lecture, rêve, hypertexte...des lettres françaises de l’université d’ottawa. parue dès 1989...

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LECTURE, RêVE, HYPERTEXTE Liber amicorum Christian Vandendorpe Sous la direction de Rainier Grutman et Christian Milat

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  • 30 $CAN

    C e liber amicorum rassemble quinze contributions qui, offertes en hommage à Christian Vandendorpe, ancien professeur titulaire au Département de français de l’Université d’Ottawa,

    par ses collègues et ses étudiants, s’articulent autour de ses trois

    champs majeurs de spécialisation.

    [email protected]

    Collection VOIX SAVANTES (No 32)ISBN 978-2-89597-120-7278 pages — 30 $

    Rhétorique et théorie de la lecture,

    récit de rêve, hypertexte : les

    quinze études rassemblées dans

    cet ouvrage correspondent aux

    champs de spécialisation de

    C. Vandendorpe, ancien professeur

    titulaire au Département de

    français de l’Université d’Ottawa,

    auquel il est ici rendu hommage.

    Rhétorique et lecture

    Marc Angenot (Université McGill) Karl Canvat (IUFM de Lorraine-Nancy)Jean-Louis Dufays (Université catholique de Louvain)Bertrand Gervais (Université du Québec à Montréal)Annette Hayward (Université Queen’s)

    Le récit de rêve

    Mawy Bouchard (Université d’Ottawa)Rainier Grutman (Université d’Ottawa)Pierre Kunstmann (Université d’Ottawa)Christian Milat (Université d’Ottawa)Maxime Prévost (Université d’Ottawa)

    L’hypertexte

    Claire Bélisle (LIRE-CNRS-Université Lyon 2, ISH)Hélène Cazes (Université de Victoria)Ollivier Dyens (Université Concordia)Benoît Melançon (Université de Montréal)Yan Rucar (Université d’Ottawa)

    Professeur titulaire au Département de français de l’Université d’Ottawa, Rainier Grutman a publié un livre sur la littérature québécoise, Des langues qui résonnent (Fides, 1997), puis codirigé un Dictionnaire des termes littéraires (Champion, 2001 ; édition de poche 2005) et une Histoire de la littérature belge (Fayard, 2003). Ses recherches actuelles portent sur l’intertextualité à l’époque romantique en France, sur Maurice Maeterlinck comme médiateur interculturel et sur l’autotraduction littéraire.

    Professeur agrégé au Département de français de l’Université d’Ottawa, Christian Milat est spécialiste du roman français des xxe et xxie siècles. Auteur de Robbe-Grillet, romancier alchimiste (L’Harmattan/David, 2001), il a codirigé, aux Lettres modernes (dans la série « Le Nouveau Roman en questions », 2005), un volume sur la Nouvelle Autobiographie. Il consacre actuellement ses recherches aux modes d’inscription et de fonctionnement des savoirs non littéraires dans le roman français du xxe siècle.

    Lecture, rêve, hypertexte

    Liber amicorum Christian Vandendorpe

    Sous la direction de

    Rainier Grutman et

    Christian Milat

    Sous la direction de

    Rainier Grutman et

    Christian Milat

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    Lecture, rêve, hypertexte

    Liber amicorum Christian Vandendorpe

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    Liber amicorum Christian Vandendorpe

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    Liber amicorum Christian Vandendorpe

    Sous la direction de

    Rainier Grutman

    et

    Christian Milat

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  • Les Éditions David remercient le Conseil des Arts du Canada, le Secteur franco-ontarien du Conseil des arts de l’Ontario et la Ville d’Ottawa. En outre, nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

    Les Éditions David remercient également, pour le présent ouvrage, la Faculté des arts de l’Université d’Ottawa.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada

    Lecture, rêve, hypertexte : liber amicorum Christian Vandendorpe / sous la direction de Rainier Grutman et Christian Milat.

    (Voix savantes ; 32) Comprend des références bibliographiques. ISBN 978-2-89597-120-7

    1. Littérature — Histoire et critique. I. Grutman, Rainier, 1966- II. Milat, Christian, 1949- III. Vandendorpe, Christian IV. Title: Liber amicorum Christian Vandendorpe. V. Series: Voix savantes ; 32

    PN36.V36L43 2009 801 C2009-906623-8

    Maquette de la couverture, typographie et montage : Anne-Marie Berthiaume graphiste

    Les Éditions David Téléphone : 613-830-3336 335-B, rue Cumberland Télécopieur : 613-830-2819 Ottawa (Ontario) K1N 7J3 [email protected] www.editionsdavid.com

    Tous droits réservés. Imprimé au Canada. Dépôt légal (Québec et Ottawa), 4 e trimestre 2009

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  • Introduction

    Christian Milat et Rainier Grutman

    Université d’Ottawa

    R etracer brièvement la carrière d’un collègue relève toujours de la gageure. Même si la contraction est un art que l’on enseigne aux étudiants, l’on est pris de vertige quand nous échoit le périlleux exercice qui consiste à résumer en quelques pages vingt années d’ac-tivités universitaires. La tâche est d’autant plus délicate lorsqu’il s’agit d’évoquer un parcours qui se distingue tout à la fois par la multiplicité et la diversité des intérêts ainsi que par l’ampleur et la richesse des accomplissements.

    Enseignant, Christian Vandendorpe l’a été, assurément. C’est fort d’une thèse de doctorat de l’Université Laval intitulée « Apprendre à lire des fables au primaire : structures textuelles et schéma cognitif » qu’il a été recruté, en 1988, par ce qui s’appelait encore le Département des lettres françaises de l’Université d’Ottawa. Parue dès 1989 aux Éditions du Préambule, cette thèse sera suivie d’autres publications, destinées notamment à diffuser auprès des enseignants le fruit de ses recherches en didactique. Pensons par exemple à La fable. Vade-mecum du professeur de français, ouvrage édité en 1993 chez Hatier.

    Nous ne ferons que mentionner, puisqu’il s’agit de la tâche impartie à chaque universitaire, les nombreux cours et séminaires qu’il donna, les thèses qu’il dirigea, relevant seulement que ses anciens étudiants ont conservé de lui le souvenir d’un professeur érudit, attentif et stimu-lant. L’espace dont nous disposons ici ne nous permettant pas non plus

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    de détailler ses contributions, pourtant importantes, au dynamisme de son Département, nous nous bornerons à souligner le rôle déterminant qu’il joua, de 2001 à 2003, en tant que président du Comité du bacca-lauréat, dans l’adaptation et le développement des programmes, en particulier par la création d’un baccalauréat intégré mis au point avec la Faculté d’éducation et d’un baccalauréat bidisciplinaire conçu avec le Département de communication.

    Avant de quitter la sphère de l’enseignement, il faut néanmoins mettre l’accent sur une composante essentielle du savoir de Christian Vandendorpe. Elle mérite d’être d’autant plus saluée qu’elle est assez rare chez les professeurs d’université, y compris parmi les plus jeunes : l’informatique. Christian Vandendorpe a bien sûr fait bénéficier ses pairs de ses connaissances dans ce domaine, en particulier en tant que membre du Comité informatique de la Faculté des arts ou du Comité du Web de l’Université d’Ottawa, mais il a surtout beaucoup œuvré pour faciliter l’introduction de l’ordinateur dans les processus d’apprentis-sage. Ainsi, en 1995, il conçoit un premier didacticiel, Communication écrite. Une grammaire fondamentale et textuelle interactive, suivi, en 1999, de deux autres, Épigram. Épreuve informatisée de grammaire et Carnet de bord. Un outil de gestion des apprentissages. Ces logiciels, il les met au service des étudiants à l’intérieur du Centre d’écriture de la Faculté des arts, dont il est nommé directeur dès sa création, en 1993, et dont il a conservé la direction jusqu’en juin 2007. C’est en travaillant sur ces outils que des milliers d’étudiants de l’Université d’Ottawa vont, pendant quelque dix années, améliorer leur connaissance et leur pratique de la langue. À noter que ces programmes seront adoptés par de nombreux collèges et universités, au Québec et en Ontario, telle la Cité collégiale, et encore aujourd’hui, la Faculté d’éducation de l’Université Laurentienne à Sudbury utilise Épigram pour tester ses candidats. Dans le prolongement du collectif qu’en collaboration avec Christophe Hopper, il fit paraître en 1995 sous le titre Aides informa-tisées à l’écriture, Christian Vandendorpe ne cessera de réfléchir aux applications pédagogiques des technologies de l’information et des communications.

    L’informatique fournit une parfaite transition pour en venir à un volet fondamental de la recherche réalisée par notre collègue, celle qui a trait à la théorie de l’hypertexte. En 1999, aux Éditions du Boréal et

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    aux Éditions La Découverte, il fait paraître Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, ouvrage important, ouvrage pionnier, finaliste du Prix Victor-Barbeau 2000, et qui reçoit la marque de consécration ultime que constitue la traduction : traduit en espagnol en 2003, il vient de paraître en 2009 chez un important éditeur américain. Le succès remporté par ce livre, les entrevues et les recen-sions qu’il entraîne dans de nombreux médias propulsent Christian Vandendorpe au niveau des spécialistes internationalement reconnus de la question. Un exemple parmi d’autres : la polémique que déclenche en 2001 son article « Pour une bibliothèque virtuelle universelle » dans la prestigieuse revue française Le Débat. Articles et communications se succèdent. Dans ce foisonnement d’études, relevons la parution chez Nota bene, en 2002, en collaboration avec Denis Bachand, du collectif Hypertextes. Espaces virtuels de lecture et d’écriture ; en 2003, une réflexion intégrée au Rapport mondial de l’Unesco sur « [l]’avenir du texte, du livre et de la lecture » ; en 2004, la publication d’un autre col-lectif, Les défis de la publication sur le web : hyperlectures, cybertextes et métaéditions, réalisé cette fois avec Jean-Michel Salaün, aujourd’hui directeur de l’École de bibliothéconomie de Montréal ; la contribution, sous le titre « Du texte au document : les mutations de la lecture », au supplément 2006 de l’Encyclopædia Universalis. C’est aussi le temps où Christian Vandendorpe participe à plusieurs recherches collectives : Laboratoire NT2 (Nouvelles Technologies, Nouvelles Textualités) et base de données « Arts et littératures hypermédiatiques » animés par Bertrand Gervais, de l’Université du Québec à Montréal, projet Réseau.raison, sur les rapports entre la pensée et l’ordinateur, dirigé par Gil-bert Boss, de l’Université Laval. Toutes ces réalisations lui ont valu le prix 2008 de la Société pour l’étude des médias interactifs (SEMI/SDH) pour « sa contribution exceptionnelle dans le domaine des technologies interactives portant sur les arts et les lettres ».

    L’intense activité que Christian Vandendorpe déploie pour étudier les effets provoqués sur le texte par les nouvelles technologies ne l’em-pêche pas pourtant de conduire de nombreux et importants travaux dans bien d’autres secteurs. Dans sa thèse de doctorat, on l’a vu, il a examiné la lecture sous l’angle didactique. Par la suite, celle-ci reste au cœur de sa réflexion, qui se développe alors à la confluence de la sémiotique cognitive et de la philosophie. C’est ainsi qu’en particulier,

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    il s’emploie à mettre au jour la fonction remplie dans la lecture par les automatismes, à déterminer les façons dont le contexte intervient dans le processus d’intellection, à caractériser la différence de conscience existant entre la compréhension et l’interprétation. Plusieurs articles lui donnent l’occasion de dégager ce qui fait que la lecture d’un texte devient une lecture littéraire, de définir les opérations au moyen des-quelles on découvre un sens non accessible à une lecture immédiate et naïve ou, dernier exemple, d’analyser les mécanismes mentaux et textuels qui président à la lecture des faits divers.

    Tout naturellement, les éléments dont Christian Vandendorpe se sert pour jeter les bases d’une théorie de la lecture le conduisent à s’interroger sur des territoires connexes. S’agissant de la rhétorique, il montre ainsi en quoi les figures peuvent être considérées comme des instances cognitives, sous l’effet de quels facteurs l’allégorie connaît, selon les époques, des fortunes diverses, comment, dans La Chute de Camus, l’ironie, loin de se limiter à quelques énoncés, irrigue le texte tout entier, et grâce à quelles stratégies rhétoriques Derrida a donné puissance à son discours. Dans d’autres cas, c’est la voie de la linguis-tique qui est empruntée. Deux seuls exemples. Un article paru dans Protée explique pourquoi le divorce entre vérité et langage conduit à la marginalisation de celui-ci comme vecteur de la connaissance. Dans un texte publié dans Discours social sont dénoncés, à partir de la dénomination des handicapés et de la féminisation des noms, les moyens utilisés pour tenter de rectifier la pensée par le langage. La même multidisciplinarité caractérise les réflexions qu’il a conduites, mêlant l’esthétique et le droit, à propos du plagiat, et qui ont notam-ment débouché sur la publication d’un collectif regroupant les commu-nications prononcées au cours d’un colloque international qu’il avait organisé en 1991 avec plusieurs de ses collègues.

    C’est encore la multidisciplinarité qui est au principe de l’impor-impor-tante étude qu’à la tête d’une équipe formée de spécialistes en litté- qu’à la tête d’une équipe formée de spécialistes en litté-à la tête d’une équipe formée de spécialistes en litté- formée de spécialistes en litté-rature et de psychologues, Christian Vandendorpe consacre depuis 2001 à ce récit bien spécifique qu’est le récit de rêve. L’objectif est d’en faire apparaître l’évolution dans le temps et dans l’espace, les thèmes récurrents ainsi que les symboles qui y sont convoqués. Subventionnée par le CRSH, cette recherche a donné lieu à la publication en 2005, chez Nota bene, d’un collectif, mais elle a abouti surtout à la réalisation,

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    sur Internet, d’une base de données () qui s’est étoffée au fil des ans et qui, actuellement, reproduit, outre des extraits de textes théoriques sur le rêve tirés d’ouvrages d’onirocritique, anciens et modernes, près de 1800 récits de rêves apparaissant dans les œuvres littéraires de quelque 400 auteurs, de l’Antiquité jusqu’à nos jours. Il s’agit là d’un outil précieux pour tous ceux qui s’intéressent au phéno-au phéno-mène du rêve, chercheurs en littérature bien évidemment, mais aussi historiens des sociétés, anthropologues, analystes des symboles et psychologues.

    Ce trop court panorama ne saurait enfin passer sous silence le rôle essentiel joué par Christian Vandendorpe au moment où a été formé le projet de créer sur le Web une revue de critique et de théorie littéraire qui s’appuierait sur l’expertise non seulement de collègues du Département de français de l’Université d’Ottawa, mais de spécia-listes de divers pays. Là encore, son expérience et ses connaissances ont été déterminantes. En effet, bien avant son arrivée à l’Université d’Ottawa, Christian Vandendorpe avait, en 1973, assuré avec Gilles Dorion la refondation de la revue Québec français, qu’il dirigea sur le plan matériel et éditorial de 1974 à 1985. En outre, il a été membre des comités de lecture ou de rédaction de plusieurs revues savantes, Applied Semiotics/Sémiotique appliquée, ALSIC. Apprentissage des langues et systèmes d’information et de communication, Communica-tion & langages, Protée, sans oublier L’Astrolabe. Sa compétence dans le domaine informatique constitua une ressource de premier plan, mais tous les collaborateurs d’@nalyses ont pu, depuis 2005, constater ses qualités : enthousiasme, capacité de travail, rigueur, minutie et sens des responsabilités. Si @nalyses occupe aujourd’hui une place reconnue parmi les revues savantes, c’est à coup sûr grâce au dévouement sans faille que Christian Vandendorpe lui accorde.

    Trois champs majeurs de spécialisation

    Dans cette carrière qui, on l’a vu, s’est déployée en suivant de multiples avenues, trois champs majeurs de spécialisation peuvent néanmoins être distingués. C’est autour de ces trois pôles que s’articulent les étu-des que ses collègues, ses anciens étudiants et ses amis ont produites en son hommage et que le présent ouvrage rassemble.

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    Ainsi, la première partie a trait à la rhétorique, partie intégrante de la formation classique reçue par Christian Vandendorpe à l’Université catholique de Louvain, et à la théorie de la lecture, objet de sa thèse de doctorat à l’Université Laval. Dans le prolongement du « traité de rhétorique antilogique » qu’il a publié en 2008 sous le titre Dialoguesdesourds, Marc Angenot prend le contre-pied d’une tradition séculaire, selon laquelle la rhétorique est non seulement l’art de bien dire mais encore celui de persuader. Or, constate Angenot, les gens arrivent rare-ment à se convaincre les uns les autres par la seule force des arguments. Il attribue ces échecs répétés à des discordances logiques fondamen-tales qui empêchent la raison de prévaloir, ce qu’illustre notamment la logique qui sous-tend la pensée du ressentiment. Les trois contribu-tions suivantes portent sur les contraintes et les tensions propres à la lecture, en particulier celle du texte littéraire. Karl Canvat étudie le rôle primordial qu’y joue la classification par genres, « cadrage » dont on trouve les premiers indices dès le paratexte et qui constitue en effet un des premiers repères pour les lecteurs. Jean-Louis Dufays, quant à lui, après avoir passé en revue les termes les plus courants en théorie de la lecture, propose de revenir à la notion de « code », féconde à condition de lui donner un sens moins formaliste qu’elle n’avait chez Barthes et de l’insérer dans un cadre sémiotique certes, mais ouvert à la dimension sociale de la communication. Pour Bertrand Gervais, enfin, la lecture est un acte qui peut être conçu comme une « figuration » (au sens de Richard Kearney), c’est-à-dire comme la perception, l’imagination et la manipulation d’une forme signifiante. Qui dit lecture dit intertextua-lité (le premier « hypotexte » étant précisément le genre, étudié par Karl Canvat), comme le rappelle Annette Hayward dans le dernier texte de cette section, consacré au rapport difficile des écrivains québécois du premier XXe siècle à la tradition littéraire, rapport d’autant plus ambigu que la France décadente ne pouvait pas (ou plus) servir de modèle aux yeux des plus autorisés parmi les agents du champ. Cette contribution aborde également la question du plagiat, à laquelle Christian Vanden-dorpe avait consacré un colloque peu de temps après son arrivée à l’Université d’Ottawa.

    Les collaborateurs à la deuxième partie de l’ouvrage se sont plutôt intéressés au dernier (chronologiquement parlant) champ de recherche qu’a investi Christian Vandendorpe, à savoir le récit de rêve. Mawy

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    Bouchard s’interroge sur la pratique allégorique au Xvie siècle, ce qui lui permet de combiner la réflexion très fine de Christian Vanden-dorpe sur l’allégorie (dans Poétique) et son travail ultérieur sur le rêve. Chez l’humaniste Hélisenne de Crenne, le songe en tant qu’allégorie de la fiction (ou « mensonge ») se libère progressivement du référent théologique pour devenir une forme esthétisée de dialogue. Rainier Grutman se penche pour sa part sur le symboliste Maurice Maeter-linck, dont l’œuvre tout imprégnée d’onirisme se distingue pourtant à la fois du logocentrisme romantique (illustré par « La pente de la rêverie » de Victor Hugo) et des tentatives d’analyse exhaustive d’une psychanalyse qui ne porte pas encore son nom. Contrairement à celles de Freud dans la Traumdeutung, les excursions maeterlinckiennes du côté de l’inconscient refusent de tout expliquer, préférant laisser une part d’ombre. Avec Pierre Kunstmann, nous remontons dans le temps, puisqu’il examine les récits de rêve dans la littérature pieuse du Moyen Âge, plus précisément dans les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci. Ce dernier ajoute un cas de figure original aux topoï habituels de ce type de narration dans la mesure où il y figure lui-même comme personnage. L’analyse que propose Christian Milat du récit de rêve sur lequel s’ouvre le premier roman de Robbe-Grillet, Un régicide, montre que ce cauchemar inaugure une alternance entre deux univers, l’un onirique, l’autre conscient, le premier étant celui où est refoulé le désir sexuel, inhibé par la crainte de la mort, qui est reliée à sa satisfaction. En fait, l’univers de la conscience étant contaminé par le rêve, l’en-semble du roman apparaît comme le récit des cauchemars effectués par un narrateur-écrivain qui trouve finalement dans les matériaux oniriques de quoi produire une fiction qui seule lui permet d’accéder au réel. Le récit de rêve n’est pas propre à la littérature, du reste. Maxime Prévost nous le rappelle utilement dans son étude du Fantôme de la liberté. Dans ce film, Luis Buñuel passe cinématographiquement de la représentation du rêve à la pratique de la rêverie, en créant une œuvre qui, non contente de mettre en scène le rêve, s’est voulue elle-même rêve, éclatante réalisation de l’idéal esquissé par André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme.

    La troisième partie entend rendre hommage à l’engagement de Christian Vandendorpe du côté de l'hypertexte, dont témoignent notamment ses interventions répétées et remarquées (au sujet du

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    droit d’auteur, de l’open access, de Wikipédia, etc.) dans Le Débat. La réflexion de Claire Bélisle porte sur le nouveau rapport à la (et aux) connaissance(s) qu’induisent les nouvelles technologies et sur les conséquences de ce phénomène pour les universités, chargées non seulement de transmettre l’information mais encore de former au savoir (et au savoir-faire). La contribution d’Hélène Cazes attire notre attention sur un phénomène peu connu des francophones, mais dont de nombreux avatars (au sens le plus récent du mot) peuplent le cyber espace. Il s’agit du « lorem ipsum », version tronquée d’un passage de Cicéron dont on se sert pour tester des caractères, des logiciels, des mises en pages, etc. Toujours cité en latin (bien qu’en un latin de plus en plus corrompu à force d’être manipulé par des internautes qui l’ignorent), l’extrait est devenu un support idéalement opaque, un signifiant absolu interdisant le saut interprétatif vers le signifié. Cette même opacité explique cependant pourquoi le « lorem ipsum » a pu devenir l’objet de créations et d’interrogations philologiques, l’enjeu de définitions identitaires et le symbole de l’imaginaire collectif des internautes branchés à l’anglais. Ollivier Dyens, quant à lui, se penche sur la relation entre l’œuvre d’art et le numérique. Si le médium est le message et si ce médium est un langage, parfois humain, parfois machine, quels messages transmettent les œuvres numériques ? Quels propos disséminent-elles ? Que disent-elles, que reflètent-elles de l’humanité en ce début du XXie siècle ? L’avant-dernier texte de cette section, celui de Benoît Melançon, contient une primeur qui confère du même coup un caractère hypertextuel au présent livre. Nous y lisons le journal du « modeste Wikipédien » qu’il a été en développant et com-plétant l’entrée déjà consacrée à Christian Vandendorpe dans la célèbre encyclopédie numérique. Le mot de la fin appartient à un élève de notre collègue et ami, Yan Rucar. Analysant les créations multimédias de l’artiste américain Kenneth Goldsmith, Soliloquy et Fidget, il souligne les différences entre les versions écrites et visuelles, notamment en ce qui concerne le rapport au temps et au quotidien qu’elles traduisent. Si la mise en image fait apercevoir une œuvre placée en situation d’étran-geté, l’œuvre numérique fait état d’une dispersion du sens qui n’est pas en tant que telle reconnue par l’écrit d’origine.

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    Nous avons brièvement mentionné les relations entre le texte et l’in-formatique : autour de Raymond Siemens, titulaire, à l’Université de Victoria, de la chaire de recherche du Canada en informatique des humanités, Christian Vandendorpe a participé depuis 2005 à une étude relative au HCI-Book (Human Computer Interface Book) Project en collaboration avec des collègues de diverses universités canadiennes, américaines et européennes ; il poursuit cette recherche dans le cadre du projet INKE (Implementing New Knowledge Environments). Nous avons également mentionné le récit de rêves : Christian Vandendorpe compte enrichir encore sa base de données. Nous avons enfin évoqué la revue @nalyses : il y continue son action en tant que membre du Comité de direction. À ces tâches s’ajoutent celles dont il est responsable en tant que vice-président (diffusion de la recherche) de la Fédération canadienne des sciences humaines.

    Ainsi, pour Christian Vandendorpe, partir à la retraite ne signifie rien moins que se retirer de la vie active. C’est pourquoi, au terme de ce texte qui était censé porter tout entier sur le passé, il a fallu adopter une démarche quelque peu proleptique. C’est que Christian Vandendorpe a encore de nombreuses, de belles et de riches pages à ajouter à l’œuvre de sa vie, pourtant déjà éminente.

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  • PREMIÈRE PARTIE

    Rhétorique et lecture

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  • Nouvelles figures de la rhétorique : la logique du ressentiment

    Marc Angenot

    Université McGill

    D ans Dialogues de sourds (Angenot, 2008), traité sous-titré Rhé-torique antilogique en hommage à un ouvrage perdu de Prota-goras, je suis parti — comme il est de bonne règle — d’une surprise face à une évidence qui ne semble guère perçue et face à une définition qui est universellement reçue alors qu’elle est évidemment inadéquate. Les manuels, ceux de jadis et ceux d’aujourd’hui, définissent benoîte-ment et classiquement la rhétorique comme « l’art de persuader par le discours » (par exemple Reboul, p. 4). Cette définition ne passe que parce que l’on ne s’y arrête pas. On lui opposera quelques élémentaires objections : les humains argumentent constamment, certes, et dans toutes les circonstances, mais à l’évidence, ils se persuadent assez peu réciproquement, et rarement. Du débat politique à la querelle de ménage, et de celle-ci à la polémique philosophique, c’est en tout cas l’impression constante que l’on a. Ceci pose une question dirimante à cette science séculaire de la rhétorique : on ne peut construire une science en partant d’une efficace idéale, la persuasion, qui ne se pré-sente qu’exceptionnellement.

    Cette première objection formulée, une autre question, plusieurs autres viennent à l’esprit  : pourquoi, se persuadant aussi rarement, les humains ne se découragent-ils pas et persistent-ils à argumenter ? Non seulement les individus et les groupes humains échouent-ils très

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE20

    généralement à modifier les convictions des autres, mais rien appa-remment ne les décourage de continuer à essayer. Ils sont capables de soutenir ainsi en des controverses (philosophiques, religieuses, politi-ques, etc.) interminables des échecs persuasifs indéfiniment répétés. Cela semble une sorte de règle existentielle : tu argumenteras, en toutes circonstances, même dans les situations désespérées, même et surtout quand cela ne sert à rien, comme l’Agneau face au Loup ou la Jeune Souris face au Vieux Chat. Mais pourquoi ? Même face à Dieu, nous enseigne la Bible, Moïse, Abraham, Job donnent leurs arguments et supposent, d’ailleurs bien à tort, l’Éternel fléchissable par de bonnes raisons éloquemment défendues. Et même en rêvant, nous argumen-tons toujours. Les rêves analysés par Freud dans la Traumdeutung, et du reste rêvés par lui souvent — par exemple celui, célèbre, de l’« Injec-tion faite à Irma » (Freud, p. 132-144) —, sont tous des argumentations, extravagantes sans doute, mises au service d’une dénégation de respon-sabilité, d’une disculpation, d’une justification de soi.

    Pourquoi en effet ces échecs répétés ? Qu’est-ce qui ne va pas dans le raisonnement mis en discours, dans l’échange de « bonnes raisons » ? Qu’il y a-t-il à apprendre d’une pratique aussi fréquemment vouée à l’échec et cependant inlassablement répétée ? Quand les « sujets parlants » sont engagés dans une situation de communication, ils cherchent à atteindre leur but, qui est de communiquer et, en gros, on admet que cela marche. Mais quand les gens, plus spécifiquement, se mettent à argumenter, ce qui est une sous-catégorie majeure de la communication, la transmission du « message » ne se passe jamais bien : les interlocuteurs trouvent très vite que la partie adverse non seu-lement ne conclut pas de la même manière qu’eux et reste étrangement inaccessible aux preuves soumises, mais raisonne de son côté de travers et ne respecte pas certaines règles fondamentales qui seules rendent le débat possible. De sorte que l’on a l’impression — ceci forme la grande question à creuser — que, quand la persuasion rate, quand le désaccord perdure, cela ne tient pas uniquement au contenu des arguments, ni aux différences de perception du monde, mais à la forme, à la manière de s’y prendre, à la façon de procéder et de suivre des règles logiques.

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  • Pragmatique de la lecture : le cadrage générique

    Karl Canvat

    IUFM de Lorraine-Nancy

    L a lecture d’un texte, on le sait, est une activité qui consiste à prélever sélectivement des éléments micro- ou macrostructu-rels, à les transformer en indices signifiants et à établir une (ou des) hypothèse(s) de sens. Si elle(s) stabilise(nt) provisoirement le sens construit, cette (ces) hypothèse(s) permet(tent) également au lecteur d’anticiper sur le sens à venir et de relancer le processus de prélèvement d’indices textuels.

    L’activité de lecture n’est donc pas linéaire, puisqu’elle se fonde sur un jeu de prédictions, de rétroactions, de réajustements continuels. La valeur de la construction à laquelle elle aboutit se mesure à son aptitude à donner sens de façon cohérente au plus grand nombre possible d’élé-ments du texte : si trop d’éléments résistent à l’hypothèse et n’entrent pas en cohérence avec le sens préalablement construit, l’hypothèse est rejetée — ou du moins dépassée — et remplacée par une autre.

    D’une manière générale, la lecture procède par reconnaissance, elle se fonde sur la mise en œuvre de savoirs et de savoir-faire déjà constitués lors d’expériences précédentes. En d’autres termes, la lec-ture requiert un certain nombre de compétences.

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE36

    La lecture littéraire

    La lecture littéraire désigne un « régime » (Marghescou) ou un « mode » particulier de lecture, différent de la lecture utilitaire — « pragmatique-ment ancrée » (Lahire) — et caractérisé par une distance à la pratique et une posture experte (Reuter, 1996). Son premier trait distinctif est l’attention à la polysémie du texte, réponse à la « densité » constitutive de celui-ci. En effet, la lecture littéraire conduit le lecteur à appréhen-der le texte comme un espace où peut jouer une pluralité de lectures : pluriel illimité pour les textes « scriptibles » (Barthes), comme ceux de Mallarmé ou de Bataille ; pluriel circonscrit pour les textes « lisibles » de Balzac ou de Zola.

    À la suite de Derrida, toute une tradition « déconstructionniste » a poussé très loin la disposition du texte littéraire à l’ouverture. Les sens d’un texte se font et se défont sans cesse et il serait vain de vouloir les fixer : « [l]’absence de signifié transcendantal étend à l’infini le champ et le jeu de la signification » (Derrida, p. 411). On en est ainsi arrivé à une sorte de relativisme absolu, pour lequel toutes les lectures se valent. Or, comme l’a rappelé plus récemment Umberto Eco, le texte met en place des contraintes qu’il ne convient pas de sous-estimer :

    Un texte « ouvert » reste un texte, et un texte suscite d’infinies lectures sans pour autant autoriser n’importe quelle lecture possible. Si l’on ne peut dire quelle est la meilleure interprétation d’un texte, on peut dire lesquelles sont erronées. […] Après qu’un texte a été produit, il est possible de lui faire dire beaucoup de choses […], mais il est impossible […] de lui faire dire ce qu’il ne dit pas. (1992, p. 130)

    Le deuxième trait de la lecture littéraire est sa fonction modélisante : elle propose de vivre sur le mode imaginaire une expérience que le lecteur ne pourrait vivre dans la réalité. Sa troisième caractéristique — peut-être la plus importante — est la dimension comparative : la lecture littéraire implique une compétence culturelle qui permet de mesurer la part de conformité, d’innovation ou de subversion du texte, de telle sorte que « l’effet littérature n’est concevable que pour le joueur expérimenté, l’“amateur” averti » (Picard, p. 242).

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  • Code, norme et stéréotypie Un essai de clarification conceptuelle 1

    Jean-Louis Dufays

    Université catholique de Louvain - CEDILL

    E n guise d’hommage amical à ce grand éclaireur et ce grand jeteur de ponts qu’a été Christian Vandendorpe tout au long de sa carrière, je me propose dans ce bref article de faire le point sur quelques notions, qui ont, depuis une trentaine d’années, connu une certaine fortune dans le champ des études littéraires, mais sont souvent confon-dues et font dès lors l’objet d’un flou préjudiciable à la rigueur de cette discipline. En cause, les notions de code et de norme, et leurs liens avec la notion de stéréotypie.

    Comment nommer les savoirs du lecteur ? La notion de code

    Qu’il soit question de texte ou de document, de papyrus ou d’hyper-texte, de fable ou de récit de rêve (Vandendorpe 1993, 1999, 2005, 2006), il est impossible de parler de sens ou de lecture sans nommer les connaissances qui permettent à un récepteur quelconque de construire du sens. Mais comment les nommer ? Ce sont des « codes », disait Bar-thes (1970) ; ce sont plutôt des « compétences » selon Lafarge ; pour

    1. Le présent article applique les rectifications orthographiques recom-mandées par l’Académie française depuis 1990.

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE56

    Eco (1985a), ce sont les composants d’une « encyclopédie » ; mais les Américains McCormick et Waller préfèrent les appeler « répertoires », tandis qu’Otten parlait quant à lui de « texte du lecteur ». Tous ces termes s’équivalent-ils ? Allons-y voir de plus près.

    Rappelons d’abord la manière dont le code était défini par Barthes :

    Ce qu’on appelle Code, ici, n’est […] pas une liste, un paradigme qu’il faille à tout prix reconstituer. Le code est une perspective de citations, un mirage de structures ; on ne connait de lui que des départs et des retours ; les unités qui en sont issues (celles que l’on inventorie) sont elles-mêmes, toujours, des sorties du texte, la marque, le jalon d’une digression virtuelle vers le reste d’un catalogue […] ; elles sont autant d’éclats de ce quelque chose qui a toujours été déjà lu, vu, fait, vécu : le code est le sillon de ce déjà. Renvoyant à ce qui a été écrit, c’est-à-dire au Livre (de la culture, de la vie, de la vie comme culture), il fait du texte le prospectus de ce Livre. (1970, p. 27-28)

    Que dire d’une telle définition, sinon qu’elle est brillante et qu’elle semble très féconde pour penser une certaine conception de l’art et de la littérature — au point d’en paraitre indissociable —, mais qu’elle parait dès lors singulièrement engagée, et peut-être aussi un peu datée ? Si l’on ajoute à cela qu’elle sert davantage à désigner un contenu du texte qu’un savoir de lecteur, force est de conclure qu’elle semble aujourd’hui peu à même de couvrir de manière objective les savoirs dont n’importe quel lecteur est amené à faire usage pour donner sens à un texte.

    La même objection me semble pouvoir être faite à la notion de « texte du lecteur » dont parlait Otten :

    Le lecteur est sans cesse amené à mettre en œuvre une série indéfinie de codes culturels. Ceux-ci font donc partie, virtuellement, de son « texte de lecteur », soit qu’il les ait intégrés dans sa mémoire, soit qu’il sache, par expérience, dans quel dictionnaire ou dans quelle encyclopédie il pourra les compléter. (p. 346)

    Désigner les connaissances du lecteur comme un texte, cela présentait certes l’intérêt de mettre en évidence leur caractère construit, complexe et interprétable — chaque culture personnelle est le résultat d’une histoire et d’une accumulation d’éléments bigarrés, qui fonctionne lui-même comme un système de signes spécifique —, mais le terme « texte » n’en était pas moins pris dans un sens métaphorique qui en

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  • Le son du trombone qui tombe. Lecture et imaginaire

    Bertrand Gervais

    Université du Québec à Montréal

    Tout comme la photographie ou l’électroacous-tique utilisent des filtres pour ne retenir que certaines ondes lumineuses ou sonores, l’esprit humain possède une capacité innée de « filtrer » à travers une grille interprétative les données fournies par les sens.

    C. Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte

    À quoi ressemble un événement en lecture ? Quand sait-on avoir aperçu quelque chose ? À quel moment une perception devient-elle un fait, une présence ? Un fait sur lequel se construisent une inter-prétation et, ultimement, une lecture ?

    La lecture est une expérience tout aussi dense que notre expérience du monde. Elle engage tous nos sens et notre capacité à percevoir, à imaginer et à rendre signifiants ces signes par lesquels un texte se laisse connaître. Elle implique que nous ayons la capacité de nous figurer des choses, à transformer l’absence en signe, en des entités complexes qui s’imposent à notre esprit. Comme le dit Richard Kearney, « [e]xister, c’est figurer. Tout ce qui existe pour nous dans notre monde, que ce soit une chose ou une personne que l’on perçoit/imagine/signifie ou une œuvre ou une action que l’on fait, tout ceci est figuré par nous. » (p. 48)

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE70

    Un fait de lecture, comme un événement dans le monde, est donc toujours un fait que nous avons figuré, un fait dont nous avons établi la présence et la forme, à partir de nos filtres et de nos interprétants, et que nous avons projeté sur la scène de nos propres croyances et convictions.

    Un texte, nous dit Michel Charles (1995), n’existe que par la lec-ture. Il n’y a pas de texte en soi, comme il n’y a pas de fait en soi, il n’y a que des constructions. Le texte n’offre que des mots, et c’est au lecteur de les saisir, d’en prendre possession et d’en imaginer la forme. C’est au lecteur d’animer cette matière inerte et d’y insuffler une vie, qui ne sera jamais qu’une vue de l’esprit, qu’un objet de pensée.

    Or, qu’est-ce qui ponctue ce travail de figuration du texte ? Com-ment le décrire ? À quels processus est liée la figuration ? Pour Kearney, dont je suivrai ici quelque peu la pensée, « [l]a figuration se divise en trois modalités principales de conscience : perception, imagination et signification » (p. 53). Figurer, c’est donc percevoir, imaginer et mani-puler une forme. Par ces trois gestes, nous nous donnons des figures, ces signes qui deviennent aisément des vecteurs de signification et qui permettent d’ouvrir des espaces sémiotiques, des imaginaires où nous nous projetons et où nous projetons des scènes qui sont celles, possibles, de notre rapport au monde.

    Pour Kearney, le verbe figurer, dans ses multiples usages, rend compte de ce travail de la pensée imaginante qui, seule, parvient à saisir le monde et à le construire. Comme il le dit, « [l]e monde et le soi ne sont pas des présences données. L’homme crée son monde, c’est-à-dire le sens fondamental des personnes, choses ou œuvres qui l’entourent, tout en se créant lui-même […]. » (p. 45) Or, cette double création — « L’homme est la création qui se crée. » — se révèle présente à même les usages du verbe figurer :

    On peut figurer le monde (dans le sens de le percevoir ou de le former) ; on peut se figurer le monde (dans le sens de l’imaginer ou de le figurer) ; ou on peut figurer dans le monde (dans le sens d’y agir ou d’y jouer un rôle, c’est-à-dire dans le sens d’exister comme figurant-acteur-agent). Dans tous ces sens […], la figuration désigne une transcendance tem-poralisante par laquelle l’homme s’absente de tout ce qui est présent afin de se diriger vers ce qui est absent (possible) et le présenter ensuite comme monde. Le possible est le sens du monde ; et la figuration donne

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  • Lecture et intertextualité au Québec au début du xxe siècle

    Annette Hayward

    Université Queen’s

    C omment lisait-on au Québec au début du XXe siècle ? Nom-breux étaient les contraintes et les tabous qui pesaient à l’époque sur les écrivains ; ils pouvaient signifier leur reconnaissance ou leur ostracisme dans le milieu littéraire, voire dans la société en général. Parmi ces contraintes, il y avait celle des « influences » étrangères… Pendant une période où la perception de la littérature évolue beaucoup, en partie grâce à la querelle entre les « exotiques » et les régionalistes (voir Hayward, 1993 et 2006), l’intertextualité faisait problème au point de devenir un sujet d’angoisse et de polémique. Un des domaines où l’on voit le mieux des différences d’opinion non seulement entre ces deux camps, mais entre les « exotiques » même, concerne en effet l’at-titude à l’égard de ce que nous appelons aujourd’hui l’intertextualité.

    Les « exotiques » et la parodie

    Qui étaient ces « exotiques » ? Il était une fois (vers 1906-1907) un petit groupe d’étudiants de l’Université Laval de Montréal qui, malgré le choix fort pragmatique de leurs études (droit et médecine), se sont vite sentis liés par leur amour de la Poésie. Les premiers échos publics de cette amitié arrivent par la chronique « Estudiantina » publiée dans Le Nationaliste d’Olivar Asselin. Il sera question par exemple de Dugas,

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE82

    « gros d’espérances nationalistes », et de Morin, qui « cisèle un de ces petits poèmes dont raffolent les vestales de style académique », alors que, « [r]uisselant de musique et d’harmonies, perdu dans l’éther des rimes “névropathes”, Chopin évoque dans son âme la grande ombre de Verlaine et de son nébuleux disciple Guy de LaHaye [sic] » (Christian, 1907). Plus tard, on mentionnera « Dugas [qui], avec son ami le père Driot, rédige une apologie des Jésuites », et Morin « Paul, celui de l’Ave-nue du Parc, [qui] écrase ses semblables de son dédain aristocratique et les enveloppe dans la fumé d’une cigarette, frappée à l’effigie de Zola. C’est du vrai chic et pas bourgeois du tout. » (Mascarille, 1908) Peu à peu se précisent ainsi les silhouettes de ceux que Robert Lahaise (1987, p. 53) appelle les « quatre cavaliers de l’Apocalypse » : Marcel Dugas, René Chopin, Guy Delahaye [Guillaume Lahaise] et Paul Morin.

    Le Nationaliste publie aussi leurs œuvres. Les « Sonnets agrestes » de Paul Morin, publiés dans Le Nationaliste du 5 mai 1907, s’attirent cependant l’attaque d’un certain « Zoïle » (surnom signifiant un « criti-que envieux et méchant », ce que Morin ne manquera pas de lui signa-ler). Morin (1907) répond en affirmant sans équivoque qu’il « refuse absolument de “lâcher” les poètes français, comme vous [Zoïle] le dites avec tant d’énergie ». En mai-juin 1907, donc, la poésie de Morin pro-voquait déjà la question des « influences » ou des « mauvaises fréquen-tations » 1, tout comme celle de Nelligan l’avait fait dans le contexte de la fameuse conférence sur « La nationalisation de la littérature cana-dienne », prononcée par Camille Roy en 1904 2.

    Une deuxième réaction à la poésie de Morin prendra la forme d’une parodie « canayenne » de son poème « Nocturne », signée Pauline Morinette. Pour en donner une idée, voici le deuxième quatrain des deux sonnets. Morin écrit :

    1. Un poème de Guy Delahaye provoquera lui aussi une sortie assez violente contre l’influence du Décadentisme, c’est-à-dire « le noir, le brumeux, le nuageux », de la part d’un autre étudiant en médecine, Adrien Plouffe. Voir Lahaise, 1987, p. 92.

    2. « [F]aire des poésies où le sentiment est purement livresque, et soutenu de réminiscences toutes françaises, comme, par exemple, il arrivait trop souvent à ce pauvre et si sympathique Émile Nelligan ; […] faire des livres, en un mot, où la langue est corrompue par l’argot des écrivains malades de France [ ] : voilà ce qui n’est pas canadien, et voilà donc ce qu’il faut condamner. » (Roy, 1904, p. 122-123)

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  • DEUXIÈME PARTIE

    Le récit de rêve

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  • Lecture_reve_hypertexte.indb 98 09-11-10 09:22

  • « Faire d’un songe digne de mémoire ample récit » : les révélations culturelles

    et allégoriques du Songe d’Hélisenne de Crenne [1540]

    Mawy Bouchard

    Université d’Ottawa

    D ans un article important paru dans Poétique, Christian Van-dendorpe donne toute son ampleur herméneutique à la notion d’« allégorie », souvent confinée à sa dimension stylistique ou rhéto-rique. Ce fin travail de mise au point théorique, réalisé aussi pour la notion de « rêve » (voir Vandendorpe, 2005a), met en rapport les trois grands aspects de l’écriture : la rhétorique (au sens de poiêsis), l’herméneutique et la réception. En examinant cette grande figure de la rhétorique, on découvre donc aussi bien ses particularités techni-ques que ses effets très variables sur les lecteurs à travers le temps. En tentant de reprendre ici des grands axes de la réflexion entreprise par Christian Vandendorpe sur les dispositifs de l’allégorie et du songe, je voudrais m’interroger sur les enjeux de la pratique allégorique, qui a paru attrayante à plusieurs écrivains du Xvie siècle et, notamment, à Hélisenne de Crenne. Cette démarche me semble nécessaire, ne serait-ce que pour mieux apprécier le projet esthétique au fondement d’un texte encore méconnu, et, de manière périphérique, pour mieux évaluer, à travers cet exemple, ce qui rebute la sensibilité moderne dans

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE100

    les procédés allégoriques en général et dans ceux du Songe de madame Hélisenne, texte publié en 1540, en particulier.

    Dès qu’il est question d’allégorie, de songe et de morale, en effet, la critique moderne tend à s’effaroucher et à prendre ses distances. Chris-tian Vandendorpe a bien analysé cette aversion de plus en plus répandue pour l’allégorie à « partir du moment où les certitudes philosophiques et religieuses commencent à s’effriter, sous les assauts du siècle des Lumières » (1999, p. 81). Allégorie et songe ont partie liée avec la grille pré-établie, avec un système culturel encore profondément théologique qui expérimente le fait de découvrir une vérité transcendante dans les textes comme une délectation, alors qu’un « parcours de signification au second degré, qui apparaîtrait comme balisé d’avance par l’auteur, est [aujourd’hui] perçu comme inacceptable, voire contraire à l’essence même de la littérature » (1999, p. 85). Il importe de préciser toutefois que la tradition du songe allégorique s’est longtemps tenue à l’écart des parcours herméneutiques « balisés d’avance », et l’utilisation que fait Hélisenne de Crenne du « songe » constitue l’un des meilleurs exemples du passage d’une conception du songe en tant qu’allégorie de la fiction conçue comme un « mensonge », à une conception païenne (ou préchrétienne) de l’écriture, grâce à laquelle le songe se libère pro-gressivement du référent théologique et constitue une forme esthétisée de dialogue entre plusieurs interlocuteurs, dans lequel au moins deux isotopies se développent et constituent un système référentiel.

    Passage du songe chrétien au songe païen

    Contrairement à Artémidore et à Freud, qui cherchent d’abord à proposer des outils pour interpréter le contenu particulier des rêves, Christian Vandendorpe considère le rêve et le songe — pour Artémi-dore (p. 19-35), il s’agit de deux catégories bien distinctes — comme un lieu privilégié d’enquête épistémologique : le rêve, par son contenu brut et naïf, permet de mettre en évidence les configurations sym-boliques du langage, celui non seulement du rêveur, mais aussi d’une société ou d’une époque. Dans la tradition chrétienne médiévale, le songe, support poétique du faux, du divers, de l’oblique et de l’ambigu, comporte deux caractéristiques essentielles  : il est fortuit et obscur. Le songe chrétien ne procède donc pas du désir explicite d’écrire et de

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  • Maeterlinck et la pente de la rêverie symboliste

    Rainier Grutman

    Université d’Ottawa

    Il est vrai que les songes sont loyaux interprètes de nos inclinations ; mais il y a de l’art à les assortir. Montaigne

    L ’œuvre symboliste de Maurice Maeterlinck est tout impré-gnée du rêve. De son premier théâtre, on a assez dit le caractère statique, hypnotique. Ses personnages répètent de courtes répliques coulées dans le style syncopé qui est alors sa marque. Agissant à peine, ils ressemblent à des somnambules prisonniers d’un décor onirique. Un état de claustration comparable caractérise l’univers des Serres chaudes (1889), recueil dont le titre souligne non seulement le caractère artificiel de la nature évoquée (à la manière des fleurs dans le huitième chapitre d’À rebours) mais aussi le fait que celle-ci est perçue à travers un verre déformant, non une simple vitre. On y voit tantôt le plongeur sous-marin, « à jamais sous sa cloche », condamné à contempler « tant d’êtres étranges à travers les parois » (Maeterlinck, 1965, p. 143), tantôt le narrateur lui-même livré en proie aux hallucinations qui se présen-tent « au seuil clos de [s]es rêves » (p. 137, « Désirs d’hiver »). Soulignons cette dernière image, moins parce qu’elle lie métonymiquement les rêves aux paupières que parce qu’elle s’inscrit dans une isotopie de la frontière (le seuil, la paroi, la vitre) séparant intérieur et extérieur,

    Lecture_reve_hypertexte.indb 121 09-11-10 09:22

  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE122

    ici et là-bas. « Tout attouchement [est] à jamais interdit » au plongeur an tique de Maeterlinck (p. 143) ; contrairement au scaphandrier, déjà plus moderne, il en est réduit à une vie contemplative, « une vie immo-bile aux lents pendules verts ».

    Cette coupure du monde, on le sait, était valorisée par les symbo-listes. À l’instar de Baudelaire (p. 208), qui voulait partir « Anywhere out of the world » parce que « Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit », et plus encore de Jean Floressas des Esseintes, lequel s’était « mis lui-même au ban de la société » pour s’enfermer « dans la contemplation » et « se détenir dans le rêve » (Huys-mans, p. 352), les écrivains de la génération de Maeterlinck tentaient de s’extraire de la glu sociale. On comprend dès lors leur intérêt pour le rêve, manière commode et facile d’échapper aux contingences du réel, avec en prime un aperçu de ce qui se trouve au-delà du seuil, derrière la porte, de l’autre côté du miroir. Pour Georges Rodenbach (p. 160),

    Les rêves sont les clés pour sortir de nous-même[s] Pour déjà se créer une autre vie, un ciel Où l’âme n’ait plus rien retenu du réel Que les choses selon sa nuance et qu’elle aime 1.

    La même année où paraît le recueil d’où est tirée cette strophe, Le Règne du silence, un autre symboliste belge, Fernand Khnopff, peint I Lock my Door upon Myself, tableau énigmatique dont le titre (emprunté à Christina Rossetti) met également en exergue l’idée de frontière (entre le public et le privé, le « moi social » et le « moi profond » comme dira Proust). On y voit une femme au visage préraphaélite, perdue dans ses pensées, avec en arrière-plan la tête d’Hypnos, dieu grec du sommeil. Toujours en 1891, Odilon Redon, célébré dans À rebours (Huysmans, p. 158-159), termine sa série de lithographies sur Les Songes. Chez Khnopff comme chez Redon, le dépaysement onirique est moins brutal qu’il n’avait été chez les romantiques. Par rapport à l’incube prostré sur la poitrine de la personne qui rêve, l’écrasant de son poids (comme

    1. Un peu plus tôt dans « Au fil de l’âme », Rodenbach avait dit préférer « le monde ingénu » des rêves aux « appels des cors » résonnant « au loin » (p. 156). Sous le cor (à la Vigny), on lira d’ailleurs le corps, car le même poème nous apprend que « Les bonheurs temporels, ce n’est pas le bonheur ! », l’âme du poète ayant « trouvé plus de charmes […] dans le rêve » (p. 164).

    Lecture_reve_hypertexte.indb 122 09-11-10 09:22

  • Visions et apparitions : le rêve dans les Miracles de Notre-Dame

    de Gautier de Coinci

    Pierre Kunstmann

    Université d’Ottawa

    O n s’est souvent penché sur le rêve dans la littérature française médiévale (voir Braet, Marchello-Nizia, Corbellari et Tilliette), en privilégiant la chanson de geste et le roman. Ce sont d’ailleurs les genres les mieux représentés dans la base Récits de rêves de Christian Vandendorpe. Tout récemment, L. Abd-elrazak s’est penchée sur les miracles de Notre-Dame 1, présentant une typologie des récits oniriques à partir de la compilation effectuée au Xve siècle par Jean Miélot. Nous nous proposons, dans cette étude, de continuer l’examen des récits de rêve dans la littérature pieuse en procédant à une analyse systématique et exhaustive de ce type de narration dans la collection de miracles la plus prestigieuse et la mieux réussie  : les deux livres de Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci, prieur de Vic-sur-Aisne, puis abbé de Saint-Médard de Soissons (1177-1236) (voir Krause, Stones et Kunstmann). Douze de ces miracles se retrouvent dans le recueil des Miracles Nostre Dame par personnages (voir Maddox et Sturm-Maddox), quarante pièces de théâtre commanditées par la confrérie des orfèvres de saint Éloi à Paris, au Xive siècle. Nous rapprocherons

    1. Pour une mise au point récente sur le miracle comme genre narratif, voir Gingras (2008).

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE138

    et comparerons certains traits de l’un et l’autre corpus, quand cela s’avérera pertinent.

    Vision durant le sommeil

    Cette étude portera essentiellement sur la mariophanie (voir Barnay) dans le rêve, c’est-à-dire sur l’apparition de la Vierge à une personne en état de sommeil, le plus souvent lors d’activités oniriques nocturnes. Contrairement à l’analyse de notre devancière (Abd-elrazak, p. 21-22), il ne sera pas question ici d’activité onirique diurne ou, plus précisé-ment, de rêve éveillé. Qui dit apparition suppose, en sens inverse, une vision, ce qu’indique (aussi clairement que possible dans ce domaine plutôt flou…) le Dictionnaire de spiritualité :

    D’après l’usage commun, l’apparition serait donc un phénomène d’or-dre sensible, ayant comme centre et comme élément prépondérant quelque chose de visible et parfois de tangible. […] Le terme d’ap-parition […] signifie d’abord non pas une impression subjective, un acte du voyant, comme le mot plus général de « vision », mais une manifestation d’objet : l’apparition a pour corrélatif une vision — et dont elle prend le nom par métonymie —, mais c’est une vision qui est censée se terminer à une réalité actuellement présente. (p. 804)

    Le mot rêver existe, certes, dans notre corpus (1 occurrence), mais dans le sens de « délirer » et rime avec desver « perdre la raison » 2 ; un riche usurier, à l’article de la mort, aperçoit en hallucination (comme, dans la farce, Pathelin jouant le moribond 3) des chats, animaux diaboliques, qui menacent de lui arracher les yeux :

    Tel peür a por peu ne desve. Ce dist chascuns : « Je cuit qu’il reve. C’est li malages qui l’argue. » [I Mir 19, v. 293-295] 4

    Il a si peur qu’il manque d’en perdre la raison. Chacun dit  : « Je crois qu’il délire. C’est la maladie qui l’accable 5. »

    2. Ces verbes se retrouvent associés à la rime, deux siècles plus tard, avec le même sens dans la Farce de Maistre Pathelin aux v. 778-779.

    3. V. 621. Voir Maddox (1983, p. 78).4. Nous citons d’après l’édition de V. Frédéric Koenig.5. Notre traduction, que nous voulons la plus littérale possible.

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  • Un régicide : le réel des rêves robbe-grillétiens

    Christian Milat

    Université d’Ottawa

    [C]e rêve éveillé pourrait simplement être l’art […].

    Robbe-Grillet, 1963, p. 88

    C ’est en 1984, avec la publication du Miroir qui revient, premier des trois tomes, mêlant autobiographie et fiction, des Roma-nesques, que la critique prend vraiment conscience de la présence de l’auteur au sein des romans robbe-grillétiens. Elle s’était jusque-là maintenue prisonnière des débats théoriques qui, durant les années 1960 et 1970, avaient conclu que l’auteur était nécessairement absent de son œuvre (voir Compagnon, p. 51-110). Ainsi, dès 1963, Barthes notait que, « lorsque l’écrivain dit Je […] ce Je-là n’est rien d’autre qu’un Il au second degré » (p. 17). En 1966, il confirmait sa position : « qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est » (p. 40). En 1968, dans son célèbre article intitulé « La mort de l’auteur », il soulignait que l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine. « L’écriture », écrivait-il, « c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. » (p. 61) Or, de façon tout à fait analogue, dans le colloque organisé en 1971 à Cerisy sur le Nouveau Roman, Robbe-Grillet proclamait haut et fort qu’il était, en tant qu’auteur, absent de ses œuvres : « Dans mes livres,

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE154

    je ne crois pas du tout que vous puissiez nommer l’auteur à un moment plus qu’à un autre. C’est moi certes qui écris, mais les “je” qui inter-viennent par moments sont tous prêtés à des personnages. » (1972, p. 165) Cependant, seulement deux ans plus tard, l’écrivain affirmait cette fois :

    Pour moi, l’évacuation de l’auteur a été un moment extrêmement intéressant de la pensée critique et qui a été à l’origine d’un travail tout à fait producteur. Je me demande simplement si le moment n’est pas venu de réintroduire l’auteur dans le texte. […] À ce moment-là, on s’apercevrait, peut-être, que la disparition de l’auteur avait seulement quelque chose de plaisant mais d’illusoire. (1976a, p. 313-314)

    Il allait même jusqu’à ajouter que, selon lui, l’écrivain est « quelqu’un qui, en fin de compte, ne parle jamais que de lui-même » (1976b, p. 418), déclaration reçue en 1973 dans l’indifférence alors qu’elle annonçait celle qui, en 1984, allait en revanche stupéfaire les critiques  : « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. » (1984, p. 10) Pourquoi ce changement brusque et complet ? Là encore, la comparaison avec l’évolution de Barthes est éclairante, et c’est Robbe-Grillet lui-même qui invite au rapprochement. En effet, toujours au cours du colloque qui lui est consacré, le Nouveau Romancier déclare  : « Je proposerai même de généraliser l’insertion dans la critique de ce que Barthes a sournoisement réintroduit sous le nom de biographème. » (1976b, p. 413) De fait, en 1971, Barthes avait considérablement réaménagé sa pensée : désormais, il reconnaît, dans un texte, la présence de l’auteur « à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des “biographèmes” » (p. 14).

    Or, dans Le Miroir qui revient, l’aveu autobiographique va de pair avec la révélation de l’importance du matériau onirique, matériau puisé à même les souvenirs de l’enfance, passée au bord du littoral breton :

    L’océan, c’était le tumulte et l’incertitude, le règne des périls sournois où les bêtes molles, visqueuses, se conjuguaient aux lames sourdes. Et c’est lui, précisément, qui emplissait les cauchemars au fond desquels je sombrais dès que j’avais perdu conscience, pour me réveiller bientôt dans des hurlements de terreur qui ne suffisaient pas toujours à faire disparaître ces fantômes aux formes brouillées, que je n’arrivais même pas à décrire. (p. 13-14)

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  • Luis Buñuel, de la représentation du rêve à la pratique de la rêverie

    Maxime Prévost

    Université d’Ottawa

    L uis buñuel a toujours été frappé par l’immense discordance entre les possibilités artistiques qu’offre le septième art et la pau-vreté relative de la production cinématographique, même celle que la critique s’évertue à saluer. Dans une conférence donnée à l’Université de Mexico à la fin de 1953, il notait avec lucidité qu’« [u]ne personne moyennement cultivée rejetterait avec dédain le livre qui contiendrait l’un ou l’autre des arguments que nous rapportent les plus grands films » (Buñuel, 1995, p. 158). Ce réquisitoire s’accompagnait toutefois d’une profession de foi qui aura informé l’ensemble de sa propre pro-duction, depuis Un chien andalou (1928) jusqu’à Cet obscur objet du désir (1977) :

    Octavio Paz a dit  : « Il suffit qu’un homme enchaîné ferme les yeux pour qu’il puisse faire éclater le monde », et moi, en le paraphrasant, j’ajoute : il suffirait que la paupière blanche de l’écran puisse refléter la lumière qui lui est propre pour qu’il fasse exploser l’univers. Mais pour l’instant, nous pouvons dormir tranquilles, car la lumière ciné-matographique est convenablement dosée et enchaînée. Dans aucun des arts traditionnels n’existe une aussi grande opposition entre pos-sibilité et réalisation qu’au cinéma. Parce qu’il agit de façon directe sur le spectateur, en lui présentant des êtres et des choses concrètes, parce qu’il l’isole, grâce au silence et à l’obscurité, de ce que nous pourrions appeler son habitat psychique, le cinéma est capable de l’exalter plus que n’importe quelle autre expression humaine. (p. 157-158)

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE168

    Ce spectateur déchaîné, Luis Buñuel aura consacré la dernière partie de sa production à le constituer.

    De l’extrême difficulté de filmer la subversion

    Qui dit production cinématographique dit producteur, financement, cachets élevés et parfois exorbitants. Contrairement à l’écrivain ou au peintre, qui peuvent se contenter de donner forme, solitairement, à leurs visions, le cinéaste a un impérieux besoin d’argent, de beaucoup d’argent, non seulement pour réaliser son film, mais encore et surtout pour le distribuer. Comme le souligne avec à-propos Maurice Drouzy dans son Luis Buñuel, architecte du rêve (p. 7), le cinéaste s’apparente en cela à l’architecte  : le scénario, comme le plan architectural, ne constitue pas une fin en soi, mais bien un plan de travail. Cela explique le conformisme de la vaste majorité des productions cinématogra-phiques ; comment, en effet, parvenir à faire financer la subversion ?

    On sait que la carrière de Buñuel s’ouvre sur un court métrage justement célèbre, Un chien andalou, qui avait été financé par sa mère. Puis vient immédiatement le chef-d’œuvre, L’Âge d’or, financé par le Charles de Noailles qui avait donné carte blanche à Buñuel pour réaliser ce que bon lui semblait. Le tableau rétrospectif que brosse le réalisateur de l’écriture et de la production de L’Âge d’or illustre l’extrême rareté de ces rencontres entre cinéastes et mécènes désintéressés, et explique l’hiatus qui sépare ce film de 1930 de ceux de la fin de la période mexi-caine (Nazarin, L’Ange exterminateur, Simon du désert), dans lesquels Buñuel, à trente ans de distance, semble progressivement retrouver sa voix. Dans ses mémoires, Buñuel explique donc avoir accepté une invitation à dîner chez le vicomte de Noailles en compagnie de Georges et Nora Auric.

    Leur hôtel particulier, place des États-Unis, était une splendeur, offrant une collection d’œuvres d’art presque inconcevable. Après le dîner, auprès du feu de bois d’une cheminée, Charles de Noailles me dit :

    — Voilà, nous vous proposons de réaliser un film d’une vingtaine de minutes. Liberté totale. Une seule condition : nous avons un enga-gement avec Stravinski, qui fera la musique.

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  • TROISIÈME PARTIE

    L’hypertexte

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  • La nouvelle frontière de la connaissance numérique

    Claire Bélisle

    LIRE-CNRS-Université Lyon 2, ISH

    L ’usage des technologies numériques est à l’origine de profondes transformations en cours dans les activités quotidiennes liées à la connaissance, telles s’informer, lire, écrire ou se documenter. Pour nombre d’observateurs et d’analystes, il ne fait plus guère de doute que nous entrons dans une période de turbulences intellectuelles et culturelles, ce que Fabrice Papy formule ainsi  : « Indéniablement, les technologies du numérique sont à l’origine de bouleversements d’une rare intensité dans les sphères professionnelles, personnelles, sociales et culturelles. » (p. 7) Ces changements ne sont pas sans susciter des craintes quant à une dégradation de la lecture, à une moindre qualité de l’information en ligne ou à l’absence d’épaisseur culturelle. Aussi devient-il particulièrement nécessaire d’apprivoiser les nouvelles modalités de la connaissance que les technologies numériques rendent possibles.

    Ce que l’on choisit de nommer provisoirement ici la nouvelle frontière de la connaissance numérique, c’est ce rapport instrumenté et puissant aux informations et aux connaissances qui s’organisent aujourd’hui avec les technologies numériques. Parler de connaissance numérique, c’est effectivement forger un néologisme en entraînant le terme « numérique » au-delà de l’univers des nombres pour lui don-’univers des nombres pour lui don-univers des nombres pour lui don-ner un sens plus en cohérence avec la culture en réseau, l’ouverture,

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE184

    la virtualité, la multimodalité et la maniabilité qui caractérisent les processus et produits de connaissance accessibles par des technologies dites numériques.

    D’importantes évolutions économiques, technologiques et sociales ont aujourd’hui mis l’information et la connaissance à l’avant-garde des sociétés, avec l’usage généralisé des technologies numériques de l’information et de la communication, considérées comme les moteurs de la nouvelle économie mondiale. Ainsi que l’écrivait Christian Van-’écrivait Christian Van-écrivait Christian Van-dendorpe en 2000, « [n]ous sommes donc déjà bien engagés dans une mutation massive vers une civilisation de l’information, c’est-à-dire une civilisation où la source première de création de richesse, pour les individus comme pour les États, ne résidera plus dans l’extraction de matières premières, ni dans les industries de transformation, mais dans le traitement de symboles et d’informations reliées à la production du savoir ». Alors que la technologie médiatise progressivement l’accès à tous les types d’information et que le travail mental remplace de plus en plus le travail physique, la mesure des défis que pose la connaissance numérique peine à s’imposer.

    Ce passage à une société de la connaissance, avec l’importance que prend la technologie dans l’information, bouscule complètement l’université : le fonctionnement et le contrôle des nouveaux dispositifs d’accès et de développement des connaissances mis en place lui échap-’accès et de développement des connaissances mis en place lui échap-accès et de développement des connaissances mis en place lui échap-pent largement et l’intégration des technologies numériques dans les pratiques de formation des étudiants reste marginale. Car les technolo-gies numériques rendent possibles la diffusion et l’accès à des quantités inouïes d’information, généralisent l’accès non modéré à une multitude de sources en croissance exponentielle où les références scolaires et académiques cèdent le pas à de nouveaux repères et, enfin, augmentent les capacités cognitives et la performance des interactions humaines par les instruments logiciels, bouleversant les métiers et les fonctions tout en procurant de nouvelles expériences perceptives et cognitives. En essayant de résumer dans les paragraphes qui suivent ces différents aspects de la connaissance numérique sous formes de problématiques d’un nouveau rapport à la connaissance, l’objectif est ici d’introduire dans le milieu universitaire des questionnements et des réflexions qui vont faciliter la prise en compte de ce nouveau rapport.

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  • Lorem toi-même : clichés illisibles et arrêts poétiques

    Hélène Cazes

    Université de Victoria

    Lorem ipsum dolor sit amet, consectetuer adi-piscing elit, sed diam nonummy nibh euismod tincidunt ut laoreet dolore magna aliquam erat volutpat. Ut autem wiki ad Christianum Paga-num veniam humanissimum amicissimumque hominem, qui nobis huius exercitationis occa-sionem dedit, solum dicerem me gratias quam plurimas agere. Homo enim generosissimus ille mihi ad Wikipediam aliasque miras novasque res introduxit, cum illius liber de papyro usque ad intertextum mihi auctoritas inspiratioque esset 1.

    L ’interrogation « lorem ipsum » sur le moteur de recherche Google.com affiche un nombre de réponses élevé et croissant  : le 8 avril 2008, en 0,09 seconde, 4 280 000 résultats apparaissent à l’écran, dont, sur la première page, quatre générateurs de texte et l’ar-ticle consacré au sujet dans Wikipedia (). Mis en ligne en 2005, ce dernier nourrit une riche discussion, où les interventions se font plus nombreuses depuis 2007. L’entrée est d’ailleurs signalée comme l’une des interrogations les plus fréquentes de l’encyclopédie, même si l’annotation interne avertit que

    1. Première phrase du texte proposé comme « basic version » sur le site , suivie d’une composition de l’auteur.

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE200

    les matériaux demandent une meilleure documentation. L’intérêt pour le « lorem ipsum » est confirmé par de nombreuses pages de blogs et de magazines en ligne, souvent répétitives, ainsi que par des articles de chercheurs et critiques. Fort présent dans le monde anglophone de la Toile et de la recherche en informatique ou en communication, le court texte de faux latin ainsi désigné par son incipit est cependant moins répandu dans les milieux francophones : sur Google.fr, en français et en sélectionnant les pages françaises, en 0,31 seconde, 299 000 pages sont proposées. Surtout, sur le site français de la même encyclopédie, la discussion de l’article « Faux texte », où est redirigée l’entrée « Lorem ipsum » (), est non seule-, est non seule-ment plus réduite, mais également moins informée : un sondage effec-tué par un lecteur montre que de nombreux utilisateurs francophones ignorent à quoi ces deux mots font référence, tandis que les questions et débats restent vagues et dénués d’objet.

    Faux texte au sens propre, c’est-à-dire composition de signes typographiques créant une apparence de composition linguistique cohérente sans toutefois fournir au lecteur sens, code, indice de sens ou indice de code, le « lorem ipsum », par son succès même, ferait figure et usage de pur remplissage pour la démonstration de logiciels, de mises en pages, de caractères ou de tout effet formel. Bref, il serait le support idéalement opaque de l’aspect du texte, un signifiant absolu interdisant le saut interprétatif vers le signifié. Ainsi, les articles de l’encyclopédie Wikipedia, tant en français qu’en anglais, insistent sur l’illisibilité et l’absurdité des quelques paragraphes de latin. Sans surprise, c’est le « lorem ipsum », considéré comme un extrait de l’article « Faux Texte » qui est utilisé sur le tutoriel de Wikipédia (français) illustrant la manière de citer une source 2… Les générateurs de « lorem ipsum » en plusieurs langues ou selon des thèmes, ainsi que les discussions d’internautes sur l’origine du texte et ses versions successives, démentent cependant immédiatement — et irrévocablement — la transparence sémantique du faux texte. Loin de n’être pas lu, loin de constituer l’invisible support d’une mise en forme, le « lorem ipsum » est, de fait, l’objet de créations et d’interrogations philologiques, l’enjeu de définitions identitaires et

    2. URL  :

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  • Numérique, hypertexte et œuvre d’art : l’exil sans fin du réel

    Ollivier Dyens

    Université Concordia

    C hristian vandendorpe est un pionnier. Dès les premiers sou-bresauts de ce que l’on pourrait appeler la culture numérique, il s’est intéressé à l’impact de ce phénomène sur les cultures écrite et orale. Grâce à sa connaissance de la relation historique entre le texte, sa transmission et son support, il a écrit des analyses sur l’enchevê-trement contemporain entre langage et machine qui ont marqué la communauté des penseurs et artistes de l’hypermédia. S’inspirant des travaux de ce grand intellectuel canadien, ce texte posera la question de la relation entre l’œuvre d’art et le numérique. Si le médium est le message et si ce médium est un langage, parfois humain, parfois machine, quels messages transmettent les œuvres numériques ? Quels propos disséminent-elles ? Que disent-elles, que reflètent-elles de l’hu-manité en ce début du XXie siècle ?

    Origine de l’œuvre

    Mais posons-nous d’abord la question de l’œuvre d’art  : Pour-quoi l’humain en produit-il ? Question difficile s’il en est. Car non seulement le pourquoi de l’œuvre d’art nous échappe, mais la date à laquelle elle apparut nous est aussi inconnue. Nous savons qu’une explosion de la représentation eut lieu à peu près 40 000 ans avant

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE218

    Jésus-Christ —  époque désignée par le terme de « big bang culturel » (The Economist, 2005, p. 7) — et que le langage apparut probablement au même moment. Les causes de ce changement soudain sont incon-nues et les hypothèses nombreuses : mutation génétique, catastrophe environnementale, explosion démographique, etc. (Wong, p. 77) Une chose est certaine, plus de cinquante millénaires avant notre ère, nos ancêtres se mirent à peindre, à dessiner, à décorer ; ils laissèrent au fond de grottes difficiles d’accès des signes étonnants de leur relation au monde. Faisaient-ils de l’art ? Non, bien sûr, mais ils imprégnaient le monde de signes et de gestes qui, soudain, leur apparaissaient non seulement importants, mais surtout significatifs.

    Les hommes et les femmes qui posaient ces signes devaient être persuadés de la résonance palpable entre ceux-ci et le monde qui les entourait. Chaque trace qu’ils laissaient avait, pour eux, le pouvoir de transformer le réel, de le rendre plus humain, plus compréhensible, plus lisible. Vivant dans un monde étrange, cruel, muet, un monde où ils étaient les seuls à lever les yeux au ciel et à s’émerveiller de l’im-mensité de l’univers, tracer des symboles et des couleurs brisait la peur et la solitude. En apposant leurs signes sur le monde, ces hommes et ces femmes faisaient dialoguer le réel, lui donnaient une dimension humaine, combattaient l’exil auquel nous condamne la pensée. Car réfléchir et être conscient, comme l’étaient déjà nos ancêtres (qui, physiquement, étaient identiques à nous), est un bannissement : celui de la terre, de la nature, du monde naturel. Être humain est être exilé. La production de signes est un phare que nous bâtissons au milieu de notre nuit.

    Pourquoi l’œuvre d’art ?

    Bien sûr, au cours des millénaires, notre relation à l’art a beaucoup changé. Séparé de la science et de la religion, l’art, aujourd’hui, s’il est, dans sa forme et souvent dans son contenu, aussi étrange que ces dessins de buffles sur les parois de Lascaux, possède les mêmes causes, raisons d’être et conséquences qu’auparavant. L’art est tou-jours un phare. Mais le monde a tant changé, il semble maintenant si lumineux, si clair, si contrôlé, qu’il est légitime de se poser la ques-tion de sa nature. Pourquoi, plus que jamais, créons-nous ? Pourquoi

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  • Journal d’un (modeste) Wikipédien

    Benoît Melançon

    Université de Montréal

    28 février 2008

    Lisant la défense de Wikipédia contre les « esprits chagrins » publiée par Christian Vandendorpe dans la revue Le Débat en janvier-février 2008, il me vient l’idée de consulter cette encyclopédie en ligne, histoire de voir si ledit CV y a une entrée. (Ce serait la moindre des choses.)

    Elle existe. Elle a été créée le 19 février par Nicolas Vigneron, « étudiant en deuxième année d’ingénieur à l’École des métiers de l’environnement à Rennes », né en 1984, sous le pseudonyme Vigneron. La page date de 22 h 39, et ses premières corrections de 22 h 43, toujours sous la signature de Vigneron. Je suis prévenu : « Cet article est une ébauche concernant une personnalité canadienne et la littérature. Vous pouvez partager vos connaissances en l’améliorant. »

    Je n’ai jamais contribué à Wikipédia, ce « projet d’encyclopédie librement distribuable que chacun peut améliorer » (article « Wiki-pédia »). C’est l’occasion. Je m’inscris, sous le pseudonyme Phelan, en hommage à un grand joueur de baseball méconnu.

    J’entre ma première modification. La phrase initiale était « Chris-tian Vandendorpe est un professeur de l’Université d’Ottawa et sémioticien spécialisé dans les théories de la lecture. » Je lui ajoute : « Il est spécialiste des liens entre le numérique et le savoir (production, diffusion, réception). »

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE226

    J’en profite pour éditer mon profil d’utilisateur. Je copie sans ver-gogne le début de celui de CV : « Je suis professeur dans une université canadienne. Ma langue maternelle est le français. Je contribue à Wiki-pédia de façon très irrégulière, faute de temps. » (Oui, je connais le pseudo de CV.)

    Je suis un Wikipédien.

    29 février 2008

    CV collabore à Wikipédia depuis avril 2005. À quoi s’intéresse-t-il ? Au rêve, à la fable, à des romanciers français, québécois et espagnols, au surréalisme, à des procédés littéraires ; rien là d’étonnant quand on connaît ses champs d’expertise. Son premier article porte sur l’histoire du livre ; il y en aura d’autres. Il lui arrive de corriger des fautes d’or-thographe ou des coquilles, d’ajouter une image, de proposer des liens. Il ne cache pas sa culture gréco-latine. Wikipédia est un espace démo-cratique : CV vote contre l’utilisation de pseudonymes multiples par le même Wikipédien en avril 2006. Il peut même écrire sur un fleuve qui coule en Afrique. Le portrait est incomplet, mais c’est un portrait.

    1er-2 mars 2008

    Contrairement à une idée répandue, l’unité de base, dans Internet, n’est pas la page, mais le lien. Tim Berners-Lee, le « créateur » du World Wide Web, le dit explicitement dans Weaving the Web. Je vais donc ajouter quelques liens à la notice de CV. Pendant que j’y suis, je refais l’incipit. Pourquoi pas ?

    2 mars 2008

    Je n’ai jamais caché mon admiration pour le romancier et essayiste Nicholson Baker. Voilà pourquoi un collègue — ce n’est pas CV — m’envoie aujourd’hui un courriel contenant un lien, dont le bénéfice est double pour moi : le lien mène à un article récent de Baker, et cet article est (aussi) une défense de Wikipédia.

    Lisant l’article, il me vient l’idée de consulter Wikipédia, histoire de voir si Baker y a une entrée. (Ce serait la moindre des choses.)

    Elle existe. Elle a été créée le 19 décembre 2003 par un admirateur de Joseph Haydn, Opus 33.

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  • Formes textuelles, orales et numériques du concept de quotidienneté dans

    Soliloquy et Fidget de Kenneth Goldsmith

    Yan Rucar

    Université d’Ottawa

    L ’eXpérience du quotidien est diffuse, multiple ; elle se déploie sans rendre possible une perspective synthétique. La vie quoti-dienne n’est en effet résumable à aucune thématique majeure. Chaque journée est un empilement d’affects, de faits, qui ne sont souvent envi-sagés que d’une manière partielle. En effet, l’inventaire de ces éléments n’est jamais pleinement réalisé. Si les émotions sont parfois des surgis-sements dignes d’intérêt aux yeux du diariste, des activités mineures seront en revanche exclues des pages d’un journal intime. Un bloc, fait de nos menues tâches journalières, de nos allées et venues dans les aléas de la quotidienneté, se soustrait à notre lecture ou à notre mémoire. Une rencontre inopinée fait battre le cœur : aussitôt, elle émerge de son contexte, car elle mérite une inscription. Cependant, les éléments existentiels environnants se dissolvent dans l’épaisseur de leur manque d’intérêt. On ne se souvient plus des menus détails, de ces petits riens qui, pourtant, coexistaient temporellement avec l’épisode marquant répertorié dans un journal.

    Kenneth Goldsmith a voulu rendre sensibles ces éléments par l’in-termédiaire d’œuvres hybrides, qui emploient la parole pour ensuite

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  • LECTURE, RÊVE, HYPERTEXTE242

    la nier par une alchimie visuelle. D’origine orale, Soliloquy verse dans l’écrit par sa transcription, avant de se baigner dans le numérique. Cha-que fois, une fenêtre différente s’ouvre sur la quotidienneté, à la mesure des redéfinitions formelles en jeu. Par exemple, le numérique fait inter-venir le registre visuel afin de sémantiser ce texte au signifié problé-matique. La seconde œuvre de Goldsmith analysée dans cette étude, intitulée Fidget, est marquée par de semblables échanges entre oralité et scripturalité, donnant par la suite lieu à des versions imprimées et électroniques. Là encore, le passage de l’œuvre au contexte numérique est l’occasion d’une sémantisation par l’image. Par l’entremise de ces reformulations médiatiques, quelles lectures différentes du quotidien nous sont proposées ? Puisque le numérique nous fait appréhender un quotidien frappé d’étrangeté par la visualisation du texte, dans quelle mesure la forme redéfinit