par l'ampleur qu'il donne à l'histoire des xiie-xme siècles et par la correction de la forme, mérite d'être consulté à côté de Dandolo et de Trevisan. On s'explique le succès qu'il connut auprès des Vénitiens, et notamment des amateurs d'histoire, qui l'ont pillé et même simplement transcrit, ce qui explique le nombre des codex de la chronique de D. Barbaro1.

2° Chronique d'Enrico Dandolo. — Codex n° 102 (coll. 8142) :

Cronaca veneta dall'origine della città sino al 1373, 100 ff., papier, 345 χ 235 mm. Il est bien difficile d'attribuer cette chronique à un seul auteur : la chronologie souvent erronée, surtout pour les événements du xiie siècle, la sécheresse du récit, ce qui ne l'empêche pas d'être embrouillé, semblent indiquer qu'il s'agit d'une compilation. Cet Henri Dandolo a-t-il même existé au χΐνθ siècle? Les trente derniers feuillets, qui portent sur la période 1350-1373, sont les seuls vraiment intéressants, et ce serait une raison pour attribuer le récit à un contemporain, si l'exposition des faits ne démarquait pas la chronique de Caresini, comme le prouve ce passage concernant la grande révolte des Vénitiens de Candie, qui éclata en août 1363 :

Enrico Dandolo, f. 90 v° :

... una confederation iniqua et incontra al stato di Venetia se leva in Creta, per certi zittadini de Candia, i quali, secondo la raxon naturai et ancor civil, iera tegnudi de conservar el ditto stato di Ve- nexia, et de cosi nobeli pare8

Garesini, R. I. S., XII, p. 13 {nouv. éd.) :

Hujus tempore foedissimum ac crudele flagitium in Gretensi insula commissum est ab his qui earn ad honorem ducalis dominii jure naturae, gentium et civili, tueri mo- dis omnibus tenebantur, qui licet ab optima patria optimisque pa-

1 On trouve la chronique de Barbaro dans les ff. 443-568 du codex 125 et, partiellement, dans le codex 2270. Cf. infra.

8 Pare est le padre italien dans le dialecte vénitien. Le pluriel est

; .-,1

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niente degni non se deve appelar cittadini, anzi iniquissimi traditori. . .

rentibus orti sint, tarnen non cives appellari debent, sed nequissimi patricidae.

Le rapport est évident et il en est ainsi pour l'ensemble de cette chronique, dont l'attribution ne nous semble pas, dans ces conditions, devoir être maintenue1.

3° Chronique attribuée à Donato Contarmi. — Codex 95 (coll. 8610). Volume relié peau de 270 ff., papier, 280 χ 210 mm. L'écriture, assez irrégulière et difficile, appartient à la fin du xve siècle ou au début du xvie. Le texte se présente sur deux colonnes et il est orné de blasons et même de dessins plus ou moins naïfs comme les doges assis dans leurs chaises, dont le dossier très haut rejoint le fameux béret ducal en forme de corne. Cette chronique conduit des origines à 1433 :

Incipit : La nattivittade de Attila, flagito di... Explicit : ... e il glorioso evangelista misser San Marcho Iosa tutte

in bon achiordo (f. 253). Suivent une série de protocoles concernant des familles vénitiennes originaires de Padoue (ff. 253 v°-263).

Escamotant la période précédant la quatrième croisade, le codex 95 insiste sur le xive siècle et les premières décades du xve (ff. 70-253). Il suit d'assez près l'importante chronique de Zanca- ruolo, que nous analyserons en détail. L'imitation est particulièrement flagrante au sujet de l'occupation de Salonique par la République en 1423 : mêmes expressions comme era la volontà de quella città..., e darla ne le man de la Signoria liberamente* ; même chiffre de 502.000 ducats pour les dépenses faites par Venise pour défendre la ville contre les Turcs 3. Comme le codex j95 se termine

semblable au singulier et il est en -e pour les noms issus de la troisième déclinaison latine : de tute vertude, le ceste, etc.

1 Je partage ici entièrement l'opinion de Kretschmayr, ouvr. cité, II, p. 541.

8 God. 95, f. 217 v° (Zancaruolo, cod. 1275, f. 592). » Cod. 95, f. 238 v° (Zancaruolo, cod. 1275, f. 624 v°).

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CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARCIENNE 251

en 1433 et la chronique de Zancaruolo en 1446, il semblerait plus naturel que cette dernière suivît le récit de Donato Contarini. Je ne le pense pas, cependant, tant ce récit me paraît abrégé et sec par rapport au texte infiniment plus riche de Zancaruolo. S'il est l'auteur du codex 95, D. Contarini a dû copier ou s'inspirer de Zancaruolo ; mais il n'est peut-être, comme il arrive souvent, que le propriétaire du codex 95. Celui-ci serait donc simplement une copie des meilleures chroniques de la première moitié du xve siècle, de la Zancaruola entre autres, ce que beaucoup d'indices autorisent à penser.

4° Chronique attribuée à Cantillo Abbiosi de Ravenne. — Codex 2052 (coll. 8981). Volume relié en parchemin de 149 ff., papier, 310 χ 212 mm. L'écriture est fine et claire, d'une seule main. L'attribution paraît certaine et l'on trouve écrit au f. 1 v° : Quegli è un Abbioso giuniore, il seniore autore della presente cronacha dovette fiorire nella metà del secolo XVI. Simonsfeld, qui étudia cette chronique en 1875, a écrit de sa main : benütz Marino Sa- nudo dem Jüngsten, ist aber stellenweise etwas ausführliches. Le récit s'achève en 1443 et Marin Sanudo a pu l'utiliser pour ses Vite dei dogi; toutefois, si le codex 2052 est détaillé pour les af

faires de Terre-ferme, il n'apporte rien de neuf sur la Romanie et l'Orient, qui sont même assez négligés par l'auteur, d'ailleurs ravennate.

Commence : Qua comenza la cronicha de tutta la provintia de Veniesia... (suit l'histoire d'Attila).

Finit : ... di 50 danari della quai cosa la Signoria è compiasene come al domandava (il s'agit d'une demande de secours présentée par le marquis de Ferrare en 1443).

5° Chronique dite Venterà. — Codex 791 (coll. 7589). Sous une couverture en peau marron, ce codex se compose de 207 ff., 345 χ 210 mm., dont 199 sont numérotés. Les 49 premiers ff. sont rem-

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plis d'armoiries et d'écussons en couleur des principales familles vénitiennes ; les titres sont en rouge et, dans la marge, est toujours dessiné l'écusson du doge. Là aussi, Venier est le nom du propriétaire du codex, non de son auteur. Cette chronique anonyme est, cependant, digne d'intérêt pour l'histoire de la Romanie de 1350 à 1479 (ff. 79-180). Vers la fin du xve siècle, l'écriture est toute différente (ff. 184 sqq.) et les 20 derniers ff. expédient littéralement le xvie siècle jusqu'en 1580.

r Commence : Anno a nativitate Christi CCCCXXJ (fondation

légendaire de Venise). Finit :· ... Vanno MDLXXX fu fatto il ponte di pietra de Canare-

gio con coltone come si vede, il quale fine a questo tempo era stato di legname ; del qual ponte, per esser il più bello di questa città, ho coluto fare mentione.

Le codex 791 présente beaucoup d'analogie avec la chronique de Zorzi Dolfin1 et avec les codex 2034 et 793, que nous allons décrire.

6° Codex anonyme 2034. — Ce gros volume de 494 ff., papier, dont 480 écrits (205 χ 150 mm.), est d'une grande valeur. Le texte se présente sur deux colonnes et les titres sont en rouge, donnant à l'ensemble une agréable clarté, en dépit d'une écriture difficile.

Commence : Qua commença la cronicha de Venexia, chomo la fo edificada... (arrivée des Troyens dans les lagunes vénètes).

ff. 45-81 : blasons en couleur. ff. 91-91 : liste de magistrats. ff. 91-209 : des origines à l'avènement d'Andréa Dandolo (1342). ff. 209-266 : 1342 à la paix de Turin entre Gênes et Venise

(1381). Sont notés, les prix des denrées au lendemain de la guerre (f. 266 v°).

ff. 267-480 : 1381 à 1443. C'est la partie la^plus nourrie et la plus

1 Cod. 794, qui mérite d'être vu à part. V. infra.

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CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARCIENNE 253

intéressante de cette chronique, bien que le récit soit assez voisin du codex 791 et de Zorzi Dolfin, avec un intérêt plus marqué pour les questions commerciales, les voyages de galères, etc. Ceci fait penser à la chronique d'Antonio Morosini1 et permet, en tout cas, d'affirmer l'originalité relative du codex 2034 : son auteur inconnu a su rassembler les renseignements fournis par ses devanciers d'une façon intelligente et il ne s'agit pas d'une affligeante copie comme le sont trop de chroniques vénitiennes sans nom d'auteur.

Finit : ... per lo conseio dei Pregadi (prière du marquis de Fer- rare à la Seigneurie, comme dans la chronique d'Abbioso de Ravenne, mais les. termes sont différents).

70 Codex 788 (coll. 7293) et 793 (8477). — Ces deux codex s'apparentent étroitement au codex 2034 et plus encore à la chronique de Zorzi Dolfin. Le premier est le plus important : composé de 231 ff., dont 194 seulement sont écrits (310 χ 210 mm.), et couvert en carton, il est clairement disposé et d'une lecture facile. Le texte présente les caractéristiques suivantes :

Commence : Qui comenza la chronicha de tuta la provincia de Venezia partida per li anni del nostro Signor Jhesus Christo...

ff. 1.-31 : des origines à la quatrième croisade. Récit très bref, mais assez complet. On note, par exemple, la fondation du monastère de San Zaccaria vers 820 (f. 9), la campagne commune des Grecs et des Vénitiens contre les Normands de Robert Guiscard en 1081-1085 (f. 20), le conflit avec Manuel Comnène en 1171 (ff. 24 v°-25).

ff. 32-75 : de 1204 à la paix de Turin (1381), toujours sobre, mais exact dans l'ensemble.

ff. 76-123 : de 1381 à l'élection du doge Francesco Foscari (1423). Les détails abondent désormais, plus encore pour les affaires de terre ferme que pour la Romanie.

1 CT. VII, cod. 2048-2049. V. infra.

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254 F. THIRIET

ff. 124-194 v° : de 1423 à la mort de F. Foscari. Récit très détaillé, inspiré essentiellement par Z. Dolfin et par Zancaruolo. Le plus intéressant concerne la défense de Salonique de 1423 à 1430 (ff. 123 vo-145).

La chronique finit ainsi : ... et fo sepulto ali frati Minori, accorri' pugnato dal doxe et da la ducale Signoria honorevolmente.

Correctement écrit et rédigé, le codex 788 n'en est pas pour cela original et il convient de le rattacher à ce groupe de chroniques anonymes compilées au xvie siècle. On trouve, en effet, au f. 24 cette mention marginale : Nota che adi zenaro 1520. Bien que cette annotation puisse être attribuée au possesseur de la chronique, je pense qu'elle est due au copiste à cause de la similitude des écritures.

Quant au codex 793, composé de 199 ff., 340 X 240 mm., il est en assez mauvais état. Les feuillets sont tachés et grignotés sur les bords ; la couverture de carton léger est également déchirçe. Sur le f. 2 est écrit : 1590 ; il s'agit tout simplement d'une copie de la chronique de Zorzi Dolfin, comme l'indiquent Y incipit et le contenu du codex.

Incipit : Questo si e il tratado de la cronicha de la magnificha e nobel zita de Veniesia... (suit la Passion du Christ).

Contenu : je prendrai comme exemple l'annexion de Corfou à la République en 1386 ; le récit est absolument semblable chez Zorzi Dolfin et dans le codex 793.

Z. Dolfin (f. 260 v°) : In questo tempo del 1386, li ci-

dadini de Corfu, siando mal contenti del suo signor e rector che loro havevano, sapiendo che li erano stadi inganati con littere false...

Cod. 793 (f. 124 v°) : In questo tempo, i citadini di

Chorfu, siando mal contenti del suo signor e rector che loro have- van, sapiendo che li eranno (sic) stadi inganati con littere false...

8° Codex 796 (coll. 7613). — C'est le dernier codex intéressant parmi les nombreuses chroniques anonymes. Il se présente sous

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CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARCIENNE 255

une couverture en bois et ses 170 ff., papier, 295 X 212 mm., sont bien conservés et écrits avec soin, probablement au xve siècle ou dans les premières années du xvie. Son originalité réside en ceci : une grande place est faite au récit des événements qui ont précédé la quatrième croisade (ff. 1-74), alors que les siècles suivants sont négligés, le xine siècle en particulier, où les erreurs de date sont nombreuses1. Une telle disposition révèle une certaine personnalité, surtout pour une chronique qui s'achève en 1457 ; l'inégalité de l'information est une raison supplémentaire pour attribuer cette chronique à un auteur déterminé. Malheureusement je n'ai relevé aucun indice certain à ce sujet, sinon celui-ci (f. 173) : 1522, adi 30 marzo, fu zackeza Genoa. Cette indication est suivie de cinq lignes mentionnant la reprise des hostilités entre François Ier et Charles-Quint. Mais ceci permet seulement de fixer l'époque de composition de la chronique ; encore n'est-ce même pas sûr, puisque ces quelques lignes sont d'une autre main, l'écriture étant beaucoup plus menue. En tout cas, ce codex 796 demeure un guide utile pour les principaux faits intéressant l'Empire byzantin : il relate le tremblement de terre de 444 à Constantinople, le conflit des Images (f. 7), l'envoi des reliques de San Zaccaria à Venise par l'empereur Léon V (f. 18 v°), le chrysobulle accordé en 992 par l'empereur Basile II le Macédonien aux Vénitiens, il est même au courant de la défaite de Romain Diogene à Mantzikert (1071) et de son triste sort2. Tous ces détails sont remarquables chez un chroniqueur

1 La campagne de Michel Paléologue contre Guillaume d'Achaïe en 1259 est placée par l'auteur en 1265 (f. 92) ; de même le récit de la guerre vénéto-génoise de 1296-1299 est très court (f. 102 v°). D'une façon générale, la connaissance qu'avait l'auteur de la fin du xine siècle était des plus sommaires.

a F. 45. Un certain Belzeth (sans doute Alp-Arslan, identifié avec Belzebuth !) étant venu cum infinito exerzito ravager les terres de l'Empire, le Basileus tente de s'y opposer* mais il est vaincu et fait prisonnier. Le sultan le traite avec honneur, mais il est aveuglé à son retour à Constantinople. Dapoi impero Vimperio di Costantinopoli uno chiamado

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256 F. THIRIET

vénitien et il faut admettre que Fauteur a lu des chroniques byzan - tines ou qu'il a fréquenté certains des émigrés grecs qui s'installèrent à Venise au lendemain de la prise de Constantinople et de Mistra.

9° Les autres chroniques anonymes des XIVe-XVe siècles. — Je me bornerai à adresser une liste des principaux codex en dialecte vénitien de la classe VII de la Marcienne, que l'on peut consulter pour l'histoire du xive et de la première moitié du xve siècle. Tous sont des compilations de copistes qui ont pillé sans vergogne les grands chroniqueurs, dont nous parlerons par la suite.

Cod. 39 (coll. 8609) : 114 ff., papier, 280 X 210 mm. Commence : Secondo come per tempi passati Vanno dito alcuni nobili autori (suit la destruction de Troie). Finit : ... fu sepulto a Santa Marina con grandissimo honor (en 1406). Ce codex, dont le texte présente peu d'intérêt, vaut par ses magnifiques dessins au crayon et même au fusain, qui représentent des sultans, des doges et des saints. Certaines scènes religieuses sont directement inspirées des grands motifs peints par Michel-Ange au plafond de la chapelle Sixtine.

Cod. 44 (coll. 7865) : 310 ff., papier, 210 χ 180 mm. Commence : Segondo quel che dice i nastri antigi... (destruction de Troie). Finit : ... alla qual cosa la Signoria incomzosia come el domandava (en 1433). Il convient de distinguer la chronique (ff. 1-240) de l'histoire des familles patriciennes (ff. 241-310).

Cod. 46 (coll. 7603) : 100 ff., papier, 300 χ 220 mm. Commence : Dapoi la passione del nostro signor misier Jexu Christo. Finit : adi 21 fevrer 1444 nel qual consegio se trovano 829 zentilomeni. La moitié du texte est consacrée à la période 1375-1444 et s'inspire visiblement d'Antonio Morosini. Les neuf premiers feuillets se rapportent, au contraire, à l'empire carolingien et au Saint-Empire romain germanique jusqu'en 1125.

Michiel (Michel VII, fils de Constantin X Doukas, empereur de 1071 à 1078). Ce chroniqueur n'est pas mal renseigné sur l'Orient byzantin.

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CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARGIENNE 257

Cod. 48 (coll. 7143) : 224 ff., papier, 290 χ 208 mm., couverture parchemin. Mention est faite, sinon de l'auteur, du moins du copiste : Ego Bernardinus Caballinus, filius Marci ac clarissimi generosique domini Maximi Valerio, cronicham hanc scripsi 1494. Commence en 703 {II primo dose che fuosse fato in la cita de Racli- nea...) et finit en 1446. Elle ressemble beaucoup à Zancaruolo, mais n'en est qu'une copie abrégée. La chronologie est satisfaisante.

Cod. 89 (coll. 8381) : 73 ff., papier, 308 X 210 mm., couverture en peau. Commence : Al nome del nostro signor misier Jhesu Christo (en rouge) et finit : ... el di di misier San Lorenzo su lora de ves- poro (10 août 1410). Le texte est écrit sur deux colonnes et les titres se détachent en rouge. Des parties intéressantes de 1340 à 1410, le reste sans intérêt.

Cod. 104 (coll. 8611) : 175 ff., papier, 294 χ 210 mm., reliure peau. Commence : Segondo quel che dice i nostri antiqui... Finit : de la quai cosa la Signoria i compiaxete come el domandava. Ceci l'apparente à la chronique contenue dans le codex 44 et mentionnée supra. On y trouvera, cependant, quelques documents intéressants aux ff. 1-10, notamment un acte notarié de 1151, dans lequel le doge Domenico Morosini (1148-1156) traite avec Pierre et Jean Basto de Corfou (f. 8 v°).

Cod. 125 (coll. 7460) : 573 ff., papier, 290 X 200 mm. Ce codex comprend, en fait :

ff. 1-143 : chronique attribuée à Giovanni Antonio Rota, des origines à 1600 environ, sans aucun intérêt, suivie d'un catalogue des reggimenti vénitiens (ff. 82 sqq.).

ff. 162-197 : Acquisti della città ou Racconto deWhistoria venetiana del Doglioni. Composé de petites feuilles 200 χ 130 mm., c'est une chronique sans originalité qui conduit jusqu'en 1008. Il s'agit peut-être d'une copie en vulgaire de la chronique latine du diacre Jean, dont le nom aurait été déformé -en Doglioni.

Mélanges d'Arch. et d'Hist. 1954. 17

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258 V. THIRIET

ff . 198-213 : Sommario di memorie storiche veneziane dal principio della città fino al 1579. Ce sont dès annales extrêmement brèves jusqu'en 1432 ; le récit de la guerre de Chypre (1569-1574) est, par contre, détaillé.

ff. 241-393 : partie de la chronique de Marino Sanudo de 1423 à

1481, imprimée R. I. S., XXII, col. 966-1224. ff. 443-563 : Cronaca Bemba fino al 1413. Il s'agit, en fait, d'une

des nombreuses copies de la chronique de Daniel Barbaro, et le copiste avoue même l'avoir copiée nella casa di San Marco nel 1725.

Cod. 541 (coll. 7314) : 141 ff., papier, plus quelques ff. laissée en blanc, 276 χ 210 mm. L'écriture, peu formée, est assez difficile. Commence : Segondo chôme se trova scritto nele istorie anttige (destruction de Troie) et finit : ... el duca di Milan al papa Imola con le sue chasteli et è scritto al Papa ala Signoria se le piaxe amittar in questa paxe. La moitié du codex se rapporte aux événements qui suivirent la paix de Turin (1381) et se rapproche beaucoup du codex 2034. La chronologie est, en général, convenable, mais la chronique paraît inachevée.

Cod. 550 (coll. 8496) : volume broché de 172 ff., papier, 250 χ 190 mm. Commence : Al nome de Dio Padre. . . qua comincia la cronica della magnifica città di Venezia (dispersion des Troyens et arrivée d'Anténor sur les lagunes). Finit : ... andono al palazzo dove erano misser Toma e i suoi nepoti e li cazze fuori del palazzo (révolte des Génois en décembre 1442). Cette chronique a été copiée en plusieurs fois et au moins par deux écrivains, puisque l'une des écritures est beaucoup plus grosse que l'autre. Elle mérite peu de confiance, en dépit d'une chronologie correcte. La langue est l'italien moderne.

Cod. 798 (coll. 7486) : ce codex, relié en bois, comprend deux chroniques. Les feuillets (305 X 210 mm.) ne sont pas numérotés. Les 69 premiers contiennent une courte chronique vénitienne,

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CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARCIENNE 259

d'Attila à 1428, sans aucun intérêt ; suivent 12 feuillets blancs et une chronique pontificale, de 62 feuillets, qui mène jusqu'au pape Innocent VIII (1490).

Cod. 1577 (coll. 7973) : 390 ff., 205 χ 148 mm. Commence : Constantissima fama è che nel tempo d'Attila. Finit : ... fa Dose il serenissimo Michiel Sten, Procurator di San Marcho de lano 1400, adi primo decembrio. Le codex est tardif, sans doute du xviiie siècle, comme en témoignent l'orthographe et la rareté des formes dialectales. L'information est très inégale et l'ensemble est médiocre. On observera que ce codex est paginé.

Cod. 1586 (coll. 9611) : 229 ff., papier, 315 χ 215 mm. Ευ tête se trouvent 8 feuillets numérotés à part et contenant quelques poésies très courtes. La chronique commence ainsi : Voglio per longo tempo (chute de Troie) et se termine en décembre 1454. Les faits sont groupés selon les règnes des doges et la chronologie est quelconque. Au f. 110 v° commence une autre chronique, restée inachevée au f. 126, où reprend le récit de la première chronique, interrompu au lendemain du traité de Turin (1381).

Cod. 1662 (coll. 7541) : 131 ff., 140 χ 095 mm., relié peau. Commence en mars 1327 pour s'achever en 1425. Plutôt qu'une chronique, ce codex représente une compilation d'annales et de documents extraits des archives (par exemple, la paix avec Pa- doue, en 1373, au f. 4 v°).

Cod. 2051 (coll. 8271) : 64 ff., 320 χ 210 mm. Le texte est disposé sur deux colonnes et comprend : une chronique vénitienne jusqu'en 1396 (ff. 1-60 v°) ; les origines des familles (ff. 60 v°-64). On lit à la fin : Chonpito per mi Antuonio Vetturi de Misser Andrea, 1464, del mexe de novembrio.

Cod. 2270 (coll. 9173) : 299 ff., 275 χ 205 mm. Conduit de 1312 à 1414, mais en trois étapes : ff. 1-63, août 1312 à 1356 ; ff. 1-169, de 1356 à 1382 ; ff. 1-49, de 1382 au 29 janvier 1413-1414.

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260 F. THIRIET

Ce dernier morceau se termine par le même explicit que les codex Barbaro1, dont le 2270 n'est qu'une copie partielle.

Cod. 2448 (coll. 10514) : 292 ff., 300 χ 205 mm. Commence : •A pena Johanne Dandolo doge era passato di questa vita... (en 1286). Finit : Ditto omnino fa gratamente receduto dal duca Leopoldo (en Ì381). C'est une partie, d'ailleurs la plus intéressante, de la chronique de Caroldo, comme le prouvent les détails fournis par l'auteur sur l'affaire de Ténédos, occupée par Venise en complet accord avec Jean V Paléologue (ff. 147, 241-242 v°). Les termes sont ceux-là même qu'emploie Caroldo et que nous verrons tout à l'heure.

Tels sont les principaux codex de chroniques vénitiennes en langue vulgaire que l'on peut consulter pour les événements du χΐνθ et du xve siècle. A quelques exceptions près, ce sont des copies des grandes chroniques que nous allons étudier maintenant. Elles empruntent, en effet, tous leurs renseignements à Andrea Dandolo, Raffaino Caresini, déjà édités, à Nicolo Trevisan et à Giangiacopo Caroldo, encore inédits : ces quatre chroniqueurs constituent, si l'on veut, les autorités historiques de leur époque, le xive siècle. Pour le xve Biècle, les codex anonymes se réfèrent essentiellement à Antonio Morosini, Zorzi Dolfin et Zancaruolo ; même s'ils ne les citent pas, l'imitation est évidente et souvent servile. Si l'on met à part le codex 796, remarquablement informé de l'histoire byzantine avant la quatrième croisade, tous ces codex présentent un fonds commun d'informations, que l'on peut ainsi résumer :

L'importance des relations vénéto-byzantines avant le xi® siècle est généralement soulignée (fréquentes ambassades des fils de doges à Constantinople, titres accordés par les empereurs des Romains aux doges de Venise).

Le chrysobulle de 992 est indiqué comme une sorte de tournant

1 Tanto è cosa certa che quella grandemente se desidera, il più delie colte non se può conseguire (v. infra).

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CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARCIENNE 261

dans ces relations : Venise va désormais affirmer toujours plus son indépendance à l'égard de l'empire byzantin, dont elle devient l'alliée.

Si la gravité de la crise de 1171 avec Manuel Comnène est bien mise en lumière, aucune chronique vénitienne ne fait mention du fameux massacre de 1182.

Les guerres entre Gênes et Venise font l'objet de longs développements, qui témoignent d'un souci d'édification patriotique.

Dans ces guerres, les Byzantins passent de -l'alliance génoise à l'alliance vénitienne, matérialisée par le traité de 1351 entre Jean VI Cantacuzène et Venise. La constante faveur de Jean V pour les Vénitiens, l'installation de ces derniers à Ténédos sont de nouvelles preuves du rapprochement vénéto-grec dans la seconde moitié du xive siècle, que les chroniqueurs vénitiens soulignent volontiers.

Salonique s'est donnée librement à la République, qui l'a défendue avec vigueur et sans compter (les chroniqueurs, cependant, citent toujours avec mélancolie le chiffre de ces dépenses).

Les faits économiques et les institutions ne font l'objet d'aucun développement cohérent.

Tous ces traits se retrouvent dans les cinq grandes chroniques que nous allons étudier, mais ils sont beaucoup mieux mis en valeur. Les faits économiques prennent leur place et certaines précisions prouvent que les auteurs ont pu consulter les documents officiels. Les copies précédentes ont, naturellement, négligé certains faits, déformé certains autres ; leur grand nombre s'explique par le désir des familles patriciennes de posséder les annales de leur cité. Chaque famille voulut avoir, par curiosité et par patriotisme, une chronique vénitienne. Avant l'invention de l'imprimerie, il ne restait qu'à copier les meilleurs textes. Nous nous contenterons d'en montrer l'intérêt et de signaler, en particulier, les points d'histoire que ces chroniques contribuent à éclaircir.

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262 F. THÏRIET

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Si trois des chroniqueurs les plus importants du xive siècle ont été publiés (André Dandolo, Raffaino Caresini et Laurent de Mo- nacis), deux restent inédits, malgré leur grande valeur. L'un d'eux, Nicolas Trevisan, semble avoir réellement vécu au xive siècle ; le second, Jean-Jacques Caroldo, vécut au xvie siècle, mais son récit s'arrête à 1382 et il est capital.

La chronique de Nicolas Trevisan.

La Marcienne possède deux manuscrits de cette chronique : le codex 519 de la classe VII et le codex italien 32 de la classe XI 1. Nous baserons cette étude sur le codex 519.

Celui-ci (collocazione n° 8438) comprend 352 feuillets de papier, 410 χ 270 mm., écrits d'une seule main vers la fin du xvie siècle. Le catalogue a mono de la classe VII l'intitule ainsi : Cronaca di Venezia, continuata da altro autore sino alVanno 1585, nel mese di luglio, cioè sino alla morte del Doge Niccolo da Ponte. Bien qu'écrite djune seule main, cette chronique a deux auteurs. Le premier est un certain Niccolo Trevisan, qui écrivait et vivait en 1366, comme nous l'apprend une note du f. 119 : nota chè Niccolo Trevisan, che fo provedador in la ditta isola dì Candia 2, scrisse quel che segui, et la copia son questa che da sor a ho scruto, anno 1367. Ce Trevisan fit partie du Conseil des Dix lors de la conjuration du doge Marin Falier (avril 1355), accomplit, en effet, une mission en Crète au lendemain du rude soulèvement de 1363-1364 et mourut en 1369,

1 Citons aussi le codex 728 des Miscellanea de Y Archivio di Stato di Venezia, (A. S. V.) in-4°, qui ne présente aucune particularité.

8 Absolument exact. Le Liber secretorum coUegii (1363-1366) contient, en effet, la Commissio provisoribus Crete ser Pantaleoni Barbo, Joh. Zeno, Nicolo Trevisan, Andrea Zane et Nicolo Giustinian (février 1365 more veneto, donc 1366). Elle gè trouve aux ft 178-179.

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CHRONIQUES VÉNITIENNES DE LA MARCIENNE 263

alors qu'il exerçait la charge de procurateur de Saint-Marc \. L'autre auteur, qui ne nous intéresse pas, est très probablement le copiste lui-même ; il s'est plu à continuer le récit de Trevisan jusqu'à son temps.

Le texte, disposé sur deux colonnes, est clairement rédigé en dialecte vénitien. Les dates et les faits importants sont signalés en rouge. Les quinze premiers feuillets contiennent une table analytique des matières qui facilite la lecture et l'utilisation, les ff. 15-28 sont blancs et la chronique commence par ces mots au f. 29 : Incomincia la cronica della città di Venetia et del suo distretto... (lettres rouges) Destrutta Trogia la seconda volta da Greci. . . Les ff . 29-120 comprennent l'histoire due à Trevisan ; les ff. 121-340 doivent être l'œuvre du copiste et les derniers feuillets sont blancs (fî. 341-352).

Si l'on étudie quelques passages relatifs à l'histoire de la Romanie, force est de reconnaître la parenté évidente qui existe entre les textes du doge André Dandolo et de N. Trevisan. Prenons, par exemple, la demande d'alliance présentée par Alexis Ier Comnène contre les Normands et agréée par le doge Domenico Selvo 2 ; Dandolo et Trevisan nous disent tous deux que Selvo n'y aurait gagné qu'une immense impopularité :

Trevisan, f. 52, col. 2 : Έ1 soraditto Doxe fo molto

odiato per lo socorso che mando a requisition de Alesio imperador de Greci contra Roberto, re di Sicilia... et fo privado de la sedia ducale.

Dandolo, éd. Pastorello, R. I. S., XII, p. 216 :

Iste Dux Venetis exosus, prop- ter excidium. stoli contra Rober- tum missi... repudiatur et de sede expelitur.

Même similitude à propos des négociations menées en 1265 par Marco Bembo et Pietro Zeno avec Michel VIII Paléologue pour le

1 Procurateur de citra, c'est-à-dire des trois sestiere compris en deçà du Grand Canal (Saint-Marc, Gannaregio et Castello).

2 Ce doge avait épousé une princesse grecque, dont les mœurs raffinées firent scandale (cf. Pierre Damien, Inçtitutiç monialis, n° L).

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264 F. THIRIET

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détacher des Génois : il s'agissait, en effet, d'annuler ogni coligantia chel dito Jmperador aveva con Zenoesi (Tre ν., f. 76 v°) ; Dandolo écrit : conjugatio quam cum Januensibus habebat (Ibid., p. 313).

Sur certains points, pourtant, Trevisan apporte des détails fort intéressants et que l'on ne trouve que chez lui, ainsi sur le malheureux fils de Manuel Gomnène, le petit Alexis II, et son tuteur Andronic : ... nel imperio sucese Alesio suo fiol et :, per esser putto, el padre li dette tutor uno Andronico- grecho el quoi per suo mezo, Filipo re di Francia li dette per mogier una sua fiola al predito Alesio. Andronicho, che desiderava sotto regnar nello imperio, cercho prima cazar la nation francese et la italiana de Costantinopoli. Dapoi essendo uno zorno el ditto Alesio sopra uno naticelo per suo recreation, et solaco insieme con el ditto Andronicho, el ditto nel mar h gito {ì. 63 -v°j. Je laisse de côté tous les détails concernant l'attitude d'Andronic à l'égard d'Alexis II 1 pour ne retenir que son intention de chasser la nation francese et italiana. Ce que les chroniqueurs vénitiens ignorent le plus souvent, Trevisan le met en lumière et il fait ici clairement allusion au massacre des colonies latines de Constantinople (avril 1182). Ce n'est, cependant, qu'une allusion. Était-ce une tradition vénitienne de cach'er ce désastre? Ou bien les Vénitiens, peu nombreux dans l'empire grec depuis les mesures de Manuel, en ont-ils peu souffert ? Je penche plutôt pour la seconde ^proposition, d'autant que le terrible Andronic se montra très aimable pour les Vénitiens, leur offrant des réparations pour toutes les pertes subies depuis 1171 a.

1 On sait qu'Agnès de France, fiancée d'Alexis, dut épouser Andronic, déjà sexagénaire. Cette Agnès était la fille du roi Louis VII et non de Philippe Auguste. Quant à Alexis, il fut, semble-t-il, assassiné dans son lit. Cf. Nicétas Acominate, Patrol. Graecq, 139, 625-629 ; aussi Co- gnasso, Partiti politici e lotte dinastiche in Bizanzio alla morte di Manuele Comneno, Turin, 1912.

* L'accord fut ratifié dans l'automne 1183. Dölger, Regesten der Kaiserurkunden des oströmischen Reiches, n° 1556. Trevisan y fait allusion au f. 62 v° ; Andronicho voleva render a li Venetiani le robe sue.

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Le récit que donne Trevisan 4e l'élection de l'empereur latin au lendemain de la prise de Constantinople par les Franco-Vénitiens, en avril 1204, est également différent de celui de Dandolo et plus détaillé. Au premier tour, les voix des douze barons se seraient partagées également entre Baudoin et le doge Henri Dandolo ; Baudoin l'aurait emporté au second tour par sept voix contre cinq, ceci parce que ser Ottaviano Querini non volse el Dose, digando che, si el Dose fosse romaso imperador, subitto V imperio seria deffetto perche li oltramontani subitto se averia partido e V imperio remagniva vuodo (f. 64). Les chroniques vénitiennes postérieures reproduiront quelquefois cette version d'après Trevisan.

Nous terminerons sur la grande révolte des colons vénitiens de Crète, sur laquelle Trevisan est particulièrement renseigné par ses enquêtes personnelles. Pour lui, le soulèvement s'explique par l'évolution fatale de l'élément vénitien, qui se serait, à la longue, rapproché des autochtones. Voici son avis (f. 115, col. 1) : Unde li zoveni romase lassando la via deli antigi, contentando la via de la zoventude, la quai segondo corne dise Salomon si come la nave in mar; ci rompano li boni costumi et lassano le savie cose e danosi alii vicii, assi istessi non cognoscendo el mal suo, simili alii animali, lassando la sua propria natura di suoi antecessori, seguitando li costumi de Greci, li qual San Paullo in reprender diceva in questa forma : Greci sempre busari, Greci grieni del corpo 1. Après ce jugement fort inter

1 Épître de saint Paul à Tite, où l'apôtre cite les paroles du philosophe Épiménide : les Cretois, toujours menteurs {busari), méchantes bêtes, ventres paresseux {grieni del corpo) . . . Grieni est sans doute grievi (lourds, pesants) ; de même, assi ne peut être que essi. L'opinion de Trevisan sur les Cretois et sur ses compatriotes crétisés n'est pas flatteuse ; elle s'explique en partie par les insurrections continuelles des insulaires contre la domination vénitienne. Au xvie siècle, certains jugements sont tout différents, ainsi celui d'un anonyme {Misceli. Vat., n° 1742) : . . . quella natione. . , non essendo molto ostinata ne grecarizzante corne l'altre isole per la continua çonversatione con molti Italiani anche accasati con Greci.,,

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ressant et positif, qui contraste avec les emportements rhétoriques du contemporain Caresini, Trevisan expose sa mission en Crète, les mesures prises pour réprimer le soulèvement et son départ de l'Ile, le 21 mai 1367, pour être à Venise le 8 juin, voyage de retour assez rapide, si l'on songe que la durée moyenne du trajet Venise- Candie atteignait au moins vingt-cinq jours.

Trevisan, on le voit, est un chroniqueur bien informé et qui sait voir les choses. La forme est toujours correcte et claire, la chronologie satisfaisante. De telles qualités le désignent pour l'édition, que nous souhaitons prochaine. Tout aussi intéressant, mais pour d'autres raisons, est Jean-Jacques Caroldo.

La chronique de Jean- Jacques Caroldo.

La Marcienne possède trois manuscrits de cette chronique : Le codex 127 (coll. 8034) de 773 ff., papier, 320 χ 210 mm., avec

deux tables commodes pour la consultation, Tune des matières et l'autre des noms propres. Ces deux tables ont été ajoutées en 1585 par un parent de l'auteur, Nicolas Caroldo (fi*. 639-773).

Le codex 128 a (coll. 8639), de 464 ff., 335 χ 230 mm., sous une reliure en peau claire. L'écriture est magnifique et fait de ce codex le plus précieux des trois ; c'est lui que nous utiliserons.

Le codex 128 b (coll. 7443). Il est paginé et compte 1.090 pages 330 X 225 mm. L'écriture, haute et penchée, est très serrée, mais lisible. Le plus gênant est que le copiste ne va pratiquement jamais à la ligne. Le codex 128 b semble nettement plus récent que les deux précédents, qui appartiennent aux vingt dernières années du xvie siècle.

Ces trois manuscrits contiennent les Historie venete dal principio della città fino all'anno 1382, scritte dal Magistro ser Giovanni Giacopo Coroldo, Secretorio delV Illustrissimo Consiglio dei Dieci. Elles sont adressées al Serenissimo Principe et alii magni et clarìs- simi Senatori, Caroldo fait précéder son récit d'une préface, où il

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célèbre la grandeur de l'histoire vénitienne et l'intérêt de son étude. Cette préface commence ainsi : Sogliono gli huomini che vivono nel discorso di ragioni. . . L'histoire elle-même laisse sagement de côté les origines troyennes et s'en tient à l'invasion des Huns : Atila, Re degli Heruli (sic), partito de Scitia, passando per le terre delli C umani et Alani... La fin commune des trois codex est : ... essendo horamai venuta Vhora che andiate a riposare (fin de l'année 1382). Seul, le codex 128 a poursuit le récit jusqu'en 1403 (ff. 454-464), d'une main d'ailleurs différente. Cette addition est sans intérêt.

Le travail de Caroldo vaut surtout par la richesse des détails et par la clarté de l'exposition. L'information est également excellente, l'auteur ayant consulté avec soin tous ses devanciers. Il les corrige fréquemment sur des points particuliers, rectifie la chronologie et fait appel aux documents d'archives, que son importante fonction lui permettait de consulter assez librement. Aussi bien, l'histoire de Caroldo peut se diviser en deux parties sensiblement inégales par leur importance et par leur valeur. Les livres I à III (ff. 1-125) se fondent principalement sur l'autorité d'André Dandolo, dont Caroldo dit les mérites au début du livre IV (f. 126) : Sin a questo tempo (1280), V Illustrissimo Messer Andrea Dandolo, Ìnclito Duce di Venetia, scrisse in lingua latina del stilo di quel tempo Vhistoria sua con quella diligentia et brevità che si poteva desiderare ; et si deve tener per certo che Vhabbi narrato le cose seguite di tempo in tempo fidelmente, percioche dopo scritta Vopera, hebbe tempo di corrigerla et aggiùngervi quello gli pareva haver mancato1. Et pervenuto aï sublime grado della Republica, non havrebbe consentito dar in luce cosa che gli portasse biasimo. Et pero sopra tutti quelli che hanno scritto Vhistoria veneta, Γ Eccelso messer A. Dandolo si deve seguire. Quello che sia occorso dopo il ducato delV Illustrissimo mes-

1 Allusion à la chronique brève de Dandolo, qui fait suite à la chronique longue, de 1280 à 1342 (impr. R. I, S., XII, nouv. éd., p. 351-373).

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«er Jacomo Contarmi, continuaremo narrar con quella gratia che si prestava il Spirito Santo. Ainsi, de l'aveu même de son auteur, les sources de l'histoire, de Caroldo jusqu'en 1280 se réduisent à peu près à Dandolo ; mais, et c'est là le plus important, il n'avoue pour la suite aucun modèle. De fait, les livres IV-X sont extrêmement intéressants, très supérieurs à la chronique du chancelier Caresini et à celle de Trevisan, sauf, peut-être, sur les événements de Crète, que Trevisan connaissait particulièrement bien.

Le témoignage de Garoldo prend toute sa valeur pour la période 1350-1382. Il est précieux pour étudier la politique d'annexion suivie par Venise en Romanie, politique favorisée par l'affaiblissement byzantin, mais .qui se heurtait au rude obstacle génois1. L'auteur a surtout le mérite de montrer la remarquable continuité vénitienne, qui se révèle, notamment, à propos de l'annexion de ces deux points névralgiques qu'étaient pour les intérêts vénitiens les îles de Corfou et de Ténédos. La première complétait la domination de l'Adriatique, le « golfe » de Venise ; la seconde assurait la domination des Dardanelles et de la, grande route commerciale vers la mer Noire. Si l'occupation de Corfou ne lésait pas les intérêts essentiels de Gênes, celle de Ténédos leur portait un coup presque mortel, les. Génois possédant les meilleures positions en mer Noire, comme les ports de Gaffa et de Soldaïa en Crimée.

Caroldo insiste à trois moments Sur les efforts vénitiens pour acquérir Corfou. En janvier 1350, le Sénat entreprit des négociations avec Robert de Tarente per haver e la configuration delle isole

1 A propos de la guerre vénéto-génoise de 1351-1355, Caroldo cite un fait curieux, l'arrivée à Venise d'une ambassade « russe » (sans doute du maître mongol de la Russie du xive siècle) : Venne a Venetia un'ora-, tore dell'imperatore di Russia, il quai dipoi le amorevoli salutationi offerse alla Signoria che, perseverando l'Imperatore di Costantinopoli in amicitia con lei, le mandarebbé delle sue genti quella quantità che gli fusse domandata quando l'habbi securo passagio. Ma se Vimperator le fusse contrario, sperava ottener da Orckan, Imperator dei Turchi, suo genero che'l mandarebbé sue genti contra di lui et contra Genovesi (f. 215).

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di Corfu, Zante et Zef aionia, Bucintro1 et altre isole et loci propinqui per ducati 60.000, che furono esborsati et a penultimo genaro statuito mandare in Capitano et Rettor di Corfu et castello di Bucintro (f. 207 v°). Or, ces négociations ont eu lieu en janvier 1351 (style commun) et ont abouti à l'occupation provisoire de Corfou, Cépha- lonie et Zante. Caroldo a puisé ses informations dans un des livres des Secreta du Sénat2. Deuxième mention, plus brève, vers 1366 (f. 320 v°). Les négociations décisives commencent Tannée même où s'achève l'histoire de Caroldo, qui a soin de nous en faire part dans ses derniers feuillets (ff. 448 v°-449) : le Sénat encourage le consul vénitien à Corfou, Jean Paninsacho, à continuer ses fructueuses conversations avec les nobles corfiotes dévoués à la cause de la République et à leur promettre les justes récompenses auxquelles ils ont droit (le 19 mai 1382). Là encore, Caroldo utilise une délibération du Sénat transcrite dans les Misti et portant cette même date8.

L'histoire de Caroldo permet de suivre toute l'affaire de Téné- dos. Le point de départ est l'acte du 10 octobre 1352, par lequel l'empereur Jean V Paléologue, alors en lutte ouverte avec Jean VI Cantacuzène pour reconquérir son trône, consignait au mandataire de Venise, Marin Falier, la petite île pour 20.000 ducats 4. Ténédos ne fut sans doute pas remise à Venise, et Caroldo revient sur cette importante question en 1366 (fol. 320 v°) : Fù data libertà a misser Orio Pasqualigo, Baylo di Costantinopoli e conseglieri suoi, che sendoli proposto dall'imperatore et d'altra persona degna di fede di dar Tenedo alla Ducal Signoria in loco delle zoglie sue, che per il

1 II s'agit de Butrinto, forteresse située sur la terre ferme en face de Corfou.

1 A. S. V., Secreta consilii Rogatorum, reg. Β (1348-1350), f. 101 v°- 102 v°.

8 A. S. F., Misti, 37, f. 80 v°. 4 A. S. V., Commemoriali, V, f. 43 ; éd. Regesti Predelli, II, n° 214 ;

Diplomatarium veneto-levantinum, II, p. 17-18.

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Baylo et per uno almeno delti consiglieri fusse essequito secondo la libertà altre fiate data a misser Nicolo Falier, misser Francesco Bembo et misser Dominico Michiele. L'information de Garoldo est, en effet, d'une grande précision, puisque j'ai retrouvé récemment la commissio délivrée par le Sénat, en 1362, à Bembo et à Michiel 1. Mais Jean V fit encore la sourde oreille, et c'est seulement à son passage à Venise qu'il consentit à céder Ténédos pour 25.000 ducats et contre la remise des joyaux de la couronne impériale, que Venise retenait en gage des sommes prêtées au Basileus 2. Garoldo insiste longuement sur le séjour impérial, les honneurs rendus à Jean V et la libéralité vénitienne; les 25.000 ducats furent, en effet, versés à l'empereur avant son départ et il reçut, en outre, les vivres nécessaires aux équipages de ses galères (f. 344). Le passage relatif à ces derniers événements est publié dans l'ouvrage d'Halecki sur Jean V, qui a fait justice des curieuses légendes rapportées par les chroniqueurs byzantins sur les mauvais traitements qu'aurait subis le Basileus lors de son passage à Venise8. Sur ce point encore, les documents du Sénat confirment le témoignage de Caroldo. L'occupation de Ténédos par les Vénitiens n'eut pas lieu, cependant, avant 1375 : Venise devait verser 30.000 ducats et restituer les joyaux ; l'archevêque grec et tous les prêtres consacrée

1 24 mars 1362 : A. S. V., Gelosie, Commissioni ai Rettori, busta I, n° 16. Les ambassadeurs devaient surtout offrir à Jean V le concours d'une flotte vénitienne contre les Ottomans.

8 En 1342 : A. S. V., Atti diplomatici e privati, busta 14, n° 502 (le doge André Dandolo déclare avoir remis aux procurateurs de Saint-Marc les joyaux reçus en gage pour le prêt de 30.000 ducats : 25 octobre 1343).

8 Halecki, Un empereur de Byzance à Rome, Varsovie, 1930, p. 225- 233. Le texte de Garoldo est cité in extenso p. 385-386 et je ne le répète pas ici. Ghalcocondyle, Pa.tr. gr., 159, col. 57, et plus encore Phrantzès, Ibid., 156, col. 653 (1, 12)r sont à l'origine de cette erreur. Les Misti, 33, f. 66 v° (21 juillet 1370) prouvent l'exactitude du récit de Caroldo : Capta fuit pars quod ista 25.000 ducati et id quod expenditur pro conza- mento usseriorum (vaisseaux), si dominus Imperator acceptabit, accipian- tur mutuo a Camera frumenti...

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dans l'fle par le patriarche de Constantinople resteraient à Ténédos, où flotteraient ensemble le pavillon vénitien et le pavillon impérial (Caroldo, f. 398). On sait que l'occupation de Ténédos fut la cause essentielle du nouveau conflit vénéto-génois, que Caroldo raconte en détail (ff. 399-443).

La paix de Turin (août 1381) prévoyait la démilitarisation de Ténédos, que ses habitants ' devaient quitter; l'île serait ensuite confiée au duc de Savoie, médiateur de la paix et arbitre entre les Génois et les Vénitiens. L'exécution de ces conventions rencontra de très grandes difficultés : le Baile vénitien, Zanachi Mudazzo, appuyé par les habitants et la garnison, refusa obstinément d'abandonner Ténédos. Caroldo traduit fidèlement les difficultés éprouvées par Mudazzo, grand patriote inquiet des projets des Génois de Chio et peiné d'évacuer une position de premier ordre. Pour excuser la désobéissance du baile, le chroniqueur fait valoir que les soldats n'avaient pas reçu leur solde (on leur devait 9.780 ducats-or) et refusaient d'évacuer l'île tant que cette solde ne leur serait pas intégralement payée ; il insiste aussi sur le chagrin des habitants : Li cittadini, li quali erano più di 4.000 persone per la maggior parte contentavano andar a Candia. Tutta fiata piangendo, gridando et squarzandosi li capelli et il volto, che non si ritrovarebbe huomo cosi crudo che non si havesse mosso a commiseratione (f . 444 v°). De hautes considérations de patriotisme et d'humanité expliquent donc la conduite, en apparence déloyale, de Mudazzo. On sait qu'il fut d'abord condamné pour désobéissance aux ordres de la Seigneurie, mais bientôt absous. Ce verdict correspondait bien aux désirs de l'opinion, que Caroldo traduit fidèlement1.

On comprend toute l'importance de la chronique de Jean- Jacques Caroldo, bien écrite et remarquablement informée. Elle est supérieure aux œuvres, pourtant éditées, de Dandolo et de

1 Pour plus de détails concernant la question de Ténédos, voir mon article, M. É. F. R., tome LXV (1953), p. 219-245 (article écrit en 1951).

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Caresini, trop proches des faits pour les juger avec la sérénité voulue et pour obtenir l'accès aux documents d'archives contemporains. Bien qu'il soit encore essentiellement descriptif, le travail de Caroldo mérite plus le nom d'histoire que de chronique, au moins pour la période 1340-1382. Il conviendrait d'en donner une édition partielle. Souhaitée depuis longtemps, cette édition risque malheureusement d'attendre encore1.

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Les trois chroniques que „nous étudions maintenant ont été écrites par des contemporaine des faits qu'ils racontaient. Antonio Morosini, Gasparo Zancaruolo et Zorzi Dolfin ont vécu dans la première moitié du xve siècle et leur récit vaut surtout pour cette époque. Ils diffèrent aussi des chroniqueurs antérieurs par l'intérêt qu'ils accordent aux faits économiques et aux données chiffrées, nous dirions aujourd'hui aux statistiques. L'arrivée des galères marchandes, la valeur des cargaisons, le montant des revenus les intéressent autant que les négociations diplomatiques ou les conflits armés. Ce sont bien les témoins d'une ville commerçante, où les affaires attiraient les marchands du monde médiéval. Venise était ainsi un centre d'écoute merveilleux, où affluaient les nouvelles d'Orient et d'Occident, que nos chroniqueurs ont recueillies avec soin. Antonio Morosini est le plus curieux et le plus avisé d'entre eux ; nous l'examinerons donc le premier.

La chronique d'Antonio Morosini.

Le manuscrit de cette importante chronique ne se trouve pas à la Marcienne, mais à la Bibliothèque d'État de Vienne. Ce sont

1 Je renvoie aux conclusions présentées par V. Lazzarini, // testamento del cronista Gian- Giacomo Caroldo : per una edizione delia sua cronaca, Venise, 1915 (Scritti storici in memoria di Giovanni Monticalo).

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les n°» 234-235 de la collection Foscarini (nofl 6586-6587 de la Bibliothèque de Vienne), deux codex de 319 et de 293 feuillets de papier, écrits au xve siècle x. Sur ce manuscrit original, Bartolomeo Cecchetti a fait exécuter une copie très soignée, qui figure aux nOB 2048 et 2049 de la classe VII (collocazione 8331-8332). La copie respecte fidèlement la coupure du manuscrit de Vienne (juillet 1416) et comprend ainsi deux volumes : le premier de 1.042 pages, le second de 1.579 pages 350 X 260 mm. Comme toutes les chroniques vénitiennes, la chronique de Morosini devait commencer aux origines légendaires de la cité, mais les 48 premiers feuillets manquent à l'original, qui commence ainsi au f. 48 : Quel luogo fo meso in prima mente (sous le doge Vidal Michiel, vers 1095). La chronique s'achève assez brusquement sur une séance du Sénat du 20 novembre 1433, relative au concile de Bâle, par ces mots : ... e tute le cose fate in prezudixio dele raxion e diocasion de quéle lor legitimamente non citade, ne légitima (f. 611 du codex de Vienne ; p. 1579 de la copie de la Marcienne).

On saisira toute l'importance de l'œuvre de Morosini pour l'histoire du xve siècle si l'on considère sa composition. Les 280 premières pages du codex 2048 conduisent rapidement à la fin du xive siècle ; 760 pages sont attribuées à la période 1400-1416 et les 1.579 pages du codex 2049 sont consacrées à la période 1416- 1433. Une telle disproportion s'explique : Antonio Morosini a volontairement laissé de côté tout détail superflu relatif à des tempe qu'il ne connaissait qu'à travers ses devanciers et il a préféré insister sur ce qu'il voyait et apprenait par lui-même. Aussi bien, et on l'a reconnu depuis longtemps, l'œuvre de Morosini se rapproche plutôt du genre Mémoires pour servir à Vhistoire de mon temps. La chronique existe bien, mais elle n'est qu'une sorte de prologue jugé indispensable par l'auteur. Il importe peu, dans ces conditions,

1 Voir le catalogue de T. Gar, Arch. stör, ital., V, 1843, p. 280 sqq. Je n'ai pas pu consulter le manuscrit de Vienne.

Mélangea d'Arch. et JWist. 1954. 18

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que nous ayons perdu le récit des origines jusqu'au xne siècle, car tout ce qui suit, de la quatrième croisade à la paix de Turin (1381), n'offre que très peu d'intérêt. Morosini a utilisé le mieux possible Dandolo, Garesini et Nicolas Trevisan. Ce n'est que vers 1400 qu'il commence son récit personnel. Comme l'a montré Lefèvre-Ponta»- lis *, ce récit constitue un véritable journal (Diario), dont on peut fixer le début vers 1403-1404. Assez sec d'abord, le journal s'enrichit rapidement après 1414 : les faits les plus menus y sont consignés, visites de personnages étrangers, arrivée d'ambassadeurs, séances des conseils, décisions prises, location et départ des galères marchandes, lettres des Vénitiens résidant à l'étranger à leurs parents et amis. Tout cela présenté un peu pêle-mêle, mais exact, puisque l'on retrouve dans les registres, du Sénat les chiffres indiqués par Morosini. Il s'agit donc d'un travail précieux pour l'histoire politique et économique des trente premières années du XVe siècle. Sa richesse lui a valu d'être partiellement publié dès la fin du xixe siècle 2. Il reste néanmoins encore peu connu, notamment du point de vue oriental.

On ne peut douter de l'existence de Morosini. Il se cite, en effet, deux fois. A propos de la défense de Salonique, il dit, p. 1080 (f. 520 du codex de Vienne) : E io Antonio Moroxini ο vezudo e scrivo de mia man casi sia la veritade. Il montre encore son souci d'information rigoureuse à propos du chargement des galères du voyage d'Alexandrie, en juillet 1433 : Noto fazo mi Antonio Mo- rexini, fo de misser Marcha, açer vezudo molte letere vegnude dai nos-

1 Dorez et Lefèvre-Pontalis ont publié, en 1898-1902, les Extraits de la chronique de Morosini relatifs à l'histoire de France, Paris, 4 vol. Le tome IV est réservé à l'étude sur l'œuvre et l'auteur par Lefèvre-Pontalis.

8 Cf. l'ouvrage précédent, et N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l'histoire des croisades au XV* siècle, Paris, 1899-1902, où sont publiées quelques lettres extraites du journal de Morosini et relatives aux opérations vénéto-turques pendant l'occupation de Salonique (1423- 1430).

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tri da Puola (Pola) (p. 1541 ; f. 604 Vienne). Quant à l'exactitude des indications de Morosini, un seul exemple suffit à l'établir à propos du voyage des galères de Romanie (juin 1417) : Per la dogai Signoria e per Voficio di Savii da i Ordeni1 al navigar, fose prexo in lo chonseio di Pregadi in lo nome de Cristo e de bona gratia, de meter galie X ai viagi a mer cado, do (deux) al viago de Romania, e della Tana senza andar a Trebizonda. E per i Signor consieri in Rialto fose fato inchantar, prima quele de Romania e la Tana non trovase paroni nesuni al dito incanto, e da può incantado galie 4...2. Toutes ces indications (codex 2049, p. 51) sont absolument conformes aux décisions prises par le Sénat le 7 juin 1417 8. Même correspondance pour le voyage de Romanie organisé en juin 1418 : Morosini donne le montant des enchères et les noms des patrons comme les Misti du Sénat4. Il faut supposer que l'auteur pouvait voir les documents officiels, bien que nombre de ces délibérations fussent certainement portées à la connaissance du public.

On peut consulter Morosini en toute confiance. Nous retiendrons son témoignage pour deux affaires importantes : l'offre qu'aurait faite, en 1422, le despote de Morée à Venise et les événements qui marquèrent les sept ans de domination vénitienne sur Salonique.

a) La remise de la Morée à Venise. — Après son échec devant Constantinople (juin-septembre 1422), le sultan Mourad se tourna vers le Péloponnèse, proie jugée plus facile. Une guerre continuelle y opposait le despote grec Théodore II et le prince d'Achaïe Centurion Zaccaria, que Venise inclina difficilement à conclure une

1 Les cinq Sages aux ordres, chargés des questions maritimes. 2 Chaque année, le Sénat mettait aux enchères {ad incantum) les

galères marchandes construites par l'État à l'arsenal. Les patroni (en vénitien paron) recevaient la galère tout équipée, mais devaient assurer tous les frais du voyage, dont les comptes étaient vérifiés par le Sénat au retour.

8 Misti, 52, f. 21-21 v°. 4 Ibid., ff. 99 v°-101 : les patrons furent Francesco Capello et Anton

io Diedo (20 juin 1418).

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trêve devant le danger ottoman (décembre 1422). D'après Moro- eini, le despote aurait même proposé de céder ses possessions à la République. L'offre fut sérieusement examinée par le Sénat, qui désigna une commission de cinq sages, dont Santo Venier et Andrea Contarmi, pour enquêter sur le pays, sa richesse et ses possibilités de défense. Les sages présentèrent un rapport favorable à l'annexion, estimant que la Morée était de mazior importanza et mazior intrada, oltra de mia 700 de quélo rende al di presente lixola nostra de Crede, la quai non ha altro che fermento, vini, carne e f or- maio innumerabel quantitade; e simel faxe gotoni e oio (olio), e anchor zucaro bonamente. . . Ma veramente retornando ala nostra materia prima comenzada e dita per avanti de sovra, de questa Mo- rea avemo sia molto frutifera e chopioxa, con molti luogi, tere e cas- tele in quela contegnude, e tato el forzo abitarne de Griexi e homéni merckadanti... Morosini ajoute que la Morée produit en quantité le blé et le vin, les raisins secs, de l'or, de l'argent, du plomb, de la soie et du miel Κ Le Sénat rejeta, cependant, l'offre du despote et les conclusions des sages, se contentant de demander la remise de quelques places fortifiées et la garde de l'Hexamilion2.

Dans l'ensemble* Morosini suit les documents officiels et les informations directes qu'il à pu recueillir. D'après les premiers, il faut admettre que la mission de Dolfìn Venier en Morée dura plus de

1 Cronica Morosini, cod. 2049, p. 346. Sur l'activité économique de la Morée, voir Zakythinos, L'hellénisme contemporain^ juillet-octobre 1951, p. 293-317 ; le rapport de Dolfm Venier fournit d'intéressantes précisions sur le Péloponnèse avant la domination turque.

» C'est ce qui ressort des Secreti, reg. 8 : le Sénat remit sa commissio à Dolfln Venier le 2 avril 1422 (ff. 47-47 v°) ; il devait simplement offrir la médiation vénitienne au despote et au prince d'Achaïe. Le despote offrit un certain nombre de territoires, mais le Sénat ordonna à Dolfin Venier de s'informer des dépenses nécessaires à la garde de l'Hexamilion (mur qui barrait l'isthme de Corinthe) et des revenus du pays (Ibid., ff. 62 v°-64 : 22 juillet 1422). Ces décisions du Sénat sont publiées par Sathas, Μνημεία i% ελληνικής Ιστορίας, Paris, 1879, I, n° 78; Le 22 octobre, Venier fut invité à rentrer {Ibid., ff. 79 v°-80).

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cinq mois et qu'il reçut d'importantes propositions de la part du despote. Il ne semble pas, toutefois, que celui-ci ait offert tous ses domaines à la République, mais seulement les places fortes de Grisi et Monticori, au nord de Coron et de Modon en Messénie. Il s'agissait avant tout de calmer la colère des Vénitiens devant les incursions répétées des éléments byzantins sur les territoires vénitiens; élargir ceux-ci paraissait un excellent moyen puisque l'on reculait par cela même la frontière et les indésirables. De toute façon, Venise ne pouvait accepter la charge que représentait la défense de la Morée. Elle y contribuait assez largement pour connaître la mauvaise volonté des éléments indigènes, grecs ou latins. Et cette mauvaise volonté lui déconseillait d'aller plus loin.

b) L 'occupation de Salonique. — Je me contenterai ici de préciser certains détails de cette affaire, déjà fort étudiée par Manfroni et M. Mertzios1. On sait, grâce à ces travaux, que Salonique s'est donnée librement à la République, seule capable de la défendre et de briser le sévère blocus des Turcs. Entièrement d'accord avec les documents officiels, les chroniqueurs vénitiens insistent sur le désir des habitants et emploient toujours les termes liberamente ou spontaneamente2. Pour Morosini, les . Thessaloniciens se seraient d'abord tournés vers les Turcs, mais, ceux-ci ayant refusé de reconnaître leurs privilèges, ils se seraient adressés à Venise, qui accepta

1 Manfroni, La marina veneziana alla difesa di Salonico, Nuovo Arch. Ven., nuova serie, 20 (1910), p. 1-70. L'auteur s'est servi des renseignements de Morosini, çod. 2049, notamment p. 427 (joie à Salonique à l'arrivée des Provéditeurs), p. 500 (lettre écrite à Giacomo Erizzo sur les opérations de juin 1424 devant Gallipoli), p. 573 (occupation de Ka- valla). M. Mertzios a traduit ces extraits en grec dans son intéressant travail Μνημεία μακεδόνικης Ιστορίας, Salonique, 1947, p. 30-99. *

2 Phrantzès, ouvr. cit., col. 689, affirme que la ville fut vendue pour 500.000 florins ; Chalcocondyle, ouvr. cité., col. 208, parle aussi de vente ; seul, Doukas, Patr. gr., 157, col. 985, concorde avec les sources vénitiennes : γαρ οί θεσσαλονικείς ένδεια των αναγκαίων στέλλουσι τι,νας τών αρχόντων προς βενετικούς·.. τοΟ παραδονναι τήν Θεσσαλονίκην αυτούς.

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de les confirmer1. En septembre 1423, deux provéditeur* arrivèrent à Salonique et prirent des mesures pour la défendre et surtout pour la ravitailler. Le sultan refusant de reconnaître la souveraineté vénitienne sur la cité, un long siège commença, marqué par de brillantes victoires vénitiennes comme la prise de Christo^· polis (Kavalla) en 1425. Morosini fournit sur tous ces événements des témoignages précieux, comme ces lettres de combattants à leurs amis vénitiens publiées par Manfroni. Mais tant de valeur et de dépenses resta vain et, malgré les exploits d'Andréa Mocenigo, en juin 1429, autour de Gallipoli, Salonique tomba le 29 mars 1430. C'est le 16 avril que l'on apprit à Venise la pénible nouvelle : Salonique, disait-on, était prise depuis le 5 avril. La date est fausse, mais Morosini a soin de nous expliquer que les nouvelles lés plus confuses se répandirent sur l'événement2. Des précisions furent données le 26 avril, surtout d'ordre financier, puisque notre chroniqueur affirme que la dépense totale de ces sept années d'efforts inutiles s'élève à 740.000 ducats-or3. Enfin, le 8 mai, arriva une lettre écrite le 3 avril par Antonio Diedo, de Négrepont ; Morosini la reproduit dans son journal et peut ainsi préciser que Salonique est tombée le 26 mars, soit trois jours avant la date généralement admise d'après Anagnostès*.

1 Voici ce que dit Morosini p. 397 : ... quelo imperio eser in debel condition e queli da Salonichi aver mandado a dir al Signor turco de volerseli dar con questi pati : diser loro apareclarli de darli le do parte de soa intrada, e de la terza viver per foro e de remagnir in bona paxe, e in quanto no queli manderia al Rezimento de Negroponte, che queli se daria può (puoi) a la dogai Signoria de Viniexia... En juillet, on reçut la nouvelle à Venise que le baile de Négrepont avait effectivement accueilli une ambassade des Thessaloniciens {Ibid., p. 405).

2 God. 2049, p. 1077. 8 Ibid., p. 1081 : ... le spese e de soldadi da terra e homeni da mar, de

molte coche con formento e altra panaticha, e armada de galie da mar jota ala suma de duchati 740.000 doro, che non e persona podese averlo pensado ne crezudo... Zancaruolo donne Un chiffre inférieur (v. infra).

* Pair, gr., 156, col. 589 sqq. Jean Anagnostès était témoin des faite

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On s'explique que la chronique d'Antonio Morosini ait attiré l'attention, car elle offre le même luxe de détails sur l'histoire occidentale, alors troublée par le grand conflit franco-anglais. Sur la guerre de Cent ans, sur la rivalité des Armagnacs et des Bourguignons, sur la belle entreprise de Jeanne d'Arc, Morosini dit tout ce qu'il sait. Ce sont ses informations que nous donne l'édition de Dorez, dont l'évident intérêt ne fait que rendre plus grand le besoin d'une édition intégrale de Morosini. Il conviendrait de publier au moins la partie du Diario qui couvre la période 1415-1433 et de la publier entièrement. Lefèvre-Pontalis, dans son étude sur la chronique de Morosini, souhaitait une édition spéciale qui permettrait seule de distinguer V apport nouveau fourni sur V histoire de VOrientpar les indications du Journal1. Certes, et il vaudrait mieux que cette édition fût intégrale, elle permettrait ainsi de se rendre pleinement compte de la valeur du récit d'Antonio Morosini, que des publications fragmentaires ont jusqu'à présent mutilé.

Chronique de Gasparo Zancaruolo.

Le plus joli et le plus ancien des manuscrits de cette chronique ne se trouve plus à la Marcienne, où il figura jusqu'en 1805 aux nos 49 et 50 de la classe VII. Il fut, en effet, remis, le 3 mai 1805, par le bibliothécaire Morelli à un agent autrichien, Gessler, dont nous possédons le reçu. Aujourd'hui, ce manuscrit appartient à la bibliothèque Brera de Milan 2 et se compose de deux codex parchemin du xvie siècle (1519). Le premier comprend les ff. 1-281,

et ,1a date qu'il donne est certainement préférable; d'ailleurs, les chroniqueurs vénitiens proposent des dates variant du 6 mars au 5 avril. La lettre de Diedo est remplie de détails parfois difficilement croyables, tel ce chiffre de 190.000 Turcs venus assiéger Salonique (Ibid., p. 1087- 1090)!

1 Extraits de la chronique d'Antonio Morosini, etc., ouvr. cité, IV, p. 87, n. 1.

8 Bibl. Brera, AG. Χ. 15 et 16.

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le second les ff. 282-599, tous numérotés en romain et de 350 χ 250 mm. ; ils sont ornés de belles miniatures.

La Marcienne dispose d'une copie du xvine siècle (codex 1274-

1275, collocazione 9274-9275). Elle se compose de deux volumes, le premier de 337 feuillets (1-337), le second de 348 feuillets (338- 695), 325 χ 210 mm. Les faits principaux et les titres sont mentionnés en rouge. La chronique commence aux origines troyennes, suivies d'une longue liste des nobles vénitiens (ff. 2-37 v°),. disposée par ordre alphabétique. L'histoire du voyage de Saint-Marc à Aquilée constitue donc le vrai début du récit (f. 38), qui conduit jusqu'au 26 décembre 1446 (f. 695).

Cette chronique accorde beaucoup plus de place que Morosini aux événements qui ont précédé la quatrième croisade (ff. 38-195), passe assez vite sur le xnie siècle (ff. 196-258). Le tome I conduit jusqu'à la mort du doge Andrea Dandolo (1354) ; le tome II est ainsi consacré à l'histoire de moins d'un siècle. Toutefois, le travail de Zancaruolo resté une chronique et il n'y a pas trace d'un journal semblable à celui de Morosini ni à celui, plus célèbre, de Marino Sanudo le Jeune : les feuillets 338-527 embrassent la période 1354- 1400, ne laissant à la première moitié du xve siècle que 168 feuillets, répartition, on le voit, beaucoup plus équilibrée. Pourtant, un grand nombre d'auteurs y ont vu une sérieuse raison de douter de l'existence de Zancaruolo. Il serait tout au plus un compilateur, qui n'a pas toujours habilement choisi son bien. Pour Lazzarini, la chronique ne peut être attribuée à un seul auteur, mais à plusieurs1, et Levi n'y voit qu'une mosaïque, où des matériaux disparates trouvent mal leur place 2.

1 Marin FcUier, la congiura..., art. cité, p. 16 : il testo della Zancaruola è manifestamente opera di più scrittori.

* Un proprio e vero mosaico (I maestri di Francesco Novello di Carrara, Atti del Istituto veneto, 1907-1908) t. LXVII, parte II a, p. 385-407, V. aussi l'article de Maria Zannoni, Le fonti della cronaca veneziana di Giorgio Dolfin {Atti del Jstit, Yen. di Scienze, Lett, ed Ani, tome CI,

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Cette opinion repose, il faut le dire, sur de sérieuses raisons, car le récit de Zancaruolo révèle bien des lacunes et surtout une grande irrégularité. Il est évident que le xme siècle est très négligé, particulièrement les trente dernières années, expédiées en quinze feuillets, et dans quel désordre. La campagne de Belletto Giustinian contre les Byzantins, en 1303, est placée bien avant la paix de Milan, qui termina, en 1299, la guerre vénéto-génoise * ; la conjuration de Baj amont Tiepolo (1310) est mentionnée avant la conclusion de la paix entre la république et ses sujets crétois révoltés, dont le chef était Alexis Kalergis (1299). D'ailleurs, les dates sont rarement citées dans tout ce passage et, quand elles le sont; elles sont erronées, comme, par exemple, la prise de Saint-Jean-d'Acre par les Arabes, placée en 1293 au lieu de 1291 a. Au contraire, les révoltes Cretoises font l'objet de fort longe développements d'une remarquable exactitude, ainsi le soulèvement de 1332 (ff. 286-288) et celui, plus dangereux encore, de 1342, sous Léon Kalergis (ff. 306 v°-310). La grande insurrection de 1363-1365, où les Vénitiens de l'île s'unirent aux indigènes, est, pour ainsi dire, racontée au jour le jour (iî. 353-367). Peut-être Gasparo Zancaruolo était-il un de ces colons vénitiens installés en Crète au χιιιθ siècle ? On trouve, en effet, dans les documents du Sénat relatifs à Candie le nom de Zancarol ou Zancaruol; on le lit souvent aussi dans les délibérations conservées dans les archives de Candie, aujourd'hui à Venise8. Toujours est-il que Zancaruolo disposait sur la Crète d'informations de premier ordre, que les chroniques contempo-

parte II a, p. 538-546). M. Zannoni partage les vues des deux auteurs précédents.

1 La campagne navale de Giustinian au f. 250 ; la paix de Milan au f. 258 v°. Zancaruolo n'indique pas la date de la paix.

8 God. 1274, f. 249 v°. 8 Par exemple, les partes (délibérations) du Maggior Consiglio di Can-

dia, 1344-1363, seul registre conservé, Archivio del Duca di Candià, busta 12. Les noms de tous les feudataires y figurent avec les renouvellements annuels des Rogati (sénateurs) de Candie, qui se faisaient en janvier.

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raines ne reproduisent pas, Lorenzo de Monacis, lui-même chancelier de Crète à la fin du xive siècle et auteur d'une chronique en latin, est moins détaillé1.

Vénitien de Candie, ou, du moins, très au courant des affaires de Plie, Zanearuolo peut donc fort bien être l'auteur d'une chronique, qui s'étend volontiers sur la Crète. Il est probable, par contre, qu'il dut, sur nombre de questions, s'informer et copier un peu au hasard, d'où les erreurs chronologiques et les incorrections du plan. Encore, sur ce dernier point, faut-il faire une réserve : ce qui nous semble incorrect et aberrant a peut-être été voulu par l'auteur, qui entendait classer sous une seule rubrique des faits de date différente, mais se rapportant à la même affaire. A cet égard, le récit de la guerre vénéto-génoise de 1293-1299 est assez caractéristique : d'abord, les campagnes contre les Byzantins, dont l'empereur Andronic II (1282-1328) favorisait Gênes (f. 250), puis les opérations contre les Génois eux-mêmes jusqu'à la paix de Milan (1299), dont les clauses sont correctement indiquées (ff. 255-258 v°) ; à propos de cette guerre, l'auteur rappelle des faits de 1243, afin de faire mieux comprendre les raisons de l'antagonisme vénéto-génois. Le même souci se retrouve à propos de la conjuration de Baj amont Tiepolo : en premier lieu, la serrata du Grand Conseil (1297), qui ferme l'accès de l'assemblée aux hommes nouveaux et mécontente aussi une fraction de la noblesse ; ensuite la conjuration de Tiepolo et ses conséquences, dont la principale est certainement la création du Conseil des Dix (1310), le tout présenté assez clairement (ff. 262-275 v°). En somme, le plan logique tend à remplacer le plan strictement chronologique ; cette disposition, souvent plus heureuse pour les faits d'institutions,

1 V. supra. Il existe bien une H istoria di Candia assez détaillée, écrite au début du xvne siècle par André Corner, Vénitien habitant la cité de Candie (Heraklion). Elle est encore inédite et se trouve à la Marcienne, classe VI, cod. 286, en 2 vol., 183 et 343 p. Vu sa date, elle laisse intacte l'originalité de Zanearuolo.

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révèle une certaine intelligence historique et l'unité de la rédaction. Elle ne supprime pas, il est vrai, les erreurs chronologiques, qui demeurent le point faible de la chronique de Zancaruolo.

Elle est, cependant, plus originale qu'on ne l'a pensé jusqu'ici, pour l'histoire de la Romanie et du Levant en particulier. Les ff. 162-197 exposent avec une grande richesse de détails les relations vénéto-byzantines, de l'expédition contre Jean Comnène, en 1124-1125, à la prise de Constantinople par les Croisés occidentaux, en 1204 ; le récit insiste, naturellement, sur la tension due aux actes de Manuel Comnène contre les Vénitiens établis dans l'empire (ff. 169 v°-171) et la crainte d'Alexis III Ange, qui aurait provisoirement facilité la conclusion de l'accord de 1198 * ; du massacre de 1182, bien entendu, aucune mention2. Passons sur le xiiie siècle, maltraité par Zancaruolo, et contentons-nous d'examiner la période 1370-1446, qui reste, malgré tout, la partie la plus intéressante de cette chronique : l'Orient tient largement sa place. Si l'affaire de Ténédos et la guerre de Chioggia ne sont pas traitées avec le même soin que chez Caroldo, l'auteur confirme la prédilection de Jean V pour les Vénitiens, ainsi que la cession de Ténédos avant 1376 3 ; il expose longuement l'attitude de Mudazzo,

1 Cod. 1274, f. 193 v° : In quel tempo, Aies io, imperador di Costanti- nopoli, ehe fexe cavar i ochi a suo fratello, mando sua ambassata a Venexia, domandando che i volesse esser in lega con lui e che sempre se ubigave de defender da tuta zente del mondo. La Signoria a questo respoxe che i regra- ciava V 'imperador, che se ne andasse ala bona hora. Questi ambassatori, habiando visto el gran apariamento se feva de nave e de galie, i se parti e torno a V imperador Alesio; e questo, quando el vete i suo ambassiatori, i domando che novelle, e quei i respoxe che a Venexia se feva grande armata de galie e de nave. . . Mais cette ambassade doit être postérieure au chrysobulle de novembre 1198 et, sans doute, en rapport avec les armements des Croisés (1202 ou 1203).

a- Zancaruolo ajoute peu de choses aux renseignements des autres chroniqueurs, mais il expose mieux les faits, notamment la quatrième croisade et la fondation de l'empire vénitien de Romanie (ff. 198-206).

8 Cod. 1275, f. 428 : E vero che lo imperador Caloiani, per li tempi passati, haveva fato questo pato e convention cum quelli da Tenedo, dicendo

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officier désobéissant, mais patriote, qui fà tegnudo per redentissimo homo e bon Venetian1. Plus que Morosini, il insiste sur l'importance de la victoire de Pierre Loredan sur les Turcs, à Gallipoli, le 30 juin 1416 : les rois de France et d'Angleterre furent mis au courant et ce succès fuo molto magnificada per tuta la christianitade come unica colonna, sola speranza delà christianitade contra li infi- deli (f. 569) ; la paix du 31 juillet 1416 rendit aux Vénitiens tous leurs navires, le droit de franchir le détroit de Gallipoli ou des Dardanelles, et le marquis de Bodonitza, un Vénitien, recouvra son petit État2. Le texte concernant les affaires de Morée et de Salonique est proche de celui de Morosini, sans lui être conforme 8.

Nous retiendrons, pour finir, des indications numériques fort intéressantes, qui prouvent que Venise ne s'est pas engagée sans motifs sérieux dans ses entreprises de terre ferme. Voici, en effet, les revenus de la république évalués par Zancaruolo vers 1432 :

Dominante (revenus des douanes et de la cité) . 613.750 ducats Territoires de terre ferme 306.050 — Territoires de Romanie 180.000 —

Total. . . . 1.099.800 ducats

che se mai per algun tempo li fosse mai destrusso de lo imperio e fosse perche caxon se volesse, che mai i non dovesse dar Tenedo a Zenoesi..: E quando vegnisse caxo per assedio ο altra caxon, che i non potesse tegnir che i se desse a Venetiani liberamente. E quando Venetiani non volesse acceptor ο non podesse, comando chel se dovesse dar avanti al Turco che Zenoesi (sic).

1 Ibid., f. 522 v°. a Ibid., ff. 570 v°-571. Le marquisat de Bodenitza était un petit

territoire, situé autour de la ville actuelle de Lamia, qui dépendait de seigneurs vénitiens (les Zorzi ou Giorgio) protégés par le gouvernement de Négrepont.

8 Par exemple, le chiffre des dépenses faites par Venise pour défendre Salonique est seulement de 502.000 ducats (Ibid., f. 624 v°) ; les termes diffèrent aussi de ceux employés par Morosini : E spexe la Signoria in ani 7 che i tene quella terra e mantegnir quella contra la possanza del Tur- cho e provederli de victuarie per le anime che li era dentro, per la suma de 502.000 ducati.

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L'auteur fait suivre ces chiffres de ces remarques significatives : De la intrada che habbia la ditta citta de Venesia de le suo terre da parte da mar, nui non ve faremo alguna mention perche el ne son de quelle che deve spexa più presto che utile, e delle altre quello che se ha de intrada se spende a guardarle, come a tutti e manifesto in armar gallie et altre cose necessaria da mar, che se armano e fano in quelle (f. 639 v°). Ainsi est démontrée l'importance décroissante de l'empire colonial de Romanie, dont la défense engloutissait des sommes bien supérieures aux revenus de ces régions au fond assez pauvres. Leur intérêt majeur était d'assurer la tranquillité des communications maritimes de Venise et, par cela même, la prospérité commerciale. Les attaques incessantes des Ottomans rendant très diffìcile le maintien des lignes impériales, les Vénitiens se sont tournés, au xve siècle, vers la terre ferme, dont la possession leur fournissait des soldats et surtout un large marché de consommation 1.

L'intérêt de la chronique de Zancaruolo me parait donc indéniable. Certes, l'exposé est infiniment plus rapide que chez Moro- sini, mais il dénote une certaine intelligence historique; Les essaie de synthèse sont quelquefois tout à fait remarquables, quelques jugements aussi ; et, s'il n'y avait cette sorte de tare que constitue le récit déséquilibré du xme siècle, l'œuvre de Zancaruolo serait peut-être la plus intéressante du xve siècle. L'œuvre de Zancaruolo? Je me garde de l'attribuer entièrement à lui. Comme ses contemporains, il a dû reprendre les vieilles chroniques, et quelquefois sans discernement. Aussi bien, la chronique n'est vraiment utile que pour la période 1340-1446, traitée avec soin et d'une façon originale. Ceci ne peut être attribué à plusieurs auteurs et il conviendrait de rendre justice à Zancaruolo en publiant au moins, et intégralement, le tome II de sa chronique2.

1 V. Histoire de Venise (coll. Que sais- je?), Paris, Presses universitaires de France, 1952, p. 54-56.

* II conduit de l'élection de Marin Falier (septembre 1354) à la fin de décembre 1446 (cod. 1275 de la Marcienne).

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La chronique de Zorzi Doifin.

Elle est la dernière des grandes chroniques vénitiennes du xve siècle qui soient restées inédites1. La Bibliothèque de Saint- Marc possède le codex le plus beau, sans doute, des premières années du xvie siècle : le codex 794 (collocazione 8503). C'est un gros volume de 474 feuillets, papier, 335 χ 230 mm., dont 12 feuillets blancs. Les ff. 3-111 comprennent la liste des familles patriciennes de Venise, les blasons de ces familles très joliment dessinés sur 34 feuillets, une liste des doges et, enfin, du f. 85 au f. 105, une table des matières fort bien faite, avec les titres des paragraphes en rouge et l'indication des feuillets correspondants. La chronique ne commence donc vraiment qu'au f, 112 par ces mots : Questo si e il tratado de la cronicha de la magnificha e nobel zita di Venetia..., suivis de la Passion du Christ et de la mission de Saint-Marc. La chronique conduit jusqu'à la déposition du doge Francesco Foscari (18 octobre 1457) et aux événements qui l'ont immédiatement suivie. Chaque paragraphe est présenté à l'encre rouge avec le résumé de son contenu, disposition qui facilite beaucoup la aon- sultation du codex2.

Comme ses contemporains, Zorzi Dolfin passe rapidement sur les événements qui se sont déroulés jusqu'au xve siècle : moins du tiers de l'ouvrage pour la période qui s'étend du vne siècle à l'insurrection de Candie (1363), du f . 112 au f . 227 ; plus du tiers, au contraire, pour

1 Quelques extraits de Georges Dolfin ont été publiés par Thomas : a) sur la campagne des Latins contre Constantinople en 1204, Sitzungsberichte der Κ. bayerischen Akademie d. Wissenscheft, Munich, 1864, II, p. 67-80 ; b) sur la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, Ibid., 1868, II, p. 1-41. De plus, S. Romanin cite souvent Dolfin dans les tomes III et IV de sa Storia documentata di Venezia, Venise, 2e éd., 1912.

2 II existe sur la chronique de Z. Dolfin une courte étude, très soignée, de Maria Zannoni, Giorgio Dolfin, cronista veneziano del sec. XV, Padoue, 1942, 23 p.

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les années 1423-1458 (ff. 319-458). Le récit prend alors le caractère d'un journal et un tour nettement plus personnel, sans posséder, cependant, la richesse du diario d'Antonio Morosini. Mais l'on sent bien que l'auteur participe pleinement à cette période et tous ses renseignements sont puisés aux meilleures sources, le plus souvent les documents officiels. On le voit pour le privilège de plantation de la canne à sucre accordé, en juillet 1428, à Marco Zano, de Candie1. Nous connaissons, d'ailleurs, l'homme par son testament, dressé le 12 mars 1448, alors qu'il était encore assez jeune ; nous savons aussi qu'un de ses fils, Pierre, rédigea une intéressante chronique qui conduisait probablement jusqu'au début du xvie siècle 2. Le caractère personnel de l'œuvre de Zorzi Dolfin est donc indéniable, au moins pour son temps.

Nous ne nous attarderons pas sur la première moitié de la chronique, que Dolfin a composée d'après les emprunts faits à ses devanciers, en particulier à Zancaruolo. Tout l'exposé relatif aux rapports entre les Vénitiens et l'empereur Manuel Comnène est conforme, à quelques expressions près, à celui que nous lisons dans la chronique de Zancaruolo : mêmes öftres des ambassadeurs byzantins au doge de servir fidèlement le Basileus moyennant d'importants privilèges dans l'empire, même refus courtois du doge, qui motive le départ des ambassadeurs grecs et les mesures de Manuel8. Toutefois, Dolfin expose plus brièvement les faits rela-

1 Cod. 794, f. 344 v°. Dolfin place le vote du Sénat le 12 juillet, mais il faut le reporter au 24 d'après les Misti, 57, ff. 21 v°-22 (cette pars se trouve reproduite in extenso dans Ndiret, Documents pour servir à l'histoire de la Crète, Pubi, des Écoles françaises d'Athènes et de Rome, fase. 61, p. 324-325).

2 Le testament de G. Dolfin se trouve dans les Miscellanea Gregolin, busta 26, à ΓΑ. S. V. Sur Pietro Dolfin, son fils, cf. Foscarini, Lett. Venez., ouvr. cité, p. 159-160 ; deux manuscrits de la chronique se trouvent au Musée Correr, raccolta Cicogna, η08 2608-2610. V. aussi Arch. Ven., IV (1872), p. 341-353.

8 Dolfin, f. 178 v° ; Zancaruolo, f. 170 v° : le doge répondit che nui volemo esser in nostra libertà che aver tuto loro del mondo.

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tifs à la conquête de la Romanie et à son partage 1 ; il ne donne pas au xine siècle une très grande place, mais ce qu'il en dit est mieux équilibré que chez Zancaruolo 2 ; ses informations sur les événements de Crète ne sont ni aussi riches ni aussi précises 3. Donc, s'il existe des rapports entre Dolfin et Zancaruolo, ils sont loin d'être constants ; chacun garde son originalité, Dolfin ne montrant jamais pour l'histoire du Levant le même intérêt que Zancaruolo. Sa méthode de composition à la suite et strictement chronologique, son tour descriptif le rapprochent plutôt d'Antonio Morosini, mais il reste toujours plus bref et moins coloré.

La seconde moitié de la chronique de Dolfin est, évidemment, plus riche, mais, quand on a lu attentivement Zancaruolo et Mo- rosini, elle n'apprend rien de nouveau. Il semble bien que Dolfin ait consciencieusement reproduit les indications de ses deux contemporains, sources de premier ordre auxquelles il s'est fié avec raison ; ainsi pour cette ambassade génoise de mai 1413 venue réclamer à Venise sa médiation entre le roi de Hongrie et le Basileus :

Dolfin, f. 288 v° : ... Questi suplicho

ala Signoria che se volesse interponer a tractar paxe tra lo imperador de Romania et lo imperador Re de Ongaria, con- ciosia chossa che) ditto imperator de Romania era molto molestado da Turchi...

Zancaruolo, f.558v°: ... e questi (ambas-

siatori) supplicò alla Signoria che se volesse interponer de tratar paxe tra lo imperador de Romania e lo re d'Ongaria, consozia chel dito Imperator de Romania sia molto molestado da Turchi...

Morosini, I, p. 769 : ... e questi supplico

a la Signoria che se volesse venir in aida de Pimperator de Gos- tantinopoli, chonso- zia quelo sia molto molestado da Turchi chon pericolo del so imperio...

1 4 feuillets chez Dolfin (ff. 186 v°-190) ; 14 feuillets chez Zancaruolo (ff. 194-207).

* Seulement 25 feuillets pour tout le xme siècle (ff. 186-212) ; 66 feuillets chez Zancaruolo (ff. 194-259).

8 Le seul récit de la révolte Cretoise de 1342 occupe chez Zancaruolo les ff. 306 v°-31O, alors que Dolfin se borne à l'indiquer sèchement (ff. 216-216 v°).

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Si l'on met de côté les particularités d'orthographe 11 les trois textes se ressemblent beaucoup, en particulier ceux de Zancaruolo et de Dolfin. Les faits exposés sont, par contre, assez étranges : il n'y avait, en effet, aucune guerre entre Byzance et la Hongrie, mais plutôt entre la Hongrie et Venise, guerre évidemment désastreuse pour les intérêts chrétiens et pour Constantinople. C'est l'empereur Manuel II qui souhaitait arrêter les hostilités hungaro-véni- tiennes 2. Morosini est d'ailleurs plus prudent et ne dit mot de cette bizarre médiation vénitienne entre Grecs et Hongrois ; Zancaruolo et Dolfin reproduisent l'erreur avec un ensemble touchant. Voulaient-ils cacher l'affaire, car le conflit vénéto-hongrois faisait scandale à l'époque? On ne sait, mais il est évident que Dolfin a copié sur son prédécesseur Zancaruolo.

Il est beaucoup plus intéressant dans ses toutes dernières pages. La partie essentielle, qui concerne les préparatifs du jeune sultan Mahomet II et le siège de Constantinople (ff. 413 v°-433), a été publiée par Thomas8. Il reste certaine détails relatifs à la ferme détermination des Vénitiens de contenir l'avance ottomane : la défense de Négrepont par Jacomo Loredan, qui met en pièces une flotte de quatre galères et de treize fustes 4 ; la mission de Victor Capello en Morée, dont le despote s'est trouvé aux abois après la prise de Constantinople6; l'accusation et la condamnation de

1 Je l'ai respectée dans toutes mes citations. L'orthographe comme la morphologie du dialecte vénitien sont fort instables. Nous manquons d'une étude vraiment complète sur le dialecte vénitien, dont il existe un dictionnaire par G. Boerio (Venise, 1829, 2e éd. 1856) qui n'est d'aucun secours pour le dialecte ancien.

8 Secreti, 6, ff. 84 v°-85 (8 février 1416) : Le Sénat fait répondre à Manuel qu'il est prêt à mettre fin à la guerre à des conditions honorables. Sur ces faits, v. Romanin, ouvr. cit., IV, p. 70.

8 V. supra. * Cod. 794, f. 436 (printemps 1454). 5 Ibid., f. 439 v° : le despote réclamait en échange un territoire en

Italie : Theodoro adonque, vedando cKel era in pericolo manifesto di esser prexo dal Turco et privato dei suo stato, mando a offerir a Venetiani voler

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Mélanges d'Arch. et d'Hist. 1954. 19

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Barthélémy Marcello, baile de Constantinople, accusé d'avoir entamé des négociations avec Mahomet sans aucun mandat 1. Toutes ces indications prouvent la remarquable information de G. Dol- fin, contemporain de ces graves événements qui renversaient l'équilibre méditerranéen aux dépens de Venise. Mais on saisit encore mieux les réactions du témoin à propos de la déposition du doge Francesco Foscari, jugée par Dolfin comme vraiment extraordinaire dans l'État vénitien2. Extraordinaire, il fallait que cela le fût puisque notre chroniqueur consacre les derniers feuillets aux conséquences de l'affaire Foscari : les modifications apportées à la promissio ducale et leur influence sur les élections des successeurs de F. Foscari jusqu'à Giovanni Mocenigo (1478). Mais la chronique cesse d'être intéressante pour l'histoire générale dès 1457.

Très fortement influencée par ses devancières, la chronique de Zorzi Dolfin conserve cependant son intérêt propre : un style assez sec, mais clair et expressif, une langue soignée, l'attention qu'elle porte aux questions intérieures et aux institutions. Pour l'histoire de la Romanie, elle n'offre pas la richesse des précédents codex ; homme de la seconde moitié du xve siècle, Dolfin se tourne plutôt vers les entreprises continentales, nouvelle gloire de sa patrie. Son édition serait particulièrement utile du point de vue de l'histoire générale de Venise entre 1430 et 1460.

***

On ne saurait nier que la lecture des chroniqueurs vénitiens ne

dar el suo regno delà Morea cum questo che li dessino in Italia tanto stado et luogo cum el qua! honestamente potesse viver. La mission de Capello est de l'été 1454 d'après les Secreti : il était chargé de réconcilier les deux frères ennemis, Thomas (et non Théodore) et Démétrius Paléologue.

1 Ibid., f. 446. Confirmé par le Senato Mar, 5, ff. 165 v°-166 (13 mai 1456) : Marcello est condamné à un an de prison et à 800 livres d'amende.

3 Ibid., f. 447 v° : novità grande et inaudita a questo tempo seguito nel stato veneziano l

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soit souvent monotone, ni qu'elle laisse dans l'esprit une impression d'uniformité. Et pourtant celle-ci n'est pas absolument fondée ; si les nombreux codex anonymes se répètent, les cinq grandes chroniques que nous venons d'étudier sont plus indépendantes les unes des autres qu'il n'y paraît. Il faut convenir d'abord que des ouvrages de ce genre ne peuvent être d'une originalité tranchée : racontant les mêmes faits, les chroniqueurs ne peuvent en modifier sensiblement la présentation. Mais chacun apporte sa note personnelle. Nicolas Trevisan, provéditeur en Crète, nous renseigne très bien sur les graves événements de 1363-1365. Jean- Jacques Caroldo se montre particulièrement compétent sur le voyage de Jean V à Venise, la question de Ténédos et la guerre dite de Chioggia, la dernière et la plus acharnée des grandes guerres vénéto-génoises (1377-1381). Morosini nous présente une série de véritables reportages quotidiens sur la vie et le mouvement des affaires à Venise au début du xve siècle, sans perdre pour cela le sens de la politique générale de son temps et de la position vénitienne à l'égard des principaux problèmes et notamment de ce que l'on peut déjà appeler la question d'Orient. Zancaruolo, dont l'existence est mise en doute, affirme pourtant sa nette indépendance quand il raconte les soulèvements crétois du xive siècle ; il nous fournit également des renseignements statistiques, qui représentent des ordres de grandeur tout à fait admissibles pour l'époque. Le moins original serait, au fond, Georges Dolfin, peut-être parce qu'il est le dernier ; son œuvre se ressent du déjà vu ; mais il a su tirer un excellent parti de ses nombreux — et, d'ailleurs, inévitables — emprunts, et ses derniers feuillets sont à la fois vivants, personnels et intelligents.

Ce que nous venons de dire prouve qu'il convient de lire attentivement les chroniqueurs et de les confronter. Leur originalité apparaîtra toujours, dans le plan d'abord, mais aussi dans le contenu ; elle se révélera surtout vers la fin, où le chroniqueur che-

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te'.

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mine généralement sans guide, les yeux bien ouverts sur le monde où il vit1. H est donc souhaitable de voir publier ces témoins avisés de leur temps, Jean-Jacques Garoldo et Antoine Morosini en priorité. A défaut d'une édition intégrale, on peut se contenter de publier le récit des périodes les plus développées, les années 1340- 1382 chez Caroldo et le diario de Morosini (1405-1433). Il convient, cependant, de publier tout ce qui concerne ces périodes et non des extraits relatifs à telle ou telle affaire, à telle ou telle région. En dépit du titre même de cet article, j'estime, en effet, qu'une publication fragmentaire ne permet pas de saisir Punite et l'originalité du chroniqueur. On peut, naturellement, choisir la période la plus intéressante, mais l'on ne doit rien couper à l'intérieur de la période ainsi définie. Publier seulement des extraits relatifs à l'Orient ou ceux relatifs à l'Occident, c'est se condamner à ne pas voir quelle place tenaient dans la politique et dans l'économie vénitiennes l'Orient et l'Occident.

Freddy Thiriet.

1 A l'exception de Caroldo, qui vivait au xvie siècle, tous nos chroniqueurs sont les contemporains des derniers événements qu'ils décrivent.

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