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Les acides gras oméga-3 et le cerveau en cours de développement Dr Caroline Childs, Human Development & Health Academic Unit, Faculty of Medicine, University of Southampton, Southampton, Royaume-Uni. Les acides gras oméga-3 sont des composés nutritionnels possédant toute une gamme d’avantages pour la santé, surtout liés à leurs propriétés anti-inflammatoires. Le rôle que ces nutriments pourraient jouer au niveau de la fonction cognitive présente un intérêt significatif pour la santé humaine. A ce jour, la recherche est focalisée sur les avantages potentiels générés par des interventions au cours de la grossesse et de la vie ultérieure. Dans cet article, nous esquisserons les mécanismes par lesquels les acides gras oméga-3 influencent la santé, ainsi que les avantages observés lors de mesures cognitives effectuées au cours d’études, tant chez l’animal que chez l’être humain. Les acides gras Les acides gras possédant des doubles liaisons sont appelés acides gras insaturés. Parmi les acides gras insaturés, nous distinguons les acides gras mono-insaturés (porteurs d’une seule double liaison) et polyinsaturés (AGPI ou PUFA, polyunsaturated fatty acids des Anglo-saxons), qui possèdent deux ou plusieurs doubles liaisons. Les doubles liaisons des acides gras modifient leur forme et dès lors leurs propriétés physiques. L’effet de ces doubles liaisons dépendra de leur nombre, de leur position et de leur configuration (position cis ou trans). Les acides gras oméga-3 (également appelés n-3) sont des AGPI caractérisés par la présence de la première liaison sur le troisième carbone à compter de l’extrémité méthyle, avec les doubles liaisons suivantes séparées par un groupe méthylène (-CH 2 -). 04

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Les acides gras oméga-3 et le cerveau en cours de développementDr Caroline Childs, Human Development & Health Academic Unit, Faculty of Medicine, University of Southampton, Southampton, Royaume-Uni.

Les acides gras oméga-3 sont des composés nutritionnels possédant toute une gamme d’avantages pour la

santé, surtout liés à leurs propriétés anti-inflammatoires. Le rôle que ces nutriments pourraient jouer au niveau de

la fonction cognitive présente un intérêt significatif pour la santé humaine. A ce jour, la recherche est focalisée sur

les avantages potentiels générés par des interventions au cours de la grossesse et de la vie ultérieure. Dans cet

article, nous esquisserons les mécanismes par lesquels les acides gras oméga-3 influencent la santé, ainsi que

les avantages observés lors de mesures cognitives effectuées au cours d’études, tant chez l’animal que chez

l’être humain.

Les acides gras Les acides gras possédant des doubles liaisons sont appelés acides gras insaturés. Parmi les acides gras insaturés,

nous distinguons les acides gras mono-insaturés (porteurs d’une seule double liaison) et polyinsaturés (AGPI ou

PUFA, polyunsaturated fatty acids des Anglo-saxons), qui possèdent deux ou plusieurs doubles liaisons.

Les doubles liaisons des acides gras modifient leur forme et dès lors leurs propriétés physiques. L’effet de ces

doubles liaisons dépendra de leur nombre, de leur position et de leur configuration (position cis ou trans). Les

acides gras oméga-3 (également appelés n-3) sont des AGPI caractérisés par la présence de la première liaison

sur le troisième carbone à compter de l’extrémité méthyle, avec les doubles liaisons suivantes séparées par un

groupe méthylène (-CH2-).

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sance du rôle essentiel des acides gras oméga-3

dans le soutien du développement cérébral et visuel

de l’enfant. Au Royaume-Uni, les femmes reçoivent le

conseil de consommer deux portions de poisson par

semaine, dont une de poisson huileux. Cependant, le

conseil simultané d’éviter certaines espèces de pois-

son en raison du risque d’absorption de méthylmer-

cure est souvent mal interprété, et certaines femmes

préfèrent éviter totalement le poisson lors de leur gros-

sesse. Chez l’être humain, le transfert de DHA vers le

fœtus en cours de développement se fait essentielle-

ment au cours des 10 dernières semaines de la gros-

sesse. On estime au Royaume-Uni que les femmes

consomment en moyenne 17,5 g de DHA de moins

par rapport aux besoins tissulaires d’une grossesse uni-

pare1.

Seul l’ALNA est considéré comme un acide gras es-

sentiel dans l’alimentation. Le motif est qu’il existe une

voie de synthèse endogène, par laquelle l’ALNA peut

être converti en EPA, DPA et en DHA, cette conversion

s’opérant essentiellement dans le foie. La capacité

d’effectuer cette synthèse est cependant limitée, bien

que des données suggèrent que la femme possède

une capacité de conversion supérieure aux hommes,

probablement pour satisfaire aux besoins éventuels

au cours de grossesses futures. Il serait important de

déterminer si cette voie suffit pour satisfaire aux be-

soins en acides gras oméga-3 pour la santé et/ou le

développement, même parmi certains sous-groupes

de la population. Avant tout en raison de la possibi-

lité de prévoir des interventions ciblées pour une large

proportion d’adultes qui préfèrent ne pas consommer

de poisson, mais aussi en raison de l’impact écologi-

que de l’obtention d’acides gras oméga-3 d’origine

végétale plutôt que marine.

Apports nutritionnelsL’acide alphalinolénique (ALNA, 18:3n-3), un acide

gras essentiel, est l’AGPI n-3 le plus simple. On le

retrouve dans les feuilles vertes, certaines semences

et graines, dans les noix et huiles de cuisine (comme

l’huile de fèves de soja). L’huile de graine de lin ou

linette possède un taux élevé d’ALNA. La principale

source alimentaire des AGPI n-3 à chaîne plus longue

(CL), les acides eicosapentaénoïque (EPA, 20:5n-3),

docosapentaénoïque (DPA; 22:5n-3) et docosahexaé-

noïque (DHA; 22:6n-3) est le poisson, en particulier le

poisson gras. Or, le taux d’AGPI CL n-3 dans le pois-

son varie fortement d’une espèce à l’autre. Ainsi, le

saumon est une source fort riche, contenant environ

2,2 g d’EPA + DPA + DHA par 100 g. Alors que le cabil-

laud ou la morue ne contient qu’approximativement

300 mg de ces acides gras par 120 g.

Les apports nutritionnels moyens des AGPI totaux pour

les adultes au Royaume-Uni est de 2,27 g par jour pour

les hommes et de 1,71 g par jour pour les femmes.

Pour la plupart des individus, la grande majorité est

absorbée sous la forme d’ALNA, parce que les apports

nutritionnels d’AGPI CL n-3 dépendent fortement de la

consommation de poisson qui varie largement d’un

individu à l’autre. Les apports moyens des AGPI CL n-3

chez l’adulte au Royaume-Uni sont estimés à 200 mg/

jour. Cependant, seulement 27% des adultes britan-

niques consomment régulièrement du poisson gras.

Chez les personnes qui ne consomment guère de

poisson gras, les apports en EPA + DHA sont estimés

à 100 mg par jour, largement moins que le minimum

journalier recommandé actuellement de 450 mg/jour.

La consommation de poisson huileux est recomman-

dée au cours de la grossesse, suite à la reconnais-

NutriFacts 2014/01 05

Nouveau sur Nutriweb.TV Interview avec le Dr. Caroline Childs sur:

Les acides gras omega-3 et le cerveau en cours de développementwww.nutriweb.tv

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plus, l’EPA et le DHA sont des précurseurs de toute une

gamme de molécules résolutives de l’inflammation,

notamment les résolvines, les neuroprotectines et les

marésines2. On sait que les processus inflammatoires

sont impliqués dans le déclenchement et l’évolution

du déclin cognitif.

Preuves issues d’études sur l’animalL’appel à des modèles animaux apporte certains

avantages lors de la recherche nutritionnelle. Il est pos-

sible d’exercer des manipulations diététiques beau-

coup mieux contrôlées, plus strictes et extrêmes qu’il

ne serait possible dans l’expérimentation humaine, et

en outre d’avoir accès à un éventail beaucoup plus

large de tissus pour leur analyse. Par contre, des résul-

tats obtenus à partir de modèles d’animaux doivent

être interprétés avec une grande prudence vu qu’il

peut exister des différences significatives du point de

vue des mesures physiologiques autant que com-

portementales. Ainsi, si nous prenons un rat comme

modèle expérimental de la grossesse chez l’être hu-

main, nous ne pouvons pas perdre de vue que le rat

présente à la naissance un développement sensible-

ment moins mature que le nouveau-né humain.

Les modèles d’animaux ont été utiles dans la dé-

monstration du caractère essentiel des acides gras

oméga-3 dans le développement et la fonction

cérébrale. Avec des études tirant parti de régimes

alimentaires carencés entraînant des déficiences

fonctionnelles, alors que des modèles impliquant des

apports nutritionnels supplémentaires étaient associ-

és d’améliorations des fonctions cognitives. Certains

avantages associés à une augmentation des ap-

ports nutritionnels en acides gras oméga-3

constatés chez le rat comportent des

mesures améliorées de la consci-

ence spatiale et une réduction des

dégâts après des interventions hy-

poxiques ou ischémiques. Il impor-

te de peser ces effets bénéfiques

par rapport aux effets indésirables

de la supplémentation d’acides gras

oméga-3 chez l’animal, en particulier

sur la fonction auditive. Ces résultats contra-

dictoires sont attribuables aux multiples facettes des

Le rôle physiologique des acides gras oméga-3

En plus de leur rôle comme substrat éner-

gétique et de leur aptitude à constituer

des réserves dans les tissus adipeux, les

acides gras exercent de nombreuses

autres fonctions physiologiques. Ainsi,

les acides gras sont des éléments struc-

turels des membranes cellulaires, et ils

peuvent ainsi influencer directement la

fluidité et la fonction membranaire. Une

membrane riche en DHA sera plus souple

qu’une membrane essentiellement con-

stituée d’acides gras saturés. Cette flexi-

bilité permet à des protéines attachées

à la membrane de modifier leur forme,

et peut ainsi améliorer ou inhiber la trans-

mission de signaux d’une cellule à l’autre.

Les effets des acides gras oméga-3 sur

la fonction vasculaire, notamment par la

réduction de l’agrégation plaquettaire et

l’amélioration de la fonction endotheliale,

peuvent être avantageux pour assurer une

irrigation sanguine cérébrale adéquate.

Les acides gras sont aussi des précurseurs

de molécules de signalisation, notamment

celles impliquées dans l’inflammation

et la résolution de l’inflammation. On

sait que les acides gras oméga-3 con-

stituent le substrat pour la synthèse

de molécules de signalisation inflamma-

toires moins puissantes que leurs équi-

valents en acides gras oméga-6. De

NutriFacts 2014/01 07

(3). Par contre, des enfants prématurés bénéficieront

probablement mieux d’un programme de supplé-

mentation d’acides gras oméga-3 parce que le troisi-

ème trimestre de la grossesse est une étape décisive

dans le transfert du DHA de la mère au fœtus en cours

de développement.

La plasticité cérébrale se maintient tout au long de la

vie, et des études ont établi que les enfants comme

les adultes âgés peuvent présenter des modificati-

ons des fonctions cognitives après des interventions

à l’aide d’acides gras oméga-3. La recherche s’est

beaucoup intéressée aux enfants et à la capacité

des acides gras oméga-3 d’améliorer les résultats de

l’apprentissage (4). Chez les adultes âgés, l’accent a

été placé sur l’amélioration ou la prévention du déclin

cognitif.

effets des acides gras oméga-3. Ainsi, les effets bé-

néfiques en matière de protection vis-à-vis des dom-

mages après un incident ischémique pourraient être

dus au rôle des acides gras oméga-3 comme sub-

strats de substances neuroprotectrices. Alors que les

effets adverses sur la fonction auditive pourraient être

attribués à l’altération de la structure de la myéline in-

duite par la teneur élevée en DHA des membranes

cellulaires.

Preuves issues d’études humainesDes études impliquant l’administration de supplé-

ments d’acides gras oméga-3 à des femmes encein-

tes et qui ont suivi leurs enfants pour en évaluer les

fonctions cognitives n’ont à ce jour identifié que des

améliorations modestes parmi les enfants nés à terme

1. Williams CM, Burdge G. Long-chain n-3 PUFA: plant v. marine sources. The Proceedings of the Nutrition Society. 2006;65(1):42-50.

2. Serhan CN, Petasis NA. Resolvins and protectins in inflammation resolution. Chemical reviews. 2011;111(10):5922-43.

3. Gould JF, Smithers LG, Makrides M. The effect of maternal omega-3 (n-3) LCPUFA supplementation during pregnancy on early childhood

cognitive and visual development: a systematic review and meta-analysis of randomized controlled trials. The American journal of clinical

nutrition. 2013;97(3):531-44.

4. Richardson AJ, Burton JR, Sewell RP, Spreckelsen TF, Montgomery P. Docosahexaenoic acid for reading, cognition and behavior in children

aged 7-9 years: a randomized, controlled trial (the DOLAB Study). PloS one. 2012;7(9):e43909.

ConclusionsUn régime riche en acides gras oméga-3 est recommandé tout au long de la vie. Une consommation importante de poisson gras apportera les acides gras oméga-3, mais aussi toute une gamme d’autres nutriments ayant des effets bénéfiques pour la santé comme la vitamine D et le sélénium. Pour les person-nes qui préfèrent ne pas consommer de poisson gras, des acides gras oméga-3 apportés sous forme de capsules constituent un mode d’intervention nutritionnelle fort bien toléré. Pour les personnes qui préfèrent ne pas consommer de produits dérivés du poisson, des acides gras oméga-3 peuvent également être obtenus à partir d’algues. A l’avenir, des végétaux génétiquement modifiés pourraient constituer une source alternative.Le large spectre des bénéfices pour la santé associés aux acides gras oméga-3 en fait une intervention intéressante pour de nombreuses populations-cibles, notamment les femmes enceintes, les enfants et les adultes âgés. Les modèles animaux ont montré de façon consistante que des apports additionnels d’acides gras oméga-3 peuvent influencer positivement la composition tissulaire et exercer des effets sur les résultats fonctionnels. Les données humaines concordent, en particulier dans les groupes fort exposés aux carences en acides gras oméga-3 ou à des déficiences fonctionnelles, comme les enfants préma-turés.La recherche de la génération suivante au sujet des acides gras oméga-3 et du développement céré-bral puisera sans aucun doute des informations supplémentaires lorsque les chercheurs auront accès à des mesures quantitatives fonctionnelles des performances cognitives à l’aide de l’IRMf et de l’EEG. Ces techniques minimalement invasives apportent de nouvelles possibilités pour examiner les résultats fonc-tionnels dans les études humaines. Des recherches supplémentaires s’imposent également pour vérifier s’il est nécessaire que chaque individu consomme directement des acides gras oméga-3 DHA et EPA ou si des voies de synthèse endogènes générant ces acides gras à partir de l’ALNA peuvent avoir la même efficacité dans la génération d’effets favorables à la santé.