les âmes blessées - boris cyrulnik

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Les âmes blessées, comment revivre après les big traumas de la vie

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  • ODILE JACOB, SEPTEMBRE 201 41 5, RU E SOU FFLOT, 7 5005 PARIS

    www.odilejacob.fr

    ISBN : 97 8-2-7 381 -6920-4

  • Prologue

    Au fond du grenier, un trange cartable dcolier. Je laireconnu grce la poigne en ficelle que javais bricole quandloriginale stait casse. Cest curieux dprouver du plaisir enretrouvant un vieil objet. Javais vcu sept ans avec ce sac us.Il voquait je ne sais quoi, un peu de tristesse et de beaut, cecompagnon de mon enfance.

    Je venais de prendre la responsabilit dun centre depostcure psychiatrique au Revest, prs de Toulon. Seulmdecin pour soixante-dix lits, cest ainsi que lon parlait en1970. Jtais mont Sannois, pour dire bonjour Dora, lasur de ma mre qui mavait recueilli aprs la guerre, et jetranais dans le grenier, je ne sais plus pourquoi.

    Jai dpoussir le vieux sac, avec beaucoup de tendresseet, quand je lai ouvert, jai trouv une trousse de crayons, destylos plume et un compas. Un trsor de mmoire. Il y avaitaussi deux ou trois rdactions, comme on nous en faisait faire cette poque, en 1948. Lune delles questionnait : Quevoulez-vous faire quand vous serez adulte ? Je mamusais de

  • la rponse que je mapprtais lire, et jattendais les mots pompier , explorateur ou docteur , quand jai tstupfait de voir que je voulais devenir psychiatre. Javais 11ans et tout oubli.

    Comment est-ce possible ? Comment pouvais-je me soucierde la folie et dsirer la soigner, une poque o jentraisdouloureusement dans lexistence ? O avais-je entendu cemot que lon prononait peu dans ce milieu qui,dsesprment, cherchait retrouver un peu de joie de vivre ?

    Trs jeune, jai t un petit vieux. La guerre mavait forc me poser des questions qui nintressent pas les enfants,dhabitude : Pourquoi a-t-on fait disparatre mes parents ?Pourquoi a-t-on voulu me tuer ? Jai peut-tre commis uncrime, mais je ne sais pas lequel. Dans mon langage intrieur,je ne cessais de me raconter un rcit lancinant que je nepouvais pas dire. Je revoyais le scnario de mon arrestation, lanuit, quand des hommes arms avaient entour mon lit, unetorche lectrique dans une main, un revolver dans lautre etdes lunettes noires la nuit, pour rafler un enfant de 6 ans. Dansle couloir, quelques soldats allemands presque au garde--vous, dans la rue des camions bourrs de gens et contre letrottoir, deux Tractions Avant attendaient pour nousemmener. Allez raconter a, et vous verrez la tte des autres.

    Comment expliquer que je naie pas eu peur, que jaie tintress par mon arrestation et que, plus tard, jaie t fierdavoir pu mvader. Jtais interloqu par les adultes qui meprotgeaient en mexpliquant que jtais un enfant dangereux,jtais dsorient par les soldats qui devaient me tuer et me

  • parlaient gentiment en me montrant la photo de leur petitgaron.

    Comment comprendre a ? Ctait passionnant, ctaitterrible. Je ne voyais autour de moi quun monde dadultesconfus, gentils et dangereux. Dans un tel contexte, il fallait setaire pour ne pas mourir. Je ressentais en moi une nigmedramatique et captivante pour quelque chose qui condamnait mort cause du mot juif dont je ne connaissais pas lasignification.

    Ctait peut-tre a quon appelait folie , un mondeincroyable o des adultes incohrents me protgeaient,minsultaient, maimaient et me tuaient. Jtais, dans lespritdes autres, quelque chose que je ne savais pas, et cette nigmeme troublait, dlicieuse et inquitante. Pour matriser cemonde et ne pas y mourir, il fallait comprendre, ctait maseule libert. Enfant dans de telles conditions, jai cru que lapsychiatrie, science de lme, pouvait expliquer la folie dunazisme et lincohrence des gens qui maimaient en souffrant.La ncessit de rendre cohrent ce chaos affectif, social etintellectuel ma rendu compltement psychiatre, ds monenfance.

    Autour de moi, on expliquait la guerre et limmense crimedes nazis en affirmant que Hitler tait syphilitique. Cettemaladie lavait rendu fou et comme il tait le Fhrer , ilavait le pouvoir de commander aux armes et dinduire despenses folles dans lesprit des gens qui devaient nous tuerpour lui obir. Cette explication avait lavantage de mprisercelui qui nous avait mpriss, comme si lon avait pens : Il a

  • une maladie honteuse qui lui ronge le cerveau et explique lesactes fous quil a commands. Les progrs mdicaux desannes 1950 structuraient les rcits de la culture, en luifournissant des arguments faciles pour expliquer la folie socialedu nazisme. Un peu plus tard, lors des annes 1960, quand lapsychanalyse a commenc participer aux dbats culturels, ona affirm que Hitler tait hystrique, et quand la psychiatrie aajout son grain de sel, on a dit quil tait paranoaque. Puis, en1970, la dcouverte de laltration des neurones moteurs de labase du cerveau dans la maladie de Parkinson a expliqu letremblement de la main gauche que Hitler cachait derrire sondos, et ce fut suffisant pour expliquer les dcisions dunhomme dont la dmence avait provoqu la guerre mondiale.

    Ces explications nexpliquaient rien, mais donnaient uneforme verbale dans une socit cartsienne qui, constatant uneffet fou, comme la guerre ou le racisme, devait lui trouver unecause folle puise dans les strotypes que rcitait la cultureambiante. On se payait de mots et a nous convenait puisquonpouvait enfin expliquer lincomprhensible grce une pensesimple, donc abusive. Aujourdhui, dans un contextescientifique o la neuro-imagerie dcouvre les altrationscrbrales et psychologiques que provoquent toutes les formesde maltraitance (physiques, sexuelles, verbales et affectives),on trouve encore des auteurs qui expliquent que le nazisme aexist parce que le petit Adolphe a reu des fesses.

    Les penses simples sont claires, dommage quelles soientfausses. Les causalits linaires nexistent pratiquementjamais, cest un ensemble de forces htrognes qui

  • convergent pour provoquer un effet ou lattnuer. Certains seplaisent dans cette pense systmique qui donne la parole ades disciplines diffrentes et associes. Dautres sont irrits,car ils prfrent les explications linaires qui donnent descertitudes : Le nazisme sexplique par la syphilis de Hitler ,disent ceux qui surestiment la mdecine. Pas du tout,rpondent ceux qui aiment les thories conomiques, cest lecapitalisme qui a provoqu le nazisme. Certainement pas,rtorquent certaines fministes, le nazisme estlaboutissement du machisme. Chacun trouve son compte,mais la ralit mouvante ne peut tre rduite une simpleformule.

    Le fracas de mon enfance mavait enseign que le Diable etle Bon Dieu ne sont pas en conflit. Je pensais mme quilstaient copains quand le soldat allemand en uniforme noir,dans la synagogue de Bordeaux transforme en prison, taitvenu gentiment me montrer les photos de son petit garon ouquand la religieuse avait refus douvrir la porte du couvent,alors que jtais pourchass par une voiture militaireallemande. Je me souviens de sa cornette danslentrebillement de la lourde porte, je me souviens quellecriait : Je ne veux pas de cet enfant ici, il est dangereux. Aumme moment, dautres prtres risquaient leur vie poursauver des enfants quils ne connaissaient pas. Il y a quelquesmois, jai rencontr un mdecin qui avait travaill avec ledocteur Mengele, Auschwitz, lors de ses exprimentationsmdicales terrifiantes et inutiles. Il tmoignait de la politesse,de la correction et de la grande humanit du bourreau. Les

  • hasards de la vie mont permis dtablir des relationsaffectueuses avec des fonctionnaires qui avaient travaill avecMaurice Papon. Ils racontaient son excellente ducation, sagrande culture et le plaisir quils avaient eu collaborer aveccet homme qui, dun trait de stylo, avait condamn mort plusde mille six cents personnes quil savait innocentes. Cest tropfacile de penser que seuls les monstres peuvent commettredes actes monstrueux.

    Je me disais quaprs tout le Diable avait t un ange etque Dieu avait permis Auschwitz. Lhistoire de ma vie medonnait des modles qui empchaient lextrmisme,lexplication par une seule cause, le noir ou le blanc, le bien oule mal, le Diable ou le Bon Dieu. Ces outils de pense meparaissaient abusifs, caricaturaux mme. Je prfrais lesnuances que javais connues dans mon enfance, mme quandelles paraissaient illogiques. Et comme javais besoin decomprendre pour me sauver, il fallait que je deviennepsychiatre afin de regagner un peu de libert.

    Lhistoire de mon enfance mavait orient vers le choix dela psychiatrie, ou plutt vers lide que je me faisais de cettediscipline. Je crois quil en est de mme pour tout choixthorique. Les abstractions ne sont pas coupes du rel, ellesdonnent une forme verbale notre got du monde. Lacohrence thorique nous rassure en nous donnant une visionclaire et une conduite tenir. Mais une autre histoire de vieaurait donn cohrence une autre thorie. Aucune thorie nepeut tre totalement explicative, sauf les thories prtentiontotalitaire. Un jeune psychiatre choisit une thorie biologique

  • du psychisme, avant toute exprience de lexistence, parceque son histoire la rendu sensible une telle reprsentation.Une autre exprience laurait rendu attentif aux effetspsychiques de la relation, et un troisime prfrera lesexplications sociales ou spirituelles. Pour chacun, sa thorieapporte une vrit partiellement vraie et totalement fausse.Le drame commence quand, convaincu quil est le seuldtenteur du savoir, il utilise les armes pour limposer auxautres.

    Soixante-dix ans plus tard, jai compris que la psychiatriene pourra jamais expliquer le nazisme. Partant en voyage pourexplorer le continent dune utopie criminelle, jai dcouvert lesles de la Srendipit, pour mon plus grand bonheur. Jaicommenc ma navigation dans les annes 1960, quand lesrcits sociaux lgitimaient la lobotomie, lenfermement entreles murs et sur la paille dans les hpitaux. Cinquante ans plustard, notre culture a mis au monde une psychiatrie plushumaine, aide par une technologie qui nous invite toutrepenser. Les jeunes qui entrent dans la carrire de cettediscipline dont la naissance a t difficile vont connatre uneaventure passionnante et utile.

    Je me suis fait psychiatre pour expliquer le nazisme, lematriser et men librer. Les perscutions de mon enfance nemont pas permis de suivre une scolarit normale, cest peut-tre ce qui explique mon cheminement marginal (ce qui neveut pas dire oppos la culture). Un jour, son sminaire luniversit Paris-Diderot, Vincent de Gauljac ma dit : Si tu

  • avais t lcole, tu aurais suivi un cheminement classique.Ta marginalit apporte des ides inattendues 1.

    Le nazisme est un accident dlirant de la belle culturegermanique. Jai pens que le Diable tait un ange devenu fou,et quil fallait le soigner pour ramener la paix. Cette ideenfantine ma engag dans un voyage de cinquante ans,passionnant, logique et insens la fois. Ce livre en est lejournal de bord.

    1 . Gauljac V. de, Histoires de vie et choix thoriques, sminaire univ ersitParis-Diderot, 201 4. Cest Vincent de Gauljac qui trav aille le mieux cetteconnexion particulire entre le v cu intime et la formulation thorique.

  • CHAPITRE 1

    Psychothrapiedu Diable

  • Comprendre ou soignerIl faisait beau Paris, en mai 1968. Lair tait lger, tout le

    monde parlait tout le monde, sur le trottoir, au milieu desrues, la terrasse des cafs. On faisait de petitsattroupements, on se disputait, on riait, on se menaait, onargumentait vigoureusement sur des problmes dont on neconnaissait pas le moindre mot. Ctait la fte ! Dans le grandamphithtre de la Sorbonne, un imprcateur galvanisaitlauditoire. Je savais quil tait schizophrne car je lavaisentendu dlirer, quelques jours avant, dans un service depsychiatrie de lhpital Sainte-Anne. Mais l, je voyais cepatient au micro expliquer voix forte sa conception delexistence. Le public, enthousiasm, applaudissait et criait lafin de chaque phrase. Alors il souriait, attendait la fin desacclamations et prononait une autre phrase qui provoquaitune nouvelle allgresse, et ainsi de suite.

    Dans le hall de la facult de mdecine, un petit monsieur,avec une canne lgante, expliquait comment un mme faitpouvait tre interprt de manire radicalement oppose. Il

  • nous racontait que Cook, le navigateur anglais, en dcouvrantla libert sexuelle des Polynsiens, avait parld immoralit , alors que le Franais Bougainville en faisait lapreuve dune idylle naturelle .

    Nous applaudissions, nous nous disputions chacune de sesphrases, et personne ne savait que ce petit monsieur sappelaitGeorges Devereux, professeur dethnopsychiatrie au Collgede France. Nous tions heureux quand il nous disait que lesmissionnaires offusqus avaient impos aux Polynsiennes leport de robes ultrapuritaines qui avaient tellement moustillla curiosit des hommes quelles avaient provoqu uneflambe de hardiesses sexuelles 1.

    Dans le grand amphithtre de la Sorbonne, monschizophrne provoquait, lui aussi, lenthousiasme des foulesen affirmant que destruction nest pas dmolition , enprcisant que la tlvision volait ses ides pour les implanterdans lme des innocents, en affirmant que la nvrose tait laconsquence de la morale sexuelle et en engageant chaquepersonne fuir dans la stratosphre o mille vies taientpossibles dans lhorreur du Paradis do il revenait linstant.

    Chacune de ses phrases, intelligentes ou surprenantes,provoquait une explosion dacclamations. Jtais en compagniede Roland Topor qui, pour une fois ne riait pas. Jai mme crupercevoir un peu dironie dans son sourire, qui contrastait avecla ferveur de ceux qui prenaient des notes.

    Mon schizophrne avait un public qui ragissait avec lamme dvotion que la ntre quand nous coutions leprofesseur du Collge de France. Ayant aperu ce patient

  • quelques jours avant dans un service de psychiatrie, jen avaistrop vite conclu que son auditoire tait compos de nafs, ravisde se laisser embarquer par leurs motions plutt que parleurs ides. Je me croyais initi puisque je savais do venaientces ides dlirantes, que les non-initis adoptaient avecferveur. Javais tort. Aujourdhui, je dirais que les utopiesscientifiques ont sur le public le mme effet sparateur entre celui qui croyait au ciel et celui qui ny croyait pas 2 . Avanttoute raison, nous prouvons une sensation de vrit qui parlede notre got du monde, plus que de sa ralit.

    Lobjet du chirurgien est plus facile comprendre. Cest unmorceau de corps cass, un tube bouch ou une masse abmequil convient de rparer afin que lensemble se remette fonctionner. Dans les spultures anciennes, on trouvebeaucoup de squelettes denfants et de femmes trs jeunes.Les squelettes dhommes plus gs (40 50 ans) sont presquetous polyfracturs, prouvant que la violence du travail, de lachasse et des bagarres est une manire archaque de fabriquerdu social. Les cals osseux souds en bonne position tmoignentque les palochirurgiens connaissaient lart de construire desattelles. Mais les trpanations ? Quelle indication pour unetrpanation ? Bien avant le nolithique, les neurochirurgiens savaient couper les os du crne avec dessilex taills. La plaque osseuse dtache provient toujoursdune face latrale du crne, car une trpanation mdianeaurait dchir le sinus veineux situ au-dessous et provoqu lamort de lopr.

  • Jai vu Sabbioneta, prs de Mantoue, le crne du seigneurVespasiano Gonzaga (1531-1591), trpan pour des cphaleset ce quon appellerait aujourdhui une paranoa. Ce chef deguerre, constructeur de villes et de thtres, se prenait pourun empereur romain. On peut lire, dans le compte renduopratoire 3, quil souffrait de la folie des grandeurs et deperscution. Le trou de trpanation est norme et le bourreletosseux prouve quil a vcu plus de vingt ans aprs lopration.Cest probablement un strotype culturel, une pense toutefaite, qui a pos lindication de louverture du crne. Un slogande lpoque rptait probablement quun dmon habite dans lecrne de ceux qui souffrent de cphales et dides degrandeur. Lindication neurochirurgicale tait logique : il suffitde tailler une fentre dans los du crne pour que le dmonschappe, soulageant le seigneur qui redeviendra normal.

    Cest une croyance qui donne une plainte sa significationmorbide. Cest une reprsentation culturelle qui entrane desdcisions thrapeutiques diffrentes 4. Ce nest pas seulementla maladie qui provoque des dbats techniques, ce sont aussides conflits de discours qui finissent par imposer une vision dela maladie, dans un contexte social et pas dans un autre.

  • Tout innovateurest un transgresseur

    Au XIXe sicle, la fivre puerprale tuait 20 % des jeunesaccouches. On expliquait cette catastrophe en disant que lalactation, survenant un moment o lair tait vici,provoquait la faiblesse mortelle des jeunes femmes. IgnaceSemmelweis dcouvrit que les mdecins qui pratiquaient lesaccouchements en sortant des salles de dissection avaient untaux de mortalit bien suprieur ceux qui ne pratiquaientpas dautopsies 5. Cette dcouverte, qui mettait en cause lespratiques mdicales, a indign les universitaires qui se sontdfendus en dnonant les troubles psychiatriques dontcommenait souffrir Semmelweis. Il est mort quelquessemaines aprs son internement dans un asile, mais, grce lui, lesprance de vie des femmes a doubl en quelquesannes.

    Lobjet de la chirurgie qui, thoriquement est situ endehors de lobservateur, aurait d facilement devenir un objetde science. Or il nexclut ni le monde mental du chirurgien, ni

  • le contexte social, ni la guerre des rcits. Alors, commentvoulez-vous que la folie, objet flou de la psychiatrie, soit unechose palpable, mesurable et manipulable comme si lecontexte technique et le prt--penser des strotypesculturels nexistaient pas ?

    Aujourdhui, la science, son tour, participe aux pensestoutes faites, car lattitude scientifique produit une sensationde vrit : Le livre de la nature est crit en languemathmatique , affirme Galile. Sans cette formulation, il nya pas daccs aux phnomnes dnomms lois de la nature.Les matheux, en effet, possdent cette forme exceptionnelledintelligence qui leur permet, grce un procd de langage,sans observation et sans exprimentation, de donner uneforme vraie un segment de rel. Quelle prouesse ! Mais unpaysan vous dira que connatre la formule chimique dunetomate ne la fait pas pousser et un psychiatre confirmera queprciser la formule chimique dun neuromdiateur ne soulagepas un schizophrne. On peut agir sur le rel grce dautresmodes de connaissance. Vous ne souponnez pas le nombredhommes qui ont su faire un enfant leur femme sans rienconnatre en gyncologie !

    Dans la vie courante, le simple fait demployer le mot science suggre implicitement quon aurait saisi une loi quinous permettrait de devenir matre du rel. Nest-ce pas unfantasme de toute-puissance ? Quand on est enfant, la pensemagique nous satisfait. Il suffit de ne pas marcher sur lespetits espaces qui disjoignent les pierres du trottoir pour avoirune bonne note lcole. Un petit bracelet de laine donn par

  • un adulte nous fait prouver le sentiment que, grce cetobjet, on va gagner le match de football. a nagit pas sur lerel, mais a contrle notre manire dprouver le rel, doncde nous y engager.

    ce titre, vivre dans une culture o les donnes de lascience structurent les rcits, cest alimenter la grandeutopie de la puissance humaine, de la force de la raison et deltablissement venir de bonheur universel6 . Nous noussentons surhommes parce que nous baignons dans des rcitsqui racontent les prodigieuses victoires de la science et nousfont croire que nous pouvons tout matriser. Voir unphnomne psychiatrique, cest donc sengager dans laproduction dune observation, avec notre temprament etnotre histoire prive. Les comptes rendus dvnements, lesfables familiales et les mythes scientifiques nous entranent prpenser les faits.

    Il y a deux mille quatre cents ans en Grce, Hippocrateobserve un phnomne trange. Un homme, soudain, pousseun cri guttural, tombe, convulse par terre, se mord la langue,urine sous lui et, aprs quelques secousses, reprend conscienceet se remet vivre sans trouble apparent. Le mdecinaffirme : a vient du cerveau. Un prtre sindigne : Cestune possession dmoniaque. Et un courtisan de Csarsexclame : Cest un Haut Mal, cest la visite dun espritsuprieur.

    Comment expliquer ces divergences sincres ? Hippocrate,ayant t chirurgien, savait que, derrire la peau, il y a uncblage de nerfs, de vaisseaux et de tendons enrouls autour

  • dune charpente osseuse. Son exprience personnelle lui avaitappris chercher une cause naturelle aux phnomnesobservs. Le prtre, lui, passait sa vie socialiser les mes, les contraindre concevoir un monde de mme type. Il a bienvu que cet homme, en criant, en urinant et en se dbattant parterre, navait pas respect les codes de la biensance. Leprtre pense quil a perdu la raison et que le Dieu tout-puissant la puni pour ce pch. Quant au courtisan, admiratifde Csar dont il attendait probablement une promotion, ilavait intrt penser que le fait quun empereur perdeconnaissance et tremble par terre tait la preuve duneinitiation sacre. Croyant dcrire un mme phnomne, lestrois tmoins ne parlaient que de leur propre manire de voirle monde.

    Ils ont tous raison. Les neurosciences confirment laconception naturaliste dHippocrate. Mais lorsquun malheurfrappe une personne, celle-ci ne peut sempcher de penser : Quai-je fait pour mriter une telle souffrance ? Pourquoimoi ? Le bless de lme valide linterprtation du prtre : Dieu ma envoy cette preuve pour me punir dune fauteque jai d commettre. Dans un tel malheur, le prtrepropose une possibilit de rachat. Il faut faire un sacrifice pourpayer cet garement. Dans un monde de la faute, lemlancolique qui se punit en sinfligeant une souffrancesupplmentaire soffre en fait un moment despoir : Jaicommis un pch, cest normal que je sois puni, mais je saisquaprs lexpiation viendra la rdemption. Pour unmlancolique, se punir est un remde 7.

  • Quant au courtisan de Csar, celui qui voit lgarement dela raison comme un mal sacr, il est, aujourdhui encore,approuv par un grand nombre de philosophes et depsychiatres. Aprs Mai 68, il y a eu une avalanche depublications qui glorifiaient la psychose. Tout le monde citaitrasme et son loge de la folie. a me plaisait de penser quily avait de lhumanit dans lalination, et que lon pouvaitsortir grandi de la folie. Mais cet aimable dsir na t confirmni par la lecture drasme ni par la visite des hpitauxpsychiatriques. En fait, la folie dont rasme parle, cest celledes gens normaux : les thologiens, les moines et lessuperstitieux. Son loge est une critique des murs duXVIe sicle, non pas une clbration de la maladie mentale. Cetnorme contresens ne semblait pas gner mes collgues,dbutant comme moi en psychiatrie et heureux de donnerlimpression que nous volions au secours de nos malades,en leur gardant notre estime et en les remerciant de ce quilsavaient nous apprendre.

  • Un monstre deux ttes :la neuropsychiatrie

    En 1966, jai donc rendu visite Jean Ayme qui tait chefde service lhpital de Clermont-de-lOise, dans la banlieueparisienne. Ce mdecin des hpitaux psychiatriques militaitpour tablir la politique du secteur qui a permis douvrirles asiles et de soigner les malades domicile. En revendiquantsa passion pour Marx et pour Lacan, il sinscrivaitparfaitement dans les ides novatrices de lpoque.

    Visitant cet asile, avec en tte la gnrosit drasme etlintellectualit de Lacan, je me suis retrouv face un relterrifiant. Jean Ayme ma accueilli avec chaleur : Voulez-vous faire la visite avec moi ? Nous sommes partis,accompagns par deux infirmiers dont lun avait les yeuxpochs. la main, il tenait un norme trousseau de cls. chaque porte, il fallait ttonner pour ouvrir, ici sur une salle, lsur une cour. Nous tions scruts par des malades hostiles etsilencieux. Quelques-uns dambulaient en marmonnant.Jusquau moment o nous sommes arrivs aux dortoirs : trois

  • grandes pices parallles dbouchant sur un mme couloir. Lesinfirmiers ont fait sortir les malades de la premire salle et,pendant quils taient dans le couloir, ils ont enlev la fourchela paille qui composait la litire de ces hommes. Dun coup dejet deau, ils ont lav le sol puis remis une couche de paillefrache. Ils ont fait rentrer les malades et sont passs la sallesuivante.

    Nous tions loin de lironie drasme et des envoleslacaniennes. Jean Ayme ma expliqu : On est mdecins deshpitaux psychiatriques mais on nest pas psychiatres. Cenest pas obligatoire pour tre chef de service, dailleurs, laspcialit nexiste pas. Les candidats apprennent un peu deneurologie et, sils sont reus, ils peuvent prendre desschizophrnes en psychothrapie. Je ne savais pas cequtait un schizophrne ni comment on faisait pour le prendre en psychothrapie. Nous sommes ici poursoigner la pneumonie des fous, a-t-il ajout, mais la socit nenous demande pas de soigner la folie. Avec Lucien Bonnaf,nous voulons que a change, mais nous sommes trop lgerspour nous faire entendre. Nous sommes pays moins que nosinfirmiers en fin de carrire et nous dpendons du ministrede lIntrieur, comme les directeurs de prison. Est-cevraiment le mtier que vous voulez faire ?

    Je suis rentr chez moi, sonn par la paille des dortoirs, parles portes fermes, les trousseaux de cls, les yeux pochs delinfirmier, le silence hbt des malades et soudain leshurlements de lun deux, une immense baraque qui stait mistout nu et quon venait dattraper pour lisoler dans une cellule

  • capitonne. Le rel de lasile tait loin de mon dsir decomprendre et daider.

    Jai choisi la neurologie. Ce fut un bon choix. Javais lapossibilit de prendre un poste dinterne en psychiatrie dansun service de neurochirurgie, chez le professeur David, lhpital de la Piti. En 1967, peu dinternes sintressaient cette discipline o il y avait trop de casse, disait-on. Ctaitlpoque des dogmes cerveau touch, cerveau foutu onperd plusieurs centaines de milliers de neurones par jour onfait des diagnostics brillants qui ne servent rien puisquunelsion crbrale nest pas curable .

    Les salles taient immenses, soixante lits, je crois. Lesrelations entre soignants taient gaies et chaleureuses. Onapprenait sans cesse puisque la discipline tait en train denatre. La technologie commenait faire mentir le dogme cerveau touch, cerveau foutu . Grce lchographie qui, cette poque, ne sappliquait quau cerveau, on pouvaitdterminer que, si un hmisphre tait dplac, cest quil yavait de lautre ct une tumeur ou une poche de sang qui lepoussait. En injectant des substances dans les carotides, onpouvait voir la radio le dplacement des artres oulhmorragie qui dessinait une masse opaque en pleine matirecrbrale. En enlevant le liquide cphalo-rachidien par uneponction lombaire, on voyait entre les os du crne et le cortexcrbral apparatre des dformations, des malformations etdes atrophies crbrales. La plupart des mdecins riaient, tantcette ide datrophie leur paraissait impensable. Il est un faitque cette image nous intriguait. Je me souviens du prsident

  • dune grande entreprise qui grait bien sa bote et dontpourtant le cerveau avait presque fondu. Jtais dsorient parce gamin surdou en mathmatiques qui venait de russir leconcours dentre dune grande cole alors que son cerveautait trs atrophi. quoi sert un cerveau ? , disions-nousen riant. Certainement pas rflchir. Cette spcialitnaissante devenait passionnante. Chaque jour apportait son lotde connaissances, de surprises stimulantes et de dcouvertestechnologiques. Les malades sortaient de mieux en mieuxguris, souvent mme en nayant aucune conscience de ce quileur tait arriv. Je me souviens de cette garde o nous avionsreu un hmatome extradural. Lhomme tait tomb dunchafaudage et une artre rompue saignait dans sa tte. Ilfallait loprer vite pour empcher le sang dcraser le cerveau.Tous les anesthsistes du service taient dj engags. Alors lechirurgien a trouv la solution logique, il ma dit : Endors-le. Jtais terroris. Comme le malade tait dans le coma, jaipouss dans ses veines le moins de produit possible si bienquil sest rveill, en cours dintervention, ds que la poche desang a t vacue. Nous tions sous les draps tous les deux,pendant que le chirurgien oprait au-dessus. Le maladeconscient, mais dont le cerveau battait lair libre ma regardstupfait. Je lai vite rassur : Surtout ne bougez pas,monsieur , et jai pouss une nouvelle gicle de produitsanesthsiants. Quelques jours plus tard, en chemise blanche etcravate rouge, il nous quittait en souriant, ne croyant pasvraiment ce quon lui racontait.

  • Traitement violent pourculture violente

    Curieusement, cest la lobotomie qui a le plus efficacementcombattu le dogme cerveau touch, cerveau foutu . En1935, le neurologue portugais Egas Moniz avait dcouvertquen coupant la zone prfrontale du cerveau, on parvenait soigner certaines psychoses. Par quel chemin peut-on trouverune telle ide ? Le bonhomme tait exceptionnel. Nommprofesseur de neurologie en 1911, il fut ministre en 1917,prsida la confrence de la Paix en 1919, dcouvrit, en 1921,quil suffisait dinjecter un produit opacifiant dans une artredu cou pour rendre visibles la radio toutes les artrescrbrales, ce qui lui valut en 1949 un prix Nobel bien mrit.Ce fonceur mondain et intelligent se nourrissait desincontestables progrs de la neurologie et baignait dans uneculture o la violence gouvernait la vie sociale. Violence de laPremire Guerre mondiale, mais aussi violence delindustrialisation, de lusine et de la mine o les hommestaient hross, cest--dire sacrifis avec admiration parce

  • quils avaient le courage de se laisser dtruire en travaillantdans le noir quinze heures par jour afin que vive leur famille.Violence contre les femmes, adores pour leur abngation dansla maternit et le soutien quelles apportaient leur mari.Violence ducative o il tait normal de battre les garons, deles dresser afin quils ne deviennent pas des btes sauvages.Violence contre les filles quil fallait entraver afin de lesempcher de se prostituer. La violence des soins sinscrivaitdans cette logique, quand on mettait des attelles en bois sur lesjambes casses, quand on arrachait par surprise les amygdalesdes enfants en leur demandant de fermer les yeux et douvrirla bouche pour recevoir un bonbon, quand on amputait lesblesss sans les anesthsier et quand on prparait les femmes laccouchement avec douleur en leur expliquant quelle taitncessaire pour aimer leur enfant. Dans un tel contexteculturel il tait facile de se laisser entraner soigner la folieavec violence. La police faisait des placements doffice dans leshpitaux psychiatriques et enlevait leurs enfants aux mrestuberculeuses ou trop pauvres pour nourrir leur famille. Onsoignait donc les fous avec des chocs : chocs cardiazoliques,chocs lectriques, camisoles de force, comas insuliniques etmmes chocs cathartiques pour les aider psychiquement dcharger leurs affects.

    Dans un tel contexte de violence morale, couper unmorceau de cerveau ntait pas pens comme un crime,puisque a permettait aux fous daller mieux. La chirurgie dela folie 8, conue par un homme brillant, militant de la paix,seffectuait parfois humainement dans de belles salles

  • dopration des grands hpitaux, mais le plus souvent, dansdes pices sordides dhpitaux psychiatriques 9.

    Le fondement neurologique de cette opration tait logique,lui aussi. Egas Moniz qui avait fait ses tudes Paris, laSalptrire, temple mondial de la neurologie, avait appris queles neurones prfrontaux, socle neurologique de lanticipation,taient connects avec le thalamus, sorte de grappe de raisin la base du cerveau. Dans les nvroses obsessionnelles, lesneurones prfrontaux, pensait Moniz, envoient des impulsionsqui font rpter mille fois le mme geste de se laver les mains,de se raser jusqu ce que la peau saigne ou dessuyer sanscesse la poigne de la porte souille par des microbesimaginaires. Il suffisait donc de couper les connexionsthalamo-prfrontales pour supprimer la rptition desobsds. Ce qui fut ralis avec succs. Lintervention taitfacile et indolore, les accidents opratoires furent rares et, eneffet, les obsessions mentales et les comportements de lavagedisparaissaient ds linstant o les neurones taient coups.Une merveille !

    Jai assist plusieurs lobotomies. Un ingnieur qui avaitt brillant et heureux pre de famille avait senti sa viepsychique sombrer en quelques annes. Il passait au moinstrois heures, chaque matin, se raser en vrifiant quaucunpoil ntait plus long quun autre. Il essuyait la poigne de laporte de sa salle de bains, pensant que, malgr ses lavagesrpts, elle devait tre encore un peu pollue. Puis il mettaitdeux heures traverser le couloir, en sappliquant mettreses pas aujourdhui l o il les avait mis hier. Il avait perdu

  • toute vie mentale, toute vie de famille et, bien sr toute viesociale. Cest lui qui a demand une lobotomie, pensant quilnavait plus rien perdre.

    Lintervention na pos aucun problme. Leneurochirurgien bavardait gentiment avec lopr enenfonant doucement une fine tige en acier par le trou quevous pouvez sentir au-dessous de larcade sourcilire, prs dela racine du nez. Il a lgrement appuy pour franchir, labase du crne, la lame de lethmode et l, parvenu la faceinfrieure du lobe prfrontal, il a pouss de leau distille pourdilacrer les neurones. Cest alors que lobsd a souri, alonguement soupir et a dit : Je me sens bien tout coup,soulag soulag. Sa nvrose obsessionnelle avait disparu !Les contraintes la rptition aussi. Libre, il se sentait libre ! Ilest parti rconforter tous les malades du service, mme ceuxqui taient en coma. Il est rentr chez lui en parlant gaiement sa famille mduse.

    Trois semaines plus tard, il est revenu dans le service. Lanvrose obsessionnelle stait nouveau empare de son me.Mais les vrifications duraient moins longtemps, de moins enmoins longtemps. Le malade se dplaait peu, puis il sest assissur une chaise et na plus boug. Devenu incapabledanticipation, il ne pouvait plus rien planifier, ni la toilette quilsapprtait faire ni les mots quil voulait prononcer. Il setaisait parce que, neurologiquement, il ne pouvait plus avoirlintention de nous raconter une histoire. Il ntait pasaphasique, il savait parler puisquil rpondait nos questionspar une phrase brve, mais il tait incapable de programmer

  • un rcit durable. Les obsessions avaient disparu, les angoissesaussi puisque le lobotomis ne pouvait plus imaginer ce quilattendait : impossible de prvoir le travail quil ferait demain,de sinquiter des dettes quil fallait rembourser, de penseraux enfants quil aurait lever et la mort qui lattendait.Libre. Sans angoisse et sans vie psychique. La mort mentale,tel tait le prix de la brve libert que lui avait offerte lalobotomie.

    Jai eu plusieurs fois loccasion de voir des maladeslobotomiss. Pendant quelques annes, il y a mme eu unevogue pour cette opration que certains psychiatres ralisaienten quelques minutes, au domicile des patients. WalterFreeman, aux tats-Unis, en a pratiqu domicile plus de3 000 provoquant ainsi 14 % de dcs, des milliers dedestructions mentales et quelques gurisons stupfiantes. partir de 1950, les neuroleptiques ont disqualifi cetteamputation crbrale, rendu pensable louverture deshpitaux psychiatriques et, paradoxalement, donn la paroleaux psychothrapeutes. Rose, la sur de John Kennedy,lobotomise pour retard mental, a survcu jusqu lge de 86ans dans des institutions. Les schizophrnes cessaient desagiter, ils ne pouvaient plus dlirer puisque, ayant perdu lapossibilit neurologique de se reprsenter le temps, ils nepouvaient plus btir un rcit. Alors, ils se taisaient ouproduisaient quelques associations de mots. On avait remplacla psychose par la mort psychique. tait-ce une bonne affaire ?

    Aujourdhui, la lobotomie est considre comme un crime,on na pas le droit de dtruire le cerveau dun autre. Mais ce

  • crime est jug diffremment selon les cultures. Jai euloccasion de rencontrer une psychothrapeute de renommeinternationale qui, il y a quelques annes, a soudain souffertdintenses troubles de lquilibre et ne pouvait plus contrlerses mouvements. Ds quelle voulait se dplacer, ses bras, sesjambes et son corps saffolaient en tous sens, comme en uneridicule danse javanaise. En France, un scanner a dcouvert unpetit entrelacement de vaisseaux qui stimulaient un lobecrbelleux. Impossible de soigner cette femme puisquonnavait pas le droit de couper son cervelet. Elle est partie auxtats-Unis o un chirurgien a sectionn les neurones quiconnectaient les hmisphres crbelleux. Instantanmentgurie, elle est revenue en France reprendre son excellenttravail.

    Toute exprience personnelle oriente vers desthorisations diffrentes. Tous ceux qui, comme moi, ont aimla neurologie, ont eu loccasion de voir comment la structuredun cerveau et son fonctionnement amnent percevoir desmondes diffrents, donc sen faire des reprsentationsdiffrentes. Une abeille peroit les ultraviolets, un serpent lesinfrarouges, un lphant les infrasons, un chien les odeurs, unsinge les mimiques faciales et un enfant les sons quiltransforme en signes afin daccder la parole. Lorsquelappareil percevoir le monde est cass par une ccit, unesurdit ou une autre altration sensorielle, le monde peruchange de forme et prend une nouvelle vidence. Et lorsquelappareil se reprsenter le monde est violemment modifi

  • par un trauma ou une exprience insupportable, cest lemonde pens qui change de forme.

    Aujourdhui, les lobotomies sont principalementprovoques par les accidents de moto. On voit souvent dessections des faisceaux thalamo-frontaux, comme le souhaitaitEgas Moniz, mais quand le choc est latral, cest lamygdalerhinencphalique, en bas et au fond du cerveau, qui saigne etlaisse un trou quand lhmatome se rsorbe. Ce noyau deneurones constitue habituellement le socle des motions defrayeur. Ces lobotomiss deviennent totalement indiffrents etse mettent souffrir de la vision morne dun monde sansintrt. Je regrette lpoque o je souffrais, disent-ils, car aumoins je me sentais vivant. La lutte contre la souffrancedonne sens notre existence. La lobotomie prfrontale, ensupprimant langoisse, tue la vie psychique. La lobotomieamygdalienne, en empchant la douleur, anesthsie le got dumonde qui devient sans saveur. Or nous consacrons unenorme partie de nos efforts affectifs, intellectuels et sociaux combattre langoisse et la souffrance. Mais la stratgieexistentielle est diffrente : elle ne supprime pas les affects,elle les mtamorphose. Elle transforme langoisse en uvredart et lutte contre la souffrance en organisant un tissu social.

    Que la lobotomie soit chirurgicale ou accidentelle, oncomprend que lappareil qui peroit le monde donne penserdes mondes diffrents. Mais quand les neurosciencesdcouvrent quun appauvrissement de la niche sensorielle quientoure un bb provoque une faible stimulation des neuronesprfrontaux, on comprend que ce ralentissement quivaut

  • une lobotomie affective. Lamputation de lenveloppe affectivedu nourrisson est presque toujours due un malheur, uneadversit parentale, une prcarit sociale ou une anmieculturelle. Il est donc possible dinculquer de petits enfantsune vision du monde amre et dsenchante en altrant lasensorialit du milieu qui les enveloppe 10, mme si lesconditions matrielles sont excellentes.

  • Sainte-Anne : cellule-soucheen psychiatrie

    Pendant le mois de fte de Mai 68, les services de chirurgietaient incroyablement vides. Le manque dessence et leslongues grves avaient fait disparatre les accidents de voitureet de travail. Seuls quelques lits taient occups par lesinterventions prvues de longue date. Je mentendais trs bienavec Philippon, jeune chef de clinique qui devait obtenir plustard la chaire de neurochirurgie. Un soir de morne garde, il medit : Je suis dbord, je ne parviens plus envoyer lescomptes rendus de neurologie LEncyclopdie mdico-chirurgicale. Veux-tu prendre ma place ? Jacceptaisaussitt cette manire agrable de continuer apprendre. Enme prsentant au rdacteur, je lui ai demand si je pouvaisfaire aussi quelques analyses de travaux thologiques. thologie ? , a-t-il dit.

    Je lui ai expliqu quil sagissait dune biologie ducomportement, une mthode dobservation des animaux quipouvait tre valide par une procdure exprimentale, en

  • laboratoire ou en milieu naturel11. Les donnes scientifiquesainsi recueillies soulevaient des problmes humains. Jai vuson regard flotter : quel titre feriez-vous ces comptesrendus ? Je lui ai rpondu quen 1962 je mtais prsent auconcours de lInstitut de psychologie. La question, cette anne-l, portait sur la moelle pinire. Comme cet organe joue unrle assez moyen dans les rflexions psychologiques, et commeje terminais ma deuxime anne de mdecine, je fus reu. Jesouhaitais apprendre la psychologie animale avec RmyChauvin, mais la directrice, Juliette Favez-Boutonnier, mavaitinscrit doffice un cours de statistiques. Voyant mafrustration, une secrtaire mavait expliqu que la responsablede lenseignement militait pour lessor de la psychanalyse etconsidrait que la psychologie animale tait ridicule. Macarrire dans cet institut fut donc brve, mais suffisante pourme faire dcouvrir les milieux de la recherche en thologie. Lerdacteur accepta.

    Cest une belle exprience de participer la naissance dunmouvement dides. Dans les annes 1960, a bouillonnait, apartait dans tous les sens. Aucune formulation ntaitconvaincante, mais toutes taient passionnantes. Aujourdhui,on dit quune cellule-souche possde tous les potentiels qui luipermettront de prendre des formes diffrentes adaptes auxpressions du milieu. On dit la mme chose de lADN dont lescaractres gntiques sexpriment diffremment selon lesmilieux. Cette donne rcente disqualifie le raisonnement quioppose linn lacquis. Cette scie intellectuelle est devenue unrflexe qui empche de penser.

  • On pourrait aussi parler de thories souches partirdesquelles mille directions sont possibles, mais qui, ensadaptant au contexte social, prennent des formes diffrentesdont lune semparera du pouvoir intellectuel.

    Le premier congrs mondial de psychiatrie eut lieu Parisen 1950, sous la prsidence de Jean Delay. Les principauxthmes portaient sur 12 :

    La psychiatrie clinique o dominaient les dlires.Les lobotomies, plus glorifies que critiques.Les chocs, surtout lectriques, porteurs despoirthrapeutique.Les psychothrapies, parmi lesquelles la psychanalysecommenait se faire entendre.La psychiatrie sociale encore marque par leugnismenazi.La psychiatrie de lenfant, qui babillait trs bien.

    Pas de psychopharmacologie, pas de neurobiologiepuisquon ne possdait pas encore les moyens techniques quiont permis de penser autrement le monde psychique. Pasdpidmiologie non plus, puisque la clinique encore flouenutilisait pas les statistiques. Pas de bhaviorisme, puisque larflexologie de Pavlov ne pouvait pas tre dfendue car lURSStait absente. La psychiatrie allemande sengourdissait dansde lourdes descriptions. Les Nord-Amricains eurent peu desuccs malgr la prsence du Qubcois Ellenberger. EnFrance, les questions bouillonnaient depuis que deux hommesavaient mis le feu aux ides : Jean-Paul Sartre et Henri Ey.

  • Le concept dangoisse est n dans la philosophie :Kierkegaard, Sartre et Heidegger en faisaient un lmentconstituant de la condition humaine, et non pas une pathologie.Rapidement, ce mot sest install dans les publicationspsychiatriques, o il a dsign un tat affectif domin par lesentiment dimminence dun danger indtermin 13 . Lapsychanalyse sen est beaucoup nourrie et en a fait un troublecentral qui pouvait prendre de nombreuses formes diffrentes,hystriques, phobiques ou obsessionnelles. Depuis que ce motest entr dans le langage de tous les jours, il dsigne desphnomnes divers. Dans lensemble, il parle dun malaisediffus qui empoisonne lme et le corps par lattente dundanger tapi on ne sait o.

    Cest John Bowlby qui a propos la plus clairereprsentation de ce concept, en associant la psychanalyse etles modles animaux 14 :

    la peur du non familier ;les conflits indcidables ;la frustration de dsirs briss ;

    sont les principaux pourvoyeurs de ce malaise existentiel quelon appelle angoisse . Dans les annes 1960, le mot angoisse ntait employ que par les professionnels.Aujourdhui, il nest pas rare que de trs jeunes enfants senservent pour exprimer un malaise diffus dont ils necomprennent pas la source.

    Lautre planteur dides sappelait Henri Ey. Ctait unfonceur casanier dont la pense a duqu la plupart despsychiatres franais. N Banyuls en 1900, mort Banyuls en

  • 1977, il a pass toute sa carrire comme chef de service lhpital psychiatrique de Bonneval, une centaine dekilomtres de Paris. Hyperactif, aimant parler, argumenter etrire, il sest dabord proccup de dlires et dhallucinationsqui, avant la guerre, constituaient lessentiel des travauxpsychiatriques. Ds 1936, il na cess de dvelopper unenouvelle conception de la psychiatrie. Avant lui, on estimaitquil y avait une charpente de la folie, un tre fou qui, quel quesoit le milieu, faisait de lui un alin. Cette manire de penserntait pas loin dun racisme qui affirme que, parmi nous,certains hommes de mauvaise qualit tombent malades defolie, tandis que dautres deviennent des bourgeois distingus.

    Henri Ey nous a appris raisonner en termes de fonctionsqui, partant de la biologie, sen loignent progressivement.Cette dmarche sappuyait sur la neurologie de Jackson, quiintgrait la clinique de Bleuler et sinspirait beaucoup deFreud 15. Cest dans cet tat desprit quil a particip au manuelde psychiatrie 16 qui a form plusieurs gnrations depsychiatres et de mdecins des hpitaux psychiatriques. Pouracqurir cette attitude intgratrice, il faut ne pas choisir soncamp, viter les prjugs et labourer sur le terrain auprs deceux qui souffrent. La bibliothque suivra.

    Henri Boutillier avait t son interne avant de devenir son tour chef de service lhpital de Pierrefeu, dans le Var.Toute sa carrire a t marque par les quelques mois quilavait passs au contact du matre. Tout se passait au lit dumalade , disait-il. Henri Ey cherchait comprendre ce quedisait le dlirant, saisir mme ses incohrences, ses coq--

  • lne, ses phrases tranges et ses comportements inquitants.Il ne sert rien dtiqueter, disait-il, il faut dcouvrir le senscach et la fonction du dlire. Quand il prparait un livre,Henri Ey rflchissait voix haute pendant sa visite, tandisque linterne prenait des notes. Plus tard, dans la solitude deson bureau, il retravaillait ses notes. Il ny a pas de meilleureformation. Je nentendais que des louanges de ce mdecin quintait pas universitaire et qui pourtant a form presque tousles psychiatres, pendant les cinquante ans qui ont suivi laSeconde Guerre mondiale.

    Ses ides ont labor lorganodynamisme, tonnammentconfirm par les neurosciences actuelles 17. Il ny a pas de corpssans me ni desprit sans matire. Cest une approche globalequi donne une attitude humaniste. Un savoir fragment aide faire une carrire, en fabriquant des hyperspcialistes, mais unpraticien, lui, doit intgrer les donnes et non pas les morceler.

    Jusquen 1970, Henri Ey a dfendu la pratique de lapsychanalyse et sen est beaucoup inspir. Mais quand, aprsMai 68, certains psychanalystes ont fait de cette discipline unearme pour semparer des universits et des mdias, il acritiqu cette volution sectaire et imprialiste. Pendantquelques annes, il a t difficile dobtenir un poste dans lesuniversits, les hpitaux ou les institutions, sans appartenir une association psychanalytique dominante. Une de mesamies, psychanalyste bordelaise de bonne renomme, a apprisquun poste dattach se librait lhpital. Elle a pens que acomplterait sa formation en cabinet priv, mais, quand ellesest prsente au chef de service, il lui a demand : quel

  • groupe appartenez-vous ? Elle a rpondu que son associationntait pas celle de luniversitaire : Ce nest pas la peine devous asseoir , a dit le patron.

    Quand on parle dHenri Ey, on raconte son amour de la vie,sa fringale de connatre la neurologie, la psychiatrie, lapsychanalyse et lanthropologie, mais je suis tonn quonparle si peu de ses rapports avec Lacan, et quon ne cite mmepas son norme travail sur la psychiatrie animale .

  • Lacan (Guitry) et Henri Ey (Raimu)

    Lextraordinaire prsence de Jacques Lacan a toujoursprovoqu des ractions motionnelles dadoration ou derpulsion. En France, certains le vnrent, dautres lexcrent.Aux tats-Unis, cest Ren Girard qui la introduit dans lesuniversits et constat son succs avec amusement. EnArgentine, il a t aid par son frre qui il a ddi sa thse : mon frre, le R. P. Marc-Franois Lacan, bndictin de laCongrgation de France 18. Llgant psychiatre Guy Briole arussi une traduction espagnole convaincante malgr ltrangesyntaxe du matre. Les dictatures militaires en sattaquantaux artistes et aux psychologues ont provoqu une migrationde lacaniens vers dautres pays dAmrique latine : trangegographie des ides.

    Franoise Dolto le rudoyait, Andr Bourguignon, soncamarade dinternat, ne le tenait pas en grande estime, GrardMendel appartenait une association psychanalytique qui luitait hostile. Le livre de ce dernier, La Rvolte contre le

  • pre 19, avait t pour moi une approche pratique de lapsychanalyse. Freud avait ouvert la voie quand jtais au lyceen me faisant dcouvrir le continent du monde intime, celuiquon ne voit pas et qui pourtant nous gouverne. Mais cestGrard Mendel qui ma apport un clairage convaincant surMai 68. Il avait fait sa thse, dirige par Jean Delay, sur lacration artistique et avait publi avec Henri Ey un travail surle corps et ses significations. Pendant toute sa vie, sesrecherches ont t consacres au phnomne du pouvoir et delautorit : qui commande ? Faut-il soumettre un enfant ? Ladmocratie se met-elle en danger en contestant lautorit ?

    En 1942, alors g de 12 ans, il avait vu son pre, juif,arrt par deux gendarmes amis de la famille. Lenfant nenrevenait pas. Il nen est jamais revenu dailleurs, puisque touteson uvre a cherch expliquer cet trange phnomne : ilest donc possible dprouver comme un devoir le fait de sesoumettre un ordre qui condamne mort un ami innocent !Pour vivre ensemble en vitant la violence, nous devonsaccepter la loi. Mais si nous nous soumettons, quel sujetsommes-nous ? Il avait organis le groupe Desgenettes oquelques praticiens travaillaient sur un objet appel sociopsychanalyse . Freud avait dcouvert comment lesempreintes familiales structuraient les fantasmes de lindividu,et Grard Mendel, lui, se demandait comment les structuressociales participaient la construction dun sujet. Son livreavait connu un tel succs que je lui disais souvent que cest sonattache de presse qui avait organis Mai 68 afin de faireconnatre ses ides.

  • Nous avions sympathis et je lavais invit venir travailleravec nous Chteauvallon, Ollioules, prs de Toulon.Malheureusement, Isabelle Stengers et Tobie Nathan nontpas accept sa conception du sujet et il nest plus revenu. Lesrapports du groupe Desgenettes avec les lacaniens taienttendus puisque Jacques Lacan par sa simple prsencesubjuguait les foules. Ctait lexemple de lautorit, du pouvoirque lon pouvait accorder un seul individu. Ctait le pointsensible de Grard Mendel.

    Un soir o je lavais invit une runion publique LaSeyne pour quil nous explique la sociopsychanalyse, jai vuquelques amis, disciples de Lacan, passer entre les rangs etdire aux auditeurs : Ne restez pas, partez, il dit nimportequoi. On tait loin du dbat que javais espr. Jai vu, unautre soir, la mme stratgie de disqualification quand javaisinvit Jean-Franois Mattei, dont les dcouvertes gntiquesallaient bouleverser les conditions de la grossesse. Je nai doncpas t surpris quand Michel Onfray ma confi, aprs sonimmense agression contre Freud 20, que certainspsychanalystes taient intervenus pour faire supprimer lasubvention accorde son admirable Universit populaire Caen. Ces stratgies de sabotage empoisonnent les dbats. Lescoups bas permettent de remporter la victoire, au prix duplaisir de penser.

    Celui qui ma le mieux aid comprendre deux ou troischoses en psychiatrie, cest Henri Ey. Cest pourquoi jai tsurpris par le silence qui a suivi la parution dun de sescolloques de Bonneval quil avait maladroitement intitul

  • Psychiatrie animale. Pour ma part, ce pav de six cents pagesa t un livre-souche do sont parties des centaines detravaux scientifiques, de congrs, de thses, de rseauxamicaux et, bien sr, quelques conflits. Henri Ey taittellement connu, actif et apprci quil avait rassembl les plusgrands noms susceptibles de rpondre cette curieusequestion : les animaux peuvent-ils devenir fous ? En quoi leurstroubles peuvent-ils clairer la condition humaine 21 ?

    Abel Brion, professeur lcole nationale vtrinairedAlfort, stait associ Henri Ey pour diriger ce colloque. Ilsavaient invit des philosophes, des vtrinaires, desbiologistes, des directeurs de zoo, des dompteurs, deshistoriens, des psychiatres et Jacques Prvert aurait ajoutun raton laveur.

    Le rsultat fut passionnant. Buytendijk, professeur Utrecht, avait expliqu que, de tout temps, les philosophesstaient interrogs sur lintelligence animale 22 et que certainsprtres navaient pas hsit voquer lme des btes.Plutarque, au IIe sicle, avait dj rflchi lintelligence desanimaux avec des arguments quemploient encore aujourdhuiles scientifiques les plus avancs 23.

    La question de lintelligence animale est source de passionsparce quelle est la fois scientifique et fantasmatique. Lesimple fait de se demander si les animaux pensent revient poser les questions : Quest-ce que la pense ? Un nouveau-n pense-t-il ? Peut-on penser sans mots ? Voil le genre deproblmes profondment humains que posent les animaux.

  • La mme question rveille en mme temps des fantasmespassionns. Ceux qui ont une envie froce de croire que lesanimaux pensent sont prts en dcoudre avec ceux quiaffirment que les animaux ne sont que des machines. Les deuxcamps nont pas besoin de travaux scientifiques poursindigner. a flambe tout de suite, sans rflexion possible.

    La phnomnologie semble lattitude philosophique la pluspertinente pour affronter ce problme 24. Les animaux neparlent pas, mais ils ont un langage. Il est possible dobserverun phnomne naturel, comme en clinique mdicale o unepneumonie invisible est repre grce aux signes perus lasurface du corps. La toux, la rougeur dune pommetteprovoque par la fivre, la respiration haletante, le son mat dela percussion du thorax sont des symptmes perceptiblesdune altration non visible. Dans ce mode de recueil desinformations, un objet sensoriel peut tre peru, individualiset manipul exprimentalement. Alors, pourquoi lescomportements exprims par les animaux, leurs cris, leurspostures et leurs mimiques ne composeraient-ils pas unesmiologie, un phnomne apparent dsignant un mondeintime inapparent ? Nous pourrions considrer cet objetsensoriel comme un objet de science 25. Pour rpondre unetelle question, il faut associer des chercheurs de disciplinesdiffrentes : des philosophes, des biologistes et des thologuespourront proposer quelques rponses 26.

  • Le sommeil nest pas de toutrepos

    Claude Leroy a donc organis en 1972 la Mutuellegnrale de lducation nationale (MGEN) une runioninternationale sur le sommeil. Il avait invit Serge Lebovici, ungrand nom de la psychanalyse, et Georges Thins, biologiste,philosophe, romancier et violoniste, Pierre Garrigues, delInserm de Montpellier, et John Richter, un thologue anglais.Il ne sagissait plus de dcrire les signes lectriques dusommeil, mais il fallait plutt en faire une analyse comparativeentre espces. Cette mthode fut vivement critique : Quevoulez-vous quun psychanalyste comme Serge Lebovici disesur le sommeil des poules ? , a dit Roger Miss, un autregrand nom de la psychanalyse.

    Les discussions, bien au contraire, furent passionnantes.Elles portaient principalement sur les variations du sommeilparadoxal qui est un repre lectrique facile enregistrer. Cesommeil est dit paradoxal, parce quil enregistre une dchargebiolectrique intense, au moment o les muscles sont

  • compltement relchs. Le sommeil est profond, alors que lecerveau est en alerte. En milieu naturel, les animaux dormentmal. Ils se laissent rarement aller vers le sommeil paradoxal,qui exige un sentiment de scurit suffisant pour sabandonnerau relchement musculaire 27. Quand les vaches des Pyrnesdorment en table, elles scrtent beaucoup de sommeilparadoxal, mais quand elles passent la nuit dans les pturages,elles en font beaucoup moins parce que, inscurises, elles nedorment que dun il28.

    Les modifications lectriques du sommeil et les scrtionsneurohormonales sont donc influences par la structure dumilieu. Cela nempche pas de comparer le sommeil de chaqueespce et de noter que le dterminant gntique est, lui aussi,important. Les flins sont des prdateurs qui se sententpartout en scurit. Ils fabriquent donc une grande quantitde sommeil rapide. Alors que les lapins ne parviennent dormir profondment que bien labri dans leur terrier, cequon peut comprendre. Chaque espce a sa manire dedormir, mais le fait que le sommeil soit gntiquement cod nelempche pas de subir les pressions du milieu. Ce genre deraisonnement, habituel aujourdhui, na pas encore convaincuceux qui continuent opposer linn lacquis. Et pourtant,nous voyons bien que les deux instances ne peuventfonctionner quensemble : 100 % pour linn et 100 % pourlacquis.

    Lge morcelle le sommeil paradoxal, mais cest surtout lesentiment de scurit qui modifie la structure lectrique. Or lesommeil rapide facilite les apprentissages, alors que le sommeil

  • lent permet la rcupration physique en stimulant lesneurohormones 29. Cest pourquoi un enfant inscuris par unmalheur parental se trouve dans une situation o sesapprentissages sont ralentis et o il rcupre difficilement desfatigues de la veille. Nous fabriquons du sommeil, comme tousles animaux, mais ce nest pas le mme puisquegntiquement nous ne sommes pas de la mme espce. Noussommes soumis aux pressions du milieu, comme tous lesanimaux, mais notre milieu nest pas le mme puisque auxpressions cologiques nous ajoutons les contraintes culturelles,les merveilles de lart et les horreurs de la guerre. Ceraisonnement explique que, en tant qutre vivant, notredveloppement se dsorganise quand se dsorganise notremilieu. Mais en tant qutre humain, nous disposons dun outilmental qui nous donne une aptitude vivre dans un monde dercits, ce qui peut aggraver un malheur pass ou le rsilier 30.

    Quand nous sommes arrivs Bucarest aprs la chute duMur, nous avons vu des milliers denfants se balanant sanscesse, tournoyant, se mordant les poings et incapables deparler. Les ducateurs qui nous accompagnaient nous ontexpliqu que ces enfants avaient t abandonns parce quilstaient autistes ou encphalopathes. Nous avons rponduquils paraissaient autistes ou encphalopathes parce quilsavaient t abandonns. Cette manire de voir les faitsnaurait pas t possible si nous ne nous tions pas exercs lalumire de lthologie. Nous savions, grce lthologieanimale, quun appauvrissement du milieu modifielarchitecture du sommeil qui cesse de stimuler la scrtion

  • des hormones de croissance et des hormones sexuelles.Ltrange morphologie de ces enfants, trop petits pour leurge, aux doigts grles et la nuque plate, tait la consquencede labandon et non pas la cause 31. Mais nous savions que sinous parvenions rorganiser un milieu scurisant, undveloppement pourrait reprendre. Cest ainsi qua dbutlaventure de la rsilience, dont Emmy Werner a propos lenom mtaphorique 32.

    Le simple fait de poser le problme en termesdinteractions entre la biologie et le milieu modifiait lesdescriptions cliniques. Les chiens pileptiques manifestent dessecousses spasmodiques et des dcharges de pointe-ondes lectriques qui caractrisent lanomalie crbrale. Cedterminisme biologique sexprime diffremment selon lastructure affective du milieu. Un chien cocker de 18 moismanifeste une raction trange chaque fois que sa propritairelui caresse la tte : il se raidit et se met tournoyer comme si ce comportement complexe motivation affective tait fixdans son droulement 33 . Ce strotype se reproduit volont chaque caresse ou mme chaque mot doux. Cettetrange raction nest jamais provoque par le contactphysique sur la tte avec un morceau de bois, une ponge ouun balai. Il faut une main ou une parole affectueuse pourdclencher un tel affolement motionnel.

    Ce constat clinique, qui associait un vtrinaire et unpsychiatre, ma permis de comprendre pourquoi le chien deMarguerite ne manifestait quune seule crise dpilepsie parsemaine quand il tait plac dans une pension pour animaux,

  • alors quil suffisait que Marguerite le reprenne chez elle pourquil subisse huit dix crises par jour. Laffect relationnel, enprovoquant des motions intenses, abaissait le seuil lectriquedes convulsions.

    Les dualistes sont choqus par lthologie qui, disent-ils, rabaisse lhomme au rang de la bte . Je ne peux pascomprendre cette phrase ! Quy a-t-il de rabaissant dire quetout tre vivant inscuris, homme ou animal, avance sonsommeil paradoxal parce quil se sent en alerte ? Cettevigilance excessive prpare son organisme se dfendre, maisle fatigue et altre ses apprentissages. Si le chien deMarguerite convulse la moindre motion, cest parce que sarelation avec sa matresse bien-aime provoque desstimulations motionnelles que son cerveau fragilis ne peutpas supporter.

    Il nest pas rare quun enfant ait t agress, au cours deson dveloppement prcoce, par un accident de lexistence.Cette fragilisation peut-elle se manifester plus tard, par unesouffrance du corps et de lme, lors dune preuvemotionnelle invitable au cours de lhistoire de sa vie ? Unadolescent, auparavant scuris, saura affronter lpreuve.Alors que celui qui a t un enfant inscuris a acquis unevulnrabilit neuro-motionnelle qui, plus tard, la moindrealerte, le fera chuter. Un mme vnement, traumatisant pourlun, ne sera pour lautre quune aventure excitante de la vie 34.

    Voil la question que nous pose le chien de Marguerite. Jene me sens pas rabaiss au rang de la bte, mais je ne peuxpas mempcher de penser que ceux qui ragissent ainsi,

  • considrent que les tres vivants qui ne leur ressemblent passont des tres infrieurs. Ils prsument que nous, treshumains, nappartenons pas la nature. Nous sommes au-dessus des autres formes du vivant, au-dessus des oiseauxdans le ciel, au-dessus des serpents qui rampent sur le sol, au-dessus des poissons dans leau . Une telle reprsentation desoi, en tant qutre surnaturel, drape facilement vers lideque nous sommes suprieurs ceux qui ne nous ressemblentpas, ceux qui ont une autre couleur de peau, une autrecroyance, une autre manire de vivre.

    Les hommes qui raisonnent ainsi peuvent en effet se sentir rabaisss au rang de la bte , humilis par le chien deMarguerite. Par cette phrase, ils avouent leur visionhirarchise du monde et leur mpris pour ceux qui ne sontpas comme eux. Cette ide de lhomme rabaiss na rien voiravec lthologie, elle rvle plutt une tendance se placerdans la catgorie des tres suprieurs.

    En fait, le monde vivant prend mille formes diffrentes nonhirarchises et les observations animales nous offrent untrsor dhypothses.

  • Une fascination nomme hypnose

    Lon Chertok, aprs une jeunesse mouvemente traverslEurope centrale, avait fini par devenir psychanalyste Paris.Lhypnose, disait-il, est proche de la psychanalyse, elle amme particip sa naissance. Freud, encore tudiant enmdecine, tait dj persuad que, malgr sa rputationsulfureuse, ltat dhypnose constituait un phnomnepsychique et non pas la transmission dun fluide matriel35 .Pierre Janet parlait de passion magntique , damour filialparfois rotique. Ce fluide o lun affecte lautre a fini parprendre le nom de transfert , pilier de la psychanalyse. Cephnomne, qui selon Freud expliquait la relation amoureuse,la transe des foules, la ferveur lglise et le courage larme,serait en fait une relation demprise o lindividu, lilibidinalement son meneur, se soumet par amour. Toutloignement du chef, toute dilution du lien, provoque unepanique anxieuse.

  • Les animaux, disait Chertok, peuvent clairer cettenbuleuse dides qui tentent dexpliquer pourquoi, dans lemonde vivant, certaines espces sont contraintes vivreensemble mme quand cela provoque des conflits douloureux.Lors de la srie de rencontres des Colloques de Bonneval ,Lon Chertok avait obtenu un grand succs en dmontrantlexistence dune hypnose animale. Lexprience primordialeavait t ralise en 1646 par un pre jsuite, AthanasiusKircher, qui avait immobilis des poules en faisant appel leurimagination36.

    Il suffit de coucher une poule sur le ventre, de tracer lacraie une ligne blanche partir de son bec, ou de lui mettrevivement la tte sous laile, pour que fascine, elle demeureimmobile, soumise son vainqueur, comme le disait laphrasologie de lpoque. Au XVIIe sicle, ce prodige futexpliqu par la puissance de lhomme sur limagination de lapoule. Mais quand, la fin du XVIIIe sicle, Mesmer dcouvre lemagntisme, cest cette force invisible qui, dsormais, expliquelhypnose des gallinacs. Ds lors, ce phnomne devient unphnomne de foire qui passionne les scientifiques ! Leprofesseur Johann Nepomuk Czermak hypnotise des tritons,des grenouilles, des lzards et des crevisses. Il va dans desftes foraines assister lhypnose doiseaux, de mammifres etde crocodiles immobiliss par une force que le forain attribueau fluide qui mane de ses mains et de ses yeux. Jusquau jouro le professeur dcouvre que cest la posture impose lanimal qui limmobilise, et non pas les gestes de la main et le

  • maquillage des yeux qui ne servent qu faire joli dans lespectacle.

    En fait, lhypnose est une caractristique du vivant, aumme titre que la respiration, les battements du cur,lattirance sexuelle et peut-tre mme la musique 37. Ce canalde communication hypnotique est fondamental puisquil nouspermet de vivre ensemble.

    Une simple stimulation sensorielle comme une flammedansante, lcoulement dun ruisseau ou une musiquesyncope, suffit nous captiver et nous engourdiragrablement. Ce nest pas un sommeil comme le suggre lemot hypnose , cest un autre tat de conscience diffrent dela vigilance, cest une agrable capture sensorielle. Mais quandla flamme devient brlante, quand le torrent nous effraie ouque le son suraigu provoque une douleur, ce nest plus ladlicieuse immobilit dune information ensorcelante 38, cestune prison sensorielle, une emprise affective qui nous possde.

    Ds notre naissance, nous nous accrochons au monde grce un phnomne hypnotique : nous sommes fascins parquelques lments du corps de notre mre la brillance de sesyeux 39, les basses frquences de sa voix, lodeur de sa peau etsa manire de nous tenir nous immobilisent et nous apportentla paix. Quand on dresse le catalogue des espces hypnotises,on comprend que ce pouvoir se ralise grce une contraintesensorielle. Lhypnotis se laisse capturer pour son plus grandbonheur afin dobtenir une paix recherche, comme lorsquunemre saisit son enfant apeur et le berce contre elle en luidisant des mots. Cest une sensorialit familire qui simpose

  • notre monde mental et nous scurise. Nous sommes complicesdu pouvoir que nous donnons aux autres. Cest souventvolontaire, mais a nest pas conscient : nous ne savons pasque nous voulons nous soumettre celui ( celle) qui va nousapaiser en nous ensorcelant.

    Lon Chertok et Isabelle Stengers se fascinaientmutuellement. Isabelle tait envote par le courageaventureux de Lon qui admirait lintelligence enjouedIsabelle. Le couple a donc organis lcole des hautestudes en sciences sociales Paris, un sminaire o ilsinvitaient des thologues, des anthropologues et despsychanalystes. On passait facilement dune discipline lautre, en essayant de tenir compte des mises en gardedIsabelle qui se mfiait des concepts nomades 40 . Il abientt fallu admettre que certains participants taientincapables de se dcentrer des thories quils avaient apprises.Il est arriv quun psychanalyste voque le sentimentamoureux dune foule hypnotise par son meneur et quunauditeur lui rponde quil ne voyait pas le rapport entrelamour et la politique. Un soir, au diplme duniversit Toulon, Claude Bata 41 expliquait quune mre chatte, voyantson petit gambader un peu trop loin, mettait une sorte deroucoulement qui immobilisait le chaton et le ramenait auprsdelle. Cest alors quun tudiant sest exclam : Il ny aaucun rapport entre le miaulement dun chat et une mre quiexplique son bb quil nest pas coupable de la sparation deses parents ! Il est un fait quun concept change de sens enchangeant de milieu. Tous les mots sont des organismes

  • vivants dont la signification ne cesse dvoluer. Le mot rsistance na pas la mme signification dans une socit enguerre, dans un milieu psychanalytique ou dans un atelierdlectricien. On peut donc admettre que lorsquune mreannonce son bb quelle va divorcer, lenfant est sensible la brillance de ses yeux, la proximit de son visage et lamusique de sa voix. Quand elle explique son bb lpreuvequelle est en train de traverser, elle le scurise par lasensorialit de ses mots plus que par leur dfinition. Alors,vous pensez bien que, quand Rmy Chauvin a parl avec moide linhibition de linceste chez les animaux, certainsanthropologues ont pens quils avaient d se tromper desminaire 42.

    Pourquoi le nouveau-n est-il magntis par quelquessignaux sensoriels mis par le corps de sa mre ? Pourquoitous les tres vivants se laissent-ils charmer par des formes,des dessins, des couleurs et des sonorits qui capturent leursystme nerveux et immobilisent leur corps 43 ? Pourquoi tousles tres humains prouvent-ils du plaisir se laisser fascinerpar la beaut, par la force, et mme par lhorreur ?

    Ce quon appelle hypnose est vraiment un phnomnenaturel comme laffirment Charcot, Freud et les magiciens.Cette force sensorielle peut tre utilise pour manger sa proiecomme le serpent qui hypnotise un oiseau, ou pour tre attirpar sa mre comme le nourrisson qui en fait sa base descurit, ou par le psychothrapeute au cours dun transfertpsychanalytique, ou par un spectacle de fte foraine, ou pour

  • prendre sa place dans une foule rotise, heureuse dtresubjugue par un prtre, un chanteur ou un meneur politique.

  • Quelques hommes fascinantsLes hommes, images fascinantes du milieu

    psychiatrique dans les annes 1970, sappelaient Jean Delay,Henri Ey et Jacques Lacan. La distance lgante de Jean Delaycontrastait avec la chaleur fonceuse dHenri Ey et la prsenceflamboyante de Jacques Lacan.

    Je garde un souvenir de malaise du stage que jai fait lhpital Sainte-Anne quand jtais encore tudiant. Je naimaispas les prsentations de malades o une personne blessedevait venir sur scne, auprs de lquipe universitaire, pourraconter ses malheurs devant deux cents jeunes gens. Je mesouviens de ce garon de 25 ans qui a hsit quand il a vulauditoire. La surveillante a doucement insist, il na pas osrefuser et sest assis la table, o lattendait une chaise vide,entre les mdecins en blouse blanche et capote bleue delAssistance publique quil fallait ngligemment jeter sur sespaules. Jean Delay, cheveux longs (avant 1968), lui posaquelques questions polies. Le jeune psychopathe se fitprier pour rpondre, car les tudiants des rangs du fond de la

  • classe produisaient un gai brouhaha. Je ne sais plus ce quil adit, mais je me souviens quaprs chacune de ses phrases, JeanDelay commentait ses propos. Ctait certainement trsintelligent, car on pouvait palper la dfrence des autresuniversitaires qui regardaient le matre et lapprouvaient ensilence. Delay tait couvert dhonneurs quil avait mrits.tonnamment brillant depuis son enfance, il publiait desarticles o il tentait darticuler la neurologie avec lapsychiatrie. On sentait la rigueur du neurologue associe lamour du beau langage. Il avait dailleurs pass une thse dedoctorat en Lettres sur Les dissolutions de la mmoire . Iltait ami avec Pierre Janet 44, llve prfr de Charcot, lerival heureux de Freud qui en tait jaloux. Jadmirais cesavant, professeur de mdecine, lu lAcadmie franaise,mais javais limpression quil ne se mettait pas la place dujeune homme qui il demandait dexposer son malheur enpublic. Jtais mal laise et je mtonnais du manquedempathie de la part des soignants.

    Lacan, lui aussi, faisait de brillantes prsentations demalades . Il analysait en public ce que venait de dire lepatient interrog, et tous les candidats psychiatressentranaient prparer leurs examens par cette mthodebrutale.

    Pierre Deniker a jou un rle dterminant dans macarrire. Jaurais mieux fait dcrire dans mon aventurepsychiatrique tant elle a t marginale. En me faisant passerlexamen de stage, Deniker ma demand : Formulechimique du nozinan. Jai t moyen moins , parce que

  • jamais je navais imagin quune formule chimique pouvaitconstituer un sujet de psychiatrie. Que voulez-vous faireplus tard ? , ma-t-il demand. Jai murmur psychiatre .Il ma regard avec ddain et a laiss tomber : Faites autrechose. Et il ma coll. Quelques annes plus tard, en 1971, leprofesseur Jean Sutter organisait Marseille le congrsnational de psychiatrie. Je venais de terminer linternat, javaisrussi le certificat de spcialit et publi un article surlthologie des rencontres dans un centre psychiatrique 45.Sutter mavait demand de faire une communication cecongrs, je lui avais propos dappliquer la mthodethologique dobservation aux carences affectives humaines.

    Dans ce genre de congrs il y a, dans la salle, unetopographie rigoureusement hirarchise : au premier rang,les universitaires, au deuxime, les chefs de clinique etassistants qui esprent un jour passer au premier rang. Unpeu en arrire sinstallent les internes et, au fond de la salle,les tudiants et les infirmires chuchotent bruyamment. Cejour-l, au deuxime rang, lisabeth Adiba avec qui javais tinterne Paris entend, la fin de mon expos, Deniker dire Sutter : Ce travail sur lthologie des carences affectives estremarquable. Cest trs original. Tu devrais prendre ce typedans ton quipe.

    Quelques jours plus tard, je recevais un coup de tlphonedHenri Dufour, son agrg : Nous aimerions vous inviter participer lenseignement du certificat dtudes spcialisesen psychiatrie. Magnifique, ai-je rpondu. Javaisjustement lintention de faire une thse dtat en histoire de la

  • psychiatrie. Pas question, a-t-il tranch, vous enseignerezlthologie.

    Cest par cette toute petite responsabilit qua commencmon aventure enseignante. Mais comme je me situaisdemble parmi les meilleurs spcialistes en thologiepsychiatrique (qui en France en 1971, taient au nombre decinq), jai tout de suite t plac un poste au-dessus de mesmoyens et autoris diriger des thses, participer destravaux et organiser des rencontres. Cest donc Deniker qui,aprs mavoir coll et conseill de ne pas faire psychiatrie, mamis le pied ltrier en me recommandant Sutter quidirigeait la chaire de psychiatrie Marseille.

    Pierre Pichot, membre du triumvirat de Sainte-Anne(Delay-Deniker-Pichot), a dirig ma thse. Ctait une thse demdecine post-soixante-huitarde, elle fut donc lgre. Lesmurs de son bureau taient couverts de photos de Louis II deBavire, de ses chteaux, de ses traneaux dans la neige quidonnaient son cabinet une ambiance romantique. Pichotparticipait un club qui se runissait tous les ans pour valuerles consquences heureuses, sur la culture bavaroise, de laschizophrnie du roi46. Nous avons aimablement parl de lafonction de roi qui a permis de masquer les troublesschizophrniques, en faisant construire de merveilleuxchteaux et en sponsorisant Wagner, musicien hors norme,pas toujours correct. Mais tous les schizophrnes ne sont pasrois, bien au contraire. Ils ont tellement de mal se socialiserque cest dans les quartiers pauvres quon en trouve le plus, lo le loyer est moins cher et o lon peut vivre de peu. La

  • schizophrnie du roi fut longtemps compense par lespoliticiens qui lentouraient et par lindulgence des paysansbavarois qui lui taient reconnaissants davoir construit deschteaux qui font, aujourdhui encore, la fortune touristique dela Bavire. Othon, le frre du roi, moins soutenu, avaitdcompens plus tt une lourde schizophrnie quon appelaitalors dmence prcoce .

    Les arguments en faveur du fondement gntique etneurodveloppemental de la schizophrnie sont de plus en plusconvaincants. Ce qui nexclut absolument pas limpact dumilieu familial et culturel47. Les tudes de lOMS confirmentque, quel que soit le pays, quand la culture est en paix, ontrouve 1 % de schizophrnes. Alors que, dans une populationde migrants chasss de chez eux, agresss pendant le voyageet souvent mal accueillis par la culture-hte, on en trouveentre 3 et 8 % 48. La dgradation de la culture joue un rleimportant dans leffondrement dissociatif 49. Les conditionsaffectives dans lesquelles seffectue le changement de culturepeuvent freiner la dcompensation schizophrnique, commechez Louis II de Bavire, ou la faciliter, comme chez Othon,son frre. Dans une population denfants qui traversent laguerre ou migrent avec leurs deux parents, il y apratiquement le mme nombre de troubles que dans un paysen paix, parce que les enfants sont scuriss par leur nicheaffective parentale. Mais quand un parent ou les deuxviennent manquer, les mmes preuves sociales provoquentdes troubles psychiques et des dcompensationsschizophrniques 50.

  • On constate quen France, ces dernires dcennies, lentreen schizophrnie est de plus en plus tardive. Est-ce unargument en faveur de limmense tolrance des familles deschizophrnes qui gardent domicile plus de 70 % despatients 51 ? Est-ce d au changement dune culture quiaccepte mieux aujourdhui les trangets comportementales ? lpoque o les ouvriers et les paysans taient centrs surlefficacit au travail, il tait difficile de supporter le non-conformisme. Il est possible aussi que les enfants potentielschizophrnique se contentent, en temps de paix, dune imageparentale floue suffisante pour les scuriser et les aider sedvelopper. Alors que, dans un contexte en guerre ou enmigration, ils ont besoin dun couple de parents forts etscurisants, ce qui souvent nest plus le cas. Les enfants quimigrent sans parents sont plus altrs que ceux qui migrentavec leurs deux parents 52. Quand les parents sont rendusfaibles par la prcarit sociale, ils perdent leur pouvoirscurisant.

    Les ides qui triomphent dans une culture ne sont pasforcment les meilleures, ce sont celles qui ont t les mieuxdfendues par un appareil didactique. Tout innovateur est untransgresseur puisquil met dans la culture une pense qui nytait pas avant lui. Il sera donc admir par ceux qui aiment lesides nouvelles, et dtest par ceux qui se plaisent rciter lesides admises.

  • Lacan fascin par CharlesMaurras, un singe et quelquespoissons

    Quand je prparais le concours des hpitauxpsychiatriques, nous devions apprendre le syndromedautomatisme mental . Ce phnomne hallucinatoirefrquent simpose dans lesprit du dlirant qui est convaincuque ce quil pense lui est impos par une force extrieure.Cest Gatan de Clrambault qui a individualis ce syndrome.Ce psychiatre de lentre-deux-guerres tait un savant lapersonnalit flamboyante. Il parlait couramment langlais,lallemand, lespagnol et larabe. Il aimait les problmestechniques et lexploration des mondes mentaux. Il staitrendu clbre par ses tudes ethnologiques sur le drap descostumes marocains. Il enseignait aux Beaux-Arts de Paris etsoutenait que les tissus qui enveloppent les corps et les voilesqui couvrent les visages orientent les regards vers ce qui estcach, constituant ainsi une forme drotisme 53. Lexistence de

  • Clrambault fut marque par ses passions douloureuses, ilsest donc intress aux dlires passionnels. Il a dcritlrotomanie, o les femmes aiment mort un homme clbreavec qui elles nauront jamais de relations sexuelles, maisquelles envisagent de tuer pour mieux le possder.

    Gatan de Clrambault sest suicid en 1934, au coursdune mise en scne o il avait associ lesthtique de la mortavec lrotisme des draps : il sest assis dans son fauteuil, face un grand miroir, entour de ses plus beaux mannequinsdraps et a appuy un revolver sur sa tempe.

    Cette esthtisation de la mort tait valorise par la droitemaurassienne des annes 1930 54. Le suicide au scapulaire permet dassocier la mort libratrice avec la beaut et lamorale : Ah ! Mourir, mon Seigneur, en Vous ! Mourir vtudu scapulaire. Pur, les vtements blancs comme un ange dePques []. La corde au cou, Octave est mont sur le parapet[]. Il resserre le nud quil a form lui-mme autour de sagorge, slance du balcon de pierre [] son corps fluet [] sebalance dans la lumire [] cette chair resplendissante estdevenue au mme instant notre me dlivre 55.

    Mishima, dans le Japon occidentalis des annes daprsguerre, a exprim la mme fascination pour une mort rotise.Il aimait simaginer mourant dune belle mort, commeMaurras et Clrambault. Enfant craintif, subjugu par lesfortes femmes de sa famille, cras par un pre lointain engagdans la surhumanit nazie, Mishima pense, lui aussi, que lamort peut tre belle. Il est envot par le tableau deMantegna figurant saint Sbastien attach une colonne de

  • chapiteau corinthien56. Il est merveill par la douceur du belphbe au corps presque nu, perc de flches, mouranttendrement en regardant le ciel. Mishima a certainementprouv un grand plaisir se faire mourir en imagination dansses romans, au cours dun seppuku o il se dcrivait en hrosventr, boyaux dgueuls par terre, affectueusementdcapit par un proche.

    Passionns et passionnants, ces hommes marquaient leurprsence dans lme des admirateurs dsireux de se laisserinfluencer. Lacan se sentait en famille auprs de ces fortspersonnages. lpoque o il tait interne de Clrambault, ilavait t subjugu lui aussi, enflamm, admiratif du seulmatre quil a jamais reconnu.

    Jacques Lacan nest pourtant que lexemple le plusclbre dun psychanalyste marqu par la pense de Maurras.Il faut encore citer douard Pichon, le matre de FranoiseDolto qui, dans les annes 1930, fera de la pensemaurrassienne laxe de son combat pour la constitution dunfreudisme franais 57. Aucun de ces psychanalystes ne sestlaiss entraner dans le curieux antismitisme de Maurras : Il y a des Juifs trs gentils, il y en a de trs savants []. Jeles aurai pour amis 58. Ayant ainsi parl, il flicite legouvernement de Vichy pour la publication du statut des Juifs(19 octobre 1940). Quand il entend parler de la rafle duVldHiv, il dit : Les Juifs essaient de se rendreintressants (20 octobre 1942). Contre eux, un seulremde, le ghetto, le camp de concentration ou la corde (25 fvrier 1943). Il prne la dlation pour lutter contre la

  • pieuvre juive (2 fvrier 1944). Quand il apprendlexistence dAuschwitz, il dit : Cest une rumeur couteravec discernement et sens critique 59.

    Les psychanalystes sont rests bienveillants envers leurscollgues juifs en difficult : Le docteur Jacques Lacan apermis mon pre, quil savait juif, de travailler dans sonservice de lhpital Sainte-Anne [], ce qui a permis monpre dviter dtre dport 60. En Allemagne nazie, lespsychanalystes fondent lInstitut Gring, do les Juifs sontexclus et o les cours de rfrence sont extraits de Jung, cequon peut admettre, et dAdler et Freud, ce qui peutsurprendre 61. En France, le naf Ren Laforgue tente defonder un institut de psychanalyse aryenne do seraientchasss les Juifs. Un procs la Libration ne le condamnepas, car il na commis aucun crime, mais il se sent oblig de serfugier au Maroc o Jalil Bennani62 et Jacques Rolandtmoignent de sa gentillesse et de sa crdulit politique.

    Quelques annes plus tard, les sminaires de Lacan ont taccueillis lhpital Sainte-Anne dans le service de Jean Delay,jusquau moment o la foule dadmirateurs tait devenue siimportante quil a fallu dmnager vers lcole normalesuprieure de la rue dUlm.

    Henri Ey ne pouvait pas se laisser subjuguer par deshommes tels que Clrambault ou Lacan. Personne naurait pulembarquer dans un mouvement de contagion motionnelle. Ilse considrait lui-mme comme un psychiatre des champs Bonneval et ne craignait pas daffronter son ami JacquesLacan, psychiatre des villes Saint-Germain-des-Prs.

  • On adorait les disputes entre Guitry-Lacan et Raimu-Ey 63 . Le psychiatre des champs enracinait sa pense-souchedans le naturalisme, la biologie et lthologie animale, puis lafaisait voluer vers les domaines sociaux et culturels. Tandisque Lacan jouait de plus en plus avec les mots, sans oublierlapport de lthologie ; il sinspirait des singes dans le stade dumiroir et senflammait pour les poissons dans sa thorie delarticulation du rel et de limaginaire 64. Ds 1936, au Congrsinternational de psychanalyse Marienbad, le jeune Lacan,excellent neurologue, sappuie sur quelques donnesexprimentales pour expliquer comment lenfant, encoredans un tat dimpuissance et dincoordination motrice,anticipe imaginairement lapprhension et la matrise de sonunit corporelle 65 . Cette hypothse, fortement confirme parles neurosciences actuelles, est alors dfendue par Lacan quisappuie sur la psychologie compare dHenri Wallon66 et surdes donnes empruntes lthologie animale montrantcertains effets de maturation et de structuration biologiqueoprs par la perception visuelle du semblable 67 . cettepoque Lacan sattache [] mettre en vidence lesconditions organiques dterminantes dans un certain nombrede syndromes mentaux [] et faire une analysephnomnologique, indispensable une classification naturelledes troubles 68 . Ses travaux neurologiques portent sur desvariations de symptmes dans la maladie de Parkinson et surles troubles de la commande du regard. Dans le mme lan, lejeune Lacan est attir par les mthodes de la linguistiquedont lanalyse des manifestations crites du langage dlirant

  • quil publie dans Minotaure 69.Depuis 1946, les joutes oratoires des deux matres

    Guitry-Lacan et Raimu-Ey restent certainement parmiles plus beaux textes que lon puisse lire sur la causalitessentielle de la folie []. cette poque, Jacques Lacanparlait et crivait encore de faon intelligible et souventadmirable 70 . Il est un fait que sa thse, parfaitement lisible,est structure comme une excellente question de cours, unesorte de psychologie du dveloppement droutante pour unlacanien daujourdhui71.

    On y lit le rle des motions dans le dclenchement de lapsychose, aggrave par le caf et la mnopause 72. Mais on ytrouve surtout un esprit ouvert et une connaissanceencyclopdique. Lacan a-t-il regrett sa clart ? En 1975, ilcrit au dos du livre : Thse publie non sans rticence. prtexter que lenseignement passe par le dtour de midire lavrit. Y ajoutant : condition que lerreur rectifie, cecidmontre le ncessaire de son auteur. Que ce texte nelimpose pas justifierait la rticence 73.

    a va ! Lacan est en marche. Son style nostradamiqueentrane le lecteur vers une pense nigmatique.

    De ce lieu o bouillonnaient les ides sont partis tous lescourants qui ont fait la psychiatrie daujourdhui. Henri Eyavait invit ses collgues, mdecins des hpitauxpsychiatriques, souvent communistes, voquer les difficultssociales de prise en charge des malades mentaux. Ctaitlpoque o lon pouvait encore associer dans une mmepublication un thologue, un communiste et un lacanien74 qui

  • posaient les questions fondamentales dune disciplinenaissante. Cest dans cet esprit que Lacan avait assist aucolloque Psychiatrie animale. Il navait pas pris la parole, maisil tait enchant par cette manire de faire natre des ides. Ilcitait souvent ce livre et, dans sa salle dattente, il y avaittoujours un ou deux exemplaires sur sa table de revues 75. Lecolloque suivant fut consacr Linconscient o lespsychanalystes eurent, ce qui est normal, lessentiel despublications ; Lacan y tenait sa place 76 aux cts dAndrGreen, Ren Diatkine, Jean Laplanche, Serge Lebovici et toutela jeune quipe qui allait dynamiser la psychologie des annes1960.

  • Linstinct, notion idologiqueLacan crit trs justement que Freud na jamais employ le

    mot instinct que lon peut pourtant lire dans denombreuses traductions. Il a parl de Trieb, de Trieben, quisignifie pousser en allemand. Cette pulsion constitueraitune force indtermine, une pousse qui oriente lescomportements vers un objet susceptible de satisfairelorganisme. Il nemploie le mot Instinkt, que pour parler desanimaux ou de la connaissance instinctive de dangers ,comme un pressentiment de danger 77. Encore aujourdhui, denombreux psychanalystes distinguent linstinct, comportement hrit, propre une espce animale, variantpeu dun individu lautre, se droulant selon une squencetemporelle fixe, paraissant rpondre une finalit , alorsquils expliquent que la pousse (Trieb), mouvante chez lestres humains est variable dans ses buts 78.

    Cette distinction logique employe par les psychanalystes alavantage dtre claire quel dommage quelle soit fausse !Konrad Lorenz en 1937 et Nicolas Tinbergen en 1951 79 avaient

  • en effet employ ce mot pour dfendre la notion dquipementhrditaire des animaux et sopposer ainsi aux bhavioristesqui ne parlaient que de rflexes conditionns sans faire dediffrence entre un rat, un pigeon et un homme. Linn existe,disait Konrad Lorenz, il contribue la conservation delindividu et de lespce 80. Cette guguerre, bien plusidologique que scientifique, opposait ceux q