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Lecture analytique du chapitre 19 de Candide, Voltaire (1759)Extrait « En approchant de la ville (…) et en pleurant, il entra dans Surinam »

Objectif (problématique) : Montrer que cette page de Candide est un violent réquisitoire contre l’esclavage.

Eléments d’introduction :

Candide et Cacambo quittent le pays d’Eldorado avec le projet de retrouver Cunégonde et d’acheter un royaume grâce aux cents moutons chargés d’or et de pierreries qu’ils amènent.Mais en faisant route vers Surinam, colonie hollandaise, ils perdent leur richesse.Ils conservent cependant leur rêve de bonheur. Cacambo déclare alors : « Nous sommes au bout de nos peines et au commencement de notre félicité ». C’est alors qu’ils rencontrent un esclave noir dont l’état pitoyable les ramène brutalement à la réalité.Cette page est un violent réquisitoire contre l’esclavage. Elle s’inscrit à l’époque dans un vaste mouvement d’opinion qui le dénonce et demande son abolition. Montesquieu, dans L’Esprit des lois, en fait une satire célèbre au chapitre intitulé « De l’esclavage des nègres ».En France, il faudra attendre 1848 pour que l’esclavage soit définitivement aboli dans nos colonies.

Le mouvement (= structure) du texte :Le texte comprend 3 parties. Dans la première, les héros découvrent un nègre mutilé et Candide s’interroge sur les raisons de son état. Dans la seconde, l’esclave fait un discours, sur son origine, puis sur l’illusion sur laquelle a reposé sa vie. Dans la troisième partie du texte, Candide reprend la parole et se révolte contre Pangloss et son optimisme. Le discours du nègre est donc entouré par deux interventions de Candide. Cette structure est celle d’une prise de conscience du héros, plus nette qu’au début du roman. Cette révolte permet à Candide de prendre peu à peu possession de lui-même.

Annonce du plan (qui va suivre ici le mouvement linéaire du texte) :Partie 1 : La rencontre du nègre.Partie 2 : Le discours du nègrePartie 3 : La révolte de Candide.

I. La rencontre du nègre

Contraste et changement de ton Le paragraphe précédent s’achevait sur le mot « félicité ». Les héros rêvaient de bonheur. Ils ne s’attendent pas à trouver sur leur chemin un homme dans un état aussi déplorable. Pathétique, sensibilité + émotion et indignation.

La description du nègre est sobre pathétique. Situation d’humiliation : il est « étendu par terre ». Son dénuement est traduit par l’adverbe négatif « ne…que ». L’auteur ne s’apitoie pas mais constate les infirmités : « il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite ». Présentation réduite où ne sont retenus que les détails marquants. L’expression « pauvre homme » possède un sens à la fois matériel et affectif.

Réaction émue de Candide : « Eh ! mon Dieu ! [...] où je te vois ? ».- Spontanéité de Candide, toujours sensible à la souffrance d’autrui. Tournures interrogatives et exclamatives intensité de l’émotion.

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- Adjectif « horrible omniprésence (dans tout le roman) des malheurs qui frappent l’Homme.

Ton de soumission de l’esclave- « J’attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameux négociant ». L’adjectif « fameux » peut aussi être pris en un sens ironique : le négociant est certes connu, mais plus pour sa cruauté que pour ses vertus.- Fantaisie verbale sur le nom « Vanderdendur » : il s’agit d’un nom-portrait qui contient dans sa forme la fonction et le caractère du personnage. L’allitération en « d » fait d’emblée de lui un être ridicule et antipathique. La première partie du nom nous apprend qu’il s’agit d’un négociant hollandais : « vander » est la transcription sous une forme hollandaise de l’homonyme « vendeur » ; l’autre partie du nom : « -dendur » nous révèle la méchanceté du personnage : « il a la dent dure ». La suite du roman confirmera ce trait. Chez Voltaire, on voit que la fantaisie verbale se met au service de la fiction et de l’argumentation indirecte.

II. Le discours du nègre

Le nègre explique la raison de son étatVoltaire concentre l’effet du pathétique en ne retenant que les détails frappants : caleçon, main, jambe.« C’est l’usage » désigne le traitement dont le nègre a été victime ; sous-entend une logique de l’habitude à laquelle le nègre semble se soumettre ; ses malheurs obéissent à une loi supérieure qui n’a d’autre justification que la tradition.

Une résignation neutre et objectiveL’esclave se contente de juxtaposer sobrement les informations : « On nous donne un caleçon […] je me suis trouvé dans les deux cas. » Le constat objectif du nègre s’articule autour de trois expressions parallèles formant une sorte de rengaine tragique : « On nous donne… on nous coupe… on nous coupe… ». Cette juxtaposition de faits produit une accumulation qui fait mieux ressortir la cruauté des esclavagistes.

Mais le nègre s'autorise un commentaire critique :C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ». Ici Voltaire prend la parole par la bouche de son personnage pour dénoncer le scandale. Par cette phrase incisive, le conte devient pamphlet (= court récit satirique

attaquant avec violence un gouvernement, une institution ou un personnage connu). Ce que Voltaire met en évidence, c’est le décalage monstrueux entre l’insouciance des Européens et les souffrances de ceux qui sont à leur service aux colonies.

Le nègre raconte alors sa vie- Il dénonce d’une autre façon l’absurdité de l’esclavage, en reprenant le thème de l’optimisme, qui est le sujet du roman. Sa mère lui tient en effet un discours qui ressemble à ceux de Pangloss : « Mon cher enfant […] et de ta mère ». Elle prêche à son fils l’acceptation de l’ordre établi et le persuade, contre toute évidence, de son bonheur. Par un renversement absurde propre aux raisonnements de Pangloss, la condition d’esclave devient un « honneur ».

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- Les « fétiches », qui sont d’ordinaire des objets matériels adorés par les primitifs, désignent dans ce contexte les prêtres de la religion catholique. Par cette appellation amusante, Voltaire se moque d’elle en la réduisant à du fétichisme.

Rupture dans le discours et prise de recul du nègre- L’interjection « Hélas ! » introduit une rupture et apporte un démenti

à cette promesse de bonheur. Sur un ton désabusé et détaché, le nègre se décrit avec humour : « Je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne ». Cette attitude de recul vis-à-vis de la situation lui permet de faire une analyse sévère des rapports de l’Eglise avec les Noirs.

- Le passage du « je » au « nous » montre que maintenant le nègre se fait l’avocat de la cause des esclaves en général.

Indignation et dénonciation- On n’accorde même pas aux esclaves la dignité de la bête.- Indignation soulignée par l’accumulation bouffonne d’animaux :

« les chiens, les singes et les perroquets », et par l’hyperbole : « mille fois moins malheureux que nous ».

- Le nègre s’en prend alors directement à l’attitude des prêtres à l’égard des Noirs. Voltaire, par sa bouche, dénonce le paradoxe hypocrite qui consiste à convertir les Noirs et à prétendre qu’ils sont les égaux des Blancs, alors que dans les faits ils sont traités comme des sous-hommes : « Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs ; mais si ces prêcheurs disent vrais, nous sommes tous cousins issus de germain. »

- Sur un ton poli et détaché, le Noir comme un syllogisme (= raisonnement composé de trois propositions dont la troisième dérive

nécessairement des deux premières). Mais, dans la réalité, la conséquence ne correspond pas à la logique des deux premières propositions. Là, le Noir dénonce l’attitude contradictoire et scandaleuse des chrétiens. Sur un ton ironique, il feint de croire qu’ils disent la vérité : « si ces prêcheurs disent vrai ». En développant la logique de la fraternité entre les hommes prônée par le christianisme, il fait mieux éclater le scandale qu’introduit fermement « or », la conjonction de coordination : « Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible ». L’ironie tourne ici à l’indignation et prend la forme d’un euphémisme, qui décrit poliment, par une expression adoucie, le sort lamentable fait aux Noirs par leurs soi-disant frères blancs. L’émotion est concentrée dans l’adjectif « horrible », mis en relief à la fin de la phrase et faisant dramatiquement écho au même mot employé par Candide au début du texte.

Ce réquisitoire serré fait naître chez le héros (Candide) un sentiment de révolte.

III. La révolte de Candide

Le discours du nègre provoque une évolution capitale chez Candide- Pour la première fois dans le roman, il rejette fermement les

enseignements de Pangloss et s’avise avec netteté que la réalité contredit tout à fait : « Ô Pangloss ! […] je renonce à ton optimisme. »

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- La révolte se traduit par l’exclamation pleine de reproche et par le mot « abomination », qui a le sens très fort de : chose inspirant horreur et

répulsion.- L’expression familière « c’en est fait » affirme la détermination du

héros.- L’adjectif possessif « ton » dans l’expression « ton optimisme » a une

valeur péjorative et méprisante.- Le mot « optimisme » (en tant que désignant un système

philosophique) suscite une question naïve du valet : « Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo » ; l’absence d’article à « optimisme » présente, d’une manière amusante, le terme comme extraordinaire. Candide répond par une définition qui résume son expérience : « Hélas !... c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ». « Hélas ! » exprime ici la détresse ; et l’antithèsequi oppose les adverbes « bien » et « mal » dénonce l’imposture de cette philosophie. Le mot « rage » en fait une maladie, une folie obstinée.

Les manifestations physiques du héros- Candide accompagne sa déclaration de manifestations physiques

témoignant de sa nature sensible et compatissante : « et il versait des larmes… » L’adjectif possessif « son » dans « son nègre » a une valeur affective et sentimentale, qui contraste avec le mépris impliqué par « ton » dans « ton optimisme ».

- La dernière proposition enfin est une parodie d’un passage de l’Evangile (Luc, XIX, 11-44) qui décrit l’entrée du Christ en pleurs dans Jérusalem. Le Christ est par excellence la figure de l’amour et de la compassion. Mais, par ce clin d’œil final à la Bible, Voltaire désamorce en partie le pathétique et fait du lecteur le complice de la fiction.

Conclusion générale de cette lecture analytique :

L’esclavage illustre ce que Voltaire appellera plus loin dans ce chapitre « la méchanceté des hommes ».

Par le pathétique et par l’ironie, il en dévoile le caractère ignoble afin de secouer la bonne conscience des européens.

Cette page porte en outre un coup supplémentaire à l’optimisme par la dénonciation du paradoxe entre le discours de l’Eglise catholique et le sort lamentable réservé, dans les faits, aux Noirs.

Candide entame alors une évolution décisive : pour la première fois, il se révolte contre les leçons de son maître Pangloss. C’est le début d’une conquête de soi-même qui l’amènera à l’indépendance complète dans le chapitre final.

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