leçon xx: la morale téléologique - cours de philosophie

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Page 1: leçon xx: la morale téléologique - Cours de Philosophie

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Pamphlet F. Hollande

Cours de philosophieIntroductionLivre I : L’idéologie philosophiqueLivre II : Conscience et individualitélivre III: le rapport au mondelivre IV: la raison et le réellivre V: la moraleLivre VI: le politiqueLivre VII: de l'anthropologie à l'histoireLivre VIII: qu'est ce que l'art?

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La morale : Le point de vue téléologique= > L’éthique ou la vie bonne/heureuse

PLAN

Introduction

PARTIE I: La problématique du bonheur

Introduction

Chapitre 1: La question du plaisir : L’hédonisme

1) La thèse des Cyrénaïques

Chapitre 2: L’eudémonisme

Page 2: leçon xx: la morale téléologique - Cours de Philosophie

1) Platon

2) l’analyse d’Aristote

Chapitre 3: Le bonheur selon Épicure

1) un matérialisme conséquent

2) A partir de cette physique Épicure imagine la nature des dieux

3) L’âme est évidemment, dans un tel système, de nature corporelle et donc exposée à la mort

Chapitre 4: L’élaboration d’une éthique

1) La gestion du corps

2)La doctrine du bonheur : Les dieux, la mort et la douleur

PARTIE II: L’Éthique de Spinoza

1) Le point de départ de la réflexion2) Repenser le rapport de la pensée et du réel pour comprendre l’unité de l’homme3) Repenser le rapport « pratique » de l’homme au monde.4) Action et passion 5) Corollaire : un fondement naturel de l’éthique6) La servitude de l’homme, victime de l’illusion7) La compréhension de notre rapport au monde à travers la connaissance8) L’éthique ou la connaissance du troisième genre9) Le secret de l’éthique de Spinoza

Conclusion : Ethique et pratique

PARTIE III: Le secret de la démarche « idéaliste » de la philosophie

1) La révélation de la Lettre VII de Platon2) L’analyse de l’action 3) Le divorce de l’éthique et la pratique

Conclusion: L’exigence d’une éthique

Introduction

La morale se définit la plupart du temps d'après une conduite, une attitude. Celle est déterminée par le lien entre ce qu'on dit, ce qu'on pense et ce qu'onfait.

Toute action « praxis » a une fin en elle-même en vue de laquelle elle met en œuvre des moyens. En effet, praxis signifie en grec :action sous-tendue parune idée vers un résultat. Par exemple, si je choisis le métier de médecin, à partir d’une certaine formation, dans tous mes actes, je me proposerais demettre en œuvre tous les moyens pour guérir mes malades.

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La vie ne peut être dissociée de ces tâches, ces ouvrages (ergon) qui constituent le contenu de ma vie.

Ainsi, la pratique ne se réduit pas à une technique (technê) à laquelle on pourrait opposer une autre façon de vivre, parce que, précisément, cette pratiqueconstitue le contenu de ma vie réelle.

Y a-t-il une finalité intérieure à l’agir humain – à la praxis – qui ferait que toute action humaine – tous les actes qui constituent les pratiques – viserait uneautre fin: une fin ultime, qui ferait de ma vie une vie accomplie ?

N’est-ce pas cette autre fin qu’on appelle le bonheur?

De fait, si l’on m’interroge sur le sens que je donne à la vie bonne, j’invoquerais un certain nombre d’idéaux, de rêves au regard desquels ma vie peut êtreconsidérée comme plus ou moins accomplie.

Ma réflexion sera un incessant travail d’interprétation et de remise en cause de mes actes et de moi-même pour tenter de d’établir une adéquation entre cequi me paraît le meilleur et les choix qui président à ma vie pratique.

Toute la tradition hédoniste ou eudémoniste cherche à définir la conduite d’une vie bonne, heureuse, d’une vie accomplie.

Cette analyse nous permet d’emblée de formuler la problématique du bonheur.

Pourquoi toutes les activités pratiques, qui constituent le contenu de notre vie réelle, laissent ouverte en chacun la porte à une autre finalité, qui, loin dedépasser les limites de mon existence humaine, serait le couronnement, l’accomplissement, l’achèvement de ma pratique de la vie ?

Il faut souligner le paradoxe :

Si l’on peut aisément comprendre que ceux qui sont exclus de la pratique sociale, ou ceux que leur condition sociale a d’avance exclu de tout choix, soienthantés de cette idée de bonheur qui n’est promis qu’à d’autres, au point de la convertir en l’espérance d’une autre vie ou d’un autre monde où ils seraientélus.Il n’est pas de secret de l’idée de bonheur qui n’est point fallacieuse, parce qu’elle les aide à vivre et souvent à lutter.

En revanche pour ceux qui ont choisi (tel ou tel métier auquel ils ont été préparés à réussir), n’est-ce pour chacun d’eux dans la mise en pratique de ceschoix que réside la promesse de réalisation de soi ?Ceux-là peuvent mettre en œuvre une conduite qui donne un sens (une direction, une signification) à la pratique de leur vie, à toutes les activités pratiquesde leur existence quotidienne où ils agencent des moyens pour atteindre des buts, à tous ces actes qui comportent en eux-mêmes leur finalité.

Tout se passe comme si tout ce qu’ils « font » et, plus encore tout ce qu’ils ont fait, avait besoin d’être, non point couronné par une réussite nouvelle, quimît un point final à une carrière, mais accompli sous la forme d’une synthèse interne où tous les fragments que sont nos actes, menaçant de se disperser,viendraient, comme les morceaux d’un puzzle, se réunir dans l’unité d’une vie, dans la conscience apaisée d’une coïncidence avec soi, qui serait comme lasonate intime des partitions que nous avons jouées.

Il nous faudra comprendre pourquoi l’individu dont l’essence, dès l’émergence de l’homme, semble bien résider dans l’agir – dans la praxis – se perddans la quête du bonheur où il cherche en vain la finalité de ses actes et de sa vie.

PARTIE I: La problématique du bonheur

Introduction

Dans les faits tous les hommes cherchent à être heureux. Ils cherchent à satisfaire des penchants sensibles de manière durable. Dans le bonheur, il fautnécessairement intégrer l’idée d’une continuité, d’une continuation. Il accompagne ou suit une action, la précède comme étant son but. Mais tout plaisir esttoujours ponctuel, dispersé, démultiplié. Il n’est jamais garantit, il connaît une variabilité de l’intensité de ce plaisir à l’intérieur d’une même vie.

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Le bonheur est le souverain bien ; le souverain bien est le bonheur (Comte Sponville).

C’est la conscience commune qu’Aristote interroge pour proposer son analyse dansl’Éthique à Nicomaque, (I et X).

Tout être tend vers son bien, et le bonheur est le bien de l’homme. Pour Aristote chaque être a son propre bien, il se réalise d’une certaine manière qui estla sienne. Il est donc, dans toute action, dans tout choix, la fin que nous visons et en vue de laquelle nous faisons tout le reste. Fin parfaite, dit Aristote, enceci que le bonheur est « toujours désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose » (I, V). Rien ne sert qui ne serve, directement ouindirectement, au bonheur ; mais le bonheur, lui, ne sert à rien. Il n’est ni instrument ni moyen, mais fin, uniquement fin et, par là, fin absolue : « Tout ceque nous choisissons est choisi en vue d’une autre chose, à l’exception du bonheur, qui est une fin en soi » (X, VI). Il est la fin des fins. Le bonheur n’estpas un bien parmi d’autres, il n’est même pas, en toute rigueur, un bien (car alors seraient suprêmement désirables non le bonheur, mais le bonheur plusles autres biens, et ce serait cette somme qui serait le bonheur) et pourtant « la chose la plus désirable de toutes » (I, V),

Mais, si telle est la fin que tout être humain se propose, la question à laquelle doit répondre la philosophie est de savoir comment pratiquement l’hommepeut atteindre cette fin.

On ne peut soutenir en effet, comme Platon, que l’Idée du Bien, qui commande toute notre vie, est située au-delà de toute essence, et que, comme le soleilillumine toutes choses, sans qu’on puisse le regarder en face, elle éclaire toutes nos actions, sans qu’on puisse la définir.La « vie pratique » exige que nous soyons capables d’indiquer quel est le chemin du bonheur.

Y a-t-il d’autre contenu au bonheur que le plaisir ?

Platon, comme Aristote et plus tard Épicure doivent prendre position par rapport à la question du plaisir que les cyrénaïques, dont le chef de file estAristippe, ont placé au centre des préoccupations philosophiques, auxquelles donnent lieu, dans la spéculation grecque, la pratique et la définition de lasagesse.

Chapitre 1: La question du plaisir : L’hédonisme

) La thèse des Cyrénaïques

Rappelons la thèse des cyrénaïques, à laquelle on a donné le nom d’ hédonisme.La thèse d’Aristippe prône l'affirmation vécue d’une évidence irrépressible : le plaisir est le bien suprême. C’est en fonction de lui seul, si cela étaitnécessaire, que nous pourrions déterminer ce que nous devons faire et qui nous sommes. Cette donnée immédiate n’est le fruit d’aucune spéculation, maisd’une appréciation qu’instaure le sentiment de plaisir, qu’il faut rechercher à tout prix et celui de peine qu’il faut fuir de toutes les manières. C’est direqu’il n’y a pas de milieu possible entre le plaisir et la douleur. Bien plus, l’oscillation entre ces deux pôles n’est pas constitutive de l’expérience, puisquetoute préférence et toute aversion sont désignées en référence non à la douleur, ni au plaisir par différence avec la douleur, mais au plaisir seul. Celui-cine comporte donc aucun préalable et ne satisfait qu’au seul impératif de la pure jouissance présente, actuelle, sans mémoire ni avenir, se suffisantdans le mouvement de s’assouvir.La question du plaisir n’est pas donc d’abord un problème, mais une réponse parmi d’autres, dont la nature est telle qu’elle échappe à la juridiction de laraison et de tout discours.Aristippe, au sujet de ses rapports avec la belle Laïs, tient à préciser : « Je possède, je ne suis pas possédé. » La jouissance n’a pas besoin d’être justifiée,puisqu’elle enveloppe tout l’homme, puisqu’elle est la condition même pour celui-ci de s’affranchir et de se libérer sans abstraire ni diviser, sans arbitraire,ni conventions, ni préjugés.Aussi, les plaisirs de l’âme et les plaisirs du corps sont logés à la même enseigne : signes de la richesse de la nature et expression d’un optimismefondamental ; car les uns et les autres sont, pour l’homme, pure présence à soi en tant qu’il est nature. Les objets de plaisir sont indiscernables en droit etindifférents en fait ; ils ne déterminent donc pas des plaisirs spécifiquement différents.

L’écart qu’institue la relation désirante est contracté au bénéfice d’une fusion où sujet et objet rythment leur accord. Si cet accord paraît difficile àréaliser et problématique comme l’est une dialectique sans fin, c’est parce que l’homme s’inscrit en faux dans l’élément naturel, introduisant dans l’état denature des contraintes culturelles.

C’est pourquoi les sciences et la politique sont indifférentes aux cyrénaïques, moins du fait de leur vanité que parce qu’elles sont l’expression subversived’un état où tout un chacun, maître et esclave tour à tour, perd son identité propre et poursuit le plaisir plutôt qu’il n’en jouit. Aristippe ne veut pascommander, ni disposer de pouvoirs, car il ne veut pas devenir l’esclave même de la cité, pas plus qu’il ne possède la belle Laïs pour assouvir des désirs.

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Leur morale du plaisir se fonde sur un subjectivisme radical. Nous ne sommes certains que de nos impressions subjectives (impression de « blanc », de« sucré », d’« amer »), mais ces impressions sont incommunicables. Car, si les mots de « blanc », de « sucré », d’« amer » sont communs à tous leshommes, les sensations de « blanc », de « sucré », d’« amer » sont propres à chaque individu et inexprimables. Les phénomènes sont nos sensationssubjectives, et non pas les objets eux-mêmes. S’il en est ainsi, chaque individu ne peut considérer comme bien que ce qu’il désire, c’est-à-dire son plaisir,et comme mal que ce qu’il fuit, c’est-à-dire ce qu’il éprouve comme douleur. Plaisir et douleur sont donc des expériences individuelles incommunicables,qui dépendent beaucoup plus de l’individu qui les éprouve que de l’objet qui les produit. Il y a plaisir lorsque l’émotion est douce et régulière ; douleur,lorsque l’émotion est violente. Il n’y a de plaisir que dans l’instant présent. S’attacher au passé, attendre l’avenir, chercher à se procurer les objetsextérieurs sous le prétexte qu’ils sont causes des plaisirs, c’est se détourner de l’actualité du plaisir.

La doctrine cyrénaïque conduit donc à une sagesse : le bonheur consistera dans un système » de plaisirs, et ces plaisirs se trouveront dans la liberté del’individu à l’égard des objets et du temps. L’individu transcende les objets qui lui procurent son plaisir, ce qu’illustre le mot célèbre d’Aristippe à proposde sa maîtresse : « Je possède et ne suis pas possédé. » Mais cette liberté n’est pas entière. Le sage ne peut éviter la douleur ; sa vie n’est pascontinuellement agréable. Il est très difficile de réunir tous les plaisirs qui feront une vie heureuse. Chez un successeur d’Aristippe, Hêgêsias, cesaffirmations tournent au pessimisme radical : rien, dans la vie, ne répond au désir profond de l’homme. L’existence n’apporte que douleur et souci, lebonheur est impossible. Le sage fuira donc la souffrance, en se réfugiant, s’il le faut, dans la mort ; de là vient le surnom de Péisithanatos qu’on donna àHêgêsias.

La tendance représentée par Annicéris échappera à ce pessimisme en refusant d’assigner à la vie entière de l’homme une fin déterminée : c’est chaqueaction particulière qu’il faut considérer pour reconnaître que la fin propre de l’action est le plaisir qu’elle engendre.

La thèse d’Aristippe, contemporain de Platon, ne vise pas à proposer une morale, mais une sagesse dont l’amoralité constitue le fer de lance. Elleest dirigée contre la spéculation philosophique et sa prétention à construire rationnellement un idéal de vie.L’hédonisme s’insurge contre la spéculation philosophique parce que les discours et le savoir ont partie liée avec le pouvoir et les institutions, comme lemontrent les systèmes de Platon et d’Aristote où l’éthique est couronnée par le politiqueLes philosophes grecs ne s’y sont pas trompés pour qui le scandale hédoniste met à nu les soupçons qui pèsent sur le logos dès lors qu’il se réserve leprivilège de conduire vers le souverain bien.Cette inspiration profonde de l’hédonisme anime l’hédonisme contemporain.

Chapitre 2: L’eudémonisme

) Platon

De la thèse hédoniste, Platon retient que le plaisir est un mouvement. Le plaisir n’est pas absence de douleur ou suppression de la douleur : il est un étatpositif, essentiellement bon. Aussi trouve-t-il sa place, la cinquième dans l’énumération des éléments dont se compose le souverain bien. Mais il fautdistinguer les plaisirs purs de ceux qui sont liés au corps.Étant donné que les plaisirs dépendent des sens parce qu’ils sont liés au désir qui est manque, ils ne peuvent conduire qu’à l’insatisfaction et setransforment en leur contraire.Le mouvement qui les anime ne conduit jamais au repos. Pour échapper au manque , ils doivent se renouveler sans cesse, participant en cela del’indétermination, de l’infini de la matière (apeïron), et sans cesse accroître leur intensité.Seuls les plaisirs de l’âme sont intrinsèquement bons, et ne sont mêlés d’aucune souffrance, parce qu’ils ne sont précédés d’aucun désir : ils ne satisfont àaucun manque et ne renferment donc rien qui soit contraire à leur essence.Platon accomplit ce renversement idéaliste, que nous avons analysé dans l’Allégorie de la Caverne, où, sur le chemin escarpé d’une dialectiqueascendante, l’apprenti philosophe , tournant le dos au devenir, après être passé par la connaissance rationnelle qui est saisie des idées, découvre que l’idéedu Bien est au delà de toute essence, éclairant de sa lumière aveuglante le monde visible, celui-là même qui est le séjour de notre vie pratique.Comme Platon l’explique dans la Lettre VII, cela veut dire que l’action humaine, au delà de la pratique qui se propose des fins (des buts) et requiert lamise en œuvre des moyens, est la visée d’un Bien qui, échappant à toute définition, dépassant tout logos, constitue la mystérieuse finalité de la viehumaine.

) l’analyse d’Aristote

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Aristote récuse l’ontologie platonicienne du bien, en précisant qu’il est difficile de discuter là- dessus, parce que les partisans des Idées sont ses amis.Il n’empêche que doit être condamnée, selon lui, l’idée d’un bien transcendant, qui ne serait d’aucun usage dans la vie pratique. Le problème du bien estuniquement le problème du « bien vivre », c’est à dire de la vie heureuse.

L’homme est un être concret et l’on ne saurait aborder la question du bonheur sans poser le problème de la valeur du plaisir.Sans doute est-ce à la formulation d’Eudoxe de Cnide (mort en 355 av. J.-C.) qu’Aristote se réfère quand il aborde la question du plaisir. Ce dernier s’entient à la constatation suivante: tous cherchent le plaisir, fuient la douleur et s’arrêtent au plaisir comme à une fin. Pour Aristote, le plaisir est une manièred’être positive ; il n’est donc pas dans la poursuite, ni dans la possession . Il participe du mouvement, mais d’un mouvement dont le but est de s’accompliret de parvenir à terme. Si l’acte est ce qui parachève le mouvement, ce qui manifeste ce qu’il y a de perfection dans le mouvement, le plaisir seral’expression la plus immédiate de celle-ci. Le plaisir accompagne donc tout acte, signe du plein accomplissement et de la ressaisie des éléments épars dudevenir, et, par nature, il perfectionne l’acte lui-même. Cette perfection n’est pas constitutive de l’acte ni contingente ; elle est donnée par surcroît commeà la beauté s’ajoute la fleur de l’âge.

Reprenant l’analyse de Platon dans le Philèbe, Aristote commence par constater, qu’en tout genre d’activité, que ce soit celle d’un art quelconque ou cellede nos organes, il y a une « tâche »( « ergon ») qui est propre à ce genre d’activité, et c’est dans l’exécution de cette tâche que consistent « le bien etl’accompli » ( to agathon, to eu). Ainsi le bonheur ne concerne que la praxis. A savoir que dans la poiesis l’homme fait, il fabrique des œuvres artisanalesou il fait des œuvres d’art. C'est toujours une activité d’extériorité. L’homme se rapporte de façon inessentiel à des produits qui lui sont extérieurs. Dansla praxis, c'est l’action: une intériorité de ce que l’homme fait par lui-même, il ne produit rien et n'extériorise rien il se fait soi-même. Il s'agit alors d'uneréalisation de soi par soi, par son activité propre : par sa fonction propre. La pratique éthique est donc une mise en œuvre de ce que chacun est pour l’êtrevraiment.Aristote précise dans l'Ethique que l’éthique est non seulement une science de la vertu (savoir en quoi elle consiste) mais aussi une manière d’agir. Pourlui comme pour les grecs il ne suffit pas de savoir ce qu’est une chose l’essentiel étant de l’effectuer.

Le bonheur consiste donc en la réalisation de la dimension rationnelle de l’homme et il faut revenir donc sur la définition du bien vivre. Dans le sensprécis de vivre selon la vie bonne. Vivre conformément à sa nature: le bonheur est la perfection dans l’activité. La perfection de l’activité de ce quel’homme est lui-même: ce par quoi il y a acte. Ce qui fait que l’âme rationnelle de l’homme soit en acte. On ne peut penser le bonheur de l’homme sanspenser la nature de l’homme: la vertu.

Si l’on veut savoir en quoi consistent le bien et le bonheur, il faut donc se demander quelle est « l’œuvre » propre de l’homme. Le bonheur, c’est l’actepar excellence de ce qu’il y a de meilleur en nous. Or « la vertu de l’homme est celle de son âme, non de son corps ».Encore faut-il distinguer deux parties principales de l’âme :l’une est l’âme irrationnelle (a-logon), qui elle-même se compose de deux parties :- la première nous est commune avec les animaux où il n’y a pas place pour la réflexion ;- Il faut faire une place à part à la seconde partie qui est la partie « concupiscente et désirante »- laquelle, quoique n’appartenant pas à la partie rationnelleest capable de calculer ce qui est utile à l’individu : ce qu’il doit accomplir dans son intérêt bien compris2) La partie supérieure, c’est l’âme rationnelle qui se confond avec la pensée réfléchie, occupée à la connaissance ou à la contemplation.

De cette analyse de l’âme, bien proche de celle de Platon, Aristote conclut à une distinction qui l’éloigne de l’idéalisme platonicien :Il y a deux genres de vertus qui sont propres à l’homme :

les vertus éthiques, qui relèvent de la partie moyenne de l’âme, qui consiste en un art réfléchi,fondé sur l’observation, qui permet à l’individu, dans sonpropre intérêt, de respecter les mœurs et les lois de la Cité.Elles peuvent se définir comme une manière d’être (eksis) qui consiste à choisir dans les circonstances de la vie sociale un « moyen terme » qui réponde àla justice c’est à dire, selon Aristote, au respect d’une proportion entre les citoyens correspondant à leurs mérites respectifs. Cette éthique relève de laprudence (phronèsis).

2)Les vertus dianoétiques qui résident dans le pur exercice de la pensée : Ce sont celles que le sage met en œuvre dans la connaissance Rationnelle et lavie contemplative.

L’exercice de ces vertus dianoétiques conduit à l’autarcie, où le sage se suffit à lui-même. Et il ne fait pas de doute que le bien et le bonheur se trouventdans l’excellence de la meilleure partie de l’âme, à savoir l’Intellect ( « Nous »), exerçant son activité par la « contemplation », c’est à dire par la pure« spéculation » (« theoria »).

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Y a-t-il deux morales d’Aristote ?L’une serait , selon le terme employé par les commentateurs, une « morale du juste milieu » ; l’autre une sagesse consistant dans la connaissance pure :l’activité « théorétique », et la vie contemplative.

Non point deux morales, mais sans doute une contradiction qui se situe au centre de sa réflexion : D’une part, comme pour Platon et pour toute la penséegrecque, l’idéal réside pour Aristote dans l’exercice de la pensée : dans l’activité « théorétique ».Mais, d’autre part, le souci d’Aristote, à l’encontre del’idéalisme platonicien, est de réconcilier la spéculation philosophique avec la vie concrète, qu’il faut analyser si l’on veut définir ce qui est pour l’hommele chemin du bonheur ; Or, l’homme est d’abord un animal politique (« zoon politikon »), qui ne saurait mener « une vie bonne » hors du lien social fondésur la justice qui définit la place et le rôle de chacun dans la Cité.Dans ces conditions, s’il est vrai que l’idéal du philosophe est dans l’exercice de la pensée où il trouve son propre bonheur dans l’autarcie, son rôle n’estpoint, comme le veut Platon, de proposer aux citoyens le modèle d’une Cité idéale, mais de leur enseigner les règles de conduite qui lui permettent de« bien vivre ».Quant au sage, qui trouve sa vocation et son bonheur dans l’autarcie - se suffisant à lui-même -, c’est l’amitié, réservée à ceux qui, comme lui, pratiquentla vertu, qui lui permettra d’échapper à la solitude du sage, victime en sa réflexion des pièges idéalistes de la transcendance.

Le souverain bien on l’a vu est souverain bien parce qu’il désigne tout ce qui se suffit à soi même. Il est une fin en soi, il est le moyen d’aucune espèced’autre fin. Il est ce qu’on vise de ce qu’il y a de plus élevé. Le bien est le bonheur. Ce bonheur n’est pas de nature sensible mais à rapport à l’existence etl’expérience. Ce qui rend par soi seul la vie souhaitable et complète. Le bonheur n’a rien de purement sensible. Le bonheur n’est pas sensible parce quel’homme est un être rationnel. C’est même ce qui le caractérise parmi les êtres. Certains biens matériels ne sont pas étrangers au bonheur. Exemple dudésir d’argent, des richesses. Un homme sans argent ne peut pas être autonome dans la cité, il ne peut donc s’achever en étant dépendant des autres. Cetterichesse là dépend de la nature de l’homme. On a besoin d’être riche pour satisfaire son existence. Il y a une dépendance de l’existence à l’argent.Aristote définit certes le bonheur dans l’espèce humaine comme rationalité mais ce n’est pas pour autant qu’il ne voit pas d’existence sensible du plaisir,mais celle-ci doit être réglée par la rationalité. Si on doit penser le bonheur comme souverain bien c’est parce que ce bonheur désigne ce qui doit êtresouhaité à tout le reste. Ce qui est complet en soi même. On dira que ce bonheur est l’achèvement de l’existence de l’homme. Cet achèvement désignel’autonomie. Désir est une forme d’énergie commune à tous les êtres animés. Une force qui les conduit à être ce qu’ils doivent être. Le désir est nécessairepour atteindre le bonheur ou souverain bien. La reconnaissance de l’activité de la raison est portée par le désir. Être ce qu’on doit être c’est être citoyen.La vertu politique c’est l’action. La vertu de la pensée c’est la contemplation.

Chapitre 3: Le bonheur selon Épicure

Certaines pensées d’Épicure peuvent se rapprocher de celles d'Aristote. La préoccupation d’Épicure est essentiellement morale : Comment l’homme peut-il vivre une vie bonne dans un monde qui lui est étranger?Pour Épicure, atteindre le bonheur imposait comme préalable de libérer l’homme de la crainte des dieux, c’est-à-dire d’exclure le divin dumonde, et particulièrement de ce moment important qu’est la naissance du monde avec l’ordre qui va le régir.C’est ainsi l’éthique qui exige l’élaboration d’une physique.

) un matérialisme conséquent

a) Aucun système physique ne pouvait mieux répondre à cette exigence de libération que l’atomisme de Démocrite. Cette doctrine permettait d’imaginerl’existence d’une matière infinie, les atomes, dispersée dans une extension infinie, l’espace (atomes et espace étant les deux réalités éternelles) ; et comme,dans l’espace infini, il n’y a pas de centre vers lequel puisse tendre la matière, Épicure considère les atomes comme soumis à un mouvement éternel dechute, animé d’une vitesse suprasensible mais uniforme puisque s’opérant dans le vide verticalement (comme la position de l’homme) et du haut vers lebas.Mais comme son caractère rectiligne l’empêche de rendre compte de la rencontre des atomes (ce ne fut pas la seule raison), Épicure confère aux atomes lacapacité de modifier leur trajectoire, ne serait-ce que très légèrement, de manière à former le tourbillon cosmogonique.On pouvait donc imaginer, dans l’extension infinie du temps passé et dans l’infinité de l’espace et de la matière, une série infinie d’unions et de rencontresd’atomes, le plus souvent infructueuses, mais capables parfois de donner lieu à des ensembles stables lorsque des formes particulières d’atomes, en nombreparticulier et dans des positions réciproques particulières, viennent à se rencontrer . Ce sont les agrégats.Cette correction du mécanisme par la notion d’une inclinaison (clinamen),qui explique la constitution des agrégats, permet à Épicure d’expliquerl’individualité humaine de façon matérialiste, sans faire appel à la notion d’âme : l’homme est un agrégat comme les autres. Le matérialisme du XVIII°siècle, avec Diderot, reprendra cette idée ; « « Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? … Il n’y en a point. Non, il n’y en a point … » Si l’on veutpenser l’homme comme une partie de la nature, il faut comprendre l’individualité comme un « agrégat » de la matière douée de sensibilité : une partie de

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cet Individu qu’est le Tout de l’univers.

) A partir de cette physique Épicure imagine la nature des dieux

Les caractéristiques relevant des agrégats se retrouvent dans le monde entier et dans tous les autres mondes que l’on peut raisonnablement imaginer dansl’infinité de l’univers et qui, identiques au nôtre ou dissemblables, sont pourtant tous destinés à se désagréger.Les dieux sont eux aussi des agrégats, à cette seule différence près qu’ils appartiennent à une catégorie spéciale, unique, puisque leur béatitude mêmesuppose des qualités particulières : ils ne doivent pas être menacés de destruction et existent donc de toute éternité ; ils vivent dans certaines régions del’univers échappant aux lois qui règlent la vie et la mort de notre monde comme de tous les autres mondes. C’est pourquoi Épicure les situe dans lesespaces entre un monde et un autre ; ils sont anthropomorphes car la forme humaine est la plus belle de toutes ; ils ne subissent aucune perturbation dansleur parfait équilibre atomique et, en conséquence, ils ne connaissent aucune des passions telles que la colère, la haine, la pitié. Ils sont dotés d’un corpscar le corps est un instrument de bonheur. Enfin, ils ont à leur disposition tout ce qui est nécessaire à leur bonheur. Ainsi, de toute éternité, comblés detous les biens et assurés que dans l’éternité du temps futur rien de cela ne leur fera défaut, ils jouissent du bonheur le plus parfait, sans souci des hommes.

) L’âme est évidemment, dans un tel système, de nature corporelle et donc exposée à la mort

Elle est composée de quatre éléments dont trois sont respectivement semblables à l’air, au vent et au feu ; le quatrième, qui ne porte pas de nom, est le plussubtil et le plus mobile. Ces éléments expliquent d’abord les diverses réactions émotives par la prédominance de tel ou tel d’entre eux (le feu dans lacolère, etc.) ; puis ils représentent l’intermédiaire par lequel le mouvement sensitif se transmet graduellement au corps en partant de l’élément le plussubtil.En outre, l’âme est divisée en deux parties : l’une, diffuse à travers tout le corps et intimement liée à lui, rendant compte des sensations ; l’autre,enfermée dans la poitrine et sans rapport direct avec le corps, en sorte que l’âme peut rester étrangère à ce qui affecte ce dernier.C’est cette seconde partie qui préside à l’activité volitive.L’action volontaire ne résulte pas d’un mystérieux pouvoir, mais d’un acte de connaissance par lequel la partie la plus subtile de l’âme, après une série detentatives, opère une sélection, un « choix » parmi les images (les « simulacres), qui lui parviennent des sens jusqu’au point où s’impose à elle laconscience de ce qu’elle peut et doit vouloirPour Épicure, la réussite d’un tel acte suit la règle de tout progrès humain, individuel ou collectif : une série de tentatives jusqu’à l’émergence d’un choixqui s’impose. De cette manière, Épicure parvenait à démontrer la liberté, qui peut se manifester même nonobstant certaines circonstances comme l’âge outelle constitution particulière de l’âme.

Dans la réflexion d’Epicure, il y a une contradiction entre le matérialisme qui veut que les mouvements de la nature à un déterminisme rigoureux qui faittomber les atomes verticalement et l’exigence de l’éthique du bonheur, qui implique que l’homme, partie de la nature, a la possibilité d’orienter ses désirs,non pas comme l’y pousse la nature du haut vers le bas (les désirs du ventre), mais des objets plus stables, qui ne l’exposent pas à une insatisfactionperpétuelle.La contradiction a été résolu d’avance dans l’exposé de la physique, dans la mesure où les atomes, pour qu'ils puissent se rencontrer pour constituer lesagrégats, doivent pouvoir s’écarter de leur trajectoire rectiligne suivant une minime inclinaison (clinamen). L’homme, qui est un agrégat comme les autres,peut orienter ses inclinations en les écartant du mouvement de chute qui les conduit vers le bas.Cette thèse permet à Épicure de rendre compte de la possibilité d’un choix impliquée par l’éthique, sans faire appel au mystérieux pouvoir qu’on appelleliberté.Diderot suivra le même chemin.

Dans ces conditions, Épicure pouvait s’employer à l’élaboration d’une éthique, dont il faut rappeler que l’objectif essentiel est de libérer l’homme de toutecrainte, celle-ci étant le principal obstacle au bonheur.

Chapitre 4: L’élaboration d’une éthique

) La gestion du corps

L’éthique épicurienne est totalement fondée sur le postulat suivant : le plaisir est le bien, la douleur est le mal. Ce sont là les deux affectionsfondamentales auxquelles toutes les autres se ramènent.La gestion de ces affections, qui est la condition du bonheur, repose sur les rapports entre l’âme et le corps qu'Epicure décrit ainsi :

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Tout d’abord, les douleurs et plaisirs de l’âme sont nettement séparés de ceux du corps, en sorte que l’état de plaisir ou de douleur du corps peut n’avoiraucune conséquence pour l’âme. En même temps, tous les plaisirs et toutes les douleurs indistinctement, même ceux de l’âme, peuvent se ramener à desplaisirs et à des douleurs du corps.Cette sorte de dissymétrie permet de comprendre que l’âme puisse n’être pas affectée par les plaisirs et douleurs du corps, qui viendraient la troubler, etqu’en même temps plaisirs et douleurs de l’âme n’ont pas de réalité psychique ou spirituelle, puisqu’ils n’existent qu’autant qu’ils sont vécus par le corps.Ainsi l’âme n’est pas esclave des affections du corps, mais aucun plaisir ni aucune douleur ne sauraient être vécus sans la participation du corps.Cette thèse est en accord avec le matérialisme qui est le point de départ de l’éthique qui veut que tout ce qui existe, si rien ne le trouble, doit exister dans laplénitude de son être, c’est-à-dire avec l’accompagnement du plaisir.

Dès lors l’éthique, qui est visée d’une vie bonne, est inséparable de la gestion des plaisirs du corps, à travers lesquels se manifeste la plénitude del’existence, pourvu que les troubles de l’âme ne viennent pas rompre cet équilibre.

Épicure n’hésite pas à affirmer que tous les plaisirs puisent leur origine dans ceux du ventre. Cependant, et avec la même énergie, il précise que le plaisirdont il traite n’est pas celui du vulgaire, mais un plaisir plus modeste en apparence, à tel point que l’on a pu lui objecter que cela n’avait rien à voir avec leplaisir, avec la véritable absence de douleur du corps et de trouble de l’âme.

Quand le corps possède tout ce qui lui est nécessaire (et ce nécessaire est infime), il jouit du plaisir dans une quiétude qu’Épicure appelle« constitutive » ou catastématique et qui dérive du parfait équilibre des atomes qui le composent.

L’autre type de plaisir, celui du mouvement, ou plaisir cinétique, provient d’un mouvement quelconque affectant les sens ou s’exerçant sur les atomes quiles composent sans cependant les troubler. En conséquence, il s’agit là d’un type de plaisir qui n’est point nécessaire au bonheur. Épicure ne pense pasqu’en toute circonstance le désir du plaisir doive être satisfait ; il peut exister des plaisirs dont la conséquence est une douleur et qu’il faudra doncrepousser. En revanche, il ne faudra pas fuir certaines douleurs qui, une fois surmontées, peuvent provoquer un plaisir. C’est alors la raison qui doitintervenir pour imposer son choix à l’impulsion animale qui aurait tendance à accepter tous les plaisirs et à fuir toutes les douleurs.

Épicure classait les désirs en trois catégories : les désirs naturels et nécessaires, comme par exemple le fait de boire quand on a soif ; les désirs naturelsmais non nécessaires, comme ceux qui diversifient le plaisir, mais sont impuissants à éliminer la douleur (par exemple, des mets recherchés) ; les désirsqui ne sont ni naturels ni nécessaires, à savoir ceux qui naissent de jugements illusoires, comme le désir de richesses et d’honneurs.En conséquence, les seuls désirs qui doivent être obligatoirement satisfaits sont ceux du première catégorie puisque la condition du véritable et parfaitplaisir consiste d’abord à ne manquer d’aucune des choses qui sont nécessaires à la plénitude de l’être.

La gestion des affections du corps ayant permis ainsi d’assurer l’absence de trouble que manifeste la plénitude de son être, il faut maintenant conjurer lestroubles de l’âme qui ne manqueraient pas de rompre la quiétude du corps.

)La doctrine du bonheur : Les dieux, la mort et la douleur

Si l’on peut aisément atteindre le bonheur par la gestion des désirs, voici les trois remèdes aux troubles de l’âme :- il ne faut pas craindre les dieux ;-l’idée de la mort ne doit pas troubler l’âme ;-le mal est aisément supportable.

Considérons ces trois remèdes dans l’ordre.

Concernant la crainte des dieux :Étant donné la nature et l’essence de la divinité, l’homme ne devra redouter de la part de celle-ci aucun mal, ni colère ni châtiment, mais il ne pourra nonplus en attendre aucun bien, du moins dans l’ordre de ce qu’espère le commun des mortels : miracles, faveurs, etc. Épicure ne pensait pas néanmoinsqu’on dût se comporter comme si les dieux n’existaient pas ; il estimait au contraire que le sage – le sage épicurien, bien entendu, et lui seul – pouvaitnourrir un sincère et profond sentiment religieux, dépouillé de toute superstition perturbatrice. Épicure avait trouvé chez Aristote cette conception de ladivinité comme perfection, qui précisément pour cette raison doit rester étrangère aux vicissitudes du monde, mais il avait en même temps humanisé cetteperfection en attribuant à la divinité la pleine possession de toutes les vertus et de toutes les qualités qui sont, même à un degré inférieur, la prérogative dusage épicurien. Progresser sur la voie de la sagesse n’est donc rien d’autre qu’une approche de la perfection divine et c’est pourquoi le sage considère ladivinité comme un modèle à imiter. Épicure recommandait de participer à la vie religieuse, même dans ses manifestations les plus extérieures, pour y

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trouver des occasions d’élever l’esprit dans la contemplation de la perfection absolue. Dans les fêtes, dans les prières, en toute circonstance solennelle, lesage sait jouir plus que les autres, car il sait mieux que les autres contempler la béatitude éternelle des dieux avec une âme débarrassée de toute craintemensongère et absurde, et de cette contemplation il sait tirer les meilleurs fruits. Cela constituait d’ailleurs l’un des canons du système pédagogiqueépicurien ; il était recommandé de méditer sur les modèles de perfection qu’on devait chercher à égaler. Ainsi Épicure résolvait-il également le problèmereligieux en parfaite cohérence avec les principes et les buts qui justifiaient pour lui toute activité philosophique : le bonheur. Il opposait cette religiositésereine à celle de l’astrologie divine que Platon avait proposée en la parant de la respectabilité d’une découverte scientifique et en l’élevant au rang deseule religion digne des citoyens idéals de son État utopique.Il n’est pas d’athéisme dans la réflexion d’Epicure sur les dieux, car l’objectif primordial du matérialisme n’est pas de nier l’existence du divin, mais decombattre toutes les superstitions qui se représentent le divin comme des forces occultes capables d’intervenir dans le monde et dans les destinéeshumaines.

- Concernant la crainte de la mort :Épicure élimine la crainte de la mort qui, avec la crainte des dieux, est la principale cause du malheur de l’homme en la dénonçant comme une erreur dejugement.Toute la réflexion morale sur la mort trouve son point de départ dans cette phrase célèbre :« Il n’y a pas à craindre la mort puisqu’elle n’est rien pour les vivants ni pour les morts, - rien pour les morts parce qu’ils ne sont plus ; rien pour lesvivants puisqu’ils sont encore.. »Pour rendre compte de la formule Epicure nous renvoie au matérialisme de la physique : L’âme,composée de quatre types d’atomes ténus, qui rendentcompte de la vie et de la sensibilité, n’exige pas d’atomes spécifiques, mais seulement une organisation déterminée de éléments qui la composentVie et mort ne sont que la formation et la dissolution d’un ststème particulier et toujours temporaire d’atomes.

- Quant à la douleur et l’endurance au mal :C’est la composition de l’âme qui permet de comprendre le mécanisme de la douleur. Dans les atomes qui constituent la première partie de l’âme serépandent toutes les affections, sans que l’autre partie, la plus subtile - celle qui préside aux volitions - en soit affectée. Jusqu’à un certain seuil la douleurpeut donc être aisément supportée ; si elle se prolonge, les sens s’émoussent et ne la ressentent plus. Et, lorsqu’elle devient intense, elle est également brèvecar elle conduit à la mort.

En somme, il y a bien deux lignes de pensée dans l’élaboration par Epicure de sa morale.La première procède de la position matérialiste. L’homme étant une partie de la nature et, avant tout un être vivant comme les autres, son activité ne peutavoir d’autre fin que la recherche du plaisir et le rejet de la douleur. Mais le plaisir n’est pas, comme le voulaient les cyrénaïques, un mouvement sans finqui doit se renouveler et s’intensifier sans cesse. La soumission de l’homme à ces plaisirs qui sont ceux du corps, ne peut que le conduire à la douleur.Mais, telle est la seconde face de la réflexion d’Epicure, un intellectuel qui a rejeté le monde tragique des religions et des mythes, une existence qui seraitvouée à cette sorte de plaisirs serait celle d’un esclave.L’homme libre a une tout autre vie, consacrée à des occupations plus sereines telles que l’exercice de la pensée ; et surtout, il en retire le même plaisir, caril n’y a bien qu’un seul plaisir, une essence du plaisir qui est inséparable de la vie même.C’est la façon de vivre – l’éthique – qui distingue le sage du vulgaire. En supprimant l’agitation des désirs et des craintes qui assaillent le vulgaire ; ilatteint l’absence de trouble – ataraxie - : une paix de l’âme ; à laquelle convient le nom de bonheur.

D’Epicure à Spinoza, il y a non pas une filiation mais un courant de pensée d’inspiration matérialiste.

PARTIE II: L’Éthique de Spinoza

) Le point de départ de la réflexion

Comme tous les philosophes, Spinoza commence par réfléchir sur le problème de la connaissance, c’est à dire sur les rapports des idées et des choses, dela pensée au réel, pour poser la question : qu’est-ce que l’homme ? –cet être qui, faisant partie du monde, est capable de le comprendre. La réponse à cettequestion, dont on découvre qu’elle était peut-être la finalité de la réflexion, doit permettre de comprendre à la fois le sens de ce parcours qu’est la vie et lavocation de l’homme en ce séjour.C’est la philosophie de Descartes qui est le point de départ de la réflexion de Spinoza, dont toute la démarche, pour fonder l’objectivité de la science et la

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vocation de l’homme à comprendre le réel, a abouti à la distinction de la pensée et de l’étendue (que la géométrie analytique considère comme l’essencedu réel), comprises comme deux substances. Ce dualisme, qui rend incompréhensible l’unité de cet être qu’est l’homme, qui participe de ces deuxsubstances, conduit Descartes à faire appel à Dieu pour expliquer l’union de l’âme et du corps.Cela ne va pas sans difficulté quand il s’agit d’expliquer les passions humaines que Descartes est obligé de comprendre comme des modifications de l’âmequi sont produites par les mouvements du corps ( l’agitation des esprits animaux), auxquelles il faut opposer les actions de l’âme que sont nos volontés,dont nous expérimentons qu’elles viennent directement de notre âme et semblent ne dépendre que d’elle. »L’opposition de la volonté qui trouve son origine en l’âme et de l’appétit, qui n’est en l’âme que l’affection du corps, rend incompréhensible le pouvoir-faire (l’action concrète), à moins de supposer un pouvoir abstrait par quoi l’homme se déterminerait sans cause (une « liberté d’indifférence », selonl’expression cartésienne). C’est sans doute cette difficulté majeure qui conduit Descartes à ne proposer qu’une morale provisoire.

) Repenser le rapport de la pensée et du réel pour comprendre l’unité de l’homme.

Dans ces conditions, interroge Spinoza, comment l’homme pourrait-il choisir le bien en fonction d’une idée, alors que rien ne permet de comprendrecomment la volonté, qui appartient à l’âme peut être l’origine d’une action, qui, par la médiation du corps, s’inscrit dans le réel ?C’est le rapport de la pensée au réel qu’il faut repenser pour comprendre comment l’action concrète qui a lieu à travers le rapport de notre corps auxcorps extérieurs, peut s’accorder avec l’idée du bien qui est conçu par l’âme. A la condition seulement d’éclairer ce rapport, l’on pourra montrercomment l’homme peut trouver le chemin d’une vie bonne capable de le conduire à la béatitude.Spinoza résout le problème de la connaissance, tel qu’il a été posé par Descartes, en montrant que la Pensée et l’Etendue sont les deux attributs – les deuxfaces (comme l’envers et l’endroit) – d’une même Substance, qu’il faut comprendre comme la totalité, infinie, éternelle, de l’Etre, qu’on l’appelle Dieu ouNature.Et, dès lors, « l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » « Soit que nous concevions la nature sousl’attribut de l’étendue, soit sous celui de la pensée ou sous tout autre, quel qu’il soit, nous trouverons un seul et même ordre, un seul enchaînement decauses et d’effets»Si l’homme n’est qu’un « mode » - une manifestation, une manière d’être finie – de cette totalité infinie ( en termes matérialistes : une partie de la nature),cela veut dire que, lorsqu’on appréhende l’homme sous la forme du dualisme d’une âme et d’un corps, l’on est victime d’une illusion qui nous fait prendrel’idée que nous avons de l’âme, autrement dit la conscience que nous avons de nous-même, pour une réalité distincte, pour une substance. De fait, l’être« humain » est un seul être que l’on considère sous deux faces ; un individu, qui, comme tout être, n’est qu’une partie de ce tout infini, et qui, comme lui,n’existe comme individu qu’autant que les parties qui le composent restent liées entre elles.Dès lors, l’âme, qui nous apparaît comme une substance distincte (ayant une réalité en elle-même, indépendamment du corps) il faut affirmerqu’elle n’est rien d’autre que l’idée du corps.

) Repenser le rapport « pratique » de l’homme au monde.

Dans ces conditions, l’action humaine, qu’on était contraint d’expliquer par un mystérieux pouvoir inhérent à l’âme humaine (qu’on dénomme Liberté ouVolonté quand il s’exerce), n’est plus une énigme.Appartenant à cet être infini qui subsiste par lui-même, l’homme - l’individu humain - comme toute chose, « s’efforce –autant qu’il est en son pouvoir- depersévérer dans son être ».Il faut ici citer intégralement le texte :« Cet effort en tant qu’il a rapport à l’âme seule s’appelle : Volonté. Mais, lorsqu’il a rapport en même temps à l’âme et au corps, il se nomme : Appétit.L’appétit, par conséquence, n’est pas autre chose que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle, les choses qui servent à sa propreconservation résultent nécessairement ; et, par conséquent, ces mêmes choses l’homme est déterminé à les accomplir. En outre, entre l’appétit et le désir,il n’existe aucune différence, sauf que le désir s’applique, la plupart du temps, aux hommes lorsqu’ils ont conscience de leur appétit, et, par suite le désirpeut être ainsi définit « Le désir est un appétit dont on a conscience. »« Il est donc constant, en vertu des théorèmes qui précèdent, que nous ne nous efforçons pas de faire une chose, que nous ne voulons pas une chose, quenous n’avons non plus l’appétit ni le désir de quelque chose, parce que nous jugions que cette chose est bonne ; mais qu’au contraire, nous jugeonsqu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, parce que nous la voulons, et que nous en avons l’appétit et le désir. »

De cette réflexion qui restaure l’unité de l’homme comme partie de la Nature, il faut tirer l’ultime conséquence : « Les hommes se croient libres pour laseule raison qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés »

La vision de Spinoza est claire : Si l’homme est une partie de la nature, cela signifie que ses actes ne peuvent être compris comme la manifestation d’un

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mystérieux pouvoir, mais font partie de l’enchaînement des causes et des effets qui constitue le système de la nature :. L’ordre humain n’échappe pas àl’ordre naturel.Cela signifie que ce qui se produit dans l’âme reproduit les affections du corps.Mais, pour autant, - comme on pourrait le penser, l’âme n’est pas le simple reflet de ce qui se passe dans le corps, - ce qui ne manquerait pas de nousconduire à l’idéalisme, pour qui le réel se réduit à nos perceptions. Il faut rappeler en effet, que, dans la conception mécaniste de la nature, qui est celle deSpinoza (qui est encore celle de Descartes), tout corps, quel qu’il soit, appartenant à la nature, (le corps humain n’étant pas différent des autres corps), nesubsiste et ne persévère dans son être qu’à travers les rapports qui l’unissent aux autres corps : au reste de l’univers, en une interaction qui rend compte del’infinité et de l’éternité de l’Etre.

Dès lors, ce que l’âme reproduit à travers les affections du corps, ce sont les rapports que le corps humain entretient avec les autres corps quiconstituent le grand Tout de l’Univers.

Ce n’est donc pas une vision subjective qui est propre à l’âme, mais bien un point de vue partiel, que Spinoza dénomme une connaissance inadéquate, oumutilée , dans la mesure où la représentation de l’âme ne saurait reproduire les rapports des choses entre elles qu’à partir de la perspective du corps.

Est-ce à dire que l’homme est prisonnier de ce point de vue partiel ?

) Action et passion

D’une certaine façon, la servitude de l’homme ne fait point de doute : elle n’est rien d’autre que l’expression de son rapport au réel, au reste del’univers, - rapport qu’il ne saurait d’aucune façon changer.En aucun cas l’action humaine ne saurait émaner d’un pouvoir inhérent à la nature de l’âme qui lui permît de dominer les affections du corps. Comme entoute chose appartenant à la nature, comme en tout mode de l’Etre, le moteur de l’action de l’homme n’est rien d’autre que l’effort « naturel »(conatus) pour persévérer dans son être. C’est – nous l’avons relevé – cet effort que nous nommons appétit quand nous considérons l’homme commeun être concret pour indiquer que son action tend toujours vers (ad-peto) un objet avec lequel il est en rapport à travers les affections de corps.Le désir, qui n’est que la conscience de l’appétit, est éminemment positif, dans la mesure où il est le reflet en l’âme de cet effort qui est l’essence detout être. C’est lui qui nous attache à la vie comme au bien le plus précieux, parce que précisément il n’est pas, en son essence, la poursuite d’un bienparticulier.

C’est le fait que l’homme est attaché à la vie à travers les affections du corps qui explique ce que nous appelons encore, avec Descartes, les passions del’âme, une expression impropre (quoiqu’elle ne soit pas contestée par Spinoza), dans la mesure où l’âme n’est que le reflet des affections du corps.Si l’on veut comprendre ce qu’on appelle les passions, il faut revenir au rapport fondamental qui unit notre corps aux corps extérieurs, à travers lequelseulement s’exprime cette persévérance à être, cette affirmation qui est l’essence de la vie.

Deux sentiments primordiaux traduisent le double aspect de ce rapport fondamental : Ou bien les affections de notre corps par les corps extérieursaugmentent cette puissance immanente à l’ « effort », qui est l’essence de l’être, et la joie est le sentiment - l’idée bien sûr confuse et inadéquate – de cetaccroissement, de cette perfection atteinte par le corps ; ou bien, au contraire, l’affection contrarie et diminue cet effort (cette force de vie) et cettediminution se traduit par le sentiment de tristesse.Ainsi, «nous percevons qu’une chose nous affecte de joie ou de tristesse, quand elle augmente ou diminue notre puissance d’agir ; et la connaissance dubon et du mauvais n’est rien d’autre que l’idée de la joie ou de la tristesse : elle n’est rien d’autre que l’affection elle-même en tant que nous en avonsconscience ».

Le jeu varié des passions s’explique par l’effort de l’âme pour imaginer les choses qui augmentent la puissance d’agir ou exclure celles qui la contrarientet l’empêchent. Toutes les passions sont ainsi des nuances de l’amour et de la haine. L’espoir, la crainte sont les sentiments que nous éprouvons quandnous nous représentons une chose à venir susceptible de provoquer la joie ou la tristesse ; la commisération ou l’émulation sont les sentiments que nouséprouvons quand nous attribuons à nos semblables le sentiment de tristesse ou quand nous imaginons qu’ils sont animés du même désir que nous.A la fin du compte, ces affections expriment bien plutôt notre rapport aux corps extérieurs que la nature des corps extérieurs eux-mêmes, de sorte quenous appelons bien ce que nous aimons et mal ce que nous haïssons.

Notre existence « actuelle » (à travers le corps qui constitue notre présence au monde), qui nous fait dépendre en notre être de l’action des corpsextérieurs, est la raison profonde de notre servitude.En même temps, cette constatation met un terme à l’illusion et la prétention de la morale qui considérait que les idées innées du bien et du mal,

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transcendantes à notre nature, pouvaient motiver notre action et gouverner notre vie, nous permettant de dominer nos passions.

) Corollaire : un fondement naturel de l’éthique

S’il est vrai que la conservation de notre être (fondée sur notre individualité corporelle) dépend de l’action des corps extérieurs, il s’en suit que toutes lesaffections qui concourent à notre conservation et augmentent notre puissance de vie, sont bonnes, alors même qu’elles sont produites par les corpsextérieurs.« Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être ».

Il y a donc un fondement naturel de l’éthique : « L’effort pour se conserver est la première et unique origine de la vertu. La raison ne demande rien qui soit contre la nature ; elle demande donc quechacun s’aime lui-même, cherche l’utile propre ..et s’efforce de conserver son être autant qu’il est en lui. » « Nul ne peut avoir le désir de posséder la béatitude, de bien agir et de bien vivre (ces trois choses n’en font qu’une), sans avoir en même temps le désird’être, d’agir et de vivre, c’est à dire d’exister en acte » et « on ne peut concevoir aucune vertu antérieure à celle-là ( c’est à dire à l’effort pour seconserver). »

La position matérialiste est claire :Alors que l’on a dénoncé l’idée d’une morale fondée sur l’autonomie de la personne, supposant un mystérieux pouvoir – un empire – de l’âme sur lecorps ; alors que l’individu découvre, en même temps que son appartenance à la nature, un nouveau sens de la vie humaine, qui est la vocation dubonheur, il n’en reste pas moins que la recherche du bonheur, le désir de bien agir et bien vivre , supposent que l’individu recherche et assure laconservation de son être. La première condition de cette vie, avant même qu’on ne lui confère un autre sens ou une autre vertu, c’est pour les hommes dese maintenir en vie, de remplir jour après jour, par la satisfaction des besoins, l’obligation naturelle de conserver leur existence « actuelle ».Si l’individu, appartenant tout entier à la nature, doit assurer sa vie matérielle, si la conscience qu’il prend de lui-même n’est rien d’autre que son« existence en acte », inséparable de ce présent qui consiste tout entier à persévérer dans son être, que peut rechercher l’individu sinon ce qui concoure àmaintenir sa vie et à accroître sa puissance d’agir ?En un mot il faut reconnaître qu’il n’est pas d’autre finalité du désir que « la recherche de l’utile propre ».

La position matérialiste ne conduit-elle pas à une morale qu’on appellera « utilitariste », où la vie bonne est fondée sur la recherche par l’individu detoutes choses utiles à la conservation de son être et pour laquelle le bonheur passe par la satisfaction des désirs ?En quoi consiste dès lors la servitude de l’homme ?

) La servitude de l’homme, victime de l’illusion

En raison du rapport immédiat qui nous lie aux choses extérieures à travers notre corps, « en dehors de l’expérience et la connaissance acquises par leurobservation et les transformations que nous leur faisons subir, l’utilité de ces choses est la conservation du Corps : ces choses utiles sont celles quipeuvent l’alimenter et le nourrir pour qu’il remplisse son office. »Mais, qu’arrive-t-il alors, quand notre activité pratique consiste prioritairement, voire exclusivement, en la recherche des choses utiles à la conservation denotre corps, à travers la satisfaction de nos désirs ?Prisonniers du lien immédiat qui nous fait apparaître les choses au travers des affections du corps, nous « ignorons » que notre corps n’est que lamédiation de nos rapports « vrais » avec le réel. Et, faisant abstraction des autres activités propres à notre nature que sont l’expérience et la connaissanced’un côté, la transformation des choses de l’autre, nous sommes réellement victimes d’une illusion où l’utilité des choses est synonyme de leur valeur et oùla possession (et, à notre époque la « consommation ») apparaît comme la relation première de l’individu au réel. C'est alors une sorte d'aliénaion quiressort en tant que l'aliénation c'est être étranger à soi même.Or une simple observation montre que cette relation aux choses qui les fait apparaître comme valeurs ou comme biens (de consommation), ne saurait êtrele rapport premier et essentiel de l’individu aux choses, la relation qui correspond à la nature propre de l’homme. En effet, «pour se procurer cenécessaire les forces d’un individu n’y suffiraient guère, si les hommes ne se rendaient de multiples services » bien plus : « l’argent est devenul’instrument par lequel on se procure vraiment toutes choses et le résumé des richesses, si bien que son image occupe plus que toute chose l’âme duvulgaire ».L’utilité des choses devenue une valeur attachée aux choses, l’affection de joie n’est plus provoquée par l’idée de la chose mais « par l’idée de la monnaiequi l’accompagne. »Veut-on une autre preuve de ce que notre relation d’utilité aux choses n’est pas de la nature propre de l’homme : « A l’exception des hommes, nous neconnaissons dans la nature aucune chose singulière à laquelle nous puissions nous joindre par aucun genre de relation sociale. »

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La relation sociale » est sans aucun doute ce qui est le plus utile à la conservation de notre être et la relation la plus « naturelle » de l’individu au réel :« Rien ne peut mieux s’accorder avec la nature d’une chose que les autres individus de même espèce ; et il n’y a donc rien de plus utile à la conservationde leur être propre..Il est utile aux hommes, avant tout, d’avoir des relations sociales entre eux, de s’astreindre et lier de façon qu’ils puissent former untout bien uni. »C’est bien au niveau et à la lumière des relations sociales, bien différentes de nos rapports aux choses, que se révèle la nature propre de l’homme.

Mais, voici l’aporie :Etant donné qu’il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la nature, (d’une certaine façon une chose parmi les choses), il suit de là que « l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, subit l’ordre de la nature et lui obéit, et s’y adapte autant que la nature des chosesl’exige ».

Dès lors, si nous ne pouvons changer les choses, comment échapper à cette servitude, qui nous fait vivre au gré de la fluctuation des sentiments pouratteindre un état qui serait bien supérieur à ce que les hommes appellent le bonheur, qui est un mixte où les moments de joie l’emportent sur la tristesse :Un bonheur sans mélange que les sages ont toujours qualifié de béatitude.

La première tâche d’une éthique qui s’adresse à l’individu pour l’éclairer en même temps sur le sens et la conduite de sa vie, est de lui dévoiler l’illusionpar laquelle il « s’imagine » que son rapport au réel n’est rien d’autre que sa présence au monde, que « tout » n’existe qu’à travers l’ « actualité » de sonexistence. La conscience qu’il prend de son individualité, pour ainsi dire aveuglée par le lien matériel qui constitue sa présence au monde, lui interditd’apercevoir que son individualité n’existe que par son rapport au tout. Parce qu’il n’est qu’une partie du tout, il s’appréhende, à travers la conscience desoi, comme indépendant du tout. Et, c’est pourquoi il n’appréhende la réalité des choses qu’à travers leur utilité pour lui-même en tant qu’individu séparédu tout. Dès ce moment, son activité, sa vie pratique ne sont plus que la recherche de l’utile : de ce qui est propre à la conservation de sa vie.

Mais, ne convient-il pas de se demander : Qu’est-ce que l’utile propre à notre nature ?C’est la réflexion sur la connaissance qui permet de répondre à cette question.

) La compréhension de notre rapport au monde à travers la connaissance

L e premier genre de connaissance, que Spinoza a analysé, est une connaissance nécessairement inadéquate, mutilée, confuse parce qu’elle nousreprésente les choses - les corps extérieurs - qu’à partir des rapports qu’ils entretiennent avec notre corps. Comme nous l’avons souligné, cetteconnaissance n’est pas pour autant « subjective », parce que ces rapports font partie de la nature des choses.Or, il existe un deuxième genre de connaissance : la connaissance rationnelle, telle que celle mise en œuvre par les mathématiques. Et, rien ne permet decomprendre comment on peut passer par un procès continu de la connaissance sensible et confuse à la connaissance rationnelle qui nous représente lescorps extérieurs indépendamment de leur rapport à notre corps.Les idées que les mathématiques élaborent ne sont pas les représentations des choses telles qu’elles nous sont données au travers de affections de notrecorps. Ce sont des concepts qui expriment l’essence ( « intima rei essentia ») ou la loi de production des choses, dont la connaissance sensible ne nousdonne que l’image.

Dans le « Traité de la Réforme de l’Entendement » Spinoza développe l’exemple du cercle pour illustrer comment la démarche de la pensée reproduit laréalité concrète en découvrant l’essence comme la production de la chose. La véritable définition du cercle ne consiste pas à dire : le cercle est une figuredans laquelle « les lignes menées du centre à la circonférence sont égales ». Une telle proposition est une propriété particulière du cercle et ne montre passon essence. La véritable définition serait la suivante : « Le cercle est une figure décrite par une droite quelconque dont une extrémité est fixe, l’autremobile ». Cette définition est vraie et correspond au réel pour deux raisons : D’abord parce qu’elle comprend clairement la cause prochaine (causamproximam clare comprehendit), c’est-à-dire le mouvement : la rotation qui engendre le cercle. Ensuite parce qu’elle permet (prise en elle-même et nonjointe à d’autres) de déduire toutes les propriétés du cercle, en particulier l’égalité des rayons. L’essence que la définition montre est donc la productivitéde la chose définie, la source et la loi de sa richesse .L’exemple nous montre que l’on ne saurait comprendre la connaissance comme un lien de causalité ou un quelconque rapport direct entre l’idée et lachose concrète telle qu’elle est donnée aux sens : la vérité ne saurait être comprise comme la correspondance de l’idée et de la chose (« adequatio rei etintellectus » ).mais comme la découverte de l’essence de la chose.Dans la liaison que la pensée établit entre les idées pour « définir » - déterminer - l’essence d’une chose, tout se passe comme si elle reproduisait à safaçon les liens entre les choses, qui dans la nature concourent à la production d’une chose « déterminée ». tout se passe comme si la logique de la pensée

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reproduisait « abstraitement » la logique du réel « concret. »La première condition ou « proposition » pour établir que la pensée humaine est capable d’une connaissance vraie, c’est à dire une connaissance qui, à safaçon, reproduit le mouvement qui constitue l’essence du réel, c’est d’affirmer non seulement que la matière est incréée, éternelle, mais qu’elle possède enelle-même sa raison d’être, la loi de son mouvement. Ce pour quoi la matière, dans le langage de Spinoza, mérite le nom de Dieu.Ce que nous révèle la connaissance du deuxième genre, c’est que l’âme humaine, dans la mesure où elle est un mode de l’attribut « pensée », qui, en Dieu,reflète ce qu’on peut appeler « l’infinité » de l’être considéré sous l’attribut de l’étendue, est capable par la pensée de reproduire l’essence des choses tellesqu’elles sont produites par Dieu ou par la Nature elle-même.

) L’éthique ou la connaissance du troisième genre

Dans ces conditions, l’éthique est une conversion que l’individu, prisonnier de son existence « actuelle », ne peut opérer que par la pensée, par laconnaissance : il doit inverser par la pensée le sens que lui impose son activité « pratique », tout entière préoccupée de la conservation de soi, pourdécouvrir que l’individualité n’existe qu’à travers son rapport au tout comme une limitation qui renvoie à l’infinité du réel, et pour comprendre la viehumaine (qui est toujours celle d’un individu singulier) « sub specie aeternitatis », comme un moment de l’éternité de l’Etre.Dès lors que l’individualité est comprise comme n’étant rien d’autre que ce rapport à l’Etre : limite au sein de l’infini et moment de son éternité, rienn’empêche de concevoir que l’essence humaine est, d’une certaine façon, immortelle, parce qu’elle n’est pas liée à l’existence actuelle de tel ou telindividu singulier mais à la singularité du rapport qui unit l’être humain à la totalité et à l’infinité du réel : la notion d’âme ne renvoie plus àquelque principe immatériel ou quelque réalité spirituelle, mais à ce rapport que la raison peut comprendre, qui est, au sein du réel, la relation de la partieau tout.Rien n’interdit de désigner le Tout par le nom de Dieu, puisque l’existence des « modes finis », des choses singulières et des individus, est unemanifestation de l’infinité et de l’éternité de l’Etre, qui n’est en soi rien d’autre que la totalité de ce qui existe : « Plus nous connaissons les chosessingulières, plus nous connaissons Dieu ».Quoique l’âme « ne puisse rien imaginer que pendant la durée du corps », -ce qui lui interdit d’appréhender l’essence humaine comme un rapport au tout,comme une manifestation de l’être, « une idée est toutefois nécessairement donnée en Dieu, qui exprime l’essence de tel ou tel corps humain avec unesorte d’éternité » .C’est ce mouvement de la pensée, que l’individu doit mettre en œuvre, ce chemin de la connaissance qu’il doit emprunter, s’il veut que la conduite de savie « pratique » ait une signification « éthique » :« Le suprême effort de l’âme et sa suprême vertu est de connaître les choses par le troisième genre de connaissance, d’où naît pour elle le contentementle plus élevé qu’il puisse y avoir »« Et, dans la mesure où elle se connaît elle-même et connaît le corps comme des choses comme des choses ayant une sorte d’éternité, on peut dire qu ’ellea nécessairement la connaissance de Dieu ».

La recherche du bonheur, incompréhensible et vainement invoquée par l’individu condamné à poursuivre son intérêt personnel, trouve maintenant sonsens comme une quête de l’âme : il mérite le nom de béatitude, à condition de comprendre la béatitude comme l’épanouissement de l’individualité par lemoyen de la connaissance, grâce à un cheminement personnel de la réflexion :« La Béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même et cet épanouissement n’est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels ;mais, au contraire, c’est cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels. ».Le vulgaire, et la plupart des hommes se trompent quand ils semblent croire qu’ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d’obéir à leur appétitsensuel ; mais la morale et la religion se trompent de la même façon, quand elles prétendent fonder la vertu sur un mystérieux pouvoir de l’âme d’exercerson empire sur les affections du corps et, bien plus quand elles espèrent que les individus, déchargés par la mort de ces affections, recevront le prix deleur servitude, dans une autre vie.C’est une toute autre idée qu’il faut se faire de la finalité de la vie humaine en la comprenant comme l’épanouissement de l’individualité : « La sagesse estune méditation, non de la mort, mais de la vie ».Pour chaque homme la sagesse est tout entière dans le processus de la connaissance accompli par le penseur qui démontre que la conscience qu’il prendde soi comme un individu autonome, parce qu’il serait « réellement » distinct du Tout, inverse le sens de la vie humaine.L’Ethique lui révèle que la conscience de soi lui dissimule son rapport à l’être ; «Omnis determinatio negatio est » : là où il s’appréhende comme unêtre déterminé, existant par soi, indépendamment de la totalité ( par quoi il est réellement produit en tant qu’individu), il oublie que toute détermination estnégation : elle n’est que la limite d’un être qui n’a pas en lui-même sa raison d’être. A travers le conatus - cet effort pour persévérer dans l’être qui estsans limitation de durée, l’individualité est affirmation, manifestation de l’essence de l’être : Cessant d’être aveuglé par la conscience d’une existencelimitée, mutilée, qui détermine son être, l’individu découvre que sa singularité même – sa limitation - est l’expression de l’infinité de l’être auquel ilappartient.

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) Le secret de l’éthique de Spinoza

Comme dans toute démarche spéculative, le progrès personnel proposé par Spinoza, dans l’Ethique, comme un idéal de vie, s’identifie au procès de laréflexion mis en œuvre par la démarche philosophique. On n’a rien appris sinon comment on pouvait « idéalement » comprendre le réel et la vocation del’homme.

C’est le moteur de cette démarche « idéologique », qu’il faut comprendre.Qu’est-ce que cette dimension qui permet d’appréhender notre servitude non comme une limite qui serait l’expression de notre finitude, mais commel’attestation de notre appartenance à une totalité, dont nous tenons la possibilité de nous affirmer nous-mêmes et d’exister en tant qu’individu ?Qui est ce Tout dont il faut adopter le point de vue pour transformer notre dépendance des choses en interdépendance des êtres et notre servitude en« liberté humaine » ? Est-ce Dieu ou la Nature à partir desquels notre appartenance à la totalité peut se transformer en un lien positif qui soit la conditiond’une vie individuelle libre et heureuse ?Ni Dieu ni la Nature : Ce Tout, c’est l’univers d’une nouvelle réalité sociale qui s’impose aux hommes à travers leur activité pratique comme uneNature, à laquelle ils sont soumis, en tant qu’individus, comme s’ils n’avaient entre eux aucun lien qui leur permît de comprendre cet universcomme l’espace de leurs rapports, où il y a place pour la liberté de chacun.Ne fallait-il pas comprendre cet univers, non seulement comme une nature dont les hommes sont esclaves, mais, en même temps, comme l’infinité d’unDieu, où chaque individu trouverait à la fois sa raison d’être, éclairant la limite de son existence, et les causes de sa servitude ?Par cette démarche, l’individu découvre que son essence et le sens de sa vie ne réside pas dans un pouvoir sur la nature lui conférant le droit natureld’imposer aux autres sa volonté particulière , mais dans la possibilité d’une liberté fondée, au sein du tout ( de cet univers social), sur l’accord des parties.Tel nous paraît être le secret de l’Ethique de Spinoza.

La démarche de Spinoza nous fait assister à ce processus par lequel la vie pratique – la pratique sociale de son époque -, qui impose une certainereprésentation du rapport de l’homme à la nature, est convertie en une « éthique », qui donne sens à la vie des hommes en idéalisant ce rapport.A travers la réflexion matérialiste de Spinoza, replaçant l’homme au sein de la nature comme un être soumis aux lois qui régissent la totalité du réel,capable de le comprendre parce qu’il en fait partie, ce qui constitue le moteur de la réflexion de Spinoza, c’est bien le nouveau rapport des individus à uneréalité nouvelle qui est l’univers de l’économie marchande obéissant aux lois du marché, qu’il ne saurait maîtriser qu’en en comprenant la nécessité.Rien ne permet à l’individu de comprendre comment, soumis à ces lois aussi indépendantes de lui que l’ordre de la nature, il peut les maîtriser par laconnaissance, à moins qu’il ne découvre « en lui » le reflet de ces lois : un déterminisme « à l’intérieur de lui-même » que la connaissance de soi luipermet de dominer par un effort et un cheminement personnel.Pour quotidiennement mettre en « pratique » ce rapport objectif où il doit se soumettre aux lois du réel, pour mener « à bonne fin » ses entreprises,l’individu doit lui découvrir une finalité, convertir cette servitude quotidienne en une conquête de la liberté. Et, cela n’est possible que s’il se représentecette contrainte, que lui imposent les conditions objectives de son existence, comme une victoire sur lui-même ; autrement dit, cela n’est possible que s’il« intériorise » les conditions objectives de son existence qu’il doit maîtriser pour vivre ( pour « persévérer dans son être », dit Spinoza) en l’obligation oul’idéal, inhérents à la conscience, de la maîtrise de lui-même et de sa vie. C’est là le processus d’idéalisation que tout individu,- sans doute aujourd’huicomme hier-, accomplit inconsciemment. Dès qu’il « réfléchit », pour donner sens à sa vie, il doit convertir la pratique sociale, qu’il doit reproduirequotidiennement pour vivre, en une règle ou un idéal de vie, qui s’imposent à lui comme une morale ou comme une éthique.

La tâche du penseur, s’il veut donner sens à cette pratique sociale, où l’individu, aux prises avec la nécessité des choses (avec les lois du marché) ne peutqu’employer (consacrer) sa vie à les comprendre pour y adapter son action, consiste à convertir ce « procès » matériel qui constitue la vie pratique desindividus, en un progrès personnel constituant la finalité de la vie humaine : il redouble, sous la forme d’une « idéologie », le processus d’idéalisationaccompli par les individus, qu’il a pour tâche de mettre en « œuvre ».

Conclusion : Ethique et pratique

La racine du processus idéologique accompli par le penseur se trouve au cœur même de la vie réelle des hommes.Posons la question : - Pourquoi la conscience que l’individu prend de lui-même oblige-t-elle le penseur à comprendre comme une exigence morale lerapport de l’individu au réel ? Pourquoi le sens de la vie réelle des hommes apparaît-il sous la forme d’un idéal ?C'est Platon qui va nous indiquer la raison de cette démarche, qui contraint la philosophie à rechercher le sens de la réalité "ailleurs", "au-delà" de laréalité, alors même que la science et la pratique constituent une explication valable de l'essence même des choses.

PARTIE III: Le secret de la démarche « idéaliste » de la philosophie

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) La révélation de la Lettre VII de Platon

Il faut reprendre ici l’analyse de la Lettre VII de Platon, que nous avons présentée dans l’exposé historique de sa philosophie. Cette lettre est une sorted’examen de conscience par lequel Platon nous révèle, à son insu, ce qui est la motivation profonde – et profondément cachée – de la démarche idéaliste.

Inaugurant la démarche réflexive de la philosophie, Platon se trouve confronté, dès le point de départ, à ce qu’on nommera le problème de laconnaissance : le penseur, découvrant que les idées rationnelles, notamment les notions mathématiques, ne peuvent se comprendre à partir de l’expériencesensible, la question essentielle de la philosophie semble bien être de savoir quelle sorte de réalité appartient à ces idées qui sont indépendantes de notreexpérience, et quel rapport elles entretiennent avec la réalité concrète, à laquelle, seulement, jusqu’à présent nous accordions l’existence.Or, l’enquête « dialectique » nous révèle qu’on peut bien donner une définition du triangle, du nombre et de toutes notions semblables, mais qu’on estincapable de dire en quoi consiste leur réalité (ousia ). Sans doute la réalité concrète à laquelle nous avons affaire, ne serait pas ce qu’elle est, si elle n’avaitquelque rapport avec les idées, si elle n’était pas, d’une certaine façon, « informée » par ces idées. Mais il faut bien admettre que la réponse à cetteinterrogation sur la nature des idées et leur rapport au devenir « dépasse » tout logos » ( notre discours, notre raisonnement et notre pensée) : C’est le senspremier de la révélation de la transcendance à laquelle Socrate conduit son élève au terme de l’ascension hors de la Caverne.

Dans la Lettre Platon revient sur cette découverte somme toute décevante. Peut-être, nous explique-t-il, a-t-on posé, à propos des idées rationnelles tellesles notions mathématiques, une question théorique, qui est pratiquement résolue.Prenons l'exemple du Cercle :Quel que soit l'être (la réalité dont il s'agit), nous parvenons à sa connaissance de trois façons :- en désignant l'être par un nom : le nom fut-il arbitraire, il suffit que je me souvienne du nom pour que je puisse désigner l'être -la chose- sans metromper.- en remplaçant l'être par l'expression d'un sens, par sa définition : le cercle est "ce dont les extrémités sont à égale distance du centre ".- Mais, aussi en traçant une figure par le dessin avec un compas, et, mieux encore, en fabriquant au tour un objet circulaire, que l’on obtieni en éliminanten chaque point, au fur et à mesure, toutes les tangentes possibles.

Ce sont là les trois façons dont nous parvenons à la connaissance - épistémé- d'une réalité concrète : la désignation, la définition du sens ou concept, lafabrication ou production de la chose.Par toutes ces voies -la désignation, le concept, l'activité pratique-, il y a une complicité (en grec : oi metechontes = les complices) de l'homme avec laréalité même des choses : toutes les réalités concrètes -sans exception- ont pour nous un sens. Tout se passe comme si, par toutes ces voies conjuguées, -désignation, définition, fabrication -, on avait accès à l’être des choses.Nous sommes loin de l'envolée lyrique de la dialectique ascendante, qui, dans la République, nous conduisait à la découverte de la Transcendance, selonlaquelle le sens, que nous croyions saisir dans la vision du monde réel, puis dans les concepts et les raisonnements de la science, apparaissait toujours audelà de toute essence, et nous échappait.

Parvenus à ce point, si le problème de la connaissance se trouve ainsi pratiquement résolu, il semble que la philosophie ait perdu son objet ; et l’on est endroit de s’interroger : Qu’est-ce qui nous contraint à cette recherche sans objet qu’est la philosophie ? Quel est le moteur de la réflexion : de cette quête del’âme ?Voici la surprise :" Ce que chacun des modes de connaissance nous proposait comme explication du savoir par le Logos et conformément ), ce n'est pas ce que l'âme (psyche ) recherche. "

La quête de l’âme commence « quand on n'a pas affaire à une chose qui obéit à la loi de la nature, mais à ce qu'on appelle les moeurs ( ta èthè )., lapratique des vertus -le juste ou le bon- qui ne peut s'expliquer naturellement » .Autrement dit :Ce qu'on ne peut expliquer ni par la science, ni par la pratique (la production des choses), c'est l'éthique ( ta èthè ), l'ensemble des actions morales, c'est-à-dire l'activité humaine, dans la mesure où, se soumettant à une norme, à un idéal, à des valeurs, elle témoigne de l'autonomie de l'Homme à l'égard de lanature et de son pouvoir d'ordonner le réel.

Quand il s'agit des choses -naturelles ou fabriquées-, dont on peut dire qu'elles appartiennent à la nature, parce qu'elles peuvent naître et périr, la sciencepeut dire "ce qu'elles sont" en découvrant "quelles elles sont", c'est-à-dire les qualités qui leur appartiennent de façon immuable, les propriétéspermanentes qui les définissent, et qu'on peut exprimer par le logos : le savoir scientifique (epistémé) ou l'opinion vraie affirmant l'adéquation du sens et duréel .

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Mais il en va tout autrement quand il s'agit des actes humains, que l'on peut appeler "éthiques".

) L’analyse de l’action

En effet, il faut, si l'on met à part l'activité du savant, distinguer deux catégories d'actes :-ceux qui "produisent" une réalité, qui sont des techniques ( aÏ technaï ) : c'est l'activité des artisans.-ceux qui, loin de produire une réalité, se proposent une fin.

Platon utilise pour distinguer ces deux catégories deux verbes : à la première Ïeverbe « produire », « créer »( poïeïn ) ; à la seconde le verbe « faire » ( pratteïn), dont le substantif « praxis » est à la l'origine de ce que nous appelons :la pratique, c'est-à-dire l'action.C'est cette seconde catégorie d'actes qui fait l'objet de la recherche.

Dans la réflexion de Platon sur l'action ( praxis ) , la " pratique" c'est-à-dire la réalisation de buts concrets va prendre le sens de l'éthique, où l’objectif del’acte prend le sens d’une fin se confondant avec l'idéal, et où la praxis s’identifie à l’action morale..Voici comment Socrate pose la question à Polos dans le Gorgias :" Est-ce qu'à ton avis les hommes veulent ce que, à chaque fois, ils font (o an prattôsin ekatote) ou bien cela en vue de quoi ils font ce qu'ils font (ou eneka). »

Et il donne un premier exemple :" Ceux qui avalent une drogue qu'un médecin leur prescrit, veulent-ils, à ton avis, cela même qu'ils font : avaler cette drogue répugnante, ou cela : être enbonne santé, en vue de quoi ils boivent cette drogue " .

De même pour celui qui affronte les fatigues et les risques de la navigation en vue de s'enrichir.Comparons la "praxis" -l'action humaine- dont il s'agit ici avec la première forme de l'activité humaine. Dans tout art ou technique, l'activité consiste àproduire ( to poïeïn ) "une réalité" (un lit, une table) conforme au modèle. Ce qui est "produit" est précisément ce que l’on voulait : l'idée et l'objet produit,au terme de l'acte de production, coïncident dans la réalité concrète de la chose : cette table-ci ou ce lit-là. L'objet produit est conforme à son usage, c'est-à-dire à ce en vue de quoi il est produit.Mais il en va tout autrement quand on parle de la praxis, de l'activité humaine non productive. Les hommes s'imaginent "faire" ce qu'ils veulent mais ilsfont seulement ce qui leur semble le meilleur , par exemple l'orateur ou le tyran quand, par tous les moyens, ils acquièrent le pouvoir.Autrement dit, parce qu'ils confondent telle ou telle chose qui leur semble bonne avec le bien, ils s'imaginent produire la chose ou " faire le bien".Ce qui est vrai du tyran ou de l'orateur n'est-il pas vrai de tout homme ?

Quand on a atteint un but concret, par exemple le pouvoir ou la richesse, il nous semble que l'action consistait à produire ce résultat concret (-cette réalité-). On s'imagine que, dans l'action, comme dans la technique, l'idée et la chose, le but et le résultat, quand l'acte est achevé (comme s'il s'agissait del'achèvement d'une fabrication) coïncident.Si l'on voulait aller trop vite, l'on répondrait à Socrate qui continue à répéter inlassablement : " Je prétends que ces hommes -le tyran ou l'orateur- ne fontpas ce qu'ils veulent " comme son interlocuteur juvénile dans le Gorgias :-" Mais, bien sûr, je vois bien où tu veux en venir, tu veux montrer que toute chose que l'on possède n'est qu'un fantôme du bien, incapable de satisfaire laquête de l'homme qui est recherche du Bien lui-même , de l'absolu ou Dieu. » (qui est toujours au-delà )

Or, Socrate insiste sur le paradoxe : " Ils ne font pas ce qu'ils veulent et pourtant ils font ce qui leur semble le meilleur ."

Cela veut dire qu'ils se trompent non pas sur la nature du bien (qu'ils croient être la puissance ou la richesse par exemple), mais, en vérité sur le sens del'action qui n'est pas la production d'un bien, d'une réalité ou la réalisation d'une idée mais la visée d'une valeur, d'une réalité idéale (qui n'existe pas àla façon d'une chose).Quand le médecin emploie tel ou tel remède pour guérir telle ou telle maladie, -en tant que médecin-, il se conduit en technicien : au terme de l'action lemoyen (le remède) et le but (la guérison) de ce malade, coïncident.Mais qu'est-ce que l'acte de ce médecin en tant qu'homme ? Ce n'est ni la prescription ni le résultat qui est la guérison du malade.L'acte n'est pas dans le résultat, dans le fait mais dans la finalité de l'acte : ce en vue de quoi on peut être amené à employer toutes sortes detechniques pour produire tels ou tels effets. Toutes les actions techniques sont des intermédiaires dans la poursuite d'un idéal, en l'occurrence la santé, donton ne peut pas dire "ce que c'est".A la différence des notions mathématiques, -quand il s'agit des idées morales- des valeurs -, il n'y a pas de science ( -épistémé- ) pour "approcher", par des

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définitions ou des figures cette réalité idéale qui, comme le Bien lui-même, est au-delà de toute essence.

Toute la première partie de l'Oeuvre de Platon - "les Dialogues dits de Jeunesse"- mettent en scène Socrate, qui "interroge" ses interlocuteurs sur le sensdes "notions morales" : le courage, la justice, la tempérance. Il mène son enquête auprès de tous ses concitoyens : hommes réputés ; orateurs, sophistes,politiques et jeunes gens de grande famille : Alcibiade, Critias, Charmide, qui donnent leurs noms aux dialogues. Il les questionne sur toutes les idéesmorales, sur tous les principes qu'ils invoquent pour qualifier les actions.La méthode consiste à leur demander de donner "une définition" : dis moi "cequ'est" le courage, la prudence ou la tempérance., puis il critique ladéfinition, en suggère une nouvelle pour tirer les conséquences logiques de chacune et constater à la fin qu'on se heurte à une aporie, et qu'à la fin ducompte ( compte = logos ), on ne peut dire ce que sont ces idées, ces principes auxquels pourtant on se réfère toujours dans la réflexion sur l’action.

"On croit savoir mais on ne sait pas ."

A la devise du Temple de Delphes "Connais-toi toi-même " que Socrate fait sienne, répond la formule célèbre, non pas comme l'ont interprété lessceptiques: "Je ne sais qu'une seule chose, c'est que je ne sais pas " , mais bien, comme l’entend Socrate: " Je ne suis pas victime de l'illusion commune : "Je ne crois pas - je ne m'imagine pas savoir ce que je ne sais pas."

Il ne s'agit pas pour Socrate de constater que "rien n'est vrai du pur vrai " (comme le dira Pascal) mais de montrer qu'on ne peut pas "rendre compte"(didonai logon : donner sens) des idées, des principes, du sens de nos actes, comme de toute réalité concrète dont on peut connaître ou, du moins,approcher l'essence.Ce que Socrate considère comme sa mission -qui lui a été imposée par le Dieu de Delphes- est de montrer à ses concitoyens qu'ils ne sont pas capables derendre compte des principes de leurs actions, des idées qui commandent à leur existence d'homme et de citoyen.L'idée qui n'est pas seulement le motif mais véritablement la raison de notre action : -sa fin-, est d'une certaine façon de même nature que les autres idées,immuable, éternelle, immortelle mais, en même temps, elle en diffère radicalement : elle se présente non pas comme l'essence des choses, d'une réalitéconcrète mais bien, au delà de toute essence, de toute réalité, comme "transcendance".Le sens qui commande nos actes et notre vie s'impose à nous comme une réalité qui n'appartient pas au réel, c’est à dire comme "un idéal".

) Le divorce de l’éthique et la pratique

Telle est la portée de l’éthique. L'affirmation d'une réalité idéale dont la valeur est indépendante de toute réalité, dont le sens est indépendant de touteexistence.Dès lors, qu'en est-il de l'action concrète ( praxis ) ?Le sens de l'action - de l'activité humaine - n'est pas dans la "pratique", c'est-à-dire dans le cycle concret qui, partant d'une idée, d'un plan ou d'un projet,met en oeuvre les moyens pour aboutir à un résultat qui est la "réalisation" de l'idée, du modèle, du plan ou du projet.En confondant l'action humaine avec ce cycle concret, ce que l'on décrit, c'est le procès de la technique, de l'action productive.

Le sens de l'action humaine est au-delà de la réalité -de la réalisation de l'idée ou du projet : il est dans le but, la fin de l'action : dans l' idéal, quej'appellerai la santé si je considère le corps distinctement de l'âme, que j'appellerai tempérance si je m'intéresse aux rapports de l'âme et du corps, que jenommerai "justice" si je cherche l'idéal des rapports entre les citoyens, que j'appellerai sagesse si je veux évoquer la destinée de l'âme.Au travers de ces qualités, qu’on appelle vertus : santé, tempérance, justice, sagesse, je ne définis pas des "essences" distinctes mais j'affirme quele sens de l'acte est, non pas dans la réalisation pratique mais dans sa finalité.

A chaque fois que Socrate demande à tel ou tel interlocuteur de dire ce qu'est telle ou telle vertu, celui-ci ne peut jamais trouver "une définition" : un"logos" ; il se contente de donner des exemples.Si on lui demande par exemple ce qu'il veut dire quand il dit que tel homme est courageux, Glaucon répond en "racontant" que cet homme a été trouvémort sur le champ de bataille au premier rang de nos troupes, tombé face à l'ennemi ; le fait apporte la preuve qu'il s'agit bien d'un acte de courage, insisteGlaucon.Mais, lui rétorque Socrate, rien n'est moins sûr : la bataille était perdue et sans doute notre guerrier le savait : dans ces conditions, peut-être le courageconsistait-il à se replier en bon ordre. Et, dès lors, le fait de l'acte, dont on dit qu'il "montre" le courage de cet homme, faisant apparaître le sens de l'action,ne prouve-t-il le sens contraire : ce n'est pas de courage qu'il s'agissait mais peut-être de témérité et d'inconscience.

Lorsqu'on identifie l'acte avec un fait, avec la réalité d'un comportement, ou d'une conduite que l'on voudrait qualifier comme une chose, l'on constate quel'acte a toujours un double sens ; il est "un fait neutre", dont on peut affirmer à la fois une chose et son contraire :Nos actions font alors partie de "ces choses qui peuvent être prises en deux sens et qu'on ne peut concevoir avec certitude ni comme étant ni comme

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n'étant pas, ni comme étant les deux choses à la fois, ni comme étant ni l'une ni l'autre "" Elles ressemblent à ces propos à double sens qu'on tient à table."

Autrement dit : ce qu'on appelle ordinairement "pratique": la guérison de ce malade par tel remède, l'organisation de cette navigation qui a pour but delivrer la marchandise à l'acheteur.... c'est-à-dire tous les actes concrets qui constituent le contenu réel de notre existence, n'ont pas de sens en eux-mêmes.Le sens de l'action, ce n'est pas la production d'une réalité, ni la réalisation d'un projet qui se "concrétise" dans le résultat, c'est la visée de l'idéal,c'est l'affirmation que la valeur de ce que nous faisons est au-delà de ce que nous produisons.Par rapport à cet idéal qui est le sens et la raison de notre action, qui est la finalité de nos actes (-la cause quand il s'agit de l'activité humaine estprécisément une "cause finale"), nos "productions", nos "réalisations" sont des "intermédiaires" par lesquels nous cherchons à "imiter en paroles et enactes " ce qui est une fin ( au-delà de tout modèle).

Nous assistons ici, chez Platon, à la naissance de l'opposition de la fin et des moyens qui est au centre de la réflexion philosophique sur la morale.Parce que la réflexion commence par l'affirmation de l'idéal, de sa transcendance et de son indépendance vis-à-vis du réel, la réalité, c’est à dire le mondeoù nous agissons pratiquement, apparaissent étrangers à l'idéal, en eux-mêmes dépourvus de valeur ; de sorte que l'action "morale" de l'homme, condamnéà une sorte d'inhabileté fatale, n'a d'autre sens que la tentative d'incarner l'idéal dans le réel, au prix de douloureuses contradictions :La pratique ne consiste pas -comme on se l'imagine au travers des arts et des techniques-, à transformer le réel mais à faire "séjourner" en cemonde l'idéal qui vient d'ailleurs : c'est là ce qu'on appelle l’éthique.

Nous venons d'assister dans cette démarche platonicienne à la transmutation de la pratique en Ethique : renversement par lequel l'idéal, détaché du réelcomme valeur, doit venir "valoriser" la réalité, s'incarner en elle.

L'analyse de la démarche platonicienne, que nous venons d'effectuer nous a montré que le développement spéculatif de la philosophie - (la démarche dePlaton n'étant qu'un exemple)- supposait que fût "réalisée" la séparation de l'idéal et du réel.Alors que les idées ou concepts, qui tous, dans l'expérience, apparaissent indissolublement liées à l'existence de la chose concrète, les idées " morales" -quiconcernent non pas la connaissance mais l'action et qui semblent elles-mêmes liées à la "pratique", apparaissent avec une qualité "particulière": elles sontaffectées du signe de la "valeur". A la différence de tout concept, qui, par l'intermédiaire du logos (de la signification des mots) renvoie à la réalité, à lachose elle-même (-qui, comme diront les linguistes, est son référent....-), les idées morales ont une valeur en elles-mêmes, indépendamment de touteréférence à l'existence d'une réalité dont elles seraient "l'essence".C'est même parce que, s'agissant des "idées" morales, elles "signifient" sans désigner la chose à laquelle se réfère le sens, qu'elles sont affectées de cettequalité de la valeur. La valeur renvoie à un sens qui fait abstraction de toute référence au réel : c'est cette abstraction qui constitue la forme de lavaleur.

Même si l'on admet que, de quelle que façon que ce soit, l'idéal trouve son origine dans le réel, une chose est certaine. Lorsque le philosophe commence àréfléchir, l'idée, sous la forme de l'idéal -comme si elle avait perdu le secret de ses origines-, apparaît comme une valeur "transcendante" par rapport auréel, ou, si l'on veut, dès avant la réflexion, dans la conscience commune, le réel est déjà pour une part "idéalisé".

Platon nous dévoile alors le secret de l’interrogation philosophique, qui porte sur la prodigieuse question du sens de toutes choses:L'interrogation sur le logos, c'est-à-dire sur le sens de chaque chose n'est que la conséquence "logique" d'une question qui dépasse le Logos, ledéveloppement d’un mouvement de la pensée qui vient d’ailleurs, dont l’origine n’est pas dans la pensée.On peut traduire ainsi ce mouvement logique, qui s’accomplit dans le mouvement inconscient de la réflexion :Quelle sorte d'être peut-on accorder à cet être qui n'existe pas - cet « idéal »- et qui est l'objet de la quête de l'âme, qui commande toutes nos actionsproprement humaines ?Quel est le sens de la "réalité", si la réflexion sur l'action "humaine" nous contraint d'affirmer l'existence de ce qui n'a pas d'essence, de ce qui échappe àtout logos ?Paradoxalement, à partir du moment où l'on a reconnu l'existence de ce qui est au delà de toute essence (l’idéal ou le bien), l'on découvre que la recherchede l'essence de chaque chose, loin d'aboutir à la connaissance de la chose, de sa réalité, (-dont la technique et la science suffisent à nous donner un savoirapproché-) débouche sur cette révélation que l'essence de chaque chose -son sens- lui vient d'ailleurs.Autrement dit : le sens, qui se donne à nous sous la forme d'une idée, n'est pas dans la réalité concrète, inséparable de l'existence de la chose ; il est au-delà de tout logos - dans ce qu'on ne peut ni désigner, ni définir, mais qui nous est révélé comme l'origine (ou la fin ) par quoitoute chose, toute réalitéprend un sens pour nous.

La philosophie ne consiste-t-elle pas à rendre compte de la séparation de l'idéal et du réel, en développant une interrogation insoluble sur le rapport desidées et des choses, de la conscience et du réel?

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Mais, telle est la grande leçon de la démarche platonicienne, dont Platon nous livre le secret dans la Lettre VII:L’interrogation vient d’ailleurs; la séparation de l’idéal et du réel prend sa source dans la conscience que l’individu prend de lui-même, qui lui interdit decomprendre «ce que l’âme recherche», autrement dit: non pas l’objectif, mais le sens de son action, sa finalité.Alors que toute activité pratique, qui constitue l’essentiel d’une vie humaine, commençant par un projet, se propose un objectif et s’achève avec saréalisation, il reste que quelque chose nous échappe : ce « en vue de » quoi nous agissons, - que nous désignons comme « idéal », pour signifier qu’il est,par essence, irréalisable, pour ainsi dire étranger à la réalité, à moins que ce ne soit la réalité qui lui soit étrangère.Il reste que quelque chose nous dépasse : non pas le but de notre action, mais sa finalité : ce « pour-quoi » nous agissons, qui est pour ainsi dire étranger àtous nos motifs, à toutes nos raisons. Le sens de notre action ne nous est pas donné « par-ce que » nous faisons, « réellement », quelque chose.A partir de ce moment, c’est une double question qui est près de naître, non seulement : quel est le sens de notre action et de notre vie, mais aussi quelleest la signification de cette réalité qui se confond avec les objets que nous produisons, n’existe qu’à travers les objectifs de notre action, et qui, peut-être,n’est rien d’autre que l’horizon de notre existence.

Platon vient de nous montrer comment le processus d’idéalisation prend sa source dans la conscience que l’individu prend de lui-même, au moment où,réfléchissant sur son activité « pratique », il découvre que le sens de son activité lui échappe, parce qu’il dépasse la réalité où il doit inscrire les objectifsde son action, qui sont ses moyens de vivre.

La philosophie fait-elle autre chose que redoubler ce processus inconscient,qu’il s’agisse des idées auxquelles renvoient les noms par quoi nous désignons les choses, qu’il s’agisse des modèles qui président à la fabrication desobjets ou des objectifs du technicien, qu’il s’agisse des définitions élaborées par le géomètre, force s’impose au philosophe de désigner ces idées par lenom d’ « ousia » -essence-, parce que ce sont des réalités qui ne sont pas d’ordre sensible ou matériel, qui n’appartiennent pas au monde visible, mais qui,pourtant, sont comme un patrimoine.

Qu’est-ce à dire sinon que le processus idéologique par lequel le philosophe affirme l’existence de réalités idéales et le processus par lequel l’individudécouvre que l’idéal dépasse toute réalité existante reposent sur une même base sociale ?

Conclusion: L’exigence d’une éthique

Le processus d’idéalisation naît et se développe sur la base des conditions réelles d’existence des hommes à travers leur activité pratique.C’est parce que l’individu mobilise tout son temps et consacre sa vie quotidienne tout entière à telle ou telle activité, tracée d’avance par les conditionssociales de son existence que s’impose à lui cette vision du monde comme un univers étranger soumis aux hasards ou à la fatalité d’une histoire, qui nesaurait concerner le sens de son existence personnelle.Cette activité qui constitue le contenu de sa vie, n’a d’autre but, d’autre « fin » qu’elle-même : les objectifs atteints, les résultats ne servent qu’à reproduirecette activité dans les conditions qui rendent possible « une vie bonne ». Mais, nonobstant l’idée du bonheur, qui est l’image d’« une vie bonne », la viereste privée de toute « finalité », dans la mesure où toute l’activité pratique n’a pour objet que de reproduire la vie.A travers la reproduction de sa vie, à laquelle le condamnent les conditions de son existence, l’individu est prisonnier de la conscience qu’il prend de lui-même comme cet être qui n’existe pas en dehors de son appartenance au système du monde, en dehors des rapports qu’il entretient avec les choses,comme s’il était lui-même une chose.On peut dire en toute rigueur que l’image que l’individu détient de lui-même, la vision du monde auquel il appartient, l’idée de sa vie où il ne fait quereproduire les conditions de sa vie, manquent de sens.L’exigence d’idéalisation naît au cœur même de la vie réelle des individus. Ce sont les hommes eux-mêmes qui, à chaque époque, se dissimulent laréalité de leur vie en idéalisant leurs rapports, en valorisant leur image, en convertissant en idéaux les objectifs qu’ils poursuivent, en découvrant au-delàdes buts de leurs actes une finalité de leur vie. C’est l’éthique qui vient donner sens à la vie « pratique », où les individus ne font que reproduire leursconditions d’existence.Le penseur est le médiateur qui met en « œuvre » cette exigence née de la vie réelle des hommes, dont il ignore la base, redoublant le processusd’idéalisation et consacrant l’indépendance des idéaux, la transcendance des valeurs à l’égard du réel.

Il reste à comprendre comment s’institue la transcendance des valeurs, qui s’imposent à la conscience des individus, sous la forme impérative del’obligation morale.Là où l’éthique nous renvoie à l’exigence d’idéalisation, qui naît de l’aliénation des vies humaines, la morale, qui naît et se développe sur la base de la

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pratique sociale, nous renvoie à la base historique et sociale de l’aliénation et au processus idéologique qui consacre le réel en le dissimulant.

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