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1 * Le vieux Transit peinait dans la côte qui grimpait de Millau jusqu’au plateau et son conducteur, un oeil sur l’indicateur de température d’eau, commençait à douter de la bonne fin de son long voyage, et pourtant il touchait au but. Il coupa le GPS et sa voix artificielle agaçante. Bien que cette antique machine de 35 ans d’âge, elle était née en 1968, lui ait fait les pires ennuis, il n’était jamais arrivé à s’en séparer. C’était un ancien corbillard qui avait gardé d’une longue et tristounette carrière aux PFG une attitude digne et compassée aux accélérations mesurées, et Paco se demandait s’il n’allait pas demander par testament que son dernier voyage soit assuré par cette relique en lui restituant sa fonction d’origine et pourquoi pas, ironisait-il en pensée, qu’on l’enterre avec, ou tout au moins en effigie, comme à Saint-Domingue, il se souvenait de ce reportage télévisé sur un fabriquant de cercueils farfelus qui allaient de la Mercedes au 1/5 ème pour mafieux local à l’étui de guitare géant pour musicien renommé. Il s’amusa encore quelques minutes avec ce projet saugrenu puis très vite, en constatant que tout compte fait le vénérable engin ronronnait gentiment, il revint aux préoccupations qui le travaillaient depuis son départ d’Ile de France. Il avait encore du mal à réaliser qu’il était seul, il La cherchait instinctivement sur le siège passager pour parler de tout et de rien, ainsi qu’ils en avaient l’habitude depuis vingt cinq ans. Mais Elle n’était pas à ses cotés et sa présence lui manquait douloureusement, d’autant qu’à force de ressasser les raisons de cette absence, il en perdait toute logique de raisonnement. Ce qu’il avait seulement commencé à intégrer, c’est qu’ils s’étaient séparés, mais comment en étaient-ils arrivés là ?

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un conflit dans un couple à propos de leur maison

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*

Le vieux Transit peinait dans la côte qui grimpait de Millau jusqu’au plateau et son conducteur, un œil sur l’indicateur de température d’eau, commençait à douter de la bonne fin de son long voyage, et pourtant il touchait au but.

Il coupa le GPS et sa voix artificielle agaçante. Bien que cette antique machine de 35 ans d’âge, elle était

née en 1968, lui ait fait les pires ennuis, il n’était jamais arrivé à s’en séparer. C’était un ancien corbillard qui avait gardé d’une longue et tristounette carrière aux PFG une attitude digne et compassée aux accélérations mesurées, et Paco se demandait s’il n’allait pas demander par testament que son dernier voyage soit assuré par cette relique en lui restituant sa fonction d’origine et pourquoi pas, ironisait-il en pensée, qu’on l’enterre avec, ou tout au moins en effigie, comme à Saint-Domingue, il se souvenait de ce reportage télévisé sur un fabriquant de cercueils farfelus qui allaient de la Mercedes au 1/5ème pour mafieux local à l’étui de guitare géant pour musicien renommé.

Il s’amusa encore quelques minutes avec ce projet saugrenu puis très vite, en constatant que tout compte fait le vénérable engin ronronnait gentiment, il revint aux préoccupations qui le travaillaient depuis son départ d’Ile de France.

Il avait encore du mal à réaliser qu’il était seul, il La

cherchait instinctivement sur le siège passager pour parler de tout et de rien, ainsi qu’ils en avaient l’habitude depuis vingt cinq ans.

Mais Elle n’était pas à ses cotés et sa présence lui manquait douloureusement, d’autant qu’à force de ressasser les raisons de cette absence, il en perdait toute logique de raisonnement.

Ce qu’il avait seulement commencé à intégrer, c’est qu’ils s’étaient séparés, mais comment en étaient-ils arrivés là ?

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*

Elle, c’était Elle, sa Compagne, sa Princesse, et une fois de plus les images arrivaient brusquement et en désordre sur son pare-brise.

Il la revoyait le premier jour, papotant sur un plateau de télé avec ses copines, espiègle, ses yeux pétillaient de malice, elle riait de bon cœur, tous ses mouvements étaient agréables à regarder, et lui, bouche bée, figé, admiratif, conquis, il a su tout de suite que c’était Elle.

Elle ne l’avait pas encore remarqué, mais un discret coup de coude de sa collègue la fit se retourner, elle balaya le plateau du regard, s’arrêta sur lui, le regarda droit dans les yeux, un petit sourire et revint vers les autres.

Ce bref instant où ils furent reliés par l’intensité de leurs regards décida tout pour eux, lui savait, Elle a su tout de suite que c’était le commencement, et ce fut pour eux deux un jeu de se retrouver de plus en plus souvent au hasard des couloirs de l’immense bâtisse.

Et puis il y eu la grève, la grande grève, six semaines, avec

occupation de la boite, piquets, un autre monde, fou, surréaliste, intense, ils n’eurent plus qu’à se laisser porter l’un vers l’autre, ils parlaient beaucoup, ils refaisaient le monde, ils riaient, ils riaient beaucoup, ils ne se quittaient plus, ils se sont touchés et en quelques jours ils ont tout oublié de leur vie d’avant.

Et voilà, vingt cinq ans après ils se séparent. Il n’arrivait toujours pas à l’admettre, et une fois de plus, au

plus fort de sa réflexion, il eut le réflexe idiot de faire demi-tour au milieu de la route.

Mais il était déjà arrivé sur le Causse, il avait quitté la nationale sans vraiment s’en rendre compte, il s’était arrêté sur le bas côté et faisait reposer « les bêtes », de toutes façons il ne voyait plus rien à travers ses lunettes embrumées par des larmes qui lui étaient venues inconsciemment.

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* Assis sur un rocher, il contemplait distraitement ce paysage

qu’il aimait tant, il alluma une cigarette, et tout aussi distraitement pensa une fois de plus « faudrait vraiment que j’arrête cette saloperie » et se replongea de nouveau dans le film des circonstances qui le jetaient dans cette solitude

Dès le début il a été ensorcelé, et s’est abandonné sans retenue à la contemplation de sa joie de vivre, ses espiègleries, ses rires malicieux, il approchait de la quarantaine, elle en avait vingt huit, il aimait tout chez elle, sa beauté piquante, son coté à la fois sauvageonne et beauté fatale, il ne s’en lassait pas, il en oubliait qu’il était marié, il en oubliait la souffrance et l’incompréhension de l’Autre, qui pourtant, il le reconnaissait honnêtement, n’avait rien à se reprocher. Et puis un jour Elle lui dit, les yeux dans les yeux, tout à coup sérieuse, et au fond des prunelles une angoisse cachée de petite fille qui se lance dans la vie des grandes personnes,

« Tu n’es pas libre, je le sais, aussi je ne te demande qu’une seule chose, fais-moi l’Enfant de l’Amour, et je disparais de ta vie, si tu le veux»

Pour lui ce fut un choc, Le Choc, et le plus beau jour de sa vie.

Il essaya de réaliser, Elle voulait bien de lui, lui le vieux fourbu déjà empêtré dans deux mariages ratés, frustré de ne pas avoir pu élever ses deux enfants et passer autant de temps avec eux qu’il l’aurait voulu, alors lui, sans plus réfléchir, fait ses deux valises à la hâte, il plante là très cruellement son épouse sans même l’écouter lui demander en pleurs une deuxième chance et sonne à la porte de l’Aimée ce beau matin d’avril.

─ Si tu veux l’Enfant, tu prends l’Homme avec.

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* Il repartait dans la vie, il renaissait, tout lui semblait possible avec Elle, et avec Elle tout est devenu possible.

Ils étaient partis de rien, quelque meubles, quelques fringues, deux vieilles voitures.

Vingt cinq ans après, et jusqu’à ces derniers jours, sans quasiment l’ombre d’un nuage, Elle et lui comme les deux pigeons de la fable s’aimaient toujours d’amour tendre, dans leur maison de rêve, avec leurs trois grands garçons tous réussis, beaux, solides, en bonne santé, sains d’esprit et de corps, intelligents, prometteurs en diable.

Alors que s’était-il donc passé ?

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* Il admirait le paysage sans réserve, c’est vers le Larzac

qu’il avait dirigé instinctivement le fourgon quand il lui fallut quitter La Maison.

Pourquoi le Larzac ? Il se revoyait arrivant aux Marres dans un vieux break

Panhard, lui aussi hors d’âge, en juillet 80, par ce chemin défoncé que des bénévoles tentaient tant bien que mal de ré empierrer, il faisait une chaleur caniculaire, Petit Rémy qui n’avait pas un mois dormait tout nu sur la banquette arrière recouverte de serviettes éponges, la maison qu’on leur prêtait avait un confort plus que spartiate, mais Elle avait vite pris les choses en main, relevait le défi de rendre cette masure non seulement habitable mais agréable à vivre, avec le sourire de ceux et celles qui positivent quoiqu’il arrive et qui transforment toutes les situations difficiles en jeu d’enfant.

Tout en l’aidant du mieux qu’il pouvait, Paco ne pouvait s’empêcher d’admirer sa force tranquille, son sens de l’organisation, son ingéniosité, sa faculté de s’adapter sereinement à toutes les situations sans se plaindre, elle la citadine qui n’avait jamais connu que les appartements et les hôtels.

Il s’amusait d’avoir du mal à suivre cette tornade qui se jouait en riant de tous les problèmes, et appuyé sur son balai il se rassasiait avec amour de sa jeune silhouette qui virevoltait avec décision dans la maison, qui l’houspillait en le traitant de grand macho feignant, elle portait un vieux jean recouvert par un immense tee-shirt fushia, un bandana sur la tête, elle était à croquer, il réalisait avec ravissement que cette femme étonnante l’acceptait lui, tel qu’il était, avec des défauts dont il avait conscience et qu’il essayait de corriger du mieux qu’il pouvait mais pas toujours avec le succès qu’il escomptait, il s’étourdissait en réalisant qu’il était l’homme le plus chanceux de la terre, et Elle, tout en mettant la dernière main à l’organisation du sweet home et en le surveillant malicieusement du coin de l’œil, s’esclaffait, moqueuse, mais secrètement flattée de l’admiration béate et non dissimulée qu’il ne pouvait s’empêcher de manifester, et qui le transformait en benêt de la plus belle espèce.

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* Ce fut un mois merveilleux, et pourtant c’étaient des

vacances militantes, la lutte des paysans et de leurs soutiens bénévoles contre le projet d’extension du camp militaire était bien organisée, les activités étaient multiples et quotidiennes, son champ d’action à lui était la communication et le reportage radio, et ce n’est pas le travail qui manquait.

C’est justement pendant cette grande grève dans l’Usine à Images qu’il avait fait ses premières armes dans l’exercice de la radio, lui qui était surtout un homme de télé.

Il était parti d’un raisonnement simple, puisque le Pouvoir en place bloquait comme à son accoutumée l’info sur les luttes qui le dérangeaient, puisque leurs actions militantes n’étaient pas assez « couvertes » par les media nationaux, ou mal comprises, il fallait qu’eux-mêmes créent un medium bien à eux, afin de diffuser leur propre vérité. On parlait alors beaucoup des radios pirates, qui s’étaient auto proclamées « Radios Libres », et qui commençaient à faire peur au Pouvoir pour qui la liberté d’expression à la radio et à la télé n’était pas la préoccupation première, qui admettait difficilement qu’on puisse la mettre en doute et qui n’envisageait pas un instant que l’on puisse changer quelque chose à la chape de plomb que De Gaulle avait jeté sur l’ORTF.

Depuis 1977, c’était la guérilla entre les radios libres et le Pouvoir, ce pouvoir qui croyait que l’ennemi était puissant et bien organisé, en n’ayant comme référence que la lourdeur des moyens techniques des radios officielles, alors que les petits radioteurs n’avaient que des moyens dérisoires, du matériel bricolé à trois sous, mais comment faire la différence quand on entend dans son poste de radio une modulation aussi forte que les autres sans pouvoir deviner que l’émetteur en fait est juste à côté de vous.

La plus belle farce qu’on fait les pirates est la fameuse émission de Radio Verte reçue claire et nette à l’intérieur d’un plateau de télé, dont la structure métallique faisant cage de Faraday, bloquait théoriquement et sans appel les émissions très puissantes des radios officielles, tous les techniciens en radioélectricité vous le diront.

En fait Brice Lalonde, en appuyant sur le bouton du poste de radio qu’il avait posé ostensiblement sur la table, n’avait fait que recevoir un programme enregistré transmis par un minuscule émetteur caché dans le sac d’un complice qui avait pu pénétrer dans les coulisses du studio…..à dix mètres des débatteurs.

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Le lendemain, toute la presse s’interrogeait sur la puissance de l’émetteur des pirates, ces dangereux terroristes, sur l’origine financière des gros moyens dont ils venaient de donner la preuve, la DST était sur les dents, le Pouvoir commençait à trembler, alors que ce n’était qu’une blague de potaches et de techniciens doués.

En matière de radio libre, c’était l’imagination au pouvoir pour pallier le manque de moyens, et plus les pirates s’amusaient, plus le Pouvoir transpirait et prenait peur, mobilisait d’énormes moyens de brouillage et de repérage par radiogoniométrie, sans succès, car au fil des soirs de plus en plus d’auditeurs cherchaient fébrilement les émissions pirates qui se multipliaient comme des petits pains, car on y abordait volontiers les sujets tabous comme le sexe, la drogue, l’anticléricalisme, l’antimilitarisme, l’écologie, on y fustigeait férocement les malversations des hommes politiques, on y faisait campagne pour tout ce qui était défendu.

Alors Il prit l’initiative de prendre discrètement contact avec ces pionniers, fut convaincu en une nuit, tenta de convaincre à son tour ses collègues des syndicats meneurs de mettre en place une radio à l’intérieur de la boite occupée, voulut aller trop vite et se fit d’abord proprement éconduire par des syndicalistes bornés et peu inventifs qui lui opposèrent l’argument de la crainte d’un assaut des forces de l’ordre, alors que son idée, mais il ne le disait pas, c’était justement de provoquer le Pouvoir, ne se découragea pas, contourna l’obstacle en organisant des émissions à l’extérieur du bâtiment, fit école, et bientôt plusieurs radios parlaient tous les soirs du combat des grévistes.

Il s’engagea alors à fond dans l’aventure des radios libres,

car, répugnant à la violence, il estimait que ce medium était une arme de lutte non violente.

Plus tard il compris son erreur, mais c’est une autre histoire. Elle avait adopté ses convictions, et ensemble ils couraient

d’une émission à l’autre, montaient sur les toits tous les soirs pour installer des antennes, participaient à toutes les luttes avec leurs micros et leurs magnétophones, leur chambre était transformée en studio de radio, on y recevait sans discontinuer des activistes de tout poil, y compris des gens très louches, on y fabriquait fébrilement des émissions jusqu’à l’aube, et puis petit Rémy est arrivé, l’Enfant de l’Amour.

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* — Hé ! Ho ! Paco ! Il n’avait pas entendu arriver une vieille « dedeuche » toute

cabossée, dont s’extirpait un colosse barbu en bleu d’agriculteur, c’était Léon, une des figures les plus connues de la Lutte, qui était passé du catho-réac le plus conservateur à la non violence la plus ouverte et la plus intelligente, grand péroreur devant l’éternel, et qui avait par sa gouaille, son humour, sa bonhomie doublée d’un pragmatisme à toute épreuve, galvanisé les paysans qui ne voulaient pas quitter leur terre et leur vie, même si elles n’étaient pas des plus faciles et confortables.

Physiquement, si José Bové était l’Astérix du Larzac, Léon en était l’Obélix.

— Eh bé Paco, « macarel », qu’est-ce que tu fous là ? Il tombait à pic le Léon, il comprit vite que le Paco n’était

pas vraiment dans son assiette et prit d’autorité la direction des opérations, comme d’habitude.

— Allez, tu me suis, tu viens à la maison, justement le fils est en vadrouille à Montpellier, je crois bien qu’il y a une petite là-bas qui lui a mis le grappin dessus, alors tu prendras sa chambre et tu vas te reposer, tu as l’air crevé.

C’est ça le Larzac, on ne laisse jamais quelqu’un sur le bord du chemin.

Il n’opposa aucune résistance et se laissa faire avec soulagement, effectivement il commençait à accuser la fatigue du voyage, et la perspective de la chaude amitié de Léon et de son épouse éclipsa momentanément son désarroi.

Il remonta dans son fourgon et suivit docilement la dedeuche le long de la route étroite et sinueuse qui menait à Potensac, la ferme de Léon.

Il se sentait bien et tout en surveillant les virages, buvait des yeux ce magnifique paysage, ces landes, ces rochers monolithiques, ces petits champs coincés entre les bois de pins rabougris.

Il reconnaissait tout, avec Elle il les avait parcouru cent fois ces routes enfin carrossables qui à l’époque n’étaient que des pistes impossibles, défoncées, étroites, dangereuses, l’administration refusant de les entretenir pour mieux asphyxier les rebelles, et le nombre élevé à l’époque de carcasses abandonnées témoignaient de la difficulté de circuler sur le plateau avec des véhicules autres que des tout terrains ou des tracteurs agricoles.

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L’administration refusait aussi d’installer l’électricité et le téléphone, on tournait avec des groupes électrogènes, des éoliennes, on avait tiré des kilomètres de lignes de téléphone de campagne qui ironiquement venaient de stocks militaires, et qui reliait les maisons disséminées sur le plateau, chacune avait un code, car quand quelqu’un appelait, ça sonnait dans toutes les maisons à la fois, et on comptait le nombre de sonneries pour savoir à qui ça s’adressait, c’était folklorique mais ça marchait.

Evidemment il y a eu des quiproquos épiques, mais tout le monde en riait, la bonne humeur était l’atout de ces paysans qui avaient porté au plus haut le célèbre adage de mai 68, « l’imagination au pouvoir, et il ne faut jamais perdre une occasion de rigoler !

Il se souvenait de la ferme de Beaumescure qui était très isolée, de l’autre côté du camp militaire, impossible de lui tirer une ligne.

Ces gens avaient au moins 500 brebis, et quand l’une d’entre elles était malade, l’éleveur était obligé de faire 30 bornes de piste pour aller téléphoner au véto.

Alors Il lui avait installé une CB, et un autre émetteur-récepteur chez Léon, toujours lui, qui était un des rares à avoir le téléphone, et ce fut un réel soulagement pour ces courageux paysans.

Au détour du chemin, il eut un choc, il longeait un petit bois où Elle et lui avaient l’habitude de venir pique-niquer avec les enfants sur un accueillant tapis de mousse, pas un bruit de la civilisation, des siestes béates dans une douce lumière, le bonheur total, il y était de nouveau, il s’attendait à les voir tous en train de se poursuivre en riant entre les arbres, son émotion lui faisait mal et il faillit bien aller au fossé.

Il s’arrêta brusquement en travers de la route, ne pouvant se détacher du spectacle qu’il recomposait de façon si réelle qu’il ne savait plus où il en était de la réalité et du souvenir.

Léon revint en marche arrière, un peu inquiet, il avait compris.

— Viens, mon grand, on va marcher un peu, et si tu veux me raconter, je t’écoute, prends ton temps, il n’y a rien qui presse.

Ils s’enfoncèrent en silence dans le bois, Il retrouvait d’instinct tous les endroits qu’ils choisissaient d’un commun accord pour leur coté romantique, propice à une communion intense avec cette belle nature, et les senteurs du soir matérialisaient ses visions.

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Et puis assis tous les deux sur de vielles souches, il parla, c’était un monologue qu’écoutait Léon sans intervenir ou presque.

Il racontait comment cette jeune femme l’avait changé, l’avait transcendé, lui avait donné confiance en lui, l’avait encouragé à mettre ses idées en accord avec ses actes, toujours avec le sourire, sans se plaindre de trop longues absences, car il avait une vie très remplie.

Son job d’abord, il travaillait dans le gros événementiel d’actualité, où une seule chose comptait, la réussite de la couverture télévisée et en direct de l’évènement, dont la retransmission pouvait être mondiale, comme des coupes du monde, la venue du pape pour les JMJ, le retour des otages du Liban, opération imprévue qui lui avait fait tout abandonner en plein milieu du repas familial dominical pour organiser en catastrophe le convoi des cars techniques, reconstituer des équipes, et « descendre » du centre de Bry sur Marne jusqu’à l’aéroport militaire de Villacoublay, accélérateur au plancher derrière des motards de la police toutes sirènes hurlantes.

Ensuite sa vie familiale compliquée, les allers retours bi mensuels entre Paris et Manosque, qui n’est pas la porte à côté, pour aller voir ses deux enfants, affronter la maman, rentrer à Paris dans la nuit du dimanche pour reprendre le travail en ayant dormi 3 ou 4 heures seulement après un voyage harassant.

Et puis son investissement dans l’aventure des radios libres, comment très vite grâce à son intuition, il était devenu une plaque tournante et l’éminence grise d’une association activiste de « radioteurs ».

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* Comme beaucoup de parisiens forcés, Elle et Lui, et Petit

Rémy, ont entamé alors une lente progression vers l’Est, il s’avère que la plupart des mégapoles du monde s’étirent toujours vers l’Est, principalement avec des populations ouvrières, allez savoir pourquoi, le sens de la rotation de la Terre peut-être, et eux avaient suivi inconsciemment le mouvement, en se fiant à leur instinct, et le Destin faisant le reste, ils avaient commencé par Créteil, un pavillon en location sur les bords de Marne, c’est là que Florent a vu le jour, et puis Elle a trouvé une petite maison carrément sur une île à coté, la dernière ruine achetable pour des non fortunés comme eux, juste après la naissance d’Olivier le 3ème.

Et Elle a fait de cette ruine la plus jolie maison de l’île, avec beaucoup d’astuce et de goût, et surtout beaucoup de travail, mais c’était minuscule, et lui se cognait contre les murs, lui qui avait été toujours habitué aux grands espaces.

Et puis il y avait un environnement détestable, des voisins fricqués et donc puants, qui voyaient d’un mauvais œil des « pauvres » comme ils disaient, envahir leur île de fricqués puants et qui faisaient tout pour les dissuader d’y rester, il y avait les chiens que l’on faisait crotter volontairement devant le portail des intrus, dressés à aboyer en direction des indésirables, un des propriétaires disant à Paco, moi j’entends vos enfants jouer en criant et moi je n’aime pas les enfants et leurs cris, alors moi je fais aboyer mes chiens, ils ont bien le droit eux aussi de s’amuser, il y avait ces voitures de luxe accélérant dangereusement dans les allées sans trottoir dès que Paco sortait avec les enfants, il y avait ces plages et embarcadères soi-disant privés qui interdisaient tout accès à l’eau à la populace, enfin toutes les mesquineries que sont capables d’inventer des fricqués puants, conscients de l’impunité que leur donne leur fric, un autre expliquant calmement à Paco,— bien sûr qu’on est en tort, et si vous nous faites un procès, vous le gagnerez, le deuxième peut-être, mais nous on continuera, et vous n’aurez pas les reins assez solides pour nous faire des procès à répétition, alors que nous si !

Elle s’est résignée à abandonner « la petite maison de Créteil », par amour pour lui, et le destin les a conduit fortuitement dans ce petit village de Seine et Marne où il y avait La Maison.

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Il interrompit sans son rendre compte son monologue, Léon discrètement le laissa dans sa réflexion.

Le grand mot était lâché. LA MAISON La tête dans les mains, complètement absent, Il pensait à La

Maison. Une ancienne ferme, celle d’un des chefs du village au

siècle dernier, la seule avec des motifs en stuc sur la façade, des « pâtisseries » au plafond des 3 pièces de la partie habitation de base, des cheminées en marbre, une cave monumentale, auxquelles avait été rajouté par les précédents propriétaires 3 chambres sous pente, et une immense pièce sous la charpente, l’ancien grenier, avec son plancher bouffé par les souris et des grains de blé et d’orge encore visibles dans l’espace entre plancher et plafond.

Une maison immense, des dépendances immenses, du terrain au bord des champs.

Pendant quatorze ans Elle et lui l’ont aménagée, transformée, enjolivée, agrandie en fonction de la poussée des fils, cette maison était devenue La Maison familiale, et le point de ralliement des frères et soeurs, des copains et des copines, chacun y avait sa chambre, on l’avait dotée d’une piscine, d’une tonnelle, d’un potager, d’un verger, d’un bassin, bref plus rien n’y manquait.

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* Léon lui toucha l’épaule. — Faut s’en retourner, la patronne doit s’inquiéter, et tu

sais ici, les portables ne passent pas toujours très bien, allez, viens, tu nous raconteras tout ça à la maison.

Le rêveur se réveilla, un peu honteux d’avoir perdu ainsi la notion du temps, le soleil se couchait en arrosant le paysage de cette lumière douce qui transformait ces paysages étonnants en décor de conte de fées, on devinait sans peine de petits elfes courir sur la mousse mordorée en jouant avec les rayons de lumière qui filtraient à travers les arbres, on imaginait d’inquiétants monstres ailés prendre position à la tombée de la nuit sur ces monolithes gigantesques caractéristiques du Causse, et les deux hommes, tout en redescendant vers leurs véhicules, admiraient en silence cette scène irréelle, conscients d’un privilège qui n’était pas donné à tout le monde, —ce qui est le propre de tout privilège d’ailleurs, commentait enfin avec humour Léon, qui ajoutait avant d’enfourner sa masse impressionnante dans la dedeuche, je ne m’en lasserai jamais de mon Larzac, tu vois, si les militaires n’ont pas réussi à m’en priver, il n’y aura que la mort, et encore c’est pas sûr !

Potensac, la ferme de Léon, s’était discrètement modernisée, son intérieur rajeuni, mais elle gardait tout le charme de ces bâtisses en granit qui devaient supporter des froids extrêmes, ou de grosses chaleurs, avec ses petites ouvertures, ses murs épais, sa cheminée gigantesque à l’ancienne, dans laquelle dans l’ancien temps on pouvait se tenir debout et où il y avait la place de mettre de front le pot à soupe, le four à pain, du linge à sécher et la grand-mère.

La grande table de ferme était toujours là et le vieux buffet en châtaigner d’où Léon sortait les verres et la bouteille, le saloir, lui aussi en châtaigner servait de desserte, mais dans un coin de la pièce derrière un paravent il y avait un équipement informatique dernier cri, sous un encadrement du premier exemplaire du journal militant que Léon avait fondé très intelligemment, et puis Paco remarqua qu’un mur avait été ouvert qui donnait sur un salon accueillant avec un grand téléviseur.

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— Eh bé, si je m’attendais ! s’exclama Marie en entrant, Paco, c’est bien toi, j’ai reconnu ton fourgon dans la cour, mais je n’y croyais pas, ça fait tellement longtemps !

Il chavirait devant cette chaude réception, et pour donner le

change demanda à faire le tour de la propriété, Léon et Marie ne se firent pas prier, tu vas voir, il y a du changement, c’est que le fils il a repris la ferme, mais on n’est plus chez Roquefort, maintenant on fait du lait bio, oui monsieur !

On s’installa sur la terrasse, sous l’épaisse vigne, face au

soleil couchant, et c’était au tour de Léon, le vieux militant, de raconter la transformation étonnante du plateau depuis 81 et la victoire des cul-terreux sur l’Etat français et son armée, ces paysans incultes comme les avait qualifiés dédaigneusement Michel Debré en 1971 sans même prendre la peine de les avertir qu’il avait l’intention de les exproprier.

— Tu sais, sur le Larzac, c’était comme les irréductibles du village d’Astérix, quand ils n’ont plus de Romains à frapper, ils recommencent à se battre entre eux, heureusement il a fallu assurer la gestion du patrimoine foncier agricole récupéré sur l’armée, il a fallu inventer une solution, et le Larzac est devenu un vrai laboratoire, unique en France et même en Europe car il n’y avait jamais eu de précédent, on a fondé une SCLI, ce qui nous a mis dans l’obligation de l’autogestion, donc du partage, de la mise en commun de tout ce qui faisait notre vie, les terres, les idées, la générosité, et de fil en aiguille, ces idées et ces projets nous ont amené à nous éloigner de la FNSEA, le syndicat principal des gros céréaliers qui n’ont qu’une seule obsession, le rendement, et en avant les engrais chimiques, les pesticides, les OGM, et tout naturellement il s’est créé la Confédération Paysanne, infiniment plus en accord avec nos idées et notre souci d’intégrer une agriculture saine dans la vie de notre planète, et voilà, du coup on va à Davos et partout où il faut contrer le capitalisme agressif.

Léon était intarissable, enthousiaste, véhément, éloquent,

grandiloquent parfois, Paco était subjugué et se voyait déjà reprendre du service, mais il tombait de sommeil, et demanda bientôt grâce.

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* Je ne suis pas fou, ressassait-il en se déshabillant pour se

mettre dans le lit. Je ne suis pas fou, quand Elle revenait après un tournage

éprouvant, c’était avec un plaisir non dissimulé qu’elle retrouvait sa maison, c’était évident, Elle retrouvait une vie détendue, les espaces du jardin, le confort douillet, ça ne l’empêchait pas de critiquer en riant les manques d’entretien qu’elle constatait, les objets qui avaient changé de place et qu’il avait oublié de remettre à la place définie par « le chef », ce qui faisait l’objet de disputes amicales et de grandes rigolades, alors elle reprenait « sa » maison en main, et en un clin d’œil, la propriété retrouvait son apparence nette, proprette, rangée, et il avouait sans honte que c’était beaucoup mieux comme ça, et jurait d’entretenir la maison pendant sa prochaine absence, mais quand elle revenait, elle arrivait toujours à trouver quelque chose à redire, un objet pas tout à fait à la place définie, un ménage imparfait, des plates bandes mal ou pas désherbées, elle s’en voulait d’être aussi intransigeante, mais elle ne pouvait s’empêcher de le faire remarquer.

Et pourtant, avant de prendre la route pour le retour au bercail, elle prenait bien soin de téléphoner pour prévenir de son heure d’arrivée.

Quand les fils étaient présents pour le WE ou les vacances par exemple, c’était aussitôt la panique et le branle bas de combat, « Maman arrive dans 2 heures, tout le monde à son poste, dernière et ultime vérif de la check-list, chacun a bien fait sa chambre, son lit, rangé la salle de bains, les serviettes sont bien accrochées, les brosses à dent et le dentifrice dans leurs verres, le lave vaisselle a été vidé ? les serviettes de table pliées, les miettes de pain sous la table ramassées, non ? vite un coup de balai ! les grands couverts de cuisine sont dans le bon tiroir, le gaz nettoyé avec le bon produit, celui au vinaigre, sinon elle va le sentir, les revues et magazines ? y’en a encore qui traînent !

Les chaussures, les vestes sur le porte manteau, sinon « Elle » va le voir tout de suite !

On a oublié de faire les poussières dans le salon, vite, qui s’y colle ?

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Elle appelait de la voiture rituellement dès qu’elle avait passé le Carrefour Prévert, à vingt minutes de l’arrivée, l’excitation dans la maison était à son comble, et les derniers rangements frénétiques ne prenaient fin que seulement à l’entrée de la voiture de la chef dans la cour, et après les embrassades et des retrouvailles sincères, on passait à l’inspection, voyons voir, disait-elle, ma maison de garçons !

C’étaient de bons moments, on plaisantait, on riait, on se donnait des coups de coude complices quand elle ne voyait pas les chaussures camouflées in extremis sous le lit pendant que la voiture entrait dans le garage, on prenait des airs faussement modestes ou triomphants quand elle nous faisait compliment sur la bonne tenue de la maison, et puis elle nous racontait les péripéties du tournage, les comédiens qui se comportaient comme des enfants gâtés, le réal comme un dictateur, les horaires épuisants, les petites bisbilles dues à l’énervement, le temps qui court trop vite, les intempéries qui bousculent les prévisions, nous on lui relatait notre vie et ses péripéties, les potins du village, on était heureux de se retrouver, c’était chaque fois des moments rares de bonheur.

Et c’est seulement les jours d’après qu’elle reprenait conscience des difficultés de cette énorme bâtisse, les heures de ménage qu’elle nécessitait, les pannes à répétition, le toit qui fuyait, l’écoulement de l’évier qui nous prévenait avec force glouglous qu’on était bon pour un débouchage en règle dehors, quelque soit le temps, et elle se reprenait à maudire la « baraque », et à parler de la vendre pour un appart, où tout serait selon elle plus simple, moins éprouvant, moins contraignant, Paco lui rétorquait qu’il ne pourrait plus supporter la promiscuité, la foule, les bruits de voisinage, la pollution, le manque de verdure, d’herbe, d’arbres, d’oiseaux, alors elle lui parlait des Buttes Chaumont, des Bois de Boulogne et de Vincennes, du parc Montsouris.

Il balayait l’argument d’un haussement d’épaules, alors immanquablement Elle lui rappelait malicieusement ce poème qu’il lui avait écrit quelques années auparavant et qui se terminait par

« Je suis avec toi, Et c’est bon d’être avec toi. Et maintenant je sais ou je vais, Ou t’iras, j’irai »

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Alors une grande tendresse l’envahissait, il la prenait dans ses bras, l’embrassait, elle se laissait faire, elle aussi émue tout en savourant sa victoire, et enlacés, ils reprenaient plus calmement la discussion, ce moment était à la conciliation.

— C’est vrai, je ne veux qu’une seule chose, c’est être avec toi, alors vraiment si tu le veux, on déménage.

— J’aimerai bien, mais si ça doit te rendre malheureux…… Et ils en restaient là, jusqu’à la fois suivante.

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*

Elle était seule, et bien seule.

Les fils grands étaient loin, l’aîné vivait sa vie, les deux autres s’étaient expatriés dans le Nouveau Monde, l’un au nord, l’autre au sud, et ils n’étaient pas près de revenir.

Elle tournait en rond, commençait à faire le tri de ce qu’elle allait garder pour sa nouvelle vie, le strict minimum, là où elle voulait aller la place serait comptée, et puis et surtout Elle voulait faire table rase de ce passé si récent, si proche.

Elle savait que si Elle s’arrêtait pour faire une pause, sa toute nouvelle solitude, qu’elle avait voulue, allait la tordre à la faire gémir, et pourtant Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir le réflexe de l’appeler pour lui demander ce qu’on décidait pour ce meuble, ces affaires, ces outils, comme elle faisait d’habitude, ils prenaient toujours toutes les décisions à deux, même pour les plus petits détails.

— Mais qu’est-ce que je vais faire de tout ça ? Elle paniquait, et il y avait de quoi. Il avait amoncelé une quantité ahurissante d’objets de toutes

sortes, aussi bien dans son atelier que dans son bureau, objets dont il n’avait jamais su se séparer, en bon collectionneur qui répugne à jeter, avec l’excuse de tous ceux qui ont le bricolage dans le sang —on ne sait jamais, ça peut servir— et le plus fort, et Elle le reconnaissait honnêtement, c’est que souvent ça s’était vérifié, elle ne comptait plus les fois où il dépannait astucieusement quelque chose en sortant triomphalement de dessous un fouillis innommable la pièce qui manquait et qui avait attendu patiemment une dizaine d’années de resservir et sauver une situation désespérée, à chaque fois elle était stupéfaite de sa mémoire, il se souvenait de tout ces rebus, de la moindre petite vis ou moulure, par contre, il égarait régulièrement les outils dont il venait de se servir et qu’il était incapable de retrouver, ou alors au bout de 3 mois, quand il tombait dessus par hasard.

Elle commençait à s’en vouloir de l’avoir si sèchement poussé à quitter La Maison.

Car Elle avait été surprise de son brusque départ, surprise qu’il l’ait prise au mot, et pourtant le connaissant elle aurait du s’y attendre, c’est comme ça qu’il était, quand après avoir exposé ses arguments dans une discussion, il voyait qu’il n’était pas compris, il tournait les talons, il fuyait, disait-elle, pour ne pas être obligé de reconnaître ses torts !

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Au paroxysme de leur différend sur l’abandon de tout ce qui faisait sa vie, il avait préféré la quitter brusquement, il ne voulait pas assister et participer au massacre, qu’il avait dit, en ramassant à la hâte quelques affaires, et surtout son ordinateur et tous ses disques et DVD, là où il avait consigné patiemment au fil des ans toute sa mémoire.

Et Elle s’était retrouvée avec tout le bazar sur les bras. Depuis son départ, elle avait plusieurs fois commencé à

faire le numéro de l’Emmaüs le plus proche, celui de la Grande Paroisse, mais raccrochait tout de suite, bien sûr qu’elle n’en pouvait plus de cet amoncellement, mais elle n’arrivait pas à prendre la décision de tout jeter, après tout, se disait-elle, c’est vrai que ça fait 25 ans que je vis avec, moi aussi je n’y arrive pas, c’est pas possible, il m’a filé le virus !

Elle s’était assise sur un tabouret dans l’atelier et

réfléchissait, passablement désemparée devant l’énormité du problème.

— C’est bien lui qui est parti en abandonnant tout ce bazar, se disait-elle, alors pourquoi aurai-je des scrupules ?

Oui, mais s’il revenait aussi brusquement qu’il était parti, ne serait-ce que pour déménager tout son bordel ?

Je ne peux pas lui faire ça !

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*

Pour se donner du courage, elle reprenait un par un les

arguments qui l’avaient conduit à poser l’ultimatum. Cette maison posait véritablement problème par son

isolement, son éloignement, ses dimensions, son ancienneté. Tout posait problème, les alimentations en eau et en

énergie, un gouffre financier en chauffage, les évacuations étaient fantaisistes et se bouchaient régulièrement, et c’était toujours au plus mauvais moment, quand ils avaient des invités, au moment de passer à table, les murs bougeaient en fonction de l’humidité et de la sécheresse, les portes et fenêtres fermaient mal, ou pas du tout, des fissures apparaissaient régulièrement et ça la mettait en rage, elle qui voulait comme les ménagères hollandaises que ce qui ne se voyait pas soit aussi propre et aussi net que ce qui se voyait, et quand il lui suggérait en rigolant de camoufler le défaut avec un tableau par exemple, ou un bouquet de lavande séchée —rien du tout, même si on ne le voit plus, moi je saurai que c’est là, tu ne me feras pas vivre dans un taudis, ainsi qu’elle appelait cette bâtisse quand elle était très en colère.

Sans véhicule ce village n’était pas vivable, comme la plupart de ces petits villages qui ont perdu petit à petit leurs commerces au profit des grandes surfaces, acheter un timbre ou un journal relevait de l’expédition, les transports en commun étaient réduits, aléatoires, et Elle en souffrait de plus en plus, et rêvait de plus en plus d’un petit appart à Paris ou en proche banlieue, elle rêvait de pouvoir avoir au plus près des commerces dignes de ce nom, les théâtres, les cinémas, les grands magasins, les boutiques, les expositions, les musées etc

Lui au contraire, elle le voyait bien au fil des jours, s’enfermait de plus en plus dans sa vie de sauvage, se retranchait dans son domaine pour ne plus avoir à fréquenter ce monde de connards, comme il disait, et le fossé allait se creusant entre eux deux.

Ces crises revenaient régulièrement, il y avait un cycle précis qui correspondait à ses périodes de travail, elle était chef maquilleuse dans le cinéma, la plupart des tournages se faisaient en région parisienne, et les horaires faisaient qu’elle ne pouvait revenir le soir à la maison, et donc se posait de façon récurrente et angoissante le problème de l’hébergement.

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Elle avait tout essayé, dormir chez ses fils sur un lit d’appoint, mais six étages raides à pied quand on vient de s’envoyer une journée de 15 ou 17 heures de tension professionnelle, et surtout quand à 10 heures du soir on a tourné en rond pendant une plombe pour trouver une place de parking, et qu’en désespoir de cause on s’est garé en infraction avec l’angoisse de ne pas retrouver sa voiture le lendemain matin car emmenée à la fourrière, elle avait aussi essayé d’habiter chez des bonnes copines compatissantes, mais avec la crainte de gêner et surtout d’abuser, Elle avait tenté plusieurs fois l’hôtel dont le coût grevait considérablement le salaire, et même une location d’appart, sympa mais cher, d’autant plus qu’elle s’aperçut bien vite entre les quatre murs de son minuscule studio que tout ce qu’elle reprochait à la Maison lui manquait.

Dans ce studio, on ne pouvait pas bouger les meubles, tout avait été très vite mis définitivement en place, exiguïté oblige, alors que dans une maison ancienne il y a toujours quelque chose à faire, dans sa Grande Maison Elle pouvait s’amuser à l’infini à bouger les meubles jusqu’à leur trouver leur vraie place, et ça elle adorait, elle ré agençait souvent les pièces, peaufinait la déco, cherchait le meilleur emplacement pour chaque chose, depuis les couverts en passant par les serpillières ou les chaussures, et s’amusait beaucoup de voir les garçons qui pendant le WE allaient droit à un tiroir pour y prendre un ustensile qui y était encore le WE précédent, ne pas le trouver et chercher dans toute la maison où diable Elle avait bien pu le planquer, ils appelaient cet exercice le jeu de piste du WE, et ça l’amusait beaucoup.

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* Il se réveilla brusquement aux premiers rayons de soleil, fut

pris de panique pendant quelques secondes en ne reconnaissant pas sa chambre, en La cherchant instinctivement contre lui, ils avaient l’habitude de câliner tendrement avant qu’elle n’aille prendre son café, le meilleur moment de la journée, soupirait-il béatement avant de se rendormir, enfin il réalisa où il était et pourquoi il y était, comme dans une brume qui se déchire brusquement sur le ciel du matin.

Assis sur le bord de ce lit étranger, complètement hébété, nauséeux, tout lui revenait avec douleur.

— Mais qu’est ce que je fous là ? Il entrepris de s’habiller, ce ne fut pas une mince affaire, il

ne retrouvait pas son équilibre et eut du mal à enfiler son jean sans chuter, mit son pull à l’envers, ne trouvait plus ses chaussures.

— Il commence bien mal mon célibat ! Et Elle ? Ne pas savoir ce qu’Elle faisait à cet instant précis, c’était

un repère qui manquait à son équilibre, ils avaient l’habitude, quand ils étaient séparés, de se téléphoner à la moindre occasion pour se raconter le déroulement de leur activités, même les plus anodines et insignifiantes, mais c’était bon !

Il avisa un petit lavabo et se mit la tête sous l’eau, se coiffa, essaya de reprendre figure humaine, il se voulait présentable avant de descendre à la cuisine, malgré son désarroi, il ne perdait pas ses réflexes de politesse et de respect.

Enfin, tout en chancelant il se décida à affronter le regard scrutateur et inquiet de ses amis, il savait bien qu’ils allaient se faire du souci pour lui.

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*

Elle s’était effondrée, et des larmes lui venaient de

désespoir, et aussi un peu de rage contenue. Elle se rendait compte du vide qui l’entourait, immense,

angoissant, c’était vraiment la première fois qu’elle mesurait pour de bon les dimensions de la bâtisse.

La Maison cachait bien son jeu, et trompait facilement son monde.

De la rue, La Maison avait gardé son apparence bonhomme et coquette de petite maison de maître du 19ème siècle, avec sa façade plein sud en gros crépi blanc serti de moulures en stuc, ses deux faux oeils-de-boeuf au dessus des deux grandes fenêtres qui encadraient joliment la porte d’entrée, et une porte de grange sur le côté fermant le carré d’une petite cour.

Mais c’est en poussant la porte que La Maison s’amusait des exclamations des visiteurs qui de l’entrée découvraient une vue impressionnante sur une enfilade de pièces jusqu’à découvrir, abasourdis, l’immense salon.

Cette pièce en fait était l’ancienne étable de la ferme, qui avait gardé une partie de ses mangeoires transformées en banquettes, qui avait eu comme deuxième fonction celle d’un préau ouvert, après qu’elle se soit un tantinet écroulée, et qu’eux finalement avaient investi comme pièce à vivre après l’avoir équipée d’immenses baies vitrées qui leur offraient hiver comme été le ravissement de la vue sur le jardin et au loin le verger.

Et si La Maison invitait le visiteur à l’étage, celui-ci allait

de surprise en surprise, découvrant du haut de l’escalier l’immense grenier avec sa magnifique charpente de cathédrale, transformé en bibliothèque, salle de cinéma, salle de jeux et surtout en pièce à musique avec son piano à queue, puis le visiteur découvrait avec ravissement l’appartement d’amis en sous pente de l’aile Nord au dessus du salon, qu’Elle avait si joliment décoré, et l’aile EST qui abritait les trois chambres des fils avec leurs salles de bain, qu’ils avaient construites entièrement de leurs mains là où il n’y avait que le vide de la grange, une réussite.

Ce n’est pas une maison, c’est un château, s’exclamaient les visiteurs, et c’était bien ça le problème.

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Dans ce « château » Elle appréhendait ses absences à lui, Elle ne se sentait pas tranquille la nuit, car La Maison se faisait un malin plaisir de lui faire peur, avec des bruits divers et des craquements de meubles et de boiseries qui impressionnaient dans le silence de la nuit, des bruissements indéfinissables et stressants quand il y avait du vent dehors

Lui se moquait gentiment de ses craintes irraisonnées, il lui disait, tu ne crois quand même pas aux fantômes ?

— Je ne sais pas si ce sont des fantômes, mais il y a des trucs qui bougent tout seuls dans cette maison, et ça me fait peur, c’est comme ça et je n’y peux rien !

— Décidément cette maison est trop grande pour moi Elle revenait dans le salon en marmonnant pour faire un peu

de bruit, car même dans la journée les doubles vitrages la coupaient des rumeurs de la vie.

Elle alluma la télé, pour avoir une présence, et Elle fut tout de suite servie, c’était un film d’action avec de tonitruantes explosions qui l’ont fait sursauter et changer de chaîne, et Elle se surprit à sourire en se remémorant les gestes incontrôlés qu’elle avait souvent à un brusque rebondissement dans un film à suspense, où elle manquait régulièrement de l’assommer à moitié ou de lui arracher la cuisse, ce qui le faisait hurler de rire tout en se massant le menton ou la jambe.

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*

Marie lui avait préparé son bol, elle et Léon étaient levés

depuis longtemps, comme tous les paysans du monde, et elle s’activait dans la cuisine.

— Léon m’a tout raconté hier soir, et je suis consternée, que comptes tu faire maintenant, quels sont tes projets, et pourquoi le Larzac ?

— Je vais essayer de répondre à ta rafale de questions, marmonna Paco d’un ton endormi, mais après mon café, je ne sais rien faire avant le café.

D’ailleurs c’était du café au lait, qui d’après son frère qui le lui serinait à chaque fois qu’ils se rencontraient, était un vrai poison parait-il, sans vraiment lui donner d’explications scientifiques, mais c’est vrai que depuis quelque temps il se sentait barbouillé après avoir ingurgité un demi litre du poison en question, alors il avait essayé le lait écrémé, et il avait senti la différence.

Ça aussi, il faudrait bien que j’arrête, songeait-il en savourant ce moment magique et cette potion qui le faisait renaître tous les matins à la vie après cette fausse mort qu’est le sommeil, mais au fond de lui, il savait bien qu’il ne changerait en rien ses habitudes, je suis trop vieux pour changer, c’était son excuse quand elle le houspillait en se moquant de ses petits rituels, dont il ne dérogeait sous aucun prétexte tout au long de la journée.

Par exemple, puisqu’on est dans la rubrique p’tit dèj, il dérouillait ses articulations grippées par la nuit avec un circuit très précis dans la cuisine dans le plus pur style Frank GILBRETH qui prônait dans les années cinquante l’ économie de mouvement issue du « fordisme » d’avant guerre.

D’abord le café dans le bol qu’il emmenait jusqu’au micro-ondes, le plateau sur la table, ensuite le pain vers le grille-pain près du frigo dont il extirpait les pack de lait, de jus de pamplemousse « rose », la confiture et le beurre qu’il posait sur le plateau, à des endroits précis, puis il complétait le bol avec le lait et mettait le tout à chauffer, il revenait vers le grille-pain qui théoriquement, s’il avait bien effectué le circuit dans l’ordre, venait d’éjecter les toasts, qu’il plaçait à leur tour sur le plateau puis le bol qui venait juste de faire « dring », il emmenait le tout dans la salle à manger, finissait l’agencement du plateau avec la pilule pour la tension, le couteau à beurre et une petite cuiller,

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attrapait la télécommande de la radio et s’installait enfin confortablement en écoutant les infos sur France Inter.

Puis il somnolait encore un long moment avant de se décider à se bouger les fesses.

Si une seule de ces opérations n’avait pas été faite dans l’ordre, toute sa belle organisation était bousculée, il était obligé alors de se réveiller pour de bon pour réfléchir à ce qui avait loupé et ça le mettait en rogne pour une bonne partie de la matinée.

Il se doutait bien que pour une femme active comme elle, ce devait être assez horripilant, mais de deux maux il avait choisi le moindre, tendre le dos en restant sourd aux amicales moqueries de sa compagne plutôt que de lui faire la gueule tout le long de la journée.

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* — Alors Paco, tu rêves ? Marie s’impatientait, elle brûlait de savoir la suite des

évènements. — J’arrive Paco sortit sur la terrasse et alluma la sacro sainte cigarette

d’après le petitdèj, la meilleure, tous les fumeurs vous le diront et après quelques bouffées :

— A vrai dire je n’en sais trop rien, j’avais dans l’idée d’aller aux Marres voir les Morain et leur demander s’ils pouvaient me trouver quelque chose dans le coin, n’importe quoi, le temps de reprendre mes esprits.

— Ca ne va pas être évident, tu sais, il n’y a plus rien à squatter sur le plateau, tu penses, depuis 20 ans tu n’as pas été le seul à chercher à t’établir ici, on refuse du monde.

— En fait, je cherche juste un emplacement pour mon camping car, et une ligne électrique pour mon ordinateur, plaida t’il.

— OK, je leur téléphone pour annoncer ton arrivée, on va bien trouver une solution.

Léon encastra son imposante carrure dans l’embrasure de la

porte. — Salut mon grand, j’ai tout entendu, on va te trouver ça,

ce sera provisoire, et puis on avisera pour la suite, s’il y a une suite,

—Comment ça ? — Moi je pense que c’est un petit coup de froid nécessaire,

mais pas définitif, vous allez vous morfondre tous les deux comme deux âmes en peine, toi tu as besoin d’elle, et je suis sûr qu’elle, elle a besoin de toi, crois moi vous ne pourrez jamais vivre l’un sans l’autre, c’est évident que vous vieillirez ensemble, je te le dis comme je pense !

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*

Il quittait Potensac à regrets, il y serait bien resté encore

quelque temps, mais il savait que d’une part il ne fallait pas abuser du coup de main de Marie et Léon, et que d’autre part il lui fallait un endroit pour réfléchir.

Tout naturellement la vieille machine prenait la route de Pierrefiche, en passant par Saint Martin du Larzac, Il tourna au nord devant Le Cun, constata que la maison en paille avec sa vieille éolienne qui avait abrité tant d’écolos militants était toujours là, avec autant de tentes tout autour, ce qui voulait dire que la mobilisation n’avait pas fléchi, il constata aussi que les routes par contre s’étaient élargies, goudronnées, flanquées de poteaux de téléphone et électriques tout neufs, et avant Pierrefiche obliqua vers Les Marres par une piste toujours aussi malaisée, mais volontairement laissée telle quelle par les « sauvages des Marres », lui avait signalé Léon en haussant les épaules, — c’est bien joli la nostalgie du bon vieux temps, ironisait-il, mais à ce point !

Pierre et Suzanne l’attendaient sur le pas de leur porte, et ça se voyait qu’ils étaient heureux de l’accueillir de nouveau dans le village, plus exactement dans ce hameau de cinq masures bien cachées, qui n’avait pas bougé, et Paco se retrouvait avec émotion vingt ans en arrière.

Il entra dans la maison de ses amis dont l’intérieur était conforme à ses souvenirs, c’était toujours le même désordre sympathique, les meubles n’avaient pas bougé d’un centimètre, et il alla s’asseoir par réflexe dans ce vieux fauteuil défoncé qu’il avait toujours affectionné.

— Alors raconte nous un peu tout ça en détail, lui demandait Suzanne, on n’a pas tout compris quand Marie nous a téléphoné.

Alors il craqua complètement, cette maison, ses habitants, ce village, trop de souvenirs à la fois, trop d’images, trop de senteurs, trop de sons familiers qui se bousculaient dans sa tête.

Pierre et Suzanne étaient déconcertés devant ces larmes d’homme fatigué et désemparé qui ne se retenait plus, puis sans rien dire, comme à son accoutumée, Pierre alla chercher une bouteille, et lui versa d’autorité un verre d’alcool fort, comme au bon vieux temps.

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La crise passée, Il s’excusa, leur expliqua succinctement son problème, et s’enquit d’un emplacement pour sa maison à roulettes.

— Tu n’as qu’à te mettre dans la grange derrière chez Jean-Paul, et il te passera une ligne par la fenêtre, va t’installer, tu es notre invité pour midi.

Il obtempéra, alla positionner le fourgon, la vue était magnifique, il s’en trouva rasséréné, et tout en dépliant ses bagages et en installant son matériel informatique, il repensait à la maison de ses amis qu’il avait retrouvé telle quelle après plus de vingt ans.

Et il se faisait la réflexion que ceux qui avaient connu sa Maison il y a vingt cinq ans ne risqueraient pas par contre de la reconnaître, songeait-il en souriant, car Elle avait tout chamboulé plus d’une fois en dehors des multiples travaux d’aménagement.

C’était une de ses marottes, tous les deux ans il lui fallait tout changer, les papiers peints, les peintures, les rideaux, les meubles.

Il y avait eu la période « rose », puis la « crème », la dernière avait été la période « grise », et c’était à chaque fois une réussite car elle avait un sens aigu des assortiments de couleur et elle était experte en camaïeux, elle appliquait à ses lieux de vie ce qui faisait son talent de maquilleuse.

Il se souvenait de la surprise qu’il avait eu au tout début de leur relation à Paris en rentrant à 3 heures du mat dans ce qu’il a cru sur le moment être l’appartement du voisin, car l’entrée n’était plus de le même couleur.

Ressorti précipitamment dans le couloir avec sa clé à la main, il se persuada que c’était la bonne porte, alors pour vérifier il ouvrit la porte de la salle de bains, et de nouveau une belle surprise, cette pièce était elle aussi complètement transformée, fort joliment d’ailleurs, il n’admit qu’il était bien chez lui qu’en reconnaissant la machine à laver qu’ils venaient de s’offrir……………

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*

Elle avait éteint la télé, écoeurée de la pauvreté intellectuelle des émissions de l’après midi en se faisant la réflexion que tous les producteurs d’émissions, toutes chaînes confondues, prenaient vraiment et sans s’en cacher les téléspectateurs pour des demeurés et des impotents du cerveau, ce qu’ils étaient devenus pour la plupart à coup de séries américaines débiles et de jeux formatés encore plus débiles.

Tout en songeant à la télévision qu’ils avaient connu et fabriqué tous les deux avec passion, avec tout leur cœur et leur talent, son regard était attiré par le ballet des petits passereaux venant en ce début d’automne se nourrir aux boules de graisse et graines de sésame qu’Il avait accrochées avant de partir sous l’auvent.

Si Elle portait son regard plus loin, elle se régalait de la contemplation des dernières roses du jardin mélangée aux tons roux et fauves des feuilles d’automne avivés par la lumière du soleil couchant.

— Ça, ça va me manquer. Elle se rendait compte qu’elle se sentait mieux, de mieux

en mieux, et même bien, détendue, son désarroi disparaissait, elle remarquait avec surprise que l’ambiance changeait doucement, l’enveloppant dans une tiédeur douillette, ce dont elle n’avait pas l’habitude.

— Que se passe t’il tout d’un coup, on dirait que cette maison essaye de se faire pardonner toutes les vilenies qu’elle m’a faite !

Pour en avoir le cœur net, elle décida de se promener à travers les pièces dans la pénombre naissante, admirant avec acuité le résultat de tous leurs efforts et travail de vingt ans

Ils faisaient une bonne équipe tous les deux, chacun avait ses domaines où il excellait, lui c’était le bois et ses assemblages, les installations électriques complexes, la plomberie, Elle c’était tout ce qui était du domaine du revêtement, enduit, plâtre, pierres apparentes, peinture et papiers peints, lui jetait les planchers, montait les cloisons, Elle les habillait et les décorait.

Et c’est vrai que le résultat était saisissant, l’appartement de l’aile Nord était un vrai bijou, surtout la salle de bains qui accueillait l’invité dans un camaïeu de gris très doux, avec sa coiffeuse enjuponnée de dentelles et son miroir ovale.

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Lui, avait construit les chambres des garçons en utilisant astucieusement la charpente comme support de cloison et de mezzanine, Elle avait recréé un décor mettant en valeur ces bois ancestraux, nul n’aurait pu imaginer que ce décor qui semblait avoir été là depuis des siècles avait été créé de toutes pièces, c’était vraiment une réussite, songeait-elle en revisitant lentement La maison, sa Maison.

La nuit était tout fait tombée, et Elle s’étonnait de ne ressentir aucune crainte ni appréhension, au contraire, Elle se sentait bizarrement en totale confiance, Elle qui d’habitude à cette heure de la journée n’osait plus monter à l’étage, et s’enfermait comme elle pouvait au rez de chaussée.

— Tout ça n’est pas normal, se disait-elle, décidément cette baraque me fait du charme.

La Maison observait avec intérêt cette promenade, ces

deux là l’avaient bellement façonnée en transformant cette petite ferme en belle demeure qui aurait mérité d’être exposée dans le magazine du même nom, et La Maison se sentait encline à pardonner les vilains épithètes dont Elle la gratifiait dans ses moments de déprime et de fatigue.

Alors plus de craquement sinistre pour La faire sursauter, pas de volet qui bat au vent, pas de scories qui tombent bruyamment dans les cheminées, La Maison abandonnait toute idée de farce vengeresse, en se complaisant dans la contemplation de la sérénité retrouvée de sa propriétaire.

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* A l’autre bout de la Terre, Il cherchait en vain le sommeil,

il avait mis en écran de veille toutes les photos qu’il avait dans ses archives informatiques, la lecture était aléatoire, et apparaissaient, mélangées avec les vues de La Maison, celles qui lui faisait le plus mal, celles de sa Princesse, son sourire lumineux, Elle le regardait droit dans les yeux, Elle lui souriait avec amour, Elle lui faisait des mimiques espiègles, et lui, du fond de son lit lui souriait et lui répondait sans vraiment s’en rendre compte.

N’en pouvant plus, il sortit son téléphone portable, mu par l’espoir qu’aux Marres il y aurait peut-être un réseau accessible, mais espoir vite déçu, rien à faire, pas de réseau, ou si peu.

Oui mais, si peu ça veut dire un peu, et Lui, en bon technicien, savait que l’obtention d’un réseau ne tenait à pas grand-chose, la température, l’hygrométrie, la couche nuageuse, alors il resta à surveiller les petits carrés qui effectivement, avec l’avancée de la nuit, commençaient à bouger.

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* Elle avait le téléphone dans la main, Elle non plus

n’arrivait pas à s’endormir, La Maison respirait doucement et l’incitait à faire le numéro, Elle hésitait, pourtant Elle savait ce qu’Elle voulait lui dire.

C’était décidé, Elle savait maintenant que tous les deux étaient attachés à La Maison, Elle avait pris conscience du bonheur d’y habiter, avec lui et les enfants, Elle s’en voulait d’avoir étouffé en elle cette évidence et d’avoir provoqué par égoïsme cette rupture, Elle savait qu’il était malheureux et qu’il serait toujours malheureux, et qu’Elle allait être aussi malheureuse que lui, il fallait qu’Elle le lui dise au plus vite, qu’Elle voulait vieillir avec lui, n’importe où, mais pourquoi pas dans cette maison qui leur avait donné tellement de joies.

Elle appuya sur le bouton.

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* Il fixait l’appareil, ses yeux surveillaient les petits carrés,

un de plus depuis tout à l’heure, — Encore un et j’appelle. Et le téléphone s’anima, l’écran s’alluma, les premières

notes de la sonnerie, il s’y attendait si peu qu’il sursauta et que son cœur loupa un battement ou deux.

C’était sa voix, Elle lui disait posément — Reviens vite, c’est la première fois et la dernière fois

qu’on se sépare, plus jamais, reviens vite à La Maison, Notre Maison. FIN HAPPY END

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*

Paco tapa rageusement ces derniers mots, « Happy End », plusieurs fois, encore et encore, son écran d’ordinateur en était rempli, puis il se leva brusquement avec la tentation de tout casser, supprima rageusement d’un clic toute la page et sortit du camping-car pour se calmer avec une cigarette dans la nuit glaciale, face aux étoiles.

—Ça aurait pu être une belle Happy End, sauf que ça ne s’est pas passé comme ça, et pourtant ça aurait du se passer comme ça, ce n’est pas normal que ça ne se soit pas passé comme ça !

— Pourquoi, mais pourquoi ? Aucune réponse ne venait de l’infini, et Paco saisi par le

froid se décida à rentrer dans la tiédeur relative de son logement à roulettes.

Cela faisait bientôt trois mois qu’il y vivait, en bordure de

ce petit hameau du bout du monde. Les Marres étaient invisibles de partout, les sept masures

qui le composaient étaient cachées au fond d’un léger repli de terrain, une combe protégée de la route par un épais bois d’épineux serrés.

On y accédait par un chemin étroit, encaissé et bordé d’épineux, la première bâtisse était cette grange ouverte où il avait garé son camion et qui l’été servait de dortoir à tous ces jeunes attirés par le mythe perdurant du Larzac, eux qui souvent n’étaient pas nés au moment des évènements.

Puis on contournait la maison de Jean-Paul, et après une courte descente on débouchait enfin sur le village, avec en premier plan, la fameuse mare qui avait donné son nom au village.

Le chemin était coincé entre le mur de Jean-Paul et la mare, et n’acceptait que des véhicules légers, d’ailleurs 10 m plus loin, c’était le cul de sac, avec à peine de quoi faire un demi-tour, et il y eu plusieurs chutes dans la mare au cours de manœuvres hasardeuses, à la grande joie des spectateurs.

Après la mare, la maison de Pierre et Suzanne, accolée à cette maison qui les avait si bien accueilli ce fameux été 80.

Cette maison était entrée dans l’Histoire de façon peu banale, elle dont on n’aurai jamais du entendre parler.

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Le dénommé Jean-Paul a été en son temps une vedette, car il avait soustrait sa fille à la folie douce de sa mère qui était partie suivre un gourou un peu louche dans une secte qui ne disait pas son nom, à l’époque Jean-Paul avait été accusé d’enlèvement, car aucun juge n’aurait songé à donner la garde à un père, la mère était toujours privilégiée, d’ailleurs, songeait Paco, trente ans après, cette mentalité étroite n’a pas beaucoup évoluée.

Jean-Paul avait été arrêté, jugé, fit un peu de prison, la presse s’était emparée de son histoire, mais il n’a jamais révélé où se cachait son enfant.

En fait elle était cachée justement aux Marres, et dans cette maison.

Une fois libéré, il fut l’invité vedette de l’émission « Les Dossiers de l’Ecran » qui traitait de ce sujet tabou et brûlant, les pères qui cachent leur enfant et considérés comme des criminels, émission que Paco avait suivi à l’époque avec un grand intérêt.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car finalement la maman fut convaincue d’incompétence maternelle, et la garde fut confiée enfin à Jean-Paul, mais sous conditions, car quand les juges apprirent que la petite vivait avec des sauvages au fin fond d’un plateau aride du Sud de la France, ils redoublèrent de suspicion.

Ils mandatèrent une assistante sociale pour vérifier que les conditions d’hébergement d’une petite fille étaient bien réunies, l’hygiène était son obsession à cette brave dame, et comment lui en vouloir ?

Il n’y avait aucune de nos commodités modernes dans cette vieille maison abandonnée par l’armée qui l’avait achetée en 70 en prévision de l’extension du camp militaire

L’alimentation électrique était piratée chez un voisin, ainsi que l’eau qui arrivait sur la « pierre à évier » dont l’écoulement allait directement à l’extérieur, et c’est tout, pas de lavabo, pas de douche, pas de WC, tout ça n’était pas fameux.

Alors Jean-Paul, un ancien décorateur de cinéma, transforma avec des trompe-l’œil la chambre de sa fille en chambre d’enfant modèle, mais surtout il construisit un caisson qu’il aménagea en salle d’eau très bien équipée avec lavabo, douche moderne et cuvette de WC flambant neuve, mais dont tous les écoulements atterrissaient discrètement dans le sous-sol dans un…..grand bidon, car bien évidemment il n’y avait pas de tout-à-l’égout ni même de fosse septique.

L’assistante sociale n’y vit que du feu et donna son aval. Et l’histoire continua, car Paco avait eu deux enfants d’un

premier mariage, deux bouts de choux qu’il adorait et il souffrait de ne pas pouvoir passer plus de temps avec eux.

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Quand il annonça à la maman qu’ils les emmenaient pour les vacances au fin fond du Larzac, il subit le même sort que Jean-Paul, suspicion de maltraitance par manque d’hygiène, obligation de visite de contrôle et donc avec la complicité de ses voisins, il usa du même bluff qui réussit une deuxième fois sans problème.

Ceci dit il laissa les enfants se servir régulièrement de la

salle d’eau et de ses toilettes, ce qui lui valut une corvée de « chiottard » carabinée et nauséabonde à la fin du séjour ! Mais qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour ses enfants !

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* Donc Paco vivait aux Marres depuis son départ de La

Maison, et avait, entre autres occupations, commencé à écrire son histoire.

La fibre de l’écrivain, il l’avait toujours eue, mais c’est à la retraite qu’il put enfin s’y adonner à plein temps, il en était à son troisième livre, tous édités.

En fait tout s’était à peu près passé comme dans le début de ce nouveau livre, son brusque départ, les circonstances de ce qu’il faut bien appeler une fuite, mais la réalité s’arrête à ce fameux soir où il attendait de meilleures conditions de propagation des ondes pour l’appeler.

En fait, il n’a jamais eu de réseau, Elle n’a pas appelé, le téléphone n’a pas sonné, et Elle ne lui a pas demandé de revenir.

C’est le lendemain qu’il a appelé de la cabine téléphonique de Pierrefiche.

La conversation fut cordiale, Elle paraissait aussi contente que lui de se parler.

— Comment ça va, mon épouse ? — Ça va, mais où est tu ? — Aux Marres, chez Pierre et Suzanne. — J’en aurais mis ma main à couper, j’en étais sûre ! Je te

connais trop ! — Tu me manques…… Un silence — Toi aussi, tu me manques Et elle lui raconta sa soirée, ses premières colères, son

désespoir, ses angoisses, sa rancœur contre lui qui s’était sauvé en lui laissant tout sur les bras, mais aussi cette impression imprévue de bien-être soudain qui venait jeter le trouble dans sa réflexion et la faire douter de sa décision.

Encore un silence — Alors qu’est ce qu’on fait, hasarda t’il, rempli tout à

coup d’un fol espoir. Espoir vite douché. — Pour l’instant rien du tout, il faut que j’aille visiter des

apparts à Paris, je te tiens au courant.

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Paco restait saisi, et s’était assis pour fumer sur un muret à côté de la cabine, dont il n’arrivait pas à s’éloigner, comme si cet appareil allait se remettre à sonner pour effacer ce cauchemar.

Lui aussi n’était plus sûr de rien. Malgré l’abrupt de la fin de la conversation, il avait bien

senti qu’elle était aussi indécise que lui. — Paco, tu es un fieffé connard, qu’est ce que tu fous là,

loin d’elle, tu es en train de tout gâcher avec ton foutu égoïsme de vieux garçon engoncé dans ses petites habitudes et manies ridicules, après tout, tu n’es pas si vieux que ça, et quoiqu’ Elle ait pu dire, tu peux encore la protéger un bon moment, Elle ne l’avouerai jamais mais Elle a besoin de toi.

Si on était dans un jeu d’échecs, je dirai que tu as avancé la mauvaise pièce, et qu’Elle par contre vient de te contrer en beauté.

Il écrasa sa cigarette, se leva en songeant — Je suis en train de me faire in film style roman-photo de

gare pour midinettes en fleurs, un mélo de chez M6 Mais je n’ai pas trente six solutions, ou je reste coincé ici,

avec ma mauvaise conscience obstinée et le sentiment d’avoir loupé la fin de ma vie, ou je reprends tout de suite le chemin de La Maison, je me mets à genoux et je lui dis— où tu veux, mais avec toi !

Mais acceptera-elle sa reddition, après tout, peut-être

qu’Elle veut être définitivement seule dans l’appart de ses rêves ?

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* Elle avait un peu mauvaise conscience de l’avoir renvoyé

dans les cordes aussi sèchement. Elle lui avait jeté ça à la figure, par réflexe, vexée qu’il aie

deviné son trouble, et pour pas qu’il croie qu’Elle était vaincue si vite et qu’Elle allait rendre les armes sans batailler, en petite épouse soumise inconditionnellement à son homme.

— Que s’imagine t’il, ce n’est pas parce que j’ai eu hier soir un moment de faiblesse qu’il a gagné, et d’abord, pourquoi je lui ai raconté tout ça, je le connais, il est foutu de se mettre pleins d’idées fausses dans la tête.

Elle s’en voulait, car au fond d’elle-même une petite voix lui disait que si Elle n’était plus sûre de vouloir se débarrasser de La Maison, c’est qu’Elle devait réfléchir à ne pas faire une bêtise qu’Elle regretterait par la suite en Le perdant définitivement.

Elle s’était bien rendue compte, quand Elle avait reconnu sa voix dans l’appareil, que son cœur avait battu plus vite, comme aux premiers temps de leur rencontre.

Pendant plusieurs jours, tout en rangeant vaguement ses affaires, Elle passa par toutes les phases du doute, au point d’avoir alternativement des bouffées de chaleur et des moments de grand froid.

Elle prit enfin une décision, il fallait qu’elle en ait le cœur net, elle allait s’en tenir à son affirmation, Elle allait visiter des appartements, pour se faire une idée des prix et à la grâce de Dieu !

Inch’Allah, comme il aurait dit, Lui. Il utilisait beaucoup de locutions arabes, il n’avait jamais

oublié son Algérie natale, et elle avait remarqué que quand il était colère, ou triste, il s’écoutait immanquablement de la musique du Mahgreb, d’Egypte, du Liban, Fairouz, et surtout beaucoup de musiques berbères, à priori ça le calmait efficacement, mais Elle se sentait un peu exclue de sa vie à ces moments précis.

Elle consulta Internet, prit rendez vous avec plusieurs agences pour le lendemain, et enfin calmée elle aussi, s’apprêta à passer une soirée tranquille devant la télé, à regarder les Experts ou FBI portés disparus, c’était son exutoire à elle.

Le sort en décida autrement.

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* Elle s’était couchée sous la couette, bien calée dans ses

oreillers, comme d’habitude, et Elle avait placé sur la table de nuit, comme d’habitude, son mini radio réveil, son portable, le combiné de la ligne fixe, et la télécommande de la téléalarme qu’il avait fait installer pour qu’elle se sente plus rassurée.

Il y avait des détecteurs aux endroits stratégiques qui étaient censés détecter toute présence humaine aux alentours de la maison, à une hauteur précise pour ne pas détecter avec leurs faisceaux croisés les chiens ou les chats, mais de temps en temps cette alarme se déclenchait sans raison, on supposait qu’un oiseau passait trop près et coupait les deux faisceaux à la fois, mais un oiseau à quatre heures du matin ?

Toujours est-il que ces déclenchements intempestifs la stressaient au lieu de la rassurer.

Ce soir là, Elle n’arrivait pas à se réchauffer, c’est vrai que dehors le thermomètre était proche de zéro, pourtant la Maison était bien équipée en chauffage, qu’elle avait poussé à fond, et malgré tout Elle avait froid, Elle ne retrouvait plus cette tiède sensation de confiance qui l’avait surprise huit jours avant, du coup ses peurs et ses appréhensions renaissaient, Elle n’était pas tranquille, Elle n’en n’était pas consciente mais Elle pressentait quelque chose.

Et effectivement, pendant un silence de la série made in USA qu’elle regardait, elle entendit distinctement une voix qui venait de l’intérieur de la Maison..

Paniquée, elle baissa rapidement le son de la télé, écouta longuement La Maison, puis elle prit son courage à deux mains, empoigna une lourde torche électrique, et explora les pièces les unes après les autres, le dressing, la cuisine où le gros frigo américain ronronnait gentiment, s’aventura dans le salon, et s’aperçut alors que de la lumière sortait de son ordinateur portable sur le bureau.

—Tiens, c’est bizarre, j’étais persuadée de l’avoir éteint, mais je suis parti sans vérifier, j’ai peut-être oublié de cliquer sur quelque chose ? Ça y est, j’ai compris, j’ai reçu un courriel, et l’ordinateur a dit, « vous avez des emails », c’est la voix que j’ai entendue !

Il s’était amusé à lui programmer une voix d’homme qui annonçait les courriels d’une voix suave en l’appelant par son prénom !

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Rassurée, elle se recoucha et essaya de reprendre le fil de l’intrigue de l’épisode, et c’est alors que la sirène de l’alarme se mit à hurler, ce qui la fit sursauter de nouveau, elle se précipita sur le boîtier de télécommande, arrêta le bruit infernal, puis réenclencha l’alarme en se disant, s’il y a quelqu’un dehors, ça va se remettre à sonner, puis en constatant que tout était de nouveau silencieux, elle se releva et alla dans le noir regarder à travers les rideaux, mais elle ne distinguait pas grand chose à la faible lumière du lampadaire de la rue.

De nouveau dans son lit, elle ne comprenait plus rien à l’intrigue qui continuait imperturbablement son cours, et dégoûtée et un peu tremblante, elle éteignit et essaya tant bien que mal de s’endormir.

Et c’est dans ce tout premier sommeil qu’elle eut conscience d’un grand bruit dans la maison.

Le cœur battant à tout rompre, elle se figea sous sa couette pendant quelques minutes, puis courageusement elle se releva de nouveau pour aller voir.

Elle découvrit rapidement la cause du vacarme, Il avait laissé sur sa table à dessin une pile de CD qui s’était effondrée d’elle-même sous son poids et surtout parce que la dite table était légèrement en pente.

Elle commença par le maudire, lui et ses rangements bordéliques, puis à haute voix se mit à invectiver La Maison

— Espèce d’infâme baraque, j’ai compris ton petit jeu, je sens bien que tu me fais la gueule parce je vais visiter des apparts demain, mais ce n’est pas en essayant de me faire peur que tu vas me faire changer d’avis, ça serait plutôt le contraire, je te préfère quand tu me fait du charme comme l’autre soir, alors ça suffit pour ce soir, ne recommence pas sinon je te brade dans la foulée, et j’ai besoin de dormir, je me lève tôt demain. Compris ?

Elle était furieuse, plus du tout paniquée, se renfonça avec rage dans ses oreillers et s’endormit complètement épuisée.

Le lendemain, en buvant son café, elle repensait avec amusement à ce début de nuit chaotique.

— C’est fou, voilà que je parle à La Maison comme si c’était une personne !

Elle était malgré tout troublée d’avoir eu cette réaction inattendue, et réfléchissait à ce que ça signifiait.

Petit à petit Elle prenait conscience de l’importance insoupçonnée du rôle de cette maison dans leur vie

Elle repassait en revue tous les travaux qu’ils y avaient effectués pendant vingt ans et plus, c’était proprement ahurissant.

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Il y avait eu d’abord les travaux de base, les murs intérieurs tous doublés en placoplâtre, les plafonds, l’installation électrique entièrement rénovée, puis ils avaient ré agencé les pièces, en créé d’autres, changé les portes, les fenêtres et les volets, La maison s’était développée, embellie, parallèlement ils avaient doublé la superficie du terrain en rachetant des parcelles, créé un verger et un sous bois là où il n’y avait que des champs, construit la piscine et son pool house, ouvert le passage sur la rue, refait les toits, les terrasses, les perrons, des auvents, l’ensemble était très harmonieux et tenait plus de la maison de maître avec son parc que du pavillon de banlieue, elle se disait, c’est vrai qu’on lui a donné une âme à cette baraque et qu’on en a fait quelque chose de très chouette, et je comprends bien qu’Il ait de la peine à s’en aller, avec tout le mal qu’il s’est donné, surtout que c’est moi qui l’y ai poussé.

Et je sais qu’il l’a fait par amour pour moi, c’est indéniable, lui il n’aurait certainement pas fait tout ce que j’ai exigé.

Et il lui vint une grande vague de tendresse pour cet homme.

Elle se secoua, ce n’est pas le moment de flancher, il faut

que j’aille voir ces apparts, j’ai décidé de le faire, ne serait ce que pour en avoir le cœur net et me rendre compte de mon erreur éventuelle.

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*

Chaque fois qu’il allait faire des courses à Millau avec Pierre, Paco était attiré par les cabines téléphoniques comme par un aimant, il avait pourtant un téléphone portable, dont il pouvait se servir dans la ville, mais c’était d’une cabine qu’il brûlait de l’appeler pour relancer la conversation.

Il hésitait, il n’osait appeler, il craignait de se prendre une nouvelle claque, il espérait seulement qu’Elle l’appelle sur son portable, il avait repéré dans le champ au dessous des Marres un carré de vingt mètres carrés où l’appareil captait un embryon de réseau, et il s’y rendait souvent, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit avec l’espoir d’avoir un appel, ou au moins un message, mais en vain.

Pierre et lui déambulaient dans la rue piétonne et animée du centre de Millau, quand Paco avisa un cybercafé,

—T’as cinq minutes ? Je vais en profiter pour consulter ma messagerie, pour savoir comment ça se passe là bas.

Il était président d’une association qui essayait tant bien que mal d’instaurer un peu de convivialité dans un village rural engoncé dans des traditions moyenâgeuses teintées de conservatisme voire d’obscurantisme, complètement inadaptées à la nouvelle situation du village « envahi » disaient les Anciens par de jeunes couples venant de Paris et de sa proche banlieue qui grignotaient petit à petit ce qui faisait l’art de vivre des dits Anciens, et tout ce beau monde là se regardait en chien de faïence, les Anciens, les nouveaux arrivants, les néo-ruraux comme les appelait l’Administration, les jeunes ados qui s’emmerdaient et qui ne faisaient que des conneries, et lui Paco avec son groupe de compagnons organisait des activités qui étaient censées réunir tout le village, mais qui foiraient souvent, alors ils s’entêtaient et remontaient autre chose, et petit à petit arrivaient à faire que les gens se parlent et fassent mieux connaissance.

Il faut dire que l’Association avait été crée à la suite d’une fronde d’une partie de la population qui avait contesté avec succès une magouille de la municipalité, tentée de favoriser sans consultation ni même information l’implantation d’un silo de stockage de céréales, mais surtout d’un dépôt de produits phytosanitaires dont les fameux nitrates d’ammonium et à part la mairie, son petit groupe d’affidés et quelques agriculteurs, le gros de la population n’était pas très chaud pour avoir des produits à risques tout près de chez eux, il faut dire que la catastrophe

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d’AZF à Toulouse était encore présente dans toutes les mémoires.

Et depuis cette grosse bagarre non digérée par les tenants du projet, l’atmosphère était quelque peu tendue entre le petit groupe d’anciens et les néo-ruraux, et lui et son groupe avait bien du mal à faire oublier cet épisode qui avait secoué le village comme jamais vu aux dires des plus anciens.

En partant il avait laissé la direction des opérations aux autres, arguant malgré leurs réticences qu’ils n’avaient plus besoin de lui.

En lisant ses emails, il se rendait compte que si, ils avaient besoin de lui, la locomotive, le leader, le fédérateur de bonnes volontés, celui qui négociait avec habileté avec la Mairie, qui ne voulait négocier qu’avec lui racontait les messages angoissés, — Quand reviens tu ? La question revenait souvent, tu as disparu et tu nous a laissé dans le caca, lui reprochait-on.

Il répondit consciencieusement à ses copains, en essayant de regonfler le moral des troupes.

Et l’idée lui vint à l’esprit de lui envoyer un courriel qu’elle

lirait ou ne lirait pas, et auquel elle répondrait ou ne répondrait pas, à sa guise, mais au moins elle saurait.

— Ma petite femme chérie, sache que je ne fais que penser à toi tout au long des ces journées, et je n’en peux plus.

Veux tu que je revienne ? Je me rends compte que c’est le 13ème travail d’Hercule que je t’ai laissé sur les bras et je m’en veux.

Laisse moi un message sur le portable, je n’ai pas encore Internet, et je ne veux pas ennuyer Suzanne, ils n’ont pas encore l’ADSL et son vieil ordi est très lent, il me faudrait une ligne téléphone, ce que je ferai si la situation s’éternisait, mais j’espère que non. Et dans la foulée, Paco sortit son portable et fit le numéro de la maison, mais il n’eut que la messagerie.

— C’est moi, regarde ton ordi, je t’ai laissé un courriel, je t’embrasse.

— Elle n’est pas à la maison, répondit-il à la mimique interrogative de Pierre.

— Elle n’a pas de portable ? — Si, bien sûr, mais pour ce genre de conversation intime

où tous les mots ont leur importance, je ne suis pas sûr que ce soit indiqué, imagine qu ’elle soit en voiture, ou à pied dans une rue bruyante, ou en train de visiter un appartement, non c’est trop délicat

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* En fait Elle était chez sa copine de Paris qui l’avait invitée à

déjeuner, et qui brûlait de l’envie de tout savoir. Catherine était une bonne copine de trente ans, sa seule

véritable amie, elles travaillaient très souvent ensemble sur les tournages, elle la maquilleuse, Catherine la coiffeuse, elles formaient un tandem redoutablement efficace de professionnelles très appréciées dans le milieu du cinéma.

Catherine savait tout d’elle, et était souvent de bon conseil, aussi tout naturellement elle lui confiait tous ses petits et grands secrets, et elle avait accepté avec joie l’invitation

Elle avait visité un appartement le matin, qui semblait parfait sur sa présentation Internet, mais très décevant au naturel, et il fallait qu’elle en parle.

— T’espère pas trouver la perle rare du premier coup, ou alors ma belle tu rêves complètement, la consolait Catherine à sa manière, souvent bourrue, mais pertinente, d’autre part je te ferai remarquer qu’avant de visiter des appartements, tu ferais mieux de t’occuper de vendre la Maison.

— Je sais bien mais Lui ne veux pas, alors en attendant, je me mets à rêver.

— A propos, tu en es où avec Lui ? Et elle lui racontait la seule conversation qu’ils avaient eu

depuis son départ, et le remord qu’elle avait eu après coup. Puis elle lui relata en riant sa soirée solitaire et tumultueuse. — Je ne pourrais jamais rester toute seule dans cette

baraque, j’y meurs de trouille, et comme par un fait exprès, c’est toujours quand je suis seule qu’il y a des trucs qui se cassent la gueule, que la maison se met à faire des bruits sinistres, que la sirène se déclenche sans prévenir, décidément je n’aime pas cette maison, et cette maison me le rend bien !

— Taratata, ça c’est un faux prétexte, ma chère, ne te raconte pas d’histoires, Paco il a une réunion le soir tous les trente six du mois, et encore, ne me dis pas qu’il te laisse seule tous les soirs, dis plutôt franchement que tu as pris cette maison et ce village en grippe et que tu n’as plus envie d’y habiter.

Elle admit et ressassa une fois de plus toutes les raisons qui la poussaient à s’en aller.

— Ecoute, lui dit Catherine, pour tes recherches, t’as qu’à t’installer ici le temps de trouver l’appart de tes rêves, ça t’évitera bien des trajets.

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Tu en as encore combien à visiter ? Deux ? Bon, je t’accompagne !

Catherine était une femme de décision et prit d’autorité la direction des opérations, pressentant que sa copine avait bien besoin d’un appui logistique.

Durant tout le trajet vers le prochain rendez vous, Catherine laissa parler sa copine, qui passait alternativement du rire aux larmes, qui lui énonçait ses doutes et ses certitudes, qui avouait tout l’amour quelle avait encore pour son homme, qui s’emportait contre lui qui s’obstinait à ne pas vouloir quitter de lui-même cette satanée baraque, tout en reconnaissant qu’elle le comprenait, mais qu’il pourrait quand même faire un effort etc etc

Les deux visites de l’après midi se révélèrent aussi

décevantes que celles du matin, faut dire qu’elle savait exactement ce qu’elle voulait, deux pièces au calme avec ascenseur et parking, tout proche d’une rue commerçante et d’un espace vert.

— Tout ça à la fois ? S’exclamait Catherine, effectivement tu n’es pas prête de revenir chez toi, je sens que je vais t’héberger plus longtemps que je ne le prévoyais, ajoutait elle en plaisantant.

Bon on retourne chez moi et on se met sur Internet, et on ne visitera que des propositions sûres.

Effectivement, aussitôt de retour, les deux commères s’installèrent devant l’ordinateur et commencèrent à éplucher consciencieusement les annonces immobilières.

Un peu par habitude et pour décompresser, Elle tapa son code et ouvrit sa messagerie.

— J’ai un mail, s’exclama t’elle, c’est lui ! Catherine, c’est lui !

— Et bien, ouvre, qu’est ce que tu attends ? De nouveau son cœur battait la chamade, elle cliqua sur

l’onglet « ouvrir » et découvrit le message. Répondre : — Oui, bien sûr, tu reviens quand tu veux, je suis chez

Catherine, mais tu me manques, préviens moi du jour de ton retour et je reviendrai à la maison, il faut vraiment qu’on fasse le point.

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*

En attendant Pierre son chauffeur, Paco était grimpé sur

un « clapas », nom donné à ces amoncellements de pierres retirées des champs pendant des siècles, et il surveillait une escouade de freux qui batifolaient en contrebas, jouant avec le vent avec un plaisir évident.

Il avait toujours été fasciné par ces grands oiseaux noirs, grégaires mais libres, amusants, intelligents, astucieux, chapardeurs, dont on sait maintenant qu’ils communiquent entre eux avec un langage très élaboré non instinctif qu’ils se transmettent de génération en génération, ce qui fait qu’une colonie de corbeaux de Bretagne ne parle pas tout à fait le même langage que celui pratiqué par une colonie champenoise par exemple.

Il ne comprenait pas cette défiance, voire cette haine envers ces oiseaux mal aimés, synonymes dans l’imagerie populaire de malheur, de sinistre, de mauvais présage suivant une tradition tenace remontant à la nuit des temps.

Paco les observait souvent avec des jumelles, les photographiait, les filmait, il avait constaté que ces oiseaux ne figuraient jamais dans les nombreux diaporamas qui circulaient sur le net au profit d’oiseaux plus colorés, et il voulait réparer en toute modestie cette injustice.

Paco s’impatientait : — Mais qu’est-ce qu’il fabrique, si ça continue, on va

arriver pour la fermeture des magasins ! Mais il était surtout impatient d’aller au cybercafé pour

vérifier s’il n’avait pas de réponse à son courriel, et commençait à échafauder plusieurs plans selon la réponse, s’il y en avait une bien sûr.

Il se rendait compte qu’il ne pourrait éternellement rester dans cette situation bancale, et en cas de non réponse ou de réponse négative, il lui faudra bien se trouver un logis quelque part dans la région, car sur le plateau il n’y avait rien à louer, Léon l’avait bien prévenu, c’était sans espoir.

Il réfléchissait qu’il lui faudrait alors assurer tous les transferts de domiciliation de courrier, de banque, de centre de sécu etc, mais tout se brouillait dans sa tête

— Bah, ça ne fait que quinze jours que je suis là, il sera bien assez tôt pour y penser.

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Mais il se faisait du souci pour La Maison, lui seul savait comment fonctionnaient les installations de chauffage et électriques, par exemple il n’avait jamais pris la peine d’expliquer à Elle et les fils comment on basculait de la chaudière à fuel aux pompes à chaleur, avec une demi douzaine de vannes à fermer et à ouvrir dans un ordre précis, et il s’en voulait de sa négligence, mais il en voulait aussi aux autres de s’être laisser assumer benoîtement sans poser de questions, sans chercher à savoir.

C’est comme s’ils pensaient que j’étais éternel, songeait-il en riant dans sa barbe qu’il avait laissé pousser depuis son arrivée sur le plateau, je paierai cher pour voir le spectacle !

Pierre arriva enfin avec sa guimbarde d’un autre âge, une vieille 504 break dont il n’arrivait pas à se séparer.

— Et pourtant il faudrait bien que je la lâche avant qu’elle ne me lâche, avait-il coutume de déclarer en luttant avec une portière récalcitrante qui soit ne voulait pas s’ouvrir, soit ne voulait pas se fermer selon l’humeur du moment.

Pendant le voyage, Paco admirait le viaduc qui faisait maintenant la fierté des habitants de Millau, et aussi leur tranquillité, même si les commerçants regrettaient la foule des touristes qui ne traversaient plus la ville pour s’y arrêter.

Il y avait un décalage saisissant entre cette structure futuriste qui chatouillait les nuages et ce village qu’il venait de quitter, dont les pierres grossières et les « lauzes » de la toiture n’avaient pas bougé depuis des siècles.

— C’est une œuvre d’art, le génie humain et ses audaces sont sans limites, commentait Pierre, mais je doute que ça dure aussi longtemps que les pyramides d’Egypte par exemple et si ça se trouve, il sera en tas au fond de la vallée que les pyramides, elles, seront toujours debout, et même que les Marres lui survivront !

Paco était surpris, il y avait longtemps qu’il n’avait pas entendu une phrase aussi longue sortir de la bouche de Pierre, qui était plutôt du genre peu causant et taciturne, ceux qui ne le connaissaient pas le taxaient d’endormi, mais ils ne savaient pas que dans sa jeunesse cet endormi avait été un militant actif qui avait pris de gros risques qu’il avait payé cher d’ailleurs, La République n’est pas tendre avec les rebelles qu’elle fabrique.

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Le cybercafé était encore ouvert, Paco s’y précipita. Pensant que ça allait prendre un certain temps, Pierre

s’installa à la terrasse, mais il eut à peine le temps de commander que Paco ressortait tout excité en le cherchant du regard.

Paco brandissait un papier sous le nez de son compagnon — Pierre, écoute ça, Elle me demande de remonter, Elle

me dit qu’il faut qu’on fasse le point, qu’en penses-tu, tu crois que ça va s’arranger ?

—Vas-y toujours et tu verras bien, lui répondit laconiquement Pierre, prudent comme à son habitude.

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* Paco était enfin arrivé à destination, et s’affalait

complètement épuisé dans le premier fauteuil. Faut dire que relier un village isolé comme les Marres au

« trou du cul du monde » comme il se plaisait à dénommer méchamment son petit village de Seine et Marne, n’était pas une mince affaire.

Il n’avait pas voulu revenir avec son vieux bahut, car ce n’était pas sûr qu’il résiste à un deuxième long voyage, et il s’était résolu à prendre le train, ce qu’il avait en sainte horreur et ce qu’il n’avait pas fait depuis vingt ans au moins.

De toutes façons il n’aimait pas les transports en commun, il n’avait jamais aimé les transports en commun, avec leurs horaires fixes, la promiscuité obligatoire, la galère des grèves, les bagages à traîner etc mais il savait bien que c’était un caprice de fils de riche.

Et dans ce voyage de retour il avait été servi, il avait subi tout ce qu’il détestait.

Pierre l’avait emmené pour 18 heures jusqu’à la gare routière de Millau qui n’est desservi par aucune ligne de chemin de fer, où il avait embarqué dans un bus poussif qui avait mis deux bonnes heures pour rejoindre Rodez en ramassant tous les exclus du chemin de fer.

Le train l’avait lâché au bout de plus de sept heures à la Gare d’Austerlitz au petit jour et c’est là qu’il s’était aperçu qu’il ne vivait plus sur la même planète qu’avant, que les guichets de vente de billets de métro avaient été remplacés par des machines robotisées et très peu conviviales, car celle qu’il avait pressentie pour lui délivrer un ticket lui a fait comprendre vertement au bout de trois malheureuses tentatives qu’elle se refusait à servir des abrutis de son espèce, et il lui fallut avaler sa fierté en demandant humblement au jeune client qui s’impatientait derrière de lui faire la manœuvre, il avait pris un accent vaguement étranger pour faire croire qu’il arrivait directement d’une planète éloignée où il n’existait plus depuis belle lurette de ces machines rustiques pour la bonne raison que tous les transports y étaient gratuits.

Enfin muni du précieux sésame, il rechargea son lourd sac à dos et suivit les flèches qui l’amenèrent devant un nouvel obstacle, à savoir comment passer des portillons étroits et pneumatiques qui refusaient obstinément la largeur d’un sac à dos normal, il est vrai un peu amplifiée par tout un tas d’accessoires comme une couverture, une gourde, et une paire de

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chaussures de marche, une fois qu’il ait eu trouvé la fente où il fallait glisser le ticket, avec la frayeur de ne plus le revoir.

Les voyageurs pressés derrière lui le poussèrent sans ménagements, il était arrivé à la mauvaise heure, tous ces gens allaient au travail et leur temps était minuté, ils n’avaient pas le temps d’attendre qu’un maladroit leur bloque le passage, et il se retrouva catapulté de l’autre côté sans sa gourde d’ailleurs, le mousqueton n’ayant pas résisté à la pression populaire, et il eut beaucoup de mal à trouver une âme compatissante pour la lui récupérer.

Il admira ces nouvelles rames somptueuses, silencieuses, confortables, mais toujours aussi bondées, et remplies de passagers hargneux qui le fusillaient avec des regards assassins qui disaient clairement : — as t’on idée de prendre le métro avec un sac aussi gros qui prend la place d’au moins trois honnêtes travailleurs !

Evidemment il se trompa de correspondance, ce qui lui valut un petit détour sur une ligne encore plus bondée que l’autre, il commençait à fatiguer, à transpirer et à sentir mauvais.

A la gare de l’Est, rebelote, des robots qui lui parlaient dans un langage incompréhensible alors il se résolut à faire la queue à un guichet ouvert, sans remarquer la pancarte où il était indiqué en trois langues qu’il était réservé au Grandes Lignes.

Le préposé l’envoya balader sans un sourire et lui refusa ce petit service : — un billet aller pour Longueville, s’il vous plait,

— Savez pas lire ! — Ben non, monsieur, je fais partie des 8%

d’analphabètes que l’école publique rejette tous les ans dans le caniveau de l’ignorance, et ça me cause bien du souci, j’aurais tant voulu lire Loana dans le texte…

De l’autre côté de la vitre blindée, l’autre robot frisait l’apoplexie, il empoigna un micro et toute la Gare entendit qu’on priait un fâcheux de dégager illico le guichet n’° 7 pour laisser la place aux voyageurs normaux, sinon il allait faire appel à la Sécurité.

Paco céda en voyant deux gorilles en uniforme flanqués d’un énorme molosse se retourner en cherchant du regard le guichet n° 7 et s’éclipsa discrètement en cherchant un troquet pour y reprendre ses esprits.

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Là aussi il ne rencontra qu’indifférence et morosité, le garçon qui enfin se présenta était aussi avenant qu’une plaque d’égout et fit franchement la moue de ne s’entendre solliciter qu’un « petit noir », alors il shoota rageusement dans le sac à dos que Paco avait pourtant essayé de camoufler contre le pied du minuscule guéridon.

Une fois le gros des travailleurs pressés et hargneux passé,

Paco repartit bravement à la conquête de la modernité, avisa une machine qui avait l’air de l’attendre, mais avec un papier scotché indiquant qu’elle était en panne et qu’on suggérait au client de consulter d’autres machines, qui évidemment étaient toutes prises d’assaut.

Paco se mit sur le côté et observa longuement les procédures, puis prit son tour et face à la bête lui indiqua presque sans hésiter ce qu’il voulait, et la machine matée par autant d’autorité consentit enfin à lui délivrer un petit bout de carton et surtout à lui rendre sa carte de crédit.

Paco n’aimait pas donner cette carte à des machines qui vous l’avalent promptement et mettent souvent trop de temps à son goût à la lui rendre, ce qui le mettait dans l’angoisse depuis que ça lui était arrivé à un distributeur automatique de billets une veille de WE prolongé, alors qu’il n’avait plus de liquide, c’est pour ça d’ailleurs qu’il s’était adressé à ce robot, et qu’en plus son chéquier était périmé, et il s’était retrouvé sans chèques, sans liquide et sans carte de crédit pendant trois jours.

Paco se précipita vers le quai de son train pour ne lui en voir que les feux arrières, et ne voulant pas renouveler l’expérience décevante du troquet précédent il alla s’asseoir dans un coin avec d’autres clochards, marginaux et paumés en attendant un nouveau départ.

Enfin arrivé à Longueville, il fut obligé de faire du stop

pour arriver presque chez lui, le dernier kilomètre fut le plus dur, à pied, son dernier convoyeur n’ayant pas eu la courtoisie de lui offrir ce dernier kilomètre.

— qu’est ce que ça pouvait lui faire, c’est la voiture qui fait tout le boulot, bougonnait-il tout en se traînant lamentablement.

Paco, lui, se détournait systématiquement pour amener l’auto stoppeur à domicile, car les voitures étaient rares sur ces petites routes.

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Il commençait à regretter de l’avoir dissuadée de venir le chercher à la gare, arguant à juste raison qu’il ne savait pas à quelle heure il allait arriver.

Il avait mis plus de vingt heures pour arriver à destination, c'est-à-dire deux fois plus qu’avec son vieux compagnon à quatre roues.

Paco s’endormit tel quel sur le canapé sans même se déchausser.

La Maison était silencieuse et retenait son souffle, pour laisser le maître de maison prodigue se reposer.

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* Il faisait un rêve bizarre. Il était sur le Larzac, en plein désert, et un téléphone sonnait

dans le lointain. Il essayait de s’en rapprocher, mais ses jambes refusaient

d’avancer, et le téléphone sonnait, il savait que c’était pour lui, que c’était important, il paniquait, et plus il paniquait, plus il se débattait, plus il piétinait, plus la sonnerie se faisait insistante et stridente, et moins il avançait.

Au paroxysme de sa panique, il se réveilla enfin, c’était bien le téléphone de la maison qui sonnait, il se précipita complètement hébété en trébuchant sur tous les obstacles de la pièce, c’était Elle :

— Ca y est, tu es arrivé ? Je me faisais du souci, alors je suis partie sans attendre ton appel, j’arrive dans une petite heure.

Encore tout tremblant, il alla se doucher et enfin réveillé pour de bon, tenta de se refaire une beauté, Elle n’allait pas le reconnaître avec sa barbe grise et ses habits de paysan du Larzac.

Il se lava les dents, peigna ses mèches rebelles, poussa le chauffage car il se rendait compte que la Maison n’était pas très chaude, pensa — Elle a eu l’idée de baisser le chauffage, et surtout Elle a su comment faire, Elle qui disait que cette installation était trop compliquée pour elle !

Il alluma la machine à café, prépara deux dosettes et deux tasses, il savait que c’est ce qu’elle allait demander en arrivant, puis, comme à son habitude, il ouvrit le grand portail de la cour et attendit patiemment sur le trottoir en fumant une cigarette que la voiture débouche de la place de la mairie, il savait qu’Elle appréciait cette attention, cela faisait partie de leurs petits rites secrets d’amour.

Enfin la voiture s’engagea dans la rue, encore vingt secondes d’attente, son cœur battait la chamade comme au premier jour, la voiture s’arrêtait à sa hauteur, la vitre teintée s’abaissait, Elle souriait, ses yeux brillaient, ils se regardèrent longuement sans parler, manifestement aussi émus l’un que l’autre, Elle était belle à tomber, il ne savait pas s’il pouvait l’embrasser comme d’habitude avant qu’elle ne fasse sa marche arrière, c’est Elle qui l’invita en riant, la tête lui tourna quand leurs lèvres se touchèrent, et pendant qu’Elle rentrait la voiture, il oublia complètement le contexte des semaines précédentes, ils retrouvaient leurs habitudes et leurs petits rites, il fermait le

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portail pendant qu’elle rentrait la voiture dans le garage, lui ouvrait la portière, lui prenait son sac, et allait à l’arrière décharger le coffre, et en revenant avec les valises dans la maison, lui dit : on se fait un petit café ?

— Oh oui, avec plaisir ! Tout était comme avant, qui aurait pu deviner en les voyant

qu’il y avait un si gros contentieux entre eux ! Tout en dégustant le café, il lui racontait avec humour les

péripéties de son voyage et ça la faisait beaucoup rire, Elle lui racontait les embouteillages et les potins parisiens, tout en l’observant minutieusement comme Elle faisait toujours chaque fois que son apparence changeait tant soit peu, déformation professionnelle oblige, elle remarquait vite trop de cheveux, des sourcils broussailleux, un point noir sur le nez, un bouton sur la joue, il savait ce qu’elle allait lui dire, et Elle le lui dit :

— Ca ne te va pas trop mal la barbe, mais ça te vieillit et tu piques, tu vas me faire le plaisir de couper tout ça.

— Oui, chef, c’était prévu, mais je n’ai pas eu le temps avant ce départ précipité.

Ca aussi, c’était un jeu, quand Elle faisait semblant de jouer à l’autorité, il lui répondait invariablement un très militaire :

— OUI, CHEF ! Avec, quand il était en forme, mimiques de garde-à-vous et salut à l’appui.

Mais il savait bien qu’il fallait qu’il se rase et de près, car Elle faisait des allergies au « mal rasé », en fait Elle était allergique à tous les animaux à poil, — sauf moi, ajoutait-il en plaisantant.

La Maison s’était faite accueillante, il faisait bon chaud dans toutes les pièces, toutes les portes, les volets et les fenêtres fermaient sans se faire prier, les lumières douces mettaient en valeur les voûtes de briques patinées du plafond, et aussi les feuillages des plantes autour de la fontaine dont le clapotis rassurant entretenait une ambiance romantique, Il redécouvrait le charme de cette pièce, et il pensait :— cette femme est vraiment une artiste, partout où je pose les yeux, c’est beau, équilibré, agréable, il n’y a aucune fausse note, les meubles sont juste à leur place, les tons de leurs bois s’accordent parfaitement aux pierres des murs, la cheminée pourtant récente semble être là depuis des siècles, Elle aurait du faire architecte d’intérieur, Elle a vraiment du talent et beaucoup de goût, Elle y a mis du temps, mais c’est parfait.

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Il ne s’était pas rendu compte qu’il parlait tout seul, une habitude que les esseulés prennent très vite, et quand il se retourna, il la vit derrière lui qui le contemplait avec un petit sourire amusé, dans lequel il crût déceler beaucoup de tendresse.

Tous les deux sous le charme, émus comme deux ados, ils

s’écroulèrent sur le canapé en cuir noir, serrés l’un contre l’autre, heureux de se retrouver charnellement, il l’embrassait, Elle se laissait faire en souriant, pendant un instant très fugitif il pensa

— Ce n’était qu’un mauvais rêve. et puis tous les deux se laissèrent emporter par un désir

mutuel en ne pensant à plus rien d’autre.

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* Il caressait amoureusement les poutres polies par le temps,

et la Maison aimait ces caresses. Lui aussi, comme Elle l’avait fait, il revisitait la Maison, en

s’extasiant sur ce qu’ils en avaient fait, sur la décoration intelligente dont Elle l’avait habillée, il admirait le nez en l’air la charpente de « la grande pièce » comme ils l’appelaient, il en faisait le tour en contemplant longuement la partie « musique », avec son piano à queue acajou, les deux conduits de cheminée inclinés qui se rejoignaient au dessus d’un « corbeau », une pierre en saillie impressionnante soutenant un jambe de force de la poutre faîtière, formaient une niche où se logeait un magnifique bahut avec une lampe qui éclairait le corbeau en lui donnant par le jeu de lumières une forme de gargouille, sur les conduits étaient accrochés toutes sortes d’instruments de musique, un violon, un luth, une épinette des Vosges, une « sanza » à lamelles de fer, des flûtes de Pan des Andes, des kénas, qui dataient de son époque musique des Andes, les fauteuils et les meubles étaient encombrés par des tas de partitions qui bruissaient silencieusement de toutes leurs notes, qu’il connaissait par cœur pour avoir été répétées à satiété par leur grand fils pianiste.

De par et d’autre de la fenêtre basse qui donnait sur la rue, le mur, plus exactement le demi mur car la pente du toit descendait à hauteur d’homme, était tapissé par des bibliothèques bourrées à craquer de trésors littéraires, à l’autre bout il avait construit une mezzanine à laquelle on accédait par un escalier suspendu de sa conception car il contournait un autre conduit de cheminée, et enfin contre le dernier mur entre les deux jambes de force qui soutenait les « fermes » de la charpente trônait un imposant, magnifique et massif coffre sur pied sculpté et incrusté de clous de cuivre à tête rondes qui avait commencé sa carrière il y a quelques centaines d’années en Grande Kabylie.

L’ensemble était saisissant et tous les visiteurs qui le découvraient en débouchant de l’escalier restaient bouche bée avant de s’extasier.

*

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Il redescendait le grand escalier d’un pas lourd, il avait conscience que le moment était venu de « faire le point ».

Il fallait bien y passer, même si la tendresse de leurs retrouvailles de la veille lui avait redonné espoir.

Il alla à la machine préparer deux cafés, et l’appela. Elle ne répondait pas, alors il se mit à la chercher, cette

maison était si grande qu’il leur arrivait souvent de ne pas se trouver tout de suite, souvent l’un deux passait dans le dos de l’autre sans le voir au détour d’un couloir, et quand enfin ils rejoignaient la même pièce, chacun disait à l’autre : — Mais enfin, où diable étais tu donc passé (e) ?

Et c’était un de leurs grands moments d’amusement et un prétexte pour s’enlacer et se faire des bisous.

Au bout de plus de vingt cinq ans de vie commune, ils ne se lassaient toujours pas de se toucher et de s’embrasser à la moindre occasion, ils étaient très « câlin », et ça faisait l’étonnement et la joie de leurs grands fils qui disaient ne pas les voir vieillir, et qui s’attendrissaient en chœur quand ils voyaient leurs parents se regarder amoureusement, même s’ils ne déchiffraient pas toujours les codes de leurs mimiques.

— Pourquoi vous faites bouger votre nez en rigolant, qu’est ce qu’on a encore dit de bizarre ou d’amusant, allez, dites le nous !

Ce qui mettait les fils particulièrement en joie, c’est quand leurs parents faisaient semblant de se disputer pour des futilités, par exemple la cuillère dentelée à pamplemousse qui n’était pas à la bonne place et que chacun accusait l’autre de l’avoir mal rangée, ou de l’avoir fait exprès, ou de perdre carrément la boule, en faisant des allusions à peine voilées à un certain Alzheimer, et ça se terminait immanquablement par un

— Sale gamine ! Auquel Elle répondait invariablement par — Vieux machin ! — C’est le monde à l’envers, disaient les fils, écroulés de

rire, chez nous ce sont les parents qui déconnent le plus !

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* Assis l’un en face de l’autre, ils se regardaient sans rien dire

tout en buvant leur café. Elle prit l’initiative, comme d’habitude. — On y va ?

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* Il était effondré. Elle n’avait pas varié d’un iota. Elle lui avait réexposé calmement ses arguments, toujours

les mêmes. Bien sûr que cette maison était exceptionnelle, que c’était

une réussite, et à tous les deux. Bien sûr que c’était dommage de la vendre, bien sûr

qu’ « on » ne retrouvera pas dans un appartement les mêmes aises, les mêmes surfaces confortables, le plaisir d’un grand jardin et les joies d’une piscine privée, mais avec l’argent de la vente, « on » pourra malgré les prix exorbitants de l’immobilier parisien se payer un joli appart de trois pièces sympa avec tout le confort, avec des commerces au coin de la rue, les cinémas etc etc.

Et en plus c’est le moment d’acheter à Paris, les prix baissent !

— Tu sais ils baissent partout ! Ici aussi ! Il répondait machinalement, Il n’écoutait plus vraiment, il

connaissait les arguments par cœur, Elle lui avait tant de fois fait l’éloge de ce transfert.

C’est surtout le ON qui le chiffonnait, ça c’était nouveau dans son discours, ça voulait dire qu’Elle était persuadée qu’il allait la suivre, Elle ne se rendait pas compte qu’au fur et à mesure de son exposé enthousiaste il se recroquevillait dans son fauteuil, mais Elle continuait à s’enflammer, lui montrait des photos d’appartements, avait étalé un plan de Paris sur la table basse, pointait les quartiers qui lui plaisaient.

Et lui, tout ce qu’il trouvait à lui dire sous forme d’une pâle plaisanterie :

— Tu ne pourrais pas attendre que je sois mort, tu sais d’après les statistiques, je ne devrai plus en avoir pour très longtemps !

— Arrête de dire des bêtises, regarde plutôt cette annonce, il a l’air bien cet appart, exactement dans le quartier qui me plait, bien sûr il faut qu’ « on » aille le visiter…….

Encore le ON !

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* Il s’était exilé au fond du jardin, devant le bassin, il

réfléchissait intensivement, sans sentir le froid glacial de ce début d’hiver, il avait neigé la veille, le bassin était complètement gelé et la neige craquait sous ses pas.

Il réfléchissait. Elle venait de marquer un point et d’enfoncer sa garde en

jouant une pièce maîtresse à bon escient, celle de la Raison. Il reconnaissait qu’Elle n’avait pas tort car sa solution était

raisonnable, mais il n’avait pas vraiment envie d’être raisonnable et malgré ses primes et belles déclarations du genre « où tu vas, j’irai » qu’il lui avait laissé prendre imprudemment à la lettre, il se rendait bien compte qu’il n’arrivait pas à se faire à l’idée de s’emprisonner entre quatre murs, instinctivement il se cabrait devant l’obstacle.

Et pourtant Il Lui devait bien ça, c’était pour lui qu’Elle avait abandonné la petite maison de Créteil qu’Elle aimait tant, c’était à son tour de lui rendre la pareille, mais il ne comprenait pas pourquoi ils devaient abandonner cette demeure après tant d’années de travail pour se fabriquer une belle maison pour leurs vieux jours juste au moment où enfin ils en avaient fini, et que donc ils n’allaient pas pouvoir en profiter.

Pour lui, c’était un non sens et une évidence en même temps.

Il réfléchissait et déambulait sur le tapis blanc Il était arrivé devant le poulailler. — Merde, merde et merde ! Pas vrai la Poule que je suis une vraie pourriture !? La poule le regardait d’un oeil rond pendant qu’il vitupérait

et s’invectivait à haute voix : — Ici on pourrait loger une bonne douzaine de SDF et de

familles mal logées qui souffrent autrement plus que toi, et toi tu as le toupet de vouloir te le garder pour toi tout seul ! Tu n’es qu’un sale égoïste !

Et l’appartement qu’Elle veut t’offrir, il y en a plus d’un dans la peine qui ne cracherait pas dessus, tu n’es qu’un infâme !

Il se disait aussi que quelques soient ses conditions de vie à lui n’importe où en France y compris dans un petit appart, elles étaient infiniment plus agréables que celles de tous ces malheureux palestiniens asphyxiés et affamés par leurs voisins,

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qui en plus se prenaient des bombes sur la tête, on était en pleine opération « Plomb durci ».

— Hein, Poulette, dis le que je ne suis qu’un enfoiré, dis le ! Il avait pris l’habitude de venir confier ses états d’âme à

cette poule depuis qu’il avait écrit un livre, un essai philosophique où il avait donné la parole et la réflexion à cette vulgaire volaille avec qui il avait imaginé des entretiens délirants à propos de notre Société qui marchait sur la tête.

Poulette lui ayant tourné le dos pour rentrer dans ses appartements, le soir tombait doucement et la neige commençait à rougeoyer, il repartit vers le bassin enchâssé dans un enchevêtrement inextricable de sapins, de bouleaux, de pommiers sauvages et de rosiers, et admira les stalactites qui pendaient de la fontaine gelée en prenant des allures féeriques de dessin animé sous la lumière du soleil couchant qui faisait ce qu’il pouvait pour se faire pardonner de ne pas avoir pu réchauffer l’atmosphère de cette journée.

— Puisque j’ai toujours songé à me construire une cabane à cet endroit, c’est peut-être le moment, je me verrais bien habiter ici dans une yourte mongole par exemple

Pendant ses voyages en Asie, il avait été fasciné par cette merveille architecturale qui abrite confortablement des nomades qui peuvent l’utiliser en habitation fixe, puis décider de partir en la démontant en un tour de main, pour la remonter aussi prestement plus loin, et retrouver le confort d’une véritable maison solide, bien isolée, agréable et facile à vivre.

— Mais oui mais c’est bien sûr…… ! C’est ça la solution, je garde une partie du terrain, je me

construits une yourte, et comme ça je ne m’éloigne pas de mon arbre.

Cet arbre, c’était un tilleul qu’Elle lui avait offert pour un précédent anniversaire, et qui commençait à avoir belle allure, il l’avait doté d’un banc de pierre, et il disait souvent qu’il se verrait bien assis plus tard à l’ombre de son arbre les jours de grande chaleur, sa canne à la main, comme les vieux dans les pittoresques villages du sud de la France.

Et elle se moquait gentiment de lui — J’aurai du t’offrir cet arbre beaucoup plus tôt, car ça

m’étonnerait que tu le vois atteindre la taille respectable dont tu rêves, tu seras mort avant !

Ils partaient alors dans une grande discussion sur les chances qu’il avait de voir le tilleul développer un tronc respectable avant l’échéance fatale, et combien de temps il lui faudrait La supporter s’il voulait profiter d’une ombre pas trop

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chichoune comme actuellement, discussion dont il sortait généralement avec le moral au plus bas, même s’il ne le montrait pas trop, car ils arrivaient régulièrement à des échéances lointaines incompatibles avec son espérance de vie la plus optimiste. Il se surprit à chantonner « auprès de mon arbre, je vivais heureux » en rentrant lentement à la Maison tout en buvant des yeux la métamorphose des couleurs qui s’accélérait avec la chute du soleil dans la nuit hivernale, resta en extase devant la pointe du sapin encore éclairée par un dernier rayon doré qui le transformait fugitivement en un splendide et gigantesque sapin de Noël.

— Ça, ça vaut tous les appartements du monde.

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*

Elle s’affairait dans la cuisine, sa cuisine, en théorie pour répertorier les chances de faire un repas correct, mais en fait Elle réfléchissait furieusement tout en ouvrant les placards et les frigos.

Cette cuisine avait une histoire singulière car elle avait déménagé deux fois, ce qui fait trois emplacements différents.

Ils l’avaient trouvée à son emplacement d’origine, avec son évier récent à l’emplacement de la vieille pierre à évier en grès dont l’écoulement se faisait directement à l’extérieur par une rigole qui traversait le mur, cette magnifique pierre servait après sa mise à la réforme de bac pour le robinet de jardin.

La hotte était d’origine, ainsi qu’un énorme poêle à bois qui chauffait quasiment les trois pièces de l’implantation d’origine, la salle à manger qui donnait directement dans la cuisine, et de l’autre côté de l’entrée, le salon et la chambre, mais toutes ces pièces avaient une cheminée.

Puis les précédents propriétaires avaient ouvert une porte vers la grange, puis une vers l’ancienne étable transformée en préau, l’escalier qui montait dans l’ancien grenier avait été débarrassé de sa porte et cette cuisine avec ses six ouvertures était devenu un carrefour où se croisaient continuellement tous les habitants de La Maison, pour aller dehors, pour pénétrer dans la grange, pour sortir dans la cour, pour aller manger, pour aller à l’étage etc ce qui gênait considérablement le travail des cuisiniers et que la moindre cuisson aux senteurs un peu fortes se répandait allègrement et avec insistance dans toute la maison.

Ils en avaient discuté, et un jour, profitant d’une des absences professionnelles prolongées de son épouse, ça l’a pris de démonter les éléments de cuisine, de les transporter sur des chariots et des tables roulantes jusqu’au préau devenu salon pour étudier leur assemblage pour en faire une cuisine à l’américaine, ce qui n’a pas vraiment résolu le problème des odeurs, mais qui avait l’avantage d’avoir un ensemble cohérent et surtout convivial.

Comme il disait, on ne savait pas si on avait mis la cuisine dans le salon ou le salon dans la cuisine, et c’est cette dernière interprétation qui a eu raison de cette implantation.

Elle cogita encore et encore et tant et si bien que ce fut un véritable déménagement à l’intérieur du rez de chaussée.

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La cuisine alla s’implanter dans la salle de bains qui elle-même émigra dans la lingerie, laquelle se trouva rétrécie d’autant.

Un des salons devint bureau, salle informatique, régie audio et atelier, le canapé les fauteuils et la télé ont été enfin rapatriés dans le « préau » ce qui leur permit de manger tout en regardant les infos comme font la majorité des citoyens de cette planète.

Elle souriait à cette évocation et à ce chantier monumental qui a privé les habitants à la fois de salles de bains et de cuisine pendant plusieurs jours, les réduisant aux sandwichs-coca en guise de repas et à des cavalcades dans toute la maison pour trouver une salle d’eau disponible, et il faut avouer que cette période de camping forcé occasionna de grands moments de franche rigolade

Et lui et les garçons l’ont taquiné longtemps sur ses pulsions « déménégeatives » et ont épilogué à l’infini sur les multiples combinaisons possibles de rotation des pièces

— Et si on mettait la chambre dans la salle de bains, la cuisine dans la chambre et le bureau dans la lingerie, ça serait–y pas une bonne idée, hein, qu’en penses tu Maman ?

Elle le voyait au travers de la baie, le nez en l’air, il ne

semblait pas pressé de rentrer malgré le froid. — J’ai comme la vague impression qu’il n’est pas

convaincu par mes arguments, j’ai cru un peu vite qu’il allait se rendre à la raison, il faut absolument quand il rentrera du jardin que je lui pose franchement la question, mais je crois qu’on va au clash, car moi je ne cèderai pas !

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* Pas un souffle de vent, le froid avait tout figé, le silence

était glacial, rien ne bougeait à l’extérieur comme à l’intérieur. On approchait de l’épilogue de cette triste histoire et La

Maison retenait son souffle. Il se décida enfin à revenir à l’intérieur, entrouvrit la baie,

pris son temps pour secouer à l’extérieur ses chaussures pleines de neige, aller les ranger et accrocher sa grosse veste au portemanteau dans l’entrée, enfiler ses pantoufles et enfin revint d’un pas lourd dans le salon.

Elle l’attendait assise sur le canapé, un peu raide et tendue. Il savait que c’était le moment décisif, celui de la grande

explication et des décisions graves, et il se dirigea vers un fauteuil comme un condamné à mort vers l’échafaud.

— Alors, tu as réfléchi ? — C’est tout réfléchi, je ne veux pas vendre cette maison, et

je ne veux pas habiter dans un appartement. Et aussitôt il regretta ses paroles, mais c’était trop tard, le

mal était fait. Et un grand silence s’installa dans la Maison, pétrifiée

d’incompréhension.

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* Comme à son habitude, après ces moments de frénésie

épistolaire, Paco sortit du camping-car pour aller décompresser. Il était fébrile, moite, il essaya de calmer son émotion en

fumant une cigarette face aux étoiles, il affectionnait particulièrement la limpidité de ces nuits d’hiver sans lune.

Au bout de quelques minutes d’accoutumance pour se laver les yeux du rayonnement de l’écran, il se rassasiait de la brillance de ces petites lumières qui venaient de l’infini, et ce soir là particulièrement, elles lui semblaient plus proches que d’habitude, il pouvait détailler les trois étoiles de la tête du guerrier Orion, le glaive et sa poignée étincelaient, il était fan de cette magnifique constellation si reconnaissable même pour le néophyte, et il ne comprenait pas ceux qui étaient incapables de reconnaître la moindre de ces merveilles.

Il restait là, béat, pénétré de son infini petitesse face à l’infini grand, dans ce silence étonnant et précieux, lui qui supportait de moins en moins le bruit engendré par cette maudite civilisation mécanique.

Et il savait aussi que la lumière douce qui filtrait des baies de son camion était certainement la seule sur le plateau qui témoignait de la présence de l’Homme, et il avait un peu l’impression à ce moment précis d’être le seul être vinant sur cette planète..

Revenu à sa « machine à écrire », l’écrivain relit les dernières pages toutes fraîches et resta songeur un bon moment.

Il se disait que le scénario de ce livre était d’une insipidité et d’une platitude désolantes.

A ce moment précis du récit, il aurait fallu que l’un découvre que l’autre l’a trompé, ou qu’il est l’enfant naturel de Mussolini, qu’il a une double vie, que son passé de mafieux le rattrape, enfin une turpitude quelconque qui mettrait du piquant dans l’histoire

Dans tout roman qui se respecte, pensait-il, et avec les critères en usage dans le monde moderne de l’édition, il faudrait qu’il se passe quelque chose d’imprévu et de violent, par exemple Elle serait allé chercher le grand couteau de cuisine dans le tiroir à droite de l’évier, ou encore Lui aurait sorti le hachoir de boucher de derrière le four, ou mieux, la carabine qui s’il s’en souvenait bien se cachait au fond de la penderie, mais en songeant aussi que ça ne pouvait pas marcher, car il n’y avait pas de cartouches, et qu’en plus il avait toujours eu une sainte horreur des armes en général et à feu en particulier.

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Il interrompit ce médiocre délire, s’ébroua comme un jeune chien et reprit contact avec la réalité.

Non rien de tout cela ne s’était passé, Elle était restée très

droite, lui recroquevillé, leurs visages s’étaient renfrognés, mais restaient calmes, pas de cris ni de hurlements, pas de scènes d’hystérie comme on en voit tant au cinéma ou au théâtre dans ce genre de circonstances.

Non, rien de visible, et pourtant il y avait tempête, et une sacrée tempête.

Mais elle était dans leur tête.

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* Ni l’un ni l’autre ne bougeaient, Lui toujours enfoncé dans

son fauteuil, malheureux, Elle toujours droite, le visage défait, Elle luttait pour ne pas pleurer, mais il voyait bien les larmes qu’Elle retenait mouiller ses yeux.

Il repensait à ce très joli mot d’enfant d’un de ses fils : — Elle avait le chagrin qui lui coulait sur les joues. Il était sans réaction devant ce désarroi, pourtant ce qu’il lui

fallait faire vite, c’était de se lever et d’aller la prendre dans ses bras, la couvrir de baisers et lui demander pardon.

Mais il avait conscience que s’il faisait cela, il perdait l’avantage qu’il venait de prendre en positionnant une pièce qui bloquait le jeu.

Et il ne bougeait pas, pétrifié comme dans ces mauvais rêves où le corps ne répond pas aux injonctions de la volonté, tandis que sous son crâne s’incrustait cette lancinante sonate de Scriabine dont on espère en vain cet accord final qui ne vient jamais.

C’était la première qu’il voyait un mur aussi épais se dresser entre eux, c’était nouveau.

Et terrifiant.

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*

La nuit était tombée pour de bon, et ils étaient dans le noir presque absolu, il La devinait seulement à la faible lueur de tous les voyants de veille des appareils « high-tech » de la pièce, la chaîne Hi-Fi, l’ordinateur portable, le lecteur de DVD, Elle n’avait toujours pas bougé de sa position figée, c’était intenable, alors n’en pouvant plus il s’extirpa enfin du fauteuil et vint s’asseoir à coté d’Elle, sans la toucher d’abord, puis il s’enhardit à passer son bras sur ses épaules et à l’attirer vers lui.

Elle se laissa faire, resta raide pendant un long moment, et enfin se détendit un peu, et ils restèrent comme ça, sans d’autre geste, silencieux..

Ce n’est que quand il commença à avoir des crampes qu’il La prit complètement dans ses bras.

Elle s’abandonna, ils se parlaient à voix basse dans le noir, sans haine, sans animosité, sans pleurs ni cris, avec beaucoup de tendresse, beaucoup de respect, mais aussi beaucoup de tristesse.

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* L’écrivain nocturne et insomniaque se frottait le menton. — C’est de plus en plus plat, mon histoire, ça manque de

cris, de rage et de disputes, comment veux tu intéresser un lecteur avec des messes basses ?

Et pourtant c’est comme ça que ça s’était passé, finalement se disait-il, la réalité a beaucoup plus de retenue que la fiction, à la limite du terne, c’est pour cela qu’on appelle des récits inventés de la fiction, sinon, ça s’appellerait du documentaire, et c’est pourquoi on fabrique maintenant des docu-fictions pour créer un peu de d’action, voire de suspense.

Il avait un exemple précis en tête. Au cinéma, une mère qui a perdu son enfant dans les travées

d’un super marché ne passe pas inaperçue, elle crie, elle appelle, elle pleure, elle galope partout en bousculant les clients, son visage est déformé par l’angoisse, ses cheveux sont défaits et les spectateurs souffrent avec elle en s’imaginant dans le même situation.

Dans la réalité, c’est beaucoup moins spectaculaire, et Paco se souvenait d’un épisode dramatique et bien réel auquel il avait assisté, la mère complètement affolée et c’est bien compréhensible, mais qui cherchait son enfant comme si elle craignait de déranger les gens, discrètement, sans trop se faire remarquer, pourtant son angoisse était bien réelle, mais peu de clients s’en sont aperçus, c’était l’indifférence quasi générale.

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*

— On se grignote quelque chose ? Il se leva, alluma les lumières et en clignant des yeux alla

fermer les rideaux. — Tiens on dirait qu’il neige ! Après un frugal repas à la fortune du pot, épuisés ils allèrent

machinalement vers la chambre, sans vraiment se concerter. Il y eu un moment d’hésitation réciproque devant le lit, et

puis l’habitude l’emporta, c’est vrai qu’ils n’avaient jamais fait chambre à part, qu’il n’était jamais allé dormir sur le canapé, comme on le voit souvent dans les films, et comme il disait souvent en plaisantant— nous, on fait seulement télé à part !

Elle aimait bien les films d’époque, avec grandes robes, capelines et coiffures sophistiquées pour les femmes, et moustaches, barbes et favoris pour les hommes, dans son métier Elle excellait dans la pose des postiches, le « poil » comme Elle disait, et aimait bien regarder ce que les autres faisaient, en plus des aspects romantiques de ce genre de films.

Lui préférait les films d’action, les policiers, la science fiction, les documentaires sur les pays qu’il avait visité, alors souvent, quand ils ne trouvaient pas un dénominateur commun pour la soirée, Elle allait regarder son film dans le lit, et lui restait dans le salon.

Mais, et c’était une tradition, il revenait s’allonger à côté d’Elle pour la deuxième partie télévisée de la soirée, dont Elle ne voyait jamais la fin, en s’endormant instantanément, pelotonnée contre lui, qui n’osait plus bouger de peur de la réveiller de son sommeil d’enfant, et c’était pour lui, chaque soir, un grand moment d’attendrissement.

Quand il sentait qu’il était complètement ankylosé, il se dégageait doucement et se relevait pour aller travailler un peu à ses « écritures », préparer le café du matin, fermer la maison, mettre l’alarme, charger le foyer pour la nuit, faire sa toilette et ses soins du soir, ça prenait un certain temps entre ses gouttes pour les yeux et ses fausses dents, et revenait, souvent entre une heure ou deux heures du matin, se couler tout aussi doucement dans les draps, et c’était lui qui se pelotonnait à son tour contre son corps tiède et attirant, et Elle, sans se réveiller, s’enroulait autour de lui, et ils dormaient souvent comme ça jusqu’au matin, ce qui leur faisait dire qu’ils se demandaient bien pourquoi ils avaient un lit à deux places, une seule suffirait amplement, comme pour les jeunes amoureux qui débutent dans l’amour.

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Ni l’un ni l’autre ne comprenait pourquoi il semblait normal à une majorité de couples de leur connaissance de faire lit à part à partir d’un certain âge, car tous les deux s’accordaient pour trouver que le câlin du matin était souvent le meilleur moment de la journée !

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* Paco faisait tourner sans relâche la molette de sa souris,

pour faire défiler les pages, les lire et les relire encore, il en profitait comme tous les écrivains qui se respectent, pour changer un mot, reformuler une phrase jugée inélégante, corriger les fautes d’orthographe et de syntaxe, en remarquant qu’il en faisait beaucoup plus quand il écrivait à l’ordinateur que quand il griffonnait les idées qui lui venaient sur tout les bouts de papier qui lui tombaient sous la main.

Il adorait écrire, d’autant qu’il pouvait facilement changer de style, ça pouvait aller de la féroce critique des actions de nos politiques qu’il « postait » sur un site Internet qu’il avait créé exprès pour ça, sous la rubrique générale « Mentir est mon métier », au récit de ses observations des oiseaux de son jardin dont il décrivait les activités besogneuses avec beaucoup de tendresse, en passant par les récits autobiographiques et désabusés de toutes les aventures plus ou moins amusantes qu’il lui étaient arrivées tout au long de sa vie riche en rencontres et péripéties de toutes sortes, c’est d’ailleurs comme ça qu’il avait commencé à écrire pour de bon, comme il n’arrêtait pas de raconter ses batailles, ses aventures et ses galères, un jour ses fils lui ont dit

— Papa, tu nous fatigues, ça fait cent fois que tu nous les racontes, écrit les une bonne fois pour toutes !

Alors il est allé s’acheter un ordinateur et a commencé à taper ses mémoires avec deux doigts.

Et là les ennuis ont commencé. Au contraire des jeunes qui naissent avec un ordinateur tout

configuré dans le crâne, il avait eu beaucoup de mal à s’adapter à la logique des informaticiens qui n’a selon lui de logique que le nom, sinon comment appeler un processus qui consiste à cliquer sur « démarrer » quand on veut éteindre l’appareil, il avait aussi beaucoup de mal à interpréter les traductions hasardeuses des mots et expressions traduites des américanismes techniques de Microsoft, lui qui était passionné de la langue française prenait trop souvent au pied de le lettre un mot qui était employé par nos chers informaticiens dans un second sens souvent très éloigné de la définition étymologique.

Alors il appelait un de ses fils au secours, en sachant qu’il allait droit à l’humiliation, avec un gamin poussant de gros soupirs et l’houspillant :

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— mais Papa, ça fait vingt fois que je te l’explique, tu le fais exprès !

A force de pleurs et de trémolos dans la voix sur le registre —tu ne peux pas laisser ton vieux père dans l’embarras—, le fiston se décidait à agir, se mettait aux commandes, et Paco admiratif voyait l’écran s’animer, les « fenêtres » s’ouvrir et se fermer à une vitesse vertigineuse tandis que la souris crépitait comme une mitrailleuse à main droite et que la main gauche courait sur le clavier avec trois doigts à la fois, ce sont des raccourcis clavier expliquait l’opérateur, et voilà, tu vois ce n’est pas compliqué, je ne te l’expliquerai pas une autre fois, annonçait-il en se levant.

Paco évidemment n’avait rien compris, rien saisi de la manipulation, et s’enfonçait dans une grande déprime informatique, conscient une fois de plus que décidément cette technique resterait toujours un grand mystère pour lui.

Malgré tout, petit à petit, il avait réussi à dompter quelque peu le fauve, avait même réussi à construire un site Internet, mais en fait il n’en était qu’au B.A.-B.A. des possibilités immenses qu’offrait un ordinateur, mais il s’en contentait.

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* C’est le téléphone qui les réveilla. Pendant qu’Elle répondait, il alla lui chercher une grande

tasse de café, et comprit en revenant dans la chambre que c’était une conversation professionnelle, une production lui proposait un tournage.

Il ouvrit les volets, et eu la surprise de constater que la neige était retombée en abondance dans la nuit, une neige lourde qui faisait plier jusqu’à terre les branches des arbustes de la haie.

Il l’alerta par gestes tandis qu’Elle demandait à son interlocuteur :

— C’est quand cette réunion ? …………………….. — Aujourd’hui !? Aie ! C’est que vois tu, là présentement je ne suis pas à Paris, je

suis venue à la campagne juste pour quelques jours et j’ai bien peur d’être bloquée par la neige, du moins pour aujourd’hui.

……………………………………… — Demain ? 14heures ? OK ça marche, merci de ta

compréhension, s’il y un souci je t’appelle ! Elle buvait son café à petites gorgées, silencieuse, mais il

savait ce qu’Elle allait lui dire. Et ça n’a pas raté. — Tu vois bien que ce n’est plus possible de rester ici dans

ce trou à rats, je ne suis pas une forcenée du parisianisme mais tout se fait à Paris, et je risque continuellement de louper du travail parce que je ne suis pas disponible comme je le voudrais.

J’espère qu’il n’y aura plus de neige demain, du moins que les routes seront praticables !

C’était effectivement un argument de poids, et qui tombait drôlement mal pour lui, sans s’en rendre compte elle venait de lui piquer une pièce maîtresse, disons une tour, qui allait bigrement lui faire défaut dans la suite de la négociation en lui laissant un flan à découvert.

Il en était à cette constatation tout en s’habillant vite fait pour aller voir l’étendue du problème posé par la neige, et là la machine commença à s’emballer, les téléphones se mirent à alerter tous en même temps, dont il ressortait finalement que le lendemain, ce n’était plus possible, car un comédien du casting n’était pas disponible, sa copine Catherine lui enjoignait de faire son possible pour rappliquer à la capitale le jour même, la

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production s’y mettait elle aussi, c’est comme ça dans ces métiers de l’audiovisuel, c’est le silence pendant de longues périodes et puis tout à coup tout s’emballe.

Il avait évalué la situation, il faisait un grand soleil et la neige fondait rapidement sur la route, alors il donna son feu vert pour la fin de l’après midi, comme ça tout le monde était content.

Mais Elle ne décolérait pas. — Je ne peux pas me permettre de refuser un travail, je n’en

ai pas les moyens, NOUS n’en avons pas les moyens ! Il arguait que cette neige était exceptionnelle, que ça faisait

des années qu’on n’avait pas eu un hivers digne de ce nom, avec froid, vent et neige, ce qui le faisait douter de la réalité d’un soi-disant réchauffement climatique, mais ses plaisanteries vaseuses ne la déridaient pas le moins du monde.

Il avançait un autre pion : — Ici au moins, tu n’auras pas de problème de grève et

d’embouteillages, ni de difficultés pour te garer……. — Enerve moi pas, lui lança t elle enfin, en reprenant une

de leurs formules favorites d’auto dérision, et il comprit que la crise était passée, c’est pourquoi il accueillit avec philosophie sa dernière pique :

— Tu n’as pas tort sur ces derniers points, mais malgré tout tu n’as pas raison, un point c’est tout !

Ouf ! Ils s’embrassèrent en continuant de se taquiner en

s’accusant mutuellement d’être plus têtu qu’une bourrique, ce qui finit de détendre l’atmosphère et ils s’attaquèrent sérieusement aux détails pratiques de l’expédition de l’après midi.

Le téléphone sonnait encore. Cette fois c’était pour lui, c’étaient les copains de

l’association qui, tout contents qu’il soit revenu au pays, l’appelaient au secours, il y avait du rififi à la Mairie, qui refusait, après avoir donné son accord dans un premier temps, d’autoriser l’usage de la salle Municipale sous divers prétextes fallacieux, un nettoyage soi-disant incorrect la fois précédente, une demande mal formulée, mais c’était surtout que la réunion voulait traiter de la non réponse à des demandes répétées de l’association d’informations plus précises concernant un projet de la Mairie mal accepté par la majorité de la population, et l’association, qui se voulait d’avoir le rôle de « poil à gratter », avait prévu de rassembler la population pour plus d’infos, et évidemment le Conseil municipal lui mettait des bâtons dans les roues pour empêcher cela, en arguant que le prêt gratuit de la

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salle obligatoire pour les associations du village ne pouvait servir à une réunion contradictoire à la Mairie.

Il prépara rapidement son dossier, les statuts de l’association, les textes de la mairie, les articles de loi concernant les devoirs et droits des associations.