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Le terme « ethnique » est fortement connoté. Objet de nombreux débats polémiques, son emploi a tendance à introduire plus d’ambiguïtés et de malentendus qu’il n’éclaire la situation dont on souhaite parler. Le sujet des statistiques ethniques, lourd de malentendus, mérite ainsi explications et débats. À la question « les statistiques ethniques sont-elles un moyen nécessaire ou dangereux ? », Patrick Simon répond qu’il s’agit d’un outil qui peut être dangereux mais qui est nécessaire. En effet, toutes les études produites par les chercheurs peuvent être utilisées à bon et à mauvais escient, et l’on peut dire à peu près tout et son contraire à partir des mêmes chiffres. La magie du chiffre et son utilisation dans le débat public et politique conduisent en particulier les chercheurs qui travaillent sur des sujets en prise avec l’actualité, à avoir une conscience aiguë de leur responsabilité. Il existe en France trois niveaux de recueil des données sur la population : – les enquêtes anonymes ; – les fichiers administratifs, qui contiennent des données pré- cises et nominatives sur les per- sonnes (allocations familiales, listes électorales, etc.), aux- quels il est difficile d’échapper à moins de vivre dans la clan- destinité ; – les recensements, qui sont à un niveau intermédiaire, l’information, nominative au départ, étant ensuite sup- primée. Évidemment, si vous pensez que les garanties démocratiques ne sont pas réunies à un moment t, vous vous méfierez des fichiers administratifs, ou du recense- ment, s’il pose un jour la ques- tion ethnique. A-t-on confiance en l’État ? C’est une interroga- tion éthique et politique forte. Il est possible de douter. Je n’ai pas de réponse à ce problème. Jusqu’ici, les statistiques sur l’im- migration servaient à observer les flux : qui sont les immigrés ? quel est leur nombre ? combien viennent pour le regroupement familial ? Ce n’est pas ce dont nous parlerons aujourd’hui. Un outil des politiques publiques On fait rarement des statis- tiques gratuitement, dans le seul but de décrire des popula- tions, des situations écono- miques ou urbaines. Les statis- Les statistiques ethniques Un moyen nécessaire ou dangereux ? 23 OCTOBRE 2007 Patrick Simon est socio-démographe à l’Ined. PATRICK SIMON Les après-midi 9 À QUOI SERVENT LES STATISTIQUES ?

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Page 1: Les après-midi · l’immigration marocaine, qui démarre à la fin des années 1960, en même temps que l’im-migration turque; à l’immigra-tion tunisienne, plus réduite; enfin,

Le terme « ethnique » est fortement

connoté. Objet de nombreux débats

polémiques, son emploi a tendance

à introduire plus d’ambiguïtés

et de malentendus qu’il n’éclaire

la situation dont on souhaite parler.

Le sujet des statistiques ethniques,

lourd de malentendus, mérite

ainsi explications et débats.

À la question « les statistiques

ethniques sont-elles un moyen

nécessaire ou dangereux ? »,

Patrick Simon répond

qu’il s’agit d’un outil qui peut être

dangereux mais qui est nécessaire.

En effet, toutes les études produites

par les chercheurs peuvent être

utilisées à bon et à mauvais

escient, et l’on peut dire à peu près

tout et son contraire à partir

des mêmes chiffres.

La magie du chiffre

et son utilisation dans le débat

public et politique conduisent

en particulier les chercheurs

qui travaillent sur des sujets

en prise avec l’actualité, à avoir

une conscience aiguë

de leur responsabilité.

Il existe en France trois niveauxde recueil des données sur lapopulation :– les enquêtes anonymes ;– les fichiers administratifs, qui

contiennent des données pré-cises et nominatives sur les per-sonnes (allocations familiales,listes électorales, etc.), aux-quels il est difficile d’échapperà moins de vivre dans la clan-destinité ;

– les recensements, qui sont àun niveau intermédiaire,l’information, nominativeau départ, étant ensuite sup-primée.

Évidemment, si vous pensez queles garanties démocratiques nesont pas réunies à un moment t,vous vous méfierez des fichiersadministratifs, ou du recense-ment, s’il pose un jour la ques-tion ethnique. A-t-on confianceen l’État ? C’est une interroga-tion éthique et politique forte. Ilest possible de douter. Je n’ai pasde réponse à ce problème.

Jusqu’ici, les statistiques sur l’im-migration servaient à observerles flux : qui sont les immigrés ?quel est leur nombre? combienviennent pour le regroupementfamilial ? Ce n’est pas ce dontnous parlerons aujourd’hui.

Un outildes politiques publiques

On fait rarement des statis-tiques gratuitement, dans leseul but de décrire des popula-tions, des situations écono-miques ou urbaines. Les statis-

Les statistiques ethniquesUn moyen nécessaireou dangereux ?

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Patrick Simon

est socio-démographe

à l’Ined.

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À QUOI SERVENT LES STATISTIQUES ?

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tiques servent le plus souvent àconduire des politiques. Lespolitiques familiales utilisentpar exemple le concept de« famille monoparentale » ;pour cette raison, dans lesappareils d’observation statis-tiques, on collecte des informa-tions sur les structures fami-liales.

Je ne doute pas d’ailleurs quevous ayez régulièrement re-cours aux statistiques dans vospratiques professionnelles :vous utilisez des données survotre bassin d’emploi ou d’ha-bitat, qui décrivent les compo-sitions familiales, leur taille,leur niveau de ressources, lesbénéficiaires du RMI, les tauxde chômage, etc., toute unesérie d’indicateurs quotidiensqui vous donnent une photo-graphie de votre territoire.

On voit donc qu’il y a une rela-tion directe entre les statis-tiques que nous construisonsdans la recherche ou la statis-tique publique et l’action desagents des politiques publiquesou, plus largement, les poli-tiques publiques dans leurconception.

Décrire le modèle françaisde l’intégration

La France est une terre d’immi-gration depuis le milieu duXIXe siècle. On enregistre doncdepuis très longtemps dans lerecensement la nationalité desindividus, leur pays de naissan-ce… ce qui nous permet de direque la société française serenouvelle avec l’apport desimmigrés, qui la composentpour partie et la transforment.Pendant longtemps, on ne l’acependant pas perçu ainsi.Mais, depuis quelques années,on revient sur cette histoire, àsavoir que l’immigration n’estpas un épisode ponctuel, mar-

ginal, dans l’histoire de laFrance, mais au contraire unélément structurant tout aulong d’un siècle et demi, qui estvenu alimenter la population,l’économie, la culture et lesproductions de toutes sortes.

Quel est donc le modèle d’inté-gration français ? Les immigrésarrivent sur le sol français (ilsne font pas trop de bruit, si pos-sible) et, petit à petit, ils chan-gent. C’est-à-dire qu’ils setransforment, s’adaptent, ac-quièrent la langue, les pratiquesde leur terre d’accueil, puis ilsdisparaissent : ils sont assimiléset acquièrent la nationalitéfrançaise. Les statistiques, quiservaient à décrire ce processus,s’achevaient à ce moment-là :les immigrés étaient devenusdes citoyens français théorique-ment indistincts des autres.

Cette vision, qui est au centre dela conception française de l’inté-gration, est une vision politique,très abstraite. Certes estimable,elle paraît cependant en décala-ge avec les réalités sociolo-giques, car l’intégration ne pas-sait évidemment pas par unetransformation aussi radicaledes immigrés jusqu’à leur fusiondans un ensemble appelé « laFrance »… D’abord parce que cetensemble qui s’appelle la Francen’existe pas, il n’est que théo-rique : que de différences entreSaint-Denis et Neuilly-sur-Seine,Marseille, Toulouse ou Lille ! Lesenvironnements, les normes, lespratiques sociales… Ensuite,parce que, si devenir Françaisdonne accès aux droits poli-tiques et sociaux, il en va autre-ment du point de vue des pra-tiques sociales. Par exemple,dans l’entre-deux-guerres, dansles quartiers à forte concentra-tion d’immigration italienne, ilétait bien difficile de distinguerun Italien devenu français de sesvoisins qui ne l’étaient pas…

Il y avait également l’idée deregarder globalement lesFrançais et les étrangers, c’étaitcomme cela que l’on décrivaitla diversité de la société françai-se. Mais on ne pensait pas auxeffets de l’immigration sur lelong terme, à la succession desgénérations qui allaient trans-former ou influencer la viesociale dans les différents quar-tiers concernés.

Ainsi, cette conception fran-çaise de l’intégration trouveaujourd’hui ses limites, parceque les conditions de l’intégra-tion ont changé et que les des-cendants des immigrés ne sontplus naturellement invisiblesau sein de la société française. Ily a de fait un décalage entre lafaçon dont fonctionne la socié-té et les statistiques censées ladécrire.

Que s’est-il passé ? L’immi-gration de l’entre-deux-guerresa été ponctuée par un événe-ment majeur : la SecondeGuerre mondiale, dont l’unedes conséquences a été deremettre à zéro le contrat socialen y intégrant brutalement lesvagues d’immigration del’entre-deux-guerres nécessairesà la reconstruction du pays.

Il n’y a pas eu, depuis les années1950, d’événements majeurs decette nature, où le contrat socialet national soit radicalementredéfini, avec l’ensemble de sescomposantes, immigrés etanciens immigrés compris.L’immigration d’après-guerrerencontre un contexte françaisbien différent, qui modifie lesconditions de l’intégration :

1. L’identité nationale n’estplus à reconstruire. Après lavague d’immigration desannées 1950-1960 émerge laseconde génération des descen-dants d’immigrés. La question

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de leur légitimité à être là, telsqu’ils sont, suscite des débatsparce qu’ils sont devenusvisibles tout d’un coup.

2. Cette visibilité est renforcéepar la nature de l’immigrationd’après-guerre, qui n’est passeulement une immigration detravail ou d’asile politique,comme cela a été le cas dansl’entre-deux-guerres, mais uneimmigration post-coloniale quivient se superposer à l’immigra-tion traditionnelle de travail. Jepense notamment à l’immigra-tion portugaise (700 000 per-sonnes entre 1963 et 1973) –que l’on imagine à tort trèsancienne –, complètement in-visible aujourd’hui, peu débat-tue, très structurée, qui estpourtant l’une des immigra-tions les plus importantes,contemporaine des migrationsen provenance du Maghreb,même un peu plus tardive parrapport à l’immigration algé-rienne qui commence en 1948,prend de l’ampleur en 1954 etcroît vraiment après 1962 ; àl’immigration marocaine, quidémarre à la fin des années1960, en même temps que l’im-migration turque ; à l’immigra-tion tunisienne, plus réduite ;enfin, à l’immigration d’Afri-que subsaharienne, présentetout au long du XXe siècle et quiprend de l’ampleur à la fin desannées 1980. Voilà le calendrierqu’il faut avoir à l’esprit.

Cette immigration post-colo-niale a une particularité. Nonpas ce que l’on dit souvent, àsavoir une distance culturelle,l’islam par exemple, qui la sin-gulariserait par rapport à l’im-migration européenne et expli-querait que les conditions d’in-tégration ont changé – je nepense pas que cela soit l’élé-ment déterminant. La particu-larité est plutôt que cette immi-gration vient après la décoloni-

sation mais s’est construiteantérieurement, pendant lacolonisation, et a été nourriepar un discours d’assimilation,un rapport à l’administration,aux institutions qui s’est forgé àce moment-là et qui se trouveréactivé dans le cadre de lamigration.

Entrent aussi en jeu les repré-sentations que nous avons despopulations ex-colonisées. Lediscours selon lequel certainescivilisations seraient supé-rieures à d’autres, justifiant parlà le fait colonisateur, nous aimprégné (même si on ne letient plus dans les mêmestermes aujourd’hui) et est diffi-cile à dépasser ici et mainte-nant.

La dureté, toute particulière,des préjugés à l’égard des des-cendants d’immigrés d’originemaghrébine ou africaine, quine touche pas les descendantsd’immigrés italiens, polonaisou portugais, peut s’expliqueren partie par ce bagage histo-rique construit dans le cadre dela colonisation. Je le dis defaçon très générale, sans entrerdans une démonstration, c’estun champ ouvert qui suscite denombreux débats dans la com-munauté scientifique.

Comprendre comment se construisent les inégalités… pour les combattre

Pourquoi ai-je fait ce détourhistorique ? Parce que, dans lecadre des statistiques dites« ethniques », on fait référence– surtout quand on passe del’ethnique au racial – à des caté-gories qui ont été construitesau cours de l’expansion euro-péenne des XVIe, XVIIe, XVIIIe etXIXe siècles, catégories que nousavons disqualifiées après 1945.Bien que le discours sur les

races n’ait plus cours, il n’en apas moins imprégné nos sché-mas mentaux et la façon dontnous percevons et construisonsles autres.

Je crois qu’il est impossible deparler des difficultés d’accès aumarché de l’emploi, au loge-ment, ou d’évolution dans lesystème scolaire sans recon-naître l’héritage de ces catégo-ries ancestrales. Non pour direqu’elles sont justes et les réha-biliter parce qu’elles décriraientbien les gens, mais parce quel’on ne peut pas juger sérieuse-ment des effets du racisme sanscomprendre comment les caté-gories du racisme et du préjugése construisent. Pour attesterdes difficultés de l’accès aumarché de l’emploi des jeunes –diplômés ou non, dans lesquartiers en politique de la villeou non – du fait de leur origine,il faut être en situation de pou-voir les décrire.

Aujourd’hui, le « délit d’adres-se » explique-t-il tout ? Peut-ondire que les jeunes de nos quar-tiers sont sur le même piedd’égalité quand ils vont cher-cher un travail, quelle que soitleur origine ou leur couleur, etque ce qui les stigmatise est leurlieu d’habitat ou des problèmesde qualification ? Peut-on secontenter de cette réponse ? Sic’est le cas, vous avez raison, laprise en compte des effets duracisme est anecdotique et mar-ginale. En revanche, si vouspensez comme moi que, àniveau de diplômes et lieud’habitat identiques, le faitd’être blanc ou noir fait unedifférence, alors il faut égale-ment prendre en compte ledélit de faciès.

Penser que l’essentiel estconstruit dans le délit d’adres-se, la concentration, la ségréga-tion, les difficultés de res-

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sources et qu’il faut apporterplus à ces quartiers n’est pascontradictoire avec le fait de seposer la question, à l’intérieurdes mêmes quartiers, de savoirsi les personnes ont, selon leurorigine, la possibilité d’accéderà des ressources économiques,scolaires ou résidentielles demême nature.

Si, en plus du délit d’adresse,s’ajoute un délit de faciès, alorsle type d’aides, de ressourcesque vous allez devoir apporterne sera pas exactement lemême. Mais si vous continuez àapporter exactement les mêmesréponses quelle que soit l’origi-ne des personnes, alors peut-être passerez-vous à côté d’unedes causes qui créent la ségréga-tion. Dans ce cas, l’action duracisme et des préjugés conti-nuera à opérer malgré les effortsque vous aurez produits pourcompenser les défauts de quali-fication et le délit d’adresse.

Nous ne parlons pas là deréponses politiques qui seraientcelles de la discrimination posi-tive, de dispositifs ciblés sur despersonnes en raison de leur ori-gine, mais a minima de dia-gnostic : savoir ce qui pèseaujourd’hui sur les trajectoiresde ces personnes. Comprendre,déjà.

Je voudrais parler maintenantdes statistiques au travers desclassifications. Dans notresociété, il y a des hommes, desfemmes, des jeunes, des vieux,des groupes sociaux que l’onpeut qualifier en fonction deleur position socio-écono-mique, de leur revenu, de leurtype et lieu d’habitation, deleur statut matrimonial ouencore de leur nationalité. EnFrance, on a établi ce type declassifications pendant plusd’un siècle et demi.

Les statistiques ethniques sesont développées dans d’autrespays en partant du principe quedes différences existent entreles citoyens d’un même pays (laquestion de la nationalité n’estpas une question déterminan-te). Ces différences sont lerésultat de dynamiques anté-rieures de racisme ou de discri-minations institutionnelles. Parexemple, l’esclavage a construitaux États-Unis un système légalde séparations étanches entreles populations qui, après sonabolition, a été relayé par unsystème de ségrégation racialeofficiel, institutionnel, mainte-nu jusqu’en 1964.

Face à cette histoire, les États-Unis ont construit un appareild’observation pour décrire lespopulations en fonction descaractéristiques par lesquelleselles ont été discriminées. Cettefois, non pas dans le but d’utili-ser cette information pourorganiser la discrimination,mais, à l’inverse, pour réparerce qui a été son objet pendantun siècle et demi.

Si l’on s’intéresse aux classifica-tions, on s’aperçoit que les caté-gories utilisées ont une caracté-

ristique très déplaisante en celaqu’elles reprennent les stéréo-types. Elles ne prétendent aucu-nement définir l’identité desindividus et se justifient ainsi :il y a des stéréotypes dans lasociété, pour en comprendre leseffets, il faut construire cesmêmes stéréotypes dans lescatégories : Blanc, Noir,Hispanique, Asiatique. On nefait pas dans le détail…

Aux États-Unis, ces catégoriessont proposées et discutées…Inconcevable, en France ! Notreculture de la confrontation etde la consultation dans cechamp est… assez faible. AuxÉtats-Unis comme au Canada,les catégories sont négociéesavec des groupes actifs, des lob-bies, des associations, et reflè-tent l’évolution des mentalités.Cela peut nous sembler étrangeet perturbant, parce que l’onconsidère souvent les catégoriesscientifiques comme figées, trèsobjectives, ce qui n’est pas vrai :les catégories scientifiques sontreconstruites en fonction desévolutions de la société.

Comment représente-t-on parexemple les populations pré-caires aujourd’hui ? Quellessont les catégories utiles pourdécrire les positions profession-nelles ? Le monde ouvrier est-ilbien celui qui dépeint le prolé-tariat ? (On sait que ce n’estplus le cas.) Comment qualifie-t-on le monde des employésqui font des tâches d’exécu-tion, finalement pas très éloi-gné de ce qu’a été le mondeouvrier non industriel aupara-vant ? On voit bien là qu’il y ades nécessités d’adaptation quinous obligent à repenser lescatégories socioprofession-nelles et plus généralement

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LES CLASSIFICATIONS

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celles qui décrivent les inégali-tés sociales.

Il y a également un type decatégories, très discutées parceque subjectives, qui prennenten compte la façon dont lesgens se perçoivent. Parexemple, l’identité d’« Ame-rican Indians » (les Indiens, pre-miers habitants des États-Unis).Peu revendiquée jusqu’à la findes années 1980, cette catégo-rie se trouve subitement revalo-risée avec des célébrités qui s’af-fichent « American Indian »(comme Marlon Brando), desmouvements de réinvestisse-ment identitaire qui militentpour la cause indienne ou lefilm « Danse avec les loups »…Tout à coup, se revendiquerd’une origine indienne revêtun certain prestige. Ainsi, on avu doubler subitement, d’unrecensement à l’autre, lenombre des gens qui se sontdéclarés appartenir à cette caté-gorie. Pour les démographes,c’est très troublant, car lesvariations sont compliquées àinterpréter…

Chaque société a ses proprescatégories, non transposablesailleurs parce que liées à sonhistoire. Les Britanniques enre-gistrent les personnes d’originebangladeshi ou pakistanaise ;en Suisse, ce sont les Albanais ;en Italie, les Albanais, lesMarocains et les Subsahariens ;en Allemagne, les Turcs…

Dans de nombreux pays, on col-lecte des données « ethnocultu-relles », « ethniques » ou« raciales ». Les terminologies nesont pas neutres et l’on a raisonde débattre de l’utilisation duterme « race », terme très contes-table ; du terme « ethnique »également. Mais quels motsmettre à la place ?

On pourrait dire « origine géo-graphique », mais c’est un peubizarre. Si l’on parle de per-sonnes nées en France àLa Courneuve de parents immi-grés algériens, leur origine géo-graphique n’est pas algérienne !

On pourrait parler aussi d’« ori-gine nationale », mais cela lais-serait sous-entendre que lespersonnes ne sont pas fran-çaises, alors qu’elles le sont.

Dans le débat récent, on s’estmis à parler de « minoritésvisibles », catégorie utilisée parles Canadiens, que je trouveintéressante.

• «Minorités». Ce terme renvoieà un mécanisme politique. Laminorité n’est pas un termedémographique au sens strict, ilcombine du démographique etdu politique. Ce n’est pas simple-ment un groupe de populationde taille réduite à l’intérieur d’unensemble plus vaste (en Afriquedu Sud, la minorité noire était

une majorité démographique ;les femmes également sont unemajorité démographique). Parminorités, on entend groupes enposition subalterne face à ungroupe dominant qui a la légiti-mité politique et historique.

• «Visibles». Certaines popula-tions sont rendues visibles parl’attention qu’on leur porte et parun certain nombre de signes dis-tinctifs qui deviennent impor-tants parce qu’ils sont utilisésdans les débats sociaux. La cou-leur de peau, de toute évidence,en est un. En France, on a beau-coup de mal à évoquer cette ques-tion. Est-ce bien ou pas? On peuten débattre. Cela n’a pas été unsigne distinctif significatif dansnos représentations sociales, maiscela tend à le devenir.

Bien sûr, vous pouvez me direque, à partir du moment où l’onparle de la couleur, on rend cesigne encore plus significatif.C’est vrai. Si je commence àprendre au sérieux les effets dela couleur dans les rapportssociaux, je leur donne plus d’im-portance qu’ils n’en avaientavant que j’en parle. Mais lesignorer, c’est décrire une sociétételle qu’on aimerait qu’elle soit,pas telle qu’elle est. Commentpuis-je vous convaincre que lacouleur de peau a une incidencedans la vie sociale si je ne dispo-se pas de cette information dansles statistiques ? Le raisonne-ment se mord rapidement laqueue, puisque l’on m’objecteraque je dois démontrer l’utilitéde cette information pour pou-voir l’obtenir. De ce fait, onpasse à côté des discriminationsque subissent les personnes dufait de leur couleur de peau etl’on minimise l’importance duracisme dans la vie quotidienne.

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LES CATÉGORIES ETHNIQUES ET RACIALES

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• Aux États-Unis

Les Américains répondent à desquestions sur leur « race » dansle recensement ou lors d’opéra-tions administratives (inscrip-tion des enfants à l’école,recherche d’emploi, embauchedans une entreprise, etc.). Cetteinformation est également àrenseigner pour bénéficier desdispositifs de « l’AffirmativeAction » (discrimination positi-ve), dans les secteurs où ils exis-tent. Par exemple, pour l’accèsà un emploi public, vous pou-vez bénéficier d’un traitementpréférentiel sur la base d’unesimple auto-déclaration d’ap-partenance à une minorité eth-nique ou raciale.

Si l’on demande dans le ques-tionnaire : « What this personconsiders himself/herself tobe ? » [« Comment cette person-ne se considère-t-elle ? »], c’estparce que l’on considère que larace n’est pas une réalité maisune vision subjective de soi. Iln’y a d’ailleurs pas de définitionjuridique de ce qu’est un Blancou un Noir. L’auto-déclaration

peut-elle être contestée ? Que sepasse-t-il si, bien que blanc,vous dites que vous êtes noir ?Voyons le cas d’école suivant.

Deux employés d’origine ita-lienne, les frères Malone, pas-sent le test d’entrée pour deve-nir pompiers de Boston, maissont recalés. Ils le repassentl’année suivante, mais cette foiscochent la case « Je suis membred’une minorité ethnique etraciale » et bénéficient de ce faitd’un coefficient de points sup-plémentaires. Ils sont recrutés.Leur supérieur hiérarchique,quand il les voit… porte plaintepour usurpation. Les frèresMalone contestent : « De queldroit dites-vous que nous nesommes pas membres d’uneminorité ethnique et raciale ? »Le procès est allé jusqu’à laCour suprême.

Comment fait la Cour suprêmeaméricaine pour savoir si quel-qu’un est blanc ou noir en l’ab-sence de définition juridique?Les États-Unis, contrairement à

ce que l’on croit, ne sont pas unpays racialiste, ils n’ont plus dedéfinition officielle de la race,mais une définition subjective :la race, c’est ce que les autrescroient qui existe, c’est quelquechose de social, un préjugé, cen’est pas une réalité génétique oudémontrable par la généalogie.

Pour rendre son jugement, laCour suprême a fait faire untriple test : comment les frèresMalone se considèrent-ils eux-mêmes? leur famille se considè-re-t-elle également commeappartenant à la même minoritéethnique et raciale? dans leurquartier, les deux frères sont-ilsconsidérés comme appartenant àcette minorité ethnique et racia-le? Sur la base de ces trois tests, ils’est avéré que les frères Maloneétaient bien les seuls à se consi-dérer comme appartenant à uneminorité ethnique et raciale…

Les juges de la Cour suprêmeont donc débouté les deuxfrères en disant que c’était leurdroit le plus strict de revendi-quer cette appartenance, maisque, pour bénéficier du disposi-tif de réparation des torts causésà cette minorité, il fallait égale-ment que les autres les considè-rent comme en faisant partie :peut-être était-ce un problèmed’identité pour eux mais sûre-ment pas un frein d’accès àl’emploi ! Je trouve cetteapproche cohérente. Personnene vous oblige à être membred’une minorité ethnique etraciale ; cette appartenance n’ad’intérêt pour l’État qu’à partirdu moment où cela vous portepréjudice dans votre vie sociale.

Le questionnaire américain neconstitue pas un fichier qui voussuit partout, ces informations

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PETIT DÉTOUR AU-DELÀ DE NOS FRONTIÈRES…

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ne figurent pas sur votre carted’identité comme c’était le casdans l’Afrique du Sud de l’apar-theid. Vous n’appartenez pas àune minorité, sauf de façonconjoncturelle, ponctuelle, aumoment où vous cherchez unemploi, parce qu’on vous ledemande et que vous pouvezbénéficier de droits spécifiquesde réparation d’un préjudiceantérieur dû à l’esclavage ou à ladiscrimination institutionnelle.La société américaine reconnaîtses torts et dit : compte tenu deces torts, nous savons que vousne partez pas avec les mêmeschances que les autres pourbénéficier de votre citoyennetéet de votre accès à la vie sociale.

Dans le recensement améri-cain, jusqu’en 1960, c’estl’agent recenseur qui déclare larace en remplissant le question-naire ; à partir de 1960, la per-sonne interrogée peut choisirelle-même une catégorie, maisune seule ; depuis 2000, plu-sieurs catégories sont acceptées(« One or more races »). Alorsque l’on se serait attendu à ceque la société américaine semontre extrêmement mélan-gée, les résultats sont asseztroublants : seulement 5 % despersonnes se déclarant noiresont déclaré une autre race.C’est très faible, 5 % de mixité !Et au total, toutes catégoriesconfondues, c’est 1,5 %. Celaveut-il dire que les gens ne sontpas mélangés ? Ce n’est pasfaux, les frontières sont puis-santes, mais elles ne sont plusliées à une définition institu-tionnelle et à une discrimina-tion de longue date (les unionsentre Blancs et Noirs étaientinterdites légalement).

Ces 5 % reflètent-ils la réalité ?Non, car la réponse à la ques-tion posée ne reflète pas lavraie généalogie et lesmélanges qui ont pu s’y pro-

duire, mais traduit plutôt uneconvergence entre la façondont on est perçu et la façondont on se voit : les gens sedisent Noirs parce que, dans lavie sociale, ils sont perçuscomme tels, même s’ils ont desancêtres blancs dans leurgénéalogie. La faible reconnais-sance des « métis » aux États-Unis explique également la

réticence à se déclarer comme« mixed race ». Il est probableque la proportion des per-sonnes déclarant plusieursraces augmentera lors du pro-chain recensement de 2010,non seulement parce que lesmélanges continuent à se pro-duire, mais surtout parce que lalégitimité à se définir comme« mixed » sera plus grande.

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• Au Canada

Les Canadiens, eux, ont décidé,suite à la loi de 1986 sur l’équi-té dans l’emploi, de créer dansle recensement la catégorie de« minorités visibles », qui se pré-sente comme un combiné deréférences à la couleur, à l’origi-ne nationale, à l’origine géogra-phique et à des caractéristiquesculturelles… toutes les formesde préjugés qui circulent dans lasociété. La catégorie ne dit pasla vérité des individus mais lavérité du préjugé. Cette listepeut être réactualisée à chaquerecensement, en fonction del’évolution de la société.

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• En Europe

En Europe, on a beaucoup desuperpositions et la questiondes minorités nationales esttrès ancienne. C’est le casnotamment en Hongrie, enRépublique tchèque, enSlovénie, en Serbie, où l’on estau cœur des anciens empiresaustro-hongrois centraux, avecune mosaïque de peuples : lesRoms, les Hongrois deRoumanie, les Tchèques deBessarabie… Viennent s’y gref-fer des immigrations récentescomme celle des Ukrainiens oudes Chinois en Républiquetchèque.

En plus des vieilles questionsnationales et des minorités, sepose donc la question des nou-velles minorités qui émerge-ront à la suite des migrationsactuelles… Il faut bien com-prendre que les pays de l’Estsont aujourd’hui le tampon del’Union européenne. Les migra-tions en provenance de l’Estsont en partie bloquées dansces pays, qui deviennent lesnouveaux pays frontières etsont utilisés comme une centri-fugeuse pour empêcher la diffu-sion des flux migratoires dansles pays de l’Europe de l’Ouest.

De même, le Maroc plus parti-culièrement, mais aussil’Espagne ou l’Italie bloquentaujourd’hui l’immigration duMaghreb et de l’Afrique subsa-harienne.

Dans les pays d’Europe del’Ouest, la superposition estplus réduite, les minoritésnationales sont relativementlimitées, mais cela dépend aussides pays. La France – qui n’apas de minorités, comme cha-cun sait… – a refusé de signer laconvention cadre du Conseilde l’Europe sur les minoritésnationales, tout comme laRussie et la Turquie. Elle a refu-sé de signer la charte sur leslangues régionales, pour lamême raison. En Italie, il y ades minorités qui ne sont pasdes minorités nationales, maisrelèvent plutôt d’un pluralismenational.

Au Royaume-Uni, il y a lesAnglais, les Écossais, les Gallois,les Irlandais du Nord… on estaussi dans un système demélange… « White » est décom-posé en « British », « Irish »…

Dans le recensement de 2011,une question sur l’identiténationale sera introduite pourpermettre aux « British », aux« Irish », aux « Scottish », aux« Welsh » de répondre spécifi-quement et leur éviter d’utili-ser « l’ethnic question » pourdéclarer cette appartenancenationale.

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Il serait intéressant de savoir cequ’un questionnaire du typeaméricain donnerait en France,sachant à quel point l’idée dumélange est valorisée dans notresociété. De plus en plus, nousnous interrogeons sur nos iden-tités. Pourtant, bien que pluriels,dans le regard de l’autre, noussommes vraiment singuliers :quand vous postulez pour unemploi, la personne qui reçoitvotre CV vous réduit souvent àdes traits stéréotypés… Nous,chercheurs, sociologues, démo-graphes, économistes, devonsadopter, pour comprendre lefonctionnement du marché dutravail, le regard de l’employeur,être aussi réducteurs que lui,d’une certaine façon.

Nos questionnaires doiventnous permettre de remplirdeux objectifs, en apparencecontradictoires :

• D’abord, refléter la diversité, lepluralisme, parce que c’estcomme cela qu’est la sociétéfrançaise aujourd’hui, et demanière irréversible. Ne pas enparler, c’est valider l’idée que lapopulation française est massive-ment blanche, française sur plu-sieurs générations, et que l’ho-mogénéité ou la pureté racialefantasmée par le Front nationalest simple à obtenir : il suffiraitd’expulser les immigrés pourrevenir à une situation antérieureoù l’on n’était pas aussi diversque ça. Comment contredire cetype de discours? Entre autres,en montrant que notre sociétéest multiculturelle, depuis long-temps, de plus en plus, et quec’est ce qui la construit.

• Ensuite, arriver à reproduireles mécanismes discrimina-toires, pour lutter contre eux.

Là, on n’est plus dans la diver-sité, mais dans la réduction.

Le recensement français relèvela nationalité et le pays de nais-sance. Cela nous donne unebonne appréciation de l’immi-gration, mais ne permet en riende décrire la diversité intérieurede la société française.

Dans le débat sur les statis-tiques dites « ethniques », la loiInformatique et Liberté occupeune place centrale. Votée en1978 et amendée en 2004, elledit dans son article 8 que lesdonnées révélant les originesethniques ou raciales, la reli-gion, les orientations sexuelles,les convictions politiques ousyndicales, le statut de santé,ne doivent pas être collectées,sauf si… S’ensuit une liste dehuit exceptions émanant d’unedirective européenne de 1995,qui s’applique à tous les paysmembres de l’Union européen-ne. Ce n’est donc pas une inter-diction, mais plutôt une autori-sation soumise à conditions.

Or, de façon assez curieuse, et laCNIL le reconnaît elle-même,personne n’a jamais demandé àcollecter des données sensiblesfaisant référence à l’origine eth-nique ou à la « race ».Pourquoi ? Parce que cela nefait pas partie de nos cadres depensée. Nous ne nous sommesjamais posé la question – aucu-ne enquête ne l’a fait – de cequ’il advenait aux personnesnoires ou arabes dans la sociétéfrançaise. Personne n’a utiliséces termes ou ces catégories-là.

Lors du débat en cours suscitépar l’amendement à la loiHortefeux, il a été dit à peu prèstout et n’importe quoi. On peut

d’abord dire que cet amende-ment n’a pas du tout sa placedans la loi sur la maîtrise del’immigration, c’est une aberra-tion complète. Ensuite, qu’il estrelativement dangereux, car ilouvrirait la porte aux statis-tiques ethniques. Cela, c’estabsolument faux : la possibilitéde collecter de telles donnéesexiste depuis 1978 ; ce quel’amendement change, c’estqu’il renforce au contraire lescontrôles sur la collecte de don-nées sensibles. Il dit que lesétudes sur la mesure de la diver-sité, des discriminations et del’intégration peuvent justifierque l’on collecte des donnéessensibles, sous couvert d’uneautorisation préalable de laCNIL qui exerce un contrôlesur la façon dont se déroulel’enquête. La procédure estdonc extrêmement encadrée.

Les données considérées commesensibles portent sur les originesethnico-raciales – notons quepersonne ne sait exactement dequoi il s’agit ! –, la religion, l’étatde santé, les convictions poli-tiques et syndicales, l’orientationsexuelle (les mœurs). Mais unsyndicat pourrait faire uneenquête sur les syndicalistes, toutcomme les Églises sur leursmembres… cela fait partie de laliste des exceptions. Concernantles enquêtes sur la santé, lesexceptions sont extrêmementnombreuses ; elles font l’objetd’une autorisation particulière,avec un comité d’éthique qui sta-tue – remarquons qu’il est beau-coup plus facile de faire desenquêtes sur la séropositivité quedes enquêtes demandant à quel-qu’un s’il est blanc ou noir…

La conséquence de nos difficul-tés à construire des catégories

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LES STATISTIQUES ETHNIQUES ET LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS EN FRANCE

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est que l’on ne dispose pas dedonnées qui nous permettentde décrire avec suffisammentde finesse l’état des discrimina-tions aujourd’hui, commentelles se construisent, ce qui sepasse dans les quartiers : lesexisme, le racisme, les inégali-tés de classe… Pour que l’onpuisse regarder tout cela, il fautles saisir ensemble, et pas unedimension contre les autres.Pour décrire et analyser le sexis-me, il faut connaître le sexe despersonnes ; pour décrire et ana-lyser les inégalités de classe, ilfaut connaître la positionsocio-économique des per-sonnes ; que doit-on connaîtrepour décrire et analyser le racis-me ? Il nous faut poser les ques-tions pertinentes qui traitentl’ensemble de ces dimensions.

Je pense qu’une des raisonspour lesquelles nos débats sontaussi violents et polémiques estl’absence d’associations s’expri-mant au nom des personnesexposées aux discriminations.Ça, c’est le résultat du modèlefrançais d’intégration ! Il n’y apas de parole politique légitimedes minorités, parce que,quand elles s’expriment, on lestaxe de communautarisme.

On a donc systématiquement,consciemment, et de façon trèsancienne, bloqué toute formed’expression de cette nature. LeConseil représentatif des asso-ciations noires (CRAN) lui-même est extrêmement atta-qué ! Si l’expression « BlackBritish » existe au Royaume-Uni, par exemple, c’est parceque des associations se sontexprimées en leur nom. Dans lecas de la France, et je le déplo-re, je constate que la consé-quence de cette absence d’asso-ciations reconnues nous place,nous chercheurs, en situationde faux porte-parole des mino-rités !

L’Ined mène avec l’Insee uneenquête très importante sur laquestion des discriminations etde l’intégration. Dans ce cadre,nous posons directement desquestions sur les origines de lapersonne, sa couleur de peautelle qu’elle est perçue par lesautres et telle que la personnela décrirait elle-même. Ce sontdes questions que l’on utiliseen combinaison avec d’autrespour essayer de comprendre,entre autres, la discriminationdue à la couleur de peau.

Nous avons été attaqués vio-lemment par SOS-Racisme quinous a reproché de poser laquestion de la couleur de peau,insinuant que nous la pose-rions pour dire que les Noirssont des fainéants ou que leurQI est inférieur à celui desBlancs… Et si l’on pose la ques-tion de la religion, ce seraituniquement pour dire que lesJuifs gagnent de l’argent…Peut-on croire que l’on tra-vaillerait depuis quinze ans surla question des discriminationsdans ces intentions ? Avec cegenre de procès d’intention,aucune enquête sur les inégali-tés ne pourrait se faire : pour-quoi étudier la situation deschômeurs, sinon pour dire quece sont des fainéants ? Demême, enquêter sur la violenceenvers les femmes serait justepour dire qu’elles l’ont biencherché, etc. Il faut arrêter avecles inversions de sens qui neconduisent qu’à une seuleissue : favoriser l’obscuran-tisme et laisser prospérer lespréjugés.

Dans le cadre de l’enquête Ined– Insee, nous avons envoyé uncourrier à cent associations, etpas seulement les plus connues,pour leur expliquer notredémarche et débattre avec ellesdu questionnaire. Nous nousfaisons insulter : « Les socio-

logues à la solde de Sarkozy ! »On nous demande de ne plustravailler sur ces sujets-là, onest en pleine hystérie ! Nousrefusons de laisser le terrain aupopulisme et considérons quec’est justement en raison dudéveloppement de la xénopho-bie et du racisme au plus hautsommet de l’État que nousdevons plus qu’avant produirede la connaissance.

Quels outils pour luttercontre les discriminations ?

Pour l’instant, nous avonsquelques enquêtes qui posentla question du pays de naissan-ce des parents. On ne pourradonc aborder la question desdiscriminations qu’à l’égarddes descendants d’immigrés.C’est important, mais insuffi-sant.

Quelles sont aujourd’hui nosressources pour lutter contre lesdiscriminations ? Il existe dessolutions alternatives :

• Le testing, qui consiste àenvoyer deux CV (ou deux per-sonnes physiques à un entre-tien), dont on considère quel’un est du type non discrimi-nable (un homme blanc, si pos-sible), l’autre du type discrimi-né (d’origine maghrébine ouafricaine). Il s’agit de créer descatégories de fait en reprenantles préjugés… Résultat : entretrois et cinq fois moins dechances d’être convoqué à unentretien quand on a un nomd’origine maghrébine ou afri-caine. Le testing fonctionnebien, ponctuellement, pour lesprocédures d’embauche oud’accès au logement parexemple, mais est inopérantpour les questions de promo-tion ou de salaire.

Ce que je reproche à cetteméthode (j’ai un désaccord

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assez frontal avec mon collègueJean-François Amadieu à cesujet), c’est de considérer indif-féremment les discriminations,comme si elles étaient de mêmenature : personnes handica-pées, obèses, personnes d’origi-ne immigrée, hommes, fem-mes, etc. On en arrive ainsi àdire que c’est mieux d’être unefemme que d’origine maghrébi-ne, ou mieux d’être d’originemaghrébine que d’être obèse…Dans les débats publics ou dansl’action de la Halde, on est par-fois pas très loin de cette situa-tion. On crée des concurrencesartificielles entre des registresde discrimination qui relèventd’une histoire et de logiquesdifférentes.

Par ailleurs, il est tout à fait dis-cutable de vouloir imposer letesting comme seule méthodede description des discrimina-tions. Les discriminations pren-nent des formes ouvertes ouinsidieuses : il faut des mé-thodes variées pour pouvoir lesobserver et les analyser. C’est lepropre de l’analyse scientifi-que : ne pas avoir d’approcheexclusive.

• On peut aussi faire un travaild’extrapolation à partir desnoms et prénoms. On prendpar exemple le fichier de laCnaf que l’on classe en fonc-tion de l’origine des noms. Ona fait ça sur la ségrégation sco-laire, à travers les prénoms,dans les fichiers du rectorat deBordeaux. Il y a également uneétude récente sur l’accès à l’en-seignement supérieur dans leNord-Pas-de-Calais où l’on s’estaperçu qu’il y avait 95 % deredoublements en premièreannée pour les personnes dontle prénom était arabo-musul-man. Une étude a égalementété menée à partir des prénomssur les condamnations pouroutrages à agents.

On a donc des solutions quis’apparentent plutôt au brico-lage. Elles sont motivéeschaque fois par de vraies ques-tions : le fait d’être vu commeAfricain ou Maghrébin joue-t-ildans les peines de flagrantdélit ? quelles sont les popula-tions qui se font interpellerdans le métro ?

Comment fait-on pour yrépondre ? Par exemple, unepersonne fait une planque àcôté du commissariat de poli-ce et compte les gens qui pas-sent : tant de Blancs, tant deNoirs, tant d’Arabes. Vousallez me dire que cette person-ne fait du profilage racial, etvous aurez raison. Elle repro-duit le même racisme quecelui des policiers, c’est exac-tement ce qu’elle essaie defaire, mais pour le mettre enévidence. Les associationsanti-racistes devraient êtrecontentes d’avoir des étudeschiffrées, objectives, qui attes-tent du délit de faciès !

Accepter d’engager le débat pour avancer

On peut choisir de fonctionnersans instruments de connais-sance des populations, mais onaccepte alors de vivre dans lefantasme : j’ai été interrogé parun journaliste du Times quiétait persuadé que Marseilleserait une ville à majoritémusulmane en 2010… Lesgens disent déjà que la Seine-Saint-Denis est à majoritémaghrébine !

La science est là pour com-battre les fantasmes. Si l’onpense qu’il est dangereux dedonner de l’information surl’état de l’immigration et de lasociété française, on laisse laporte ouverte à toutes sortes depréjugés… et ce sera les vôtres

contre les miens ! Or on saitque, aujourd’hui, ceux qui ontles capacités de diffusion del’information n’ont pas lesmêmes préjugés que nous…C’est aussi simple que cela.

Nous réfléchissons actuelle-ment à des enquêtes, à la façonde fournir, dans les tableaux debord que vous utilisez, des don-nées récurrentes qui soient plusprécises sur ces questions liéesaux discriminations et à l’im-migration – pas seulement lesimmigrés, mais peut-être aussiles descendants d’immigrés –,et permettraient d’avoir unemeilleure connaissance despopulations avec qui vous tra-vaillez.

Les réponses ne sont pas trèscompliquées à apporter si l’onaccepte d’avoir ce débat. Sinon,disons pourquoi on le refuse,de manière argumentée, etassumons les conséquences denos choix. ■

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BOISSARD Sophie, CUSSETPierre-Yves, Statistiques « eth-niques » : éléments de cadrage,Centre d’analyse stratégique,collection « Rapports et docu-ments », 123 p., 2007.

La première partie de ce docu-ment vise à faire le point surl’état du droit et des pratiquesen matière de statistiques « eth-niques » ou « relatives aux ori-gines ». Elle rappelle la législa-tion française et présente lafaçon dont sont mis en œuvredes outils d’« ethnic monito-ring » dans six pays : États-Unis,Canada, Grande-Bretagne, Aus-tralie, Pays-Bas et Belgique. Ladeuxième partie reprend lescontributions et échanges ducolloque organisé sur ces ques-tions en octobre 2006.

«Cinq idées reçues sur l’immi-gration», Population et Sociétés,n° 397, 4 p., janvier 2004.

L’immigration est un thème àce point passionnel dans notrepays qu’il devient difficile defaire sereinement le partageentre les faits établis et les idées

reçues. À partir des connais-sances disponibles, ce numéropropose de dissiper quelquesconfusions.

CLÉMENT Martin, SIMONPatrick, Rapport de l’enquête« Mesure de la diversité ».Une enquête expérimentalepour caractériser l’origine,Institut national d’étudesdémographiques, collection« Documents de travail »,64 p., 2006.

Ce rapport soulève une ques-tion qui revient souvent dansde nombreux débats : doit-on etpeut-on considérer ou non l’ori-gine ethnique, la couleur de lapeau ou la « race » dans l’élabo-ration des statistiques ? Jusqu’àmaintenant, la France n’avaitpas autorisé les fichiers prenanten compte ce type de mesure,au nom de « l’universalisme » dela République et du refus de re-connaître des communautés sé-parées. Mettre en place un outilde mesure pose par ailleurs denombreuses difficultés, tant ilest délicat de définir des catégo-ries en la matière. Reste à savoirsi un tel outil, même imparfait,ne permettrait pas de mieuxévaluer le niveau des discrimi-nations que subit une partie dela population…

Colloque statistiques « ethni-ques » du 19 octobre 2006,Centre d’analyse stratégique,67 p., 2006.

Que permettent de faire les sta-tistiques publiques existantes entermes de connaissance des tra-jectoires des populations immi-grées et d’identification des phé-nomènes de discrimination ?Cela est-il suffisant pour conce-voir et mettre en œuvre des po-litiques publiques efficaces enmatière d’emploi et de loge-

ment ? Quelles leçons tirer denos voisins britanniques, néer-landais et belges qui se livrent àun recensement des données re-latives à l’origine ou à l’apparte-nance ethnique dans les entre-prises ?

Les Immigrés en France,INSEE, collection « Référen-ces », 161 p., 2005.

Cet ouvrage contient des fichesthématiques qui s’organisentautour de cinq grands do-maines : la population immi-grée, les flux d’immigration,l’éducation et la maîtrise de lalangue, la situation sur le mar-ché du travail et les conditionsde vie.

KHIARI Bariza, SIMON Pa-trick, « Statistiques ethniques :le débat », Regards sur l’actua-lité, p. 59-70, janvier 2007.

Deux articles au débat : « Sta-tistiques ethniques : pourquoiune telle controverse sur les ca-tégories ethniques ? », de Pa-trick Simon ; et « Statistiquesethniques contre l’ethnicisa-tion de la question sociale », deBariza Khiari.

RÉGNARD Corinne, Immi-gration et présence étrangèreen France en 2004. Rapportannuel de la Direction de lapopulation et des migrations,Direction de la population etdes migrations, La Documen-tation française, 259 p., 2006.

Le comptage et l’analyse desflux migratoires sont complétéspar les caractéristiques démo-graphiques et économiques dela population étrangère enFrance. À noter un chapitreconsacré aux mariages célébrésà l’étranger et une synthèse surles entrées d’étrangers sur lemarché de l’emploi français. ■

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