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L'écho : Bourg en 1914 Luc VOGEL

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Page 1: L'Echo, Bourg en 1914

L'écho : Bourg en 1914

Luc VOGEL

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Lancement Facebook : 28 juin 2014

À Bourg-en-Bresse.

« L'écho : Bourg en 1914 » est un docufiction : les personnages et histoires personnelles

sont fictionnels mais évoluent dans le Bourg-en-Bresse de 1914 et 1915 reconstitué à

partir de sources historiques.

La rédaction des chroniques par Luc Vogel fait suite à un travail de recherche

historique, à partir des principales sources locales listées ci-dessous.

Archives

- Archives municipales de Bourg-en-Bresse (correspondances, notes)

- Archives Départementales de l'Ain (registres matricules, écrits de Poilus, photos)

Presse

- Courrier de l’Ain

- Journal de l’Ain

Témoignages de Poilus burgiens

- François Tisserand « Le Linge, tombeau des Chasseurs » (Poncet)

- Léon Perrin « Avec la piétaille, mémoires d’un Poilu bressan » (auto-édition)

- Dominique Saint-Pierre « La Grande Guerre entre les lignes » (MG Éditions)

- Frantz Adam « Sentinelles … prenez garde à vous » (Amédée Legrand, Paris)

- Médecin aide-major Brizart « Dix-sept mois de campagne au 55e Territorial

d’Infanterie »,

Ouvrages généraux

- Rémi Riche « Destins brisés » (Éditions de la Catherinette)

- André Abbiateci « Des champs de blé aux champs d’honneur » (Amis des

archives de l’Ain)

- Maurice Brocard « Bourg de A à Z » (Éditions de la Tour Gile)

Revues d’histoire locale

- Chroniques de Bresse

- Annales de la Société d’émulation de l’Ain

Ministère de la Défense

- Journaux de Marche des Opérations (JMO) des régiments de Bourg : 23° RI,

223° RI et 55° RIT.

Page 4: L'Echo, Bourg en 1914

Personnages

Au travers des récits de quatorze personnages, plongez dans la vie quotidienne des

habitants de Bourg-en-Bresse en 1914 !

Anthelme

C’est le capitaine des pompiers de la ville appelés pour de nombreuses interventions, ce

qui en fait un des témoins de la vie burgienne. Il est domicilié Allée de Challes.

Antonin

C’est le buffetier de la gare de Bourg, carrefour névralgique des liens entre l’arrière et

le front, tous les déplacements d’hommes et transports des marchandises se faisant par

voie ferrée. Il va en voir passer du monde en quatre ans et demi, les soldats en partance

et en permission, les convois de réfugiés et de blessés, des prisonniers …

Célestin

Tailleur de pierres et coureur cycliste, c’est un jeune marié avec un enfant en bas âge,

ils habitent route de Saint-Etienne du Bois. Mobilisé avec le 223° RI, régiment de

réserve de la ville, il part le 20 août sur le front en Lorraine.

Eugénie

Jeune tailleuse à domicile, elle est la fille d’un couple de boulangers à qui elle donne

parfois le coup de main. Ils travaillent et vivent Faubourg de Mâcon. Elle a un jeune ami,

Marceau, parti comme tous les autres, qu’elle espère vite revoir.

Honoré

Officier d’active, il vit avec sa famille rue Mercière (l’actuelle rue du Maréchal Joffre).

Il sert auprès du commandant de la place de Bourg, il est de ce fait bien informé de la

situation militaire et donne des nouvelles des soldats Burgiens au front, qu’il rejoindra à

son tour dans les Vosges au 23e RI.

Hippolyte

Professeur agrégé de Lettres au lycée Lalande, il est domicilié place Carriat. C’est un

fervent laïc républicain. Personnalité reconnu et estimé, il est aussi mis à contribution au

service de la nation.

Joannès

Ferblantier zingueur et joueur de football-rugby, il vit chez ses parents avenue de

Rosière (actuelle avenue Maginot). Mobilisé en décembre 14 en même temps que tous les

jeunes de la classe 1915, ilau front à l’issue de quelques mois de formation militaire.

Page 5: L'Echo, Bourg en 1914

Léontine

Elle arrive à Bourg en août parmi les réfugiés évacués de Belfort. Elle loge dans une

chambre chez l’habitant rue Gabriel Vicaire et travaille notamment comme ouvreuse au

Théâtre, lieu de multiples manifestations davantage patriotiques que culturelles.

Marie-Louise

Veuve d’un négociant, elle réside avenue Alsace Lorraine. Elle a un fils unique, médecin

mobilisé dans un régiment au front. Elle donne de son temps à l’Ouvroir Jeanne d’Arc

Philomène

Elle est l’épouse d’un magistrat, ils habitent rue Alphonse Baudin. Elle est fortement

engagée avant-guerre dans la vie culturelle locale puis les bonnes œuvres qui se

multiplient à partir d’août 14. Deux de ses fils sont mobilisés, l’un des deux partira aux

Dardanelles.

Roseline

Elle est une enfant de 11 ans, élève à l’école communale des jeunes filles du boulevard de

Brou. Ses parents sont épiciers rue Charles Robin.

Sœur Anne

Religieuse dans la Congrégation de Saint-Joseph, elle est une des infirmières qui

servent à l’Hôtel-Dieu en grande partie transformé en hôpital militaire. Elle est donc

confrontée aux blessés de guerre, aux contagieux, aux maladies bénignes ou honteuses.

Stanislas

Rentier, il habite place Électorale (actuelle place Clémenceau) et a passé l’âge d’être

mobilisé. Il consacre l’essentiel de son temps à son mandat d’Adjoint au Maire. La Ville

est en effet sollicitée en permanence par le Préfet et les autorités militaires pour

répondre à de multiples besoins quand les problèmes de la vie quotidienne s’accentuent à

mesure que dure le conflit.

Yolande

Cultivatrice aux Carronnières, elle doit faire tourner la ferme avec l’aide de son beau-

père, son époux étant mobilisé dans la Territoriale avec le 55° RIT. Ayant peu de temps

et de loisirs, elle trouve un peu de distraction dans les faits divers et les racontars.

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1/ dimanche 28 juin 1914

Dans les rues de la ville

Ce matin vers 8 heures, en chemin pour le premier office de l’Église Notre-Dame, j’ai emprunté

la rue Centrale et en fus quitte pour une belle frayeur ! La voiture du 55e

Territorial filait à bonne

allure et se trouva face à face avec une autre auto. J’ai juste eu le temps de reconnaître au volant

Lantin de chez Bochard, qu’il se déporta brusquement sur la droite, renversa une voiture à bras

puis une charrette de jardinière. La pauvre madame Venet des Vennes conduisait cette dernière

et chuta brutalement sur son genou gauche, rien de grave mais elle en était toute estourbie ! Les

automobiles sont de plus en plus nombreuses et véloces dans nos rues, pas une semaine ne

passe sans un nouvel accident, je prie pour qu’un drame nous soit épargné. La Ville tarde aussi à

paver les rues principales, ce qui occasionne des désagréments quelle que soit la saison, n’ayant

guère d’autre choix que d’avoir des souliers souillés par la boue ou des robes couvertes de

poussière. Si on ajoute que certaines personnes les encombrent d’ateliers, que d’autres y

déchargent et scient leur bois de chauffage, cette situation va finir par être insupportable et il

serait grand temps que les autorités municipales prennent sans tarder les mesures pour y

remédier.

Marie-Louise

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2/ mercredi 1er juillet 1914

Sarajevo -Bourg, tout le monde descend !

Dans le Courrier de l’Ain de ce matin, j’ai lu que l’empereur de l’Autriche et de la Hongrie a réagi à

l’assassinat de son Archiduc de fils et de sa bru. Si je me souviens bien, c’était samedi dernier, le 28

juin, bien loin de chez nous à Sarajevo dans les Balkans où ils n’en finissent pas de se chamailler.

« Rien ne m’aura été épargné sur cette terre » qu’il a dit le vieux François-Joseph, ben voyons ! On a

tous nos soucis. Ici, ce bon docteur Agniel de la rue Notre-Dame a aussi passé l’arme à gauche,

emporté à 41 ans par la maladie, le pauvre aurait bien mieux fait de commencer par se soigner lui

même !

A part ça, journée plutôt calme au buffet de la gare. Ce mercredi c’est jour de foire, les gens de la

campagne y viennent plutôt en tramway, de Montrevel, Treffort ou Marboz. Ça m’a laissé du temps

pour prendre la carriole, aller faire le plein chez le limonadier et une des deux brasseries du Faubourg

de Lyon. On a eu un printemps mouillé, le beau temps pointe timidement son nez mais ça ne va pas

tarder à chauffer, faudra rafraîchir tous les assoiffés !

L’été sera une fois de plus bien animé à Bourg. Le 14 juillet, forcément, avec la revue du 23° de ligne,

la fête de la gymnastique, les bals populaires sur les places publiques, la rumeur des flonflons et des

accordéons qui se perd bien tard dans la nuit. Y’aura aussi des concerts en plein air, des concours de

boules à gogo, et puis toutes les sociétés locales iront de leurs petites fêtes, la Jeunesse Laïque

comme le Cercle Catholique. Tout le monde y trouvera son compte, surtout les cafetiers.

Antonin

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3/ dimanche 5 juillet 1914

De la Lyre ouvrière au concours international

Le vibrant « Chant sacré » de Berlioz magnifiquement interprété par la Lyre ouvrière, un poème en

patois de notre barde bressan Prosper Convert, quelques extraits du « Moissonneur » de Maître

Francis Casadesus et de très jolies scènes de la troupe des fillettes de Mademoiselle Poncet, tous

accompagnés avec une précision remarquable par la musique du régiment dirigée par le Chef Negret.

La kermesse-concert de ce week-end au Parc de la Trésorerie fut une réussite en tous points. Rien

qu’aujourd’hui, plus de quatre mille personnes s’acquittèrent d’un ticket, même si son coût reste

modique, le tout représente une coquette recette que nous verserons intégralement à l’œuvre de

création d’un hôpital pour enfants. Le célèbre peintre Louis-Henri Boulanger – dont j’ai pu admirer

l’art de la décoration dans la maison du regretté Charles Guillon - nous a généreusement offert une

de ses œuvres.

Il nous faudra vite remettre du cœur à l’ouvrage. Nous sommes conviés dès ce lundi à une réunion

relative au projet d’un concours international de musique qui se tiendrait l’année prochaine dans

notre ville. Président de l’Union bressane, le dévoué Abel Rochet est à l’initiative de ce comité

d’organisation. Nous savons pouvoir compter sur l’engagement désintéressé de toutes les sociétés

locales et d’un soutien sans faille de la Municipalité de Monsieur Loiseau. Il se murmure également

que le Député Pierre Goujon verserait une souscription de cinq cents francs à cette intention. Nous

verrons bien ce que les hommes décideront à cette réunion, c’est en tout cas la promesse d’une fort

belle manifestation et de la présence d’artistes renommées.

Philomène

Page 9: L'Echo, Bourg en 1914

4/ mercredi 8 juillet 1914

Au fil du Conseil municipal

La séance du conseil municipal du jour a été bien plus longue qu’à l’accoutumée. Georges Loiseau a

expédié l’ordre du jour des affaires courantes. Depuis le temps qu’on entend des jérémiades sur les

courants d’air occasionnés par la vitre brisée dans la cour d’entrée de la Halle aux grains, encore un

problème qui devrait être prestement réglé. Nous avons également voté l’installation de deux

bornes-fontaines dans le quartier Bel Air suite à la contamination des eaux par la Câblerie. Je m’en

étais entretenu avec Ernest Chaudouet, si nous portons de grands espoirs dans ce fleuron de

l’industrie, elle ne saurait prospérer au détriment de la salubrité de nos quartiers, d’autant plus qu’à

Bel Air demeurent d’éminentes personnalités.

Les autres questions portèrent sur l’agrandissement de la salle réservée aux dames du téléphone de

l’Hôtel des Postes, les tarifs de la pension au lycée de jeunes filles, la restauration de la Glacière pour

les activités de la Jeunesse Laïque, une subvention de 150 francs à la Société d’horticulture et un avis

favorable pour classer l’église Notre-Dame parmi les monuments historiques. Toutes furent l’objet

d’une belle unanimité, ainsi que le nouveau pavage de la grande artère rejoignant la gare à la route

de Ceyzériat qui comprendra notamment les rues Baudin, Mercière, Charles Robin, Notre-Dame et

Alsace-Lorraine.

Nous approuvâmes également une dépense de 200 000 francs pour construire un second conduit

d’eau depuis les sources de Lent, un bon millier de fantassins sont attendus prochainement, il nous

faudra donc passer d’un débit de 40 à 60 litres par seconde.

Une bonne nouvelle en appelant d’autres, le Maire confirma la rumeur du possible passage à Bourg

du Président Poincaré en marge de son voyage en Franche-Comté. A l’issue des délibérations, dans

un climat de bonne humeur que procure le sentiment du devoir accompli, nous avons devisé à

quelques uns de choses et d’autres. L’ancien Préfet serait bien mal en point et son successeur,

Delfini, est arrivé ce lundi en provenance de la Sous-préfecture de Fontainebleau. 1915 s’annonce

assurément sous les meilleures auspices.

Stanislas

Page 10: L'Echo, Bourg en 1914

5/ jeudi 9 juillet 1914

Le retour du 3e bataillon

L’annonce officielle d’un 23° régiment d’infanterie bientôt complet constitua l’événement du dernier

Conseil municipal. Une vieille histoire, de mémoire burgienne ! Un engagement de l'État datant de

1874, en échange duquel la Ville dut céder un champ de tir et de manœuvre de 25 hectares dans la

forêt de Seillon, qu’il ne respecta pas quand un bataillon fut affecté à Salins, Pontarlier et au Fort des

Rousses. Décision dommageable quand on estime à 1 800 francs par jour les retombées sonnantes et

trébuchantes d’un effectif de mille soldats. C’est pourquoi le Maire demanda et obtint en 1910 une

audience auprès du Ministre de la Guerre. Ce dernier expliqua l’impossibilité de loger un régiment

complet à Bourg dans l’actuel casernement parce que le nombre de mètres cubes d’air alloués par

homme a été notablement modifié par la réglementation… une réponse qui n’en manque pas ! A

l’issue de longues et âpres négociations, le traité avec le chef du Génie militaire à Bourg en signe le

dénouement. Il en coûtera à la municipalité 10% de la construction d’une nouvelle caserne, la prise

en charge exclusive de tous les travaux sur les canalisations d’eau, les égouts et l’éclairage public,

plus la cession de la jouissance d’un nouveau terrain de 14 hectares du côté des Vennes.

Tout devrait aller très vite maintenant, des officiers d’administration ont déjà mesuré et piqueté un

terrain proche de la caserne Aubry et du chemin de fer… il a bien fallu régler le problème de la

propriété de ce genre d’établissement que la morale réprouve et que la raison tolère pour satisfaire

tant de jeunes soldats aux viriles ardeurs, mais l’armée en fit son affaire. Dans l’attente de

l’édification du nouveau bâtiment, le troisième bataillon rejoindra l’Ain dès le mois de septembre en

s’installant provisoirement dans le camp de la Valbonne. Suite à l’installation à Ambérieu du dépôt

ferroviaire des machines de la Compagnie PLM, nous mettons ainsi fin aux incessants reproches

largement relayés dans les colonnes du Carillon quant à notre supposée inaction.

Stanislas

Page 11: L'Echo, Bourg en 1914

6/ samedi 11 juillet 1914

La lionne est morte ce soir

Quelle soirée ! Rien au monde ne nous aurait fait rater le grand cirque royal de Russie. Il devait être

vers les 8h½, tous les yeux étaient levés et les Oh suivaient le numéro d’équilibriste au-dessus des

lions, quand une des bêtes a eu la bougeotte et a sauté d’un coup par-dessus la cage ! Un employé a

brandi sa fourche et la lionne a pris ses grosses pattes à son cou. On n’en menait pas large, imaginez

un gros chat de 150 kilos qui galope comme un lapin avec des crocs ! Le chapiteau s’est vidé en

moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, sauf deux ou trois dames en plein évanouissement. Le

spectacle était gâché mais la soirée pas du tout finie, personne n’osait rentrer chez lui, la nuit était

noire comme l’humeur des autorités qui accouraient sur les lieux de l’évasion. On a entendu dire que

la fugueuse s’appelait Mascotte et elle a été vue trois fois aux alentours. Un pauvre bonhomme qui

se croyait bien tranquille dans un petit coin sombre pour satisfaire un besoin naturel … Marceau m’a

bien fait rire en me racontant sa suite de l’histoire ! Plus loin sur la route, deux cyclistes ont cru

croiser un gros chien puis se sont subitement sentir pousser les mollets de champion ! Un brave

homme et sa femme passaient le pont de la Reyssouze avec un panier à la main … la lionne a ignoré

le porte monnaie du ménage mais pas le morceau de lard ! Vers les 10 heures, elle a rodé autour des

propriétés de l’Allée de Challes, les efforts du dompteur ont été vains, alors il a été demandé aux

gendarmes et aux soldats de sortir les fusils. On a préféré rentrer, une balle perdue est si vite arrivée.

On ne savait plus quoi penser, pas tranquilles à l’idée de la rencontrer dans une ruelle, mais on avait

fini par trouver cette soirée amusante et sa Mascotte sympathique. J’ai mal dormi, la nuit à me

retourner dans tous les sens. Un soldat, que j’ai croisé tout à l’heure, m’a raconté qu’ils l’ont

retrouvé au petit matin près des hangars à pétrole de la coopérative du Sud-Est. Une section

d’infanterie a fait feu et l’a touché à la hanche droite. Affolée, elle a foncé sur un gendarme, panique

générale, il s’est pris une balle dans la cuisse puis Mascotte est tombée raide d’une balle en plein

front. Le dompteur s’est plaint de cette perte sèche de 3 000 francs, même s’il pourra en tirer

quelque chose en vendant la peau. Ils lui ont répondu que la prudence exigeait la mise à mort. Je ne

crois pas que je vais retourner au cirque ces temps.

Eugénie

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7/ mardi 14 juillet 1914

Sacré Gaston !

On est allés dimanche matin au faux départ du Grand Prix Radior devant le magasin Devaux du

boulevard de Brou, c’était rien que pour faire de la réclame pour ses bicyclettes. Puis les trente cinq

paires de mollets sont allées chasser les primes entre Vonnas, Feillens, Pont de Vaux, jusqu’à Tournus

et Cuisery, Marmont et Mugnier se sont partagés le gâteau, les autres ont ramassé les miettes.

Arrivée vers 5 heures rue Charles Robin, y’a pas que les coureurs qui avaient chaud au carafon, deux

marioles n’ont pas du carburer qu’à l’eau claire, ils ont commencé par échanger des noms d’oiseau

puis des coups de poings, s’en est fallu de peu que çà finisse en tournoi de savate, mais la police de la

ville les a coffré pour la nuit au violon. Pas vu la revue des troupes au lever du jour, j’ai du descendre

quelques chopines de rouge à 8 sous de trop. On s’est retrouvés sur les 11 heures au Pré Michel sur

l’allée de Challes, c’est le nouveau terrain de l’union sportive bressane du président Morgon. Y’avait

foule aux championnats de l’Ain, le duel de l’année entre les fortiches de l’USB et du CSO. Ils ont

Tissot, Gaston Noblet est notre champion, il s’est classé dans les dix meilleurs français. Sur le 100m,

Tissot a fini d’un cheveu devant trois des nôtres, mais au 400m, ceux d’Oyo n’y ont vu que du feu, il

leur en a fait manger de la poussière le Gaston ! Il a aussi gagné la hauteur, deux relais et a fini trois

fois second. Notre Hercule ne sait pas que courir ou sauter, j’ai déjà croisé son chemin une balle

ovale à la main, j’en ai encore les dominos qui tremblotent ! Celui-là, vaut mieux l’avoir avec que

contre soi !

Joannes

Page 13: L'Echo, Bourg en 1914

8/ vendredi 17 juillet 1914

Rubrique des faits d’été

Faut se lever bien tôt ces jours, çà tape dur là-haut et fait pas bon trainasser dans les champs autour

de midi. Ce temps me profite, après le café de mon homme, il va piquer un roupillon, moi non, çà me

met la tête à l’envers et je ne suis bonne qu’à envoyer promener Léon pour un oui ou pour un non.

Alors j’ouvre en grand le journal sur la table de la cuisine et je prends les nouvelles. On va bientôt

nous rabattre les oreilles avec le procès de Madame Caillaux, elle a tué le directeur d’un grand

journal, il n’avait pas eu la plume légère sur son mari, de là à tirer au pistolet ! C’est comme si je sors

le fusil de chasse dès qu’une voisine a la langue fourchue, çà ferait du vilain … mais bon, j’y lirai

quand même.

Çà me rappelle qu’au début du mois, on a enfin connu le fin mot de l’histoire sur les vols dans les

églises des villages. Ce n’était pas des enfantillages à vider quelques troncs, ils raflaient tout, ciboires

en vermeil, lunules en vermeil et bénitiers en argent, je me demande même s’ils n’ont pas aussi

chapardé les hosties et le vin de messe pour casser la croûte en partant ! Le chef de cette bande de

malfrats, a pris deux ans, ses complices entre deux et huit mois, il y avait deux receleurs de Lyon, plus

un horloger et un chiffonnier du côté de Pont de Vaux, je ne les connais pas ces deux oiseaux-là.

A Romanèche, çà a tourné au vinaigre entre deux ouvriers. Çà s’est passé le soir près de la

fromagerie, le gars du coin a du faire une mauvaise plaisanterie et l’Italien lui a planté deux coups de

couteau. Il n’y a pas mort d’homme, mais çà cause du tintouin, les ouvriers français occupent les

carrières de Villette et refusent de travailler si la centaine d’Italiens n’est pas renvoyée sur le champ.

Personne n’a l’air tout blanc dans cette histoire, tout çà pour deux bonhommes qui ont le vin

mauvais !

Il s’en passe dans la chronique bressane, une veuve de Revonnas morte à cause d’une lampe à huile

qui a mis le feu à son matelas, un pauvre petit qui a attrapé la diphtérie au Grand-Corent, une belle

auto Dietrich qui s’est fait culbuter par le tramway entre Bourg et Jasseron, Perdrix le maire de Saint-

Etienne-du-Bois assommé par une ruade de son cheval, un paysan d’Hautecourt qui a eu les jambes

brisés par une voiture de foin et le docteur Touillon n’a rien pu faire à l’Hôtel-Dieu pour ce

malheureux. Faudra que je dise à Léon de faire tout de même attention.

Yolande

Page 14: L'Echo, Bourg en 1914

9/ lundi 20 juillet 1914

Qui s’y frottera, s’y piquera

Encore 4 000 cartouches grillées au stand des Vennes pour le concours de tir des réservistes du 55e

territorial d’infanterie. 180 tireurs Il manquait quelques habitués, un détachement de gendarmes est

parti ces derniers jours à Saint-Étienne où règne encore de l’effervescence à cause d’une nouvelle

grève des mineurs. Derniers coups de feu en soirée autour d’un copieux banquet préparé par la

veuve Rondot. Le Président Joannes Son a bien parlé, il n’a pas manqué de remercier le 23 pour son

soutien constant et a bien fait de conclure que la préparation militaire est le but ultime de cet

amicale concours. J’étais naturellement convié à la table des officiers du commandant Sohier, le Chef

du 2e Bataillon. Nous avons reparlé de la Légion d’honneur remise au Capitaine Maire à l’issue de la

revue des troupes pour la fête nationale. On a eu un mort au régiment, Thomasset, je crois, orphelin

de 22 ans et ouvrier fileur à Bellegarde, il n’a pas fait un an chez nous, encore une pneumonie qui a

traîné. D’autres mauvaises nouvelles des officiers de l’Ain dans nos colonies. Le lieutenant Thomassin

de Neuville-les-Dames, une belle carrière, vingt ans dans la Coloniale, quel gâchis de finir au Tonkin

terrassé par le typhus et la malaria. Nous connaissions un peu mieux le capitaine Boidart de Polliat

tué près de Fez, nous avons eu une pensée pour sa jeune épouse qui attend un heureux événement.

Encore une embuscade ou un coup de main des rebelles marocains, une centaine des nôtres au tapis,

quelques Européens et les autres sont des tirailleurs sénégalais. Les Zaïans et les Chleuhs sont des

coriaces, mais on finira bien par les mâter. A propos du voyage du Poincaré en Russie, le

commandant a conclu que nos intentions ne sont pas belliqueuses, mais si le moindre ennemi venait

à fouler le sol de France, il lui faudrait alors nous passer en travers du corps ! Un sujet fit l’unanimité

contre lui, le ministre de la Guerre veut nous vêtir d’une tenue grise et bleu pour être moins visible

sur les champs de bataille comme les autres armées. En plus que d’apprendre à se cacher, il nous

faudrait aussi renoncer à nos couleurs de tradition ! Comme l’a dit avec à-propos un adjudant qui en

a vu d’autres, la commande d’achat des draps est prévue sur sept ans, le renouvellement se fera

donc au petit trot et un nouveau gouvernement pourrait bien tout changer d’ici-là.

Honoré

Page 15: L'Echo, Bourg en 1914

10/ jeudi 23 juillet 1914

Conversation avec Truchon

Il s’est tenu mardi à la Salle des Fêtes la distribution des prix à nos élèves du Lycée Lalande. En

qualité de professeur agrégé de Lettres, l’usage veut que je fasse le discours d’accueil et cette

sympathique cérémonie s’est achevée autour d’un vin d’honneur. Une fraîche polémique a alimenté

les conversations. L’Alouette des Gaules et l’Espérance catholique de Bourg ont participé à un

concours de gymnastes à Grenoble. Le Journal de l’Ain s’est insurgé contre des manifestations

antireligieuses déplacées. Le Courrier de l’Ain a aussitôt ouvert ses colonnes au Président de

l’Alouette des Gaules. Si Antoine Belaysoud nie ces allégations, il consent néanmoins qu’il n’a jamais

songé à mener les athlètes en troupeau voir des messes en plein air ! J’ai pour ma part témoigné

mon profond contentement quant à l’imminente fermeture des établissements congréganistes. La loi

de séparation de l’Eglise et de l’Etat leur avait généreusement accordé un délai de dix ans, trois

établissements sont ainsi concernés dans notre ville, dont l’orphelinat de Seillon sous la coupelle des

sœurs Franciscaines.

J’ai longuement échangé avec Truchon, brillant professeur d’histoire, qui va malheureusement nous

quitter pour rejoindre le lycée de Chambéry. Un homme remarquable pétri de convictions, nous

partageons les mêmes valeurs républicaines et de fortes exigences quant à la parfaite exemplarité de

nos représentants élus. La loi adoptée ce mois par la Chambre est en ce sens une grande nouvelle, les

députés et sénateurs ne pourront plus cumuler leur mandat avec la direction d’administration, de

société et d’entreprise subventionnées. Nous divergeons pourtant sur l’immense espoir qu’il fonde

sur cette idée d’Internationale des peuples qui s’uniraient pacifiquement … l’âge et mon expérience

tragique de l’histoire m’ont probablement pétri de sagesse et de cynisme. Notre discussion s’anima à

propos de la situation générale et du récent article de Jean Jaurès qui fait grand bruit. Il évoque

l’Europe énervée qui risquerait de sombrer rapidement dans l’universelle barbarie. Je pense que

notre Gouvernement ne mettra pas la paix en péril pour la seule satisfaction des discordes entre

Russes et Autrichiens.

Hippolyte

Page 16: L'Echo, Bourg en 1914

11/ lundi 27 juillet 1914

La fille des Serbes

Voilà plus d’un mois que je lis, chaque jour que Dieu fait, le nouveau feuilleton d’Armand de Lanrose

« La fille des Serbes, épisode dramatique de la Guerre d’Orient ». Une amie me l’a recommandé

discrètement, il figure en dernière page d’un quotidien qui n’a pas les faveurs de mon entourage,

mais nul besoin de me compromettre sur la voie publique, Félix a toujours su se montrer discret dans

son service et son épouse ne sait que trop bien qu’il faut savoir tenir sa langue pour durer dans une

bonne maison.

L’histoire commence en 1912 dans les Balkans et rend un bel hommage au petit peuple serbe,

l’héroïne en est une jeune fille de vingt ans aussi belle à miracle que farouche et indépendante. Elle

aime galoper seule dans les plaines et les bois jusqu’à la tombée du jour. Cette lecture ne manque

pas de saveur, à chaque épisode une nouvelle péripétie, on y croise un montreur d’ours et des

hordes de sanglier, on y rencontre un brave frère officier artilleur et un sultan turc peu à son

avantage. J’ignore encore où veut nous emmener l’auteur, un beau dénouement ou une triste fin ?

Marie-Louise

Page 17: L'Echo, Bourg en 1914

12/ jeudi 30 juillet 1914

L’arroseur arrosé

J’ai encore été à la fête le 14 juillet, c’est toujours au capitaine des pompiers qu’échoit l’honneur de

donner le signal du feu d’artifice en allumant la mèche d’un petit canon de fonte bourré de poudre

noir. Le bruit m’a étrangement remémoré l’épouvantable fracas de ce début de mois sur le chantier

de construction de la Basilique du Sacré-Cœur à Bel Air. Je n’ai pourtant pas été témoin de l’accident

mais j’ai pu constater les spectaculaires dégâts occasionnés par la grue mobile. Une belle machine de

25 tonnes, mais le contremaître s’est cru plus malin que tout le monde, fabriquée pour porter 3000

kilos, il a fallu qu’il déplace des blocs de pierre de moitié plus lourd, le bras a plié, a tout emmené et

l’édifice a subi de sérieux dommages. Heureusement que les ouvriers l’ont vu venir et qu’ils ont eu le

temps de décamper.

L’autre matin, c’était à mon tour de ne pas faire le malin. Un feu a pris dans la salle des machines de

la Tannerie Pingeon, la compagnie de piquet du 23e a été mobilisée aux côtés de la police pour faire

le service d’ordre, les grandes flammes avaient attiré la foule. Nous avons été maîtres de l’incendie

en moins de deux heures, mais que ce fut laborieux ! Un des mes sapeurs-pompiers avait monté la

motopompe à contre-vis et les quolibets ont commencé à fuser bien plus vite que l’eau de nos

tuyaux. Si le Maire et son adjoint Jules Belley ne m’ont rien dit, ils n’en pensaient pas moins … Notre

première et seule motopompe à essence, montée sur chariot à quatre roues en acacia, un débit de

230 litres à la minute, une portée horizontale de 35 mètres, la Ville l’a acheté en 1910 pour 3000

francs … un bijou de technique gâché par un maladroit qui ne doit pas savoir que sa main gauche se

reconnaît à son pouce qui est à droite ! La prochaine fois que j’irai quémander du matériel, je vais

être bien reçu …

Çà discutait ferme pendant tout ce temps. Les hommes du 23e de ligne sont consignés à la caserne,

ils ont touché leurs vivres et leurs munitions, une heure leur suffirait pour embarquer dans les trains.

La Caisse d’Epargne est prise d’assaut par les clients qui retirent leurs économies. Il paraît qu’un

Ministre a commenté la situation, « ce n’est point dire qu’il faille être optimiste, mais il ne faut pas

non plus être absolument pessimiste » Nous voilà bien avancés.

Anthelme

Page 18: L'Echo, Bourg en 1914

Le quotidien des Burgiens

Marché au beurre rue Gambetta

Les travaux des champs à Bourg

Page 19: L'Echo, Bourg en 1914

Le quotidien des Burgiens

Concours des patronages de Gymnastique en 1911

Défilé du concours 1911 des patronages

Page 20: L'Echo, Bourg en 1914

13 / dimanche 2 août 1914

La mobilisation n’est pas la guerre ?

J’y étais, vers la gare, sur les coups de 11 heures quand j’ai vu débouler musique en tête le 1er

bataillon du 23e de ligne, l’air fier, la mine grave et le sourire aux lèvres. J’ai hélé au passage quelques

camarades à peine plus vieux des classes 1912 et 1913, çà fait tout drôle de les voir partir avec des

fusils. Bavoux, il travaille à la Mairie et vit place de la Comédie chez sa mère, une veuve. Lemoigne,

lui n’a jamais connu son père. Chaux un peintre de la place Carriat. Il y a aussi le Louis, Belbenoit-

Avich, un grand gaillard 1m80 et une tête bien pleine. Ou encore Bachelard, le fils du charron de la

rue de la République, engagé volontaire à tout juste 20 ans.

Nous, on se sent tout penauds de rester à quai, les uns défendent la patrie quand les autres sont trop

jeunots, vieux ou bons à rien. On en a causé autour de bocks de bière de Lorraine servis bien frais au

Café Dauphin du Champ de Foire … la patronne en pince pour le beau Jean, çà profite aussi aux

copains ! Jean ne tient plus en place, il en a raz la casquette de livrer à vélo les fromages de chèvre de

ses parents quand les copains s’en vont embrocher quelques Allemands ! Apprenti forgeron chez

Morgon, Louis se voit déjà croiser le fer au feu ! Ils meurent d’envie d’aller à la mairie pour s’engager

chez les Zouaves ou les Chasseurs Alpins.

Moi, ce n’est pas que mes parents ne soient pas de bons Français, mais ils croient aux bobards des

canards de chez nous : la mobilisation n’est pas la guerre. Alors pourquoi les généraux envoient aux

frontières autant de soldats avec tout leur barda ? Pour sortir les cartes, peut-être, et taper une

petite belote ? Je n’en crois pas un mot.

Joannes

Page 21: L'Echo, Bourg en 1914

14/ mercredi 5 août 1914

Aux armes citoyens

Nous n’étions probablement pas assez occupés depuis le premier jour de la mobilisation. Il n’a pas

suffi d’avoir à organiser le ravitaillement des soldats territoriaux dans les six postes de garde des

voies de communication. Le Préfet Delfini nous enjoint de former sans délai un corps de gardes

civiles et le Maire m’a chargé d’y veiller. Il s’agit donc de choisir quarante hommes libérés de leurs

obligations militaires et suffisamment robustes pour les rigueurs du maintien de l’ordre. Il est bien

entendu qu’ils doivent être d’une moralité sans faille et que leurs activités habituelles n’entravent

pas leur engagement volontaire moyennant des indemnités journalières de subsistance dont le

montant nous est encore inconnu. Je doute que la seule promesse d’une médaille motive ceux dont

les affaires prospèrent.

Il m’a été communiqué une liste d’une centaine de personnes de 50 à 65 ans susceptibles de

l’incorporer. Je viens d’opérer un premier tri. Ancien adjudant de gendarmerie, Faivre a été rappelé.

Jules Barbet et Victor Berrod sont Maire à Servas et Saint-André-sur-Vieux-Jonc, j’imagine qu’eux

aussi sont déjà bien assez accaparés ! Sauveur Barbier est atteint d’une maladie du cœur, Guy

Charles Philibert est impotent et il se dit de Charles Guillot qu’il serait très malade. Je crains fort

qu’Alexandre Chapuy, Constantin Pin et Auguste Chevalier ne nous soient pas d’un grand secours, les

pauvres hommes ont déjà rejoint leur dernière demeure. Il y aurait bien Jules Thoiron, mais je ne suis

pas sûr qu’il faille se passer des services d’un ordonnateur des pompes funèbres par les temps qui

courent.

Pas si simple, mais nous finirons bien par trouver le compte parmi les vétérans des sociétés de tir.

Nous leur préciserons bien à l’occasion du recrutement que chacun devra se munir d’un revolver et

de vingt-cinq cartouches, ils pourront leur être remboursés à leur demande. En signe de distinction,

nous leur fournirons un brassard de couleur vert olive que nous agrémenterons d’un numéro d’ordre

et du cachet de la mairie. S’il est trop tôt pour connaître les conditions d’emploi de cette garde civile,

notre statut d’état de siège impose d’évidence sa constitution.

Stanislas

Page 22: L'Echo, Bourg en 1914

15/ vendredi 7 août 1914

La gare au centre de la ville

Par rapport à tout ce qui défile ici depuis une semaine, sûr qu’une ruche est aussi calme qu’un

hospice de vieillards ! Il en passe tellement que les rails vont finir par être rouge comme des tisons

ou les yeux fatigués de Mortier, le chef de gare. Heureusement qu’il a deux bras et deux jambes,

Berthet, Quaire, Puget et Tochon, ses quatre adjoints qui n’ont pas le temps de se les tourner. C’est

que çà en fait du monde qui file aux frontières de l’Est. Faut pas le répéter, mais la mobilisation se

fait sur onze lignes ferroviaires dans le pays, Bourg est sur la A, çà vient de Grenoble, Chambéry et

Lyon, passe par Lons, Besançon, Belfort, Vesoul, Epinal pour finir à Bruyères dans les Vosges. C’est un

vrai spectacle, les civils se posent le long des voies pour saluer les trains bondés de soldats. Y’a aussi

des désagréments. En transit à la gare de Bourg en provenance d’Annecy, un canasson qui tournait

de l’œil a été débarqué manu militari par le 30e RI. Même pas le temps d’achever les chevaux !

L’équarrisseur a fini par évacuer sans délai la bête en décomposition et réclame encore 8 francs pour

le dérangement. La compagnie PLM va écrire au Maire pour que lui soit réglé son dû.

Les trois régiments de la ville ont mis les voiles. Le 1er août c’était deux trains des jeunes conscrits du

23e de ligne. Eux sont bons pour aller taquiner les Pruscos en Alsace. Avant-hier, il en a fallu quatre

pour convoyer les pépères du 55e Territorial, plus de 3 000 bonhommes et 24 chevaux. Ceux-là n’ont

pas l’air de féroces combattants, ils sont montés à Belfort, sauf un détachement affecté à la station

des magasins de Dôle. Il ne restait plus que les réservistes du 223, c’est fait depuis hier matin à

destination d’Aix-les-Bains. Faudrait pas trop se découvrir de ce côté-là, on ne sait pas encore bien ce

que veulent faire les Italiens, ils viennent de déclarer leur neutralité alors qu’ils sont alliés sur le

papier avec les Allemands et les Autrichiens.

Si je compte bien, plus de 8 000 troupiers sont passés devant mon buffet. Avec des soiffards pareils,

j’ai écoulé un gros stock de Mâconnais à 65 centimes le litre à emporter. La mobilisation a du bon.

Antonin

Page 23: L'Echo, Bourg en 1914

16/ lundi 10 août 1914

Un aller simple pour Bourg

Même pas eu le temps de se retourner, l’armée a donné l’ordre d’évacuer le quartier. Nous serions

devenus des bouches inutiles au cas où Belfort serait assiégée. Des 40 000 habitants, il n’en resterait

que 1 500, surtout des commerçants, les estaminets ne risquent pas de fermer dans une ville

transformée en caserne ! A ceux qui voulaient traîner les pieds, ils ont expliqué que les Allemands

pouvaient nous couvrir d’une pluie d’obus sans crier gare. Alors nous sommes tous allés à la gare

avec nos baluchons. Un train a débarqué hommes et chevaux, nous sommes partis dans l’autre sens

autour de midi. Arrivée au beau milieu de la nuit, je n’avais pas les yeux en face des trous pour me

faire une idée sur ma nouvelle ville jusqu’à ce que la guerre se termine. Bourg, je me souviens grâce

à l’école que c’est la préfecture du premier département de France, mais jamais je n’aurai imaginé y

poser le bout des orteils. Tant qu’à être expulser en été, j’aurai préféré les avoir en éventail en bord

de mer … quand il s’en est allé vivre en Algérie, un cousin m’a envoyé une carte postale de Marseille,

ils ont l’air beau ces grands bateaux sur l’eau … J’ai vite compris que la Reyssouze n’était pas la

Méditerranée ! Mais on a été bien accueillis, à prendre le gîte chez l’habitant, j’ai une chambre avec

un bon matelas et la mairie distribue des bons d’alimentation. Les gens d’ici nous demandent où sont

passés nos hommes ? Pardi, on est autant Français que les autres ! Si Belfort est cinq fois plus

peuplée qu’en 1870, c’est que beaucoup d’Alsaciens ont fui l’occupation prussienne ! Eux aussi ont

été mobilisés, la vieille voisine a ses trois fils sous les drapeaux. Le mien est resté sur place, au 9e

bataillon de forteresse, çà me tranquillise de savoir qu’il aura un œil sur notre chez nous, le temps

me tarde déjà d’y retourner.

Léontine

Page 24: L'Echo, Bourg en 1914

17/ vendredi 14 août 1914

Le mur du silence

Voilà bientôt deux semaines qu’ils s’en sont allés sans sourciller. Je m’empresse chaque matin de leur

écrire, il fait jour tôt en cette saison. Même si je n’ai rien de bien important à leur raconter, ils sont à

mes côtés quelques instants. Je ne cesse d’être partagée entre la fierté d’avoir deux fils

accomplissant leur devoir et l’appréhension d’une terrible nouvelle. Il semblerait que la guerre tarde

à commencer, qui croire ? Je guette l’arrivée du facteur, le cœur serré, avec l’espoir qu’il me porte

une lettre écrite de leurs mains, trois mots me suffiraient, je vais bien ou je suis vivant. Comment est-

il possible que les missives des soldats ne soient pas acheminées plus rapidement ? J’ai été

admirative sur la manière dont l’autorité militaire a su mobiliser des millions d’hommes avec une

célérité digne des grandes mécaniques de précision. Alors comment peut-on laisser autant de mères

et d’épouses vivre dans un tel silence en plus de l’absence ? Je n’ignore pas le besoin de discrétion

dans les correspondances des combattants, mais si le contrôle est juste, il se doit d’être moins lent.

La guerre se gagnera aussi dans les cœurs, seul le courrier entre proches apaisera les tourments de

l’éloignement.

Afin de ne pas passer mes journées à me ronger les sangs, j’ai répondu à l’appel à la générosité lancé

par l’association des Dames Françaises. Je me suis rendu au lycée de jeunes filles qui se transforme

en hôpital militaire. J’ai fait un bien modeste don, du linge que mon cher époux ne porte plus, de

vieilles serviettes de toilette en parfait état et une nappe dont l’usage m’est très occasionnel. J’ai eu

le plaisir de croiser Madame Grosfilley qui m’a assurée que toutes les bonnes volontés seront les

bienvenues pour entourer nos blessés d’autant d’affection que de soin. J’ai eu l’irrépressible envie de

lui donner mon approbation, mais un doute m’a fait hésiter, je n’en connais pas la raison. Peut-être

un mauvais pressentiment.Je me suis donc abstenue de lui répondre favorablement.

Philomène

Page 25: L'Echo, Bourg en 1914

18/ lundi 17 août 1914

La guerre en chair et en os

Sœur Florence m’a dépêchée cette nuit accueillir le premier train de blessés. Ils ne m’ont pas semblé

gravement atteints, en état de supporter leur long voyage dans d’inconfortables conditions, et les

plus touchés d’entre eux ont vraisemblablement rejoint d’autres hôpitaux dans de plus grandes

villes. Certaines personnes présentes furent marries de constater que les malheureux n’étaient pas

des soldats des régiments burgiens, il semblerait que ces derniers aient été aiguillés sur des hôpitaux

de Nîmes, Avignon et Lyon. Je partage la déception des familles, elles auraient tant aimer recevoir

des nouvelles rassurantes, se porter aisément à leur chevet, soulager la souffrance de leurs êtres

aimés. Mais s’en affliger ne doit pas nous faire oublier que tous les blessés sont de braves

combattants français et avant tout des enfants du Bon Dieu, même à un Allemand nous

prodiguerions les mêmes soins bienveillants.

Notre mission a donc consisté à répartir ces cent-cinquante hommes entre le noviciat de Saint-

Joseph, le lycée de jeunes filles et l’hôpital militaire. Les moins valides ont été conduits

dans l’ambulance hippomobile acquise par l’Hôtel-Dieu ces dernières années. J’ignore si le nouveau

conducteur a gardé la bonne habitude de son prédécesseur mobilisé, il louait le cheval chez Bochard-

Desfarges à un prix très raisonnable. Il a semblé en tout cas très intéressé par sa caisse en frêne, ses

panneaux en noyer et les glaces avec un ventilateur actionné par le mouvement de la voiture. Tout

en tapotant des doigts une des deux lanternes de luxe, il m’a dit qu’il y avait la même à l’Hôtel-Dieu

de Lyon, œuvre d’un carrossier de cette ville.

Nous nous sommes ensuite appliqués à les installer du mieux possible et le docteur Reverdin a opéré

en urgence les plus mal en point. Encore une journée que Dieu fait. La nuit noire entre par la lucarne

de ma chambre, je sens sur mon visage son petit air frais. J’entends au loin des râles et des

gémissements. La réalité de la guerre est arrivée jusqu’ici.

Sœur Anne

Page 26: L'Echo, Bourg en 1914

19/ jeudi 20 août 1914

Toc est porté disparu

J’enrage. Je fais mes armes depuis plus de vingt ans dans le souvenir de 1870. Officier, mon père m’a

brièvement raconté le siège de Metz, pas fier d’avoir du se rendre sans combattre. Mon régiment est

parti remettre à l’heure la pendule de l’histoire, il fait son devoir en Alsace et libéré Mulhouse … S’il

se dit publiquement par la voie officielle que nos pertes n’excéderaient pas les cent tués et blessés,

je ne peux pas ignorer, grâce à ma position, qu’à lui seul le 23° RI a eu près de 140 braves tués et

disparus dans les premiers combats du mois.

Pendant ce temps, je reste à Bourg m’occuper des tracasseries de la paperasse et des mauvais

coucheurs ! La mobilisation a été une course de vitesse aux frontières, il faut que l’intendance suive,

même à l’arrière par le recours à la réquisition. Besoin d’un véhicule avec conducteur pour mettre à

disposition du Préfet jusqu’à nouvel ordre ? Je signe la demande au Maire qui requiert les services de

Pétrus Couturier, l’épicier négociant de la rue Charles Robin. Des documents des bureaux du

Commandant d’armes à porter dans les mairies environnantes ? Au tour d’Antoine Belaysoud et de

Jules Descombes de s’y soumettre. Çà roule le plus souvent, sauf quand le dénommé Pelletier me

tanne le cuir pour faire valoir un titre de paiement. Son cheval Toc a été utilisé pour le transport aux

cantonnements des effets des 21e et 24e compagnies du 223e RI, personne ne l’a revu les jours

suivants … à moins qu’il ne soit en train de paître paisiblement dans les environs d’Aix-les-Bains. Rue

Lalande, les écuries de l’Hôtel de la Poste ont été occupées par le 7e escadron du train d’équipage.

Comme son gérant n’a pas manqué de s’en plaindre au Maire, il m’a fallu intercéder. N’obtempérant

pas à son désir d’évacuer les lieux, il a eu le culot de me répondre que nous entravions le commerce

et ne tarderons pas à nous mettre la population à dos ! Il est vrai que les mesures d’exception

provoquent aussi de rares mais fâcheux abus. J’ai lancé dans les journaux du jour un appel à la

vigilance, des soldats et sous-officiers procèdent à d’irrégulières réquisitions, mais la population sait

dorénavant que devra leur être présenté un reçu signé par un officier puis remis un extrait du carnet

à souche.

Une armée en marche a besoin que l’ordre règne. Si ce doit être ma contribution à la victoire, je ne

saurai m’en satisfaire complètement, mais qu’il en soit ainsi.

Honoré

Page 27: L'Echo, Bourg en 1914

20/ dimanche 23 août 1914

La femme du boulanger

J’ai délaissé ma machine à coudre pour descendre aider Maman. Il n’y a jamais eu tant de monde en

ville, on a vu passer depuis le début du mois la moitié des hommes du département. Les rues ont

fourmillé d’uniformes bigarrés et de musettes garnies de victuailles, tous atteints de la fièvre

acheteuse ! Puis çà s’est gâté, un peu comme la croûte de pain par mauvais temps, le Père a

commencé par manquer de farine, ce n’est pas faute de manquer de clients. La guerre a aussi besoin

de boulangers, c’est qu’il faut en enfourner des miches pour fournir une livre de pain quotidien à

chaque combattant. Même le boulanger de la rue des Halles a été enrôlé à la manutention militaire,

il n’est pourtant pas tout jeune le père Douglard ! Grabit s’en est allé à Dole, alors le président du

syndicat des boulangers a trouvé un ouvrier italien évacué de Montbéliard. Le pauvre a beau faire ce

qu’il peut, son pain n’est pas vendable. Peut-être qu’il y met de d’huile avec la farine et l’eau ! Alors

la Grabit fait des pieds et des mains pour que son homme vienne à la manutention de Bourg, il

trouverait toujours quelques moments pour s’occuper de son travail. C’est bien vrai qu’il n’y a pas de

pain sans boulanger, elle est lingère avec en plus, sur les bras et les seins, une fillette de trois mois à

nourrir ! Elle a même écrit au Maire pour lui raconter sa situation, sinon elle fermera la boulangerie

de la place Joubert.

Ceux-là, je ne vais quand même pas trop les plaindre. Mon julot n’a pas la chance d’avoir les mains

dans le pétrin, les siennes doivent sentir la poudre, alors qu’elles seraient bien mieux à me faire de

gentilles caresses … Marceau est un débrouillard, il saura faire des malices aux Allemands, faudra

juste qu’il ne joue pas trop les bagarreurs, j’ai envie que le bon bougre me revienne entier !

Eugénie

Page 28: L'Echo, Bourg en 1914

21/ mercredi 26 août 1914

Baptême du feu à Méhoncourt

Nous embarquons le 20 pour une destination inconnue. On a tous compris le lendemain en

entendant tonner le canon du côté de Lunéville. Le 22, nuit à la belle étoile dans les tranchées

creusées à la hâte. Le 23, les troupes d’active du Midi ont battu en retraite, les réservistes se

retrouvent brusquement en première ligne et ce sont bien des balles qui sifflent à nos oreilles. Un

jour passe, les Bavarois prennent position face à nous, difficile de savoir ce qu’ils nous mijotent. Dans

les rangs du 223, on occupe une ferme évacuée, vin, poulets, cochons, on tue tout ! Bien mangé, peu

dormi. Le 25 à 4h, l’ordre est donné de passer à l’attaque avec des Coloniaux sur notre droite ; çà

barde, nous avançons, reculons, tournons, les obus font du bruit et des trous effrayants, ce n’est pas

beau à voir quand les hommes sont en-dessous. Retour à la case départ dans nos tranchées, rien que

dans ma compagnie, il en manque soixante. Le 5e Bataillon a bien plus souffert, il s’est engagé le

premier, stoppé par un feu violent de mitrailleuses. Le colonel Brouet avait fait les campagnes du

Tonkin et du Soudan, il a voulu reprendre l’offensive, une balle dans le cœur a brisé net son élan. Et

celui de tant d’autres, comme Pobel homme d’équipe à la compagnie ferroviaire PLM, l’adjudant-

chef Marin, Balliccioni le Corse des archives de la Préfecture. Certains ont été évacués bien amochés

vers l’ambulance de Bayon, j’en connaissais bien deux d’entre eux, Randu le Jurassien, toujours brave

et dévoué, et Baudet, le cantinier de la caserne Aubry qui nous dégottait ce qui va bien. Aujourd’hui,

le 15e Corps d’Armée du Midi est repassé en première ligne. Nous bivouaquons dans les granges et

les champs. Le régiment fait le compte de ses pertes, je le sais par l’officier de détails, il y aurait

quinze pages de noms dans le journal de marche, plus d’une centaine de tués et disparus, trois fois

plus de blessés, 450 hommes sur le flanc, le quart du régiment qui avait marché sous une averse dans

les rues de Bourg trois semaines plus tôt.

Célestin

Page 29: L'Echo, Bourg en 1914

22/ dimanche 30 août 1914

Les murs ont de grandes oreilles

Tout le monde en parle encore. Les Parisiens ont attaqué les épiceries avec des plaques en

porcelaine pour les bouillons Kub, il parait que ce sont de vrais repaires d’espions allemands. Pas

étonnant que mes parents n’en ont pas mis rue Charles Robin.

C’est comme chez nous, la police a arrêté plein d’Allemands, il y en a 200 en prison à l’école Carriat.

J’ai vu ceux qui travaillaient dans un cirque, ils ont des têtes bizarres, quand ils m’ont regardé, çà m’a

fait comme un grand frisson ! Faut dire qu’il y en a qui font dérailler les trains, il y aurait 70 soldats

blessés. Les automobiles sont surveillées partout, il y en a une qui a quand même réussi par passer

par Bourg.

Je ne suis pas assez grande pour savoir si tout çà est la vérité, mais papa et maman sont bien

d’accord avec les gens qui viennent à l’épicerie. Ils ont tous un peu peur de ce qui se passe, alors ils

repartent avec le panier plein de provisions. Moi çà me coupe l’envie de manger ! Ils disent tous qu’il

n’y a pas de fumée sans feu, c’est sûr qu’en attaquant méchamment les Belges, ce sont eux qui l’ont

allumé ! Maintenant ils ont en plus des taubes et des zeppelins qui vont lancer des bombes jusqu’à

Paris.

Ce qui m’a rendu triste, c’est d’apprendre la noyade de Jules Paubel, un plus petit que moi. Il est allé

à la pêche à la ligne près des Deux Saules. Lui a du trop mangé avant de se baigner. On n’est pas tous

pareil.

Roseline

Page 30: L'Echo, Bourg en 1914

La vie militaire

A l’entrainement sur le Champ de Mars

Cantonnement du 55e RIT dans la propriété Millet

Page 31: L'Echo, Bourg en 1914

La vie militaire

La caserne Aubry

Les nouvelles casernes à (futures Brouet)

Page 32: L'Echo, Bourg en 1914

23/ mercredi 2 septembre 1914

Premier de cordée

Il était cinq heures cet après-midi quand le Maire se leva solennellement et prit la parole devant une

vingtaine de conseillers. C’est un bien triste honneur qui nous est fait, honorer la mémoire du

premier parlementaire tombé pour la France au combat.

Georges Loiseau fit un bel éloge à Pierre Goujon, à la mesure de la grandeur de celui qui choisit de

servir sa patrie au milieu de ses hommes dont il restera à jamais le plus digne des représentants. Il

évoqua le drame personnel qui le toucha un an plus tôt, quand son épouse le quitta prématurément,

ce nouveau deuil d’un ami cher ne faisant qu’attiser sa peine. Serviteur de la France immortelle, il

incarnait toutes les qualités de notre race chevaleresque, lui qui fut si droit, loyal, bon et généreux.

Rapporteur à la Chambre des députés de la loi sur l’allongement d’un an du service militaire, il n’a eu

de cesse de nous mettre en garde contre les périls de la guerre, l’histoire lui donna

malheureusement raison. Son intime conviction faillit lui faire perdre son siège aux élections de son

dernier printemps. Il n’était pas homme à fuir ses responsabilités, sitôt son devoir de parlementaire

accompli, il partit rejoindre ses braves Bressans dans la 24e compagnie du 6e bataillon du 223° RI,

notre régiment des réservistes. A Méhoncourt en Lorraine, le drame se dénoua le 25 août. Le colonel

Brouet tomba le premier, frappé d’une balle en pleine poitrine. A la tête de sa section en position

derrière un frêle abri de terre, Pierre Goujon fut touché au bras, il releva courageusement la tête et

succomba d’une troisième balle mortelle. Pour perpétuer son souvenir, la place des Quinconces

portera désormais son nom.

A l’issue d’une suspension de séance, durant laquelle le silence était lourd et l’émotion palpable,

nous décidâmes d’octroyer aux femmes des employés municipaux mobilisés les deux-tiers des

appointements de leur époux, le troisième tiers sera conservé pour leur être restituer à leur retour.

Malgré la douleur et les privations, la guerre continue. Puissions-nous consentir de si grands

sacrifices pour la victoire finale.

Stanislas

Page 33: L'Echo, Bourg en 1914

24/ dimanche 6 septembre 1914

Pire que la blessure de guerre, l’infection

Nous avons eu l’arrivée d’un nouveau train de blessés en ce début de mois, les plus atteints ont été

dirigés à l’Hôtel-Dieu. Ceux qui lisent les journaux ne savent pas toujours ce qu’ils racontent. Un

homme pourrait repartir valide au bout de quelques jours après qu’une balle lui eut transpercé les

poumons ! Les éclats d’obus feraient des blessures plus sérieuses mais les obus allemands

éclateraient mal et en l’air le plus souvent … Il faut bien rassurer la population, chaque convoi de

blessés est un spectacle de désolation ! J’ignore le degré de gravité que peut occasionner une arme

sur un organe, ce diagnostic est de la compétence d’un médecin ou d’un chirurgien. Je vois

simplement l’état dans lequel de pauvres bougres parviennent jusqu’à nous. Une superficielle plaie

en séton a tôt fait de dégénérer en infection. L’hygiène n’est d’évidence pas le souci quotidien de nos

combattants et il semble bien long le transport jusqu’aux hôpitaux. La chaleur de l’été en fait des

proies offertes aux mouches, moustiques et punaises, grands propagateurs de la fièvre typhoïde et

de la dysenterie. L’hygiène et la désinfection deviennent ainsi nos combats quotidiens, nous mettons

chaque jour à bouillir les draps et le linge des malades. Et nous les soignons en veillant sur eux jour et

nuit. L’un a des plaies purulentes qu’il nous faut nettoyer incessamment. Un autre délire

fréquemment, il voit des oiseaux bleus voleter au plafond. Dès qu’il s’apaise, il appelle sa mère, je

m’assieds près de lui et le console par de douces paroles.

Que Dieu soulage leurs souffrances.

Sœur Anne

Page 34: L'Echo, Bourg en 1914

25/ mercredi 9 septembre 1914

Deuils d’une nation

Je pense à « L’expiation » de Victor Hugo dans la morne plaine de Waterloo. « Est-ce le châtiment

cette fois, Dieu sévère ? ». Figures lumineuses d’une tragédie grecque, tous deux s’alarmaient dans

ces jours d’incertitude qui précédèrent la chute de l’Europe dans le chaos. Sont-ils morts d’avoir eu

raison ?

Jean Jaurès, lâchement assassiné le 31 juillet. Plus que la tragique disparition d’un homme, une voix

s’est éteinte, la seule capable de préserver un mince espoir de paix. Eut-il pu empêcher

l’embrasement de l’Europe ? Nul ne le saura jamais, mais je doute malheureusement qu’un seul être

aurait pu se lever contre les velléités belliqueuses de si puissantes têtes couronnées.

Le 25 août à Méhoncourt, ce fut au tour de Paul Truchon, mon cher ami et éminent collègue,

socialiste et patriote. Attaché à l’avènement d’un monde meilleur, ce pacifiste a répondu à l’appel à

mobilisation pour défendre notre terre de progrès humain contre un envahisseur bafouant les piliers

de notre civilisation.

Personne ne semble échapper aux funestes nouvelles. J’apprends ce matin le décès du fils d’un autre

ami, directeur de l’école des Graves. Marcel Merle était soldat au 133e RI de Belley, je me souviens

de sa haute taille et de ses grandes oreilles, il aurait du bientôt célébrer ses 22 ans. Sergent dans le

même régiment, son frère aîné a été épargné, blessé d’une simple fracture au bras. J’espère que la

Nation rendra l’hommage qu’il se doit à ces héritiers de l’Armée de l’an II et des Grognards du soleil

d’Austerlitz ! Foule anonyme de bien jeunes garçons ignorant peut-être le souffle des tendres

étreintes avant de haleter dans de féroces corps à corps. Je fonde l’espoir que cette génération ne

connaisse pas que son dernier soupir.

Touché par une incommensurable affliction, je songe alors à ce vers de Corneille. « A vaincre sans

péril, on triomphe sans gloire ».

Hippolyte

Page 35: L'Echo, Bourg en 1914

26/ dimanche 13 septembre 1914

Le journal des opérations de la bataille de la Marne

L’incendie du mois ? Une broutille, pas de quoi sortir la grande échelle de seize mètres, achetée en

1904 à un constructeur-mécanicien de Nancy. Il occasionna à peine une petite frayeur à Bel-Air,

disons-plutôt une aimable distraction pour les veuves et les rentiers désœuvrés du quartier. Chemin

des Sourds-Muets, M.Thollet avait entrepris d’entretenir son automobile lorsqu’elle prit

soudainement feu, avec une telle force qu’il ne resta vite de sa belle auto qu’une carcasse calcinée.

Par chance, le réservoir d’essence ne s’est pas enflammé. Quant au propriétaire, homme prévoyant

en sa qualité de clerc de notaire, il était fort bien assuré.

Mais c’est bien vers le Nord de Paris que tous nos regards se sont tournés, chacun suivant, au jour au

jour et avec anxiété, des nouvelles de nos armées au fil des communiqués officiels. Nous avons bien

compris début septembre que personne ne s’est fait des politesses autour du canal de l’Ourcq. A

partir du 8, la grande bataille est engagée, violents combats en Champagne, nos troupes progressent

péniblement. Pas besoin de lire dans le marc de café pour piger que nos gars ont du méchamment

trinquer ! Mais çà a l’air de bien se passer dans les Vosges et on a pris deux drapeaux à l’ennemi. Le

11, l’espoir renaît quand Français et Anglais reprennent l’offensive, les Allemands battent en retraite

dès le lendemain après Compiègne et Soissons. Notre armée est victorieuse ce matin, la Marne est

franchie, Lunéville réoccupée. Le gouvernement pourra refaire ses valises pour la capitale et le

généralissime Joffre doit se friser la moustache, il s’en est fallu de peu que le Kaiser ne la lui coupa !

Le journal écrit que les pertes ont été considérables, c’est rien de le dire. J’ai beaucoup de sapeurs

qui sont partis, pas moyen de savoir s’ils y étaient. Ils ont beau avoir l’habitude du feu, mais cette

fois-ci …

Anthelme

Page 36: L'Echo, Bourg en 1914

27/ mercredi 16 septembre 1914

Sale temps !

En voilà de drôles de manière, déclarer la guerre pendant les moissons, faut croire que les Prussiens

n’ont point de paysans ! Déjà que le temps ne nous a pas gâtés et qu’on a manqué de bras, les plus

gaillards ont taillé la route en pleine moisson. Les Anciens ont beau dire que çà ne dure jamais bien

longtemps ces mauvaises plaisanteries, mon bonhomme a fait comme les autres bons patriotes, il a

filé du jour au lendemain, c’est tout juste si j’ai eu le temps de lui glisser quelques fromages bien faits

dans sa besace.

Y’a deux jours, il m’a envoyé une carte, je sais qu’il est en bonne santé et n’a pas l’air de se faire du

mauvais sang. Ce n’est pas rien, le fils d’un voisin est blessé et on attend de voir pour d’autres dont

on est sans nouvelles. Il m’a aussi écrit qu’il n’avait pas eu l’occasion de tirer un seul coup de feu, il a

pourtant un bon coup de fusil mon Léon, chasser le lièvre, çà lui connaît, et à mon avis, l’Allemand

doit courir bien moins vite et tout droit !

Me voilà forcer de faire sans lui. J’ai demandé au Maurice de sarcler pour nous débarrasser des

mauvaises herbes puis d’arracher les pommes de terre, mais à deux francs la journée, les sous

poussent plus lentement que les choux ! Heureusement que le cousin est bien serviable, il a criblé le

blé, çà servira pour les prochaines semences. Il est allé à la foire de ce matin et m’a dit que les cours

des bœufs et des veaux se sont bien tenus mais les porcs, petits ou gras, sont partis à petits prix.

Guerre ou pas guerre, çà cause des tracas, faut quand même garder les bonnes habitudes et je jette

toujours un œil aux chroniques bressanes. La mère d’un cafetier de la rue Gabriel Vicaire a été

retrouvée pendue à une poutre du grenier de son fils avec qui elle vivait. La malheureuse s’est

suicidée, elle souffrait de maladie et ses ennuis de famille n’ont rien du arranger. Même les nouvelles

d’ici ne sont pas gaies.

Yolande

Page 37: L'Echo, Bourg en 1914

28/ samedi 19 septembre 1914

Bidoche et bedon en compote

Voilà plusieurs jours qu’on creuse les tranchées avec la pluie sur le dos qui tombe à verse, la terre est

encore plus lourde à soulever. Le canon tonne toujours, du côté de Nancy, ici çà s’est calmé, on en a

eu bien assez depuis que nous sommes arrivés. On a su pour la grande retraite des Allemands au

Nord de Paris, ici aussi çà a bardé, le calme revenu après la tempête, notre division a fait ses

comptes, sur 12 000 fusils, il n’en reste que 5 600. Mon régiment a perdu son commandant le 25

août, un nouveau colonel est donc arrivé le 4 septembre de l’état-major et son baptême du feu n’a

pas trainé : visite des avant-postes en fin d’après-midi, attaque surprise des Alboches dans la soirée

sur le village de Réhainviller et c’est mon bataillon qui s’est retrouvé en première ligne alors que

nous commencions tout juste à roupiller. Ordre donné de vite leur reprendre le village. On y est donc

allés, dans le brouillard du petit jour, mais il s’est soudainement levé vers 6h30 et nous nous sommes

faits méchamment canarder, la fusillade est partie des lisières du village, pas moyen de traverser la

route, les survivants ont reflué dans la Tuilerie où les 19e et 20e compagnie étaient restés en point

d’appui. Comme un coq à qui on a coupé la tête, le chef de bataillon Juillet s’est mis à courir dans

tous les sens pour mettre les hommes à l’abri et il se l’est fait trouer ! Nous n’avions presque plus

d’officiers, faut dire que le régiment avait reçu l’avant-veille le renfort de 500 hommes du dépôt de

Bourg, les petits bleus ne savaient pas où se planquer, alors le colonel est arrivé, il les a pris un par un

pour les poster derrière un petit mur et les faire tirer. Puis il a envoyé une section traverser la route,

elle a été entièrement fauchée par des mitrailleuses cachées dans les vergers et aux fenêtres des

maisons. Encore deux lieutenants tués et les canons allemands s’y sont mis aussi, tir de riposte de

notre artillerie, trop court, les explosifs sont tombés tout près de la Tuilerie, c’est alors que le colonel

a organisé le repli par petites colonnes. Vers 10 heures, les restes du régiment étaient à l’abri dans

les tranchées de Mortagne. A l’heure de l’appel, manqueront 200 blessés et 70 hommes tués ou

disparus. On a bu la soupe, pas cuite, c’était toujours mieux que la semaine de fin août au régime eau

et pain sec. Nous avons pu ensuite faire un bon frichti avec du lapin, du lard et des pommes de terre,

mais on a beau m’avoir donné une pilule d’opium, j’ai toujours la panse en vrac avec une bonne

diarrhée.

Célestin

Page 38: L'Echo, Bourg en 1914

29/ mardi 22 septembre 1914

Des lettres et du lait pour les enfants

Mes deux garçons vont bien. Louis a adressé une jolie carte à sa petite Zéphyrine, il l’embrasse

tendrement, lui dit qu’il est bien content de son dessin et l’encourage à apprendre d’autres jolies

fables. Son frère cadet, Eugène, m’a écrit directement. Il m’a semblé très marqué par ses combats du

mois d’août en Alsace. Tout le monde se sauvait, la route était jonchée de sacs et de musettes, de

souliers et d’outils, les obus tombaient drus sur les soldats qui peinaient à avancer. Il n’hésite pas à

dire que la faute en incombe au général Bonnot, prestement mis en disgrâce, ce qui constitue une

imparable démonstration par la preuve. Il y a perdu de nombreux camarades et me demande de ne

pas m’inquiéter, convaincu qu’ayant survécu à ce terrible engagement, rien de pire ne pourra lui

arriver … j’en frémis à cette seule évocation … Il me demande de lui envoyer des coupures de

journaux pour se tenir au courant de ce qui se passe à l’intérieur. Il en est ainsi, nous guettons ici la

moindre information sur la situation militaire, eux s’imaginent que nous en savons davantage. Je

crois que tout le monde a besoin de se remonter le moral.

Je continue à beaucoup m’occuper pour m’éviter de trop penser. Pour les familles nécessiteuses et

les évacuées de l’Est, la ville donne un litre de lait pasteurisé par jour et par enfant de moins de

quatre ans. Elles ont pu s’inscrire au bureau de l’Assistance jusqu’à vendredi dernier et la distribution

a pu commencer hier entre cinq à six heures du soir avec le concours de quelques volontaires. Je me

rends donc au dépôt installé dans l’Hôtel du Parc, situé à l’angle du faubourg de Lyon et de l’avenue

de la Gare, il est le plus proche de mon domicile. Afin de desservir tous les quartiers, il en existe

quatre autres, place de l’Hôtel de Ville, rue Charles Robin, rue de la République et à l’Hospice de la

Charité. Si le Maire a vainement tenté d’obtenir la gratuité du transport ferroviaire depuis Saint-Paul-

de-Varax, la Société Ebrard s’est offerte de prendre intégralement à sa charge l’achat des quatre

cents litres de lait quotidien. Nous en sommes fort aises, cette bonne œuvre soulagera les caisses de

la ville d’une dépense de 12 000 francs et les jeunes enfants ne pâtiront pas des rigueurs d’une

guerre qui occasionne bien assez de malheurs.

Philomène

Page 39: L'Echo, Bourg en 1914

30/ vendredi 25 septembre 1914

La fureur du taureau

L’histoire se répète à l’envi, comme un symbole de l’héroïsme de nos combattants pendant la bataille

de la Marne. Je la recopie telle que la racontent les journaux, elle le mérite, assurément ! « Lorsqu’on

annonça l’ennemi, les paysans ouvrirent toutes grandes les portes des étables pour que les bêtes

puissent ainsi s’égailler dans les environs. Parmi elles, se trouvait un taureau qui sortit dans la rue,

flaira, tendit les jarrets et attendit, anxieux. A ce moment le canon commença à se faire entendre. La

bête alors fonça et sortit du village. Sur un tertre une compagnie allemande venait de prendre place.

Le taureau pénétra au milieu des hommes, les cornes en avant, fou de rage. Il fit vite : comme des

quilles, les Allemands à peine remis de leur stupeur tombaient. Une première décharge arrêta un

instant la fureur du taureau, mais il n’était pas frappé à mort et il recommença à frapper à droite et à

gauche, à coups de corne. Enfin, les balles en eurent raison. Il s’étendit, la besogne terminée. Il avait

tué dix-huit Allemands ». S’il se monte une souscription pour lui ériger une stèle commémorative, je

paierai bien volontiers mon écot !

Peydière possédait le courage d’un taureau, ce brave lieutenant auvergnat a reçu la semaine passée

un dernier hommage digne de sa race. Une foule énorme a suivi ses obsèques et une compagnie du

23e de ligne lui a rendu les honneurs militaires, auxquels assistèrent notamment le Maire et le

secrétaire général de Préfecture. Je me dois d’indiquer que l’homme descend d’une belle lignée, fils

d’une Teyras de Grandval, une noble allure illuminée de grands yeux bleus. Il était le gendre du

défunt général Logerot, Grand-croix de la Légion d’honneur et ministre de la Guerre du temps du

boulangisme. Son épouse éplorée aura perdu son père et son mari en moins de deux ans. Au hasard

des conversations de son cortège funèbre, j’en ai su plus sur les circonstances de sa mort. C’était le 2

septembre, les 1er et 3e Bataillon sont montés au col de Mandray où il s’est mis à tomber des grosses

marmites sur sa section de la 12e compagnie. Il a été atteint par un éclat d’obus en bas du dos, sale

blessure, il est décédé le lendemain pendant son transport à l’hôpital d’évacuation de Gérardmer. Il

se dit qu’il aurait mieux fait de se jeter à terre, s’il n’était pas resté adossé à un arbre, il serait encore

des nôtres.

Honoré

Page 40: L'Echo, Bourg en 1914

31/ lundi 28 septembre 1914

Un des plus grands crimes de l’histoire

J’ai dépêché Clarisse en ville pour me faire quelques emplettes, elle en est revenue bien ennuyée.

Elle a voulu en profiter pour porter du linge à la teinturerie de la rue Alphonse Baudin et a trouvé

portes closes. Des passants lui ont alors expliqué que Steurer-Noblet a du fermer cette succursale, la

teinture et le nettoyage ne se feront donc qu’à la maison-mère de la rue Neuve, et ce jusqu'à la fin

de la guerre. La boucherie Desangle est aussi contrainte de débiter elle-même ses abats, son tripier a

été mobilisé. On se veut en revanche rassurant chez Radior dans l’établissement de l’avenue de la

Gare, si M.Chapolard sert comme lieutenant au 11e régiment d’artillerie territoriale de Lyon, ce ne

devrait nullement affecter son activité. Il va sans dire que les préjudices sont bien plus importants

dans d’autres affaires, la Chambre de Commerce a appelé à signaler tout transport de marchandises

sur des bateaux allemands ou austro-hongrois. Mon regretté époux en eut été fort marri, lui qui sut

si bien développer son négoce au-delà de nos frontières. Il n’y aurait ces temps que le cordonnier du

régiment qui cherche des ouvriers.

Mais ce sont là de bien menus soucis. En feuilletant L’Illustration de cette semaine, j’ai vu avec effroi

des photographies de la cathédrale Notre-Dame de Reims martyrisée par la barbarie allemande. Ils

n’ont eu de cesse de la bombarder alors que des drapeaux de la Croix Rouge ornaient chacune de ses

tours et que des prisonniers blessés étaient installés dans la nef pour y être soignés. Quel mort

atroce pour ceux qui furent tués par les leurs, le gigantesque incendie a fait fondre le plomb des

toitures puis enflammé la paille sur laquelle ils se reposaient ! Comme le signe d’un imminent

châtiment divin contre ses Vandales et ses Huns, une autre fumée avait flotté quelques jours plus tôt

sur le dôme du Vatican. Habemus Papam, Giacomo marquis Della Chiesa, à l’issue de la journée de

Conclave provoquée par la triste disparition de Sa Sainteté Pie X. L’Illustration écrit que le premier

acte pontifical de Benoît XV a été de publier une encyclique contre les horreurs de la guerre, née

d’ambitions coupables, qui met actuellement l’Europe à feu et à sang.

Marie-Louise

Page 41: L'Echo, Bourg en 1914

32/ mercredi 30 septembre 1914

Au Sud, rien de nouveau

Pas la peine de se casser la binette à lorgner en direction de Péronnas pour voir passer les trains.

L’état-major a jugé bon d’expédier troupes et ravitaillements pour l’armée de l’Est en passant par les

bords de Saône et Dijon. La ligne Besançon- Ambérieu-Lyon ne sert plus qu’à la descente des convois

de matériels et de blessés. C’est que j’en ai vu passer par ici, y’a ceux qui viennent et les autres qui

passent en coup de vent. Rien de bien folichon, la gaieté des badauds de juillet et le bel élan des

troupes d’août ne sont que de bons vieux souvenirs. Il y a les blessés, plus ou moins décatis. La

plupart d’entre eux filent dans les hôpitaux du Midi, quelques uns restent à quai. Puis les prisonniers

de guerre allemands, j’en ai entendu un causer, un capitaine-major bavarois qui avait reçu un éclat

d’obus dans le genou. Il disait que les Français sont de bien piètres tireurs au fusil, mais notre canon

de 75 a fait du grabuge dans son régiment. Monsieur s’est plaint de n’être encadré que par des

territoriaux, un sous-officier serait plus digne de son rang. V’la autre chose, il croit ptet qu’on lui a

mis la main au collier pour qu’il se pavane en ville et boive des bières à l’œil ! On a aussi eu un convoi

d’aliénés. Il a bien fallu évacuer les asiles de la Seine trop proches des forts de Paris. Avant de se faire

canarder, ils ont mis tous les fous dans un train et maintenant y’en a cent cinquante de plus qui se

cognent la tête contre les murs de la Madeleine ! Un matin, c’était au tour des émigrés et

mobilisables italiens qui rentraient chez eux, ceux de chez nous les ont rejoints. On a distribué des

rations de lait aux femmes et aux enfants. Heureusement qu’a été nommé un commissaire spécial de

la gare. Paoli interroge et surveille tous les étrangers de passage, gare aux suspects, ils finissent aussi

sec en garde à vue. Avant la mi-septembre, il a cueilli un manœuvre d’une trentaine d’années qui

était venu se planquer à Bourg début août. Celui-là, je te l’enverrai vite fait au front, sans son Lebel et

sa Rosalie, rien qu’une fourchette et un couteau, il aura ben le temps de repenser à sa trahison, le

poltron !

Antonin

Page 42: L'Echo, Bourg en 1914

Dans les rues de la ville

Avenue Alsace-Lorraine

Avenue de Rozières (actuelle avenue Maginot)

Page 43: L'Echo, Bourg en 1914

Dans les rues de la ville

Place d’Armes (actuelle place de l’Hôtel de Ville)

Pont du Torterel menant à l’hospice de la Charité

Page 44: L'Echo, Bourg en 1914

33 / vendredi 2 octobre 1914

Des cantonnements sans cantonniers

Soixantième jour de guerre hier, deux petits mois et le sentiment qu’elle dure depuis une éternité.

Les familles nous sollicitent incessamment pour leur communiquer des informations sur leurs

proches tant leur inquiétude est grande qu’ils soient décédés ou blessés. Nous avons du faire savoir

dans la presse que nous ne disposons d’aucune liste et que nous avertissons sans délai les intéressés

dès réception d’un avis de décès. Concernant les militaires des 23e et 223e RI, ils sont enjoints de

s’adresser directement au bureau des renseignements du capitaine-trésorier de Bourg. La

municipalité s’évertue à assumer convenablement notre fonction de ville chef-lieu et c’est bien loin

d’être une sinécure ! Il nous a fallu trouver des locaux adaptés pour le dépôt territorial, une

compagnie cantonne à la Glacière de la Jeunesse laïque et au Cercle catholique rue de la Paix, une

autre à la Brasserie régionale, la Madeleine, les Maisons Blanc et Josserand au Mail, la 13e à l’école

Saint-Louis rue des Marronniers et enfin la 16e dans l’école communale de la rue Bichat. Mais il n’y

en a jamais assez pour les nécessités de l’armée, elle vient d’écrire au Maire pour déplorer que les

nouveaux locaux affectés à la 22e compagnie du Train des Equipages sont insuffisants pour loger

deux cents hommes et y établir les magasins d’habillement et d’harnachement ainsi que les ateliers

des bottiers, tailleurs et selliers. Sans compter que son emplacement est trop éloigné de leurs

hébergements chez l’habitant, ce qui contraint les hommes à circuler en ville en simple tenue

d’écurie, attitude contraire à la discipline et à la dignité de nos soldats. Nous nous soumettrons bien

évidemment à leurs exigences dans l’intérêt supérieur du pays, en n’espérant ne pas devoir un jour

leur libérer nos bureaux de l’Hôtel de Ville ! Nos charges sont devenues si considérables qu’un avis

aux contribuables a été publié pour les prier de bien vouloir s’acquitter de leurs taxes communales

afin de soulager la caisse de la Ville. Nous pouvons heureusement compter sur la bienveillante

initiative des sociétés musicales et sportives qui renoncent à leurs subventions annuelles, l’Union

bressane, la Lyre ouvrière, l’Alouette des Gaules, la Société de tir, les Courses de Bourg, la Diane

bressane, le Réveil bressan, l’Union sportive, le Moto vélo et l’Hirondelle de l’Ain. Qu’elles en soient

infiniment remerciées.

Stanislas

Page 45: L'Echo, Bourg en 1914

34 / mardi 6 octobre 1914

Pain de guerre

Mon Marceau m’écrit tous les jours depuis qu’il a pris une volée de shrapnells dans la cuisse droite.

Avec son escadron de Hussards, ils se trouvaient le 1er septembre vers Saint-Léonard dans les Vosges

et le ciel leur est tombé sur la tête ! Les hommes ont pu se protéger dans une maison en bord de

route, y’a eu des blessés mais pas un seul mort, les chevaux n’ont pas eu cette chance, une vraie

boucherie … Marceau en est encore tout retourné, c’est un sensible mon bonhomme, il était déjà

contrarié par la lionne du cirque tué en juillet à Bourg, alors quinze chevaux d’un coup ! Lui, sa jambe

ne doit pas être belle à voir, je me dis que ce n’est pas si grave avec tout ce qu’on entend, au moins il

est au chaud à se faire dorloter … connaissant l’animal, toutes ces infirmières doivent lui tourner la

tête, mais comme il est brave, çà doit lui faire penser à moi. Il est à l’hôpital de Dole, c’est bien, çà

me ferait pas trop loin en train, sauf que les facilités de transport ne sont accordées qu’aux familles,

faudra qu’il me marie dès son retour. Le plus cocasse est que beaucoup de boulangers de Bourg sont

partis à Dole, mais le Père, çà ne le fait pas rire du tout. Il était dans la délégation du syndicat reçu à

l’Hôtel de Ville, ils ont expliqué la situation sans passer par quatre chemins. La plupart de nos trente-

deux boulangers ont rejoint la section des commis ouvriers, quant aux mitrons ils ont presque tous

été mobilisés. Il ne reste quasi plus que des femmes à faire le pain, pendant que les blessés sont de

plus en plus nombreux comme tous ces refugiés de Belfort qu’il faut bien nourrir, et je ne parle

même pas de tous les gens de chez nous qui se donnent bien assez de mal pour gagner leur croûte !

Le Père a bien raison, çà ne va pas le faire, faut qu’on nous donne une dizaine de boulangers et le

Maire a promis qu’il va écrire sur le champ à l’intendant militaire. Et puis çà évitera les histoires, y’en

a qui se plaignent que des mobilisés à Bourg travaillent aussi dans deux boulangeries des Faubourgs

du Mail et de Lyon. Ce n’est pas normal qu’ils touchent comme militaire un sou par jour, plus la

nourriture, et qu’ils se fassent en même temps payer au prix fort. Je veux bien croire que ceux-là ne

doivent pas dormir beaucoup, mais on ferait mieux de faire revenir les nôtres plutôt que d’engraisser

les autres ! Comme dit le Père, le syndicat de la boulangerie de Bourg va verser 240 francs pour les

hôpitaux militaires, çà mettra tout le monde dans les meilleures dispositions.

Eugénie

Page 46: L'Echo, Bourg en 1914

35 / samedi 10 octobre 1914

Sabre au clair

Le régiment a perdu un de ses Chefs de Bataillon. Charles de Buretel de Chassey était un de ces

officiers à perpétuer l’héritage familial dans la carrière des armes, deux de ses trois frères Saint-

Cyriens comme lui, son beau père aussi, Calixte Armand François de Pina de Saint-Didier fils d’un

marquis Chevalier de l’ordre souverain de Malte et Maire de Grenoble après avoir émigré pendant la

Révolution. Les circonstances de sa disparition attestent de cette belle lignée, tomber les armes à la

main n’est-elle pas la plus noble des destinées ? Le 21 septembre au soir, Chassey venait d’être

promu Commandant et s’interrogeait avec d’autres officiers sur l’opportunité d’engager le 2e

bataillon avant l’aube du lendemain. Les hommes étaient lessivés après trois jours de combat sous la

pluie sans manger, deux d’entre eux décédant même de congestion. Face à ses atermoiements, le

Général de brigade a tranché, seule l’offensive peut maintenir le moral des troupes et rien de mieux

qu’une charge à la baïonnette pour galvaniser les âmes. Malgré ses doutes confirmés par l’absence

de soutien d’artillerie et de mouvement des autres bataillons sur ses ailes, Chassey fit preuve de

l’honneur et de la bravoure qui lui étaient coutumières. Le bataillon fut regroupé à 3 heures du

matin, la nuit noire et le terrain accidenté ne permettaient pas l’attaque avant la pointe du jour, s’il

eut été sage de l’ajourner, ils se levèrent tous quand fut donné l’ordre d’avancer. Jusqu’aux lisières

du bois des Faîtes, on entendit que les pas lourds et précipités, les halètements des cœurs serrés par

l’imminence de la fusillade. A l’affût sur une position surélevée, protégés dans leurs tranchées par de

solides parapets, les Allemands prirent posément la visée et nous clouèrent sur place de front et de

flanc par des feux violents. Une balle faucha le genou du Capitaine Bos, le Lieutenant Libersart fut

touché d’une balle dans les reins, le Commandant de Chassey s’effondra sur le dos, à terre comme

les illusions de succès de cet assaut ! En ordre de repli, le bataillon s’est reformé dans le Bois

d’Ormont avec ce qu’il restait des compagnies fortement éprouvées, le capitaine Péron a pris le

commandement. Je comprends mieux l’appel aux officiers démissionnaires ou en retraite pour qu’ils

reprennent du service à l’instruction et au front.

Honoré

Page 47: L'Echo, Bourg en 1914

36 / mardi 13 octobre 1914

C’est la rentrée

A chaque semaine son cortège de funestes nouvelles. Au tour de René Sangi, chef de cabinet du

Préfet, il a démontré de rares qualités de distinction et d’esprit lors de son court passage dans notre

département. Ayant eu le privilège de m’entretenir avec lui en marge d’une cérémonie, j’ai apprécié

sa conversation de fin lettré, sa plume avait fait le bonheur de la presse de province et de Paris.

Corse natif de Bastia, ce brillant parcours s’acheva dans la Meuse, destin contrarié par la trajectoire

d’un éclat d’obus en plein cœur. Un homme tombe et les rangs se resserrent aussitôt, non sans

peine, pour que le sacrifice de nos meilleurs fils ne soit pas inutile sur l’autel de la mère patrie. La vie

continue, malgré tout. Le jeudi 1er octobre fut le jour de rentrée au lycée Lalande avec un personnel

complet malgré les circonstances. Il en fut de même au lycée de jeunes filles rue Alsace-Lorraine,

bien que les trois cents lits de l’internat soient toujours occupés par l’hôpital auxiliaire 203 diligenté

par l’association des Dames Françaises. La rentrée se fit dans des conditions similaires à l’Ecole

normale de garçons dans la mesure où le service de santé des armées utilise partiellement ses

locaux, les élèves-maîtres sont logés en conséquence dans des familles de la ville. Chacun

s’accommode de ces contraintes et se doit d’assumer les responsabilités qui lui incombent. Se tenait

ce jour le conseil d’administration du Sou des écoles laïques de Bourg, lequel fit voter des dépenses

extraordinaires: cinquante francs pour chaque cantine scolaire, la distribution de tabliers, galoches,

chaussons tricotés et chandails, cent francs de secours au bénéfice des militaires hospitalisés dans la

ville. Ces décisions coûteront trois mille francs que nous prélèverons sur le fonds de réserve du Sou

et puiserons dans la générosité nos sociétaires.

Hippolyte

Page 48: L'Echo, Bourg en 1914

37 / vendredi 16 octobre 1914

A votre bon cœur messieurs dames

J’ai été fort sensible à l’appel du docteur Touillon. La ville a été désignée parmi les grands dépôts de

convalescents de la région militaire, les soldats à moitié guéris ont été évacués des hôpitaux et

occupent les dortoirs de l’Institut des sourds et muets qui sont dorénavant accueillis à Lyon. Les

blessés affluent, tel le flot continu d’un fleuve en furie, le chirurgien en chef de l’hôpital de Bourg se

doit de soigner 450 blessés et il dit manquer de tout, denrée alimentaire et bois de chauffage, linge

et oreiller, chandail et tricot de laine, tenture et rideau, papier à lettres et enveloppe, couverture de

laine ou du coton pour les fabriquer. Les besoins sont criants en vêtement, pantalon, casquette,

flanelle, caleçon ou pantoufle. Les dons en argent sont également très appréciés et les journaux ne

manquent pas d’exprimer la reconnaissance publique pour tous les bienfaiteurs, les ouvriers de la

Câblerie, deux commerçants du quartier de la gare, les mécaniciens, chauffeurs et agents du dépôt

PLM, les anciens élèves de Carriat, les anciennes élèves de l’école normale d’institutrices, l’amicale

de la classe 1876 et tant d’autres qui me pardonneront d’omettre de les citer.

Au-delà d’une action charitable que me permet la bonne fortune de mon défunt mari, n’ai-je pas

autant le devoir de choyer tous ces hommes meurtris comme mes propres enfants ? Etant bien

incapable de leur prodiguer des soins appropriés, l’Ouvroir Jeanne d’Arc s’est attelé à cette œuvre

urgente. 250 blessés sont arrivés en deux jours dans les bâtiments de la nouvelle caserne dont

l’éloignement du centre de la ville freine les élans de générosité. Nous allons y pourvoir en portant à

ces braves les douceurs qui les feront se pâmer, du tabac, du chocolat, des fruits, des jeux, des cartes

postales pour écrire et pourquoi pas quelques chaises longues, vieux fauteuils et coussins douillets.

Agréables moments de bonté en ces heures si graves. L’Eglise Notre-Dame l’a si bien compris que son

carillon va être modifié pour sonner des airs moins guillerets.

Marie-Louise

Page 49: L'Echo, Bourg en 1914

38 / lundi 19 octobre 1914

Premier de corvée

Travaux aux tranchées à poser des réseaux de barbelés, marche et patrouille puis exercice pour se

dérouiller, toujours à balayer le cantonnement qu’il va finir par briller comme la lame de ma Rosalie !

Pas grand-chose à faire mais toujours occupés, avec les gradés sur le dos, aller chercher la

tambouille, le pain, le vin et le café, y’en a pas un qui est en reste pour nous enquiquiner. Moi j’ai

trouvé la bonne gâche à savoir me débrouiller avec mes dix doigts, ils cherchaient un menuisier et un

vitrier pour remplacer des carreaux et réparer des croisées, je ne me le suis pas fait répéter deux fois,

çà va m’éviter quelques nuits de garde à faire le piquet. C’est que le temps commence à être frisquet,

la pluie et les premières gelées, çà me rend chatouilleux des pieds ! D’un côté, faut dire ce qui est, ce

ne serait pas trop mal si on pouvait finir la campagne à jouer les fourmis … et les cigales aussi, il y a

une chorale régimentaire et j’en suis. D’un autre côté, c’est si calme en ce moment que le retour à la

maison n’est pas pour demain. On sait par les habitants du village voisin que des patrouilles

allemandes y font chaque jour un petit tour. Pas vraiment des furieux Prussiens de la Garde

impériale, plutôt des bougres autour de la quarantaine, portant des capotes noires et de vieux

casques, un peu des gens comme nous, quoi ! Mais si, à tout casser, ils sont cinq cents dans les

tranchées, il y en aurait plus de vingt mille sur leurs arrières et ce ne sera pas la même paire de

manches de les en déloger !

Célestin

Page 50: L'Echo, Bourg en 1914

39 / jeudi 22 octobre 1914

Un Zeppelin et un Guerrier

On a vu passer un convoi qui transbahutait un énorme Zeppelin. Je me suis fait remplacer au

comptoir par la femme, elle attend un petit pour bientôt, alors je lui ai dit de bien s’asseoir et de ne

pas trop en faire, puis je suis allé jeter un œil sur la bête. Pas moins de cinq wagons chargés de

débris, j’ai laissé traîné mes oreilles et posé quelques questions aux troupiers de garde, comme çà,

sans avoir l’air d’y toucher, c’est mon métier ! Paraît que fin août, il était au-dessus de l’Alsace à

jouer les espions et s’est fait dézinguer par une batterie de 75 d’un régiment de territoriaux. Sacrés

pépères, ceux-là n’étaient pas de la trempe des nôtres qui trainent les pieds dès qu’il faut vider des

charrettes pour charger des wagons … bon c’est vrai aussi qu’on leur en fait charrier du bazar ! Des

dirigeables pareils, les casques à pointe n’en ont pas des masses, un de perdu, ça fera des bombes en

moins sur les villes à tuer des civils. Le temps que du monde zieute ce joli trophée et le train est

reparti pour la gare de Lyon-Brotteaux, les morceaux du Zeppelin finiront à l’arsenal de la Mouche du

côté de Gerland.

S’il y a un qui est la fête en ce moment chez les cheminots, c’est François Guerrier, pas peu fier de

son fiston Emile. Il a reçu une citation à l’ordre de l’armée, celle-là n’est pas donnée à tout le monde,

surtout quand on n’est pas galonné. Y’en avait plein le journal d’hier. « Le 29 août dernier, Guerrier

couvre seul le repli de quelques hommes restant de sa section. Ses munitions épuisées, il va chercher

sous les projectiles les munitions d’un camarade tué et continue le feu. Par son tir précis, il inflige des

pertes sérieuses à l’ennemi. Le soldat a eu son sac enlevé par un obus, sa capote a été transpercée en

quatre endroits et son pantalon en six par des projectiles qui ne l’ont pas blessé. Après cette

admirable conduite, Guerrier a été félicité par ses chefs et nommé sur le champ caporal. En outre, il

va toucher une somme de 100 francs provenant d’un don fait par une généreuse et riche américaine

pour récompenser les actes de bravoure accomplis par de simples soldats français ». Elle n’est pas

belle l’histoire ? En tout cas, sûr que son Paternel l’a bien fêté, ses camarades en ont bien profité et

moi aussi. François a du croire que les 100 francs de la rombière pleine au as étaient pour lui !

Antonin

Page 51: L'Echo, Bourg en 1914

40 / dimanche 25 octobre 1914

La fée carabine

Le temps me dure, les soirées sont longues sans les bons copains après une journée de turbin, Jean

et Louis ont fini par y aller. L’un rêvait de porter la tarte des chasseurs alpins, l’autre la chéchia des

zouaves, et ben chou blanc, çà sera le képi rouge des biffins, entrer dans une armée en campagne, ce

n’est pas choisir son morceau de lard chez le charcutier du coin ! Louis est engagé volontaire mais

Jean n’a même pas eu le temps de se retourner, il a un an de plus que moi et la classe 1914 a été

appelé fin août, puis il s’est taillé aussi vite que les mobilisés de la début août. Mes parents n’ont pas

voulu signer l’autorisation d’engagement, ils m’ont dit que le temps de partir, la guerre sera déjà

finie … bon, ils sont taiseux mais je crois bien qu’ils se font du mauvais sang pour leur grand dadais !

D’un autre côté, j’ai bien fait de rester civelot, les débits ne peuvent plus servir à boire aux militaires

de la garnison passées les 20 heures et çà ne rigole pas, la Veuve Robert rue Bourgmayer, Giraudet

place du Greffe et Jacquemot rue Gabriel Vicaire se sont faits rattrapés par la patrouille, consignés à

la troupe jusqu’à nouvel ordre. Un grand oncle m’avait bien dit que des guerres, il n’en ressortait

jamais du bon, le gouvernement vient d’interdire la vente de l’absinthe. La fée verte serait en fait une

vraie sorcière qui rend aveugle, tuberculeux ou fou, moi qui croyais qu’une boisson à base de

plantes ne pouvait pas être mauvaise dans le fond … pour être honnête, on l’appelle entre nous le

sulfate de zinc, c’est l’alcool bon marché et un peu trafiqué des petites gens. Certains disent que c’est

une victoire morale, que l’antialcoolisme est une des formes du patriotisme, nous on veut bien se

faire trouer la peau, mais si on peut plus se péter la ruche, on va finir par avoir les abeilles !

Joannes

Page 52: L'Echo, Bourg en 1914

41 / mercredi 28 octobre 1914

Au théâtre ce soir

Guillaume s’en va-t’en guerre, Hardi les gars, La Kaïseriole, Sonnez clairons de la victoire, Dans la

tranchée et bien sûr Rosalie reprise en chœur (pas vraiment à l’unisson !) par les blessés, éclopés,

convalescents, infirmiers et territoriaux présents lundi soir au Théâtre. Le barde breton Botrel a fait

son récital de poèmes patriotiques. Çà m’a émue, rien que de penser qu’il a chanté à Belfort ces jours

et que mon homme a peut-être entendu les mêmes chansons souvent gaies et parfois

mélancoliques. Et si j’ai eu la chance d’en être, ce n’est pas que j’ai reçu un bristol d’invitation ! La

municipalité a embauché quelques ouvreuses pour les représentations et comme ma logeuse avait

gentiment fait un portrait flatteur comme quoi je suis bien aimable et souriante, j’ai sauté sur

l’occasion pour me faire quelques sous. Ce n’est pas si facile ! On sent bien que ces gaillards sont

privés depuis belle lurette, çà se voit dans leurs yeux, les femmes n’ont pas besoin d’un dessin pour

comprendre, mais bon, je ne me suis quand même pas fait pincer les fesses ! J’en connais dans les

évacués de Belfort qui aimeraient bien, ils n’ont rien à part de quoi coucher et les bons

d’alimentation, avec un peu plus d’un franc par jour et par personne, il n’y a pas de quoi faire un

festin. On avait bien tous quelques économies en arrivant, elles ont fondu comme le beurre au soleil.

Les familles ne seraient pas venues ici si elles avaient des dents en or, les pères étaient souvent

ouvriers à la société alsacienne de construction mécanique ou à l’arsenal. A part un vieillard de 83

ans qui touche sa pension d’ancien gendarme et certains qui ont des livrets à la Caisse d’Epargne, les

gens manquent de tout. Alors on essaie de leur trouver à faire pour participer aussi à l’effort de

guerre, mais le pays a bien peu de fabriques, il est très agricole, et que les cultivateurs embauchent

de la main d’œuvre étrangère, il ne faut pas y songer. En tout cas, on ne pourra plus dire que je suis

une bouche inutile, je gagne ma mie de pain, pour la bonne croûte çà reviendra quand je pourrai

retourner chez moi.

Léontine

Page 53: L'Echo, Bourg en 1914

42 / samedi 31 octobre 1914

Il s’en passe des choses

J’ai lu que les montagnards se demandaient pourquoi on leur prenait leurs chèvres, on sait à quoi

servent les bœufs et les chevaux, alors les biquettes ? On ne va pas gagner la guerre avec des

fromages ! Les Anglais ont envoyé dans le Nord 90 000 soldats hindous avec des grands turbans sur la

tête, ils ne sont pas venus pour promener les chèvres mais pour les manger.

Les Allemands, eux, ils n’enterrent même pas leurs morts comme des bons chrétiens, ils en ont

tellement qu’ils les brûlent dans des fours crématoires avec de la paille et du pétrole. Drôles de gens,

comme tous les suspects d’ici qui prenaient la place des blessés français dans les hôpitaux, ils sont

maintenant parqués dans des baraques au Champ de Foire, alors les parents m’ont interdit d’aller

jouer vers là-bas.

C’est qu’il s’en passe des choses. Aux barrières du Mail, il y avait plein de gens pour regarder passer

les trains puis un cheval s’est emballé et la voiture s’est retrouvée au milieu avec trois enfants

dedans, ils se sont faits une grosse peur avant d’être sauvés à temps. On ne manque pas non plus

d’apaches et de vauriens, il y en a qui ont volé une bouteille de liqueur dans un café et des enfants

de mon âge ont dit des gros mots dans la rue à des soldats. J’ai aussi entendu parler de deux morts

trouvés dans le bois de la route de Jasseron, je ne sais pas pourquoi les grands se sont tus quand ils

ont vu que j’écoutais. Dire qu’il y en a qui se battent pour nous pendant ce temps !

Roseline

Page 54: L'Echo, Bourg en 1914

Des bâtiments historiques

Eglise Notre Dame

Ecole Carriat (ex collège Amiot et futur conservatoire de musiques)

Page 55: L'Echo, Bourg en 1914

Des bâtiments historiques

Grand Hôtel de l’Europe

Porte de la prison (fermée en 2010)

Page 56: L'Echo, Bourg en 1914

43 / lundi 2 novembre 1914

Universelle souffrance

Les hommes se livrent dans ces moments calmes où nous sommes à leurs côtés sans leur prodiguer

de soins. Ils ont la pudeur ou la fierté de ne pas parler de leurs propres tourments et les expriment

en évoquant le sort d’autres blessés, de proches camarades ou de frères d’armes inconnus. L’un

d’eux s’est souvenu de son capitaine paisiblement occupé à se réchauffer près d’un poêle, jusqu’à ce

qu’un obus tomba sur la maison. Il l’évacua en traversant un pré sous une grêle de balles, une

d’entre elles lui faucha la jambe gauche et c’est ainsi qu’ils se retrouvèrent côte-à-côte dans

l’ambulance d’évacuation. Le temps fut très long à attendre l’embarquement dans les fourgons en

gare de Saint-Dié, son capitaine avait les lèvres bleus et le teint de plus en plus cireux. Quand ils

arrivèrent enfin à l’hôpital militaire Rethenans de Belfort, son sort était scellé, la gangrène avait

asphyxié ses derniers souffles de vie. Il fut ensuite le spectateur malgré lui de scènes aussi

éprouvantes que les combats qu’il endura. Ce chasseur cycliste traversé de part en part par une balle

dans l’abdomen, les dames de la Croix-Rouge le soulagèrent avec des pansements antiseptiques et

quelques mots de réconfort, mais il se lisait dans leurs regards que cet homme était condamné. Ici,

un docteur devant sa salle d’opération, il désarticulait à la hâte une épaule, le quatrième bras enlevé

depuis le matin. Là, des Allemands qu’on menait dans la grande salle, les jambes et les bras mutilés

par des éclats d’obus, et encore un autre, trépané et l’œil hagard, dont les heures étaient comptées.

Images de désolation dans un silence impressionnant, soldats français et allemands unis dans la

même souffrance.

Dieu reconnaîtra les siens.

Sœur Anne

Page 57: L'Echo, Bourg en 1914

44 / jeudi 5 novembre 1914

L’interminable fête des morts

J’en ai vu passé au cantonnement l’autre nuit, de l’artillerie de tous calibres, des Dragons casqués et

montés, un bataillon de cyclistes avec ses bicyclettes à perte de vue, quatre régiments de biffins à

leur traîne, puis les Coloniaux du 36e. Je m’étais à peine remis d’une dysenterie pendant une bonne

semaine, qu’il a bien fallu que le 223e leur emboîte le pas. Tout ce beau monde sur le pont le

lendemain à 3h30 et en avant, direction Arrancourt pour la petite musique qu’on connaît trop bien !

Une belle pagaille en vérité, un cheval est tombé raide mort en travers de la route et la troupe s’est

mise à piétiner, une compagnie de canons de 75 s’est trompée de direction et s’est retrouvée un

temps sous les obus de nos propres artiflots ! On a quand même fini par avancer, histoire de voir ce

qu’il y avait devant nous, faire quelques prisonniers et revenir dare-dare dans nos lignes. J’avais hâte

de manger la soupe, on a attaqué le matin avec notre boule de pain sans même avoir bu le jus. Le

régiment a eu deux tués et onze blessés, le lieutenant de Maistre se remettra vite de sa blessure à

l’abdomen, rien de trop méchant, si ce n’est qu’on s’est cassé le nez sur une vraie forteresse. Les

boches viennent juste de nous rendre la monnaie de la pièce, c’est de bonne guerre, ma section était

de service auprès les travailleurs des champs, on a eu vite fait de déguerpir et ils ont fait demi-tour

aussi vite qu’ils étaient arrivés ! Entre notre offensive de la fin octobre et leur contre-attaque de ce

matin, on a fêté les Défunts au lendemain de la Toussaint. Pas besoin de dire qu’on avait tous la tête

des mauvais jours, il n’y en a pas un parmi nous qui n’a pas perdu un copain. Une belle messe, le curé

a bien parlé, nous sommes tous partis en procession au cimetière, sept cents tombes bien arrangées

avec des croix souvent sculptés au couteau et quelques fleurs cueillis dans les sentiers. Ce matin-là il

pleuvait, le soir on a repris le travail aux tranchées.

Célestin

Page 58: L'Echo, Bourg en 1914

45 / dimanche 8 novembre 1914

Bouvet et les embusqués

Je me doutais bien qu’un de mes sapeurs n’y échapperait pas. Bouvet était entré chez nous en 1907,

je m’en souviens, il y avait eu cette année-là une série sans fin de feux de cheminées, et surtout un

accident mortel à la fabrique de bougies Louis et Cie de la rue des Tanneries, un ouvrier nettoyait le

fond d’une cuve d’épuration du suif jusqu’à tomber inerte, mes gars n’ont pu que sauver son

camarade qui l’avait secouru et s’était trouvé en fâcheuse posture. Bouvet est tombé à son tour,

mieux vaut mourir pour la patrie que pour l’industrie ! C’est arrivé en Champagne, il servait dans le

Génie et on n’en sait guère plus sur ce qui lui est arrivé. On est au moins sûr d’une seule chose, çà

fera en ville un serrurier et un pompier de moins, mais une orpheline et une veuve de plus, il s’était

marié avec la fille Noblet qui est couturière. Ils lui ont fait un bel éloge dans le journal, même si

l’article m’a courroucé, s’il est bien vrai que sa belle voix faisait la joie des auditions de la chorale de

la Lyre ouvrière bressane, pas un mot sur ses sept années de bons et loyaux services chez les

pompiers de la ville. Alors, quand je pense à lui et que j’entends dire que le ministre de la guerre fait

la chasse aux embusqués, mon sang ne fait qu’un tour ! Sus à ceux qui profitent de relations ou de

complaisances dans le seul but d’échapper au service armé, ceux qui sont dans les dépôts alors qu’ils

seraient utiles à l’instruction, qu’ils filent vite fait dans l’infanterie tous ces planqués bien-portants,

les secrétaires d’état-major, les infirmiers, les commis et ouvriers d’administration ! Au dernier

conseil de révision de la classe 1915 à la préfecture, deux cent cinquante jeunes ont été examinés et

il n’y a eu que neuf exemptés. Il nous faut du monde dans les tranchées, sauf à supporter

l’occupation allemande au Nord et à l’Est, la bataille de la Marne les a fait reculer mais on ne les a

pas encore renvoyés d’un grand coup de pied au derrière nach Berlin !

Anthelme

Page 59: L'Echo, Bourg en 1914

46 / mercredi 11 novembre 1914

V’tia la San Martin qu’appreuche

Ce jour-là, on l’attend toute l’année, je dessine une grosse croix dans la tête qui me sert de

calendrier, deux jours de fête, tous les Zets et les Zettes du pays envahissent le champ de foire et le

marché couvert. On s’y amuse comme des petits fous, on espère bien y trouver la bonne amie, mais

faut reconnaître que souvent on rentre tout seul et on se souvient de rien le lendemain. L’image de

la grande roue finit par se troubler quand les pas sont de plus en lourds et que les cœurs légers

s’enfoncent dans la nuit. Ben oui, comme dit mon père (jeunot il a du en faire des vertes et des pas

mûres), « Saint-Martin boit le bon vin et laisse courir eau au moulin ». J’ai enfin mes vingt ans et on

n’aura pas de 11 novembre cette année, quelle calamité !

Pas de Saint-Martin, mais çà n’a pas empêché deux racoleuses de se faire coffrer l’autre soir devant

la caserne Aubry. Une nuit au violon, un procès-verbal et les voilà ressorties voleter autour d’une

autre cage à soldats ! Y’en a quand même qui continuent à s’amuser.

D’autres l’ont mauvaise, les marchands forains ont demandé au Maire d’installer quelques manèges

et baraques sur une des places de la ville, ils ont même dit qu’ils reverseraient un bout de recette aux

œuvres de bienfaisance, les coquins ! Une qui ne doit plus avoir la tête à vendre du nougat et des

barbes à papa, c’est la veuve Charvet de l’impasse des Graves. Son fils était un conscrit, il en avait

bien assez de prêter ses bras pour toucher quatre sous, alors il s’est engagé pour aller faire le zouave

au bataillon de Sathonay, puis il a disparu fin août en se battant pour les Belges. Je me souviens bien

de ses deux tatouages au bras, « marche ou crève » et « je pense à ma mère » … Je ne devrai pas

tarder à être appelé, j’y pense aussi !

Joannes

Page 60: L'Echo, Bourg en 1914

47 / dimanche 15 novembre 1914

Tué d’un vilain coup de froid

Vinzou, c’est bien malheureux une affaire pareille ! J’ai déjà parlé de Paoli, il était envoyé à la gare

pour mettre de l’ordre, çà ne rigolait pas avec le commissaire spécial, même les civils marchaient au

pas et les drôles de types ne traînassaient pas dans les parages, ce n’est pas moi qui allais m’en

plaindre, ces gens-là ont la fâcheuse manie de faire durer au comptoir et de s’attirer des histoires dès

qu’ils ont bu le coup de trop. Paoli, il avait l’œil pour débusquer les malfaisants, il leur laissait pas

d’autres choix que déguerpir sur le champ ou croupir au violon ! Y’a une petite dizaine de jours, il a

accompagné jusqu’à Bellegarde quatre-vingts Allemands et Autrichiens pour les expédier en Suisse,

des vieux, femmes et enfants qui vivaient dans le coin, on les avait coffrés depuis début d’août à

l’école Carriat. Paoli y a pris un coup de froid, alors c’est peut-être l’âge ou le surmenage, il a fait sa

valise la nuit dernière sans crier gare. Encore une veuve et trois orphelins, comme si çà ne suffisait

pas … J’ai su que ce matin dans un hôtel tout proche de l’avenue Baudin, une pauvre folle s’est jetée

de la fenêtre de sa chambre, elle était arrivée hier de Lyon … si Paoli avait été là, çà ne se serait pas

passé comme çà ! Pour me chasser les idées noires, j’en ai lu une bien bonne sur un qui ne savait pas,

un capitaine d’un voilier allemand a traversé mers et océans avec sa cargaison, il était parti de

Hambourg il y a quelques temps, et n’a pas compris la raison de son arrestation dans le port de

Sidney. Les poissons n’avaient pas dit au capiston et à ses moussaillons que l’Allemagne avait déclaré

la guerre à la terre entière !

Antonin

Page 61: L'Echo, Bourg en 1914

48 / mercredi 18 novembre 1914

Permission de semailles

Çà fait jaser dans les chaumières cette triste histoire de cœurs brisés. Près de chez nous dans le bois

de la route de Jasseron, le Claude Bailly a trouvé deux corps raides comme des cierges de Pâques, la

jolie gamine couchée sur le dos, jambes repliées et bras en croix, le jeune gars face contre terre avec

un revolver à portée de main. Elle était de Polliat et faisait la bonne dans une maison de l’avenue de

la Gare, lui venait de Pont-de-Vaux pour embaucher comme plongeur à l’Hôtel Terminus. Encore un

jaloux qui a perdu la boule, il a tué sa belle puis s’est tiré une balle dans la bouche. Ce n’est pas à moi

qu’arriverait une pareille mésaventure, surtout en ce moment ! Çà fait plus de cent jours que Léon a

pris la route et au lieu de me le rendre, tout le monde m’explique comment faire pour m’en passer !

Pour avoir une bonne récolte de blé, il y a de nouvelles variétés qui prolongent les semailles

d’automne jusqu’à décembre janvier. Pour travailler les champs, des permissions agricoles de pas

plus de quinze jours sont données, j’étais donc tout à ma joie de revoir Léon et de trouver un peu de

répit, mais cette faveur n’est pas pour les hommes à la guerre, uniquement les cultivateurs des

dépôts et de l’intérieur, comme ils disent. Bref, çà profite encore à ceux qu’ont déjà les bonnes

places bien pépères à l’arrière ! Paraît qu’ils devront donner le coup de main quand ils en auront fini

sur leurs terres, je ne vais pas me gêner pour demander, sinon j’irai attraper le commandant du

dépôt de Bourg qui va m’entendre lui causer du pays ! J’ai eu la visite dimanche de ma cousine

d’Ambronay, elle a un bon maire, il tape à toutes les portes pour bien dire tout le mal qu’il pense des

allocations en baisse pour les femmes des campagnes, soi-disant qu’elles auraient des propriétés,

peut-être pour se promener sous une ombrelle, pardi ! Pour se casser le dos, récolter bien moins

qu’avant avec une famille à nourrir et c’est sans compter les maris à qui faut envoyer de l’argent de

temps à autre. Alors il voudrait que le gouvernement prenne l’argent là où il est, chez ceux qui le

regardent pousser en se tournant les pouces à longueur de journée ! Si je le croise au marché, j’en

glisserai deux mots à Georges Loiseau, y’a pas de raison que mon maire soit un idiot.

Yolande

Page 62: L'Echo, Bourg en 1914

49 / samedi 21 novembre 1914

Honneur et déshonneur ou les caprices du destin

Dernières nouvelles des Vosges, le 23e est resté deux semaines au cantonnement, les Lions du Bugey

du 133e RI les ont relevés, du repos et de l’instruction n’ont pas du être de trop. Le Général de

Division leur a rendu visite, le 1er bataillon a été rassemblé pour cette occasion à Saint-Michel en vue

de procéder à la parade du déshonneur pour un soldat coupable de désertion devant l’ennemi. Le

conseil de guerre l’a condamné à deux ans de travaux publics et il devrait être prestement expédié en

Algérie au bagne d’Orléansville. Pour gagner cette guerre et bouter l’Alboche hors de France, elle a

besoin de combattants ! Je me méfie quand même de certains officiers pour qui il suffirait de faire

quelques exemples pour bien souder la troupe. Des braves ont été mis à l’honneur, cités à l’ordre de

l’Armée. Le soldat Limozin, blessé par cinq balles, dont deux à la tête, il a vu venir à lui un Allemand

qui voulait le faire prisonnier, a retrouvé l’énergie pour prendre son arme, tuer son adversaire puis

s’est replié en encourageant ses camarades. Le caporal Buisson, grièvement blessé à quelques

mètres d’une tranchée allemande à l’issue d’une reconnaissance, il est resté toute une journée dans

un repli de terrain où personne ne pouvait de jour venir le relever, il s’est fait oublier, s’est pansé lui-

même et a donné à tous un bel exemple d’énergie et de force de caractère. Quant au sergent

Michaud, gravement blessé et seul cadre survivant, il a pourtant commandé sa section dans une

situation délicate pendant plus de deux heures et ne s’est retiré que sur ordre. Le tableau

d’encadrement du régiment n’arrête pas de changer. Le chef de bataillon Georges rayé des contrôles

et admis d’office à la retraite, Gaillard avait pris provisoirement le commandement du 2ème bataillon.

Il paraît qu’il fulmine, le capitaine Denis a finalement été promu à ce poste qu’il considérait comme

sien, il y croyait dur comme fer après sa citation louant son sang froid et sa belle conduite au feu.

Adjoint au Colonel, il a pourtant bénéficié d’une belle promotion, mais c’est un coriace, préférant le

commandement des hommes qu’envoyer des ordres de l’état-major du régiment. Un bon chef, mais

rancunier, Gaillard refuserait dorénavant de serrer la main à Denis.

Honoré

Page 63: L'Echo, Bourg en 1914

50 / mardi 24 novembre 1914

Horace et Casadesus

Comment exprimer ma profonde affliction ? Des jeunes hommes partis dans la fleur de l’âge et leurs

proches se raccrochant au fol espoir d’un rapide retour, le deuil qui frappe à tant de portes et la

faucheuse n’épargnant même pas les hommes de l’art. Nous l’avons appris, je l’avais connu, il avait

offert à ses amis une charmante fête le jour de ses trente ans. Loin d’ici près d’Arras, il a succombé à

ses blessures, s’est-il remémoré une dernière fois les chaleureux applaudissements du Théâtre et de

la Salle des Fêtes où il donna tant d’auditions ? Marcel Casadesus, violoncelliste virtuose du quatuor

Capet, frère de Francis et d’Henri musiciens renommés, époux d’une cantatrice que nous eûmes le

plaisir d’entendre avec la chorale de la Lyre ouvrière bressane.

S’en est également fini du peintre et aquafortiste Horace Fonville, sa barbe broussailleuse était bien

trop blanche pour qu’il fût emporté par la guerre, le vénérable homme avait 82 ans. Sa vie laissera ici

une trace aussi indélébile que son œuvre, il enseigna le dessin au lycée Lalande et à l’Ecole normale

de garçons, il tint à ce que son album de quarante planches « De-ci de-là dans Bourg-en-Bresse »

reste en ville et figure au musée Lorin. Il avait quitté Paris en 1870 pour nos paysages qu’il sut si bien

représenter dans le Haut-Bugey à l’huile et au fusain, jusqu’à se retirer au début de ce siècle dans la

villa des Bouleaux à Montagnat.

Des pages se tournent ou se consument, mais nous n’avons point le temps de l’apitoiement sur notre

sort, au tour de l’inspecteur de l’Assistance publique d’appeler aux dons en faveur de ces infortunés

mobilisés sans famille ni parent, personne pour leur adresser les effets appropriés à l’approche de

l’hiver … Je crois que je vais regarder dans les affaires des garçons, ils auront tant grandi quand ils me

reviendront.

Philomène

Page 64: L'Echo, Bourg en 1914

51 / vendredi 27 novembre 1914

La vie suspendue à des kilos de plomb

Les frimas de novembre s’estompent, le froid se fait chaque jour un peu plus piquant, le temps

semble valser entre deux saisons. J’ai hâte que l’hiver chasse l’épais brouillard matinal qui stagne sur

la ville et vous enveloppe de son humide manteau. Même nos armées se résignent aux caprices du

temps. Les nouvelles n’évoquent plus de nouvelles offensives d’aucun des belligérants, la victoire est

reportée au lendemain, juste répit des souffrances humaines. Au mieux, apprend-on qu’un

contingent d’Alsaciens-Lorrains a déserté des rangs allemands au chant de la Marseillaise, que

Messimy, ancien député de l’Ain et ministre de la guerre, a été fait Chevalier de la Légion d’honneur,

et que le Parlement a tenu sa session de rentrée afin de voter le prélèvement des impôts 1915 et les

crédits nécessaires à la guerre. Elle déplace son centre de gravité, le ralliement des Turcs aux

Allemands, le soutien des Etats-Unis à l’Angleterre dans sa volonté de contrôler la Mer du Nord ou

encore l’offensive des Russes en Pologne. Même lointaine, elle nous est familière, tant elle meuble

les conversations, suscite moult commentaires, à tel point qu’ils ne manquent parfois pas

d’exagération. J’ai lu une extravagante démonstration, à savoir la moyenne des balles tirées par

homme tué à Solferino et Gravelotte. Quarante à cinquante ans plus tard, l’auteur de cet article en

déduit qu’il faut aujourd’hui 82 kilos de plomb pour tuer un homme ! Il lui aura échappé que des

armes nouvelles, canons et mitrailleuses, se sont imposées sur les champs de bataille. Quel est le

poids d’un obus et combien de vie peut-il emporter ? Il lui faudra réviser ses calculs dont je ne cerne

pas exactement la portée, mais je concevrai bien volontiers que notre professeur de mathématiques

en fasse un de ses exercices bien dans l’air du temps. Pour l’heure, il est grandement satisfait que les

jeunes Ajacques et Aymard aient été reçus à la session d’octobre du baccalauréat. Tout le lycée

exprime par ailleurs sa fierté suite à l’admission d’Henri Niogret à l’école des Hautes Etudes

Commerciales de Paris. La vie continue, malgré tout.

Hippolyte

Page 65: L'Echo, Bourg en 1914

52 / lundi 30 novembre 1914

De l’avis de funérailles au piqueur-voyer

Nouvelle séance du conseil municipal samedi dernier. Le maire a salué la mémoire de nos

concitoyens tombés au champ d’honneur et il a indiqué qu’une plaque noire sera désormais apposée

à l’Hôtel de Ville pour informer la population des avis de funérailles pour les soldats décédés de leurs

blessures dans nos hôpitaux. Il est vrai que nombre d’entre eux ne sont pas du pays. Nous espérons

ainsi que le dernier hommage ne leur sera plus rendu dans une indifférence coupable eu égard au

sacrifice consenti pour la patrie.

En sa qualité de rapporteur de la commission des finances, M. Sangouard a donné lecture des

comptes de gestion 1913 des budgets de la Ville, des Hospices, de l’internat du Lycée de jeunes filles

et du Bureau de bienfaisance. Concernant les budgets additionnel 1914 et primitif 1915, les rapports

ne présentent guère de nouveautés, à deux exceptions près. D’une part, on ne sait pas quand

l’internat cessera d’être un hôpital auxiliaire pour rouvrir ses portes aux pensionnaires. D’autre part,

une subvention extraordinaire de 5 000 francs a été votée au bénéfice du Bureau de bienfaisance

afin de parer aux charges de l’hiver par de conséquentes provisions en combustible de charbon et de

bois. Bonne nouvelle, les travaux de chaussée sont imminents devant la gare de tramways du pré de

Challes, voilà qui va occuper quelques manœuvres pendant l’arrière-saison. A ce titre, le Conseil

Général vient de célébrer la réception officielle de la ligne Bourg-Montrevel. Elle sera en service dès

demain, départ de Montrevel à 5h, arrivée 8h45 à notre gare centrale après avoir notamment

desservi Foissiat, Marboz, Bény, Treffort et Jasseron, le tramway repartant en sens inverse au début

de l’après-midi.

Quant à moi, le 7e escadron du Train continue à bien solliciter mon emploi du temps. Les réquisitions

n’ont pas été sans récriminations chez les gens du commerce et les bâtiments communaux mis à

disposition ne sont jamais au goût des militaires. Maintenant ce sont leurs chevaux qui occasionnent

des dégâts ! je n’ai rien moins que trois plaintes en cours de traitement, Mme Gacon pour son

immeuble rue Gabriel Vicaire, M. Radix de l’hôtel de Bresse Faubourg de Mâcon et M. Creuset

restaurateur de la place Grenette. Il ne reste plus qu’à dépêcher sur place le piqueur-voyer de la Ville

en présence d’un officier du Train … et surtout s’armer d’une grande patience avec tous les

protagonistes !

Stanislas

Page 66: L'Echo, Bourg en 1914

Lieux emblématiques

L’Hôtel-Dieu, côté Reyssouze

La gare, côté rue

Page 67: L'Echo, Bourg en 1914

Lieux emblématiques

L’Hôtel de Ville

La Préfecture de l’Ain

Page 68: L'Echo, Bourg en 1914

53 / mercredi 2 décembre 1914

Georges Albert Nicolas Raymond

Bien content ! Ma Pierrette a accouché, j’ai vite compris la bonne nouvelle quand j’ai vu les petites

noisettes accrochées au tronc ! La maman a bien travaillé et c’est le papa qui est bien fatigué ce

matin, j’en connais quelques uns, ils ne se sont pas faits prier d’accourir au buffet pour se faire payer

la tournée du patron ! Après l’eau bénite, il a bien le fallu baptiser, alors çà m’est venu tout seul,

aussi vite que un et un font deux : Georges Albert Nicolas Raymond, mon petit gars aura des sacrés

parrains, trois grosses têtes couronnées et notre président. Raymond, c’est « Poing carré », il a plutôt

intérêt à avoir une grosse paluche pour taper sur la table, la France a besoin d’un chef par ces

temps ! Mon préféré des quatre ? Albert 1er, le Roi soldat, en voilà un qui mouille la jaquette, les

Belges n’en sont pas peu fiers, même s’il a épousé une duchesse de Bavière. Nicolas II ? Faut pas être

un enfant de chœur pour finir Tsar de toutes les Russies, mais il se bat à nos côtés et donne du fil à

retordre aux Autrichiens, puis pour tout dire, j’ai un petit faible pour sa moustache broussailleuse !

Georges V ? Son plus gros défaut est d’être Anglais, c’est quand même eux qui nous cherchaient des

noises avant les Alboches, m’enfin, vaut mieux l’avoir avec que contre soi, l’empire rosbif peut

mobiliser des millions de soldats aux quatre coins du monde et ils causent la même langue que les

Américains. Là ou j’en perds mon latin … çà va, pas trop de mal … c’est quand je lis que Nicolas et

Georges sont cousins avec le Kaiser ! A force que les aristos s’épousent entre eux, ils finissent par

tous être du même sang. Y’a une époque où ils faisaient çà pour éviter des guerres, je te donne ma

fille, tu me laisses en échange une quelconque province et l’affaire est faite. Faut dire ce qui est, çà

n’a pas marché cette fois, les histoires de famille sont les plus terribles et mon petit n’est pas prêt de

s’appeler Guillaume !

Antonin

Page 69: L'Echo, Bourg en 1914

54 / dimanche 6 décembre 1914

Indignée !

Clarisse est muette comme une tombe, elle ne saurait propager des paroles malveillantes à mon

égard, mon apparente indifférence ne me rend pas sourde, les jacasseries finissent toujours par

fendre les murs de cette maison. Je serai donc une râleuse invétérée, jamais contente, toujours à me

plaindre. J’en prends ombrage quand d’aucuns prétendent que je serai aigrie par mon veuvage,

j’assume en revanche cette peu flatteuse réputation dès qu’il s’agit de dire ce qu’il en est, et sans

ambages. J’avais alerté à la fin du mois de juin sur la recrudescence des accidents de circulation dans

les rues de la ville, les récents événements n’ont rien arrangé à ce danger permanent. Ce mercredi

rue Notre-Dame, la veuve Lacombe s’est faite renverser et piétiner par un cheval attelé à une

voiture, elle a pu heureusement recevoir les premiers soins à la pharmacie Curtil, c’eut pu être bien

plus grave à son âge de 84 ans … et le conducteur a continué paisiblement son chemin, ce galapiat a

été reconnu pour être un cultivateur de Saint-André-sur-Vieux-Jonc ! N’est-il pas normal de

s’indigner en de pareilles circonstances ? L’Ouvroir Jeanne d’Arc ressemble à une fourmilière, les dix-

huit mille cadeaux de Noël aux soldats nous occupent bien et les dons pour le Petit Paquet ne

tarissent pas. Une fois encore, il a fallu s’alarmer de pratiques inconscientes à un tel point que la

malveillance n’est pas loin. Parmi la quantité de linge reçu chaque jour, chemises, tricots, caleçons,

ceintures de flanelle, chaussettes, cache-nez, serviettes de toilette, mouchoirs, gilets, plastrons et

passe-montagnes, nous y avons trouvé des effets usagés de personnes décédées de maladies

contagieuses ! Comme si nos braves combattants n’étaient pas assez soumis à de rudes épreuves !

Autre sujet de mon courroux, la Mairie a pris l’heureuse initiative d’apposer les avis de funérailles sur

son tableau noir. Je me suis donc faite un devoir d’assister aux obsèques d’un malheureux mort des

suites de ses blessures à l’Hôtel-Dieu. J’ai été scandalisée en constatant que nous n’étions qu’une

petite dizaine et je n’y ai pas vu un seul de nos conseillers municipaux. Je me suis empressée d’écrire

au Journal de l’Ain pour manifester ma désapprobation, j’ai au moins eu la satisfaction de la

publication de cette lettre. Quant aux médisants, inutile de dire qu’ils se sont dispensés de ce dernier

hommage …

Marie-Louise

Page 70: L'Echo, Bourg en 1914

55 / jeudi 10 décembre 1914

Jean Foutre

Tués, disparus, blessés ou prisonniers, le 23e a subi de lourdes pertes depuis les premiers jours des

hostilités. Il recevra le 16 décembre le renfort d’un bon millier de petits gars de la classe 1915, il nous

faudra les instruire afin d’en faire de bons soldats, leur aguerrissement se fera au front, il se devra

d’être rapide, on m’a rapporté que les bleus imprudents de la classe 1914 se faisaient tirer comme

des lapins dès leur arrivée au front. Il en viendra d’un peu partout dans des proportions équivalentes,

Belley, Lons-le-Saunier, Mâcon, Autun, Marseille, Nîmes et Paris. J’entends déjà les récriminations sur

ce recrutement qui rompt le lien entre le régiment et les Bressans, je les partage sur le fond, même

s’il n’y a qu’une armée de France et de Français. J’avoue y trouver quelques commodités dans

l’exercice de mes fonctions, plus les familles sont proches, plus elles harcèlent les dépôts en quête de

nouvelles de leurs proches. Ce sont là de bien menus tracas, le Commandant de la Place de Bourg

doit composer avec des dénonciations anonymes, la gravité des événements révèle des élans de

bravoure et de générosité chez la plupart de nos compatriotes, ils ont aussi leur part d’ombre quand

d’autres en profitent lâchement pour dénoncer leurs voisins, les intérêts supérieurs du pays

masquent parfois de mesquines jalousies. Le Général commandant à Limoges la 12e Région militaire

n’y est pas allé par quatre chemins face au flot calomnieux des lettres anonymes, il a déclaré

publiquement que ce courrier finit directement au panier et qu’il connaît fort bien les noms de ceux

qui les ont écrites, ils s’appellent Jean Foutre ! Coup de gueule peu protocolaire mais ô combien

salutaire, même en des termes plus choisis, nous n’en pensons pas moins ! Je ne doute pas une seule

seconde que la bassesse ne soit pas de mise du côté des Vosges. Un calme relatif règne à la Faîte, la

Côme et la Fontenelle, quelques tirs d’artillerie et de rares fusillades interrompent les travaux

d’aménagement des tranchées, l’ennemi se fait discret, ses mouvements s’effectuent

méthodiquement en silence et de nuit, mais il est toujours là. Au chapitre des mutations, j’ai su que

Frantz Adam avait rejoint le régiment le 11 novembre dernier, c’est le fils du directeur de l’asile

d’aliénés Saint-Georges, ses parents avaient fui l’Alsace en 1871. Médecin psychiatre, il a été

mobilisé à l’hôpital d’Epinal, s’y ennuyait ferme avec le bon souvenir de son service en tant

qu’infirmier dans notre 10e compagnie. Il a donc écrit à notre médecin-chef Louis, un vieil ami de sa

famille, qui l’a nommé médecin-aide-major du 1er bataillon à la place d’un Eyssautier bien trop

content d’en finir. Je le connais peu personnellement, je sais juste qu’une flatteuse réputation le

précède.

Honoré

Page 71: L'Echo, Bourg en 1914

56 / lundi 14 décembre 1914

Saint-Nicolas-de-Port

Fin novembre, relève aux avant-postes de la 148e brigade par la 147e, nous n’avons pas demandé

notre reste en filant en moins de deux à Saint-Nicolas-du-Port, petite ville de six mille habitants avec

des militaires à tous les coins de rue, tu crois trouver la bonne gâche pour faire une bonne nuit et tu

vois des têtes menaçantes sortir de la paille. D’abord, une bonne douche pour décrasser le

bonhomme, les panards ont bien eu le temps de macérer dans les brodequins ! Dans deux jours, le

bataillon ira se prendre un bon bain à l’établissement thermal de Nancy, rien que d’y penser, j’en ai

les poils des gambettes qui frémissent ! Au repos ? C’est vite dit, manœuvre, tir et marche de nuit,

comme si on avait besoin d’apprendre à faire la guerre après tout ce qu’on a subi … çà me barde, les

premières lignes sont bien moins fatigantes, ici au moins, pas de risque de mauvaises rencontres à

croiser une balle ou un obus. Sinon, pas malheureux quand on a quartier libre le dimanche, quelques

distractions, des séances de Guignol ou un orchestre improvisé grâce à des clarinettes et un piston

trouvés dans les maisons à l’abandon. Il y a des petits plaisirs, comme boire un café très chaud, le

temps qu’il arrive aux avant-postes, on aurait presque le temps de semer les graines d’une

plantation ! La bidoche de l’intendance fait peine à voir, des petits bouts de semelle flottant dans un

léger bouillon sans queue ni tête, alors c’est déjà Noël quand on nous pose dans la gamelle de la

viande frigorifiée d’Australie. Quant à s’acheter des extras, faut pas y compter, les charcutiers et

épiciers veulent nous tondre la laine qu’on n’a même pas sur le dos ! Je préfère garder mes sous pour

le petit verre du soir, mais faut pas trainer après la soupe, les cafés sont vite bondés et on y voit ni

cul ni terre avec les becs de gaz éteints pour pas nous faire réperer par les aéroplanes. Ma petite

femme me manque dans ces moments, quelques unes sont venues voir leurs maris, mais se quitter à

nouveau est bien pire que la joie de se retrouver. D’autres ne pensent pas beaucoup à leurs familles

et s’entendent bien pour faire la vie avec les filles de ville … vaudrait mieux que le bon Dieu ferme les

yeux sur ces blasphèmes, qu’il ne nous punisse pas plus qu’on ne l’est !

Célestin

Page 72: L'Echo, Bourg en 1914

57 / jeudi 17 décembre 1914

Le cadeau de la vengeance

« Pères, frères, vous qui luttez, pour nous défendre / Parmi les verts sapins dans les neiges blottis /

Que vous seriez heureux si vous pouviez entendre / En Bresse et en Bugey, les voix de vos petits ! ».

La maîtresse nous a fait réciter à haute voix cette poésie de Monsieur Chagny. Elle est dans le petit

cadeau de Noël envoyé à nos soldats, ils se battent pour nous, alors la maîtresse nous a dit que

c’était bien d’avoir une gentille pensée pour eux. C’est l’idée d’un abbé, il s’appelle Cottard

Josserand, et il y a plein de dames qui l’aident dans la rue Lalande. Des gens ont donné des francs et

des enfants ont cassé leur tirelire. Alors ils ont fabriqué des boîtes en bois puis ils ont mis plein de

choses dedans. Un cigare et des cigarettes, peut-être pour se réchauffer le corps parce qu’il fait froid.

Du chocolat, où ils sont ils ne mangent pas très bien et ils aiment bien le chocolat. Un crayon et des

feuilles de papier, ils pourront écrire des bonne nouvelles à la famille. Un calendrier 1915 pour leur

souhaiter la bonne année, qu’ils reviennent tous vite et vivants. A l’école communale des filles du

boulevard de Brou, nous avons verni des boîtes, c’est quand même plus beau, et chaque enfant de la

classe a pris son porte-plume, je ne savais pas trop quoi raconter, c’est difficile d’écrire à quelqu’un

qu’on ne connaît pas, alors j’ai dessiné des jolies lettres parce qu’ils sont très courageux. La maîtresse

a dit que des enfants d’autres écoles étaient tristes et fâchés, ils ont écrit « tu vengeras mon Papa ».

Je ne me rends pas compte, mon Papa aussi est soldat à Bourg, il y en a qui disent que c’est un

pépère, il n’est pas si vieux mais il n’est plus trop jeune pour avoir un fusil. Il m’a dit que j’ai un oncle

mort à la guerre, qu’il faut être très fier de lui, il n’habitait pas ici, alors je ne l’ai jamais vu. Après j’ai

fait des cauchemars, je ne voulais pas que les Allemands viennent jusqu’à Bourg et tuent mon Papa.

Roseline

Page 73: L'Echo, Bourg en 1914

58 / dimanche 20 décembre 1914

Petit coup de cafard et grosse colère

Après-midi calme, le père a fait une bonne sieste, je serai bien aller en promenade au Bastion avec

quelques amies, sauf qu’il pleuvait à verse, l’eau tapait fort contre les carreaux et je regardais dehors

à travers le voile ruisselant sur la fenêtre de ma chambre, tous ces passants qui courent pour éviter

vainement les gouttes et s’éclaboussent de la terre mouillée du faubourg. J’ai un coup de cafard,

trop de pensées pour Marceau que je n’ai pas vu depuis trop longtemps. Quand le ciel a eu fini ses

caprices, le père s’est reveillé en grommelant, il a vu de suite du couloir que j’avais ma tête des

mauvais jours, il a du se dire que çà me ferait du bien de prendre l’air, le vent chasse les idées

noires ! Il m’a emmené à la Halle aux grains, les Territoriaux ont laissé la place aux volailles mortes

pour le concours, j’ai entendu qu’il y avait 130 exposants et 700 pièces, bien moins que les autres

années. Le prix d’honneur a été remis à un lot de superbes chapons et d’énormes poulardes de cinq

kilos avec leur peau blanche comme un linge et rebondie de graisse tel un joli petit cochon. Même

nos volailles sont patriotes, des drapeaux français et belges m’ont rappelé la guerre et me voilà de

nouveau à me ronger les sangs pour Marceau dans son dépôt de convalescents. J’ai eu trop envie de

lui faire plaisir, lui offrir une belle bête, que çà lui rappelle son pays et mes sentiments. Le père m’a

dit que ce serait gâché, çà m’a chiffonnée, alors dès qu’il a vu ma bouche de travers, il m’a expliqué

que ce n’était pas contre lui et encore moins contre sa grande fille. C’est à cause de l’administration

des Postes, elle ne veut plus voir dans les colis des comestibles et denrées périssables. Alors celle-là,

elle m’en bouche un coin ! Ils s’imaginent peut-être que les familles et les bonnes amies vont les

bourrer de poudre à canon, comme si nos soldats n’en avaient pas déjà plein les narines ! Si je paye

mon colis, je mets ce que je veux dedans et les postiers n’ont pas à y mettre leur nez même si

j’envoie un fromage bien fait ! Il n’y a qu’à les mettre dans des boîtes à cigares ou biscuits, le colis

pésera cent grammes de plus, l’administration empochera encore dix centimes et tout le monde sera

content ! Quand je pense que les colis sont gratuits chez les Allemands, çà m’étonnerait qu’ils

interdisent les paquets de saucisses, c’est à se demander qui sont les barbares ! Cette grosse colère

passée m’a déliée mon noeud au creux du ventre, çà m’a fait du bien, la preuve qu’on est encore

vivants.

Eugénie

Page 74: L'Echo, Bourg en 1914

59 / mardi 22 décembre 1914

Aux Belges

Le département a perdu un de ses capitaines d’industrie, il avait été l’artisan de la prospérité de la

Vallée de l’Albarine et fit de Saint-Rambert une usine modèle connue dans le monde entier.

Président de la Chambre de Commerce de l’Ain, il demeurait à Lyon où un tramway a percuté sa

voiture de louage et l’a traîné sur plusieurs mètres. De graves contusions à la poitrine et la moitié de

la figure arrachée, il a subi l’énucléation d’un œil et a succombé à ses graves blessures. Les obsèques

du Président Martelin ont rassemblé d’éminentes personnalités au cours desquelles le Sénateur

Bérard et le Préfet Delfini lui rendirent un juste et dernier hommage.

Ce mois fut fort occupé à préparer la Journée Belge du 20 décembre, témoignage matériel de la

bravoure de ce peuple au bénéfice de ses réfugiés. Un comité d’organisation fut institué pour se

réunir dans le grand salon de la Mairie en présence de nos concitoyens dévoués aux œuvres

patriotiques. Fort de notre expérience des fêtes d’aviation d’avant-guerre, des jeunes filles ont vendu

des petits drapeaux belges dans toute la ville, les commerçants ont également été mis à contribution

et c’est M Buyret, coiffeur rue Notre-Dame, qui s’est chargé de mener à la baguette tout ce beau

monde. Seule ombre au tableau de ce beau dimanche, la provision de drapeaux était épuisée dès 9

heures, peut-être avons-nous sous-estimé la générosité des Burgiens ? Hasard du calendrier, cette

journée a coïncidé avec la tenue du concours de volailles mortes et notre ville a attiré la grande foule

des campagnes voisines. Les critiques ont fusées dans le Journal de l’Ain quant à notre présumé état

d’impréparation, raison pour laquelle le Maire a décidé de renouveler la Journée Belge les 25 et 27

décembre. Rares moments de récréation dans de tragiques circonstances, hôteliers et restaurateurs

n’ont pas obtenu la permission de prolonger la nuit de Noël, nous ne recevrons pas la population

pour la traditionnelle réception du Nouvel An.

Stanislas

Page 75: L'Echo, Bourg en 1914

60 / vendredi 25 décembre 1914

Jour de peine et d’allègresse

Il est né le divin enfant.

Nous avons tenu à faire une agréable surprise à nos blessés et malades, une tombola mêlant des

objets utiles au quotidien et de charmants souvenirs locaux. Eux aussi purent ainsi recevoir leur

cadeau de Noël et atténuer quelque peu la douleur de leur état et l’éloignement de leurs familles.

Nous agrémentâmes cette belle fête par une séance cinématographiquequ’organisa spécialement à

notre intention Francisque Laurent Lafougère.

Henri Blanc n’a pas profité de ces distractions de jour de fête. Soldat territorial victime d’une maladie

épidémique, et quoique très affaibli, l’homme était resté affable et loquace à tout moment. Avant de

sombrer dans la léthargie de l’antichambre de l’au-delà, il m’avait confiée les aléas de son existence,

son enfance à Bény, ses difficiles premières années de cultivateur quand il fut déclaré en état de

faillite, son service militaire dans le régiment de Bourg où il était secrétaire du Major. Il était très fier

que le Ministre de l’Intérieur lui eut décerné le 14 juillet 1897 une mention honorable. Il m’avait

raconté plusieurs fois ce jour devant l’Hôtel des Postes, un cheval attelé s’était emballé, Henri s’était

jeté à son cou pour le maîtriser, le choc avait été si violent qu’il était tombé à la renverse et l’attelage

lui était passé sur le corps. Commotionné, il s’était relevé et avait pu enfin maîtriser le fougueux

animal avec l’aide d’un passant. Il avait convolé en justes noces l’année suivante, tous deux s’étaient

installés rue du Quatre Septembre. Ses deux enfants, André et Marcelle, sont venus le visiter durant

son séjour parmi nous. Je n’ai jamais vu son épouse, il n’était pas disert à son sujet, j’ai cru

comprendre qu’ils avaient divorcé.

Je me suis rendue à son chevet pour ses ultimes instants, j’ai beau croire que les souffrances

abrégées sont une libération et qu’un si brave homme ne mérite pas les affres de l’enfer, j’ai beau

savoir que ma mission impose d’accepter d’être la compagne de tout cela, j’avoue avoir ce soir le

cœur gros, touchée comme si j’avais perdu un frère.

Il est mort l’humain pépère.

Sœur Anne

Page 76: L'Echo, Bourg en 1914

61 / lundi 28 décembre 1914

Cœur de poupée

Il faut croire que ma prestation d’ouvreuse du Théâtre a du taper dans l’œil de quelques messieurs,

le Modern Cinéma a réouvert ses portes au début du mois, la mobilisation et les premiers mois de

guerre lui avaient fait du tort. Son propriétaire, M. Dupeuple, a voulu me recontrer, j’avais rendez-

vous avec lui rue Teynière dans une bien belle bâtisse que les gens d’ici appellent l’Hôtel de

Meillonnas, il y a une grande salle d’à peu près 500 places avec un parterre et des galeries, les

fauteuils ont l’air confortables, on y trouve aussi une buvette qui sert de fumoir. J’ai commencé pour

la première du samedi 5 décembre, des billets à demi-tarif avaient été distribués dans les tablettes

de chocolat Poulain, si elles n’en contenaient pas, il suffisait que les cliens apportent l’enveloppe

extérieure d’une tablette pour profiter de ce tarif avantageux. J’ai remis çà le 11 décembre pour une

soirée de gala au profit des blessés de guerre et du Petit Paquet aux soldats. Pas de demi-tarif ce soir

là et le droit des pauvres a été perçu en plus, ce qui fait 5 à 10 centimes selon l’emplacement dans le

cinéma. Trois autres séances les samedi 19 et dimanche 20, j’ai fait une petite nuit entre la séance de

8 heures et demie du soir et celle de 4 heures du matin. J’en ai profité pour me changer les idées, un

panorama couleurs « Pierrefite à Gavarnie », une comédie sentimentale « Cœur de poupée », un film

comique « Oscar et la Midinette », un premier entracte, les actualités avec « La bataille de la

Marne », un drame « Amour et patrie » et un comique « Bout-de-Zan et le crocodile », deuxième

entracte, encore un film dramatique « Cœur qui meurt » puis une nouvelle note comique avant de

terminer avec « Onésime en promenade ». Ce n’est pas moi qui vais me plaindre de mon sort, la

plupart des autres réfugiés étaient tourneurs, ajusteurs, mouleurs ou métallurgistes à Belfort, il y a

bien une usine par ici, elle a perdu ses ouvriers devenus soldats du jour au lendemain, mais le travail

ne court pas les rues pour nous autres, la Ville cherche du monde pour enlever les boues et les

immondices, il faut vraiment avoir faim !

Léontine

Page 77: L'Echo, Bourg en 1914

62 / jeudi 31 décembre 1914

La classe 1915 à l’appel

On y est. La classe 1915 a été appelée le 16 décembre partout dans le pays. Plus de mille garçons d’à

peine vingt ans se sont rassemblés au grand séminaire de Brou, çà fait une drôle d’impression d’être

un moine soldat prêt à partir en croisade pour libérer la France ! Je ne m’imaginais pas en zouave ou

en chasseur alpin, j’espérais seulement rejoindre mes poteaux du régiment de la ville, et bien même

pas, ils nous ont presque tous envoyés dans la piétaille (chair à canon et à mitraille !), à Belley,

Besançon, Belfort, çà sent le baroud à plein nez. Y’a toujours des vernis plein aux as, quelques

commis d’administration ou infirmiers, puis un autre parti au régiment d’aviation de Lyon, celui-là, je

l’ai pas aimé avec ses grands airs ! Moi, j’ai été bon pour filer à Lons et faire mon premier voyage en

wagon de voyageurs. Là-bas, des gradés nous attendaient, des blessés des champs de bataille vite

remis d’aplomb, pas assez pour y retourner mais bien assez pour nous en faire baver des ronds de

chapeaux. Pour l’instant, on ne dort pas trop à la dure, une paillasse sur une planche, paraît que c’est

bon pour le dos. Ils nous ont donnés la gamelle et le quart avant le fusil et la baïonnette, les

cartouches sont pour plus tard, mais on n’a pas attendu pour la soupe, le rata et le quart de vin. Ils

nous en ont racontés au début, je craignais de souffrir des arpions avec mes brodequins, j’ai plutôt

eu mal au ciboulot ! Les trois jours suivants, on a bien compris que la discipline était le premier

métier du soldat, pas si simple de tous marcher au même pas, y’a toujours des hurluberlus qui

partent à droite quand le cabot jappe demi-tour gauche. Puis Noël a vite été là, un petit coup de mou

en repensant à Bourg, un petit coup de remontant à se dire que les Anciens s’en voient bien plus que

nous. Demain, on va enfin avoir des sacs pour promener tout notre barda, comme nous a dit le

lieutenant, la sueur épargne le sang.

Joannes

Page 78: L'Echo, Bourg en 1914

Le quotidien des Burgiens

Gentil, Flutet, Poncet, Guénard, champions de l'Ain

Cour des petits à l’Institution Saint-Pierre

Page 79: L'Echo, Bourg en 1914

Le quotidien des Burgiens

Commerce de grains, farines et engrais au 1 place Carriat

Fabrique de limonade rue Crepet (actuelle rue Samaritaine)