les cahiers de l’institut louis favoreu · le tribunal constitutionnel espagnol modifiait en 2004...

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Les cahiers de l’Institut Louis Favoreu Institut Louis Favoreu Groupe d’études et de recherches comparées sur la justice constitutionnelle CNRS UMR 7318 EXISTE-T-IL UNE EXCEPTION FRANÇAISE EN MATIÈRE DE DROITS FONDAMENTAUX ? sous la direction de Marthe Fatin-Rouge Stéfanini et Guy Scoffoni Actes du colloque du 17 et 18 novembre 2011 organisé par l’Institut Louis Favoreu puam Presses Universitaires d’Aix-Marseille N° 2

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Les cahiersde l’Institut Louis FavoreuInstitut Louis FavoreuGroupe d’études et de recherches comparées sur la justice constitutionnelle CNRS UMR 7318

ExistE-t-il unE ExcEption françaisE En matièrE dE droits fondamEntaux ?

sous la direction de Marthe Fatin-Rouge Stéfaniniet Guy Scoffoni

Actes du colloque du 17 et 18 novembre 2011organisé par l’Institut Louis Favoreu

puam

Presses Universitairesd’Aix-Marseille

n° 2

Les Cahiers de l’Institut Louis Favoreu

LES STANDARDS : NORMES IMPOSÉES OU CONSENTIES ?

LAURENCE BURGORGUE-LARSEN

PROFESSEUR DE DROIT PUBLIC À L’ÉCOLE DE DROIT DE LA SORBONNE (UNIVERSITÉ PARIS I)

DIRECTEUR ADJOINT DE L’IREDIES,

INSTITUT DE RECHERCHE EN DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN

Standards… vous avez dit standards ? Mais de quels standards s’agit-il exactement ? Le

tournis saisit le chercheur tant la mondialisation économique a rejailli sur les modes de production et d’interprétation du droit et donc des droits en donnant à cette interrogation l’image d’un immense territoire où les confins sont inaccessibles. L’univers de la production du droit étant un monde en soi, il a été décidé – sagement – de s’en tenir aux modes d’inter-prétation de celui-ci pour appréhender ce sujet complexe. Pour tout dire, c’est déjà bien assez, notamment quand on opte pour une appréhension la plus large possible afin qu’un maximum de cas de figure soient pris en compte dans l’analyse. Ainsi, les standards posés par le droit de l’Union comme par le droit conventionnel (européen et interaméricain des droits de l’homme) seront pris en considération, tant sous l’angle procédural que matériel, afin que le tableau des « mécanismes de standardisation » soit le plus exhaustif possible, même si le défi de la complétude est plus un idéal rêvé qu’une réalité avérée1.

Se poser la question de savoir si les standards imposent les normes en matière de droits fondamentaux est paradoxal2. Les standards identifiés plus haut découlent du droit international ; comment alors se poser même la question de leur capacité à s’imposer ? Ils devraient s’imposer sans discussion car ils sont obligatoires en vertu du droit international. Ceci dit, tout ne s’arrête évidemment pas à se stade car l’obligation ne découle pas sur une application immédiate, parfaite, inconditionnée, non discutée de la norme (matérielle et procédurale) posée par le standard. Ce qu’une intuition laissait présager prima facie est confirmée par une analyse plus poussée :

Les normes posées par les standards internationaux ne sont ni imposées, ni consenties. 1 Il faut immédiatement avertir le lecteur que l’on aurait pu également prendre en considération les droits intégratifs africains ou encore latino-américains. Une telle incursion dans ces univers aurait demandé plus de temps et de dextérité analytique. 2 Sur l’importance des droits fondamentaux à l’heure actuelle et leur rôle de « charnières », v. E. Dubout, S. Touzé (dir.), Les droits fondamentaux : charnières entre ordres et systèmes juridiques, Paris, Pedone, 2010, 336 p. De même, dans la continuité de cette recherche, v. L. Burgorgue-Larsen, E. Dubout, A. Maitrot de la Motte, S. Touzé (dir.), Les interactions normatives. Droit de l’Union et droit international, Paris, Pedone, 2012, 380 p.

À bas la conjonction de « coordination » du titre de cette communication. Ici, le « ou » ne vaut pas. Les normes sont en revanche, et imposées, et consenties. Pour le dire autrement, pour que l’obligation débouche sur une application des normes posées par les standards, il faut qu’elles fassent l’objet d’une adhésion par le récepteur de ce standard. Le juge interne, destinataire premier du standard international, doit y adhérer pour l’accepter et pour donner vie à l’obligation posée par le droit international (textuel et jurisprudentiel). L’obligation comme tel ne suffit pas ou ne suffit plus… Ici, le juriste prend la mesure de l’irruption d’autres facteurs que ceux afférents à la logique juridique. La sociologie des institutions et des acteurs entre en scène avec son lot d’avancées et de reculs. L’adhésion du juge national va dépendre de deux données objectives.

La première découle de la configuration constitutionnelle interne : l’obligation internationale doit passer par le vecteur interne, qui va donner une allure particulière à l’acceptation du standard. Entre en scène ici la plus ou moins grande « ouverture » des droits constitutionnels à la « chose » internationale et l’architecture constitutionnelle interne déterminant l’office des juges nationaux et plus particulièrement celle des juges constitutionnels à l’endroit du droit international. Dans ce contexte, il sera important de savoir à qui revient le contrôle de conventionalité et avec quelle latitude il est exercé.

La seconde donnée concerne la source du standard posé par le droit international. Le standard ne l’est pas uniquement par les textes de droit international, ce qui réduirait ici l’analyse à la question de l’intégration des traités internationaux dans les ordres juridiques internes et de leur place dans la hiérarchie des normes. Le standard (matériel et procédural) est de nos jours beaucoup plus posé et déterminé par l’interprétation de ces traités internationaux par les Cours internationales (Cour de Justice de Luxembourg, Cour européenne de Strasbourg et Cour interaméricaine de San José). Or, surgit ici la question de l’autorité de chose interprétée des arrêts délivrés par ces Cours, autorité qui est loin d’aller de soi…

Ce sont ces deux données objectives qui vont permettre de tendre vers l’idéal de cohérence dans le fouillis des situations et des cas de figure que l’approche de droit comparé met en évidence et qui

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engendre en cascade un flot de questionnements déroutants3. Il sera ainsi tenté de montrer que l’assentiment des juges nationaux aux standards est évidemment conditionné par le degré d’internationalisation des Constitutions (I), mais qu’il est également et peut-être surtout conditionné par la force persuasive de la jurisprudence internationale (II)

I.- LE DEGRÉ D’INTERNATIONALISATION DES

CONSTITUTIONS

Les diverses manifestations de l’internationalisation des Constitutions nationales (A) sont un facteur important qui permet d’engendrer, en toute logique, un phénomène d’acceptation des standards internationaux par les juges internes (B).

A. LES MANIFESTATIONS

DE L’INTERNATIONALISATION

Le phénomène de l’internationalisation des Constitutions nationales recouvre des réalités différentes, à tout le moins qui se chevauchent en Europe et en Amérique latine. Ici, surgit l’importance du contexte systémique. La donne ne sera pas tout à fait identique selon que l’on analyse la place du système intégratif européen (i.e. du droit de l’Union) dans les constitutions ou celle du droit international qui prend l’allure, dans le cadre de cette communication, des Conventions européenne et interaméricaine des droits de l’homme, autrement dit des « droits conventionnels ».

En Europe, quand il est question d’interna-tionalisation des constitutions nationales, on pense immédiatement en réalité au phénomène de leur « européanisation ». C’est l’étude des clauses européennes qui emporte l’intérêt (1). Ici, le droit de la Convention européenne n’a point de spécificité, ravalé à la question classique de la place des traités internationaux dans l’ordonnancement juridique interne avec toutefois la question de l’existence éventuelle de « clauses interprétatives » des droits fondamentaux. En revanche, au sein du « Nouveau Monde », l’« internationalisation » des constitutions nationales mérite bien son nom. Il s’agit d’une internationalisation on ne peut plus spécifique puisque le droit international des droits de l’homme y tient une place de premier choix (2).

3 Quelles sont les tendances fortes qui émergent dans ce jeu extrêmement complexe où se mêlent les configurations systémiques internationales et internes, la force de persuasion de la jurisprudence et l’état d’esprit des juges nationaux ? Qu’est-ce qui in fine arrive à permettre l’assentiment des juges nationaux au standard posé par le droit international ou qu’est-ce qui explique, qu’à l’inverse, l’adhésion au standard international ne soit pas au rendez-vous ?

1. L’internationalisation

saisie par le phénomène intégratif

Le phénomène en Europe est connu essentiellement dans le cadre du phénomène intégratif, même si on sait parfaitement que l’analyse des dispositions constitutionnelles relatives aux « relations externes » et à l’ouverture du droit interne au droit international avait été étudiée dans l’entre-deux-guerres par Boris Mirkine-Guetzevitch qui, dès 1933, inventa l’expression de « droit constitutionnel international »4. On sait que l’expression fut relancée par le doyen Favoreu dans un article demeuré célèbre paru à la Revue générale de droit international public en 19935, alors même que Joël Rideau parlait dès 1990 de la « chose » sans forcément se référer à la célèbre formule6.

Dresser un tableau du degré d’ouverture des Constitutions nationales au phénomène communautaire (on devrait dire aujourd’hui au phénomène « unional »), est une gageure. Une classification opératoire des « clauses européennes » est tout simplement impossible car elle est introuvable : l’hétérogénéité de leur adoption dans le temps et leur hétérogénéité matérielle – tant sous l’angle terminologique que procédurale – est en effet à son comble7. Surtout la classification est vaine car en fin de compte, ce qui prime, c’est le sens, le signifiant de ces clauses, tout autant sous l’angle technique que symbolique. Sur ce dernier point, on sait qu’elles sont un révélateur de l’empathie ou à l’inverse de la méfiance, parfois teintée de défiance ou d’indifférence, à l’endroit du phénomène de l’intégration européenne. Surtout, leur sens technique est multiple et a à voir avec le sujet qui nous préoccupe. En effet, le plus souvent, leur sens technique « originaire » – tel que posé par le constituant – a pour objet soit de permettre l’adhésion, soit d’autoriser à l’avance tout transfert ultérieur de compétences à l’Union. À cela s’ajoute un nouveau sens, tel que posé par le juge constitutionnel. Les exemples espagnols et français sont topiques à cet égard. Le Tribunal constitutionnel espagnol modifiait en 2004 le sens généralement attribué à l’article 93 de 4 B. Mirkine-Guetzevitch, Droit constitutionnel international, 1933, 299 p. 5 L. Favoreu, « Le contrôle de constitutionnalité du Traité de Maastricht et le développement du “droit constitutionnel international” », RGDIP, 1993, pp. 39-65. 6 J. Rideau, « Constitution et droit international dans les États-membres de l’Union européenne », RFDC, n° 2, 1990, pp. 259-296. 7 De nombreux auteurs se sont penchés sur ce phénomène et ont toujours opté pour une classification qui leur est propre... On renvoie, à titre non exhaustif, aux travaux d’I. Pernice, Fondements du droit constitutionnel européen, Paris, Pedone, 2004, spéc. pp. 43-68, d’Anneli Albi qui analyse la transformation des Constitutions des pays de l’Est, EU enlargement and the Constitutions of Central and Eastern Europe, Cambridge, University Press, 2005. Pour des travaux collectifs, v. J. Ziller (dir.), L’Européanisation des droits constitutionnels à la lumière de la Constitution pour l’Europe, Paris, L’Harmattan, 2003 ou encore M. Cartabia, B. De Witte, P. Pérez Tremps (dir.), Constitución europea y constituciones nacionales, Tirant lo Blanch, Valencia, 2005.

Les standards : normes imposées ou consenties ? 17

la Constitution de 19788, tandis que le Conseil constitutionnel quant à lui révélait la nouvelle signification qu’il fallait octroyer à l’article 88§19.

Autant d’éléments, on le sait, qui vont aider l’adhésion des juges nationaux aux normes « unionales » posées en matière de droits fondamentaux. Qu’en est-il toutefois quand on passe de l’univers intégratif à l’univers humaniste, celui qui est incarné de nos jours par les systèmes régionaux de garantie des droits de l’homme, dont le lien ombilical de rattachement au droit international n’est pas à démontrer ?

2.- L’internationalisation

saisie par le phénomène humaniste

Ici, la donne est toute autre ; plus classique en somme. En effet, la problématique se résume à la question de savoir quelle est la place attribuée aux traités internationaux au sein des Constitutions nationales, une variante de l’analyse revenant à examiner la nature dualiste ou moniste du système juridique national. Ici, quels que soient les États et leur rattachement continental (Europe ou Amérique Latine), l’observateur doit s’enquérir de la valeur (supra-constitutionnelle, constitutionnelle ou infra constitutionnelle, et donc supralégislative voire législative) du droit international au sein des États. Par voie de conséquence, il arrive que dans de nombreux pays, la question revienne à se demander à qui revient le contrôle de conventionalité (juges ordinaires ou juges constitutionnels). Soit la prescription vient des Constitutions elles-mêmes10, soit elle découle d’une 8 Tribunal constitutionnel espagnol, 13 décembre 2004, Tratado por el que se establece una Constitución para Europa, DTC n° 1/2004, Boletín Oficial, 5 janvier 2005. Cette décision a logiquement attiré l’attention de la doctrine espagnole la plus autorisée v. R. Alonso García, « Constitución española y Constitución europea : guión para una colisión virtual y otros matices sobre el principio de primacía », Revista Española de Derecho Constitucional, 2005, n° 73 ; G. C. Rodríguez Iglesias, « No existe contradicción entre la Constitución española y la Constitución europea », Revista de derecho comunitario europeo, enero-abril 2005, pp. 5-17. En langue française, on se reportera à F. Moderne, RFDA, 2005 ; L. Burgorgue-Larsen, « La déclaration du 13 décembre 2004 (DTC n° 1/2004), ‘Un Solange II à l’espagnole’ », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 2005-18, pp. 154-161. 9 Cons. const., 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, 2004/505 DC ; Conseil constitutionnel, 30 mars 2006, Loi pour l’égalité des chances, 2006-535 DC ; Conseil constitutionnel, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, 2006-540 DC ; Conseil constitutionnel, 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie, 2006-543 DC. Les analyses doctrinales ayant été innombrables, on se reportera au site du Conseil constitutionnel pour en prendre connaissance http://www.conseil-constitutionnel.fr/ 10 On sait que dans de nombreux pays – notamment des jeunes démocraties de l’Est – le contrôle de conventionnalité est entre les mains des juges constitutionnels. Ad exemplum, l’article 125 de la Constitution slovaque du 1er septembre 1992 habilite la Cour constitutionnelle à juger de la conformité des « règles juridiques générales par rapport aux traités internationaux promulgués selon les modalités fixées par la loi ». En République tchèque, c’est l’article 87§1 de la Constitution du 16 décembre 1992 qui autorise la Cour à statuer sur les demandes d’annulation des lois qu’elles soient fondées sur la violation de la Constitution, sur la violation d’une loi

solution acquise de haute lutte après une bataille contentieuse entre juges nationaux11. Autant d’éléments objectifs qui sont des indicateurs initiaux pour évaluer l’acceptation ou non, par les juridictions nationales, du droit international des droits de l’homme12.

Dans ce contexte, il y a deux éléments objectifs de nature juridique qui constituent des aiguillons de taille dans l’adhésion des juges nationaux aux standards posés par les juges de garantie des droits. Il s’agit tout d’abord de la présence de « clauses d’interprétation » de la Constitution à l’aune du droit international des droits de l’homme et, ensuite, de la place dans la hiérarchie des normes des traités de protection des droits. Si quelques constitutions européennes prennent en compte, expressis verbis, le droit international des droits de l’homme comme paramètre interprétatif des droits fondamentaux constitutionnels – il suffit de mentionner les importantes « clauses d’interprétation » espagnole (10 § 2 de la Constitution de 1978)13, roumaine (article 20 § 1 de la Constitution de 1991)14, portugaise (article 16 § 2 de la Constitution de 1976)15 ainsi que les sections 2 (1) et 3 du Human Rights Act16 constitutionnelle ou sur la violation d’un traité international protégeant les droits de l’homme et les libertés fondamentales, à condition que ce traité ait été ratifié et promulgué selon les prescriptions de l’article 10 de la Constitution. L’invocation de la violation du droit international est également possible dans le cadre de la procédure de « plainte constitutionnelle » introduite par les particuliers — à l’occasion de laquelle le demandeur peut solliciter l’annulation de la règle mise en cause. En vertu de l’analyse combinée des articles 5§4 et 149§1al.4c. de la Constitution bulgare du 13 juillet 1991, la Cour constitutionnelle se voit reconnaître la compétence de vérifier la compatibilité des lois internes avec « les normes de droit international universellement reconnues » et les traités liant la Bulgarie. 11 Le cas français est emblématique de cette donne. Inutile ici d’en dire plus, le sujet est classique et connu. 12 Les indicateurs ne sont en effet qu’initiaux car surgit ensuite la question de leur entière adhésion au standard posé par la Cour de garantie des droits... Ici, des éléments de type juridique mais aussi de type sociologique entrent en scène, v. II° partie. 13 L’article 10§2 se lit ainsi : « Les normes relatives aux droits fondamentaux et aux libertés que reconnaît la Constitution seront interprétées conformément à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et aux traités et accords internationaux portant sur les mêmes matières ratifiés par l’Espagne ». 14 L’article 20§1 intitulé « Les traités internationaux portant sur les droits de l’homme » se lit ainsi : « Les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés des citoyens seront interprétées et appliquées en concordance avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, avec les pactes et les autres traités auxquels la Roumanie est partie ». 15 L’article 16 intitulé ‘la détermination des droits fondamentaux et sa signification’ se lit ainsi : « 1. Les droits fondamentaux consacrés dans la Constitution n’excluent pas les autres droits résultant des lois et des règles applicables du droit international. 2. Les normes constitutionnelles et légales relatives aux droits fondamentaux sont interprétées et appliquées en harmonie avec la Déclaration universelle des droits de l’homme ». 16 Sur le Human Rights Act et le système britannique de protection des libertés, on renvoie ici à la remarquable thèse d’Aurélie Duffy qui comble une lacune de taille de la doctrine française encore trop à l’écart de l’analyse des systèmes de common law, v. La protection des droits et libertés au Royaume-Uni, Préface de G. Scoffoni et Avant-propos de J. Jowell, Paris, LGDJ, La Fondation Varenne, 2007. Le HRA n’octroie pas (certains juristes continentaux pourraient même ajouter « toujours pas »), la possibilité aux Cours britanniques, y compris la House of Lords, le pouvoir d’invalider des lois. Cet élément constitue encore et sans doute pour longtemps une différence

18 Laurence Burgorgue-Larsen

– on ne peut pas dire qu’en Europe une place ad hoc ait été attribuée aux traités internationaux de protection des droits de l’homme dans la hiérarchie des normes17, exception faite (notable) de la Constitution de Bosnie Herzégovine18. On sait en effet qu’en Bosnie-Herzégovine « l’internationalisation a paru constituer l’instrument le plus efficace pour rétablir la paix et reconstruire l’État »19. Dans ce contexte, « l’article II.2. de la Constitution rend la Convention directement applicable et cela avant même la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme par la Bosnie-Herzégovine (.../...). La Constitution bosnienne conçoit cette applicabilité directe en précisant que la Convention et ses protocoles “priment toute autre loi” (priority over all other law) »20.

Ce qui relève de l’exception sur le continent européen21 est tout simplement la règle en Amérique radicale entre le système constitutionnel britannique – qui entend encore ménager la souveraineté parlementaire – et les systèmes constitutionnels continentaux. Toutefois, les procédures instituées par cette importante législation, érigée au rang de « loi constitutionnelle » dans la très importante affaire Thoburn (High Court Thoburn v. Sutherland City Council [2002] EWHC 195, [2002] 3 WLR 247), se rapprochent par certains aspects des systèmes constitutionnels d’interprétation des droits fondamentaux espagnols, portugais ou encore roumains en mettant en place une obligation d’interprétation conforme ainsi qu’une « prise en compte » privilégiée. Si les clauses britanniques d’interprétation conforme (section 3) et de « prise en considération » du corpus conventionnel (section 2(1)) – ne mentionnent pas les traités internationaux des droits de l’homme dans leur ensemble – puisqu’elle sont centrées sur la seule Convention européenne et ses protocoles, alors que les autres pays (Espagne, Roumanie, Portugal) ont été jusqu’à mentionner des textes de soft law, il n’en reste pas moins que la logique de l’obligation est la même. Le juge doit faire tout son possible pour interpréter le catalogue constitutionnel des droits en accord avec le catalogue conventionnel tel qu’interprété par le juge de Strasbourg. 17 C’est même le contraire si on en juge par les réformes récentes au Pays-bas, au Luxembourg et last but not least, en France dans le cadre de la mise en place de la QPC. L’état d’esprit des constituants de ces trois pays est grosso modo habité par la même obsession : replacer la Constitution (et donc les droits constitutionnels) au centre de la vie politique et juridictionnelle. Ces processus, à l’heure de l’interna-tionalisation du droit, sont étonnants et marquent une défiance certaine à l’endroit des droits fondamentaux tels que dégagés par les traités internationaux de protection des droits de l’homme, v. W. Thomassen « La Constitution néerlandaise et les droits de l’homme », La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Paris, Dalloz, 2011, pp. 627-634. 18 C. Grewe, « Le contrôle de constitutionnalité des lois en Bosnie-Herzégovine », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 27, 2009, p. 33 : « On sait que « sa Constitution forme l’annexe 4 des Accords de Dayton, signés à Paris le 14 décembre 1995, pour mettre un terme à la guerre en ex-Yougoslavie. Ce texte très court, assorti cependant de onze annexes, se présente à la fois comme un armistice, un traité de paix ainsi qu’un règlement durable tant des institutions internes que des relations internationales ». 19 C. Grewe, op. cit., p. 35 : « D’où la présence de juges internationaux dans une Cour constitutionnelle, la création d’une Chambre des droits de l’homme, la surveillance des institutions par le Haut Représentant et les références multiples, dans les Accords de Dayton ainsi que dans l’annexe 4, aux instruments internationaux, surtout ceux en matière de droits de l’homme ». 20 Ibid., p. 35. 21 On pourrait nuancer ce propos s’agissant de certaines Constitutions des nouvelles démocraties à l’Est du continent. Toutefois, si certaines sont assez ouvertes à la « chose internationale » (ad exemplum les articles 9 et 87 de la Constitution polonaise de 1997), d’autres, à l’inverse, ont magnifié la souveraineté, longtemps étouffée. Les Constitutions des pays baltes sont significatives à cet égard.

latine. Du coup, quand on y mentionne le phénomène d’internationalisation des constitutions nationales, on fait référence en règle générale à la place prise par le droit international des droits de l’homme en leur sein et non pas essentiellement, comme en Europe, à l’appréhension du phénomène intégratif. Ce processus y est largement répandu et s’explique très aisément. Une fois la démocratie retrouvée au début des années 80, il était impératif de tourner la page des régimes autoritaires des années 60/70 qui avaient placé le continent en tête de l’ingénierie du macabre (disparitions forcées, exécutions sommaires, terrorisme d’État transfrontière incarné par le funeste « Plan Condor » etc.). Dans un tel contexte, le droit international des droits de l’homme y est apparu comme l’incarnation juridique des valeurs démocratiques basées sur le respect irréductible de la dignité de la personne humaine. Ainsi, adopter des Constitutions « modernes » consista – en plus d’établir des juridictions constitutionnelles et/ou suprêmes en charge de la protection des droits fondamentaux22 – à situer le droit international des droits de l’homme à des places de choix dans la hiérarchie des normes23, mais aussi à organiser le fait qu’il puisse l’emporter, dans certaines circonstances, sur le droit interne y compris constitutionnel (au moyen de clause dite de « prévalence »)24 et, bien sûr, à l’ériger en référent interprétatif des droits fondamentaux constitutionnels au moyen de « clauses d’interprétation » à l’instar de la Colombie25, du Pérou26, d’Haïti27 ou encore, plus 22 Rappelons que l’Amérique latine fut avant-gardiste puisque le recours d’amparo fut inventé au XIXe siècle au Mexique. Il y a aujourd’hui, à n’en pas douter, sur le continent des Cours constitutionnelles leader, l’une d’entre elles est la Cour constitutionnelle de Colombie connue pour son ingénierie juridique et la qualité de ses décisions. 23 En Argentine, alors que les traités internationaux « classiques » ont une simple valeur supra législative et infra constitutionnelle, il est attribué expressis verbis une valeur constitutionnelle aux Traités internationaux de protection des droits (article 75 §22 de la Constitution de 1994). 24 Les clauses de « prévalence » (primacy clause) posent que les traités internationaux ratifiés par les États font partie de l’ordre juridique interne et qu’en cas de conflit entre le droit national et les traités internationaux, les derniers l’emportent. L’expression et la définition est de M. E. Gongora Mera, Inter-American Judicial Constitutionalism. On the Constitutional Rank of Human Rights Treaties in Latin America through National and Inter-American Adjudication, San José, IIDH, 2011, p. 91. 25 L’article 93 de la Constitution colombienne du 4 juillet 1991 est libellé comme suit : « les droits et devoirs énumérés dans cette Constitution sont interprétés conformément aux traités internationaux de protection des droits ratifiés par la Colombie ». 26 La 4e disposition transitoire de la Constitution péruvienne du 29 décembre 1993 y ajoute quant à elle la Déclaration universelle : « Les normes relatives aux droits et libertés que la Constitution reconnaît sont interprétées conformément à la Déclaration Universelle des droits de l’homme et aux traités et accords internationaux sur les mêmes matières ratifiés par le Pérou ». 27 Ce n’est qu’à la Déclaration universelle que fait référence l’article 19 de la Constitution Haitienne du 10 mars 1987 : « L'État a l'impérieuse obligation de garantir le Droit à la Vie, à la Santé, au Respect de la Personne Humaine, à tous les Citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme ».

Les standards : normes imposées ou consenties ? 19

récemment, de la République dominicaine28 et du Mexique29. Si certains ordonnancements juridiques ont opté pour ces solutions de façon alternative, d’autres en revanche les ont cumulés. Ainsi, là où le constituant a non seulement accordé une valeur supra-constitutionnelle aux traités internationaux de protection des droits, mais a aussi prévu que les droits fondamentaux constitutionnels sont interprétés à la lumière du corpus iuris en la matière, on peut valablement supposer que le degré d’adhésion au standard posé à l’échelle internationale sera important. C’est le cas aujourd’hui en Bolivie et en Équateur30. Cette « spécificité » tout à fait exemplaire du droit international des droits de l’homme est un trait caractéristique majeur du constitutionnalisme latino- 28 L’article 74§4 de la nouvelle Constitution de la République Dominicaine en date du 26 janvier 2010 se lit ainsi : « Los poderes públicos interpretan y aplican las normas a los derechos fundamentales y sus garantías, en el sentido más favorable a la persona titular de los mismos y, en caso de conflicto entre derechos fundamentales, procurarán armonizar los bienes e intereses protegidos por esta Constitución ». 29 Suite à la réforme constitutionnelle de juin 2011, le nouveau libellé de l’article premier se lit ainsi : « En los Estados Unidos Mexicanos todas las personas gozarán de los derechos humanos reconocidos en esta Constitución y en los tratados internacionales de los que el Estado Mexicano sea parte, así como de las garantías para su protección, cuyo ejercicio no podrá restringirse ni suspenderse, salvo los casos y bajos las condiciones que esta Constitución establece. Las normas relativas a derechos humanos se interpretarán de conformidad con esta Constitución y con los tratados internacionales de la materia favoreciendo en todo tiempo a las personas la protección más amplia. Todas las autoridades, en el ámbito de sus competencias, tienen la obligación de promover, respetar, proteger y garantizar los derechos humanos de conformidad con los principios de universalidad, interdependencia, indivisibilidad y progresividad. En consecuencia, el Estado deberá prevenir, investigar, sancionar y reparar las violaciones a los derechos humanos, en los términos que establezca la ley ». 30 On relèvera ici le cas de la récente Constitution bolivienne du 25 janvier 2009 qui reconnaît une valeur supra-constitutionnelle aux traités internationaux de protection des droits – qui ont été signés, ratifiés par la Bolivie ou auxquels l’État a adhéré – et qui accordent une protection plus favorable que les normes internes notamment constitutionnelles (article 256.I). De même, la Constitution prévoit également une « clause d’interprétation » des droits constitutionnels à la lumière des droits reconnus par les traités internationaux quand ils ‘prévoient des normes plus favorables’ (article 256.II). Les textes originaux sont reproduits ci-dessous ; article 256.I : « Los tratados e instrumentos internacionales de derechos humanos que hayan sido firmados, ratificados o a los que se hubiera adherido el Estado, que declaren derechos mas favorables a los contenidos en la Constitucion, se aplicaran de manera preferente sobre ésta ».. Article 256.II : « Los derechos reconocidos en la Constitucion seran interpretados de acuerdo a los tratados internacionales de derechos humanos cuando éstos prevean normas mas favorables ». De même, le cas équatorien est intéressant puisque la Constitution du 20 octobre 2008 accorde aux traités internationaux de protection des droits une valeur supra-constitutionnelle (article 424, 2e phrase) et prévoit une « clause d’ouverture » (article 417), « Los tratados internacionales ratificados por el Ecuador se sujetarán a los establecido en la Constitución. En el caso de los tratados y otros instrumentos internacionales de derechos humanos se aplicarán los principios por ser humano, de no restricción de derechos, de aplicabilidad directa y de cláusula abierta establecidos en la Constitución ».

américain31, seuls quelques pays restant en marge de ce vaste mouvement, à l’instar de la plus grande puissance économique et politique du continent – pour ne pas dire du nouveau monde émergeant – le Brésil, jaloux de sa souveraine puissance32.

B.- LES MANIFESTATIONS CONCRÈTES

DE L’ADHÉSION AU STANDARD

Il est évident que l’ouverture des Constitutions aux « droits venus d’ailleurs »33 est une donnée objective qui, en toute logique, est censée engendrer une acceptation des normes en matière de droits fondamentaux posés par les différents standards internationaux. Ce sont deux exemples qui seront valorisés ici afin que les développements prennent une allure quelque peu plus concrète. Ainsi, la place dans la hiérarchie des normes du droit international des droits de l’homme (1) comme les « clauses d’interprétation » (2) sont des données objectives qui sont autant de facteurs d’une acceptation aisée du standard international posé en matière de droits fondamentaux.

1.- Le jeu du rang

Le continent latino-américain est, sans nul doute possible, le continent de l’ouverture au droit international des droits de l’homme ou, pour le dire différemment, celui où l’internationalisation du droit constitutionnel y est maximale34. Non seulement les « clauses d’interprétation » y sont nombreuses, mais également et encore le rang attribué au droit international des droits de l’homme y est très spécifique, car valorisé35. Aux côtés des récentes constitutions bolivienne et équatorienne qui octroient au droit international des droits de l’homme une valeur supraconstitutionnelle, on recense deux Constitutions qui lui octroient expressis verbis un rang constitutionnel : l’article 75§22 de la Constitution 31 A. Brewer-Carias, Judicial Protection of Human Rights in Latin America. A Comparative Study of Amparo Proceedings, New York, Cambridge University Press, 2009, 448 p. 32 Le Brésil est jaloux de sa souveraineté, tout à la fois politique, juridique et économique. Cela se répercute au niveau de la Constitution et de l’interprétation de celle-ci par la Cour suprême, très conservatrice. Pour un travail remarquable sur cette importante juridiction constitutionnelle, on renvoie à la thèse de Thomas Passos Martins, La Cour Suprême du Brésil et l’État démocratique de droit, Université Montpellier, 2012, 544 p. (Directeur de thèse, Dominique Rousseau). 33 Pour reprendre dans un sens positif la formule du Doyen Carbonnier qui avait été utilisée dans un sens très critique dans son célèbre essai, Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris, Flamarion, 1996, 276 p. 34 H. Fix-Zamudio, « El derecho internacional de los derechos humanos en las constituciones latinoamericanas », Revista latinoamericana de Derecho, 2004, Ano I, pp. 141-180. 35 Pour un panorama exhaustif et détaillé, on renvoie à C. Ortiz, « El Sistema interamericano de derechos humanos : democracia y derechos humanos como factores integradores en Latinoamérica », ¿ Integración surmaericana a través del Derecho ? A. Von Bogdandy, C. Landa Arroyo, M. Morales Antoniazzi (eds.), Max-Planck-Institut / Centro de estudios constitucionales, Madrid, 2009, pp. 231-285.

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argentine du 22 août 199436 et l’article 23 de la Constitution bolivarienne du Venezuela en date du 15 décembre 199937.

C’est le cas argentin qui sera ici quelque peu développé tant la manière dont le pouvoir judiciaire de ce pays du Cône Sud a tiré les conséquences de l’article 75 § 22 en acceptant le standard posé non seulement par la Convention américaine des droits de l’homme (expressément mentionnée dans le texte constitutionnel), mais encore et surtout par celui posé par son interprète authentique – la Cour interaméricaine – est, en tout point, exceptionnel. Il l’a fait notamment sur un sujet particulièrement complexe et délicat, celui de la lutte contre l’impunité38. L’Argentine – une fois la démocratie retrouvée en 1983 suite à la chute du gouvernement militaire de Jorge Videla – avait pensé qu’effacer le passé, tenter l’oubli pour mieux participer à la « réconciliation nationale » était la meilleure solution. Les fameuses lois dites de « Punto Final » du 24 décembre 1986 et de « Obediencia Debida » du 4 juin 1987 étaient ainsi adoptées par le gouvernement de Raúl Alfonsín au risque de maintenir vivace le 36 L’article 75§22 se lit ainsi : « ... Les traités et accords internationaux ont une valeur supérieure aux lois. La Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme ; la Déclaration Universelle des droits de l’homme ; la Déclaration américaine des droits de l’homme ; le Pacte international sur les droits civils et politiques et son protocole facultatif ; la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide ; la Convention international sur toutes les formes de discrimination raciale ; la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ; la Convention contre la torture et autres peines ou traitements inhumains ou dégradants ; la Convention sur les droits de l’enfant ; dans les conditions de leur adoption, ont rang constitutionnel, ne dérogent à aucune disposition de la première partie de cette Constitution et doivent s’entendre comme complémentaires des droits et garanties reconnus par eux. Ils pourront être dénoncés uniquement, le cas échéant, par le Pouvoir exécutif national, moyennant l’approbation préalable des deux tiers de la totalité des membres de chaque Chambre. Les autres traités et accords sur les droits de l’homme, après avoir été approuvés par le Congrès, doivent obtenir le vote des deux tiers de la totalité des membres de chaque Chambre pour jouir du rang constitutionnel ». 37 L’article 23 se lit ainsi : « Les traités, pactes et conventions relatifs aux droits de l’homme, souscrits et ratifiés par le Venezuela, ont rang constitutionnel et prévalent dans l’ordre interne, dans la mesure où ils contiennent des normes relatives à leur jouissance et leur exercice plus favorable que celles établies par cette Constitution et la loi de la République et sont d’application immédiate et directe par les tribunaux et autres organes du Pouvoir public ». 38 Pour une présentation extrêmement détaillée des différents types d’amnisties dans de nombreux pays d’Amérique latine ainsi que dans certains États européens, on renvoie aux communications particulièrement fournies de l’ouvrage dirigé par K. Ambos, E. Malarino et G. Elsner, Justicia de transición, con informes de América Latina, Alemania, Italia y España, Konrad Adenauer Stiftung, 2009, 555 p. Sur la jurisprudence interaméricaine en la matière, v. C. Binder, « The prohibition of Amnesties by the Inter-American Court of Human Rights », German Law Journal, 2011, pp. 1203-1229 ; sur les amnisties en général, voir G. Della Morte, « Les amnisties en droit international », La Clémence saisie par le droit. Amnistie, prescription et grâce en droit international et comparé, H. Ruiz-Fabri, G. Della Morte, E. Lambert-Abdelgawad, K. Martin-Chenut (dir.), Paris, Société de Législation comparée, 2008, pp. 41 et s.

sentiment d’injustice des familles de disparus39. C’était sans compter avec la Cour Suprême de Justice de la Nation qui, le 14 juin 2005 dans l’affaire Simón, Julio Hector et autres40 déclarait nulles les dites lois en s’appuyant pour ce faire expressis verbis sur la jurisprudence Barrios Altos41 de la Cour interaméricaine qui, dans un arrêt historique, avaient déclaré nulles per se toute loi d’amnistie. Depuis, la Cour interaméricaine confirmait sans ambages sa politique jurisprudentielle en la matière dans des arrêts imposants rendus contre le Brésil, le Chili et l’Uruguay42, tandis que l’Argentine, de son côté, ne cessait de confirmer son adhésion au standard jurisprudentiel interaméricain en devenant un des États « leader » sur la question43.

Ce jeu de la prévalence, quand il se conjugue avec celui d’une interprétation décloisonnée, rend très aisée l’acceptation du standard international.

2.- Le jeu de l’interprétation

Deux exemples – un latino-américain (Colombie) et un européen (Espagne) – seront au cœur des développements afin de dévoiler le caractère constructif de la mobilisation de l’interprétation des Constitutions à l’aune du droit international des droits de l’homme.

La Constitution colombienne du 4 juillet 1991 fait partie des Constitutions très ouvertes au droit international des droits de l’homme. Son article 93 reconnaît – tout à la fois – que « les traités et conventions internationales ratifiés par le Congrès 39 R. E. Norris, « Leyes de impunidad y los derechos humanos en las Américas. Una respuesta legal », Revista IIDH, Enero-junio 1992, pp. 66 et s. ; du même auteur, « Leyes de impunidad en América Latina », Amnistía y reconciliación nacional : encontrando el camino de la justicia, Fundación Myrna Mack, Guatemala, 1996, pp. 129-191. 40 Corte Suprema de Justicia de la Nación, 14 juin 2005, Simón, Julio Hector et autres, §§23, 27, 29, extraits reproduits in Diálogo jurisprudencial, Derecho internacional de los derechos humanos, Tribunales nacionales, Corte interamericana de derechos humanos, I.I.D.I.H/I.I.J, Konrad Adenauer Stiftung, CIDH, Julio-diciembre 2006, n° 1, pp. 257-273. Pour une analyse qui fait le point de la situation en droit argentin voir V. Bazan, « El derecho internacional de los derechos humanos desde la optica de la Corte Suprema de Justicia de Argentina », Estudios constitucionales, ano 8, n° 2, 2010, pp. 359-388. Pour une vision globale de ces questions, v. M. Pinto, L’Amérique latine et le traitement des violations massives des droits de l’homme, Paris, Pedone, 2007, 95 p. . 41 CIDH, 14 mars 2001, Fond, Barrios Altos c. Pérou, Série C n° 75, §1 ; CIDH, 3 septembre 2001, Interprétation, Barrios Altos c. Pérou, Série C n° 83, §18. 42 CIDH, 26 septembre 2006, Fond et réparations, Almonacid Arellano c. Chili, Série C n° 154 ; CIDH, 24 novembre 2010, Exceptions préliminaires, fond et réparations, Gomes Lund et autres (« Guerrilha do Araguaia ») c. Brésil, Série C n° 219 ; CIDH, 24 février 2011, Fond et réparations, Gelman c. Uruguay, Série C n° 221. La Cour avait réitéré sa position à nouveau dans une affaire péruvienne très importante : CIDH, 29 novembre 2006, Fond et réparations, La Cantuta c. Pérou, Série C n° 162. 43 Ad. ex. Cour suprême de Justice de la Nation, affaire Mazzeo, Buenos Aires, La Ley, 2007-D, p. 426 ; affaire Videla y Massera, 31 août 2010, considérant n° 8. voy http://www.dipublico.com.ar/ ?p=7314. Pour un panorama général, v. V. Bazan, « El derecho internacional de los derechos humanos desde la optica de la Corte suprema de Justicia de Argentina », Estudios constitucionales, ano 8, n° 2, 2010, pp. 359-388.

Les standards : normes imposées ou consenties ? 21

« prévalent dans l’ordre interne » (article 93.1) et que tous les droits fondamentaux constitutionnels doivent être interprétés à la lumière des Traités internationaux ratifiés par la Colombie (article 93.2). C’est consacrer dans un même article la « clause de primauté » et la « clause d’interprétation ». Dans un tel contexte, il n’est guère étonnant que la prise en compte de la Convention américaine – évidemment ratifiée par l’État colombien – telle qu’interprétée par la Cour ait été prise en compte par le juge constitutionnel colombien. Il importa, en lui donnant un sens spécifique, l’expression de bloc de constitutionnalité dont il rappela l’origine française en témoignant des travaux de Louis Favoreu en la matière : l’arrêt C-225/1995 marque incontestablement un tournant44. Ainsi, pour la Cour de Bogotá, le bloc de constitutionnalité intègre les normes et principes qui, sans apparaître explicitement dans la Constitution, peuvent être utilisés comme paramètres d’interprétation dans le cadre du contrôle de constitutionnalité dans la mesure où ils y ont été intégrés par divers biais et divers mandats posés par la propre Constitution. La jurisprudence de la Cour interaméricaine a très vite été intégrée dans ledit bloc, ayant été considérée comme « contraignante » dans un premier temps, pour ensuite avoir été érigée (plus modestement) en un critère herméneutique « relevante », i.e. d’une « signification particulière » (arrêt C-010/2000). Ce changement terminologique, purement formel, n’a en aucune manière marqué un recul de l’ouverture, en termes substantiels, du juge colombien à la jurisprudence interaméricaine qui guide, plus que jamais, l’interprétation constitutionnelle45.

Parmi les différentes « clauses interprétatives » en Europe, il a été choisi de mettre au premier plan l’article 10 § 2 de la Constitution espagnole46. Cette 44 Cour constitutionnelle colombienne, C-255/1995. 45 Intervention du Président de la Cour constitutionnelle colombienne (Juan Carlos Henao Pérez) au colloque organisé durant une session de la Cour interaméricaine des droits de l’homme à Bogotá en septembre 2011. Au début de l’année 2012, il démissionna de son poste pour devenir Président (rector) de l’Université Externado de Colombie. Il fut remplacé par Gabriel Eduardo Mendoza. De même, on se reportera pour une analyse substantielle à J. Cordoba Trivino, « Aplicacion de la jurisprudencia de la Corte interamericana de derechos humanos al derecho constitucional colombiano », Anuario de derecho constitucional latinoamericano, Montevideo, Konrad Adenauer Stifung, 2007, T.II, pp. 667-684. 46 Ne cachons pas au lecteur le caractère discrétionnaire d’un tel choix. La littérature espagnole sur cette clause est importante et l’étude de ses effets a été bien défrichée et en outre facile d’accès. Autant d’éléments qui explique qu’il ait été décidé de s’y attarder. On renvoie ici aux travaux d’A. Saiz Arnaiz, La apertura constitucional al derecho internacional y europeo de los derechos humanos : el artículo 10.2 de la Constitución española. Consejo General del Poder Judicial, Madrid, 1999, 302 p. ; du même auteur, « La interpretación de los derechos fundamentales y los tratados internacionales sobre derechos humanos », en Casas Baamonde María Elena y Rodríguez-Piñero Y Bravo-Ferrer, Miguel (Dirs.), Comentarios a la Constitución española de 1978. XXX Aniversario, Madrid, Fundación Wolters Kluwer, 2008, pp. 193-209 et « La interpretacion de los derechos fundamentales de conformidad con el derecho internacional », Hendu - Revista Latinoamericana de Derechos Humanos, 2011, pp. 20-42. De même, en français, voir l’article de I. Gomez Fernandez, « Droit de l’Union européenne et droit international depuis la perspective du droit constitutionnel

disposition prévoit que « les normes relatives aux droits fondamentaux et aux libertés reconnues par la Constitution » doivent être interprétées par le Tribunal constitutionnel « conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux traités et accords internationaux en la matière ratifiés par l'Espagne ». On remarquera qu’elle met sur le même plan des instruments internationaux de portée juridique différente, la Déclaration universelle d’un côté, des traités de l’autre. Bien que certains en doctrine aient pu arguer que l’importance acquise par la Déclaration universelle l’ait convertie en un instrument essentiel dès que sont en cause les droits de l’homme, il n’en reste pas moins que, formellement, son caractère de soft law est indéniable. Pourtant, elle est considérée ici par le constituant comme étant aussi fondamentale – substantiellement – que des traités dûment signés et ratifiés par l’Espagne puisqu’il est clairement enjoint au Tribunal constitutionnel espagnol de s’en inspirer comme paramètre d’interprétation de la Constitution. La pratique contentieuse démontre que la juridiction constitutionnelle a interprété de façon particulièrement compréhensive une telle prescription47. Car là où le texte ne mentionne que des instruments internationaux, le Tribunal n’a pas hésité à faire référence à la jurisprudence internationale, notamment celle de la Cour européenne ; là où l’article 10 § 2 ne mentionne qu’un seul instrument de soft law (la DUDH), le Tribunal n’a pas hésité à utiliser tout type d’instruments de soft law... Le cas de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – avant la consécration de sa force contraignante48 acquise avec le traité de Lisbonne (article 6 § 1 TUE) – est on ne peut plus significatif49. Inutile de dire que dans une telle configuration, l’acceptation du standard posé par le espagnol », L. Burgorgue-Larsen, E. Dubout, A. Maitrot de la Motte, S. Touzé (dir.), Les Interactions normatives. Droit de l’Union européenne et droit international, Paris, Pedone, 2012, pp. 107-132. 47 Voir sur cette question C. Izquierdo Sans, « Conflictos entre la jurisdicción comunitaria y la jurisdicción constitucional española (en materia de derechos fundamentales) », REDE, nº 34, abril-junio 2010, pp. 193-233. 48 On relèvera ainsi que c’est le Tribunal constitutionnel espagnol qui, le premier en Europe, dans un arrêt du 30 novembre 2000 (STC n° 292/2000), alors que la Charte n’avait pas encore été proclamée officiellement à Nice le 7 décembre, y fit référence dans le cadre d’un recours d’amparo relatif à la protection de données à caractère personnel. Et de se référer à l’article 8 de la Charte pour déterminer l’étendue de la protection des données en droit constitutionnel espagnol. À partir de là, il ne cessa d’utiliser la Charte. On peut citer comme autre exemple l’arrêt du 13 février 2006 (STC n° 41/2006) pour interpréter de façon extensive l’article 14 de la Constitution relative à l’égalité et la non discrimination pour y intégrer un motif prohibé de discrimination qui n’y figurait pas, celui relatif à l’orientation sexuelle. 49 Le Tribunal constitutionnel poursuivait évidemment sur sa lancée une fois la Charte devenue contraignante avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Ad exemplum, l’arrêt du 28 mars 2011 (STC 37/2011) où c’est de façon combinée que la jurisprudence européenne, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 3§2 a) et la Convention d’Oviedo de 1997 (ratifiée par l’Espagne), ont été utilisées comme « paramètres herméneutiques » afin de dégager la portée du consentement éclairé en matière d’opérations chirurgicales, la Constitution espagnole étant peu prolixe sur la question.

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droit international a été maximal, la Constitution se faisant un vecteur bienveillant du droit international, notamment dès qu’il s’agit de protéger les droits fondamentaux50.

Le degré d’internationalisation des Constitutions nationales est un facteur important de l’acceptation des standards internationaux. Cela n’est cependant pas suffisant pour expliquer entièrement l’adhésion, sans discussion, de ces mêmes standards. Dit autrement, si l’ouverture des Constitutions nationales au droit international est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante. Elle le sera d’autant moins que l’analyse comparée démontre qu’il existe des États où, en dépit de l’ouverture du système constitutionnel à l’endroit de la « chose » internationale, l’attitude du juge interne n’a rien d’« ouverte » (Venezuela). À l’inverse, il existe des États qui – bien que le système d’intégration des normes internationales pour lequel ils ont opté n’est pas favorable in se à une prise en compte et à une acceptation du droit international, l’attitude du juge national (ordinaire et/ou constitutionnel) y est favorable. Il a en effet fini par se rallier à une prise en compte du DIDH et plus spécifiquement de la Convention européenne telle qu’interprétée par la Cour de Strasbourg. Ce sont par exemple les cas autrichien, allemand et italien pays dualistes au sein desquels, qui plus est, le contrôle de constitutionnalité est très solidement ancré et qui ont fini par accepter le standard, par la force des choses, c’est-à-dire par l’impérieuse nécessité de l’harmonie interprétative des droits fondamentaux.

Tout cela amène à considérer que les analyses d’ordre formel ne sont évidemment pas suffisantes et qu’elles doivent se conjuguer avec des approches qui relèvent à la fois de la sociologie des acteurs et des institutions51, mais également qui relèvent du « climat politique » au sens général et noble du terme. Afin que l’adhésion des juges internes aux standards internationaux en matière de droits fondamentaux soit maximale, il est nécessaire que « l’autorité de chose interprétée » des arrêts des Cours internationales soit acceptée par les juges internes. Or, alors que les Cours ont depuis longtemps dépassé l’effet relatif officiel de leurs arrêts, le degré de leur acceptation par les juges nationaux est conditionné par la « légitimité » arborée par les décisions de justice internationale. À cet égard, 50 I. Gómez Fernández, « Droit de l’Union européenne et droit international depuis la perspective du droit constitutionnel espagnol », L. Burgorgue-Larsen, E. Dubout, A. Maitrot de la Motte, S. Touzé (dir.), Les Interactions normatives. Droit de l’Union européenne et droit international, Paris, Pedone, 2012, passim. 51 Pour des remarquables études sur l’environnement « sociologique » qui a entouré la création et l’évolution de la Cour européenne ainsi que la réception de sa jurisprudence par les « acteurs nationaux (professeurs de droit, avocats, juges) on renvoie aux travaux menés par le groupe de recherche PROLILEXES, Politics of International Legal expertise in European Society. L’ouvrage publié sous la direction de S. Hennette-Vauchez et J-M. Sorel, Les droits de l’homme ont-ils constitutionnalisé le monde ?, Bruxelles, Bruylant, 2011, 293 p. est une des publications qui s’inscrit dans les travaux de ce groupe de chercheurs, qui regroupe à la fois des politistes et des juristes.

il est évident que plus la motivation des arrêts sera soignée et portera à voir une cohérence d’ensemble, plus le juge national sera enclin à les accepter... De même, plus la protection accordée à l’échelle internationale sera poussée – dépassant de loin le standard national – plus le juge national sera convaincu (normalement) de la nécessité du ralliement52. Après le temps de la force contraignante du droit, les juristes doivent accepter de prendre au sérieux le temps de la force persuasive de la jurisprudence.

II.- LA FORCE PERSUASIVE

DE LA JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

Quand les compétences des juges nationaux et le fonctionnement de leur juridiction sont transfigurés par les standards posés par la jurisprudence internationale, mais aussi quand le contenu et la portée des droits garantis à l’échelle internationale sont irrémédiablement métamorphosés par l’activité créatrice du juge international au point de bousculer les ordres internes établis de longue date, il appert que les juridictions nationales – quel que soit le contexte constitutionnel dans lequel elles évoluent – ne vont certainement point se rallier – à tout le moins aisément et/ou spontanément – au standard. Les causes du ralliement vont dépendre de chaque contexte, chaque situation, chaque environnement à la fois juridique et sociologique. Des causes univoques au ralliement n’existent pas. Il est extrêmement difficile de le « modéliser ». En dépit de cette difficulté, quelques tendances fortes apparaissent qui laissent à voir les grands types de situations qui expliquent l’acceptation du standard.

Le législateur ou le juge national d’un État qui a fait l’objet d’une condamnation sera en principe amené à accepter relativement rapidement le standard international sous peine de voir mettre en jeu à répétition la responsabilité internationale de son État. Ici, la contrainte de la condamnation « ciblée » est à son comble et la marge de manœuvre du juge national est quasi nulle (A). En dehors de ce cas de figure très particulier, ce sont les contraintes propres à chaque ensemble systémique qui expliquent que les juges nationaux finissent en règle générale par se rallier à l’acceptation du standard, tout en faisant jouer l’idée ou l’effectivité d’une marge de manœuvre qui lui permet de garder la tête haute, de maintenir une certaine distance à l’endroit du standard international ; bref, qui lui donne le sentiment (illusoire ?) qu’il maîtrise (encore) les rennes de son office (B).

52 Il suffit pour se convaincre de la pertinence de ces arguments de se référer aux propos d’un juge au dessus de tout soupçon de « manichéisme » intellectuel, Bruno Genevois pour ne pas le citer : « Cour européenne des droits de l’homme et juge national : dialogue et dernier mot », Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Paris, Dalloz, 2011, pp. 281-292.

Les standards : normes imposées ou consenties ? 23

A.- LA CONTRAINTE CIBLÉE

La crainte de la répétition de condamnations ciblées – entraînant mécaniquement la mise en jeu de la responsabilité internationale – est ici à son maximum car le standard posé par la jurisprudence internationale s’applique directement à l’encontre d’un État, dont les institutions au sens large et les juges en particulier, ne peuvent ignorer l’importance.

1.- La prise au sérieux

des condamnations ad hoc

Dans l’ensemble, on constate au sein des États une propension nette à prendre au sérieux un arrêt de condamnation qui vise une interprétation, une institution et/ou une procédure nationale qui ne répond pas ou plus au standard posé à l’échelle internationale. Le constat prend les mêmes allures ici en Europe et en Amérique latine.

Les jurisprudences conventionnelles fourmillent d’exemples où – alors qu’une interprétation délivrée par les juridictions constitutionnelles et suprêmes nationales, une spécificité procédurale voire une politique législative – ont été sanctionnées par les Cours de garantie des droits, cette sanction a en retour été prise au sérieux au point d’engendrer des revirements de jurisprudence, l’adoption de nouvelles lois, voire des changements de constitutions… Ici, la seule marge d’autonomie dont pourra bénéficier le juge, comme le législateur national, sera l’autonomie temporelle pour s’arrimer au standard…

La jurisprudence du Conseil constitutionnel français relative aux validations législatives est mise à mal par l’arrêt Zielinski, Pradal et autres53 ? Le gardien français de la constitution réévalue sans attendre ses exigences aux fins de contrôle de cette technique qui met à mal, en soi, la séparation des pouvoirs. La législation péruvienne d’auto-amnistie mise en place par le dictateur Alberto Fujimori est déclarée inconventionnelle par la Cour interaméricaine54 ? Le Tribunal constitutionnel péruvien en prend acte en déclarant cette législation inapplicable55.

L’arrêt Ruiz Mateos56 porte au grand jour un défaut relatif au « procès constitutionnel » en Espagne, le pouvoir législatif modifie en retour la Loi organique du Tribunal constitutionnel (en prenant toutefois son temps pour le faire)57. Les arrêts Kress et Martinie58 53 CEDH, Gde Ch., 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal et Gonzalez et a. c. France. 54 CIDH, 14 mars 2001, Fond, Barrios Altos c. Pérou, Série C n° 75 ; CIDH, 3 septembre 2001, Interprétation, Barrios Altos c. Pérou, Série C n° 83. 55 Tribunal constitutionnel du Pérou, 29 novembre 2005, Santiago Martin Rivas, aff. 4587-2004-AA-TC. 56 CEDH, 23 juin 1993, Ruiz Mateos c. Espagne. 57 Réforme de la LOTC et plus particulièrement de l’article 37-2 de celle-ci, v. P. Bon, « Tribunal constitutionnel espagnol. Importantes modifications de sa loi organique en 2007 », Le dialogue des juges. Mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, Paris, Dalloz, 2009, pp. 72-73.

font trembler les temples de la justice en France en mettant en cause des figures procédurales considérées longtemps comme « exemplaires » ? Le déroulement des procès administratif et judiciaire finit par être modifié (après moult débats prenant l’allure de psychodrames juridictionnels et doctrinaux).

La politique législative française en matière de chasse est directement condamnée par l’arrêt Chassagnou59 ? Tant le législateur français que le juge administratif suprême s’accordent, sans délai, à s’aligner sur le standard conventionnel60. Le système de justice militaire mexicain est expressément condamné dans l’affaire Radilla Pacheco61, confirmée qui plus est à plusieurs reprises dans d’autres affaires contre le Mexique62 ? Le constituant décide, après un débat national d’envergure, de modifier la constitution mexicaine pour mieux prendre en compte le droit international des droits de l’homme63, suivi par la Cour suprême qui accepte du coup sans sourciller d’accepter l’autorité de chose interprétée des arrêts de la Cour interaméricaine64. Le système constitutionnel chilien de censure préalable n’est pas conforme au standard posé en matière de liberté d’expression comme l’a révélé la condamnation dans l’affaire de La dernière Tentation du Christ65 ? Le Chili met en place une réforme de la Constitution pour purger son inconventionnalité en faisant disparaître son article 19 et ce, sans sourciller.

On pourrait multiplier les exemples à foison. Ce qui est sûr, c’est qu’en règle générale la condamnation est prise au sérieux car, ce qui est en jeu, c’est tout simplement le respect, par un État, de ses engagements internationaux. Nonobstant cette évidence, la pratique jurisprudentielle montre également l’existence de 58 CEDH (Gde Ch.), 7 juin 2001, Kress c. France ; CEDH (Gde Ch.)., 12 avr. 2006, Martinie c. France. 59 CEDH, Gde Ch., 29 avril 1999, Chassagnou et autres c. France. Dans cette affaire, c’est la « loi Verdeille » (loi n° 64-696 du 10 juillet 1964) qui est clairement mise au ban des « lois inconventionnelles ». 60 Le législateur français a réagi très vite suite à l’arrêt Chassagnou puisqu’un an plus tard était adoptée la loi du 26 juillet 2000 qui refondait entièrement la politique législative en matière de chasse en reconnaissant un droit d’objection de conscience « cynégétique » aux propriétaires d’un terrain qui se trouve sur le territoire d’une association communale de chasse agréée (ACCA). La nouvelle loi, qui fut validée par le Conseil d’État à l’aune des articles 11 et 1 du protocole n° 1 (CE, 9 novembre 2007, Lasgrezas et Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS), n° 296858) l’a ensuite été définitivement par la Cour européenne par l’arrêt d 22 septembre 2011, ASPAS c. France. 61 CIDH, 23 novembre 2009, Exceptions préliminaires, fond et réparations, Radilla Pacheco c. Mexique, Série C n° 209, §399. 62 CIDH, 30 août 2010, Exceptions préliminaires, Fond et réparations, Fernández Ortega et autres c. Mexique. Serie C No. 215, §234 ; CIDH, 31 août 2010, Exceptions préliminaires, fond et réparations, Rosendo Cantú et autres c. Mexique, Serie C No. 216, §219; CIDH, 26 novembre 2010, Exceptions préliminaires, fond et réparations, Cabrera García y Montiel Flores c. Mexique, §225. 63 Réforme constitutionnelle publiée au journal officiel le 10 juin 2011 qui modifie son article premier. S. Garcia Ramirez, J. Morales Sanchez, La reforma constitucional sobre derechos humanos (2009-2011), Mexico, Porrua-UNAM, 2012, 299 p. 64 Cour suprême du Mexique, 14 juillet 2011, expediente 912/2010. 65 CIDH, 5 février 2001, Fond et réparations, Olmedo Bustos et autres (affaire dite de La Dernière tentation du Christ) c. Chili, Série C n° 73.

24 Laurence Burgorgue-Larsen

contre-exemples où la condamnation est ignorée, pour ne pas dire parfois violemment contestée.

2.- Le rejet des condamnations ad hoc

L’existence de contre-exemples s’explique soit par un contexte politique au sens large peu favorable à l’acceptation de condamnations vues comme des ingérences insupportables dans les affaires judiciaires intérieures et/ou par l’incompréhension d’une condamnation qui remet en cause des éléments traditionnels d’un système juridique reflétant une culture juridique spécifique.

Le continent américain démontre qu’il existe des Constitutions extrêmement ouvertes au droit international (Venezuela), une ouverture qui pourra cependant être dévoyée par le corps judiciaire qui en délivrera une interprétation aberrante66. En effet, alors que nous avons vu que la Constitution vénézuélienne est, avec la Constitution argentine, une des plus ouverte au droit international des droits de l’homme grâce à son article 2367, alors qu’une disposition est expressément consacrée à ce que l’on nomme au sein des Amériques, l’« amparo international », c’est le juge suprême qui a, sans rationalité aucune68, dévoyé littéralement l’interprétation du texte constitutionnel. À cet égard, la jurisprudence vénézuélienne est marquée au fer rouge par plusieurs regrettables décisions qui malmènent l’application au Venezuela des arrêts de la Cour interaméricaine69, l’actualité judiciaire n’apportant pour l’heure aucun démenti à cette tendance70. 66 A. R. Brewer Carias, « La interrelación entre los tribunales constitucionales en América latina y la Corte interamericana de derechos humanos y la cuestión de la inejecutabilidad de sus decisiones en Venezuela », Anuario Iberoamericano de Justicia Constitucional, n° 13, 2009, pp. 89-136. 67 Il se lit ainsi : « Los tratados, pactos y convenciones relativos a derechos humanos, suscritos y ratificados por Venezuela, tiene jerarquía constitucional y prevalecen en el orden interno en la medida en que contengan normas sobre su goce y ejercicio más favorables a las establecidas por esta Constitución y la ley de la República, y son de aplicación inmediata y directa por los tribunales y demás órganos del poder público ». 68 Sauf peut-être celle guidée par des considérations d’ordre politique… 69 A. R. Brewer Carias, « La interrelación entre los tribunales constitucionales en América latina y la Corte interamericana de derechos humanos y la cuestión de la inejecutabilidad de sus decisiones en Venezuela », Anuario Iberoamericano de Justicia Constitucional, n° 13, 2009, pp. 89-136 ; C. Ayala Corao, « Comentarios sobre la incompatibilidad de la sentencia 1.013 con la Convención Americana sobre Derechos Humanos », La Libertad de Expresión Amenazada. Sentencia 1.013, San José/Caracas, 2001 ; du même auteur, « Comentarios sobre la sentencia de la Sala Constitucional del Tribunal Supremo de Justicia de Venezuela (n° 1939) del 18 de diciembre de 2008 », Estudios constitucionales, Vol. n° 7, n° 1 2009, pp. 391-395 et plus récemment un ouvrage qui fait le point sur la question, La inejecución de las sentencias internacionales en la jurisprudencia constitucional de Venezuela 1999-2009, Caracas, Fundacion Garcia Pelayo, 2009, 125 p. 70 Encore récemment dans un arrêt du 26 septembre 2011, la Chambre constitutionnelle du Tribunal Supérieur de Justice déclare dépourvu de force exécutoire au Venezuela un arrêt de la Cour interaméricaine rendu le 1er septembre 2011 et condamnant le Venezuela. Il faut préciser ici que c’est toute la politique juridique extérieure de l’État qui est un affront permanent fait au système interaméricain. À chaque condamnation, le gouvernement d’Hugo

Le continent européen est loin d’être épargné par ce que nous pourrions appeler, en forçant à peine le trait, des « rébellions ». Elles sont souvent sporadiques, marquées très souvent par une condamnation ou une série de condamnations ponctuelles ayant engendré en retour des réactions négatives71. Elles peuvent (et c’est évidemment plus préoccupant) se transformer en tendances de fond, témoignant d’un rejet plus profond à l’endroit du système international créateur des standards. Le cas britannique est à cet égard emblématique d’une combinaison de ces deux éléments72. En dépit d’une ouverture importante au standard conventionnel européen grâce à l’adoption du Human Rights Act, les autorités du Royaume-Uni s’opposent de façon assez virulente, non seulement à des condamnations ciblées – relatives au droit de vote des détenus73 ou encore à l’expulsion de terroristes vers des pays tiers74 – mais également de façon structurelle à la toute puissance de la Cour – en tentant par exemple de prendre les rennes de sa réforme. Très souvent, une Chavéz menace de dénoncer la Convention et de ne plus reconnaître la juridiction de la Cour dont les membres sont systématiquement stigmatisés pour leur manque d’indépendance et de probité. Dit autrement, c’est une politique de « déligitimation » constante des mécanismes et des institutions du système interaméricain qui est mise en oeuvre par les autorités de Caracas. Cette politique a débouché sur la dénonciation, le 6 septembre 2012, de la Convention américaine, par le gouvernement d'Hugo Chavez. 71 Il sera intéressant de voir comment la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine acceptera de prendre en compte la condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme – dans l’arrêt Fedjic en 2009 – du contenu des Accords de Dayton qui constituent ni plus ni moins la Constitution du pays. 72 Dans un autre style avec d’autres tactiques, on aurait également pu parler de l’attitude des autorités russes qui ont, pour marquer leur désapprobation à l’égard de la jurisprudence de la Cour à l’endroit de la Russie, bloqué pendant plusieurs années, l’entrée en vigueur du Protocole n° 14. 73 CEDH, Gde Ch., 6 octobre 2005, Hirst c. Royaume-Uni (n° 2). Dans cette affaire, la Cour estima que la législation britannique, qui prévoit que toute personne purgeant une peine privative de liberté est « systématiquement » déchue de ses droits électoraux, est contraire à la Convention. Son dictum fut on ne peut plus sévère : il s’agit « d’un instrument sans nuance, qui dépouille du droit de vote, garanti par la Convention, un grand nombre d’individus, et ce de manière indifférenciée. Cette disposition inflige une restriction globale à tous les détenus condamnés purgeant leur peine et s’applique automatiquement à eux, quelle que soit la durée de leur peine et indépendamment de la nature ou de la gravité de l’infraction qu’ils ont commise et de leur situation personnelle. Force est de considérer que pareille restriction générale, automatique et indifférenciée à un droit consacré par la Convention et revêtant une importance cruciale outrepasse une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit-elle et est incompatible avec l’article 3 du protocole n° 1 » (§82). Elle confirmait cette position à l’égard d’autres États parties, comme l’Autriche (en insistant sur le fait qu’une telle déchéance, si elle était prononcée, devrait l’être par un juge qui devait dûment la motiver (CEDH, 8 avril 2010, Frodl c. Autriche, §§34-35). Elle récidivait également à l’endroit du Royaume-Uni dans l’affaire Greens et M.T. c. Royaume-Uni (CEDH, 23 novembre 2010, Greens et M.T. c. Royaume-Uni), qu’elle présenta comme un « arrêt pilote », ce qui ne fut pas pour améliorer les relations avec cet État au regard, entre autres choses, du contexte procédural de cette dernière affaire. En effet, la tactique classique consistant pour un État défendeur à demander, sur la base de l’article 43, le renvoi d’une affaire devant la Grande chambre (pour tenter d’obtenir un changement de solution) ne put in casu prospérer, le collège de cinq juges ayant refusé d’accéder à une telle demande... 74 CEDH, 17 janvier 2012, Othman c. Royaume-Uni.

Les standards : normes imposées ou consenties ? 25

partie de la doctrine britannique se joint à ce concert de critiques formulées par les politiques75, ce qui ne favorise pas la mise en place d’un climat apaisé. Le gouvernement britannique de James Cameron n’a pas caché sa volonté d’orienter les travaux de la Conférence de Brighton76 de manière à réduire l’influence de la Cour en circonscrivant drastiquement son office77, ce qui finit in fine par échouer78.

Ces exemples pris sur les terres latino-américaine et européenne démontrent à quel point l’adhésion de l’ensemble des autorités constituées d’un État aux standards posés par les systèmes de garantie n’est jamais un fait sociologiquement acquis. Bien au contraire, elle doit faire l’objet d’une adhésion sans cesse renouvelée de tous les acteurs étatiques ce qui est ni aisé, ni donné une fois pour toutes. Aux côtés de la contrainte ad hoc, matérialisée par une condamnation ciblée, la pratique contentieuse dévoile un autre type de contrainte découlant des caractéristiques du système juridique dans lequel évoluent les juges nationaux et internationaux mis en réseau : c’est la contrainte systémique.

B.- LA CONTRAINTE SYSTÉMIQUE

Une incursion dans le système de l’Union s’impose à ce stade pour révéler l’extrême richesse et donc l’imposante variété des cas de figure à prendre en considération dès qu’il est question d’analyser l’acceptation ou non des standards, qui peuvent être substantiels mais également procéduraux. Aux côtés de la contrainte pluraliste imposée par le système politique complexe qu’est l’Union européenne (1), il existe une contrainte conventionnelle qui a pris des allures très particulières en Amérique latine et qui mérite que l’on s’y attarde (2). 75 Pour un point de vue très précis et nuancé de cette question, on renvoie au remarquable rapport rédigé par trois universitaires britanniques (Alice Donald, Jane Gordon et Philipe Leach) et intitulé The UK and the European Court of Human Rights, Equality and Human Rights Commision, Research report n° 83, 2012, 219 p. 76 Elle a été organisée dans le cadre de la Présidence du Royaume-Uni du Comité des ministres du Conseil de l’Europe (18-20 avril 2012). Après les conférences d’Interlaken et d’Izmir, elle avait pour objet de parvenir à un accord entre les ministres des 47 États-membres du Conseil de l’Europe sur le train de réforme de la Cour. 77 Ad exemplum, le 10 février 2012, la Chambre des Communes adoptait une motion par 234 voix contre 22 qui affirmait la primauté du pouvoir législatif britannique en matière de droit de vote des détenus, tandis que le 25 janvier 2012, le Premier ministre David Cameron, prononçait un discours devant la Cour européenne où il considérait que la Cour devait se concentrer sur les graves affaires de violation des droits de l’homme et « ne pas compromettre sa propre réputation en contrôlant des décisions nationales qui n’ont pas besoin de l’être ». (« The Court should be free to deal with the most serious violations of human rights; […] it should not undermine its own reputation by going over national decisions where it does not need to ». Discours disponible à l’adresse suivante : http://www.number10.gov.uk/news/european-court-of-human-rights/ 78 En effet, la Déclaration de Brighton a rassuré nombre de spécialistes de la Convention pour ne pas avoir décidé une atteinte trop radicale aux principes fondamentaux de la protection conventionnelle.

1.- La contrainte pluraliste

L’étude de la transfiguration de l’utilisation du renvoi préjudiciel de l’article 267 TFUE est un bon exemple de la contrainte pluraliste qui pèse aujourd’hui sur les juges nationaux et plus spécifiquement sur les Cours constitutionnelles. Le standard ici est « procédural » : il pose on le sait une obligation de renvoi aux juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours. Qu’en est-il s’agissant des Cours constitutionnelles ? On observe, depuis quelques années, un changement de paradigme. Contrairement au début du processus d’intégration où aucune juridiction constitutionnelle n’avait franchi le Rubicon en activant le mécanisme préjudiciel – en avançant très souvent des refus de principe d’ordre théorique – la fin des années 90 est marquée par une évolution remarquable. Certes, ce n’est pas la ruée vers Luxembourg ; les renvois préjudiciels en provenance des Cours constitutionnelles ne sont pas pléthores, mais l’évolution est toutefois nettement perceptible. On recense79 dix-sept questions préjudicielles posées par des Cours constitutionnelles80, parmi lesquelles douze proviennent de la seule Cour constitutionnelle belge qui fut la première à se lancer dans l’aventure intégrative. La première saisine belge81 mit fin ainsi à un tabou, un self restraint, pis une prévention à l’endroit de la participation des juridictions constitutionnelles au dialogue intégré. Elle fut suivie par le Tribunal constitutionnel du Land de Hesse (16 avril 1997), par la Cour constitutionnelle autrichienne (10 mars 1999), par la Cour constitutionnelle Lituanienne en 2007 (trois ans à peine après l’adhésion), par l’Italie en 2008 et par l’Espagne en 2011 (9 juin 2011)82.

Cet ancrage des Cours constitutionnelles dans le dialogue intégré, un ancrage tardif mais qui monte toutefois en puissance, est dû à plusieurs facteurs. Le premier est d’ordre général. Il tient à l’air du temps, à l’époque, dont on sait qu’elle est marquée par le phénomène de la globalisation qui atomise toujours un peu plus la souveraineté des États. Dans ce contexte, il devient impératif, pour chaque acteur du système judiciaire européen, de prendre la parole, de se faire entendre afin de rappeler son existence à l’autre et par la même occasion de se (ré) approprier une part d’autorité83. S’adapter à la nouvelle configuration des 79 Au 14 juillet 2011. 80 Sont prises ici en compte les Cours constitutionnelles au sens strict, c’est-à-dire les Cours qui se situent en dehors de l’organisation judiciaire de droit commun et à qui a été attribué de façon spécifique le contentieux constitutionnel. 81 La feue Cour d’arbitrage belge (désormais Cour constitutionnelle) s’adressait à la Cour de justice le 19 février 1997 à propos de l’interprétation de certaines dispositions de la Directive 93/16/CEE du Conseil du 5 avril 1993 concernant la libre circulation des médecins et la reconnaissance mutuelle des diplômes (C-93/97). La Cour de justice lui répondait le 16 juillet 1998, Fédération belge des Chambres syndicales de médecins ASBL, C-93/97, Rec. p. I-4837). 82 Tribunal constitutionnel espagnol, 9 juin 2011, ATC 86/2011 (recours d’amparo n° 6922-2008). 83 On renvoie ici à la thèse très stimulante de Daniel Sarmiento qui revisite toute la jurisprudente en matière de renvoi préjudiciel à l’aune des concepts habermassiens de l’« agir communicationnel »,

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rapports juridictionnels est vital sous peine de péricliter. Du coup, certaines Cours abandonnent une jurisprudence jusque-là réfractaire au mécanisme préjudiciel. Le cas espagnol est paradigmatique de cet état de fait. Pendant longtemps, le Tribunal constitutionnel espagnol justifiait son refus en considérant que le litige dans lequel était en cause une question d’interprétation ou de validité du droit de l’Union n’était pas un litige d’ordre constitutionnel84. Partant, seuls les juges ordinaires pouvaient et, dans certains cas, devaient activer le renvoi. D’ailleurs, s’ils ne respectaient pas l’obligation de renvoi posée par l’article 267 § 3 TFUE, une violation de la protection juridictionnelle effective pouvait être constatée sur la base de l’article 24 de la Constitution espagnole85 dans le cadre d’un recours d’amparo86. Or, le 9 juin 2011, le Tribunal constitutionnel espagnol mettait un terme à cette jurisprudence en rentrant dans le club encore fermé des Cours constitutionnelles qui ont décidé d’entrer directement en contact avec la Cour de Justice87. Il n’hésitait pas, sur un thème particulièrement sensible de protection des droits des personnes (i.e. la mise en œuvre du mandat d’arrêt européen), à poser trois questions préjudicielles à la Cour en matière d’interprétation et de validité du droit de l’Union. Ce revirement de jurisprudence est au cœur de tous les débats politico-doctrinaux en Espagne à l’heure actuelle puisqu’une des questions concerne le très délicat article 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Beaucoup en Espagne expliquent ce changement d’attitude par le contexte pluraliste du système européen et sur la nécessité de se faire « entendre ». En effet, il va sans dire que par cette saisine de la Cour de Justice, le Tribunal espagnol rentre dans le concert contentieux à l’échelle européenne, se fait voir et entendre : sa question sera décortiquée et analysée, en plus des membres du monde académique88, par toutes les parties Poder judicial e integración europea. La Construcción de un modelo jurisdiccional para la Unión, Madrid, Thomson/Civitas, 2004, 379 p. Prólogo de Dámaso Ruiz-Járabo. 84 Tribunal constitutionnel espagnol, STC n° 28/1991 du 14 février 1991, FJ n° 7 ; STC n° 372/1993 du 13 décembre 1993 ; STC n° 265/1994 du 3 octobre 1994. 85 Pour une présentation en français de toutes les facettes de l’article 24 de la Constitution espagnole, v. L. Burgorgue-Larsen, « La constitutionnalisation du droit au juge en Espagne », Le droit au juge dans l’Union européenne, J. Rideau (dir.), Paris, LGDJ, 1998, pp. 69-108. 86 R. Alonso Garcia, « Cuestión prejudicial europea y tutela judicial efectiva (a propósito de las SSTC 58/2004, 194/2006 y 78/2010 », WP IDEIR n° 4 (2011). 87 La mise en ouvre du mandat d’arrêt européen se concentre ici sur une question précise, celle où la personne qui doit être « remise » n’a pas voulu comparaître en personne à son procès (procès in abstentia). La jurisprudence constitutionnelle espagnole est particulièrement stricte : même si le prévenu n’a pas voulu de son propre chef comparaître et même s’il s’est fait dûment représenté, il y a violation du droit à un procès équitable. 88 Pour des premiers commentaires sur l’ordonnance de renvoi, L. Arroyo Jiménez, « Sobre la primera cuestion prejudicila por el Tribunal Constitucional. Bases, contenido y consecuencias », Papeles de Derecho europeo e Integración regional / Working Papers on European Law and Regional Integration, WP IDEIR n° 8 (2011) ; L. Burgorgue-Larsen, « Viva el dialogo judicial », Chronique sur les

prenantes de la fonction judiciaire en Europe. En ce sens, il n’est pas question d’allégeance à Luxembourg, mais bien d’une coopération qui laisse à voir une part de puissance.

Dans d’autres pays, l’adhésion au standard procédural du renvoi est plus reliée à des considérations d’ordre technique qui découlent de la spécificité de la justice constitutionnelle au sein de chaque État membre qui va induire une capacité ou non à activer le renvoi préjudiciel. Les changements constitutionnels internes propres à chaque pays expliquent notamment qu’en Belgique89 ou en Italie, la configuration des nouvelles compétences des Cours constitutionnelles ait permis une utilisation du renvoi préjudiciel. On s’attardera sur le cas italien pour illustrer ce point de vue. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne en matière de renvoi préjudiciel a longtemps été marquée du sceau du refus : celui de se considérer comme une « juridiction d’un État membre » susceptible d’activer le mécanisme préjudiciel de l’article 267 TFUE90. L’argument était simple. La Cour estimait qu’elle n’était pas une juridiction « comme les autres », i.e. comme les juridictions ordinaires qui pouvaient être simultanément juges communautaires de droit commun et juge de la légalité nationale. La vague du changement a pris la forme de deux décisions du 12 février 200891. La Cour fut saisie à titre principal, sur la base de l’article 134 de la Constitution, d’un recours de l’État central contre une loi de la région de Sardaigne qui avait imposé une taxe sur certaines escales d’aéronefs et d’unités de plaisance aux seuls non-résidents. L’État invoquait la violation par la région des dispositions relatives à la libre prestation de services et aux aides d’État. Contrairement à une jurisprudence bien établie, la Cour se considéra, dans cette affaire, comme une « juridiction d’un État membre » pouvant et même déclenchant in casu le renvoi préjudiciel en interprétation du droit de l’Union92. La raison du revirement réside dans la configuration particulière du litige. Il faut en effet relever que sur la base du nouveau jurisprudences nationales intéressant le droit de l’Union, RTDE, 2012-1. 89 T. Vandamme, « Prochain arrêt : la Belgique ! Explaining Recent Preliminary Reference of the Belgian Constitutional Court », EuConst., 4, 2008, pp. 127-148. 90 Cour constitutionnelle italienne, Ordonnance du 15 décembre 1995, n° 536/1995, reproduite dans Il Foro Italiano 1996, I, p. 783. 91 Cour constitutionnelle italienne, 12 février 2008, n° 102/2008 et n° 103/2008, v. le commentaire de L. S. Rossi sur les décisions n° 348 et 349/2007 du 22 octobre 2007 et n° 102 et 103 du 12 février 2008, CMLR, vol.n° 46-n° 1, 2009, pp. 319-331. 92 Par une ordonnance du 12 février 2008 (n° 103/2008), la Cour constitutionnelle a décidé de surseoir à statuer dans le cadre de procédure en « légalité constitutionnelle » pendante devant elle afin de poser quatre questions à la Cour de justice. L’affaire est référencée avec le n° C-169/08 et porte le nom de Presidente de Consiglio dei Ministri c. Regione autonoma delle Sardegna. L’avocat général J. Kokott a rendu ses conclusions le 2 juillet 2009 et prend le temps de relever que « La présente demande de décision préjudicielle marque un tournant dans la jurisprudence de la Corte costituzionale. Si cette Corte avait jusqu’à présent nié sa qualité de juridiction au sens de l’article 234 CE, elle prend ainsi désormais place parmi les juridictions constitutionnelles nationales qui entretiennent un lien de coopération active avec notre Cour ».

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libellé de l’article 117 § 1 de la Constitution italienne – résultat de la réforme constitutionnelle de 2001 – la Cour constitutionnelle est compétente pour connaître à titre principal des litiges opposant l’État à une région ou à une des deux provinces autonomes de Trento et Bolzano93. Autrement dit, de tels litiges ne passent pas par le détour des juges ordinaires via la question d’inconstitutionnalité ; ici, le juge constitutionnel intervient en première et dernière instance et se doit respecter le libellé de l’article 117§ 1 qui a constitutionnalisé le respect des obligations tirées du droit de l’Union européenne94.

2.- La contrainte conventionnelle

Alors qu’en Europe le contrôle de conventionalité s’est mis en place à partir des caractéristiques propres à chaque système national, en Amérique latine le phénomène – en plus de venir d’en bas95, provient d’une imposition de celui-ci par la Cour elle-même. C’est à un phénomène de top-down auquel on assiste et qui complète le processus de bottom up96. Du coup, la contrainte conventionnelle interaméricaine est maximale sur les juges des États parties à la Convention américaine car cette rationalisation conventionnelle ne se conjugue point avec la mise en orbite de la théorie de la marge nationale d’appréciation. Pour des raisons de type sociologique, elle n’a pas été reprise par la Cour interaméricaine97, ce qui accroît évidemment l’impact du standard interaméricain sur les ordres juridiques nationaux. Sur le continent européen en revanche, la contrainte conventionnelle (bien que très réelle) est plus lâche : non seulement il n’existe pas comme tel de théorie semblable à celle du contrôle de conventionalité forgé et imposé par la Commission européenne98 puis la Cour 93 En miroir, elle peut également connaître à titre principal des recours formés par une région ou une province à statut spécial contre un loi adoptée par une autre région ou par l’État. 94 Il se lit ainsi : « : « Le pouvoir législatif appartient à l’État et aux régions en vertu de la Constitution et dans les limites du droit de l’Union européenne et des obligations internationales ». 95 I.e. des juridictions nationales qui l’ont mis en place plus ou moins aisément. 96 Pour reprendre les expressions utilisées par M. E. Gongora Mera, Inter-American Judicial constitutionalism. On the Constitutional Rank of Human Rights Treaties in Latin America through National and Inter-American Adjudication, IIDH, 2011, 302 p. 97 Ibid., p. 213 : « In general terms, the Inter-American Court and Commission have note embraced the margin of appreciation doctrine, largely for fear of State abuse but also due to the nature of the cases presented to the Court [... ] the cases that reach the Inter-American Court involve gross violation of fundamental rights about which all legal systes would agree, so that the Court has had fewer occasions for considering specific national standards ». 98 C’est sur le terrain de l’article 15 de la Convention que la théorie de la marge nationale d’appréciation a fait ses premières apparitions. C’est dans la décision de la Commission européenne du 26 septembre 1958 opposant la Grèce au RU au sujet de l’île de Chypre qu’elle a énoncé, pour la première fois, que le gouvernement conservait, par rapport à cette disposition, « une certaine marge d’appréciation ». On sait que l’article 15 de la Convention est un précepte qui permet de déroger aux obligations de la Convention dans des cas de guerre ou de danger public, dans la stricte mesure où l’exige la situation. Elle récidivait un an plus tard dans l’affaire Lawless c. Irlande du 19 décembre 1959.

de Strasbourg99, mais encore et surtout la Cour européenne a forgé la fameuse théorie de la marge nationale d’appréciation qui a pour objet de laisser aux pouvoirs nationaux, notamment judiciaires, des marges de manœuvre bienvenues.

En Amérique latine, depuis l’important arrêt Almonacid Arellano rendu contre le Chili en 2006100, la jurisprudence de la Cour interaméricaine a jeté les jalons d’une véritable théorie du contrôle de conventionnalité à l’attention des juges nationaux. Elle a fait l’objet d’une théorisation exceptionnelle par le juge ad hoc mexicain Eduardo Ferrer Mac-Gregor – constitutionnaliste reconnu – qui avait été désigné par son gouvernement pour siéger dans l’affaire Cabrera García y Montiel Flores du 26 novembre 2010101. Le juge ad hoc présente avec dextérité et brio un état des lieux précis des différentes facettes du contrôle de conventionalité en Amérique latine, un thème qui irrigue aujourd’hui la littérature juridique au sein des Amériques102. En prenant connaissance du texte, le 99 Certains estiment, en doctrine, que les premières traces de la théorie dans la jurisprudence de la Cour sont manifestes dans l'arrêt du 23 juillet 1968 concernant l'affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique ». Ici, c'était l'article 14 qui était au centre des débats : « En recherchant si, dans un cas d'espèce, il y a eu ou non distinction arbitraire, la Cour ne saurait ignorer les données de droit et de fait caractérisant la vie de la société dans l'État qui, en qualité de partie contractante, répond de la mesure contestée. Ce faisant, elle ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention. Les autorités nationales demeurent libres de choisir les mesures qu'elles estiment appropriées dans les domaines régis par la Convention. Le contrôle de la Cour ne porte que sur la conformité de ces mesures avec les exigences de la Convention » §10, point I.B. (C’est nous qui soulignons). 100 CIDH, 26 septembre 2006, Fond et réparations, Almonacid Arellano et autres c. Chili, Série C n° 154. Cet arrêt confirma la mise à l’encan du phénomène des amnisties pour les graves violations des droits de l’homme. 101 CIDH, 26 novembre 2010, Exceptions préliminaires, fond et réparations, Cabrera García y Montiel Flores c. Mexique, Série C n° 220. 102 E. Rey Cantor, Control de convencionalidad de las leyes y derechos humanos, México, Porrúa, 2008 ; S. Garcia Ramirez, Cuestiones jurídicas en la sociedad moderna, México, Cuadernos del Seminario de Cultura Mexicana, 2009, p. 344 ; G. Garcia Morelos, El control judicial difuso de convencionalidad de los derechos humanos por los tribunales ordinarios en México, México, Ubijus, 2010. On signalera également les articles du juriste argentin Nestor Pedro Sagüés, « Obligaciones internacionales y control de convencionalidad », Estudios constitucionales, Santiago de Chile, Centro de estudios constitucionales de Chile, Universidad de Talca, año 8 No. 1, 2010, p. 117 y ss ; « Dificultades operativas del control de convencionalidad en el sistema interamericano », La Ley, Buenos Aires, 11/8/2010, pp. 1-3 ; « El control de convencionalidad, en particular sobre las constituciones nacionales », en La Ley, Buenos Aires 2009-B p. 761 ; « El control de convencionalidad en el sistema interamericano y sus anticipios en el ambito de los derechos economico-sociales. Concordancias y diferencias con el sistema europeo », Construccion y papel de los derechos fundamentales. Hacia un ius constitutionale comune, A. Von Bogdandy, H. Fix-Fierro, M. Morales Antoniazzi, E. Ferrer Mac Gregor, (coord.), Construccion y papel de los derechos sociales fundamentales, IIJ-Max Planck, IIDC, UNAM, Mexico, 2011, pp. 381-417. Pour une analyse qui met en perspective les difficultés d’un tel contrôle au regard des spécificités d’un système constitutionnel précis voy. K. Castilla, « El control de convencionalidad : un nuevo debate en

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lecteur comprend que l’on est en présence ni plus ni moins d’une théorisation du contrôle de conventionalité qui entend servir de guide à n’importe quel juge national du continent103. Et d’établir un distinguo entre le dénommé contrôle « concentré » de conventionalité – qui se trouve entre les mains de la Cour interaméricaine, interprète naturel de la Convention américaine – et ce qu’il nomme le contrôle « diffus » qui, pour sa part, se trouve entre les mains de tous les juges nationaux qui doivent agir en « juges conventionnels de droit commun » dès lors qu’ils doivent résoudre des affaires dans lesquelles le droit international se trouve applicable. Conscient des difficultés d’application d’une telle obligation au regard de la mosaïque constitutionnelle du continent et de la variété des compétences des juges nationaux, il déroule les options possibles et les synthétise au point 41 de son opinion séparée. Il y est question des différents niveaux « d’intensité » de ce contrôle. Le premier degré d’intensité se caractérise par l’obligation d’interprétation conforme du droit national à la lumière de l’ensemble du corpus juris interaméricain tel qu’interprété par la Cour de San José. Ici, l’idée est d’interpréter le droit national en ayant égard notamment au principe pro homine dont on sait qu’il est mentionné à l’article 29 de la Convention. Si une telle opération interprétative n’est pas possible, alors le contrôle de conventionalité arbore une intensité plus imposante qui sera mise en œuvre en fonction des possibilités offertes aux juges dans chaque système. Deux options sont envisagées : la première consiste à laisser inappliquée la norme nationale contraire dans l’affaire en cause ; la seconde, plus radicale, revient à déclarer son invalidité dans l’ordre juridique, cette déclaration d’invalidité ayant un effet erga omnes. Une telle démonstration des contours de l’office du juge national à l’égard du droit conventionnel américain n’a pas son équivalent, comme tel, dans le champ du système de la Convention européenne104. À aucun moment, la Cour de Strasbourg México a partir de la sentencia del caso Radilla Pacheco », Anuario Mexicano de Derecho Constitucional, vol. XI, 2011, pp. 593-624. 103 Il est symptomatique de constater que cette opinion séparée est déjà reproduite in extenso comme un véritable article de doctrine dans plusieurs revues, ad exemplum, El Boletín Mexicano de Derecho comparado, 2011, n° 131, pp. 917-967. Il convient de souligner ici que le professeur Ferrer Mac-Greggor est un constitutionnaliste mexicain de renom qui dirige notamment la Revista Iberoamericana de Derecho Procesal Constitucional qui publie depuis plusieurs années déjà des analyses constitutionnelles sur cette thématique du contrôle de conventionnalité. Ses travaux personnels démontrent en outre qu’il s’est évidemment déjà penché sur la question, ad exemplum, E. Ferrer Mac Greggor, « El control difuso de convencionalidad en el Estado constitucional », H. Fix-Zamudio, D. Valades (Coord.), Formación y perspectiva del Estado Mexicano, México DF, El Colegio Nacional-UNAM, 2010, pp. 151-188. 104 Pour un excellent état des lieux de la question, on renvoie à J.-L. Jimena Quesada, « Control de constitucionalidad y control de convencionalidad », Hacia la formacion de un derecho constitucional europeo, (Congreso de la Asociacion espanola de derecho constitucional), Valencia, Tirant Lo Blanch, 2010, pp. 285-317. De même, pour un vue de « l’intérieur » de la Cour, voy. l’article du juge polonais de la Cour européenne, L. Garlicki, « Contrôle de constitionnalité et contrôle de conventionnalité », La conscience des

n’a élaboré de façon aussi structurée une théorie de ce genre qui a pour conséquence d’encadrer de façon explicite et décomplexée les compétences des juridictions nationales. Il est en revanche symptomatique de constater qu’un tel encadrement procédural est plutôt venu du juge de l’Union – autrement dit de la Cour de Luxembourg – dans le cadre d’un processus qui, bien qu’il ait été désireux de laisser une marge de manœuvre aux autorités nationales (sur la base du fameux principe de l’autonomie institutionnelle et procédurale)105 – donc certains auteurs ont pu y voir une manifestation classique du nouveau concept « à la mode », celui de « l’identité constitutionnelle » pour ne pas le nommer106 – n’en a pas moins participé à resserrer l’emprise procédurale de la CJUE sur l’office des juges nationaux afin notamment que les principes de primauté et d’effet direct soient respectés.

Cette théorie du contrôle de conventionalité est sans nul doute la conséquence logique des effets de l’article 2 de la Convention américaine107. Si les États ont l’obligation d’adapter leurs normes internes au standard conventionnel, alors les juridictions nationales en tant que composantes existentielles des ordres étatiques doivent veiller, dans le cadre de leur compétence, à ce que l’opération d’adaptation législative soit conforme aux exigences de la justice interaméricaine. La Cour établissait d’ailleurs expressis verbis ce lien causal entre l’article 2 et le contrôle de conventionalité dans l’affaire Heliodoro Portugal 108.

La théorie du contrôle de conventionalité a trouvé un écho au Brésil et en Uruguay où les lois d’amnistie brésiliennes et uruguayennes109 ont été déclarées inconventionnelles dans le cadre de deux très importantes affaires – Gomes Lund et autres (plus connue comme étant l’affaire Araguaia)110 et Gelman111 qui enrichissent considérablement la jurisprudence interaméricaine112. droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Paris, Dalloz, 2011, pp. 271-280. 105 CJCE, 7 juillet 1981, Rewe Handelsgesellschaft Nord mbH, 158/80, affaire dite Des « croisières du beurre », Rec. 1981 p. 1805. 106 D. Simon, « L’identité constitutionnelle dans la jurisprudence de la CJUE », L’idendité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, L. Burgorgue-Larsen (dir.), Paris, Pedone, 2011, pp. 27-43. 107 On sait que l’article 2 de la Convention américaine – inexistant au sein de la convention européenne – impose per se aux États qu’ils adaptent leurs ordres juridiques internes au(x) standard(s) posés par la convention américaine telle qu’interprétée par la Cour interaméricaine. 108 CIDH, 12 août 2008, Exceptions préliminaires, fond et réparations, Heliodoro Portugal c. Panamá, Série C n° 186, §180. 109 Il s’agit de la loi d’amnistie du 8 mai 1985 et de la loi du 26 décembre 1986 sur la Caducité de toute prétention punitive de l’État en Uruguay (Ley de Caducidad). S’agissant du Brésil, il s’agit de la loi n° 6.683 du 28 août 1979. 110 CIDH, 24 novembre 2010, Exceptions préliminaires, fond et réparations, Gomes Lund et autres (« Guerrilha do Araguaia ») c. Brazil, Série C n° 219. 111 CIDH, 24 février 2011, Fond et réparations, Gelman c. Uruguay, Série C n° 221. 112 Dans l’affaire Araguaia, l’enrichissement provient d’un aspect méthodologique dans la mesure où la Cour rationalise son analyse. Elle joue en effet la carte de la pédagogie en systématisant l’état actuel du droit international et des droits nationaux des États parties

Les standards : normes imposées ou consenties ? 29

S’agissant de l’arrêt Araguaia, on relèvera la mise en œuvre, pour la première fois, des assertions de principe de la Cour concernant le contrôle de conventionalité. Pour le dire encore différemment, le Brésil fut condamné du fait de l’attitude du Tribunal fédéral suprême qui, par un arrêt du 29 avril 2010, n’accorda aucune valeur à l’obligation d’opérer un contrôle de conventionalité de la loi d’amnistie de 1979113. Le § 177 est un camouflet à l’attention de la plus haute juridiction du Brésil :

« Dans la présente affaire, le Tribunal observe que le contrôle de conventionalité n’a pas été effectué par les autorités juridictionnelles de l’État ; au contraire, la décision du Tribunal fédéral suprême confirma la validité de l’interprétation de la Loi d’Amnistie sans prendre en considération les obligations internationales du Brésil qui découlent du droit international, plus particulièrement celles établies par les articles 8 et 25 combinés avec les articles 1 § 1 et 2 de la convention américaine. »

Cette assertion a fait grand bruit au Brésil au point d’attirer le courroux du Président de la Cour suprême qui fit savoir dans la presse que la plus haute juridiction du Brésil n’était pas liée par les arrêts de la Cour interaméricaine114... On prend la mesure des difficultés de l’acceptation d’un standard « procédural » aux conséquences substantielles majeures, à l’endroit d’un pays dont le sentiment de toute puissance politique et juridique est à son zénith et qui, historiquement, est l’emblème du « souverainisme »115. sur la question de la portée des lois d’amnistie. Son recensement de droit international et national comparé est imposant à dessein (CIDH, 24 novembre 2010, Exceptions préliminaires, fond et réparations, Gomes Lund y otros (« Guerrilha do Araguaia ») c. Brazil, Série C n° 219, §§147-182, notamment §171 ; CIDH, 24 février 2011, Fond et réparations, Gelman c. Uruguay, Série C n° 221, §§195-229) comme si elle aspirait à accroître l’autorité de sa démonstration, notamment à l’égard des autorités internes et plus particulièrement des juridictions nationales. Le résultat est une « consolidation » incontestable de sa jurisprudence relative à l’inconventionnalité per se des lois d’amnistie. Il est symptomatique de relever que la Commission interaméricaine des droits de l’homme, en soumettant l’affaire Araguaia à la Cour, a estimé qu’il y avait là « une opportunité importante afin de consolider la jurisprudence interaméricaine sur les lois d’amnistie concernant les disparitions forcées et les exécutions extrajudiciaires ainsi que l’obligation subséquente des États de faire connaître la vérité à la société et de d’enquêter, juger et sanctionner les violations graves des droits de l’homme ». (§1 de l’arrêt Gomes Lund). 113 Cette affaire était présentée au §136 de l’arrêt Gomes Lund. 114 Déclaration du Président du Tribunal fédéral Suprême, Cezar Peluso qui affirma « A eficacia (da decisao da Corte Interamericana de Direitos Humanos) se da no campo da convencionalidade. Nao revoga, nao anula e nao cassa a decisao do Supremo » (http://amazonstreet.wordpress.com/ 2011/04/12/lei-da-anistia-e-decisao-da-corte-interamericana/). 115 Voir A. de Carvalho Ramos, « O Dialogo das Cortes : O Supremo Tribunal Federal e a Corte interamericana de Direitos Humanos », Quartier Latin Do Brasil, 2009, pp. 805 à 850. V. De Oliveira Mazzuoli, « The Inter-American Human Rights protection system : structure, functionning and effectiveness in Brazilian Law », Revista interamericana y europea de derechos humanos, Vol. n° 3, n° 1-2, 2010, pp. 175-199. De même, O. Ruiz-Chiriboga, « The conventionality control : examples of (un)sucessful experiences in Latin America », Revista interamericana y europea de derechos humanos, Vol. n° 3, n° 1-2, 2010, pp. 200-219.

Les nouveautés analytiques que l’on décèle dans l’affaire Gelman116 sont quant à elles assez nombreuses117. S’agissant de la question de l’adhésion au contrôle de conventionalité, il convient de relever une des caractéristiques essentielles du « cas » uruguayen dans le paysage latino-américain des amnisties : le soutien populaire que la loi d’amnistie de 1986 reçu à deux reprises. En effet, en 1989 et 2009, les citoyens uruguayens consultés au moyen de diverses techniques de démocratie directe (référendum et plébiscite) mirent en avant leur volonté de ne pas revenir sur les termes et la portée de l’amnistie118. La seconde consultation intervenait d’ailleurs quelques jours après une décision historique de la Cour suprême de justice d’Uruguay qui, le 19 octobre 2009, dans l’affaire Sabalsagaray Curutchet Blanca Stela, avait déclaré l’inconstitutionnalité des articles 1er, 3 et 5 de la loi de 1986 en se basant sur le standard interaméricain... Autrement dit, le peuple désavouait le juge qui avait été un parfait « juge conventionnel de droit commun »... Dans ce contexte particulièrement sensible, la Cour interaméricaine n’eut aucun état d’âme pour affirmer que :

« § 238. Le fait que la loi de caducité ait été approuvée par un régime démocratique et qu’elle ait même reçu un soutien populaire à deux reprises à travers l’approbation des citoyens, ne lui confère aucune légitimité, ni en soi, ni automatiquement, en droit international. La participation des citoyens […] doit se concevoir comme un fait imputable à l’État et générateur de responsabilité internationale de celui-ci.

§ 239. La seule existence d’un régime démocratique ne garantit pas per se le respect permanent du droit international notamment du droit international des droits de l’homme, ce qui a même été affirmé par la Charte démocratique interaméricaine. La légitimation démocratique de faits ou d’actes déterminés dans une société est limitée par les normes et obligations internationales de protection des droits de l’homme reconnus dans des traités comme la convention américaine, de telle sorte que l’existence d’un véritable régime démocratique est déterminée par ses caractéristiques aussi bien formelles que matérielles ; par voie de conséquence, la protection des droits de l’homme, particulièrement dans les cas de graves violations des normes du droit international des droits de l’homme, constitue une limite infranchissable à la règle majoritaire, c’est-à-dire à la sphère de ce qui est susceptible d’être décidé par une partie des majorités dans le cadre d’instances démocratiques au 116 CIDH, 24 février 2011, Fond et réparations, Gelman c. Uruguay, Série C n° 221. 117 De la spécificité d’une disparition forcée d’une femme enceinte – qui rejaillit automatiquement sur l’enfant de la disparue (soustrait à sa mère et confié à des familles de militaires) – à l’apparition d’un « droit à l’identité » même si la Cour admet qu’il n’est pas garanti par la Convention américaine, en passant par l’affirmation catégorique de la supériorité des impératifs de sanction des violations graves des droits de l’homme sur les manifestations de démocratie directe, les apports de cette affaire sont multiples. 118 Cour IDH, 24 février 2011, Fond et réparations, Gelman c. Uruguay, Série C n° 221, §§145-150

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sein desquelles doit également primer le “contrôle de conventionalité” (supra § 193) qui relève de la fonction et des tâches de n’importe quelle autorité publique et pas uniquement du seul pouvoir judiciaire ».

La Cour interaméricaine valorisa la décision de la Cour suprême uruguayenne pour démontrer in fine y compris contre l’avis du peuple, que l’important, le fondamental, l’existentiel, était l’importance des valeurs sous-tendues par la Convention américaine, interprétée par la Cour : le contrôle de conventionalité est l’instrument de cette dynamique.

En Europe, on pourrait en termes assez grossiers considérer que la théorie de la marge nationale d’appréciation est au système conventionnel européen ce que la théorie du contrôle de conventionalité est au système interaméricain. D’un côté la contrainte conventionnelle est maximale ; de l’autre, c’est le « relâchement » conventionnel qui est à l’honneur. La littérature sur cette théorie est considérable et met en exergue un fait indéniable : les auteurs ne s’accordent pas tous sur une définition qui serait consensuelle119, tandis qu’il en va de même pour les juges de la Cour européenne120. Quoi qu’il en soit, le minimum commun qui se dégage de la multitude des interprétations consiste à affirmer que c’est une théorie qui repose sur 119 Pour un essai stimulant sur la question qui présente la multitude des approches, v. J. García Roca, El margen de apreciación nacional en la interpretación del Convenio europeo de Derechos Humanos : soberanía e integración, Madrid, Civitas-Thomson, 2010, 389 p. En français, on lira avec profit l’article de F. Tulkens, L. Donnay, « L’usage de la marge d’appréciation par la Cour européenne des droits de l’homme. Paravent juridique superflu ou mécanisme indispensable par nature », Revue de Science criminelle et de droit pénal comparé, 2006, n° 1. 120 Les propos de C.L. Rozakis sont sans ambigüité à cet égard, v. « Through the Looking Glass : An « Insider »’s view of the Margin of Appreciation », Mélanges Costa, Paris, Dalloz, 2010, p. 528 : « The margin of appreciation is, as is well known, a judge-made concept that does not appear in the text of the instrument itself, but which, together, with other judge-made concepts (such as the ‘autonomous notions’), has played a pivotal role in the creation of European human-rights law : and it is a concept about which there is still no obvious uanimity among judges of the Court, with regard to the purview of its applicability ». (C’est nous qui soulignons).

deux fondements : la philosophie de la subsidiarité d’un côté et la souveraineté étatique de l’autre qui induisent d’accorder une place au pluralisme juridique afin de respecter les spécificités juridiques des États. La jurisprudence actuelle de la Cour met en avant comme jamais le défi majeur auquel sont confrontés les juges : jusqu’où opter pour le judicial self retraint (en laissant libre cours à la théorie de la marge nationale d’appréciation) sans brider le développement des droits qui prend appui sur un judicial activism maîtrisé ? Equilibre précaire, « mouvement pendulaire » pour reprendre les mots de Jean-Paul Costa121 et qui fait l’objet de (re) positionnements constants... Quoi qu’il en soit, il est évident que les juges nationaux y sont sensibles et que cela participe de la confiance qu’ils ont dans l’organe régional de garantie des droits122. À cet égard, c’est la Grande chambre de la Cour européenne qui donne le « la », c’est-à-dire qui décide et balance entre la continuité et l’évolution de la jurisprudence »123.

* L’acceptation des standards n’est jamais donnée

une fois pour toutes. Une somme considérable de facteurs explique l’acceptation ou à l’inverse le rejet des valeurs qu’ils véhiculent. Bien qu’il ait été tenté de présenter des tendances de fond, il faut toutefois reconnaître que la cartographie de l’adhésion aux standards est subtile (pour ne pas dire complexe), pétrie de nuances et sujette à des évolutions dans le temps et dans l’espace. Autant de défis analytiques pour le chercheur toujours et sans doute trop en quête de cohérence... 121 Jean-Paul Costa, « Currents challenges for the European Court of Human Rights », Leiden Law School, 10 déc. 2011, A Raymond and Berverly Sackler Distinguished Lecture in Human Rights. 122 Pour une analyse de la réception de la jurisprudence de la Cour en Allemagne, France et Royaume-Uni, v. E. Bjorge, « National supreme courts and the development of ECHR rights », I. CON, 2011, Vol.9, n1, pp. 5-31 123 L. Wildhaber, « La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme », Mélanges en l’honneur de J-P. Costa, op. cit., p. 701.