l'empathie et ses trois dimensions

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Libération Mardi 16 Juin 2015 L’empathie, capacité de se mettre à la place d’autrui C haque époque a ses mots fétiches. La nôtre aime bien la résilience et l’empathie. On aurait tort de croire que ce goût corresponde à un état de fait. En réalité, si nous parlons tant de résilience, c’est parce que nous prenons conscience de la nécessité de la dé- velopper partout. Quant à l’empathie, elle s’impose comme le meilleur remède contre la violence et le repli sur soi qui mine notre société. Mais que signifie ce mot au juste ? Commençons par ce qu’il n’est pas. Tout d’abord, l’empathie n’est pas la contagion émo- tionnelle qui me fait avoir un fou rire au restaurant si tous les convives de la table à côté en ont un. Et elle n’est pas non plus la sympathie : certains auteurs iden- tifient celle-ci à la contagion émotionnelle tandis que d’autres la réservent aux situations dans lesquelles des valeurs communes sont partagées. Est-elle l’al- truisme ? Pas plus ! Le fait que je ressente de l’empathie pour les réfugiés ne signifie pas que je sois altruiste, il faudrait pour cela que je leur vienne en aide ! Est-elle alors la compassion ? A l’origine, ce mot issu du latin signifie le fait de souffrir de la souffrance de l’autre. C’est d’ailleurs le sens que lui donne Figley dans son ouvrage magistral de 2002, sur la souffrance des per- sonnels de santé, dans lequel il montre la différence entre compassion et empathie. Hélas, Matthieu Ricard a repris ces travaux en inversant la signification des termes ! Alors que, chez Figley, on sort de l’impasse de la compassion en développant l’empathie, Mathieu Ri- card prône la compassion pour sortir de l’empathie. Reprenons alors les choses par le début. Pour com- mencer, il faut renoncer à l’idée que l’empathie soit seulement liée aux fameux neurones miroirs. Elle fait intervenir à la fois l’observation, la mémoire, les con- naissances et le raisonnement, et elle a plusieurs di- mensions qui s’installent progressivement au cours du développement. La première de ces dimensions est le partage émotion- nel. Si un nourrisson de quelques heures est capable d’imiter certaines mimiques d’un adulte, et de ressen- tir les émotions correspondantes, on parle d’empathie à partir du moment où l’enfant est capable de faire une nette distinction entre l’autre et lui. La seconde dimen- sion apparaît aux alentours de 4 ans et demi : c’est l’empathie cognitive qui permet de comprendre que l’autre a une idée du monde différente de la mienne. Enfin, une troisième dimension réside dans la capacité de nous imaginer émotionnellement – et plus seule- ment intellectuellement– à la place de l’autre. C’est ce qu’on appelle le changement de perspective émotion- nelle. Il se développerait notamment entre 8 et 12 ans. Mais n’oublions pas que ce que nous appelons «com- préhension de l’autre» est toujours une construction psychique personnelle par laquelle nous pouvons nous Cette disposition fait intervenir l’observation, la mémoire, les connaissances et le raisonnement. Loin d’être innée, elle s’installe peu à peu – ou pas – au cours du développement de l’être humain. L’empathie, clé de la «reconnaissance réciproque» ? tromper lourdement ! Ces trois dimensions de l’empa- thie apparaissent spontanément chez l’enfant, mais el- les ont besoin d’être encouragées pour s’installer dura- blement. C’est d’ailleurs pour aider les enseignants à les développer chez les enfants que j’ai mis au point, en 2005, le Jeu des trois figures (1). D’autant plus que ces capacités restent fragiles. La preuve en est que dans les situations difficiles, chacun a tendance à ré- server son empathie à ses proches ! On sait aussi que la maltraitance familiale ou sociale perturbe gravement la compréhension de l’autre. Celui qui en a été victime a tendance à interpréter comme agressives les mimi- ques qui ne sont pas clairement bienveillantes, comme l’étonnement ou l’inquiétude, et à y réagir par des comportements d’attaque ou de fuite totalement ina- daptés. De même, l’enfant empêché de construire la capacité de changer de perspective émotionnelle en- tre 8 et 12 ans pourrait courir le risque de s’enfermer dans des opinions rigides, et basculer ensuite dans des attitudes sectaires, voire s’engager dans un processus de radicalisation. Où est alors le sens moral dans tout ça ? Il est un peu comme le toit de l’édifice construit sur les trois dimen- sions de base de l’empathie que nous venons d’évo- quer, et constitue le choix d’utiliser nos empathies émotionnelle et cognitive dans le sens d’un bien vivre ensemble plutôt que d’une manipulation d’autrui. Cela nécessite d’y inclure la dimension de la réciprocité, autrement dit d’accepter que l’autre s’estime autant que je m’estime moi-même, qu’il puisse aimer et être aimé exactement de la même façon que moi, et qu’il bénéficie des mêmes droits. Axel Honneth (2) appelle cela la «reconnaissance». Ce qualificatif présente l’avantage de placer la réciprocité au centre du proces- sus : il n’y a de reconnaissance complète que réci- proque, et elle implique l’acceptation de la liberté de l’autre… avec l’inquiétude que cela peut parfois susci- ter. Si l’empathie émotionnelle et cognitive est aux ori- gines de la vie sociale, seule l’empathie morale fonde une éthique exigeant pour tout homme le respect de ses droits fondamentaux. (1) Expérimenté avec succès en maternelles en 2007-2008, il est depuis largement développé en primaire. Un protocole adapté aux collèges est actuellement en cours d’expérimentation. (2) La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf, 2000. Serge Tisseron est notamment l’auteur de l’Empathie au cœur du jeu social et Fragments d’une psychanalyse empathique, Albin Michel. A paraître en septembre : Le Jour où mon robot m’aimera, Albin Michel. Site: http://sergetisseron.com Par SERGE TISSERON DR Psychiatre, psychanalyste, chercheur associé habilité à diriger des recherches (HDR) à l’université Paris-VII, Denis-Diderot.

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Libération Mardi 16 Juin 2015

L’empathie, capacité de semettre à la place d’autrui

Chaque époque a ses mots fétiches. La nôtre aimebien la résilience et l’empathie. On aurait tort decroire que ce goût corresponde à un état de fait.

En réalité, si nous parlons tant de résilience, c’est parceque nous prenons conscience de la nécessité de la dé-velopper partout. Quant à l’empathie, elle s’imposecomme le meilleur remède contre la violence et le replisur soi qui mine notre société. Mais que signifie ce motau juste? Commençons par ce qu’il n’est pas.Tout d’abord, l’empathie n’est pas la contagion émo-tionnelle qui me fait avoir un fou rire au restaurant sitous les convives de la table à côté en ont un. Et ellen’est pas non plus la sympathie: certains auteurs iden-tifient celle-ci à la contagion émotionnelle tandis qued’autres la réservent aux situations dans lesquelles desvaleurs communes sont partagées. Est-elle l’al-truisme? Pas plus! Le fait que je ressente de l’empathiepour les réfugiés ne signifie pas que je sois altruiste, ilfaudrait pour cela que je leur vienne en aide! Est-ellealors la compassion? A l’origine, ce mot issu du latinsignifie le fait de souffrir de la souffrance de l’autre.C’est d’ailleurs le sens que lui donne Figley dans sonouvrage magistral de 2002, sur la souffrance des per-sonnels de santé, dans lequel il montre la différenceentre compassion et empathie. Hélas, Matthieu Ricarda repris ces travaux en inversant la signification destermes! Alors que, chez Figley, on sort de l’impasse dela compassion en développant l’empathie, Mathieu Ri-card prône la compassion pour sortir de l’empathie.Reprenons alors les choses par le début. Pour com-mencer, il faut renoncer à l’idée que l’empathie soitseulement liée aux fameux neurones miroirs. Elle faitintervenir à la fois l’observation, la mémoire, les con-naissances et le raisonnement, et elle a plusieurs di-mensions qui s’installent progressivement au coursdu développement.La première de ces dimensions est le partage émotion-nel. Si un nourrisson de quelques heures est capabled’imiter certaines mimiques d’un adulte, et de ressen-tir les émotions correspondantes, on parle d’empathieà partir du moment où l’enfant est capable de faire unenette distinction entre l’autre et lui. La seconde dimen-sion apparaît aux alentours de 4 ans et demi: c’estl’empathie cognitive qui permet de comprendre quel’autre a une idée du monde différente de la mienne.Enfin, une troisième dimension réside dans la capacitéde nous imaginer émotionnellement –et plus seule-ment intellectuellement– à la place de l’autre. C’est cequ’on appelle le changement de perspective émotion-nelle. Il se développerait notamment entre 8 et 12 ans.Mais n’oublions pas que ce que nous appelons «com-préhension de l’autre» est toujours une constructionpsychique personnelle par laquelle nous pouvons nous

Cette disposition fait intervenirl’observation, la mémoire, lesconnaissances et le raisonnement.Loin d’être innée, elle s’installe peuà peu – ou pas – au cours dudéveloppement de l’être humain.L’empathie, clé de la«reconnaissance réciproque» ?

tromper lourdement! Ces trois dimensions de l’empa-thie apparaissent spontanément chez l’enfant, mais el-les ont besoin d’être encouragées pour s’installer dura-blement. C’est d’ailleurs pour aider les enseignants àles développer chez les enfants que j’ai mis au point,en 2005, le Jeu des trois figures (1). D’autant plus queces capacités restent fragiles. La preuve en est quedans les situations difficiles, chacun a tendance à ré-server son empathie à ses proches! On sait aussi que lamaltraitance familiale ou sociale perturbe gravementla compréhension de l’autre. Celui qui en a été victimea tendance à interpréter comme agressives les mimi-ques qui ne sont pas clairement bienveillantes, commel’étonnement ou l’inquiétude, et à y réagir par descomportements d’attaque ou de fuite totalement ina-daptés. De même, l’enfant empêché de construire lacapacité de changer de perspective émotionnelle en-tre 8 et 12 ans pourrait courir le risque de s’enfermerdans des opinions rigides, et basculer ensuite dans desattitudes sectaires, voire s’engager dans un processusde radicalisation.Où est alors le sens moral dans tout ça? Il est un peucomme le toit de l’édifice construit sur les trois dimen-sions de base de l’empathie que nous venons d’évo-quer, et constitue le choix d’utiliser nos empathiesémotionnelle et cognitive dans le sens d’un bien vivreensemble plutôt que d’une manipulation d’autrui. Celanécessite d’y inclure la dimension de la réciprocité,autrement dit d’accepter que l’autre s’estime autantque je m’estime moi-même, qu’il puisse aimer et êtreaimé exactement de la même façon que moi, et qu’ilbénéficie des mêmes droits. Axel Honneth (2) appellecela la «reconnaissance». Ce qualificatif présentel’avantage de placer la réciprocité au centre du proces-sus: il n’y a de reconnaissance complète que réci-proque, et elle implique l’acceptation de la liberté del’autre… avec l’inquiétude que cela peut parfois susci-ter. Si l’empathie émotionnelle et cognitive est aux ori-gines de la vie sociale, seule l’empathie morale fondeune éthique exigeant pour tout homme le respect deses droits fondamentaux.

(1) Expérimenté avec succès en maternelles en 2007-2008, il estdepuis largement développé en primaire. Un protocole adaptéaux collèges est actuellement en cours d’expérimentation. (2) La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf, 2000.

Serge Tisseron est notamment l’auteur de l’Empathie au cœurdu jeu social et Fragments d’une psychanalyse empathique,Albin Michel. A paraître en septembre : Le Jour où mon robotm’aimera, Albin Michel. Site: http://sergetisseron.com

ParSERGE TISSERON

DR

Psychiatre, psychanalyste, chercheur associéhabilité à diriger des recherches (HDR) àl’université Paris-VII, Denis-Diderot.

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