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JACQUES DUPONT LECTIO DIVINA LES TROIS APOCALYPSES 121 SYNOPTIQUES «Le Règne de Dieu est proche » a proclamé Jésus dès le début de son ministère. Par la suite, il a souvent évoqué son prochain Retour, mais_ en des termes assez énigmatiques qui décou- ragent les supputations sur le calendrier des événements annoncés. Les Écritures antérieures, en revanche, semblent plus précises sur la fin du monde. Dès lors, pourquoi ne pas les rapprocher des paroles de Jésus relatives à son Retour? L'entreprise ne va jamais sans risques graves. Des amalgames plus ou moins hétéroclites ouvrent la voie aux illusions apo- calyptiques dont les extravagances suscitent, par réaction, un scepticisme dangereux pour l'espérance chrétienne. Saint Marc, le premier, a proposé une présentation cohérente de l'enseignement de Jésus et des matériaux utilisés en milieu chrétien pour évoquer le Retour du Christ que l'Église attend Marana tha ! « Viens, Seigneur!» En fonction de leurs préoccupations propres, de la situation concrète des communautés pour lesquelles ils ont écrit, et aussi en y intégrant les progrès déjà réalisés dans la connaissance du mystère du Christ, saint Matthieu et saint Luc ont repris cette synthèse initiale. Avec sa rigueur et sa précision habituelles, le P Jacques Dupont analyse donc successivement Les Trois Apocalypses synop- tiques ( Mc 13, Mt 24-25 et Lc 21). II n'en résulte pas seulement une meilleure connaissance de chacune d'elles: leur lecture attentive et leur confrontation révèlent que ces pages d'évan- gile, déconcertantes pour beaucoup, ont encore quelque chose à apprendre aux chrétiens d'aujourd'hui. cerf I SBN 2- I SSN 0750-1911) JACQUES DUPONT LES TROIS APOCALYPSES SYNOPTIQUES

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LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

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Page 1: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

JACQUES DUPONT LECTIO DIVINA

LES TROIS APOCALYPSES

121SYNOPTIQUES

«Le Règne de Dieu est proche » a proclamé Jésus dès le débutde son ministère. Par la suite, il a souvent évoqué son prochainRetour, mais_ en des termes assez énigmatiques qui décou-ragent les supputations sur le calendrier des événementsannoncés. Les Écritures antérieures, en revanche, semblentplus précises sur la fin du monde. Dès lors, pourquoi ne pas lesrapprocher des paroles de Jésus relatives à son Retour?

L'entreprise ne va jamais sans risques graves. Des amalgamesplus ou moins hétéroclites ouvrent la voie aux illusions apo-calyptiques dont les extravagances suscitent, par réaction, unscepticisme dangereux pour l'espérance chrétienne.

Saint Marc, le premier, a proposé une présentation cohérentede l'enseignement de Jésus et des matériaux utilisés en milieuchrétien pour évoquer le Retour du Christ que l'Église attendMarana tha ! « Viens, Seigneur!»

En fonction de leurs préoccupations propres, de la situationconcrète des communautés pour lesquelles ils ont écrit, et aussien y intégrant les progrès déjà réalisés dans la connaissance dumystère du Christ, saint Matthieu et saint Luc ont repris cettesynthèse initiale.

Avec sa rigueur et sa précision habituelles, le P Jacques Dupontanalyse donc successivement Les Trois Apocalypses synop-tiques (Mc 13, Mt 24-25 et Lc 21). II n'en résulte pas seulementune meilleure connaissance de chacune d'elles: leur lectureattentive et leur confrontation révèlent que ces pages d'évan-gile, déconcertantes pour beaucoup, ont encore quelque choseà apprendre aux chrétiens d'aujourd'hui.

cerf

I SBN 2-I SSN 0750-1911)

JACQUES DUPONT

LES TROISAPOCALYPSESSYNOPTIQUES

Page 2: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

DU MÊME AUTEURAUX ÉDITIONS DU CERF

Dans la collection « Lectio divina »Le discours de Milet, testament pastoral de saint Paul, n° 32.

Etudes sur les Actes des Apôtres, n° 45.

Nouvelles études sur les Actes des Apôtres, n° 118.

Dans la collection « Lire la Bible »

Pourquoi des paraboles, n° 46.

En collaboration : La Pauvreté évangélique, n° 27.

Dans les cahiers « Evangile »

Le message des Béatitudes, n° 24.

LECTIO DIVINA

121

Jacques DUPONT

LES TROISAPOCALYPSESSYNOPTIQUES

Marc 13; Matthieu 24-25; Luc 21

LES ÉDITIONS DU CERF29, boulevard Latour-Maubourg, Paris

1985

Page 3: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos ......................................

7

1. LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUEDE JÉSUS (MARC 13)

Vue d'ensemble.....................................

9

l. L'occasion du discours (13,1-4) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

142. Mise en garde contre les imposteurs (13, 5b-6 et 21-23)

163. La réponse à la question concernant le signe (13, 7-8 et

14-20) ..........................................

174. Les chrétiens en situation de persécution (13, 9-13) ....

20Les chrétiens devant les tribunaux ...................

21Les chrétiens en butte à l'hostilité universelle .........

24

5. La venue du Fils de l'homme (13, 24-27)

. . . . . . . . . . . . .

26Analyse du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

26Signification de la scène ...........................

29

6. Certitude que c'est pour bientôt (13, 28-31) . . . . . . . . . . .

34La parabole du figuier dans la prédication de Jésus .....

35La parabole dans le discours eschatologique ..........

37

7. Incertitude du moment (13, 32-37) . . . . . . . . . . . . . . . . . .

40Ignorance du « quand » ............................

40Appel à « veiller »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

41

Note bibliographique sur Mc13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

46

Page 4: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

148 TABLE DES MATIÈRES LES TROIS APOCALYPSES SYNOPTIQUES

149

Il. LE DISCOURS SUR LA PAROUSIEDU FILS DE L'HOMME

(Matthieu 24 - 25)

2. Les bouleversements cosmiques de la fin (21, 10-11) ...3. Les chrétiens dans la persécutions (21, 12-19) .........

Appel à la confiance ..............................Appel à la constance ..............................

4. Les jours du châtiment de Jérusalem (21, 20-24) .......

110112114117

120

1. L'enchaînement avec le chapitre 23 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 Repères chronologiques........................... 120

2. Le commencement de la fin (24, 4-14) . . . . . . . . . . . . . . . 53La ruine de Jérusalem comme événement théologique 122

Les versets 4 à 8 .................................. 54 5. Le scénario de la fin (21, 25-28) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127Lesversets 9 à14 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Les signes avant-coureurs de la fin .................. 130

3. La grande tribulation finale (24, 15-28) . . . . . . . . . . . . . . . 58Signification du drame pour les croyants ............. 131

Les versets 15 à 22 ................................ 59 6. Certitude de l'espérance chrétienne (21, 29-33) ........ 133Les versets 23-25 et 26-28 .......................... 61 Les trois premiers versets .......................... 134

4. L'apparition du Fils de l'homme (24, 29-31) . . . . . . . . . . . 64 Les deux derniers versets .......................... 136

5. Imminence de la fin (24, 32-35) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 7. Avertissement final (21, 34-36) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1386. Incertitude du jour et de l'heure (24, 36 à 25, 30) . . . . . . 70

Note bibliographique sur Lc 21 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143Exemple des contemporains de Noé ................. 73Le voleur de nuit ......................... . ....... 74 Pour conclure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145Le bon intendant et le mauvais ..................... 76Les cinq vierges sages et les cinq insensées ............ 77Les deux bons serviteurs et le mauvais ............... 79

7. Le jugement du Fils de l'homme (25, 31-46) .......... 82Construction littéraire ............................. 83Jugement des nations païennes ? .................... 86Jugement universel............................... 89

Conclusion......................................... 92Note bibliographique sur Mt 24-25 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96

III. LA LONGUE MARCHEDE LA LIBÉRATION (LUC 21)

Observations préliminaires ........................... 99

Le lieu.......................................... 99Les personnes.................................... 101La question et les réponses ......................... 102

1. Avertissement préalable (21, 8-9) ................... 106

Page 5: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

Les Éditions du Cerf, 1985ISBN 2-204-02379-5

ISSN 0750-1919

AVANT-PROPOS

Dans son programme 1983-1984, la faculté de théologie despères dominicains d'Ottawa a réservé une bonne place à unensemble de cours groupés sous le titre : «Dans un mondeinquiet l'Apocalypse et l'Apocalyptique. » Cinq professeursabordent ce thème par différents aspects : J.-P. Prévost attirel'attention sur ses résonances et ses manifestations significativesdans notre propre milieu culturel; G.-D. Mailhiot étudie lesurgissement et les principaux témoins du genre apocalyptiquedans l'Ancien Testament; M. Gourgues s'attache à décoder lemessage de l'Apocalypse johannique ; J. Marcoux suit les tracesde l'influence exercée par l'apocalyptique et des réactions qu'ellea provoquées dans l'Église des premiers siècles ; il revient enfin àL. Caza de mettre en valeur la portée actuelle de la réponse quel'apocalyptique apporte aux peurs de l'homme dont elle ne se faitl'écho que pour aider les croyants à les surmonter. Voilà le cadredans lequel il m'a été demandé d'insérer une série de leçons surl'Apocalypse synoptique.

Cette invitation se situait pour moi dans le prolongement decelle qui m'avait été faite de présenter une analyse du texte dudiscours eschatologique de Mc 13 au congrès que l'Associationcatholique française pour l'étude de la Bible a tenu à Toulouse en1975 sur le thème « Des auteurs d'apocalypses aux théologies del'espérance. » Des cours donnés aux facultés de théologie deMilan et de Kinshasa en 1969 et à l'Institut Biblique de Rome en

1 971 m'avaient déjà familiarisé avec ce sujet. Mes recherches surMc 13 m'ont amené, entre 1968 et 1978, à la publication d'uncertain nombre d'articles qui, par les soins des éditions Paoline,ont été regroupés en un volume de 280 pages paru en 1979.

Page 6: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

ô

LES TROIS APOCALYPSES SYNOPTIQUES

Consacré à l'Apocalypse synoptique, le cours d'Ottawa nepouvait plus concentrer son attention sur le seul chapitre 13 deMarc; il fallait aussi accorder la place qui leur revenait aux deux

versions parallèles de Mt 24 - 25 et Lc 21. De plus, la manière

dont mes cours étaient distribués invitait à diviser mon exposé entrois grandes parties dotées d'une certaine autonomie. Le plussimple, dès lors, était de réserver chacune des trois séries deleçons à chacune des versions du discours eschatologique. Laméthode à suivre s'imposait d'elle-même : il fallait examiner

chacun des trois textes tel qu'il se présente, de façon à saisir leprincipe suivant lequel il est construit, la perspective danslaquelle il se place, les préoccupations qui se manifestent dans sa

rédaction.La lecture que nous proposons sera forcément limitée. Sonintérêt se porte essentiellement sur l'attitude de chacun des troisévangélistes synoptiques en face de matériaux apocalyptiquesdont l'autorité s'imposait à eux, puisque la tradition les attribuaità Jésus, mais qu'ils ne se contentent pas de transmettre

impersonnellement, sans fournir à leurs lecteurs les indicationsnécessaires pour qu'ils en perçoivent la véritable signification.Leur rédaction est aussi interprétation. C'est sous cet angle quenous envisagerons leurs trois textes, cherchant à mettre en valeurce qui caractérise chacun d'entre eux. L'enjeu de cette recherchenous paraît suffisamment important pour que nous lui consa-crions tout le temps dont nous disposons, sans nous perdre dansdes questions qui restent accessoires par rapport au but que nous

poursuivons, quelque puisse être leur intérêt dans une

perspective différente.Plutôt donc que «l'Apocalypse synoptique», ce sont les trois

apocalypses synoptiques qui feront successivement l'objet denotre étude. Nous commencerons par la version la plus ancienne,celle de Marc, pour passer ensuite à Matthieu et à Luc.

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUEDE JÉSUS

Marc 13

Le chapitre 13 constitue un cas singulier dans l'évangile deMarc : c'est là seulement que l'évangéliste attribue à Jésus unvéritable discours se prolongeant sans interruption depuis le v. 5jusqu'au v. 37. Il tranche à cet égard sur le chapitre 4, seul autrecas, dans cet évangile, où l'on parle d'un « discours » de Jésus,mais qui se présente explicitement comme une collectiond'enseignements en forme de paraboles distingués l'un de l'autrepar sept notices signalant que Jésus prend la parole (4,1-2.11.13.21.24.26.30). Le chapitre 13 au contraire se développe(le manière continue tout au long de 33 versets. Si Marc, qui neparaît pas goûter les longs discours, a cependant transmisrelui-ci, on peut penser que ce n'est pas sans lui attacher unei mportance particulière.

Un premier coup d'eeil sur cette page montre qu'elle estcomposée d'éléments différents, qui peuvent même paraîtredisparates. Pour préciser cette impression, on peut noter que, surl e simple plan grammatical, le discours s'exprime 27 fois au futur,I r t emps qui convient à des révélations concernant des événe-i nvnis à venir, mais aussi 21 fois à l'impératif, le mode quii ndique aux auditeurs la conduite qu'on attend d'eux. Cette~)Ivservation superficielle suffit déjà à alerter sur le double centred'iiiiérct qui caractérise ce morceau : il associe étroitement lescvrnrments qu'il annonce pour un avenir plus ou moinsi.ipproché et les comportements que leur prévision appelle de laI mil (le ceux qui auront été ainsi prévenus.

1 'oui cela reste très général. Pour y voir un peu plus clair, ilnnporte de s'interroger sur la manière dont l'évangéliste a

t )i f~ciiiisc l e discours. Sur ce point, les commentaires devraient

Page 7: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

10 MARC 13

pouvoir nous aider. Mais on s'aperçoit vite que leurs propositionssont étonnamment divergentes : les uns optent pour une divisionen deux parties, d'autres préfèrent diviser le discours en troisparties, d'autres en quatre, en cinq, en six, en sept... Une tellediversité fait percevoir la nécessité de critères susceptibles denous dévoiler le point de vue de l'évangéliste lui-même. Laquestion devient ainsi celle de savoir s'il y a dans le texte desindications marquant le passage d'un point à un autre. A elleseule, la considération du contenu des déclarations attribuées àJésus ne saurait suffire : elle nous laisse trop à la merci de nospropres impressions. Sans négliger les différences de contenu,notre attention doit donc se porter avant tout sur les signauxlittéraires explicites.

Ces signaux sont nombreux, et ils jalonnent le texte toutentier. En dehors des inclusions, il y en a surtout de deux types,qui forment deux séries manifestement distinctes : les précisionschronologiques, les interpellations directes des auditeurs aux-quels on adresse une exhortation. Nous allons procéder à unrapide relevé de ces indications littéraires.

a) Les raccords chronologiques sont les premiers à attirerl'attention, car ils se situent directement dans la ligne de laquestion qui introduit le discours : « Dis-nous quand (pote) celasera, et quel (sera) le signe lorsque (hotan) tout cela sera sur lepoint de s'achever? » (v. 4).

Notons d'abord les deux raccords qui font directement écho àla question initiale : « Lorsque cependant (hotan dé) vousentendrez (parler) de guerres... » (v. 7), « Lorsque cependant(hotan dé) vous verrez l'Abomination de la dévastation... »(v. 14). Ces deux précisions temporelles ont évidemment uneportée structurante. La première trouve son prolongement dansla finale du v. 7 : « Ce ne sera pas encore la fin », et celle du v. 8« Ce

sera

le

commencement

des

douleurs. »

La

secondecommande les adverbes du v. 14b : « Alors... » (tote), et duv. 21 :

« Et alors... » (kai tote).Le v. 24 introduit l'épisode décisif de la venue du Fils de

l'homme par l'indication temporelle la plus circonstanciée de toutle discours : « Mais en ces jours-là, après cette tribulation-là... »Cette indication trouve son prolongement dans les deuxprécisions « Et alors » qui introduisent le v. 26 et le v. 27.

Par rapport au temps visé dans les vv.24-27, la comparaison du

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

11

figuier semble ramener en arrière puisqu'elle indique auxdisciples ce qu'ils auront à comprendre « lorsque vous verrez ceschoses » (v. 29) : l'expression répète celle du v. 14. On détacheradifficilement de ces vv. 28-29 l'affirmation solennelle du v. 30portant sur l'imminence temporelle de l'ensemble des événe-ments dont on a parlé : « Amen, je vous dis que cette générationne passera pas que toutes ces choses ne soient arrivées. » Lasolennité de cette déclaration est encore appuyée par la manièredont le v. 31 souligne l'autorité divine de la parole de Jésus : « Leciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. »

Le v. 32 concerne un problème de temps bien différent de celuidont parlaient les versets précédents : « Quant à ce jour ou àcette heure... » On ne forcerait guère le raccord en traduisant« En revanche (dé), pour ce qui concerne (peri) ce jour ou cetteheure... » De l'ignorance où l'on reste au sujet de ce jour ou decette heure, les vv. 33-37 tirent une conséquence pratique : ilfaut veiller. Cette exhortation est appuyée par la répétition del'indication temporelle du v. 32, mais en variant les termes« Vous ne savez pas quand (pote) ce sera le moment » (v. 33),« Vous ne savez pas quand (pote) le maître de maison viendra, oule soir, ou à minuit, ou au chant du coq » (v. 35).

L'ensemble des notations chronologiques que nous venons derelever suggère déjà qu'il y a dans le discours des sectionsdistinctes qui se rapportent à des périodes temporellesdifférentes : les vv. 7-8 considèrent une période qui ne corres-pond ni à celle de la grande tribulation des vv. 14-23, ni à celle dela venue du Fils de l'homme, décrite dans les vv. 24-27. Lesvv. 28-31 parlent de l'imminence des événements, tandis que lesvv. 32-37 soulignent l'incertitude du moment exact. Des groupe-ments apparaissent ainsi, dont il faudra tenir compte en parlantde la structure du discours.

b) Les raccords parénétiques méritent autant d'attention queles raccords chronologiques. C'est par un de ces raccords que lediscours commence. Le tout premier mot, au v. 5, est l'impératifBlépete, « Regardez », au sens de : « Prenez garde! » Mêmeimpératif au début du v. 9 : « Prenez garde à vous-mêmes », etencore au début du v. 23 : « Quant à vous, prenez garde! » Ilreparaît une dernière fois au début du v. 33 : « Prenez garde,tenez-vous éveillés! » Ces mises en garde colorent ainsi l'en-semble du discours.

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Dans la finale, un glissement s'opère. L'impératif « Prenezgarde » est d'abord doublé d'un second impératif : « Tenez-vouséveillés ». De l'idée de ne pas s'endormir, l'exemple du portierfait passer à celle de « veiller » (v. 34). Et c'est en répétant deuxfois l'impératif de ce verbe : « Veillez! » que le discours setermine (vv. 35 et 37). L'exhortation initiale à « prendre garde »s'est ainsi précisée, mais sans changer réellement de nature.

Des mises en garde des vv. 5, 9 et 23, qui débouchent en appelsà la vigilance dans les vv. 33-37, on peut rapprocher lesinvitations à « comprendre » qui caractérisent les vv. 28-29 : « Dufiguier apprenez la comparaison... : vous comprenez que l'été estproche. Ainsi vous aussi, quand vous verrez ces choses arriver,comprenez qu'il est proche, aux portes.»

On peut ajouter que le premier avertissement « Prenez garde »,au v. 5, trouve son prolongement dans l'impératif du v. 7 : « Nevous alarmez pas! » Le deuxième, celui du v. 9, se prolonge dansl'impératif du v. 11 : « Ne vous tracassez pas d'avance », pouraboutir dans la sentence indirectement parénétique : « Celui quiaura tenu bon jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. » Le troisième,au v.23, achève une section en reprenant sous la formecaractéristique de ce discours une recommandation qui avaitd'abord reçu une formulation plus précise : « Ne (le) croyezpas! » (v. 21).

Ces variations sur la mise en garde qui traverse le discours nefavorisent pas l'introduction de divisions à l'intérieur des petitsblocs que forment les vv. 5-8, 9-13, 21-23 et 33-37, et aussi lesvv. 28-29.

c) Les inclusions constituent un autre type de signal qui mériteaussi d'être pris en compte. Certaines peuvent être considéréescomme mineures : celle, par exemple, qui atteste l'unité desvv. 33-37. Ce n'est pas le cas pour celle qui assure un lien toutparticulier entre le début du discours et la mise en garde desvv. 21-23.

Au v. 4, les disciples avaient demandé à Jésus : « Dis-nous(eipon hèmin) quand ces choses auront lieu... », et la réponseavait été introduite par les mots : « Jésus se mit à leur dire(legein)... » (v. 5). Cette réponse s'achève avec la finale duv. 23 : «Je vous ai dit d'avance (proeirèka hymîn) touteschoses. » Le premier mot de Jésus avait été « Blépete, prenezgarde » (v. 5b) ; le v. 23a répète : « Vous donc, prenez garde. »

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

1 3

En 5b-6, cette mise en garde visait un danger d'égarement« Prenez garde que personne ne vous égare (planèsèi) : beaucoupviendront en mon nom... et en égareront (planèsousin) beau-coup. » C'est du même danger qu'il s'agit dans les vv. 21-22, maisen termes plus explicites : « ... Il se lèvera des faux messies et desfaux prophètes..., en vue d'égarer (apoplanân), s'il était possible,les élus. »

Cette observation tend à montrer que, dans leur relation audébut du discours, ces vv. 21-23 se présentent comme une finale.Non pas la finale du discours, puisqu'on en a à peine dépassé lamoitié. Mais peut-être la finale de la réponse à la question poséeau v. 4. Cette question est sans doute jugée trop courte : d'oùtous les compléments ajoutés par les vv. 24 à 37. Mais même laréponse proprement dite a été complétée : d'abord par les deuxavertissements qui lui servent de cadre (vv. 5-6 et 21-23), maisaussi, semble-t-il, par la mise en garde des vv. 9-13. Auxéclaircissements demandés par les quatre disciples répondd'abord l'énumération des calamités dont on entendra seulementparler, mais auxquelles est refusée toute signification prémoni-toire ; ensuite seulement le spectacle horrifiant dont parle lev. 14a, signal d'une détresse inouïe qu'illustrent bien l'invitationà prendre immédiatement la fuite et l'annonce que Dieu enabrégera la durée en faveur de ses élus.

Pour conclure ces observations, nous devons bien constaterqu'un plan simple et clair risquerait d'être trompeur, dans lamesure où il voilerait le fait que le discours de Mc 13 établit entreles éléments qui le composent un réseau de relations fortcomplexe. C'est ainsi que l'examen des raccords invitait àconsidérer les vv. 5b-6 sans les séparer des vv. 7-8, tandis quel'inclusion unissant 5b-6 à 21-23 oblige à ne pas examiner cesdeux petits blocs indépendamment l'un de l'autre. L'évidentecésure chronologique marquée par le début du v. 14 conduitnaturellement à rattacher les vv. 9-13 aux vv. 5b-8 ; mais il fautaussi reconnaître que ces vv. 9-13 se rattachent mieux aux seulsvv. 5b-6, et donc aussi aux vv. 21-23, tandis que des liens plusétroits unissent les vv. 7-8 aux vv. 14-20, dont les vv. 24-27semblent constituer le prolongement. Dans la dernière partie, lesvv. 28-29 pourraient être traités comme une unité particulière,mais alors les vv. 30-31 resteraient en suspens; même remarquepour les vv. 33-37, dont les précisions chronologiques (et

Page 9: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

14 MARC 13

thématiques) se situent dans le prolongement immédiat de ladéclaration du v. 32. Les commentateurs qui font des vv. 30-32une unité à part ne tiennent pas suffisamment compte de ce lienqui unit le v. 32 aux versets suivants, ni de l'évidente césure qui lesépare des vv. 30-31.

On voit que les raisons ne manquent pas de se méfier d'unelecture de ce chapitre faite en fonction d'une vue unilatérale del'organisation des éléments qui le composent. Les relations quis'établissent entre ces éléments sont multiples. Dans cesconditions, il paraît prudent de considérer chaque unité pourelle-même : c'est-à-dire, après l'introduction (vv. 1-4), lesvv. 5b-6, 7-8, 9-13, 14-20, 21-23, 24-27, 28-31, 32-37. Cetterépartition ne doit cependant pas empêcher de rapprocherimmédiatement l'une de l'autre des unités qui, bien que séparéesdans le discours, sont cependant liées par un rapport privilégiéainsi dans le cas des vv. 5b-6 et 21-23, ou dans celui des vv. 7-8 et14-20.

1. L'OCCASION DU DISCOURS (13, 1-4)

A son arrivée à Jérusalem, Jésus était entré une première foisdans le Temple, mais sans s'y attarder (Mc 11, 11). Il y étaitrevenu le lendemain et en avait chassé les marchands (11, 15-18).Il y était revenu une troisième fois le surlendemain, et c'est là quel'évangéliste situe tous les épisodes qu'il rapporte de 11, 27 à 12,44. En 13,1, Jésus quitte le Temple définitivement. C'est pourrépondre à la réflexion admirative d'un de ses disciples surl'énormité des constructions hérodiennes et des pierres qui ontété employées qu'il annonce : « Il ne restera pas ici pierre surpierre qui ne soit détruite » (v. 2).

Jésus va alors s'asseoir « sur le mont des Oliviers en face duTemple » (v. 3). A ce moment, quatre de ses disciples,nommément désignés - Pierre, Jacques, Jean et André -l'interrogent « à part » (kat'idian). Marc est très attentif à cettesituation dans laquelle, avec ses disciples ou certains d'entre eux,Jésus se trouve « à part » de la foule et peut fournir desexplications réservées à ses intimes (cf. 4,10.34 ; 6, 31.32 ; 7, 33 ;9, 2.28). Prononcé à l'intention de quatre disciples seulement, le

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discours eschatologique tout entier se présente d'emblée commeune explication secrète au sujet de la destruction du Temple queJésus vient d'annoncer publiquement. Ce cadre est bien celui quiconvient à une révélation apocalyptique, dont le caractère estnaturellement ésotérique.

La question formulée au v. 4 définit normalement le pro-gramme des révélations qui vont suivre : «Dis-nous quand ceschoses auront lieu et quel sera le signe lorsque toutes ces chosesseront sur le point de s'achever?» La question est double. Lapremière partie porte sur le moment des événements : «quandces choses auront lieu » ; la seconde sur le signe qui permettra deprévoir l'événement avant qu'il ne se produise. Les questionsdoubles de ce genre ne visent généralement pas deux objetsréellement distincts. La seconde partie précise simplement cequ'on veut savoir exactement. Ainsi par exemple la questionposée à Jésus par les dirigeants juifs en 11,28 : « Par quel pouvoirfais-tu ces choses, ou qui t'a donné ce pouvoir pour que tu fassesces choses ? » Ici, l'interrogation des disciples porte moins sur unedate exacte que sur le signe précurseur.

Mais la seconde partie ne se contente pas de préciser l'objet dela question, elle donne l'impression de l'élargir. Dans la premièrepartie, il s'agissait du moment de «ces choses» (taûta) : dans lecontexte de la prophétie du v. 2 sur la destruction du Temple etde la notice du v. 3 montrant Jésus assis en face du Temple, ledémonstratif taûta, « ces choses », s'applique naturellement à ladestruction annoncée. La seconde partie ne parle plus simple-ment de « ces choses », mais de « toutes ces choses » (taûta...panta : reportant en finale la précision « toutes », qui s'en trouveainsi accentuée). De plus, le verbe « être » employé dans lapremière partie (estai, « auront lieu ») est remplacé par l'expres-sion « seront sur le point de s'achever », ou « de se consommer »(mellei synteleisthai). Ce n'est sans doute pas par hasard que lestrois derniers mots du v. 4, taûta synteleleisthai panta, correspon-dent à l'expression de Dn 12, 7. On semble passer de laperspective de la destruction du Temple à celle de la fin destemps.

Le glissement dont témoigne la double question du v. 4 seconfirme si l'on prend en considération l'écho que ce versettrouve dans la finale du v. 23 : « D'avance je vous ai dit touteschoses. » Cette affirmation conclut sans doute ce que le v. 14a adit au sujet de «l'Abomination de la dévastation» qui, par

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allusion à Daniel encore (Dn 9,27; 11,31 ; 12,11 ; cf. 1 M 1,54),fait penser à une catastrophe concernant le Temple. Mais la suitedu texte avait seulement présenté l'événement comme le signaldu déclenchement d'une tribulation inouïe (vv. 14b-20), celle-là

même qui doit précéder immédiatement la fin du monde présent(v. 24).

A en juger donc par la formulation de la question du v. 4comme par la description des vv. 14-20 et la déclaration duv. 23b, la perspective de la destruction du Temple annoncée auv. 2 est spontanément située dans le contexte plus large descatastrophes qui doivent marquer la fin de ce monde.

2. MISE EN GARDE CONTRE LES IMPOSTEURS(13,5b-6 et 21-23)

Dans les vv.5b-6, l'ordre suivi présente d'abord l'aver-tissement : «Prenez garde que personne ne vous égare» (5b),ensuite la prédiction : «Beaucoup viendront... » (6). Dans lesvv. 21-23, il y a d'abord un avertissement : « Et alors, siquelqu'un vous dit..., ne le croyez pas » (21), puis la prédiction« Il se lèvera des faux messies et des faux prophètes... » (22) ; ontermine par un dernier avertissement : « Vous donc, prenezgarde » (23a), qui forme inclusion avec le début (v. 5b).

Au v.6, deux traits caractérisent les imposteurs. Jésusexplique d'abord : « Ils viendront en mon nom » ; il préciseensuite qu'ils diront : « C'est moi ! » On peut se demander si lepremier trait n'a pas pour but d'expliciter le sens du second ; c'estainsi que le verset parallèle de Mt 24,5 l'interprète : « Beaucoupviendront en mon nom, qui diront : C'est moi, le Christ. » Celacorrespond probablement à ce que signifiait réellement le versetde Marc.

La prédiction du v. 22 est plus explicite. Les imposteurs y sontqualifiés de « faux messies et faux prophètes » et, comme les fauxprophètes déjà dénoncés dans Dt 13,2, ils appuient leursprétentions sur « les signes et prodiges » qu'ils opèrent. A les encroire, c'est Dieu lui-même qui les accréditerait en leur accordantde faire des miracles (cf. Ac 2,22).

Une situation se profile derrière ces avertissements, celle que

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Flavius Josèphe nous fait connaître en racontant l'histoiremouvementée que la Palestine a connue au cours des années quiont précédé le siège de Jérusalem, en évoquant aussi le rôlequ'ont joué alors des personnages comme Theudas (cf. Ac 5,36),ou comme cet Égyptien dont le nom n'a pas été conservé (cf.Ac 21,38), et d'autres encore. Le cas de Jean de Giscala est sansdoute différent, mais ne s'insère-t-il pas dans le contexte de lafermentation à la fois religieuse et nationaliste qui a abouti à lacatastrophe de 70?

Les prédictions qui motivent les avertissements adressés auxdisciples dans les vv. 5b-6 et 21-23 ne semblent donc pas viser undanger qui menacerait l'Église de l'intérieur. Les imposteursdont il s'agit sont des fanatiques juifs, et le péril de se laisserégarer ne peut guère concerner que des Juifs ou des chrétiensissus du judaïsme et se trouvant en Palestine. Ce n'était plus unpéril très actuel pour les premiers lecteurs de Marc, mais il étaitpeut-être rassurant pour eux de savoir que Jésus l'avait dénoncébien à l'avance.

3. LA RÉPONSE A LA QUESTIONCONCERNANT LE SIGNE (13,7-8 et 14-20)

Au v.4, les quatre disciples avaient demandé à Jésus«Dis-nous quand (pote) cela aura lieu?» Ils avaient ensuiteprécisé leur question en parlant d'un signe précurseur; ils avaientemployé à cette occasion l'adverbe hotan, traduit « lorsque », quiva devenir un mot-crochet dans la réponse de Jésus. L'impor-tance du terme pour la structure du discours invite à ne pasl'omettre dans la question, qui demande littéralement : « Et quel(sera) le signe lorsque (c'est-à-dire : du moment où) tout cela estsur le point de se consommer? »

Une première réponse, qui reste négative, est fournie par lesvv. 7-8 : « Lorsque vous entendrez (parler) de guerres... ». Ellesera suivie par la réponse positive du v. 14 : « Mais lorsque vousverrez l'Abomination de la dévastation...» Les guerres et autrescalamités dont vous entendrez parler n'auront pas valeur designe ; ce signe, vous l'aurez sous les yeux quand vous verrezl'Abomination de la dévastation. Les deux réponses sontévidemment complémentaires.

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La première réponse se compose de deux phrases, se terminantl'une et l'autre par une précision chronologique : « Il faut quecela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin » (v. 7b), « Ceschoses seront le commencement des douleurs » (v. 8b). Lapremière phrase se présente comme une recommandation« Lorsque vous entendrez parler de guerres et de bruits deguerres, ne vous alarmez pas » (V. 7a). La seconde expliquepourquoi on ne devra pas s'alarmer : les calamités qui s'abattrontsur la terre seront sans rapport direct avec la fin. Le style est celuides prédictions apocalyptiques, farci d'allusions bibliques : « Caron se dressera nation contre nation, royaume contre royaume ; ily aura par endroits des tremblements de terre, il y aura desfamines » (v. 8a). S'il est vrai que tous ces malheurs se rattachentà l'apocalyptique, on ne les mentionne ici que pour contester laportée prémonitoire qui leur était accordée dans la traditionapocalyptique. L'avertissement du v. 7a donne la note : « Nevous alarmez pas! »

L'autre réponse, celle qui fournit le vrai signe demandé, estplus amplement développée. Elle l'est d'autant plus qu'elle paraîtenglober même la mise en garde contre les imposteurs, auxvv. 21-23. Nous avons déjà observé, en effet, que l'indicationchronologique initiale : « Lorsque vous verrez... » (v. 14a),trouve son prolongement non seulement dans la précision tote,« alors », du v. 14b, mais aussi dans le kai tote, « et alors », quiintroduit le v. 21. Ainsi la seconde réponse à la demande du signen'est pas séparée de la seconde mise en garde. En cela, sasituation n'est pas très différente de celle de la première réponse(vv. 7-8), qui se rattachait à la première mise en garde desvv. 5b-6.

Malgré son plus long développement, la réponse des vv. 14-20adopte une construction générale qui n'est pas sans analogie aveccelle des vv. 7-8. Au v. 7, la première mention des calamités donton entendra parler était mise au service d'une recommandation« Ne vous alarmez pas! » ; au v. 8, la révélation apocalyptiqueproprement dite se présentait sous la forme d'une explication« car ». Il n'est pas difficile de reconnaître la même structure dansles vv. 14-18 d'abord, dont l'ensemble est commandé par unesérie d'impératifs (vv. 14a, 14b, 15, 16, 18), tandis que lesvv. 19-20, introduits par « car », se présentent comme uneexplication : les auditeurs n'y sont plus directement interpellés,mais simplement informés de ce qui doit arriver.

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Le signe dont s'enquièrent les disciples est indiqué d'emblée,mais sous une forme qui surprend : « Lorsque vous verrezl'Abomination de la dévastation se tenant là où il ne doit pas... »Un gros accroc à une des règles les plus élémentaires de lagrammaire frappe immédiatement l'attention : le substantif«Abomination», qui est neutre en grec, régit un complémentmasculin «se tenant... » Une irrégularité aussi flagrante montreque l'évangéliste reconnaît dans le mot « Abomination » un sujetpersonnel. Désigné par une expression bien connue depuis leLivre de Daniel, « l'Abomination de la dévastation », cepersonnage se trouve en même temps associé au souvenir d'unehorrible profanation du Temple. Quand il est donc montré « setenant là où il ne doit pas », c'est bien le Temple de Jérusalemqu'on désigne à mots couverts. La suite immédiate indiqued'ailleurs que l'événement se situe en « Judée » (v. 14b).

Mais l'accent est mis tout de suite sur les consignesimpératives. La première reste générale : « Que celui qui litcomprenne! » (v. 14a). Les trois suivantes recommandent la fuite(v. 14b), en soulignant par deux illustrations concrètes ledésastre qu'entraînerait le moindre retard (vv. 15-16). C'est

encore pour accentuer la nécessité d'une fuite précipitée que lesvv. 17 et 18 font mention de deux circonstances qui pourraient enaggraver le caractère pénible : le cas des femmes enceintes ou quiallaitent (sous forme exclamative, v. 17) et le cas où il faudraitaffronter en même temps les intempéries de l'hiver (« Priez pourque cela n'ait pas lieu en hiver! » v. 18). Une remarque s'imposeimmédiatement : toutes ces tournures impératives n'ont rien àvoir avec les impératifs de la parénèse religieuse et morale : nousavons affaire à un simple procédé de style destiné à donner plusde relief à l'invitation à prendre la fuite immédiatement.

L'explication complémentaire fournie par les vv. 19-20 s'ins-pire des clichés traditionnels de l'apocalyptique pour qualifierl'épouvantable tribulation qui doit mettre fin à l'ordre actuel deschoses : aucune autre tribulation de l'histoire ne saurait lui êtrecomparée (v. 19) et il n'y aurait aucun survivant si elle devaitdurer (v. 20). L'assurance que Dieu l'abrégera en faveur des éluspermet de terminer ce sombre tableau sur une note moinspessimiste.

En lisant ces vv. 14-20, - la crise inouïe qu'ils annoncent et lafuite précipitée qu'ils recommandent, - on ne saurait oublierque tout ce développement a pour but de mettre en valeur la

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portée de l'événement qui doit être le signal en même temps quele point de départ de cette sinistre période : l'apparition dupersonnage appelé « Abomination de la dévastation », que lesauditeurs pourront voir de leurs yeux établi dans le Temple.Comment ne pas comprendre que ces versets, comme 5b-6 et21-23, se rapportent à ce que l'histoire nous apprend descirconstances du siège de Jérusalem et de la destruction duTemple par Titus en 70 ? Mais comment aussi ne pas s'interrogersur l'actualité que ces événements pouvaient avoir pour Marc etpour ses lecteurs immédiats qui semblent se trouver très loin de laPalestine et de Jérusalem au moment de la composition del'évangile ?

On n'échappe donc pas à l'impression que toutes ces précisionssur le signe précurseur et la tribulation i nouïe qui le suivra sonttransmises par l'évangéliste en raison de l'autorité qu'il attribuaità la source qui les lui fournissait. Il n'a pas trouvé l'occasion d'yinsérer des applications parénétiques qui auraient révélé sonintervention personnelle et conféré au morceau une portéeactuelle pour ses lecteurs. En fait, il s'est réservé pour cela unespace dans les vv. 9-13 qui séparent les deux révélationsapocalyptiques des vv. 7-8 et 14-20.

4. LES CHRÉTIENS EN SITUATIONDE PERSÉCUTION (13,9-13)

Nous voici au centre du polyptyque que forme la réponse deJésus à la question de ses disciples sur le signe de la fin. Les deuxmises en garde des vv. 5b-6 et 21-23 formant les panneauxextérieurs, les cinq versets relatifs à la persécution des chrétiensséparent les versets concernant les calamités qui n'ont pas valeurde signe (vv. 7-8) de ceux qui parlent du signal de la grandetribulation finale (vv. 14-20). Il s'agit maintenant, et maintenantseulement, d'une épreuve spécifique à la communauté chré-tienne. Ce n'est pas pour rien qu'il en est question à la suite descalamités qui relèvent de l'histoire et avant celle qui seraprésentée comme le signal de la fin. Les difficultés auxquelles lacommunauté se heurte appartiennent, elles aussi, au déroule-ment normal du temps présent. Elles caractérisent le temps del'Église. On ne s'étonnera pas de constater que Marc leur a prêtéune attention toute particulière.

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L'avertissement « Prenez garde » qui ouvre et qui clôt cette

partie du discours (vv. 5 et 23) est répété en tête du v. 9 sous uneforme plus précise : « Prenez garde à vous-mêmes ! » Latraduction rend mal ici l'insistance qu'exprime en grec lepléonasme que constitue l'addition de deux pronoms : Blépete de

hymeîs heautous. Il s'agit maintenant des tribulations propres augroupe des disciples.

Les trois emplois du même verbe «livrer» (paradidômi)assurent une certaine unité à ces cinq versets : « On vous livreraaux sanhédrins... » (v. 9), « Et quand on vous amènera pour vouslivrer... » (v. 11), « Le frère livrera son frère à la mort... » (v. 12).Mais entre « livrer » aux tribunaux et « livrer à la mort » il y a aumoins une nuance. Les deux éventualités appellent d'ailleurs desrecommandations clairement différentes : dans le premier cas,appel à ne pas se préoccuper d'avance de ce qu'on dira (v. 11),dans le second, appel à tenir bon (v. 13). Il paraît donc utile dedistinguer dans ce morceau ce qu'on dit d'abord aux chrétiens

livrés aux tribunaux (vv. 9-11) et ce qu'on leur dit ensuite enfonction de l'hostilité violente dont ils doivent faire l'objet.

Les chrétiens devant les tribunaux

Le v. 9 commence par décrire la situation. Trois courtespropositions y suffisent : « On vous livrera aux sanhédrins, etdans les synagogues vous serez battus, et devant des gouverneurset des rois vous comparaîtrez. » Le verset se termine par deuxprécisions qu'on pourrait appeler théologiques : « A cause demoi, en témoignage pour eux. » C'est probablement à cettemention du « témoignage pour eux » qu'on doit le complémentajouté par le v. 10 : « Et il faut qu'à toutes les nations soitd'abord proclamé l'Évangile. » Après cette parenthèse, unraccord devient nécessaire pour arriver à la recommandation quiconcerne la situation des chrétiens traînés devant les tribunaux« Et lorsqu'on vous amènera en vous livrant, ne vous préoccupezpas d'avance de ce que vous direz, mais dites ce qui vous seradonné à cette heure-là, car ce n'est pas vous qui parlerez, maisl'Esprit Saint» (v. 11).

Nous venons de qualifier de raccord les premiers mots duv. 11 : « Et lorsqu'on vous amènera en vous livrant... » Asupposer que cette qualification soit justifiée il y aurait lieu de

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s'interroger sur la raison de l'intervention littéraire donttémoigne ce raccord, pour arriver ainsi à la pensée personnellequi laisse ici sa trace. En fait, la même qualification de raccordconvenait déjà aux premiers mots du v. 9 : «Prenez cependantgarde à vous-mêmes. » Dans ce cas, le sens du raccord était clairil s'agissait d'ajouter aux calamités de l'histoire (vv. 7-8) lesépreuves de l'Église qui, pas plus que les premières, n'annoncentl'imminence de la fin ; il s'agissait en même temps d'harmoniserce complément à la note générale de mise en garde qui, en raisonde son début (v. 5b) et de sa finale (v. 23a), caractérisel'ensemble des vv. 5-23. L'addition des vv. 9-13 semble doncrésulter de l'intérêt tout particulier que le rédacteur porte à lasituation de la communauté chrétienne.

S'il est exact que les premiers mots du v. 11 font l'impressiond'une cheville littéraire, il est clair que leur fonction est toutedifférente de celle des premiers mots du v. 9. Au v. 11, il nes'agit pas d'ajouter quelque chose de nouveau par rapport à cequi a été dit antérieurement; on veut simplement rappeler lasituation qui a été décrite au v. 9, pour adresser ensuite auxdisciples la mise en garde que cette situation appelle. Le verbequi débutait la description du v. 9 : « On vous livrera », est répétéau début du v. 11, mais sous une forme qui évite la simpleredite : « Quand on vous amènera en (vous) livrant. » Unesituation avait donc été décrite au v. 9, et le début de ce mêmeverset avait prévenu le lecteur qu'elle était évoquée en vue d'unavertissement. Annoncé par les mots « Prenez garde à vous-mêmes», cet avertissement n'est finalement explicité qu'auv. 11 : « Ne vous préoccupez pas d'avance... » Une chevillelittéraire a été nécessaire parce que, dans l'intervalle entre ladescription de la situation et l'avertissement que cette situationappelle, un élément hétérogène s'est glissé, attirant l'attentionsur une considération différente.

Cet élément, que la rédaction même du début du v. 11 tend àdésigner comme adventice, peut se trouver d'abord dans les deuxprécisions « théologiques » qui terminent le v. 9 : « A cause demoi, en témoignage pour eux. » Mais, de toute évidence, il setrouve surtout dans la déclaration du v. 10 : « Et à toutes lesnations il faut d'abord que l'Évangile soit proclamé. » Cesremarques qui dérangent l'enchaînement naturel entre le v. 9 etle v. 11 et paraissent ainsi adventices au point de vue littéraire,ont manifestement beaucoup d'importance dans la pensée de

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l'évangéliste : il a tenu à les insérer malgré la difficulté qu'ellesentraînaient pour la construction de ces versets. C'est là qu'on ale plus de chances de saisir son point de vue personnel.

L'importance de cette observation pour l'interprétation desversets qui nous occupent invite, avant de pousser plus loin, à lasoumettre à une contre-épreuve. N'est-il pas possible deconfronter la version marcienne des vv. 9-11 à une autre versionévangélique des mêmes paroles de Jésus ? Pour répondre à cettequestion, commençons par reconnaître que les deux versionsparallèles de Mt 10,17-20 et Le 21,12-15 ne peuvent pas nous êtred'un grand secours, car il est trop probable qu'elles dépendent dutexte de Marc. Mais une autre version nous a été conservée en

Lc 12,11-12 : « Quand on vous introduira devant les synagogues,et les magistrats, et les autorités, ne vous préoccupez pas (desavoir) comment ou (avec) quoi vous vous défendrez ou de ceque vous direz, car le Saint-Esprit vous enseignera à l'heuremême ce qu'il faut dire. »

Il doit être clair d'abord que Luc ne se contente pas detransmettre cette sentence telle qu'il l'a trouvée dans sa source. Ila conservé l'énumération de trois instances judiciaires diffé-rentes, et parmi elles la mention des synagogues ; mais ladésignation des « magistrats » (littéralement « les chefs ») et des« autorités » sont assez naturellement attribuables à son interven-tion rédactionnelle. On reconnaît son langage caractéristique

dans l'emploi du verbe apologéomai, « se défendre », dans leremplacement de l'expression « à cette heure-là » (Mc 13,11) par« à cette heure même ». L'idée que l'Esprit « enseignera » auxdisciples ce qu'ils doivent dire est conforme à sa théologie del'Esprit. L'emploi qu'il fait ailleurs du verbe « introduire »

(Le 5,18.19 ; Ac 17,20) pourrait éclairer la disparition du verbe

« livrer »...Compte tenu de ces retouches rédactionnelles de Luc dans le

logion qui nous est rapporté en Lc 12,11-12, il semble permis dereconnaître là une variante du logion sur lequel se base larédaction de Mc 13,9-11. On voit tout de suite que les élémentsapparemment adventices du texte de Marc y font défaut : qu'ils'agisse des raccords placés au début du v. 9 et du v. 11, ou desprécisions fournies par la finale du v. 9 et par le v. 10. Pour ce quiconcerne plus particulièrement la première précision du v. 9 : « àcause de moi », son omission par Luc serait beaucoup plusdifficilement explicable que son addition par Marc. Elle

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correspond d'ailleurs à l'addition des mots « A cause de moi et del'Évangile » en Mc 8,35 (même logion sans cette précision enLc 17,33 et Jn 12,25), « à cause de moi et à cause de l'Évangile »en Mc 10,29, ou encore à la manière dont, en 8,38, Jésus parle deceux qui rougissent « de moi et de mes paroles ».

Toutes les remarques de critique littéraire où l'examen desvv. 9-11 de Marc nous ont entraîné ne sont pas inutiles si ellespermettent de mieux saisir la pensée originale qui trouve ici sonexpression. A la recommandation de ne pas se préoccuper de cequ'il conviendra de dire lorsqu'on devra comparaître devant lestribunaux, Marc ajoute une explication qui invite les chrétiens àenvisager cette situation dans une perspective missionnaire. Cesprocès où vous aurez à répondre de votre foi au Christ devrontêtre pour vous l'occasion de rendre témoignage en face de ceuxdevant lesquels vous comparaîtrez. Ce témoignage fait partie dela tâche confiée à l'Église de proclamer l'Évangile à toutes lesnations, tâche qui doit être accomplie «d'abord», c'est-à-direavant que se produisent les événements de la fin des temps. Lapersécution deviendra ainsi pour l'Église un moyen de remplir samission évangélisatrice.

Il n'est pas sans intérêt de signaler que cette pensée ne reparaîtdans aucun des textes parallèles. Elle représente une vueoriginale de Marc, pour qui la persécution n'est pas seulementl'épreuve qui permettra de tester la fidélité des chrétiens et laconstance de leur espérance, mais aussi, positivement, l'occasionqui leur est donnée de contribuer à la diffusion universelle dumessage évangélique.

Les chrétiens en butte à l'hostilité universelle

La seconde partie de la petite section réservée par Marc auxépreuves que la communauté chrétienne doit traverser se basesur un logion qui, lui aussi, nous a été conservé non seulementdans des versions qui dérivent de celle de Marc (Mt 10,21-22;24,9-10.13; Lc 21,16-19), mais également dans une versionindépendante, attestée à la fois par Mt 10,34-36 et Lc 12,51-53.Voici tout de suite la forme dans laquelle il nous est proposé enMt 10,34-36 : « Ne pensez pas que je suis venu apporter la paixsur terre : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Jesuis en effet venu pour séparer : l'homme contre son père, la fille

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contre sa mère, la bru contre sa belle-mère, et l'homme aurapour ennemis ceux de sa maison. »

Cette forme matthéenne présente l'avantage de refléter plusdirectement le texte biblique qui inspire le logion évangélique.Ce modèle fait partie d'une amère critique du prophète Michéecontre la malhonnêteté et la violence qui dominent toute lasociété israélite de son temps. Mi 7,2 indique bien le ton : « Lefidèle a disparu du pays, pas un homme droit ne subsiste parmi

l es gens. Tous sont aux aguets pour verser le sang, chacun traqueson proche au filet. » Le v. 6 trouve son écho dans Mt 10,35-36« Le fils insulte le père, la fille se dressera contre sa mère, la brucontre sa belle-mère, et un homme a pour ennemis tous leshommes qui sont dans sa maison. »

On voit ce qui s'est passé : le réquisitoire que le prophèteprononçait contre ses contemporains est devenu dans l'interpré-tation plus récente un oracle annonçant les désordres de la fin destemps. C'est en ce sens que la prophétie trouve son accomplisse-ment dans les effets que produit le message évangélique : ilprovoque la division entre les membres d'une même famille, ildresse les uns contre les autres ceux qu'unissent les liens les plusétroits. En prenant position pour ou contre Jésus, les gens separtagent en deux camps farouchement adverses.

Par rapport à la version de Mt 10,35-36, celle de Mc 13,12-13areprésente une variante notablement plus éloignée du modèlefourni par Michée : « Et le frère livrera son frère à la mort, et lepère son enfant, et les enfants se dresseront contre les parents etles mettront à mort, et vous serez haïs de tous à cause de monnom. » L'introduction du verbe « livrer (à la mort) » a évidem-ment pour but d'assurer un lien meilleur avec le logionprécédent, où il figurait deux fois (vv. 9 et 11). Les liens deparenté sont autrement disposés et aussi rééquilibrés : il ne s'agitplus seulement de l'attitude des enfants à l'égard des parents,mais aussi de celle des parents à l'égard de leurs enfants.L'affirmation au sujet des ennemis que chacun trouve dans sapropre maison est élargie et personnalisée, pour devenir haine detous à l'égard des disciples. Et ici, Marc prend soin d'expliciter lemotif christologique : « A cause de mon nom », comme il avaittenu à préciser « à cause de moi » à la fin du v. 9.

Il reste à noter la finale du v. 13 : « Celui qui aura tenu bonjusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. » Sous une forme indirecte,c'est le trait parénétique qui complète normalement une

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prédiction (correspondant au « ne vous préoccupez pas d'a-vance » du v. 11). Mais ce qui frappe surtout peut-être, c'est lafonction structurelle de cette affirmation. Elle veut manifeste-ment rappeler la perspective temporelle de la finale du v. 7, « cene sera pas encore la fin », et de la finale du v. 8, « ce sera lecommencement des douleurs ». Ce qu'on vient de dire de lasituation critique des chrétiens avait peut-être estompé cethorizon. Il était temps qu'une nouvelle mention de « la fin » lerappelle au moment où le discours va aborder l'étape décisive,celle de la grande tribulation finale. Rappelant les vv. 7-8 etpréparant les vv. 14-20, et même les vv. 24-27, la déclaration duv. 13b joue le rôle de transition que réclame la bonne économiedu discours au terme d'une section qui, s'occupant du sortparticulier des chrétiens, risquait de faire perdre le fil dudéveloppement général.

Constituant une invitation à «tenir bon» (hypoménô), cettedéclaration est remarquable en ce qu'elle introduit dans latradition évangélique ce thème de la «constance» (hypomonè),très familier à la catéchèse chrétienne de langue grecque maisqu'on fait remonter ici pour la première fois à Jésus lui-même. Cevocabulaire ne reparaît dans les évangiles qu'en Mt 10,22; 24,13et Lc 21,19 : trois passages qui dépendent de Mc 13,13b, et dansune retouche propre à Luc, en Lc 8,15. Mais il est courant dansles épîtres et l'Apocalypse. C'est par leur capacité à « tenir bon »au milieu des épreuves auxquelles ils seront soumis, que leschrétiens parviendront au salut et pourront se trouver parmi les« élus » dont parlera le v. 27.

Il valait la peine de s'attarder quelque peu à ces vv. 9-13,directement consacrés à la situation de la communautéchrétienne : c'est ici surtout que se manifeste le travailrédactionnel de Marc et que transparaissent ses préoccupations.

Analyse du texte

5. LA VENUE DU FILS DE L'HOMME(13,24-27)

Le début du v. 24 assure à la fois un lien et une oppositionentre le morceau qui commence là et ce qui précédait : « Mais en

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ces jours-là, après cette tribulation-là... » Les termes de cetteintroduction rappellent plus précisément ceux du v. 19 : «Cesjours-là seront (ceux d') d'une tribulation telle qu'il n'y en a pas

eu de pareille depuis la création... » Bien que venant après latribulation dont on a parlé, les événements dont il va êtrequestion appartiennent à ces mêmes «jours-là», les derniers

jours. Le contraste est encore plus marqué. D'abord par le« Mais » initial (alla), qui souligne une rupture dans la continuité.

Ensuite et surtout, par l'opposition entre la précision temporelle« après (meta) cette tribulation-là » et l'affirmation sur laquelle seterminait le verset précédent : « D'avance je vous ai tout dit

(proeirèka). »Motivé par une question portant sur le signe qui permettrait de

savoir d'avance que les événements de la fin allaient se produire(v. 4), le discours s'est occupé jusqu'ici de tout ce qui doitprécéder la fin, et plus spécialement de la tribulation qui sera liée

à la manifestation de celui qu'on pourrait appeler l'Antichrist(vv. 14-23). Avec le v. 24, le discours déborde la question sur cequi doit se passer « avant » et s'occupe directement de ce quiarrivera « après » les événements précurseurs. Les vv. 24-27 se

présentent effectivement comme une description des événementsde la fin proprement dite.

Ajoutons tout de suite que cette description sera suivie de deuxsections qui ramènent le lecteur à la période antérieure à la fin,celle où lui-même se trouve. Les vv. 28-37 reviendront donc à la

situation historique dont relevaient les vv. 5-23 et dont les limites

avaient été franchies par les vv. 24-27. Ces quatre versets

constituent ainsi, au centre du discours, un sommet qui, d'une

certaine manière, perce les nuages qui couvrent le temps dumonde présent. Ils réalisent un dépassement, lequel serad'ailleurs centré lui-même sur un personnage, le Fils de l'hommefaisant son entrée sur la scène d'un monde complètementbouleversé (v. 26).

L'importance accordée à ces quatre versets ressort déjà de lasolennité de leur style. La phrase y devient ample, balancée parl'emploi régulier d'expressions doubles. Nous avons déjà notéque l'ensemble est commandé par les précisions chronologiques« Mais en ces jours-là, après cette tribulation-là... » (v. 24), « etalors... » (v. 26), « et alors... » (v. 27).

Les deux premiers versets sont constitués chacun de deuxmembres parallèles. D'abord : « Le soleil s'obscurcira et la lune

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28 MARC 13

ne donnera pas sa clarté » (v.24b). Les deux astres majeurss'éteignent. Ensuite les astres mineurs : « Les étoiles se mettrontà tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux serontébranlées » (v. 25). Dans ce désordre cosmique, on distingue lachute des étoiles « en dehors du ciel » (ek toû ouranoû) et lebouleversement des puissances « dans les cieux » (en toîsouranois). Les astres majeurs ont cessé de remplir leur fonction,les autres abandonnent leur poste. Le désordre céleste estcomplet. L'assonance qui unit le premier verbe au dernier formeune inclusion qui assure l'unité de ce tableau : d'une part le soleil« s'obscurcira » (skotisthèsetai), d'autre part les puissances cé-lestes « seront ébranlées » (saleuthèsontai).

Unis par la même formule d'introduction : « et alors... », lesdeux versets suivants ramènent l'attention sur la terre. C'est làd'abord que les hommes « verront le Fils de l'homme venant dansles nuées avec grande puissance et gloire » (v. 26). On remarque-ra ici encore la mention de deux attributs, la puissance et lagloire. L'adjectif « grande », qui qualifie la « puissance », estplacé après le substantif, de façon à produire un jeu d'assonancequi ne saurait échapper : ... pollès kai doxès. Le v. 27 distinguedeux actions : « Il enverra les anges et il rassemblera ses élus. »Mais surtout le fin du verset apporte des précisions de lieux« Des quatre vents, de l'extrémité de la terre à l'extrémité duciel. » Un peu surprenante à première vue, cette formulation estsûrement destinée à évoquer la totalité de l'espace, dans sadouble dimension horizontale et verticale (la terre et le ciel).

Ces quatre versets ne frappent pas seulement par le soin donttémoigne leur composition littéraire : on doit aussi remarquerleur caractère purement descriptif. On n'y trouve aucun traitparénétique, aucune interpellation à l'adresse des auditeurs. Ilstranchent en cela sur l'ensemble des vv. 5-23. Nous avonscependant observé que, dans cet ensemble, les vv. 14-20emploient des impératifs qui constituent non des exhortationsindiquant aux auditeurs la conduite qu'ils ont à suivre, maissimplement des illustrations de la situation tragique qu'entraîne-ra la tribulation finale. Le tableau dramatique de cette sections'était néanmoins achevé sur une note plus rassurante : ces joursterribles, Dieu les a abrégés « à cause des élus qu'il a élus »(v. 20). Il est clair qu'il y a un rapport entre cette finale, insistantsur les « élus que Dieu a élus », et ce que le v. 27 dit au sujet durassemblement des élus. Comme le tableau de la grande

Signification de la scène

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS 29

tribulation, celui de la venue du Fils de l'homme s'achève sur uneperspective consolante pour les élus.

On ne saurait s'interroger sur la portée de cette descriptionsans tenir compte du fait que, suivant les procédés habituels del'apocalyptique, elle se compose d'une série d'allusions àdifférentes prophéties de l'Ancien Testament. Reconnaissablespar les initiés, ces allusions devaient les aider à comprendre lesens du texte dont elles formaient la trame.

Les vv. 24-25 parlent de bouleversements cosmiques. L'affir-mation du v. 24, « Le soleil s'obscurcira et la lune ne donnera pas

sa clarté », fait évidemment écho à Is 13,l0b : « Et le soleil

s'obscurcira à son lever et la lune ne donnera pas sa lumière »(LXX). Le v. 25 , « et les étoiles se mettront à tomber du ciel »,

rappelle Is 34,4b LXX : « et toutes les étoiles tomberont commeles feuilles tombent d'une vigne et comme les feuilles tombent

d'un figuier ». Le v. 25b, « et les puissances qui sont dans les

cieux seront ébranlées », trouve ses attaches au début du mêmeverset d'Isaïe (leçon des manuscrits B et L) : « et toutes les

puissances des cieux fondront ».Observons tout de suite que l'emprunt fait au chapitre 13

d'Isaïe renvoie à un oracle annonçant la venue du Jour duSeigneur qui va provoquer la chute de Babylone et le châtimentde l'univers entier pour toute sa méchanceté (v. 11). Laréférence au chapitre 34 utilise un oracle proclamant le déverse-ment de la colère divine sur toutes les nations (v.2) et

particulièrement sur Edom (vv. 5 ss.).C'est de la vision de Daniel que dérive certainement le v. 26 de

Marc : « Et alors, ils (les hommes?) verront le Fils de l'hommevenant dans les nuées avec grande puissance et gloire. » CitonsDn 7,13-14 d'après la version de Théodotion, souvent plusproche du modèle utilisé par les auteurs du Nouveau Testament« Je considérais dans une vision de nuit, et voici qu'avec les nuéesdu ciel était venant comme un fils d'homme, et il parvint jusqu'à

l'Ancien. des jours et il fut présenté devant lui, et il lui fut donnél'autorité, l'honneur et la royauté, et tous les peuples, tribus etlangues le serviront : son pouvoir est un pouvoir éternel qui nepassera pas, et sa royauté ne se flétrira pas. »

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Il importe peu ici que, dans son contexte daniélique, ce « filsd'homme » soit opposé aux quatre bêtes figurant les quatreempires historiques (babylonien, mède, perse, grec) auxquelsaurait dû succéder l'empire juif. Les premiers chrétiens nelisaient pas Daniel avec les yeux de la critique historique, mais àla lumière de leur foi. La prophétie à laquelle se réfère le v. 26 deMarc était d'ailleurs si familière qu'il n'était pas nécessaire de sereporter à un texte écrit pour l'évoquer ou l'identifier. Marclui-même l'avait déjà évoquée en 8,38 : « Celui qui aura rougi demoi et de mes paroles au sein de cette génération adultère etpécheresse, le Fils de l'homme aussi en rougira, quand il viendradans la gloire de son Père avec les saints anges. » Il lui fera encoreécho en rapportant la déclaration de Jésus devant le Sanhédrin« Vous verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la Puissanceet venant avec les nuées du ciel » (14,62).

En disant du Fils de l'homme qu'il « rassemblera ses élus desquatre vents », le v. 27 rappelle plus précisément la promesse deZa 2,10 (LXX) : « ... des quatre vents du ciel je vousrassemblerai, dit le Seigneur» (en s'adressant aux Israélitesdéportés et dispersés parmi les nations). Mais le thème estfréquent, et il faut aussi tenir compte de sa formulation enDt 30,3-4, où Moïse s'adresse au peuple pour lui promettre que,s'il se convertit après que le Seigneur l'aura dispersé parmi toutesles nations, « il aura pitié de toi et de nouveau te rassemblera detoutes les nations parmi lesquelles le Seigneur t'aura dispersémême si ta dispersion s'étend d'une extrémité du ciel à uneextrémité du ciel, le Seigneur ton Dieu te rassemblera de là... »En écrivant « d'une extrémité de la terre à une extrémité duciel », le v. 27 semble bloquer l'expression de Dt 30,4, « d'uneextrémité du ciel à une extrémité du ciel » (cf. Dt 4,32), aveccette autre : « d'une extrémité de la terre à une extrémité de laterre » (Dt 13,8 ; 28,64 ; Jr 12,12).

Telles sont les donnéees à partir desquelles la scène de la venuedu Fils de l'homme reçoit deux interprétations opposées. Dansl'une, l'accent se place sur l'aspect redoutable de la venue decelui qui vient juger un monde mauvais, lui infliger le châtimentqu'il mérite, le vouer à la perdition; seule la finale ajoute unenote consolante à l'intention des élus. L'autre croit devoirsouligner, au contraire, le fait que l'évangéliste passe sous silencel'aspect vindicatif du jugement pour n'orienter l'avènementglorieux du Fils de l'homme que sur le rassemblement des élus.

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS 3 1

On devine déjà que ces deux interprétations sont liées à deux

méthodes différentes.

a) L'interprétation vindicative s'appuie d'abord sur la significa-tion qu'avaient dans leurs contextes primitifs les traits par

l esquels les vv. 24-25 décrivent les bouleversements cosmiques.Nous avons déjà signalé qu'effectivement les passages d'Is 13 et34, dont ces versets s'inspirent, faisaient concourir ces traits autableau qui annonçait la terrible vengeance que Dieu allait tirerdes souffrances infligées à son peuple par les nations païennes.La colère divine qui était sur le point de se déchaîner serait tellequ'elle provoquerait l'ébranlement de l'univers astral. Accompa-

gnant maintenant l'arrivée du Fils de l'homme, ce mêmeébranlement universel conserve la même signification et soulignel'épouvante dans laquelle l'événement doit jeter les hommes qu'il

vient condamner.Pour ce qui concerne le v. 26, on observe que le sujet de la

vision du Fils de l'homme, qui était à l'origine Daniel lui-même,est devenu un collectif non spécifié : «ils verront». Ce plurieltrouve son correspondant dans la déclaration que Jésus faitdevant le Sanhédrin au moment où celui-ci a déjà décidé de lemettre à mort : « Vous verrez le Fils de l'homme... venant avecles nuées du ciel » (14, 62). Ce sont donc ceux-là même quicondamnent Jésus qui le verront venir et, naturellement, pour lesjuger et les condamner à son tour. Et on observe que la mêmenote vindicative est la seule que Marc a retenue en rapportant lelogion de 8, 38, alors que l'autre version évangélique du mêmel ogion contient d'abord une promesse à l'adresse de ceux qui seseront déclarés pour Jésus devant les hommes : le Fils del'homme se déclarera pour eux au dernier jour; ensuiteseulement vient la menace d'être reniés, à l'adresse de ceux quil'auront renié devant les hommes (Mt 10, 32-33 ; Lc 12, 8-9).

La note plus rassurante apportée par le v. 27 et ce qu'il dit durassemblement des élus n'apparaît aux partisans de cette

interprétation que comme un léger correctif apporté à un tableautrès sombre et négatif. La venue du Fils de l'homme estconsidérée avant tout comme le moment du jugement et de lacondamnation des hommes. Le cas des élus ne représente qu'une

exception.

b) L'autre interprétation a beau jeu de dénoncer le vice

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méthodologique qui entache l'explication que nous venons derapporter. Les mêmes matériaux peuvent être utilisés dans desconstructions très différentes, et la fonction qu'ils remplissentdans l'une d'elle ne sera pas nécessairement celle qui leur seraattribuée dans une autre. Telle image ou telle expression quireçoit une couleur très précise du contexte d'un oracle vengeuroù elle se trouve, prendra un aspect différent sous l'éclairaged'un autre contexte. Et il faut reconnaître que la note polémiqueest fort discrète dans le discours eschatologique. Elle n'estmanifeste que dans les mises en garde contre les faux messies etles faux prophètes qui risquent d'égarer les disciples (vv. 6 et 22).Et s'il est vrai que ces disciples seront « haïs de toutes les nationsà cause du nom » de Jésus (v. 13), ils n'en ont pas moins pourmission de « proclamer l'Évangile à toutes les nations » (v. 10).Ce discours envisage beaucoup de désastres, mais ne songe guèreà désigner des coupables.

Le thème de l'ébranlement cosmique (vv. 24-25) s'accordebien avec la perspective d'un jugement catastrophique. Maisdans un contexte comme le nôtre, où il n'est nulle part questionde jugement, de condamnation, de châtiment, ces images nesuffisent pas à introduire une telle perspective. Leur fonctionpeut être purement christologique : souligner la portée univer-selle de l'événement que constitue la venue du Fils de l'homme.

En faveur de l'idée que le v. 26 voudrait décrire l'arrivée duFils de l'homme comme celle d'un juge terrible, les partisans dela première interprétation ne peuvent naturellement pas faireappel au contexte daniélique. On se tourne donc vers deux autrespassages de Marc lui-même. On cite 8, 38, qui montre le Fils del'homme rougissant devant le tribunal divin du manque decourage de certains de ses disciples : il faut avouer que l'imagen'est pas précisément celle d'un juge épouvantable! On faitégalement appel à la déclaration de Jésus devant le Sanhédrin« Vous verrez le Fils de

l'homme... »

(14,

62).

Il faudraitcependant se demander si Marc transmet cette parole de Jésus àses lecteurs comme le souvenir d'une menace proférée par Jésuscontre ses juges, ou s'il ne la propose pas plutôt en modèle deconfession de foi courageuse. Il faut le dire clairement : il n'y adans l'évangile de Marc aucun texte faisant du Fils de l'hommeun personnage menaçant. Il n'y a donc pas lieu de supposer unetelle image ici non plus.

Le v. 27, enfin, ne se présente nullement comme un correctif

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

3 3

d'évocations trop exclusivement menaçantes. Nous savons déjàqu'il est introduit par une notation temporelle qui le situe dans leprolongement immédiat des versets qui le précèdent : « en cesjours-là, après cette tribulation-là..., et alors..., et alors... » Lepoint de départ chronologique de cette séquence renvoie aux

« jours » de la grande « tribulation » que les vv. 14-20 ont décrite

non comme un châtiment, mais comme une épreuve atteignant« toute chair » (v. 20), tous les hommes sans distinction. Cecontexte éclaire le pluriel impersonnel du v. 26: ceux qui« verront » venir le Fils de l'homme sont tous ceux qui setrouvaient impliqués dans la grande tribulation ; rien ne permetde limiter cette vision aux réprouvés. On ne pense pas plus à

ceux-ci que dans les vv. 14-20. Comme au v. 20 et au v. 22,l'attention ne se porte que sur les « élus », enveloppés jusque làdans le sort commun de tous les hommes.

Ce que le v. 27 dit du sort des élus avait donc été préparé déjàdans l'assurance donnée par le v. 20 que les jours de la grande

tribulation seraient abrégés en faveur des élus et par la manièredont le v. 22 avait considéré comme impossible l'hypothèse del'égarement des élus se laissant prendre aux pièges des

imposteurs. Plus haut déjà, c'est en pensant à eux que la sectionsur les persécutions avait été terminée par la sentence : « Celuiqui aura tenu bon jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé » (v. 13). Lacontinuité de cette perspective doit éclairer la scène finale de lavenue du Fils de l'homme : le rassemblement des élus, et doncleur salut auquel elle aboutit, est bien ce vers quoi le contexte dudiscours l'oriente, ce qui constitue sa finalité et lui donne sasignification.

Les indications que l'interprétation vindicative fait valoir ensens opposé gardent leur intérêt : en montrant que, par leurorigine, les images utilisées dans la description de la venue du Filsde l'homme pouvaient naturellement conduire à accentuer sonaspect menaçant, elles n'en font que mieux saisir l'originalité dupoint de vue consolant qui caractérise le discours tel qu'il nous estrapporté par Marc. Loin de chercher à effrayer, ce discoursentend proposer un message d'espérance. Certes, les épreuvespar lesquelles les croyants devront passer sont redoutables, maiselles conduisent à l'avènement du Fils de l'homme qui coïncideraavec leur salut définitif.

Nous pouvons conclure en faisant nôtres ces lignes de LarsHartman, bon spécialiste en la matière : « C'est pour respecter la

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tendance et le but du discours eschatologique que Marc ne parleici ni de l'écrasement du mal ni du jugement du monde, bien queles passages vétérotestamentaires utilisés dans les vv. 24-25 pourdécrire la scène de la Parousie traitent tous du jugement divin. Leton d'exhortation et de consolation qui caractérise cet enseigne-ment fait aussi apparaître le rassemblement des élus comme lebut suprême de la Parousie » (Assemblées du Seigneur, nouvellesérie, n° 64, p. 51).

6. CERTITUDE QUE C'EST POUR BIENTÔT(13, 28-31)

Après le dépassement que les vv. 24-27 ont constitué parrapport à la question posée par les disciples au v. 4, les dixderniers versets marquent un retour en arrière en revenant à lasituation qui doit précéder l'avènement du Fils de l'homme. Dupoint de vue formel, la construction de ces versets manifeste leurunité globale. Le cadre en est fourni par deux paraboles pourvueschacune de son explication (vv. 28-29 et 33-37). Son centre estconstitué par trois déclarations très solennelles et très explicitesdont le langage n'a plus rien d'imagé (vv. 30, 31 et 32).

Le coup d'oeil préliminaire que nous avons jeté sur l'ensembledu chapitre nous a cependant montré que la troisième sentenceest fortement détachée des deux autres. Son début marquevigoureusement qu'on passe à un nouveau sujet : « Quant à (Peridé) ce jour ou à cette heure... » Elle introduit ainsi le thème del'ignorance du moment exact, thème sur lequel les vv. 33-37greffent leur appel insistant à se montrer vigilant.

Une autre particularité attire l'attention sur le rapport qui unitce développement à la question du v. 4. L'objet de cette questionétait double. Les disciples avaient d'abord exprimé le désir desavoir « quand ces choses auront lieu ». Concernant le « quand »,le pote, cette interrogation visait la date, le moment précis del'événement futur. Ils avaient ensuite précisé leur demande enparlant du « signe » et en utilisant un autre adverbe de temps,hotan, que nous rendons par « lorsque » pour le distinguer dupremier : « et quel sera le signe lorsque tout cela sera sur le pointde s'accomplir ». C'est à ce second membre de la question

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

35

qu'avait été consacrée toute la première partie du discours

(vv. 5-23) : « lorsque (hotan) vous entendrez... » (v. 7), « lorsque

vous verrez... » (v. 14). C'est aussi à ce second membre de laquestion que se réfèrent les vv. 28 et 29, répétant deux fois le

même adverbe hotan : «lorsque» le figuier bourgeonne, «lors-

que vous verrez toutes ces choses arriver ». En revanche, c'est àla question pote que reviennent les vv. 33 et 35 : « vous ne savez

pas quand ce sera le moment... vous ne savez pas quand le maître

de maison vient ».La considération du contenu de ces versets ne peut que

confirmer cette division en deux sections, dont la première insiste

sur la certitude de l'imminence des événements dont on parle(vv. 28-31), alors que la seconde souligne l'incertitude où l'on

reste pour ce qui concerne le moment précis (vv. 32-37). Le

contraste est évidemment voulu. Il met en valeur deux aspects,apparemment contradictoires mais en réalité complémentaires,de l'attitude que la perspective de la fin doit inspirer auxdisciples.

Une fois reconnu le rapport antithétique qui tout ensembleunit et oppose les deux dernières sections du discours, il fautbien, en pratique, les examiner l'une après l'autre. Nouscommençons donc par les vv. 28-31. On y trouve la petiteparabole du figuier, l'application grâce à laquelle elle peut tenirle rôle qui lui revient dans le discours eschatologique, et enfin lesdeux sentences qui confirment le sens de cette application. Pourmieux saisir la portée de l'interprétation donnée ici à la parabole,nous nous proposons de commencer par en faire abstraction.Dans un premier temps, nous considérerons la parabole enelle-même en nous interrogeant sur la signification qu'elle auraiteue éventuellement dans le cadre de la prédication de Jésus.Nous pourrons alors, en un second temps, la relire dans soncontexte évangélique et mesurer plus exactement les implicationsde son insertion à cet endroit.

La parabole du figuier dans la prédication de Jésus

Le v. 28a fait

figure

de

raccord littéraire :

« Du figuierapprenez la parabole. » Supposant la mention du figuier, laparabole proprement dite tient en quelques mots : « Lorsque(hotan) déjà son branchage devient tendre et pousse ses feuilles,

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36 MARC 13

vous connaissez que l'été est proche » (v. 28b). A la différence denombreux arbres de Palestine, le figuier perd ses feuilles pendantl'hiver, et par opposition à l'amandier qui fleurit au tout début duprintemps, le figuier tarde à donner signe de vie. Lorsqu'enfinson bois se remplit de sève et donne l'impression d'être devenutendre et lorsqu'on voit poindre ses feuilles, on sait que l'hiver estbien fini (Ct 2, 11-13) et que la saison chaude (sens de théros) netardera pas. La parabole relève donc une particularité du figuierfamilière aux habitants des régions méditerranéennes.

La parabole met en valeur le rapport qui unit deux termesd'un côté le figuier bourgeonnant, de l'autre la saison chaude. Cerapport lui-même est de proximité : en constatant que le figuierbourgeonne, on comprend que la saison chaude est proche. Lefonctionnement normal des paraboles évangéliques tend à fairesupposer que ce rapport veut éclairer un rapport similaireexistant entre deux autres réalités. Pour que l'analogie soitparfaite, il faudrait supposer que, de ces deux réalités, l'une faitl'objet d'une expérience immédiate (correspondant à celle qu'ona en voyant bourgeonner le figuier) et doit servir de signe quel'autre est proche, bien qu'on ne puisse pas encore la constaterdirectement (on n'est pas encore dans la saison chaude quand lefiguier bourgeonne).

Posé en ces termes, le problème de la signification de laparabole au niveau de la prédication de Jésus ne saurait souleveraucune difficulté. Le thème fondamental du message de Jésus estprécisément l'annonce que le Règne de Dieu est proche (cf.Mc 1, 15 ; 9, 1, etc.). L'hypothèse la plus obvie est donc celle quisuppose que l'image de la proximité de l'été illustre le message dela proximité du Royaume.

Mais Jésus ne se contente pas d'affirmer que le Règne de Dieuest pour bientôt. Il indique les signes auxquels on peutreconnaître sa proximité : « Si c'est par le doigt (ou : l'Esprit) deDieu que j'expulse les démons, c'est donc que le Règne de Dieuest arrivé pour vous » (Le 11, 20 ; Mt 12, 28). Il reproche à sescontemporains leur aveuglement : « Lorsque vous voyez unnuage se lever au couchant, aussitôt vous dites que la pluie vient ;et ainsi arrive-t-il. Et lorsque c'est le vent du midi qui souffle,vous dites qu'il va faire très chaud; et c'est ce qui arrive.Hypocrites! Vous savez discerner le visage de la terre et du ciel ;et ce moment-ci alors, comment ne le discernez-vous pas ? »(Le 12, 54-56; cf. Mt 16, 2-3).

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

37

Le sens des paraboles dites « de croissance » n'est pas différent.L'insignifiance du ministère de Jésus (Mc 4, 26-29. 30-32 par;Mt 13, 33 par), les échecs qu'il rencontre (Mc 4, 3-8 par; Mt 13,24-33) ne troublent en rien son assurance que l'œuvre ainsicommencée par Dieu lui-même aboutira infailliblement à cesplendide résultat que sera l'établissement du Règne. Si les effetsde l'intervention de Dieu restent encore modestes dans leministère de Jésus, ce ministère n'en constitue pas moins le pointde départ du processus qui doit aboutir à la manifestation duRègne de Dieu. Avec la mission terrestre de Jésus, le Règne estdevenu proche.

La petite parabole du figuier s'insère toute seule dans cecontexte. Elle se comprend tout naturellement comme l'illustra-tion de l'affirmation selon laquelle la mission qu'accomplit Jésus,et dont les effets ne sont guère plus spectaculaires que lebourgeonnement d'un figuier, constitue l'étape historique quiprécède immédiatement la venue du Règne de Dieu, bien pluséclatante que l'arrivée de la saison chaude.

La parabole dans le discours eschatologique

La portée de là parabole dans son contexte évangélique estexplicitée par le v. 29 : « Ainsi de vous : lorsque vous verrez ceschoses arriver, comprenez qu'il est proche, aux portes. » Laconstruction suit le modèle du verset précédent : d'abordl'interpellation aux auditeurs : « Du figuier apprenez la para-bole», «De même vous aussi»; ensuite la circonstancielletemporelle : « Lorsque déjà son branchage devient tendre... »,«lorsque vous verrez arriver ces choses» (les exigences dufrançais obligent à changer les temps, mais «devient» et«verrez» correspondent en grec à deux subjonctifs aoristes) ;enfin la principale : « Vous comprenez que la saison chaude estproche », « comprenez qu'il est proche, aux portes » (le mêmeverbe grec ginôskete est traduit la première fois par un indicatif,la seconde par un impératif). La parallélisme est évident.

L'application soulève une difficulté par le vague dans lequelrestent les sujets des deux verbes. Dans la première partie duverset d'abord, « lorsque vous verrez ces choses arriver », on sedemande à quoi se rapporte le démonstratif pluriel taûta, « ceschoses » ? On ne peut évidemment pas le rapporter au contexte

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immédiatement antérieur : l'avènement du Fils de l'homme dontparlaient les vv. 26-27 ne saurait être le signe de la proximité dece qui pourrait arriver ensuite. Il ne s'agit pas davantage desbouleversements cosmiques décrits dans les vv.24-25: ilsconstituent le cadre immédiat de la venue du Fils de l'homme. Ilfaut donc remonter plus haut. Pour savoir jusqu'où aller, le v. 29lui-même fournit une indication précieuse : en disant « lorsquevous verrez » (hotan idète), il répète le v. 14 : « Et lorsque vousverrez (hotan de idète) l'Abomination de la désolation... » Nousavons précisément observé que ce début du v. 14 doit tout sonrelief à l'opposition que la détermination temporelle « lorsquevous verrez » crée avec celle qui commence le v. 7 : « Lorsquevous entendrez... » Les « choses » que les disciples « verront » seproduire semblent ainsi renvoyer au signe mystérieux mentionnéau v. 14a, en même temps sans doute qu'à la grande tribulationétroitement associée à ce signe (vv. 14b-20).

L'autre sujet du v. 29 n'est pas explicité et reste sous-entendu.La traduction française est bien obligée d'en mettre un. Maisfaut-il supposer un sujet masculin et traduire « comprenez qu'ilest proche, aux portes », ou un sujet neutre : « comprenez quec'est proche, aux portes » ? S'agit-il de quelqu'un ou de quelquechose ? Il faut reconnaître ici que le contexte immédiatementantérieur joue en faveur du masculin. Les vv. 26-27 avaientdécrit le spectacle du Fils de l'homme « venant dans les nuées » etannoncé « qu'il enverrait les anges » et « qu'il rassemblerait sesélus ». Le relief donné à ce personnage et l'attention portée à sesactes invitent à supposer que c'est encore à sa venue qu'il fautpenser au v. 29. La suite du texte confirme cette interprétation,tout particulièrement la manière dont la dernière parabole parlede la venue du maître de maison (vv. 34-36).

Il est clair ainsi que le v. 29 nous met devant une interprétationde la parabole toute différente de celle à laquelle nous étionsparvenu en lisant cette même parabole à la lumière de laprédication de Jésus. Il s'agissait alors du rapport à établir entrece qui se passait dans le ministère de Jésus et l'avènement futurdu Règne de Dieu; le rapport s'établit maintenant entre desévénements historiques et la venue glorieuse du Fils de l'homme.Dans l'un et l'autre cas, le rapport reste celui d'une proximitétemporelle, comparée à celle qu'il y a entre le bourgeonnementdu figuier et l'arrivée des fortes chaleurs. Mais les termes entrelesquels ce rapport est envisagé ne sont plus les mêmes : l'activité

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

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terrestre de Jésus accomplissant sa mission divine cède le pas àdes événements catastrophiques, et l'éclatante manifestation duFils de l'homme se substitue à celle du Règne de Dieu.

Le v. 30 confirme par une déclaration solennelle la leçon ainsidégagée de la comparaison avec le figuier : «Amen je vous disque cette génération ne passera pas que toutes ces choses nesoient arrivées. » L'affirmation qui concernait un rapport deproximité reçoit une précision nouvelle : au cours de lagénération présente. On voit en même temps la perspectives'élargir : il ne s'agit plus seulement de «ces choses» (taûta),mais de «toutes ces choses» (taûta panta) : non seulement lescatastrophes qui doivent précéder de peu l'avènement du Fils del'homme, mais aussi cet avènement même. Marc n'est nullementdisposé à abandonner l'idée d'une fin imminente : est-il possibled'y renoncer sans aboutir à une « démobilisation » des croyants,sans « dévitaliser » une foi qui doit son dynamisme à cette tensionde l'espérance qu'alimente l'attente d'un dénouement prochain ?Luc s'appliquera à démêler l'écheveau en dissociant mieuxl'espérance chrétienne des espoirs illusoires avec lesquels elle apu se confondre. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une telledistinction n'ait pas pu se faire d'un coup et sans courir le risquede jeter le bébé avec l'eau du bain.

La solennité de la déclaration du v. 30 est accentuée encorepar l'adjonction du v. 31 : « Le ciel et la terre passeront, maismes paroles ne passeront pas. » L'idée que le ciel et la terre sontappelés à disparaître est un lieu commun de l'apocalyptique. Ellen'est mentionnée ici que pour souligner l'irrévocable permanencede la parole divine qui est celle de Jésus, et pour garantir ainsi lacertitude que doit fonder la déclaration du verset précédent. Lacertitude est précisément ce qui distingue l'espérance de ce queserait un fragile espoir. L'espérance chrétienne trouve sonfondement sûr non dans de vains calculs qui permettraient deprévoir l'avenir à partir des événements de l'histoire ou desphénomènes de la nature, mais dans une parole souveraineprononcée avec une autorité divine.

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Ignorance du « quand »

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7. INCERTITUDE DU MOMENT (13, 32-37)

C'est par leur insistance sur cette idée d'ignorance que lesvv. 32-37 forment, par rapport aux vv. 28-31, le second membred'une antithèse. On ne nie cependant pas la certitude del'imminence qui s'exprimait dans les versets précédents. L'igno-rance qui s'oppose à la certitude exprimée jusqu'ici concerne lemoment précis : « Quant à ce jour et à cette heure, personne neles sait... » (v. 32), « vous ne savez pas quand ce sera le moment »(v. 33b), « vous ne savez pas quand le maître de maison viendra,ou le soir, ou à minuit, ou au chant du coq, ou à l'aube » (v. 36).Du problème des signes avant-coureurs qui domine l'ensembledu discours, on revient maintenant à la question du pote,« quand », objet de l'interrogation initiale des quatre disciples(v. 4a) ce pote, qui n'avait pas été employé jusqu'ici dans lediscours, réapparaît au v. 33 et au v. 36.

Bien détaché du contexte antérieur, le logion du v. 32 introduitle nouveau thème. L'affirmation que personne ne connaît le jourou l'heure est renforcée par un double procédé. Celui ducontraste, d'abord, qui aboutirait naturellement à la formulepersonne ne connaît, sinon Dieu. Celui aussi d'une énumérationen forme de gradation : « Personne..., pas même les anges dansle ciel, pas même le Fils. » En fonction de cette dernièreprécision, le second membre de l'antithèse désigne Dieu comme« le Père » : « Personne..., sinon le Père. » L'affirmation del'ignorance du Fils a particulièrement intrigué les théologiens, etLuc l'a déjà évitée. Elle ne gêne pas Marc, attentif au sens globalde la déclaration. Elle l'intéresse en fonction de son applicationpersonne ne connaît, vous ne connaissez pas (vv. 33 et 35).

Les vv. 33-37 utilisent une parabole, mais seul le v. 34 aconservé le langage parabolique : « C'est comme un homme partien voyage qui, laissant sa maison après avoir donné l'autorité àses serviteurs, à chacun son ouvrage, a aussi commandé auportier de veiller. » Tout le reste est écrit en style parénétique,s'adressant directement aux auditeurs interpellés à la deuxièmepersonne du pluriel. Mais on reconnaît dans ce qui leur est dit des

Appel à « veiller »

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

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traits qui doivent avoir appartenu à la parabole primitive. C'estbien le cas dans les vv. 35-36 : « Veillez donc, car vous ne savezpas quand le maître de la maison viendra, ou le soir, ou à minuit,ou au chant du coq, ou à l'aube. S'il arrivait soudain et qu'il voustrouve endormis! » Les besoins de la parénèse ont provoquél'éclatement de la parabole.

Il semble qu'on peut reconnaître une autre version de la mêmeparabole à la base d'un passage de Luc (12, 36-38). Là aussi, lapréoccupation catéchétique ne nous a laissé que des rudiments« Vous aussi, soyez semblables à des hommes qui attendent leurmaître, quand (pote) il reviendra des noces, pour lui ouvriraussitôt qu'il viendra et frappera. Heureux ces serviteurs qu'à sonarrivée le maître trouvera en train de veiller... Qu'il vienne à ladeuxième ou à la troisième veille et les trouve ainsi, heureuxsont-ils! » On reconnaît la mention des veilles de la nuit, même sila manière de les compter et de les désigner n'est pas la même.On se trouve aussi devant une situation plus vraisemblable quecelle dont il s'agit chez Marc : Le maître n'est pas parti pour unvoyage à l'étranger (apodèmos : Mc, v. 34), il s'est simplementrendu à un festin de noces, d'où il rentrera la nuit même. Maisc'est Marc qui est plus vraisemblable quand il précise que l'ordrede veiller a été donné au portier : c'est à ce serviteur qu'il revientnormalement d'ouvrir la porte.

Il n'importe guère ici de reconstituer jusque dans le détail laparabole primitive. On peut douter qu'elle soit parvenue à Marcsous sa forme originale. L'attention de l'évangéliste semble avoirété attirée surtout par l'énumération qu'elle faisait des veilles dela nuit et la manière dont cette énumération illustrait le thème del'incertitude de l'heure. A quoi l'évocation d'un voyage àl'étranger a l'avantage d'ajouter l'incertitude du jour du retour.Le jour et l'heure restent inconnus (cf. v. 32) ; on ne sait pas« quand » (vv. 33 et 35), on ignore le moment (kairos : v. 33). Ondoit s'attendre à un retour « soudain » (exaiphnès : v. 36),imprévisible, inopiné.

Mais cette insistance sur l'incertitude du moment est toutentière au service de l'exhortation à «veiller».

Nous avons déjà eu l'occasion d'observer qu'aussitôt après lelogion qui introduit le thème de l'ignorance, le v. 33 reprend une

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42 MARC 13

quatrième fois (après vv. 5, 9 et 23) le leit-motiv parénétiqueBlépete, « Ouvrez les yeux », au sens de « Prenez garde ». Maiscet impératif est immédiatement doublé par un autre qui indiquel'orientation nouvelle de l'exhortation : agrypneîte, « restez sansdormir », verbe qui s'employait déjà pour désigner la vigilancespirituelle dans la Bible grecque (Pr 8, 34; Sg 6, 15 ; Si 33, 16) etqu'on retrouve dans le même sens en trois autres passages duNouveau Testament (Lc 21, 36; Ep 6, 18; He 13, 17).

A ce verbe, les versets suivants substituent grègoréô, d'aborddans l'ordre de « veiller » donné par le maître de la parabole à sonportier (v. 34), ensuite dans l'appel pressant que Jésus adresse àses disciples, à tous ses disciples : « Veillez! » (vv. 35 et 37). Nousavons affaire ici à un terme et à un thème très caractéristiques duvocabulaire et de l'éthique eschatologique du christianismenaissant. Certes, le verbe était déjà entré dans l'usage et la Biblegrecque l'avait accueilli. On le trouve là tout spécialement (à côtéde la forme plus ancienne egrègora) pour exprimer l'attitude deDieu qui « veille » à l'accomplissement de ses desseins, vigilancequi, dans la vision inaugurale de Jérémie, permet de faire d'unebranche de « veilleur », c'est-à-dire d'amandier, le symbole deDieu (Jr 1, 11-12; cf. 38, 28; 51, 27; Lm 1, 14; Ba 2, 9 ; Dn 9,14 TH). C'est sur l'amandier précoce, non sur le figuier tardif,que les chrétiens savent devoir prendre exemple. Si le verbe n'estpas nouveau, ce qui l'est c'est son emploi pour caractériserl'attitude du fidèle dans l'attente de l'intervention eschatologiquede Dieu : on ne trouve cela ni dans l'Ancien Testament ni dans lejudaïsme. Il semble que nous avons affaire ici à une expressionspécifique de la réponse que le message évangélique requiert ducroyant.

Cette acception nouvelle n'est pas née d'un coup, non plus quel'importance attachée à la vigilance par la catéchèse chrétienneprimitive. Il est peut-être possible de se faire une idée de sonorigine à partir non seulement de la parabole qui nous occupe,mais aussi de l'épisode de Gethsémani. Il y a d'ailleurs descontacts intéressants entre les deux passages, pourtant sidifférents à première vue.

Commençons par Gethsémani. Arrivé dans le jardin, Jésusarrête ses disciples et leur demande de l'attendre tandis qu'il vaprier (Mc 14, 32; Mt 26, 36). Trois d'entre eux l'accompagnentun peu plus loin; mais il leur demande bientôt : « Restez ici etveillez » (Mc 14, 34 ; Mt 26, 38). Il s'éloigne pour prier, puis « il

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

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vient et les trouve endormis » (Mc 14, 37 ; Mt 26, 40). Il dit alorsà Pierre : « Simon, tu dors ? Tu n'as pas eu la force de veiller uneheure ? » (ibid.). Jusqu'ici, pas de problème : « veiller » et« dormir » s'entendent au sens propre et s'opposent au niveaupurement physiologique. Mais quand Jésus déclare ensuite« Veillez et priez, pour que vous n'entriez pas en tentation »(Mc 14, 38 ; Mt 26, 41), l'association de la prière à la veille tend àcharger celle-ci d'un surplus de sens par rapport à ce qui ne seraitque simple absence de sommeil. Quoi qu'il en soit, le récitpoursuit en montrant Jésus se retirant, puis « il vint de nouveau etles trouva endormis » (Mc 14, 40 ; Mt 26, 43).

Un rapprochement s'impose avec évidence. Dans l'épisode deGethsémani, Marc a écrit une première fois : « et il vient et il lestrouve endormis » (v. 37), puis une seconde fois : « et étant venude nouveau il les trouva endormis » (v. 40). C'est tout juste cequ'il avait écrit en 13, 36 : « de peur qu'étant venu soudain il voustrouve endormis ». Mais il est tout à fait clair qu'entre deuxappels : « Veillez! » (vv. 35 et 37), à l'adresse des disciples, lesommeil dans lequel ceux-ci pourraient être plongés n'est plusqu'une métaphore, comme la vigilance à laquelle on les exhorten'est pas celle qui interdirait le sommeil physique.

Reste le cas du v. 34 : « ... et au portier il a commandé deveiller». La version parallèle de Lc 12, 37 présente le seul casd'emploi du verbe grègoréô dans l'évangile de Luc : «heureuxces serviteurs-là qu'étant revenu le maître aura trouvés en trainde veiller! » La solennité de la béatitude et la mention de tout legroupe des serviteurs tendent à faire penser que l'importanceaccordée à la vigilance de ces serviteurs ne vise pas le seul faitqu'ils ne dormaient pas physiquement. Du moins la situationsupposée par la version de Luc rendrait possible l'exigence derester éveillé : le retour du maître n'est qu'une affaire d'heure, ilaura en tout cas lieu au cours de la nuit. La même situationpermettrait aussi de prendre au sens propre l'ordre donné auportier en Mc 13, 34. Mais il n'est plus possible de l'entendreainsi dans la situation décrite par Marc : le maître de maison estparti pour l'étranger et a pris les dispositions nécessaires pour labonne marche de sa maison pendant une absence qui seranécessairement longue : ce cadre montre assez que Marc n'a paspris à la lettre l'ordre de «veiller» donné au portier.

Matthieu n'a pas rapporté la parabole du portier, mais il a laparabole du voleur nocturne qui est étroitement liée à celle du

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portier dans la version de Luc (Lc 12, 39). C'est là qu'on retrouvele verbe grègoréô, mais cette fois employé indubitablement dansson sens premier : « Si le maître de maison avait su à quelle veillele voleur viendrait, il aurait veillé et n'aurait pas laissé percer samaison » (Mt 24, 43). Il est piquant de constater que ce verset estencadré par deux recommandations dont le langage est tout aussiévidemment métaphorique : « Veillez donc, parce que vous nesavez pas quel jour votre Maître viendra... C'est pourquoi, vousaussi, tenez-vous prêts... » (vv. 42 et 44).

L'enchevêtrement des données n'est pas tel qu'il empêche unehypothèse permettant de distinguer deux étapes dans l'emploinéotestamentaire du verbe « veiller ». En un premier temps, leverbe conserve son sens naturel et premier et s'applique àl'homme qui se tient éveillé, sans céder au sommeil. Cet état deveille n'attire l'attention que pendant les heures de la nuit,normalement réservées au sommeil. C'est en ce sens propre quele verbe apparaît dans les paroles de Jésus dont la traditionchrétienne primitive conservait le souvenir. Ainsi dans lademande que Jésus adresse à ses trois disciples les plus prochesde «veiller» une heure ou deux tandis que lui-même va prier àquelques pas, dans le jardin de Gethsémani. Ainsi égalementdans la parabole du portier qui se tient éveillé parce qu'il ne saitpas l'heure exacte du retour de son maître au cours de la nuit ;voir aussi la parabole jumelle du maître de maison qui auraitveillé s'il avait pu savoir que le voleur viendrait cette nuit-là.

Le second stade est celui de l'emploi métaphorique. Il apparaîttrès tôt dans la catéchèse chrétienne, et il est frappant deconstater que son attestation la plus ancienne, en 1 Th 5, 6,associe le verbe à l'image du voleur qui vient pendant la nuit(1 Th 5, 2-6). C'est par association à la même image quel'Apocalypse, en deux passages différents, invite les chrétiens à« veiller », à « se montrer vigilants » (Ap 3, 2-3 et 16, 15).L'observation joue manifestement en faveur de la version longuede la parabole du voleur en Mt 24, 43 et en défaveur de la versioncourte de Lc 12, 39. Mais elle montre aussi une des sources, aumoins, de ce langage métaphorique. L'image évoquée par laparabole a frappé l'imagination, et on a reconnu dans la situationdécrite par cette parabole une heureuse illustration de lacondition chrétienne.

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS

45

On peut noter tout de suite que ces premiers exemples d'uneparénèse de la vigilance montrent qu'on n'a pas perdu de vue lasignification originelle du verbe «veiller» : l'image reste liée àcelle de « la nuit » (1 Th 5, 2-7) ; on associe la vigilance à lasobriété dans le boire (1 Th 5, 6. 8 ; 1 P 5, 8), mais aussi au faitde garder ses vêtements. Ainsi Ap 16, 15 : « Voici que je vienscomme un voleur. Heureux celui qui veille et garde sesvêtements, pour n'avoir pas à aller nu et laisser voir sa honte ! »C'est aussi ce que suppose l'exhortation de 1 Th 5, 8 : « Nous quisommes du jour, soyons sobres, ayant revêtu la cuirasse de la foiet de la charité, et pour casque l'espérance du salut. »

Le rapport avec le contexte primitif s'estompe dans 1 Co 16,13 : « Veillez, tenez bon dans la foi, soyez des hommes, soyezforts », ou quand l'idée de vigilance est complétée par celle de laprière : « Soyez assidus à la prière, qu'elle vous garde vigilantsdans l'action de grâce » (Col 4, 2). Nous avons constaté que lamême précision s'est introduite dans le récit de l'épisode deGethsémani (Mc 14, 38; Mt 26, 41).

Au terme de l'évolution, on finit par oublier le sens premier duverbe « veiller ». Celui-ci n'évoque plus l'idée de ne pas se laisseraller au sommeil, mais simplement de se tenir prêt, de manière àne pas être surpris pas une arrivée inattendue. Mc 13, 34 fournitun bon exemple de ce phénomène d'abstraction : l'ordre de« veiller » y est donné au portier par un maître qui, partant pourl'étranger, prévoit une absence de longue durée pendant laquellece serviteur ne pourra évidemment pas se passer de sommeil. Lecas est encore plus clair en Mt 25, 13 qui conclut par un pressantappel à « veiller » la parabole des dix vierges, où le fait que toutesse sont assoupies et endormies (v. 5) ne mérite aucun blâme,mais seulement le fait que cinq d'entre elles n'étaient pas« prêtes » (v. 10), n'ayant pas emporté l'huile nécessaire pourgarder leurs lampes allumées (v. 8). C'est au même terme del'évolution que se rattachent naturellement les exhortationsdirectes à la vigilance en Mc 13, 35 et 37, comme en Mt 24, 42.

Il n'en reste pas moins vrai que l'image des paraboles, celle duportier qui attend le retour de son maître et celle du maître demaison qui ne s'attendait pas à la visite du voleur, continuent àexercer leur influence sur la conception que les chrétiens se fontde la vigilance. Cette vigilance reste en effet qualifiée par le faitqu'elle n'est pas seulement attente d'un événement mais dequelqu'un : celui qu'on connaît et dont on sait qu'il doit venir. Il

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4 6 MARC 13

s'agit d'une attente essentiellement conditionnée par la foi en larésurrection de Jésus. On l'attend parce que, ressuscité et élevédans la gloire de Dieu, il ne saurait manquer d'exercer la fonctiondont il a été ainsi investi, celle de juger tous les hommes. Sesdisciples savent qu'ils seront jugés sur leur vigilance, c'est-à-direconcrètement sur leur fidélité à répondre aux exigences du

message évangélique.L'élément nouveau que le thème de la vigilance introduit ainsi

dans l'espérance eschatologique chrétienne par rapport àl'attente juive est donc essentiellement déterminé par la foipascale, et en fin de compte par la christologie. La conclusion dudiscours eschatologique de Marc ne prend sa signification quedans le prolongement de la description, faite au centre de cediscours, de l'avènement glorieux du Fils de l'homme au dernier

jour (vv. 24-27). La « fin » jusqu'à laquelle il s'agit de « tenir

bon » (v. 13), en « veillant et priant pour ne pas entrer ententation » (14, 38), cette « fin » porte un nom, celui de Jésus,

identifié au Fils de l'homme.Il n'était donc pas inutile qu'après s'être si longtemps attardé à

la seconde partie de la question des quatre disciples en 13, 4b (13,5-23 et 28-31), le discours revienne à la première partie de cettequestion qui portait sur le « quand » (v. 4a). Il a pu montrer ainsique l'important se trouve moins dans le « quand » que dans le« qui » et dans l'attitude de « vigilance » active que la venueprochaine du Fils de l'homme appelle de la part de « ses élus »

(v. 27).

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR MC 13

A) Études directement consacrées à Mc 13. Nous avons signalé dans l'avant-

propos que le sujet n'est pas nouveau pour nous; il peut être utile que nous

précisions les articles que nous avons consacrés à ce chapitre : La parabole du

figuier qui bourgeonne (Marc 13, 28-29 et par.), dans la Revue Biblique, 75

(1968), p. 526-548; La parabole du maître qui rentre dans la nuit (Mc 13, 34-36),

dans Mélanges bibliques en hommage au R. P. Béda Rigaux, Gembloux, 1970,

p. 89-116; Il n'en sera pas laissé pierre sur pierre (Marc 13, 2; Luc 19, 44), dans

Biblica, 52 (1971), p. 301-320; La ruine du Temple et la fin des temps dans le

discours de Marc 13, dans le volume collectif publié par l'Association catholique

française pour l'étude de la Bible, Apocalypses et théologie de l'espérance.

Congrès de Toulouse (1975) (Lectio Divina, 95), Paris, 1977, p. 207-269; La

persécution comme situation missionnaire (Marc 13, 9-11), dans Die Kirche des

Anfangs. Festschrift für H. Schürmann, Leipzig, 1977 (1978), p. 97-114. Pourvues

d'indications complémentaires, ces cinq études ont paru en traduction italienne

LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUE DE JÉSUS 47

dans le volume Distruzione del Tempio e fine del mondo (La parola di Dio, 20),

Roma, 1979. Rappelons simplement que l'intérêt pour ce chapitre de l'évangilede Marc doit en bonne partie son regain à quatre importantes dissertations

doctorales : celle que J. LAMBRECHT a présentée en 1965 à Rome, celle queL. HARTMAN a présentée à Uppsala en 1966 et celles que L. GASTON a présentéesen 1967, l'une à Bâle, l'autre à Freiburg. De L. HARTMAN nous avons cité dans

notre exposé l'article La Parousie du Fils de l'homme (Mc 13, 24-32), publié dansTrente-troisième dimanche ordinaire (Assemblées du Seigneur, nouv. sér., 64),

Paris, 1969, p. 47-57.Aux renseignements fournis par notre ouvrage de 1979 et par les commentaires

récents, ajouter surtout : M.D. HOOKER, Trial and Tribulation in Mark XIII,dans Bull. J. Rylands Library, 65 (1982), p. 78-99; G. BARBAGLIO, Il discorsoescatologico di Marco 13, dans l'ouvrage collectif Maranatha (Parola, spirito e

vita, 8), Bologna 1983, p. 159-174; G.R. BEASLEY-MURRAY, Second Thoughts onthe Composition of Mark 13, dans N. T. Studies 29 (1983), p. 414-420. Mention-

nons également C. BAZZI, Le apocalissi sinottiche, dans Parole di Vita, 25 (1980),

p. 360-376 (Mc 13 : p. 360-369).

B) Les commentaires suivis du deuxième évangile. L'Allemagne est particulière-

ment favorisée avec les volumineux commentaires de R. PESCH (1976 et 1977),J. GNILKA (1978 et 1979), W. SCHMITHALS (1979), J. ERNST (1981). II n'existe riende comparable en français, où nous pouvons cependant signaler la « lecture » de

l'évangile de Marc proposée par J. RADERMAKERS (1974) et d'utiles « présenta-tions » comme celle d'E. POUSSET (1978) et surtout celle de B. STANDAERT (1983).

Mentionnons encore, pour les États-Unis, le commentaire de W.L. LANE (1974)et pour l'Italie celui de R. FABRIS (1975).

C) Les monographies sur un thème évangélique ont souvent l'occasion de

s'occuper de Mc 13. Nous pensons tout particulièrement à l'ouvraged'A. BONORA, La speranza del cristiano nel vangelo di Marco (« Conoscere ilvangelo », 5), Padova, 1976. On pourrait aussi rappeler A. VôGTLE, Das NeueTestament and die Zukunft des Kosmos, Düsseldorf, 1970, ou l'article deD. LüHRMANN, Biographie des Gerechten als Evangelium, dans Wort and Dienst,

14 (1977), p. 25-50.La place relativement importante accordée par notre exposé aux deux

paraboles de la dernière partie du discours invite à mentionner au moins quelques

études récentes les concernant. Pour la dernière, le travail fondamental nousparaît rester celui d'A. WEISER, Die Knechtsleichnisse der synoptischen Evange-

lien (Studien zum A. and N.T., 29), München, 1971, p. 123-153; sous une formeplus sommaire : Von der Predigt Jesu zur Erwartung der Parusie. Ueberlieferungs-

geschichtliches zum Gleichnis vom Tiirhüter, dans Bibll and Leben, 12 (1971),

p. 25-31. Pour une date plus récente, retenons : C.E. CARLSTON, The Parables ofthe Triple Tradition, Philadelphia, 1975, p. 190-202; R. BAUCKHAM, Synoptic

Parousia Parables and the Apocalypse, dans New Testament Studies, 23 (1977),p. 162-176; H.J. KLAUCK, Allegorie and Allegorese in synoptischen Gleichnistex-ten (Neutestl. Abhandl., N.F. 13), Münster, 1978, p. 316-339; H. WEDER, DieGleichnisse Jesu als Metaphern. Traditions- and redaktionsgeschichtliche Analysen

and Interpretationen (Forschungen zut Rel. and Lit. des A. and N.T., 120),

G&ttingen, 1978 (= 1981), p. 162-168; J. LAMBRECHT, Tandis qu'Il nous parlait.Introduction aux paraboles, Paris-Namur, 1980, p. 166-174.

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LE DISCOURS SUR LA PAROUSIEDU FILS DE L'HOMME

Matthieu 24 - 25

Comme chez Marc et chez Luc, l'histoire du ministère publicde Jésus trouve chez Matthieu sa conclusion grandiose dans unlong discours de Jésus parlant des événements qui atteindrontleur point culminant avec l'avènement glorieux du Fils del'homme. A cet avènement, Matthieu donne le nom de« parousie » (24, 3.27.37.39) qui le désignait depuis longtempsdans le vocabulaire chrétien (cf. 1 Th 2, 19 ; 3, 13 ; 4, 15 ; 5, 23)on appliquait ainsi au retour du Seigneur le terme reçu pourdésigner l'entrée solennelle d'un souverain hellénistique dansune ville sur laquelle s'exercerait désormais son pouvoir. Déjàlong chez Marc (33 versets) et presque autant chez Luc(29 versets), le dernier grand discours de Jésus prend chezMatthieu une ampleur beaucoup plus considérable encore(94 versets : trois fois plus).

On se propose ici de considérer ce discours tel qu'il se présenteà nous, d'en faire une lecture « synchronique ». Pour mettre enlumière le message qui s'en dégage, notre attention se porteraessentiellement sur son organisation interne et les préoccupationsdont elle témoigne. Il ne serait cependant pas raisonnabled'ignorer le fait que ce discours a été composé à partir de celui deMarc 13 : cette dépendance ne paraît plus pouvoir être sérieuse-ment contestée aujourd'hui. La comparaison des deux versionsdoit aider à mieux saisir le point de vue de Matthieu : il semanifeste dans les remaniements qu'il fait subir au texte de Marcet par les compléments qu'il lui ajoute. Mais il ne faut pas que lesarbres cachent la forêt, que l'observation du travail rédactionnel

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50

MATTHIEU 24 - 25

de l'évangéliste fasse perdre de vue l'économie du discours pris

dans son ensemble.Il serait commode de pouvoir partir d'un plan général. En fait,

la plupart des exégètes tomberaient assez facilement d'accordpour penser que le discours est essentiellement composé de deux

parties principales. Mais l'accord cesse dès qu'il s'agit de fixer lepoint exact où se termine la première partie et où commence laseconde : faut-il terminer en 24, 31 ; 24, 35 ; 24, 36; 24, 41, ou 24,44 ? Devant ces hésitations, il semble préférable de considérersuccessivement chacune des grandes unités littéraires dansl'ordre où elles se présentent et d'essayer de déterminer les traitsqui caractérisent chacune d'elles en lui assurant la place qui luirevient dans l'ensemble. Le plan ne sera donné que dans la

conclusion.En pratique, notre parcours se fera en sept étapes. (1) Il

faudra d'abord considérer l'introduction du discours (24, 1-3)dans le rapport étroit qui l'unit à la fin du chapitre 23. Nousexaminerons ensuite (2) la section consacrée au « commence-ment des douleurs » (24, 4-14), (3) celle qui parle de la grande

tribulation finale (24, 15-28), (4) celle qui décrit l'avènementglorieux du Fils de l'homme (24, 29-31). (5) Un traitement

spécial revient aux vv. 32-35 et à la manière dont ils soulignent laproximité de la fin, (6) par contraste avec le long développementsur l'incertitude du jour et de l'heure et sur les conséquencespratiques à en tirer (24, 36 à 25, 30). (7) La description dujugement dernier (25, 31-46) achève et conclut l'ensemble du

discours.

1. L'ENCHAÎNEMENT AVEC LE CHAPITRE 23

Le chapitre 23 est évidemment centré sur la longue série dessept « Malheur à vous » (ou : « Malheureux êtes-vous ») adressés

par Jésus aux « scribes et Pharisiens hypocrites » : 23, 13.15.16-

22. 23-24. 25-26. 27-28. 29-32. C e terrible réquisitoire avait étépourvu d'une introduction (23, 1-12) qui devait faire comprendreaux disciples que ces paroles les concernent, eux aussi : elles sontpour eux une mise en garde car ils ne sont pas à l'abri de laconduite qu'on reproche aux scribes et aux Pharisiens. Les

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vv. 33-36 s'adressent encore aux scribes et aux Pharisiens pourleur annoncer le châtiment qui va s'abattre sur «cette généra-tion » ; on trouve ici la conclusion naturelle des invectivesprécédentes (noter spécialement l'insistance du v. 36 : «Toutcela viendra sur cette génération»).

Le ton change brusquement avec l'apostrophe de Jésus àJérusalem (vv. 37-39), empruntée à un autre contexte (Lc 13,34-35) et annonçant à la ville son abandon par Dieu, parce qu'ellea refusé de répondre aux efforts de Jésus en sa faveur; cemorceau s'achève par une première allusion à la parousie« Vous ne me verrez plus dorénavant, jusqu'à ce que vous disiezBéni soit celui qui vient au nom du Seigneur » (v. 39). Nousavons manifestement affaire ici à un morceau de transition,anticipant sur les thèmes du chapitre 24.

L'addition de l'apostrophe à Jérusalem va de pair avecl'omission, à première vue singulière, de l'épisode de la pauvreveuve rapporté à cet endroit par Marc : en mettant ses deuxpiécettes dans le trésor du Temple, elle a donné plus que tous lesautres (Mc 12, 41-44). Cette omission ne trouve d'explicationplausible que dans le désir de Matthieu d'éviter une interruptionentre la finale du chapitre 13 et le début du chapitre 24.

L'insertion des trois versets qui terminent le chapitre 23 surune menace adressée directement à Jérusalem ne peut manquerd'attirer l'attention sur la manière dont Matthieu a rédigé lestrois premiers versets du chapitre 24. D'après Mc 13, l, c'est aumoment où Jésus part du Temple («Et comme il partait duTemple ») qu'un de ses disciples lui adresse la parole en styledirect : « Maître, vois quelles pierres et quelles constructions ! »Chez Matthieu, Jésus a déjà quitté le Temple : « Et Jésus, étantsorti du Temple, s'en allait... » C'est alors que « les discipless'approchèrent pour lui faire remarquer les constructions duTemple ». La distance entre Jésus et le Temple s'accentue, enmême temps que disparaît la nuance admirative du propos queMarc prêtait à un disciple. Cela apparaît plus clairement encoreau v. 3. Là où Marc montre Jésus « assis en direction du mont desOliviers en face du Temple », Matthieu note simplement queJésus était « assis sur le mont des Oliviers ». La localisation « enface du Temple » constituait chez Marc une clé herméneutique dudiscours. On peut penser que si Matthieu l'a supprimée, ce n'estpas simplement par motif de brièveté; cette suppression se situe

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MATTHIEU 24 - 2 5

dans la même ligne que l'addition précisant : Jésus est sorti du

Temple (v. 1).Le v.2 rapporte la déclaration de Jésus à la suite de

l'intervention du disciple, ou des disciples. Dans les deuxversions, Jésus commence en posant une question. Chez Marc« Tu vois ces grandes constructions ? » ; chez Matthieu : « Nevoyez-vous pas tout cela ? » Ensuite la prédiction, plus brève chezMarc : « Il ne sera pas laissé ici pierre sur pierre qui ne soitdétruite », plus ample chez Matthieu : « En vérité je vous le dis, il

ne sera pas laissé ici pierre sur pierre qui ne sera détruite. » Onpeut supposer que, chez Matthieu comme chez Marc, laprédiction vise directement le Temple ; mais le vague de « toutcela » dans la question initiale laisse planer un doute : nes'agirait-il pas de Jérusalem tout entière à laquelle Jésus avaitadressé l'apostrophe rapportée dans les versets précédents ?

On remarque aussi le changement d'auditoire. Chez Marc,l'intervention du v. 1 est attribuée à « un de ses disciples », celledu v. 3 à quatre disciples désignés par leur nom : « Pierre,Jacques, Jean et André ». Chez Matthieu, il s'agit dans les deuxcas d'une démarche des disciples : « ses disciples s'approchèrent »(v. 1), « les disciples s'approchèrent de lui » (v. 3). Le granddiscours qui va commencer s'adressera, non à quelques disciplesseulement, mais au groupe des disciples comme tels, contraire-ment au discours du chapitre 23 prononcé devant la foule et les

disciples (23, 1).Mais c'est la question posée par les disciples qui doit surtout

retenir l'attention, car c'est elle qui précise le thème du discours.Cette question est double dans les deux cas. Chez Marc, laquestion était double : les disciples veulent savoir d'abord« quand cela sera », ensuite « quel sera le signe que tout cela estsur le point de s'achever » (13, 4). Chez Matthieu, la questionreste double. Mais on s'aperçoit tout de suite que la secondepartie en est beaucoup plus précise : le « signe » sur lequel oninterroge Jésus est celui de « ta parousie et de la consommationdu monde ». Unis en grec sous un même article, les deuxévénements ne sont pas distincts : le retour glorieux de Jésus doitcoïncider avec la fin du monde présent et l'inauguration dumonde à venir. On en vient ainsi à se demander si la premièrepartie de la question : « Dis-nous quand ces choses seront »,porte sur un objet différent de celui que la seconde partieexplicite avec tant de soin. Lui attribuer un autre objet, la

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destruction du Temple, ne semble possible qu'en négligeantl'application avec laquelle Matthieu détourne l'attention duTemple. En effet, il n'est plus évident chez lui que la prédictiondu v. 2 vise uniquement le Temple (dont il s'agissait au v. 1)plutôt que Jérusalem (dont parlaient les versets précédents : 23,37-39) et « la génération présente » sur laquelle « toutes ceschoses doivent arriver » (23, 36). De plus, au début du v. 3,Matthieu a éliminé l'indication selon laquelle Jésus se trouvait« en face du Temple » (Mc 13, 3), pour conserver seulement lalocalisation sur le mont des Oliviers. Ainsi, pas plus que chezMarc, les deux parties de la question des disciples ne semblentporter sur deux objets réellement différents : la seconde partie neferait qu'expliquer la première.

On a donc l'impression que l'introduction du discourseschatologique situe celui-ci dans le prolongement immédiat del'oracle dans lequel Jésus annonçait l'abandon du Temple (23,38) et sa propre dispartion jusqu'au moment où, lors de laparousie, ceux qui le verront revenir l'acclameront : « Béni soitcelui qui vient au nom du Seigneur! » (23, 39). L'événementeschatologique par excellence n'est plus, dans la pensée deMatthieu, la destruction du Temple, mais le retour de Jésus. Lanouvelle formulation donnée à la question du v. 3 réoriente lediscours tout entier : il aura pour objet l'avènement glorieux deJésus et ce qui en sera le signe.

2. LE COMMENCEMENT DE LA FIN (24, 4-14)

Commençons par reconnaître que ces onze versets se présen-tent comme deux unités littéraires distinctes : 24, 4-8 et 9-14. Destraits communs invitent cependant à ne pas les séparer. Il s'agitsurtout de quatre notations chronologiques formant un tout.Trois d'entre elles emploient le mot clé télos, « fin », qui nerevient pas ailleurs dans le discours : « ce ne sera pas encore lafin » (finale du v. 6), « celui qui aura persévéré jusqu'à la fin serasauvé » (v. 13), « et alors viendra la fin » (finale du v. 14). Laquatrième emploie le terme antithétique à télos : archè, « lecommencement » ; elle se trouve au v. 8 : « Tout cela sera lecommencement des douleurs », terminant la première section

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Les versets 4 à 8

MATTHIEU 24 - 25

(vv. 4-8) comme celle du v. 14 termine le tout et fait transitionavec le morceau suivant : « et alors viendra la fin ». On peut noteraussi l'insistance sur le danger de se laisser « égarer » (planaô) au

point de départ du discours (vv. 4b et 5), puis de nouveau au

v. 11 ; la même préoccupation reparaîtra encore dans la péricope

suivante (vv. 23-24).Sans perdre de vue l'existence de liens entre les deux blocs 4-8

et 9-14, il y a avantage à les examiner l'un après l'autre.

Du point de vue du contenu, ces cinq versets envisagent deuxtypes d'épreuves bien distincts : d'une part la venue d'imposteurs

(vv. 4b-5), d'autre part les nouvelles qu'on recevra d'événementsdésastreux, guerres, famines, tremblements de terre (vv. 6-8).

Chacune de ces prédictions est accompagnée d'un

avertissement : « Regardez (blépete) à ce que personne ne vous

égare » (v. 4b), « Voyez (horâte), ne vous alarmez pas » (v. 6b).

Le parallélisme entre ces deux avertissements est renforcé dans larédaction de Matthieu qui ajoute l'impératif « Voyez » dans lesecond cas (retouchant ainsi Mc 13, 7b).

Dans les deux cas encore, la recommandation négative de nepas se laisser égarer ou de ne pas s'alarmer est accompagnée

d'une explication introduite par « car » (gar) : « Ne vous laissez

pas égarer, car beaucoup viendront en mon nom..., et ils enégareront beaucoup » (v. 5), ne vous alarmez pas « car il faut que(cela) arrive... » (v. 6). La formulation elliptique du v. 6 appelleles précisions qui seront fournies au v. 7, introduites par unnouveau « car » : « Car on se dressera nation contre nation et

royaume contre royaume... »A la différence de la première recommandation, la seconde est

pourvue de deux explications complémentaires et parallèles qui,introduites chaque fois par une particule adversative, ont pourbut de préciser que les calamités envisagées n'ont pas de rapportdirect avec l'arrivée de la fin : « Mais (alla) ce n'est pas encore la

fin (v. 6c), « Mais (dé) tout cela (est) le commencement des

douleurs » (v. 8). L'attention s'arrête donc davantage sur lescalamités qui pourraient alarmer et qui, effectivement, sontnormalement rangées par la tradition apocalyptique parmi lessignes d'une fin prochaine du monde présent.

LA PAROUSIE DU FILS DE L'HOMME

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Par rapport à cette mise au point, l'avertissement initial contreles imposteurs fait figure de préliminaire. On comprendnaturellement que le danger d'égarement n'est pas réellementdifférent de celui de s'alarmer en attribuant aux guerres et autrescalamités une portée de signes de la fin imminente qui leur estdéniée avec insitstance. En déniant pareille signification auxcalamités, Matthieu rejette en même temps la prétention desimposteurs qui veulent se faire passer pour « le Christ ». Lamanière dont il explicite cette prétention au v. 5 (différent sur cepoint de Mc 13, 6) manifeste à nouveau sa compréhensionchristologique de la « fin » : la fin sera déterminée par la venue duChrist. Dire qu'on n'est pas encore arrivé à la fin (v. 6c), c'estaffirmer aussi que le Christ n'est pas encore venu et que ceux quise présentent comme le Christ ne sont que des imposteurs (v. 5).Dans la pensée de Matthieu, la fin ne peut être qu'un événementchristologique.

Les versets 9 à 14

Alors que, jusqu'ici, Matthieu avait suivi de près le texte deMarc, il s'en écarte beaucoup plus dans les versets que nousabordons. Cette liberté s'explique sans doute en partie par le faitque le passage correspondant de Mc 13, 9-13 a déjà été repris parMatthieu dans le discours de mission (Mt 10, 17-22). Il auraitdonc pu l'omettre ici, bien qu'il ne craigne pas de se répéter. Il apréféré en tirer parti, mais en remodelant et en complétant letexte pour lui faire exprimer plus clairement le message quiconvenait dans ce contexte.

Les impératifs négatifs des versets précédents : « Ne vouslaissez pas égarer », « Ne vous alarmez pas », appelaientnaturellement un complément positif. Pour celui-ci, Mt 24, 13 secontente de la formulation de Mc 13, 13 : « Celui qui aura tenubon jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. » La tournure sentencieuseexprime avec une clarté suffisante l'exhortation à « tenir bon »(hypoménô), à faire preuve de constance au milieu des épreuves.

La nature des épreuves qu'il faudra supporter fait l'objet desvv. 9-12. Le v. 9 prévoit d'abord les difficultés que le groupechrétien rencontrera de la part de ceux du dehors : « Alors ilsvous livreront à la tribulation et vous tueront, et vous serez haïsde toutes les nations à cause de mon nom. » Les vv. 10-12

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s'étendent ensuite sur une crise beaucoup plus grave qui doit seproduire à l'intérieur même de la communauté. Le v. 10 en parleen termes qui reprennent en partie ceux du verset précédent« Et alors beaucoup seront scandalisés, et ils se livreront les unsles autres et se haïront les uns les autres. » Avec le v. 11, onretrouve le danger d'égarement dont il avait été question dès lespremiers mots du discours (vv. 4b-5) : « Et beaucoup de fauxprophètes se lèveront et en égareront beaucoup. » Pour finir, letableau d'un relâchement général : « Et en raison de lamultiplication de l'iniquité (anomia), la charité de beaucoup serefroidira » (v. 12). On remarque l'insistance de ces trois versetssur le mot « beaucoup » (polloi) : c'est un grand nombre desmembres de la communauté qui seront scandalisés, un grandnombre aussi qui se laissera égarer, chez un grand nombre encoreque la charité se refroidira. C'est alors qu'il s'agira de semaintenir dans le petit nombre fidèle de ceux qui tiendront bonet seront sauvés (v. 13).

Les notations temporelles ne peuvent rester inaperçues. Endehors de celle qui est incluse dans l'avertissement du v. 13« Celui qui aura tenu bon jusqu'à la fin... », on rencontre troisfois le petit adverbe « alors » (tote), qui scande ainsi le morceau.Le v. 9 commence en disant « Alors... », le v. 10 enchaîne : « Etalors... », le v. 14 conclut : « Et alors viendra la fin. » On sait quel'emploi de ce petit mot constitue une manie du premierévangéliste (Mt 90, Mc 6, Le 14, Jn 10). Les nuances varienttote peut marquer une succession dans le temps, comme c'estclairement le cas au v. 14; mais il peut aussi marquer lasimultanéité dans le temps. C'est son sens le plus naturel auv. 10 : la crise interne à la communauté va de pair avec l'hostilitéqu'elle rencontre à l'extérieur. Mais quelle valeur faut-il luiattribuer au v. 9 ? Les difficultés que la communauté devraaffronter succèdent-elles aux calamités mentionnées dans lesvv. 4-8, ou leur sont-elles concomitantes? La seconde solutionparaît préférable, non seulement parce qu'un des facteurs de lacrise, le danger d'égarement mentionné au v. 11, correspond à lamise en garde des vv. 4b-5, mais aussi parce que les difficultésdont parlent les vv. 9-12 ne peuvent guère caractériser unepériode qui succéderait au « commencment des douleurs » dontparlait le v. 8. Tout cela se situe donc encore dans cette phase du« commencement des douleurs » qui doit soit précéder la « venuede la fin » annoncée par la finale du v. 14.

LA PAROUSIE DU FILS DE L'HOMME

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Si les préoccupations de Matthieu concernent principalementla crise interne dans laquelle l'Église doit être plongée, il nenéglige cependant pas les tribulations que doit lui valoir l'hostilitéde ceux du dehors. Mais dans ce qu'il en dit au v. 9, il introduitune précision par laquelle il s'écarte du texte de Mc 13, 9 (et desa reprise en Mt 10, 17) : « Et vous serez haïs de toutes lesnations (ou : de tous les Gentils) à cause de mon nom. » Enparlant de comparutions et de sévices auxquels les chrétiensseront souumis dans les sanhédrins et les synagogues, le passageparallèle de Mc (et celui de Mt 10) ne faisait pas penser à unepersécution venant des païens. Matthieu apporte donc ici uneprécision réellement nouvelle.

Or cette mention de « toutes les nations » au v. 9 trouve sonécho dans la déclaration du v. 14 : « Et cet Évangile du Royaumesera proclamé dans le monde entier, en témoignage pour toutesles nations ». Cette double mention de « toutes les nations » auv. 9 et au v. 14 peut être considérée comme une inclusion.Centré sur la crise interne de la communauté chrétienne, le blocdes vv.9-14 est encadré par deux indications qui attirentl'attention sur le rapport existant entre l'Église et le mondepaïen : d'une part l'Église doit endurer l'hostilité des païens,d'autre part elle a à leur annoncer l'Évangile. Ces nations qui lapersécutent sont aussi celles où rayonne son témoignage. Etl'évangélisation universelle est précisément la tâche qui doit êtreremplie avant qu'on puisse parler de l'arrivée de la fin.

Les vv. 9-14 illustrent bien l'impression générale que traduit laqualification d'« évangile ecclésiastique» donnée à l'ouvrage deMatthieu. Matthieu écrit à l'intention d'une Église dont lesdifficultés le préoccupent et où le relâchement de beaucoup lefait réagir avec vigueur. L'insistance des vv. 10-12 sur le « grandnombre » (polloi) des défections peut au moins rappeler lasentence par laquelle il a voulu conclure la parabole des invitésau festin : « Nombreux sont les invités, mais peu nombreux lesélus » (22, 14). Parmi les causes de cette situation, il dénonceparticulièrement l'action des « faux prophètes », auxquels il s'enétait déjà pris dans la conclusion du Sermon sur la montagne (7,15-20. 22-23) et contre lesquels il mettra encore ses lecteurs engarde dans la suite du discours (v. 24.)

L'image qui nous est donnée ici de la situation de l'Église peutparaître excessivement sombre. Il importe donc de ne pas perdre

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de vue le contexte dans lequel elle s'insère. Ce contexte est celuides calamités qui se produisent dans le monde : ces calamitésdans lesquelles la tradition apocalyptique se plaisait à reconnaîtredes signes avant-coureurs de la fin du monde présent et qu'onmentionne ici justement pour leur refuser cette signification. Lesdifficultés extérieures et intérieures qui s'abattent sur l'Église sesituent dans la même ligne et font partie des épreuves qui sontsimplement « le commencement des douleurs » eschatologiqueson ne saurait en tirer argument pour conclure à l'imminence de lafin. L'orientation anti-apocalyptique de ces versets attiraitnaturellement l'attention sur les aspects négatifs de la situationactuelle.

L'Église prend donc sa part, une part spécifique, auxsouffrances du monde présent. Par deux fois, au v. 9 et au v. 14,sa relation au monde extérieur est définie au moyen del'expression « toutes les nations (païennes) » : la communautéchrétienne est en butte à la haine de « toutes les nations » (v. 9),et elle a pour mission d'annoncer l'Évangile en témoignage« pour toutes les nations ». Matthieu n'avait pas encore employéjusqu'ici cette expression « toutes les nations ». On la retrouvedeux fois dans la suite de son livre : dans la description dujugement dernier, pour lequel toutes les nations seront rassem-blées devant le Fils de l'homme (25, 32), et dans l'ordre demission que Jésus donne à ses disciples au moment de laséparation définitive : «De toutes les nations faites des dis-ciples... » (28, 19). L'expression caractérise bien la perspectiveuniverselle devant laquelle l'Église se trouve désormais et quil'oblige à franchir les limites du judaïsme.

3. LA GRANDE TRIBULATION FINALE(24, 15-28)

La conjonction oûn, « donc », placée au début du v. 15 relie àce qui précède la section que nous abordons. Il semble clair quele lien concerne uniquement la notation chronologique ajoutéepar Matthieu en finale du v. 14 : « Et alors viendra la fin. » Cetteremarque assurait une transition à partir de laquelle le discourspeut continuer en disant : « Quand donc vous verrez... » On

LA PAROUSIE DU FILS DE L'HOMME

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arrive maintenant aux événements qui font partie de la fin, paropposition à ceux dont parlait la section précédente.

Il est clair que les quatorze versets devant lesquels nous noustrouvons à présent ne constituent pas une unité parfaitementhomogène. On y distingue au premier coup d'oeil trois fragmentsdifférents : les vv. 15-22, directement consacrés à la grandetribulation, les vv. 23-25 qui constituent une mise en garde contreles faux prophètes, et les vv. 26-28 qui opposent à des alertes nonfondées l'évidence éclatante de l'avènement du Fils de l'homme.Ces trois derniers versets ont manifestement la fonction d'unetransition, préparant ce que les vv. 29-31 diront de la venue duFils de l'homme.

Il n'en est pas moins vrai que l'évangéliste a unifié ces troisfragments pour en faire un seul ensemble. L'indication tempo-relle initiale : « Quand donc vous verrez... » (v. 15), trouve sonprolongement immédiat dans le « Alors... » qui commence lev. 16, puis dans le nouvel « Alors... » qui commence le v. 23.L'avertissement des vv. 23-25 concerne encore le temps auquels'appliquaient les recommandations des vv. 16-22. Quant auxvv. 26-28, ils sont rattachés aux versets précédents non seulementpar le « donc » initial, mais aussi par le simple fait que le v. 26envisage la même éventualité que le v. 23, quitte à lui apporterdes précisions nouvelles. Le v. 23 disait : « Alors, si quelqu'unvous dit : Voici, le Christ est ici, ou bien : Il est ici, ne le croyezpas. » Le v. 26 répète : « Si donc on vous dit : Voici, il est dans ledésert, n'y partez pas; le voici dans les pièces retirées, ne lecroyez pas. » Les trois fragments doivent donc caractériserensemble les événements qui précéderont immédiatement laparousie dont il sera question dans la section suivante. Cesévénements sont tous contenus dans l'indication chronologiquequi ouvre le v. 29 : « Aussitôt après la tribulation de cesjours-là... »

Il reste qu'en pratique il convient de respecter les étapes dudéveloppement en les examinant successivement l'une aprèsl'autre.

Les versets 15 à 22

Matthieu reprend ici le fil du discours de Marc et ne s'en écarteguère. Un procédé de style indiquait chez Marc le passage à une

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MATTHIEU 24 - 25

nouvelle période : il avait commencé la section précédente enécrivant : «Quand vous entendrez parler de guerres... » ; ilreprend ici : «Et quand vous verrez... » (13, 14). La mêmeconstruction rapprochait et opposait ce dont on entendra parlerseulement et ce qu'on verra de ses propres yeux. Le mêmeprocédé ne joue plus chez Matthieu, qui avait changé laconstruction du v. 6 : «Vous aurez à entendre parler deguerres... » Pour marquer la coupure, il s'y est pris autrementaux indications temporelles de la section précédente, il a ajoutéen finale : « Et alors viendra la fin. » Le tournant décisif restebien marqué.

Comme chez Marc, la nouvelle étape a pour point de départ lavision de l'« Abomination de la dévastation ». Voyant dans cetteexpression la désignation d'un personnage, Marc continuait aumasculin : « Il se tiendra là où il ne faut pas. » Matthieu préfèresuivre les règles de la grammaire. « L'Abomination » étant unechose (au neutre en grec), il continue en disant qu'« elle setiendra ». Il n'aime pas non plus la tournure sibylline : « là où ilne faut pas », et il écrit en clair : « Dans le lieu saint ». Il a aussipris soin d'expliciter que « l'Abomination de la dévastation » estcelle « dont a parlé le prophète Daniel ». Du coup, l'invitation« Que celui qui lit comprenne! » prend un sens, se référant aulivre de Daniel, et non au discours de Jésus. La réalité del'événement permettra de saisir ce que visait la prophétieénigmatique.

La mention explicite du « lieu saint », désignation qui s'appli-que normalement au Temple, suivie au v. 16 par une recomman-dation à l'intention de gens qui vivent en Judée, montre queMatthieu n'hésite pas à suivre son modèle, ramenant ainsi àl'horizon de Jérusalem une perspective qu'il venait d'ouvrir auxdimensions du monde entier. Les événements de l'an 70relèvent-ils encore à ses yeux des prodromes de la fin du monde ?Plutôt que de répondre à cette question, il semble conseiller à sonlecteur de scruter le livre de Daniel. Les événements de 70 neconservent-ils pas au moins une valeur exemplaire ?

Cette « Abomination de la dévastation» apparaît en tout cascomme le signal d'une catastrophe épouvantable. Le langageapocalyptique illustre cela par un appel pressant à une fuiteprécipitée. Le motif de cette fuite est bien expliqué au v. 21«Car il y aura alors une grande tribulation, telle qu'il n'en estpoint paru depuis le commencement du monde jusqu'à mainte-

nant et qu'il n'en paraîtra jamais plus. » Le texte commence partrois consignes concrètes : « Alors, que ceux qui sont en Judéefuient dans les montagnes, que celui qui est sur la terrasse nedescende pas pour emporter ce qui est dans sa maison, et quecelui qui est au champ ne retourne pas en arrière pour emporterson manteau » (vv. 16-18). Certaines circonstances ne pourrontqu'aggraver la situation : ainsi pour les femmes « qui serontenceintes ou qui allaiteront en ces jours-là » ; ainsi également si lafuite a lieu en hiver ou un jour de sabbat (vv. 19-20). L'urgencede la fuite doit faire ressortir la grandeur du malheur auquel ilfaudra se soustraire.

Le v. 22 ajoute un dernier trait : si ce malheur devait seprolonger, personne n'en réchapperait; mais Dieu en abrégera ladurée à cause des élus. Malgré tout, Dieu reste encore le maîtrede la situation! Le cauchemar apocalyptique se termine sur unrayon de lumière.

Les interventions rédactionnelles de Matthieu restent dis-crètes. Une des plus singulières est l'addition du sabbat parmi lescirconstances aggravantes (v. 20). On voit à ce trait qu'il prendau sérieux l'horizon juif de cette description. Mais, comme pourles calamités annoncées dans les vv. 6-8, on peut se demanderdans quelle mesure l'évangéliste prend vraiment intérêt à cessinistres prédictions des vv. 15-22 au sujet de la grandetribulation, et si son attention ne se porte pas plutôt sur lesversets suivants qui, comme les vv.9-14, concernent plusdirectement la communauté chrétienne.

Les versets 23-25 et 26-28

LA PAROUSIE DU FILS DE L'HOMME 61

Dans les vv. 23-25, Matthieu continue à suivre Marc (13,21-23). Mais le thème auquel se rapportent ces versets semble luitenir à cceur, puisqu'il insère ici un fragment d'autre provenance(cf. Lc 17, 23-24. 37), dont la relation au même thème est rendueévidente par le fait que le v. 26 semble n'être qu'une variante duv. 23 : il s'agit de deux avertissements à ne pas croire lesimposteurs qui prétendront fournir des renseignements sur le lieuoù le Christ est déjà présent. Le motif de l'introduction de cedoublet saute aux yeux : aux mises en garde négatives desvv. 23-25 et 26, les vv. 27-28 joignent une explication positive surl'évidence qui doit caractériser la venue du Fils de l'homme. Ce

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MATTHIEU 24 - 25

complément est d'autant mieux en place qu'il offre uneexcellente transition avec la description que la section suivantefait de la venue du Fils de l'homme (24, 29-31).

Le logion qui sert de point de départ aux deux fragmentsrapprochés par Matthieu se présente avec de curieuses varia-

tions. Voici d'abord sa forme en Mc 13, 21 : « Et alors, siquelqu'un vous dit : Tiens, le Christ est ici, tiens, il est là, ne le

croyez pas. » Lc 17 cite cette parole une première fois à proposdu Royaume : « On ne dira pas : Voici, il est ici, ou bien : Il est

là » (v. 21a), puis à propos du Fils de l'homme : « On vous diraVoici, il est ici, ou bien : Voici, il est là. N'y allez pas, n'y courezpas! » (v. 23). En Mt 24, il s'agit d'abord du « Christ », commedans le parallèle de Marc : « Alors si quelqu'un vous dit : Voici,le Christ est ici, ou : Il est ici, ne le croyez pas » (v. 23). Le v. 27fait supposer que le v. 26 parle du « Fils de l'homme », comme en

Lc 17, 23 : « Si donc on vous dit : Voici, il est dans le désert, n'ypartez pas ; Le voici dans les pièces retirées, ne le croyez pas. »

Cette dernière version se distingue de toutes les autres par lefait qu'elle remplace les indications vagues des adverbes « ici » ou« là » par des localisations précises : « Dans le désert », « dans lespièces retirées (tameîa). » Ces précisions sont-elles attribuables à

la source O, dont Lc 17, 23 se serait écarté, ou à la rédaction deMatthieu qui aurait ainsi évité une répétition trop littérale de cequ'il venait d'écrire au v. 23 ? On peut se contenter ici deconstater que les exégètes sont en désaccord sur la réponse àcette question, et qu'ils ne proposent d'argument décisif ni dansun sens ni dans l'autre. Il suffit d'observer que, même si lesprécisions sont attribuables à l'évangéliste, le motif pour lequel illes aurait introduites semble être d'ordre simplement littéraire,sans qu'il soit nécessaire de faire appel à un intérêt particulierqu'il aurait eu pour ces localisations. Il aurait ainsi renforcé lecontraste qui oppose les informations erronées aux affirmations

des vv. 27-28 illustrant l'évidence de la venue du Fils del'homme. C'est sur ces affirmations que l'accent doit se placer.

Mais ces affirmations positives se présentent simplementcomme la contrepartie de mises en garde qui doivent empêcherles disciples de se laisser abuser par des propos fallacieux. Lafinale du v. 23 et celle du v. 26 répètent le même avertissement« Ne (le) croyez pas! » Le v. 26 avait d'abord recommandé : si onvous dit qu'il est dans le désert, « n'y partez pas! » Ces consignes

LA PAROUSIE DU FILS DE L'HOMME 63

négatives sont motivées au v. 24 par l'annonce de l'activitéd'imposteurs fort semblables à ceux dont il avait déjà étéquestion dans les vv. 4b-5 et 11 : « Car des faux messies et desfaux prophètes se lèveront, et ils opéreront de grands signes etprodiges, au point d'égarer, s'il était possible, même les élus. »L'influence de ces imposteurs, qui inquiétait déjà si fort Matthieupour la période que nous pouvons appeler le temps de l'Église,doit devenir plus périlleuse encore quand sera déclenché leprocessus de la fin des temps.

Les affirmations des vv. 27-28 ont directement pour but decouper court aux illusions, si redoutables aux yeux de l'évangé-liste. Elles prennent la forme de deux images, destinées l'une etl'autre à illustrer concrètement l'idée que, lors de sa parousie, laprésence du Fils de l'homme sera immédiatement et évidemmentreconnaissable. Matthieu donne l'impression de s'opposer ainsi àcertaines conceptions juives selon lesquelles le Messie, à la findes temps, restera d'abord caché et inconnu, pour révéler ensuitela plénitude de sa gloire. Non! Lorsqu'il redescendra du ciel, leChrist sera aussi visible pour tous que l'éclair qui « part du levantet se manifeste jusqu'au couchant » (v. 27). Il sera aussireconnaissable pour tous les hommes que la présence d'uncadavre repérable de partout en raison du rassemblement desvautours qu'il provoque, conformément au proverbe : « Où quesoit le cadavre, là se rassembleront les vautours » (v. 28).

Empruntées à la Quelle,la source utilisée également par Luc(cf. Lc 17, 24 et 37), ces deux images fournissent à Matthieu deuxtermes-clés de la section suivante. Il y sera question, en effet, dela « manifestation » (phanèsetai) du signe du Fils de l'homme(v. 30), comparable à la « manifestation » (phainetai) de l'éclair(v. 27), et du « rassemblement » (synaxousin) des élus par lesanges (v. 31) qui pourra faire écho à ce que dit le proverbe ausujet du « rassemblement » (synachtèsontai) des vautours (v. 28).Nous avons jusqu'ici rencontré suffisamment d'exemples du soinque Matthieu prend de ménager des transitions pour ne pasdeviner, dans ce cas encore, le recours au même procédé.

Arrivés au bout de cette longue section formée par lesvv. 15-28, il n'est pas inutile de jeter un coup d'ceil en arrière.Nous avions remarqué que cette section est composée de troisfragments différents : les vv. 15-22, 23-25 et 26-28. En fait, le lienqui unit les deux derniers fragments nous est apparu si étroit, par

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la forme et par le fond, que nous avons jugé préférable de lesexaminer ensemble. Nous avons pu constater aussi que c'est danscette seconde partie de la section que l'évangéliste se montre leplus personnel. Dans les vv. 15-22, il ne faisait guère quereproduire le texte de sa source (Marc). Certes, il suit encoreMarc dans les vv. 23-25, mais il modifie l'éclairage de ces versetsen leur ajoutant les vv. 26-28, empruntés à une autre tradition.

Il est impossible de ne pas être frappé par la parenté qui unitces vv. 23-28 avec les mises en garde de la section précédente,invitant les chrétiens à ne pas se laisser égarer par des imposteurs(vv.4b-5 et 11). C'est aussi la situation spécifique de lacommunauté chrétienne qui retient l'attention dans les vv. 23-28.Centrés sur une catastrophe qui concerne directement la« Judée », les vv. 15-22 ne se rapportent pas à une menace visantl'Église entière ni seulement l'Église. Or c'est l'Église quiintéresse particulièrement Matthieu. Il se préoccupe avant toutdu danger auquel elle sera exposée lors de la grande crise finale.Et ce danger, il le voit manifestement à travers le dangeranalogue que lui fait courir dans le moment actuel la présenced'imposteurs qui risquent d'égarer les croyants. Les difficultésauxquelles ceux-ci doivent faire face dans le présent colorentcelles auxquelles ils doivent s'attendre lors de la grandetribulation finale. En sorte que les avertissements donnés en vued'une situation à venir sont justement ceux qui sont d'applicationimmédiate. Matthieu parle de l'avenir en fonction du présent etdes préoccupations pastorales que motive la situation actuelle.C'est dès maintenant qu'il s'agit pour les chrétiens de ne pas selaisser égarer par des imposteurs.

4. L'APPARITION DU FILS DE L'HOMME(24, 29-31)

Trois versets seulement : le v. 29 qui décrit un bouleversementcosmique, le v. 30 qui parle de l'arrivée solennelle du Fils del'homme, le v. 31 du rassemblement des élus. Un simple coupd'œil sur la Synopse donne une première impression : ces troisversets de Matthieu sont notablement plus longs que les quatreversets qui leur corespondent dans le texte de Marc (13, 24-27).

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A y regarder de plus près, on s'aperçoit que le premier verset deMatthieu, celui qui concerne les désordres cosmiques, estlégèrement plus court que les deux versets correspondants deMarc. Le dernier verset de Matthieu est légèrement plus long quecelui de Marc : cela tient essentiellement au fait que Matthieu atenu à mentionner la grande trompette qui doit servir aurassemblement des élus. Ce que Matthieu a amplifié est, en fait,l a scène de la venue du Fils de l'homme : le v. 30 qui lui estconsacré compte 36 mots, alors que le verset correspondant deMarc (v. 26) n'en compte que 15. Indice rudimentaire certes,mais qui est déjà révélateur de l'importance que l'évangélisteattache à cette scène vers laquelle tendait le discours depuis laquestion des disciples à Jésus sur « le signe de sa parousie » (v. 3)et qui dominera toute la suite jusqu'à la grande description finaledu jugement en 25, 31-46.

Les deux versets qui encadrent le v. 30 témoignent à leurmanière de son caractère central. Le v.29 parle de laperturbation du système astral en suivant le texte de Marc,l ui-même fait de rappels bibliques dans le plus pur style desapocalypses. Matthieu a simplement tenu à introduire au débutune plus grande précision chronologique. Au lieu de situerl'ébranlement cosmique « en ces jours-là, après cette tribulation »(Mc 13, 34), il écrit : « Aussitôt après la tribulation de cesjours-là... » L'expression « ces jours-là » renvoie aux vv. 19 et 22,et plus largement à l'ensemble du tableau apocalyptique desvv. 15-22.

On a déjà noté qu'au v. 31, à propos du rassemblement desélus, Matthieu a comblé une lacune du texte de Marc enmentionnant «la grande trompette», accessoire obligé del'arsenal apocalyptique. Paul est d'accord sur ce point : laparousie ne se conçoit pas sans trompette (1 Co 15, 52; 1 Th 4,16; cf. Ap 8, 2 - 11, 15). Il est peut-être plus importantd'observer que, non content de parler comme Marc de «sesélus », c'est-à-dire des élus du Fils de l'homme, Matthieu montreaussi le Fils de l'homme envoyant « ses anges ». Cette manièred'attribuer au Fils de l'homme les anges, qui appartiennentnaturellement à Dieu, est un trait caractéristique de la christolo-gie matthéenne (Mt 13, 41 ; 16, 27).

Mais c'est surtout le v. 30 qui réclame l'attention. Il peut êtreutile de relire d'abord le verset correspondant de Marc : « Etalors on verra le Fils de l'homme venant dans les nuées avec

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grande puissance et gloire » (13, 26). Matthieu développe cettephrase en une phrase en deux parties, qui commencent chacunepar « et alors ». Il écrit d'abord : « Et alors sera manifesté dans leciel le signe du Fils de l'homme. » Cette mention du « signe du Filsde l'homme » introduit un élément nouveau, qui rappellenaturellement ici la question de départ : « Quel sera le signe de taparousie ? » (v. 3). Et nous avons déjà noté que ce qui est dit desa « manifestation » avait été préparé par ce que le v. 27 disait dela « manifestation » de l'éclair. La seconde partie de la phrase estplus longue : « et alors toutes les tribus de la terre se frapperont lapoitrine et elles verront le Fils de l'homme venant sur les nuées duciel avec puissance et grande gloire ». La finale rejoint le texte deMarc, non sans quelques variantes.

Il peut y avoir intérêt à considérer d'abord la seconde partie dela phrase, où le texte de Matthieu se distingue de celui de Marcpar le fait surtout qu'il ajoute : « toutes les tribus de la terre sefrapperont la poitrine ». Commençons par signaler une donnéequi n'est perceptible qu'à l'audition du texte grec : le verbe « sefrapperont la poitrine », kopsontai, est rapproché du secondverbe « et verront », kai opsontai, pour former ainsi uneparonomase. Il convient de rappeler qu'à l'époque hellénistiquecette figure de rhétorique était vivement appréciée et qu'unécrivain résistait difficilement à la tentation de faire valoir unetrouvaille de ce genre.

Mais le plaisir d'un jeu de style sur kopsontai-kai opsontai nesuffit pas à expliquer l'addition qui caractérise la version deMatthieu par rapport à celle de Marc. Ce ne peut être par hasard,en effet, qu'on retrouve l'association des mêmes données, bienque disposées en ordre inverse, dans un verset de l'Apocalypsejohannique : « Voici qu'il vient avec les nuées, et tout oeil le verra(opsetai), et ceux-là même qui l'ont transpercé, et à son sujet sefrapperont la poitrine (kai kopsontai) toutes les tribus de laterre » (Ap 1, 7). La rencontre entre Mt 24, 30b et ce verset del'Apocalypse doit reposer sur une tradition apocalyptique quirapprochait deux textes prophétiques : celui de Dn 7, 13 parlantde la venue du Fils de l'homme sur (ou : avec) les nuées du ciel,et celui de Za 12, 10-12 évoquant une lamentation de toutes lestribus de la terre qui se frapperont la poitrine. Au point de départde la paronomase qui frappe d'abord l'attention en Mt 24, 30b, ilfaut donc faire appel à un rapprochement de deux textesbibliques qui témoigne de la réflexion christologique de certains

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milieux chrétiens dans lesquels le genre apocalyptique était àl'honneur. Le changement que Mt 24, 30b opère par rapport àMc 13, 26 ne se réduit pas à un artifice littéraire : il relève d'unepensée proprement doctrinale, cherchant à éclairer le mystère duChrist au moyen de textes prophétiques de l'Ancien Testament.

Nous pouvons revenir maintenant à la première partie du v. 30,autre complément ajouté au texte de Marc : « Et alors seramanifesté le signe du Fils de l'homme. » Cette affirmationsoulève un problème d'ordre grammatical concernant la naturedu complément déterminatif « du Fils de l'homme » qui spécifie lemot « signe ». Deux interprétations sont possibles. On peutcomprendre d'abord qu'il s'agit du signe qui appartient au Fils del'homme, le signe par lequel le Fils de l'homme se fera connaître,celui qui doit annoncer sa venue. Nous aurions alors affaire à unobjet qui précède le Fils de l'homme et est nécessairementdistinct de lui. C'est en ce sens qu'oriente naturellement laquestion posée par les disciples au v. 3 : « Quel sera le signe de taparousie ? »

Mais on peut aussi avoir affaire à ce qu'on appelle un génitifapposé, ou « epexégétique » : dans ce cas, le signe ne serait autreque le Fils de l'homme lui-même, s'identifiant avec lui. C'est lesens que recommande avant tout la construction de la phrase. Ilfaut constater, en effet, que ses deux parties sont parallèles. Il y acorrespondance entre la première affirmation : « Et alors seramanifesté le signe du Fils de l'homme », et la seconde : « Et alorstoutes les tribus de la terre... verront le Fils de l'hommevenant... » Ce qu'on «voit» correspond naturellement à ce qui«apparaît» et «est manifesté». Or il n'est pas question de voirautre chose que le Fils de l'homme. Le complément déterminatifaurait ainsi une portée analogue à celui qu'il a dans l'expressionparlant du « signe de Jonas » (Mt 12, 39 et 16, 4). Ce « signe deJonas » n'est pas quelque chose qui serait distinct de Jonas ; c'estJonas lui-même en tant qu'il a été personnellement un signe.Ainsi l'a compris Luc : « Tout comme Jonas a été un signe pourles Ninivites, ainsi le Fils de l'homme en sera un pour cettegénération » (11, 30). Ainsi aussi l'entend Matthieu quiexplicite : « De même que Jonas demeura trois jours et trois nuitsdans le ventre du poisson, ainsi le Fils de l'homme demeureratrois jours et trois nuits dans le sein de la terre » (12, 40).

La ressemblance qui permet de rapprocher l'une de l'autre lesdeux expressions « le signe du Fils de l'homme » et « le signe de

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Jonas » invite à faire un pas de plus dans une voie qui s'ouvre ànous. L'analogie s'étend aux situations. En interrogeant Jésus sur« le signe de sa parousie » (24, 3), les disciples s'intéressentévidemment à un événement avant-coureur, précédant le retourglorieux de Jésus et faisant connaître d'avance la proximité de ceretour. Dans les deux cas où Matthieu mentionne la parole deJésus sur « le signe de Jonas », c'est dans une réponse que Jésusfait aux scribes et aux Pharisiens qui lui réclament un signe (12,38), ou aux Pharisiens et aux Sadducéens qui lui demandent deleur montrer un signe venant du ciel (16, 1). Dans les deux cas,Jésus s'indigne contre cette « génération mauvaise et adultère quiréclame un signe » (12, 39 ; 16, 4). De toute évidence, Jésus estlui-même, en personne, le signe que Dieu offre à ses contempo-rains. Et si le signe dont témoigne l'exercice de sa missionterrestre peut rester insatisfaisant, Matthieu prend soin d'expli-quer que l'événement de Pâques achèvera de faire de Jésus lesigne que les hommes ne sauraient repousser sans rejeter Dieului-même.

On peut ainsi se rendre mieux compte de la portée que prenden Mt 24, 301a mention du « signe du Fils de l'homme » dans sonrapport à la question posée au v. 3 sur « le signe de la parousie »de Jésus. La parousie n'aura pas d'autre signe que l'apparition duFils de l'homme. La fin du monde ne sera pas simplementl'aboutissement d'une série d'événements constatables s'enchaî-nant les uns aux autres : elles se réalisera par la venuepersonnelle du Fils de l'homme. Elle sera le fruit non d'unmécanisme aveugle, mais d'une décision libre. Telle qu'elle a étéposée au v. 3, la question du « signe » était une question malposée. L'attente chrétienne ne prend pas appui sur l'observationde phénomènes terrestres ou célestes ; elle repose tout entière surla foi en la personne de Jésus et en sa parole.

Nous pensons n'avoir pas perdu notre temps en nous attardantquelque peu aux précisions apportées par le v. 30 de Matthieupar rapport aux données beaucoup plus maigres que le v. 26 deMarc fournit au sujet de l'avènement glorieux du Fils del'homme. Elles témoignent d'un approfondissement remarquablede la réflexion christologique. On s'étonne moins après cela quele v. 31 parle non seulement des élus comme des élus du Fils del'homme, mais aussi des anges comme « ses » anges.

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5. IMMINENCE DE LA FIN (24, 32-35)

Après avoir atteint le point culminant, force est de redes-cendre. Effectivement, les versets auxquels nous arrivons nousramènent en arrière, au temps qui précède la parousie du Fils del'homme. Premier indice de changement : le discours reprend laconstruction de la deuxième personne du pluriel, abandonnée,depuis le v. 27, en faveur d'un style purement descriptif. Unecomparaison doit éclairer les disciples de Jésus : quand le figuierse met à bourgeonner, « vous savez que l'été est proche. Demême, vous aussi, quand vous verrez tout cela, sachez qu'il estproche, aux portes » (vv. 32-33).

La construction « quand vous verrez (hotan idète) » répèteexactement celle du v. 15 : « Quand vous verrez l'Abominationde la dévastation... » On conçoit mal que cette répétition ne soitpas aussi un rappel : les auditeurs sont ramenés à la situationdont parlaient les vv. 15 et suivants : celle qui doit précéderl'événement auquel étaient consacrés les vv. 29-31 (et qu'antici-paient déjà les deux images des vv. 27-28). Et c'est à cettesituation qu'il faut limiter la portée de l'indication donnée par lecomplément vague « tout cela » : « Quand vous verrez tout cela(panta taûta)... » C'est alors que vous aurez à comprendre « qu'ilest proche ». le sujet de cette proximité n'est pas explicité ; maisaprès le relief que les vv. 30-31 ont donné au personnage du Filsde l'homme, aucune équivoque n'est possible : c'est de lui qu'ils'agit. On attend non pas une fin anonyme mais la venue dequelqu'un.

Le v. 34 ajoute avec une très grande solennité : « Amen, jevous dis que cette génération ne passera pas avant que tout celane soit arrivé. » Voici encore une fois l'expression vague pantataûta, « tout cela », qui prend naturellement ici une significationplus large qu'au verset précédent : il ne s'agit plus seulement desterribles préliminaires, mais aussi de l'avènement glorieux du Filsde l'homme dont la grande crise annonçait la proximité. Le v. 35enfin appuie fortement la certitude que doit engendrer ladéclaration du v. 34, et indirectement celle du v. 33 : « Le ciel etl a terre passeront, mais mes paroles ne sauraient passer. »

On peut penser qu'en transcrivant de telles déclarations à la fin

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du premier siècle, l'évangéliste leur prête une significationconciliable avec sa foi chrétienne : il les met sans doute enrelation avec la destruction de Jérusalem qui, pour lui, appartientdéjà au passé (cf. 22, 7), et il craint probablement aussi qu'unrelâchement dans l'attente du retour du Seigneur ne favorise ladégradation qu'il reproche à l'Église de son temps (cf. v. 12).Mais il faut bien constater qu'il se contente pratiquement dereproduire le texte de Marc (13, 28-31). S'il y apporte de menuesretouches stylistiques, c'est sans fournir à son lecteur aucuneindication sur la manière de l'interpréter. Son attitude un peupassive reste celle qu'il avait adoptée en reprenant, dans lesvv. 15-22, la description de la grande tribulation. Le thème nel'intéresse pas d'une manière suffisamment directe pour qu'iljuge opportune son intervention personnelle. Il attend l'occasionfavorable. Dans la section des vv. 15-28, elle lui a été fournie par

l'avertissement des vv. 23-24 (Mc 13, 21-22) ; il va la trouver icidans le logion du v. 36 (Mc 13, 32). Il en fera le point de départde la plus longue section de son discours sur la parousie.

6. INCERTITUDE DU JOUR ET DE L'HEURE(24, 36 - 25, 30)

On devine toute de suite que, si Matthieu accorde tant dedéveloppement à cette section (46 versets), c'est parce que, à sesyeux, elle concerne immédiatement non pas une situation future,même si ce futur peut appartenir à un avenir prochain(vv. 32-35), mais la situation actuelle de l'Église, celle à laquelleil avait déjà accordé un traitement de faveur dans les vv. 9-14.

L'occasion d'en venir à la considération des conditionsprésentes de la vie chrétienne lui est offerte par la déclarationrapportée au v. 36 : « Quant à ce jour et à cette heure, personnene (les) connaît, pas même les anges des cieux, pas même le Fils;il n'y a que le Père seul. » Le thème nouveau qu'introduit ceverset est caractérisé d'abord par l'expression double « le jour etl'heure » (= Mc 13, 32). Les deux termes reparaissent associéspar le parallèle des vv. 42 et 44, par celui du v. 50, et réunisencore en 25, 13. Dans ces trois cas, la mention du jour et del'heure est liée, comme en 24, 36, à l'idée d'ignorance. Celle-ci

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est particulièrement appuyée dans la parabole des vv. 42-44« ... vous ne connaissez pas le jour où votre Seigneur vient.Sachez-le bien : si le maître de maison avait su à quelle veille levoleur viendrait... le Fils de l'homme viendra à l'heure que vousne pensez pas. » C'est aussi le cas au v. 50 : « Le maître de ceserviteur viendra au jour qu'il n'attend pas et à l'heure qu'il nesait pas. » Et en 25, 13 : « ... vous ne connaissez ni le jour nil'heure! »

On voit déjà ce qui intéresse Matthieu dans la déclaration duv. 36 et comment il lui rattache les unités que constituent 24,42-44. 45-51 et 25, 1-13. L'occasion est bonne de noter que cestrois unités paraboliques sont en même temps encadrées par larépétition de la même sentence, qui forme ainsi une inclusion etmanifeste l'intention identique à laquelle répondent les para-boles. Au début, 24, 42 : « Veillez donc, parce que vous neconnaissez pas quel jour votre Seigneur vient » ; à la fin, 25, 13« Veillez donc, parce que vous ne connaissez pas le jour nil'heure. » L'affirmation selon laquelle « le jour et l'heure,personne ne (les) connaît » (24, 36) est devenue le point dedépart d'un long développement appliquant aux disciplesl'affirmation générale : « Vous ne connaissez pas le jour nil'heure »

et

soulignant

la

conséquence

pratique

que

cetteignorance entraîne pour eux : « veillez donc ».

Entre la déclaration de 24, 36 et le commentaire parénétiquequ'en donnent les paraboles de 24, 42 à 25, 13, il faut faire place àla petite unité que représente 24, 37-41. L'attention se portespontanément sur les deux emplois qu'on y trouve de l'expression« la parousie du Fils de l'homme » (v. 37 et v. 39), expression quiavait déjà été employée au v. 27 et que préparait la questioninitiale des disciples interrogeant Jésus sur « le signe de taparousie » (v. 31). En dehors de ces quatre cas, le NouveauTestament n'emploie ce mot de « parousie » que dans les épîtres.En fait, Matthieu recourt à ce terme technique du langagechrétien pour expliciter la signification de l'événement auquel serapporte le discours tout entier : il ne s'agit pas seulement d'une« fin » anonyme (cf. 24, 6.13.14) mais de l'avènement glorieux duMaître de l'histoire.

Ce n'est pas cette expression qui peut assurer le rattachementdes vv. 37-41 au v. 36 et à ce que ce verset dit de l'ignorance du« Fils », où le mot « Fils », employé absolument, s'entend parrapport à Dieu, appelé « le Père », et a une résonance différente

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de celle qu'il reçoit dans l'expression « le Fils de l'homme ». Lelien avec le v. 36 résulte de ce que les vv. 38-39 disent descontemporains de Noé qui, « jusqu'au jour où Noé entra dansl'arche, n'ont pas compris avant que soit venu le déluge qui lesemporta tous». La précision : «ils n'ont pas compris» (oukégnôsan), qui manque précisément dans le texte parallèle de Luc(17, 27), est manifestement destinée à assurer l'insertion del'évocation du « jour » du déluge dans le cadre du thème amorcépar le début du v. 36 : « Quant à ce jour et à cette heure,personne ne (les) connaît. »

Une fois encore, on constate que, dans la lecture du v. 36,Matthieu se place dans une perspective qui n'est pas celle desthéologiens postérieurs. Alors que l'attention de ceux-ci sebraque sur ce que le verset affirme au sujet de l'ignorance du

«Fils», Matthieu s'intéresse si peu à ce cas particulier qu'ilenchaîne immédiatement en désignant par le titre de «Fils del'homme» celui qui venait d'être appelé «le Fils» tout court,c'est-à-dire le Fils de Dieu. Son attention à lui se concentre surl'affirmation initiale dans sa généralité : personne ne connaît lejour ni l'heure. Et c'est justement ce qu'il souligne à sa manièredans la finale du verset en ajoutant à l'exception indiquée par sasource : «sinon le Père» (Mc 13, 32), la précision insistante« sinon le Père seul (monos) ». Par opposition à tous ceux qui neconnaissent pas, Dieu est seul à connaître le jour et l'heure.

Les vv. 37-41 ont donc pour fonction de mettre en valeurl'affirmation du v. 36 relative à l'ignorance où tous se trouvent ausujet du jour (et de l'heure). Ils contribuent ainsi à préparer laconséquence que les trois paraboles suivantes (24, 42-44, 45-51 et25, 1-13) vont tirer de cette ignorance pour le comportement desdisciples de Jésus : il faut qu'ils fassent preuve de vigilance.

Une quatrième parabole, celle des talents (25, 14-30), a étéajoutée à la triade des paraboles qui fondent explicitement ledevoir de vigilance sur le fait qu'on ignore le jour et l'heure. Ileût été facile, apparemment, d'insérer dans cette dernièreparabole les termes clés qui unifient le développement précé-dent. Matthieu ne l'a pas estimé nécessaire, pas plus d'ailleursqu'il ne lui a ajouté d'application explicitement parénétique. Il apeut-être vu dans ce morceau une pièce de transition entre laparénèse explicite au service de laquelle ont été mises les troisparaboles précédentes et l'évocation du jugement dernier parlaquelle le discours se terminera (25, 31-46) et dont le style

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restera purement descriptif. Observons que si la note « d'igno-rance » n'est pas absente de la parabole des talents et surtout dela scène du jugement, il ne s'agit plus ici d'une ignoranceconcernant le jour et l'heure. Il faudrait plutôt parler d'uneignorance portant sur la personne du souverain juge, celui que lemauvais serviteur connaît seulement comme un homme dur etexigeant (25, 24.26), celui que les réprouvés n'ont pas sureconnaître et servir dans la personne des malheureux (25,44-45). Le thème n'est plus exactement celui qu'amorçait lev. 36.

Après avoir essayé de saisir l'économie du long développementque Matthieu rattache à la déclaration du v. 36, nous pouvonspasser plus rapidement en revue chacun des morceaux qui ont étéintégrés dans sa composition. Il a suffisamment été question duv. 36, jusqu'où Matthieu se contentait de suivre l'ordonnance dudiscours de Marc. Entièrement nouvelle par rapport à Marc, lasuite se substitue à la brève exhortation à la vigilance par laquellese concluait le discours de Marc (13, 33-37). L'intention deMatthieu n'est pas réellement différente de celle qui semanifestait dans cette finale de Marc; mais les moyens qu'il meten ceuvre ont une tout autre proportion.

Exemple des contemporains de Noé

Les vv. 37-39 constituent une petite unité littéraire clairementdélimitée par l'inclusion qui résulte de la répétition du v. 37« Comme furent les jours de Noé, ainsi sera la parousie du Fils del'homme », dans la finale du v. 39 : « ... ainsi sera aussi laparousie du Fils de l'homme ». Les gens de la génération de Noécontinuèrent à mener leur vie courante : « Ils mangeaient etbuvaient, prenaient femme ou mari, jusqu'au jour où Noé entradans l'arche » (v. 38). Nous avons déjà noté qu'à ce pointMatthieu ajoute une précision nouvelle, absente du parallèle deLuc (17, 27) : « Ils ne comprirent pas » (ouk égnôsan) ; il est clairainsi que l'exemple des contemporains de Noé doit s'entendrecomme une illustration du thème de l'ignorance du jour et del'heure introduit par le v. 36. La date de la parousie du Fils del'homme restera inconnue de tout le monde comme l'a étéautrefois celle du déluge.

Le texte de Luc joint à l'exemple des contemporains de Noé

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celui des contemporains de Lot. Eux aussi, ils vaquaient à leursoccupations habituelles : « Ils mangeaient, ils buvaient, ilsachetaient, ils vendaient., ils plantaient, ils bâtissaient » (Lc 17,28). Cela a duré jusqu'au « jour où Lot sortit de Sodome » (v. 29)et où le feu du ciel les fit tous périr. L'association des deuxcatastrophes, celle du déluge et celle de la destruction deSodome, est traditionnelle. Dans le Nouveau Testament, on laretrouve en 2 P 2, 5-6. On peut la reconnaître en Sg 10, 4 et 6-8,et dans d'autres textes du judaïsme. Il est vrai qu'on insiste alorssur la perversité des hommes qui ont été châtiés par cescatastrophes. Tel n'est pas le point de vue de Matthieu, quis'intéresse simplement à l'ignorance où sont restés jusqu'audernier moment ceux sur qui la catastrophe s'est abattue. Est-cepour cela qu'il a évité de mentionner la destruction de Sodome ?Mais comment être sûr que celle-ci se trouvait dans la source qu'ilutilise ?

Les vv. 40-41 ne peuvent guère constituer une unité autonome,et l'indication temporelle « Alors » les relie étroitement auxversets précédents. Le moment imprévisible de la parousie duFils de l'homme sera aussi celui d'une séparation tout aussiinattendue : « Alors deux hommes seront au champ : l'un est priset l'autre est laissé ; deux femmes seront à moudre à la meulel'une est prise et l'autre est laissée. » Empruntée à la mêmesource que les vv. 37-39 (cf. Lc 17, 34-35), cette double imagesemble intéresser Matthieu d'abord en ce qu'elle illustre le thèmede l'incertitude, bien qu'il ne s'agisse plus ici de l'ignorance dumoment où se fera la séparation. Mais elle lui vient surtout àpoint pour assurer une transition à la parénèse qui va commenceravec le v. 42. La séparation suppose un jugement qui ne se ferapas au hasard : on sera « pris » ou « laissé » en fonction de critèresbien précis dont il importe de connaître la nature.

Comme transition, ces deux petits versets jouent un rôle quin'est pas négligeable dans la composition : ils permettent depasser de manière naturelle du ton descriptif et informatif, quiétait resté celui du discours depuis le v. 29, au ton exhortatif quiva maintenant prendre le pas.

Le voleur de nuit

L'unité littéraire des vv. 42-44 ressort du simple fait que lev. 44 répète l'exhortation du v. 42, en se contentant d'apporter

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quelques changements dans les termes : «Veillez donc, parceque vous ne connaissez pas quel jour votre Seigneur vient»(v. 42), « C'est pourquoi, vous aussi, tenez-vous prêts, parce qu'àl'heure que vous ne pensez pas le Fils de l'homme vient » (v. 44).Le « donc » est changé en « c'est pourquoi », « veiller » en « setenir prêt » ; de l'expression double du v. 36 « le jour et l'heure »le v. 42 retient le premier terme et le v. 44 le second ; du « jourque vous ne connaissez pas » on passe à « l'heure que vous nepensez pas » ; la venue de « votre Seigneur » devient la venue du« Fils de l'homme ». La variation des termes souligne l'identité ducontenu des deux versets.

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A la suite du logion sur l'incertitude du jour et de l'heure,Marc avait achevé le discours eschatologique par une vibranteexhortation à la vigilance (13, 33-37). Une image illustrait cetteexhortation : celle du portier et des autres serviteurs qui veillentdans la nuit pour ouvrir la porte à leur maître rentrant à uneheure incertaine. Le v. 43 de Matthieu offre une autre imagecelle d'un propriétaire dans la maison duquel un voleur s'estintroduit pendant la nuit. Ici également, l'accent est placé surl'ignorance du moment : « S'il avait connu la veille à laquelle levoleur viendrait, il aurait veillé et n'aurait pas laissé percer (lemur de) sa maison. »

Au rudiment d'une parabole qui évoquait sans doute primitive-ment un portier attendant le retour de son maître qui prend partà un festin de noces (cf. Lc 12, 36-38), Matthieu a substitué lerudiment d'une autre parabole mettant en scène un maître demaison qui, victime d'un cambriolage, n'aurait pas laissé faire levoleur s'il avait pu savoir l'heure à laquelle celui-ci viendrait (cf.Lc 12, 39). Ce n'est sans doute pas par hasard que les deuximages, celle du portier qui veille et celle du propriétaire quiaurait veillé s'il avait su, sont associées dans l'évangile de Luc, oùelles sont d'ailleurs suivies par la parabole de l'intendant dont lemaître est absent (Lc 12, 42-46) : cette parabole que Matthieurapporte aussitôt après celle du cambriolage nocturne (24,45-51). Matthieu abandonne l'image qu'il trouvait dans Marc auprofit de celles que lui fournit la source dont Luc s'est égalementservi en un autre endroit de son évangile.

On peut naturellement s'interroger sur la question de savoir sil'image à laquelle Matthieu accorde la préférence est réellementmeilleure que l'autre. Il est possible de demander à un portier deveiller tard dans la nuit au cours de laquelle son maître ne peut

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manquer de rentrer du banquet auquel il prend part (cf. Lc 12,36), mais comment demander à un propriétaire de se tenirconstamment éveillé pour être toujours prêt à la visite d'unvoleur ? Les considérations de ce genre sont absolumentétrangères à la mentalité de Matthieu : les images l'intéressentsimplement comme véhicules d'un enseignement, il ne les « voit »pas, elles ne disent rien à son imagination. Les exemples sontnombreux. Il peut suffire de rappeler ici la manière dont il arattaché à la parabole des invités au festin (22, 1-10) l'épisode duconvive qui n'avait pas de vêtement de noce (22, 11-14) ou, àl'intérieur de la même parabole, la manière dont il introduit ladestruction de la ville des invités (22, 7), ou encore comment,lors de l'entrée triomphale à Jérusalem, il montre Jésus assis surdeux montures à la fois, l'ânesse et son ânon (21, 7).

Dans le cas des vv. 42-44, le verbe « veiller » (v. 42) s'emploieau sens métaphorique : « se tenir prêt » (v. 44) ; la significationpremière, « se tenir éveillé », disparaît, et il est bien clair qu'onn'oblige pas un propriétaire à ne jamais dormir pendant la nuit.La vigilance dont il s'agit se situe d'emblée sur le plan d'uneattitude d'esprit, d'un comportement moral. Et c'est précisémentde ce comportement qu'on va trouver des illustrations concrètesdans les paraboles suivantes.

Le bon intendant et le mauvais

Dans les vv. 45-51, Matthieu suit de près le texte de sa source,comme le montre la comparaison avec la version parallèle deLc 12, 42-46. On n'y trouve, en particulier, aucune interpellationadressée aux disciples (à moins de considérer comme telle laformule « en vérité je vous le dis » au v. 47 ; cf. Lc 12, 44),aucune exhortation directe, aucune application explicite. Le stylereste celui d'une pure parabole dont le contexte éclairesuffisamment la portée.

C'est du style caractéristique des paraboles que relèvel'interrogation initiale : « Quel est donc le serviteur fidèle et aviséque le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur donnerla nourriture en temps voulu ? » (v. 45). Il avait été question de« veiller » (vv. 42-43) et de « se trouver prêt » (v. 44) ; on parlemaintenant de se montrer « fidèle et avisé » : c'est la mêmechose, mais exprimé en fonction d'une situation particulière,

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celle d'un serviteur préposé aux besoins de la domesticité. Laquestion initiale ne le précise pas, mais cela ressortira de la suitecette charge doit être exercée pendant l'absence du maître.

Les vv. 46-47 envisagent d'abord l'éventualité dans laquelle cepréposé remplit fidèlement la tâche qui lui a été assignée : il ensera récompensé au retour de son maître. Mais l'autre éventuali-té retient davantage l'attention : le maître tardant à rentrer, leserviteur (que Matthieu qualifie tout de suite de « mauvais » !) semet à abuser du pouvoir qui lui a été confié (vv. 48-49). Lemaître finira par revenir, « au jour qu'il n'attend pas et à l'heurequ'il ne sait pas » (v. 50), et le serviteur subira alors un châtimentque Matthieu se plaît à accentuer en montrant le coupable « là(où) seront les pleurs et les grincements de dents » (v. 51).Matthieu goûte fort cette menace sinistre qu'il a rencontrée unefois dans sa source (Mt 8, 12 = Lc 13, 28), mais qu'il réintroduitensuite cinq fois dans les paroles de Jésus : 13, 42.50; 22, 13 ; 24,51 et 25, 30.

Ce trait caractérise bien l'attitude de l'évangéliste en faced'une situation de la communauté chrétienne dont il avait donnéplus haut une image très sombre : «L'iniquité se multiplie et lacharité du grand nombre se refroidit» (24, 12). Il réagit enaccentuant la menace qui plane sur ceux dont la conduite démentla foi qu'ils professent : ils n'échapperont pas au désastre, undésastre pire que celui qui a enveloppé les victimes du déluge(v. 39) ou qu'a subi le propriétaire cambriolé (v. 43). Cette notemenaçante va dominer le chapitre 25 tout entier.

Les cinq vierges sages et les cinq insensées

La parabole des dix vierges (25, 1-12) commence, comme il sedoit, par décrire la situation : à l'occasion d'une noce, dix jeunesfilles doivent former le cortège qui va au-devant de l'époux; poury remplir leur rôle, elles se sont munies chacune d'une lampe,mais seules cinq d'entre elles ont pensé à emporter aussi del'huile en réserve, tandis que les cinq autres n'ont pas pris cetteprécaution (vv. 1-4). En catéchiste pointilleux, Matthieu aimmédiatement collé une étiquette sur chacun des deux groupesil y a d'un côté les « sages », de l'autre les « insensées ». Onreconnaît les étiquettes qui avaient déjà servi pour la parabole del'homme qui construit sa maison sur le roc et de celui qui la

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construit sur le sable (7, 24-27) ; la version parallèle de Lc 6,47-49 ignore ces qualificatifs prématurés. Nous avons d'ailleursdéjà rencontré le même procédé dans la parabole précédente,dont la seconde partie qualifie d'emblée le serviteur de« mauvais » (24, 48, contre Lc 12, 45). Matthieu tient à ce que sonlecteur sache tout de suite ce qu'il doit penser des personnagesqu'on lui présente. Et le jugement qu'il porte ainsi a évidem-ment, venant de lui, une portée morale : la folie des « insensées »ne peut être que coupable.

L'époux tarde et toutes les jeunes filles s'endorment, aussi bienles sages que les insensées (v. 5). Son arrivée au milieu de la nuitdéclenche la crise qui manifeste la sagesse des unes et la folie desautres : les insensées manquent d'huile et, comme les sages n'ontque ce qu'il leur faut, elles doivent courir chez les marchandspour en acheter (vv. 6-9). Entre-temps, l'époux arrive et cellesqui étaient « prêtes » (hetoimoi : même adjectif qu'en 24, 44)entrent avec lui dans la salle du festin. Le v. 10 ajoute encore« Et la porte fut fermée. »

L'histoire n'est pas terminée, mais la manière dont se présentesa finale va soulever un curieux problème littéraire. La porte adonc déjà été fermée quand, « finalement arrivent aussi les autresjeunes filles, qui disent : Seigneur, Seigneur, ouvre-nous. Mais,répondant, il dit : Amen, je vous le dis, je ne vous connais pas »(vv. 11-12). Un rapprochement s'impose avec Lc 13, 25 : « Dèsque le maître de maison se sera levé et aura fermé la porte et que,restés dehors, vous vous serez mis à frapper à la porte en disantSeigneur, Seigneur, ouvre-nous, répondant, il vous dira : Je neconnais pas d'où vous êtes. » La même tradition a influencé Mt 7,22-23 : « Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Sei-gneur!... Et alors je leur déclarerai : Jamais je ne vous ai connus,éloignez-vous de moi, vous qui commettez l'iniquité. »

Nous nous trouvons apparemment devant trois variantes d'unmême logion qui, dans trois contextes différents, reçoit troisinterprétations différentes. En Lc 13, 25, le refus de reconnais-sance que le souverain Juge adresse à ceux qui l'invoquent« Seigneur, Seigneur! » vise les contemporains et compatriotes deJésus, ceux qui ont mangé et bu en sa présence, sur les placesdesquels il a enseigné (13, 26-27). En Mt 7, 22-23, le même refusest opposé à des « charismatiques » chrétiens qui protestent endisant : « N'est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé, enton nom que nous avons expulsé des démons, en ton nom que

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Les deux bons serviteurs et le mauvais

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nous avons fait de nombreux miracles ? » En Mt 25, 11-12, laréponse que l'époux fait aux jeunes filles insensées devient lasentence du Juge suprême à l'adresse des chrétiens qui ne seseront pas tenus « prêts » (v. 10 et 24, 44), qui, comme l'ajoute lev. 13, n'auront pas su « veiller », au sens matthéen de ce verbe(qui n'a rien à voir avec le sommeil auquel toutes les jeunes fillesont succombé, v. 5).

On peut penser qu'à l'origine la parabole voulait illustrer lanécessité de prendre au sérieux l'exigence en face de laquelle lamission et le message de Jésus plaçait ses auditeurs. Il reste que,dans sa forme actuelle, l'image qu'elle propose est destinée auxlecteurs chrétiens. Elle veut leur faire comprendre que professerla foi au Christ sans pratiquer les oeuvres de la justice, c'est serendre semblable à des demoiselles d'honneur qui arrivent à lanoce avec une lampe pour laquelle elles n'ont pas de combus-tible. Avoir une lampe, c'est bien ; encore faut-il qu'elle soitallumée. On rejoint l'image par laquelle Matthieu terminaitl'exorde du Sermon sur la montagne : « Qu'ainsi resplendissevotre lumière devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnesoeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux » (5, 16). Acet enseignement positif, la parabole des dix vierges ajoute lanote menaçante qui cherche à réveiller des chrétiens parmilesquels « l'iniquité se multiplie et la charité se refroidit » (24, 12).

La parabole des Talents (25, 14-30) débute par un « car » quifournit peut-être l'indication la plus importante sur la manièredont Matthieu souhaite que ses lecteurs la comprennent : « Carc'est comme un homme qui, partant en voyage... » Cetteconjonction établit un lien étroit entre la parabole et la sentencedont Matthieu avait fait la leçon à tirer de la paraboleprécédente : «Veillez donc, parce que vous ne connaissez ni lejour ni l'heure» (v. 13). La parabole que nous abordons doitmontrer aux croyants ce qu'on attend d'eux en leur recomman-dant la vigilance. Nous nous trouvons encore dans le prolonge-ment de la consigne donnée en 24, 42 : « Veillez donc, parce quevous ne connaissez pas le jour où votre Seigneur vient. »

Du point de vue scénique, le petit drame auquel cette histoirenous fait assister se déroule en trois actes. Le premier se situe au

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moment où, sur le point de partir, le maître confie son argent àses serviteurs (25, 14-15). Le deuxième nous apprend ce que lesserviteurs ont fait de cet argent pendant l'absence du maître(vv. 16-18). Le troisième rapporte la scène de la reddition descomptes réclamée par le maître à son retour (vv. 19-30). Lepremier temps occupe deux versets, le deuxième en reçoit trois,tandis que la reddition des comptes s'étend sur douze versets. Ladisproportion saute aux yeux. Elle montre que l'attention seconcentre sur l'épisode de la reddition des comptes, par rapportauquel les cinq premiers versets font figure de simple prélimi-naire.

Cette impression se confirme si on jette un coup d'œil sur laversion parallèle de Lc 19, 11-27. On voit là le maître distribuerson argent à ses serviteurs, en leur recommandant expressémentde le faire valoir (vv. 12-13). Cette recommandation explicitemanque chez Matthieu : faut-il rapprocher ce silence du thèmede l'ignorance qui joue un si grand rôle dans le discours matthéendepuis 24, 36 ? Le récit de Luc passe ensuite immédiatement aumoment du retour du maître et aux comptes qu'il réclame à sesserviteurs. Rien n'a donc été dit de ce que ceux-ci ont faitpendant l'absence de leur maître. Et il faut bien reconnaître que,dans la version de Matthieu, les renseignements fournis par lesvv. 16-18 sur le comportement des serviteurs dans l'intervalletémoignent d'une certaine maladresse en ce qu'ils anticipent surles informations que la scène suivante place dans la bouche desserviteurs eux-mêmes. Il paraît difficile de ne pas reconnaître iciune autre manifestation de cette préoccupation catéchétique qui,dans les deux paraboles précédentes, avait poussé Matthieu àqualifier immédiatement le serviteur de 24, 48 de «mauvaisserviteur» et les jeunes filles de 25, 1-12 de «sages» et« insensées ». De telles anticipations ne prétendent pas modifierla structure des paraboles, et nous pouvons considérer lesvv. 16-18 comme une simple amplification de la situation décritedans les vv. 14-15 pour servir de point de départ au récit del'épisode de la reddition des comptes qui constitue l'objet proprede la parabole.

Très brièvement introduit par le v. 19 : « Après un long temps,le maître de ces serviteurs (re)vient et il règle ses comptes aveceux », cet épisode frappe par une nouvelle disproportion. Le casdes deux bons serviteurs fait l'objet d'un dialogue très courtn'occupant chaque fois que deux versets qui se répètent d'ailleurs

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littéralement : le serviteur présente le double de ce qui lui avaitété remis, le maître lui annonce la récompense que lui vaudra safidélité et l'invite à « entrer dans la joie de son maître » (vv. 20-21et 22-23). Arrive alors le serviteur qui n'a voulu prendre aucunrisque. Ici, le dialogue s'amplifie : les explications de ce serviteuroccupent deux versets (vv. 24-25), elles provoquent une répliquequi s'étend également sur deux versets (vv. 26-27) et est suiviepar une sentence de condamnation et d'exclusion qui sedéveloppe dans les trois versets formant la conclusion de laparabole (vv. 28-30).

La comparaison avec la version parallèle de Luc montre que,dès l'origine, cette parabole tendait essentiellement à établir uncontraste entre, d'une part, les deux bons serviteurs dont lafidélité est récompensée, et, d'autre part, le serviteur peureuxdont l'inaction est sévèrement punie. Matthieu s'est contentéd'accentuer les contrastes. Son intervention est particulièrementsignificative dans l'opposition qu'il crée entre les deux déclara-tions faites aux bons serviteurs : « Entre dans la joie de tonmaître » (vv. 21 et 23), et la sentence prononcée sur le mauvaisserviteur : « Quant à ce serviteur inutile, jetez-le dans lesténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements dedents » (v. 30). Nous avons déjà observé, à propos de la finale dela parabole du bon intendant et du mauvais (24, 51), combienvolontiers Matthieu utilise la menace : « là seront les pleurs et lesgrincements de dents ». Nous pouvons ajouter que l'autreformule du v. 30 : « jetez-le dans les ténèbres du dehors », estpropre à Matthieu, qui l'avait déjà introduite en 8, 12 (« les fils duRoyaume seront jetés dans les ténèbres du dehors ») et en 22, 13(à propos du convive qui n'avait pas le vêtement de noce« Liez-lui pieds

et

mains

et jetez-le

dans

les

ténèbres

dudehors »).

Cette accentuation des sentences, celle qui invite les bonsserviteurs à « entrer dans la joie de leur maître » et celle quicondamne le mauvais serviteur à être « jeté dans les ténèbres dudehors », est naturellement liée à une autre accentuation : cellepar laquelle Matthieu qualifie de « fidèles » les deux premiersserviteurs (vv. 21 et 23, à l'encontre de Lc 19, 17) et l'autre deserviteur « paresseux » (v. 26) et « inutile » (v. 30). Il ne semblepas très nécessaire de s'attarder à démontrer que, dans cecontexte du discours sur la parousie et dans le cadre plus large del'évangile de Matthieu, l'avertissement vise des chrétiens qui,

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suivant une autre expression matthéenne, ne produisent pas le« fruit » qu'on attend d'eux (voir la finale de la parabole desvignerons homicides, Mt 21, 41 et 43 où, à la différence desversions parallèles, Matthieu a introduit deux fois cette image).Un chrétien qui « ne garde pas tout ce que Jésus a commandé »(cf. 28, 20) est pareil à l'arbre stérile qui n'est bon qu'à être coupéet jeté au feu (la sentence de Jean-Baptiste citée en Mt 3, 10 etmise dans la bouche de Jésus en 7, 19).

La parabole des Talents fournit ainsi une nouvelle illustrationdes implications du devoir qu'ont les chrétiens de se montrer«vigilants» (le «car» du v. 14), devoir d'autant plus nécessairequ'ils ne connaissent ni le jour ni l'heure du retour du Seigneur(24, 36. 42-44. 50; 25, 13).

7. LE JUGEMENT DU FILS DE L'HOMME(25, 31-46)

Le tournant que marque 25, 31 n'est pas évident. Avantcomme après il s'agit de la venue du Fils de l'homme, de sacoïncidence avec un jugement envisagé avant tout sous sonaspect menaçant, des conséquences aussi que cette perspectiveentraîne pour le comportement actuel des membres de lacommunauté chrétienne. Le sujet ne change donc pas, c'estl'accent qui se déplace. La préoccupation explicitement parénéti-que, qui se manifestait à toutes les articulations du texte depuis24, 42 et dont témoignait encore le « car » placé en tête de ladernière parabole (25, 14), passe maintenant en arrière-plan, noncertes pour disparaître mais pour rester purement implicite. Enrevanche, le thème de la parousie et du jugement, qui constituaitplutôt le présupposé de l'exhortation de la section précédente à lavigilance, passe à présent au premier plan. L'évocation directe dela venue du Fils de l'homme fait de la grande description de 25,31-46 le prolongement de la description de 24, 29-31 et de soncadre immédiat (24, 27-28 et la suite jusque 24, 44). On retrouveen même temps le point de vue de la question initiale posée àJésus sur le signe de « sa parousie et de l'achèvement du monde »(v. 3).

Le raccord par lequel commence le v. 31 semble confirmer

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l'existence d'un tournant. Nous y retrouvons l'abverbe hotan,« quand », employé jusqu'ici en 24, 15 et 24, 32-33, c'est-à-dire làoù nous avons reconnu le point de départ de deux sectionsnouvelles. Nous y trouvons en même temps la conjonction déqui, placée au début d'une péricope, a pour effet de la séparer,sinon de l'opposer à ce qui venait d'être dit. La traduire « mais »serait peut-être forcer sa portée ; on pourrait la rendre par« cependant ». Cette conjonction ne s'était plus rencontrée entête de péricope depuis 24, 36 : nous avons suffisamment insistésur les raisons qu'on a de considérer ce verset comme le point dedépart d'un nouveau développement. Le dé initial a la mêmefonction au v. 29 et au v. 32, et nous avons vu que si,contrairement à Mc 13, 14, Mattthieu ne l'a pas employé autournant du v. 15, c'est parce qu'il avait préparé ce tournant parla précision ajoutée en finale du v. 14 : « et alors viendra la fin ».

Dans l'économie générale du discours matthéen sur laparousie, la description terminale du jugement universel seprésente comme le complément de la description de la venue duFils de l'homme qui a constitué le centre du discours (24, 29-31),mais aussi comme le point culminant de la longue sectionparénétique (24, 36 à 25, 30) reposant tout entière sur laperspective du jugement et ainsi orientée vers ce tableaugrandiose.

Construction littéraire

La disposition de son contenu apparaît au premier coup d'œil.Le morceau consiste en un long dialogue encadré par unminimum d'indications scéniques. L'introduction montre d'abordl'entrée en scène du personnage principal : le Fils de l'homme quiarrive avec son escorte angélique et prend place sur son trône(v. 31). C'est alors que se produit le rassemblement de toutes lesnations, immédiatement accompagné d'une séparation : ungroupe à droite, l'autre à gauche (vv. 32-33). L'attention se portemoins sur le rassemblement que sur le partage, comparé à celuique le berger palestinien opère le soir, mettant pour la nuit lesbrebis d'un côté, les chèvres de l'autre. La finale (v. 46) annoncele départ des deux groupes dans deux directions opposées : lesdamnés vont au châtiment éternel., les justes à la vie éternelle.

Dans ce cadre, le dialogue est construit en deux panneaux

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symétriques. Chacun d'eux est introduit par une brève notice« Alors le roi dira à ceux qui sont à sa droite » (v. 34), « Alors ildira aussi à ceux qui sont à sa gauche » (v. 41). D'emblée, lesouverain juge prononce sa sentence

Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaumepréparé pour vous depuis la fondation du monde (v. 34).

Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparépour le diable et ses anges (v. 41).

Le parallélisme antithétique des deux sentences, est extrême-ment poussé. Déjà, les deux verbes principaux, «Venez»,« Allez-vous-en », préparent les mouvement en sens opposés surlesquels le récit se terminera.

En un second temps, la sentence est motivée par une longuephrase explicative

Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger;j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire;j'ai été sans gîte, et vous m'avez recueilli;nu, et vous m'avez vêtu;malade, et vous m'avez visité;en prison et vous êtes venus me voir (vv. 35-36).

Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger;j'ai eu soif , et vous ne m'avez pas donné à boire ;j'ai été sans gîte, et vous ne m'avez pas recueilli ;nu, et vous ne m'avez pas vêtu;malade et en prison et vous ne m'avez pas visité (vv. 42-43).

C'est exactement la même liste de six oeuvres de miséricordeaccomplies par les premiers, omises par les autres ; il n'y a légerabrègement que pour les deux derniers termes de la premièresérie, regroupés en un seul dans la seconde.

Ces déclarations du souverain juge provoquent la surprise desintéressés. Une brève notice introduit leur prise de parole« Alors les justes lui répondront » (v. 37). « Alors eux aussirépondront » (v. 44). Leurs interrogations sont les mêmes, bienqu'ici la seconde liste se dispense d'une répétition qui risqueraitde devenir lassante

Seigneur, quand t'avons-nous vu ayant faim,et t'avons-nous donné à manger,

ayant soif, et t'avons-nous donné à boire?

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Quand t'avons-nous vu sans gîte, et t'avons-nous recueilli?ou nu, et t'avons-nous vêtu?Quand t'avons-nous vu malade ou en prison, et sommes-nous venus tevoir? (vv. 37-39).

Seigneur, quand t'avons-nous vu ayant faim ou soif,ou sans gîte, ou nu, ou malade, ou en prison,et ne t'avons-nous pas assisté? (v. 44).

Aucune des six bonnes oeuvres n'est omise, mais le v. 39regroupe les deux dernières, comme le fait aussi l'explicationdonnée par le juge aux réprouvés (v. 43), tandis que le v. 44 secontente d'énumérer les six occasions dans lesquelles lesréprouvés ont péché par omission.

Il est clair que l'étonnement manifesté par toutes ces questionsn'a d'autre but que de mettre en pleine valeur la réponse royalequi termine chacune des deux parties du dialogue et constitue lapointe de tout le morceau. Ici encore, l'indication du changementde locuteur est réduite au minimum : « Et, répondant, le roi leurdira » (v. 40), « Alors il leur répondra » (v. 45). Les deuxdéclarations décisives sont introduites par la formule d'assertionqui souligne leur solennité

Amen je vous le dis : chaque fois que vous l'avez fait à un seul des pluspetits de mes frères que voici, c'est à moi que vous l'avez fait (v. 40).

Amen je vous le dis : chaque fois que vous ne l'avez pas fait à un seulde ces plus petits que voici, à moi non plus vous ne l'avez pas fait (v. 45).

La principale variante se trouve sans doute dans le fait que laseconde déclaration ne reprend pas la désignation de « frères » duroi donnée par la première aux « plus petits » auxquels il fallaitporter secours.

On peut admirer le soin avec lequel cette page a été composée,même s'il faut reconnaître que ses répétitions relèvent du styleoral plus que de celui qui convient à un texte écrit. La tendance àabréger ne doit donc pas surprendre. Elle n'aboutit d'ailleurs pasà éliminer une seule des quatre énumérations des six ceuvres demiséricorde. Cette longueur même ne doit donner que plus derelief à l'affirmation finale : « c'est à moi que vous l'avez fait »,« à moi non plus vous ne l'avez pas fait ». Aucun doute n'estpossible : la leçon se trouve là, dans la manière dont le jugesuprême s'identifie avec ces «plus petits» qui étaient dans le

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besoin. Ce rapport même constitue la raison dernière de laséparation qui a été faite entre le groupe de droite et le groupe degauche et de l'issue qui conduit les uns au châtiment éternel et lesautres à la vie éternelle.

L'interprétation de cette scène opère une séparation analogueentre les exégètes, qui se rangent eux-mêmes en deux campsopposés. Les explications données jusqu'ici ont peut-être déjàmontré en quel sens nous nous dirigeons. Avant de pousser plusloin, il semble opportun d'entendre les raisons de ceux quis'engagent dans l'autre direction.

Jugement des nations païennes ?

Observons d'abord la différence entre cette description dujugement dernier et toutes les évocations qu'en avaient donnéesles paraboles précédentes. Jusqu'ici, le discours s'était attaché àmettre les disciples de Jésus - les membres de la communautéchrétienne - face à la perspective du jugement où ils auraient àrendre compte de leur conduite et en vue duquel ils avaient à semontrer vigilants et à se tenir prêts. Après cela, on se seraitattendu à ce que la description du jugement se termine par unecomparution des chrétiens devant leur Seigneur, devenu leurJuge. N'était-ce pas déjà le sens de la parabole des deuxbâtisseurs en finale du Sermon sur la montagne (Mt 7, 24-27), dela parabole du filet en finale du discours en paraboles (13, 47-50),de la parabole du serviteur impitoyable en finale du discourscommunautaire (18, 23-35), ou encore de l'épisode du convivedépourvu du vêtement de noces en finale de la parabole desinvités au festin de noces (22, 11-14) ?

L'élargissement de la perspective dont témoigne la finale duchapitre 25 surprend donc et réclame une explication appropriée.Pourquoi nous trouvons-nous tout à coup devant un rassemble-ment de « toutes les nations » ? A qui s'applique cette expression« toutes les nations » ? Matthieu l'emploie quatre fois dans sonévangile, en trois autres cas : pour prévenir les disciples qu'ilsseront « haïs de toutes les nations » (24, 9), et pour leur dire queleur mission évangélisatrice concerne « toutes les nations » (24, 14et 28, 19). On le voit : en dehors du cas de 25, 32, la désignation« toutes les nations » s'entend par contraste avec la communautéchrétienne; c'est l'ensemble du monde incroyant auquel l'Évan-

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gile doit être annoncé et de la part duquel les disciples de Jésusont à subir l'hostilité. Entre la communauté chrétienne et « toutesles nations » il y a distinction, voire opposition.

Certains estiment donc que les chrétiens ne sont pasdirectement concernés par un jugement qui regarde « toutes lesnations ». Que leur rôle y soit celui d'assesseurs ou celui detémoins, le texte n'en dit rien, et il n'est guère utile des'interroger à ce sujet. En revanche, le roi parle de «ces pluspetits que voici » (vv. 40 et 45), les appelant même « mes frères ».Les démonstratifs semblent indiquer qu'ils sont présents. Lesuperlatif qui les désigne : « ces plus petits », rappelle queMatthieu emploie volontiers l'adjectif « petits » pour désigner desmembres de la communauté chrétienne, plus spécialement sansdoute ceux qui sont fragiles (cf. 10, 42 ; 18, 6.10.14). Et nonseulement l'appellation « frère » est particulièrement fréquentechez Matthieu pour désigner les membres de la communauté (5,22-24; 7, 3-5 ; 18, 15.21.35 ; 23, 8, etc.), mais même, après sarésurrection, Jésus parle de ses disciples en disant « mes frères »(28, 10).

Ces observations permettent d'envisager l'hypothèse suivantlaquelle le jugement du Fils de l'homme, tel qu'il est décrit enMt 25, 31-46, concerne les nations païennes et porte sur leurattitude à l'égard des chrétiens, ou du moins à l'égard de ceux-làd'entre les chrétiens dont la situation de détresse rappellesingulièrement celle qui ressort des listes d'épreuves dressées parPaul (1 Co 4, 9-13 ; 2 Co 6, 4-10; 11, 23-27; 12, 10).

Cette hypothèse présente l'intérêt d'éclairer d'un jour nouveaula relation entre la finale du discours eschatologique et lesévénements qui avaient été mentionnés antérieurement. En 24,9-14, l'évangéliste avait attaché une attention particulière auxépreuves qui doivent caractériser le temps de l'Eglise, et il avaitpris soin de préciser qu'entre ce temps et la venue de la fin uneplace devait être faite à « la proclamation de cet Évangile duRoyaume dans le monde entier en témoignage pour toutes lesnations » (v. 14). Il semble naturel que si, la fin une fois arrivée,« toutes les nations » sont rassemblées, ce soit pour répondre del'accueil qui aura été fait tout ensemble au témoignage et à ceuxqui en étaient les porteurs.

Mais des liens particulièrement étroits s'établissent surtoutavec la description de la venue du Fils de l'homme en 24, 30-31.Là déjà, cette venue avait été caractérisée par la « gloire » qui

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doit environner le Fils de l'homme et par les « anges » qui luiferont escorte. Il avait été question, d'une part, de la lamentationde « toutes les tribus de la terre » - ce qui semble une autremanière de désigner « toutes les nations » - mais aussi, d'autrepart, du rassemblement des élus d'une extrémité à l'autre du ciel.Le sort des élus a donc été tranché d'emblée, sans qu'il soitquestion d'un jugement à porter sur eux. Mais que va-t-il sepasser pour « toutes les tribus de la terre » effrayées à la vue duFils de l'homme? Ce dont 24, 30 n'avait pas parlé fait l'objet de25, 31-46. Toutes les nations sont « rassemblées » devant le Filsde l'homme (comme les élus ont été « rassemblés » en 24, 31)pour être soumises au jugement. Et puisque ce jugement portesur la conduite de ces « nations » à l'égard d'un groupe qui sedistingue d'elles, n'est-il pas naturel de reconnaître dans cegroupe les « élus » dont il était question en 24, 31 ?

Cette interprétation semble pouvoir se confirmer et prendretout son sens si on rapproche la finale du discours eschatologiquede la finale du discours de mission. Voici d'abord le dernierverset de ce discours : « Et quiconque donnera à boire, ne fût-cequ'un verre d'eau fraîche, à l'un de ces petits, en qualité dedisciples, amen je vous le dis : Il ne perdra pas sa récompense »(10, 42). Ce simple geste de donner un verre d'eau neconstitue-t-il pas comme le raccourci de la série des bonnesoeuvres énumérées au chapitre 25 ? D'après 10, 42, le verre d'eauest donné « à l'un de ces petits,

en qualité de disciples »comment ne pas reconnaître dans « ces petits » ceux qui sontdésignés comme « ces plus petits », en 25, 40 et 45, et comment nepas établir un rapport entre la qualité de « disciples » qui leur estaccordée et la manière dont le Fils de l'homme les désignecomme « ses frères » (25, 40) ?

C'est précisément pour rendre compte de la manière dont leFils de l'homme se solidarise avec ceux qu'il appelle ainsi « sesfrères » qu'on fait appel à 10, 40 : « Celui qui vous reçoit mereçoit, et celui qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé. » Cetteaffirmation énonce une règle très familière au droit juifl'envoyé doit être assimilé à celui qui l'envoie et dont il est lereprésentant autorisé, en sorte que l'accueil fait à un mandataires'adresse à celui qui lui a confié ce mandat. Le Christ considèreles chrétiens, et spécialement les missionnaires, comme sesreprésentants attitrés devant le monde incroyant. Il est doncparfaitement régulier qu'il s'estime personnellement concerné

Jugement universel

LA PAROUSIE DU FILS DE L'HOMME 89

par tout ce qui aura été fait ou n'aura pas été fait en faveur deceux qui portent son nom et sont ses témoins dans le monde.

On voit où conduit cette interprétation. A l'image d'un Christqui se solidarise non pas avec toute détresse humaine, maisuniquement avec ceux qui font partie de la communauté

chrétienne. A l'image en même temps d'une Église qui seconfond avec le groupe des élus, de telle sorte cependant que lesalut reste possible pour ceux du dehors qui seront venus en aideaux disciples de Jésus. Loin de prolonger la ligne parénétique dela section précédente, le morceau final du chapitre 25 tendrait àrassurer et à réconforter les chrétiens : non seulement lejugement universel ne les concerne pas, mais le salut des autresest conditionné par la conduite que ceux-ci auront adoptéeenvers eux. Nous voilà entraînés si loin des perspectiveshabituelles de Matthieu qu'il est indispensable de s'interroger surles chances d'une interprétation plus conforme à sa pensée.

S'il est vrai que l'interprétation « restrictive » que nous venonsde présenter a connu un certain succès ces dernières années,l'interprétation «universaliste», dite aussi «classique», resteprédominante et a fait récemment l'objet de plusieurs plaidoyersvigoureux. On estime ici que la description de Mt 25, 31-46entend réellement parler d'un jugement de l'humanité toutentière, sans distinction ethnique ou religieuse, et affirmer que cejugement n'aura pas d'autre critère que l'assistance accordée àdes personnes en détresse dont le souverain juge se considèrecomme solidaire, indépendamment de toute distinction religieuseou ethnique. Certes, cette description s'adresse aux disciples deJésus : c'est pour leur faire comprendre qu'ils ne jouirontd'aucun privilège au dernier jour et que, comme tous les autreshommes, ils seront jugés sur leur pratique des oeuvres demiséricorde.

Première remarque. Les traits qui composent le tableau brossépar le v. 31 et le v. 32 ne doivent pas être isolés l'un de l'autre,car ils forment ensemble une mise en scène significative. Le Filsde l'homme qui va venir est montré arrivant « dans sa gloire »,« tous les anges (sont) avec lui », et « alors il siégera sur son trône

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de gloire » (v. 31). Cette description reporte sur le personnage duFils de l'homme trois attributs qui, dans la tradition biblique etjuive, qualifient la venue eschatologique de Dieu lui-mêmec'est à Dieu qu'appartiennent proprement la gloire, la multitudedes anges et le trône de gloire d'où il exerce son autorité.

Le v. 32a ne mentionne pas simplement « toutes les nations »,il spécifie que « toutes les nations seront rassemblées devant lui ».C'est la formule qui, dans la tradition biblique et juive, annonceles assises du jugement de Dieu sur tous les peuples de la terre(Is 66, 18; Jl 4, 2, etc.). Le rassemblement qui, dans l'Évangile,se fait devant le Fils de l'homme est naturellement coextensif à lasouveraineté divine qui lui est attribuée : il ne peut êtrequ'universel. S'il est possible que, dans un contexte missionnaire,les disciples de Jésus soient situés par rapport à «toutes lesnations », et donc distingués d'elles, le thème du jugementeschatologique devant lequel nous nous trouvons fait de « toutesles nations » le vis-à-vis du juge suprême à la juridiction duquelnul ne saurait échapper. Il n'y a pas de place ici pour unedistinction entre chrétiens et non-chrétiens. Pas plus que, parexemple, dans la déclaration de Mt 16, 27 : « Le Fils de l'hommedoit venir dans la gloire de son Père avec ses anges, et alors ilrendra à chacun selon ses actes. »

Deuxième remarque. Matthieu se montre attentif et réclameune attention toute particulière à l'égard de ceux qu'il appelle les« petits » dans la communauté (18, 6.10.14), et il est particulière-ment sensible aux attentions qu'on leur témoigne (10, 42). Maiscela ne signifie pas encore qu'il identifie purement et simplementla communauté avec ceux de ses membres qui sont spécialementfaibles, fragiles, démunis, et qu'il pourrait désigner la commu-nauté par l'appellation « les plus petits ». Il y a des « petits » dansl'Église, et des « petits » dans le monde, ceux-là que notre textequalifie comme ayant faim ou soif, comme étant sans gîte ou sansvêtement, immobilisés par la maladie ou jetés en prison. Si desmissionnaires chrétiens peuvent se trouver en pareilles situations,elles ne leur sont pas spécifiques.

Les partisans de l'interprétation « restrictive » font grand casdu parallèle fourni par Mt 10, 42 : « Quiconque aura donné àboire, ne fût-ce qu'un verre d'eau fraîche, à l'un de ces petits, enqualité de disciple... » Cette dernière précision joue un rôleimportant dans la finale du discours de mission. Elle ne s'accorde

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manifestement pas avec la surprise que la description dujugement dernier prête à ceux qui auront assisté ou aurontmanqué d'assister des personnes en détresse. Ils ne se doutaientpas qu'en les aidant ils servaient le Christ : ils n'aidaient donc pasces nécessiteux « en qualité de disciples » !

Il faut donc s'en tenir au texte : les « plus petits » dont parlentles vv. 40 et 45 ne sont autres que ces démunis dont la liste a étérépétée quatre fois, et c'est à ces énumérations que renvoient lesdémonstratifs : « ces plus petits-là ». Il s'agit simplement de gensqui étaient dans le besoin. Et l'étonnement des justiciablesmontre assez qu'ils n'avaient aucune raison d'établir un rapportentre ces nécessiteux et le personnage qui décide de leur sortéternel.

La troisième remarque regarde la manière dont le Fils del'homme établit une relation entre lui-même et tous les hommesqui sont dans la détresse, relation qui le fait les appeler ses« frères » (v. 40) et en vertu de laquelle il s'estime personnelle-ment concerné par l'assistance qu'on leur aura prêtée ou refusée(vv. 40 et 45).

Devant ces déclarations décisives, il importe d'abord de sedéfaire de l'illusion que nous avons affaire à une descriptiondestinée simplement à nous informer sur la façon dont les chosesvont se passer. Nous entendons des paroles directementdestinées aux disciples et tendant à éclairer la conduite qu'onattend d'eux. Ce qu'on leur dit du critère suivant lequel tous leshommes sans distinction seront jugés au dernier jour n'est passimple énoncé d'une vérité générale mais s'adresse à eux dansleur situation concrète de croyants. Ce qui est présenté comme lecritère général du jugement devient naturellement pour euxcritère aussi de l'authencticité de leur foi.

Il importe aussi de ne pas fausser le sens obvie de cesdéclarations. Elles affirment l'existence d'un lien de solidaritéentre le Fils de l'homme et les hommes les plus démunis. C'est desolidarité que parle le souverain juge en qualifiant ces malheu-reux « mes frères », en considérant comme fait à lui ce qui auraété fait pour eux. On pourrait parler ici d'identification juridique.Mais il ne faut pas trop facilement transposer cela en une identitépure et simple, en l'affirmation d'une présence du Christ dans lapersonne des malheureux. Un tel langage risquerait de fairedépendre le verdict eschatologique non de l'assistance accordée

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MATTHIEU 24 - 25

aux pauvres comme tels, mais d'un service rendu au Christ àtravers leur personne. Les pauvres eux-mêmes ne seraient plusque le « lieu » où il est donné aux hommes de rencontrer leChrist, et le service rendu au Christ en ces malheureux se verraitprivilégié au point d'enlever toute importance à la reconnais-sance explicite du Christ dans l'acte de foi. Non, le texte qui nousoccupe souligne la solidarité du Christ avec le prochain qu'il fautaimer, mais sans aboutir à une confusion des deux.

S'adressant à des croyants, ce texte tend essentiellement à leurmanifester ce qu'implique leur fidélité à celui en qui ils croient.Leur reconnaissance de la seigneurie de Jésus ne saurait êtreauthentique que si elle se traduit dans la pratique des oeuvres demiséricorde. Voilà ce que veut faire comprendre aux disciplesune description qui fait de cette pratique le seul critère dujugement dernier. S'il est vrai que la sollicitude à l'égard desmalheureux peut suppléer la foi de ceux qui n'ont pas eul'occasion de connaître le Christ, son importance n'est pas moinsdécisive pour les croyants : ils ont à manifester par leur amour duprochain le rapport au Christ qu'ils reconnaissent dans la foi.

Cette interprétation possède l'avantage évident de situer lemorceau qui nous occupe dans le prolongement immédiat desdéveloppements parénétiques qui, de 24,42 à 25,30, insistaientsur les comportements concrets que la perspective du retour duSeigneur réclame de la part des disciples. Ce retour doit coïncideravec un jugement où, comme tous les autres hommes, ils auront àrépondre de leur conduite. Aux différentes images qui illus-traient cet avertissement , le tableau final de 25, 31-46 ajoute uneprécision nouvelle en ramenant à un seul commandement tout ceque le Christ a prescrit à ses disciples de garder (28, 20) : lecommandement de l'amour du prochain qui résume « la Loi et lesProphètes » (7, 12 ; 22, 40) et auquel les situations de détresse oùse trouve le prochain confèrent toute son urgence.

CONCLUSION

Arrivés au terme de notre parcours, un regard en arrière peutparaître utile pour une dernière vue d'ensemble.

Pour des raisons de commodité d'abord, le discours a été divisé

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en sept sections, très inégales d'ailleurs dans leur longueur. Cettedivision a eu l'avantage de mettre en lumière une constructionsymétrique : les sections se sont réparties tout naturellementselon un schéma A B C D C' B' A'. La place centrale est occupéepar la description de la parousie en 24, 29-31 : un morceaurelativement bref mais dont l'élément central (v. 30) a été trèssensiblement amplifié par l'intervention rédactionnelle de l'évan-géliste, mettant ainsi en valeur l'importance cruciale de cetévénement.

Les autres sections s'ordonnent facilement autour de ce centre.Juste avant (24, 15-28) et juste après (24, 32-35), il s'agit de lapériode de l'histoire qui doit précéder immédiatement laparousie. Matthieu suit ici de près le texte de sa source, secontentant d'ajouter, avant l'épisode central, les vv. 26-28 quiassurent une meilleure transition entre l'avertissement desvv. 23-25 et la description des vv. 29-31.

S'éloignant davantage du centre, les deux sections de 24, 4-14et de 24,36 à 25,30 concernent une période antérieure, celle quicorrespond au moment présent, au temps de l'Église. Dans lesdeux cas, Matthieu prend pour point de départ le texte que luifournit sa source (24, 4-8 et 24, 36), mais c'est pour faire preuveensuite d'une indépendance beaucoup plus grande (24, 9-14 et24,37 à 25,30). Il se préoccupe manifestement des difficultés etdes nécessités actuelles de la communauté chrétienne à laquelle ildestine son livre.

Aux deux extrémités, il y a d'une part la question des disciplesqui provoque le discours (24, 3) d'autre part la description dujugement qui l'achève (25, 31-46). Ces deux morceaux ont encommun la relation très étroite qui les unit au point central (24,

29-31). Le déplacement de la perspective n'en est que plussensible : au départ, les disciples ne souhaitent qu'une informa-tion sur le moment et le signe de la parousie; à l'arrivée,l'attention se porte avant tout sur le critère en fonction duquel sefera le jugement. L'attente de l'avènement glorieux du Seigneurne saurait détacher le chrétien des devoirs qui s'imposent à luidans l'immédiat; la vigilance qu'on réclame de lui s'incarneconcrètement dans l'assistance qu'il doit aux plus démunis, ceuxavec lesquels le Fils de l'homme se rend solidaire.

Il y a lieu de se demander, pour finir, si cette manière deconcevoir l'économie du discours est la seule possible et légitime.Nous ne le pensons pas. Le relief d'un paysage se présente

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MATTHIEU 24 - 25

différemment d'après le lieu où on se place pour le regarder. Laconsidération du contenu du discours sur la parousie conduiraitassez naturellement à le diviser en deux grandes parties. Ilsemble clair, en effet, que la préoccupation parénétique occupele premier plan et est dominante dans toute la seconde moitié.Certes, elle n'est pas absente de la première partie, mais son rôley est nettement plus limité, l'attention s'attachant davantage auxrévélations apocalyptiques.

Si donc une division bipartite est également possible, laquestion se pose de l'endroit où placer la coupure. Les raisonsque nous avons données pour faire de 24, 36 le point de départd'une nouvelle section, celle qui prend le plus de développementdans le discours, gardent toute leur valeur pour inviter à placer làle commencement d'une seconde partie. L'affirmation del'ignorance concernant le jour et l'heure fournit le pointd'accrochage de toutes les exhortations qui suivent, qu'ellessoient explicites ou implicites.

L'adoption d'une division basée sur ce principe devraitpermettre de donner toute sa valeur à la correspondance quiexiste entre les deux scènes qui constitueraient les deux pointsculminants du discours : d'une part la description de la venueglorieuse du Fils de l'homme (24, 29-31), d'autre part ladescription du jugement dernier présidé par le même Fils del'homme (25, 31-46). Dans ce second cas, la position terminale dela scène du jugement en fait naturellement un sommet. Le cas dela première partie est un peu moins clair, puisque le tableau de lavenue du Fils de l'homme est encore suivi de sentences quisoulignent l'imminence de l'événement (24, 32-35). Ce complé-ment a manifestement pour but de permettre la continuation dudiscours. Il fournit la précision à laquelle il sera possibled'ajouter, par un procédé de contraste, le logion sur l'ignorancedu jour et de l'heure. Cette parole ne débouche d'ailleurs pasimmédiatement sur la parénèse : avant d'y arriver (avec 24, 42),les vv. 37-41 commencent par souligner le thème de l'ignoranceconsidéré pour lui-même. C'est au centre de ces vv. 32 à 41 où serencontrent deux courants de pensée presque contradictoires,que le v. 36 remplit sa fonction de pivot.

La présence des trois versets complémentaires de 24, 32-35n'empêche donc pas réellement de voir dans la scène de 24, 29-31le sommet de la première partie. Ce sommet était précédé dedeux développements bien distincts, le premier se rapportant à

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diverses calamités dont on entendra parler (vv. 4-8), le second àune mystérieuse « Abomination de la dévastation » dont on aurala vision immédiate et qui doit être le signal d'une épreuveterrible (vv.15-22). Chacun des deux développements sepoursuit par des recommandations qui s'adressent directementaux disciples (vv. 9-14 et 23-28).

Dans la seconde partie, les versets préliminaires consacrés authème de l'ignorance (24, 37-41) sont suivis d'une exhortation àla vigilance qui illustre les exigences concrètes de cette attitudeau moyen d'une série d'images : celle du propriétaire cambriolé(24, 43-44), celle du serviteur préposé à la domesticité (24,45-51), celle des demoiselles d'honneur d'une noce (25, 1-13) etcelle enfin des serviteurs auxquels le maître a confié son argent(25, 14-30). Quatre illustrations donc, qu'on pourrait mettre enrapport avec les quatre sous-sections de la première partie. Ellesamènent à la description grandiose du jugement dernier, qu'onne peut plus considérer comme une parabole proprement dite,mais qui n'en constitue pas moins un avertissement impliciteconcernant encore la conduite concrète des disciples.

La préférence que nous avons accordée à une divisionsepténaire dont les sections se répartissent suivant un schémaconcentrique ne semble donc pas exclure nécessairement unedivision du discours en deux grandes parties qui se développentparallèlement pour atteindre leur sommet avec les deux grandesmanifestations du Fils de l'homme. La possibilité de deuxinterprétations différentes de la structure du discours peut êtreinstructive, en ce qu'elle invite à ne pas majorer indûmentl'importance des conclusions auxquelles conduit ce type derecherche. Il n'est utile que dans la mesure où il aide à rejoindrela pensée de l'évangéliste, une pensée qui n'est pas emprisonnéedans un carcan rigide.

D'une manière comme de l'autre, il importe surtout de saisirles deux grands axes de cette pensée : la très haute convictionchristologique dont elle témoigne en accordant au Fils del'homme tous les attributs eschatologiques de Dieu même, enmême temps que l'intense préoccupation ecclésiale et pastoralequi l'anime : la foi du Christ n'est authentique que dans lamesure où elle conforme la vie du croyant aux exigences dumessage évangélique.

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MATTHIEU 24 - 25

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR MT 24-25

A) Études directement consacrées à Mt 24-25. On peut rappeler d'abord une séried'articles publiés dans Bibel and Leben, 11 (1970) : R. PESCH, Eschatologie andEthik. Auslegung von Mt 24, 1-36 (p. 223-238) ; H. GOLLINGER, « Ihr wisst nicht,an welchem Tag euer Herr kommt ». Auslegung von Mt 24, 37-51 (p. 238-247) ;I. MAISCH, Das Gleichnis von den klugen and tdrichten Jungfrauen. Auslegungvon Mt 25, 1-13 (p. 247-259) ; P. FIELDER, Die übergebenen Talente. Auslegungvon Mi 25, 14-30 (p. 259-273) ; 1. BROER, Das Gericht des Menschensohnes überdie Vülker. Auslegung von Mt 25, 31-46 (p. 273-295). A une date plus récente,deux articles i mportants : J. LAMBRECHT, The Parousia Discourse. Compositionand Content in Mt, XXIV-XXV, dans M. DIDIER (éd.), L'Évangile selonMatthieu. Rédaction et théologie (Bibliotheca Ephemeridum TheologicarumLovaniensium, XXIX), Gembloux, 1972, p. 309-342; A. PUIC I TARRECH, Tempsi Histôria en Mt 24-25, dans Revista Catalana de Teologia, 6 (1981), p. 299-335, etdans Associacid Biblica de Catalunya, XX Jornades de Biblistes CatalansApocalipsi i Apocaliptica (Butlletf, Suplement, n. 1/1981), p. 35-56. Ajoutonspour mémoire D.B. KNOX, The Five Comings of Jesus, Mt 24 and 25, dansReformed Theological Review, 34 (1975), p. 44-54, ainsi que J. SMIT SIBINCA, TheStructure of the Apocalyptic Discourse, Matthew 24 and 25, dans StudiaTheologica, 29 (1975), p. 71-79 (s'intéresse au nombre des syllabes). Enfin unedissertation consacrée directement à Mt 24, 3-31 : F.W. BURNETT, The Testamentof Jesus-Sophia. A Redaction-Critical Study of The Eschatological Discourse inMatthew, Lanham-London, 1981.

B) Les commentaires suivis du premier évangile. On en trouve la liste dans lesIntroductions au N.T., et les commentaires récents ont soin de mentionner leursdevanciers. En français, on ne dispose guère que de P. BONNARD (1963,'1970),G. GANDER (1970), J. RADERMAKERS (1972), L. SABOURIN (1978), auxquels il fautajouter la traduction du petit commentaire de W. TRILLING (1971). Pourl'anglais : W.F. ALBRIGHT-C.S. MAN N (1971), D. HILL (1972), H.B. GREEN(1975), J.P. MEIER (1980), F.W. BEARE (1981), R.H. GUNDRY (1982). Pourl'allemand : W. GRUNDMANN (1968), E. SCHWEIZER (1973). Pour l'Italie

G. BARBAGLIO (1975), L. SABOURIN (1977), et surtout le dernier en datéR. FABRIS (1982). Pour l'Espagne : I. GÔMA CIVIT, II (1976).

C) Les monographies sur un thème matthéen sont nombreuses à accorder uneplace importante au discours eschatologique. Parmi elles, citons en premier lieu

un ouvrage récent dont nos observations ne sont souvent qu'un résumé

D. MARGUERAT, Le Jugement dans l'évangile de Matthieu, Genève, 1981, dontles p. 479-561 sont consacrées à la seconde partie du discours (Mt 24, 37 à 25, 46).

On trouve aussi là une abondante bibliographie pour chacune des péricopesétudiées. A voir également les pp. 354-373 du même ouvrage sur Mt 23, 29 à 24, 2(avec bibliographie particulière). Il semble inutile de répéter ici toutes cesinformations.

D) Les études consacrées à un verset ou à un groupe de versets de ces deuxchapitres. Nous venons de voir que, pour l'introduction du discours et sa seconde

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partie, les indications bibliographiques sont fournies par D. Marguerat. Dans lapremière partie, là où Matthieu suit Marc de plus près, les études qui s'occupent

du texte de Marc ne manquent généralement pas de noter les retouches deMatthieu. La section de Mt 24, 4-14 retient particulièrement l'attention de

W.G. THOMPSON, An Historical Perspective in the Gospel of Maithew, dans

Journal of Biblical Literature, 93 (1974), p. 243-262. L'objectif de D. WENHAM

est plus limité : A Note on Matthew 24 : 10-12, dans Tyndale Bulletin, 31(1980),

p. 155-162. Ces deux articles sont critiqués dans l'étude d'A. Puig i Tàrrech, déjàmentionnés (en A), dont l'intérêt se concentre sur 24, 9-14. On verra aussi la

monographie que le même auteur a consacrée à La Parabole des dix vierges

(Mt 25, 1-13) (An. Bib., 102), Rome-Barcelona 1983, qui ne manque pas de

situer la parabole dans son contexte (p. 19-30).

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LA LONGUE MARCHEDE LA LIBÉRATION

Luc 21

En 17, 22-35, Luc a déjà rapporté un discours de Jésus sur lethème du « Jour du Fils de l'homme », sa soudaineté imprévi-sible, l'évidence universelle de sa manifestation. Matthieu aintégré ces enseignements dans le discours qui précède le récit dela Passion (Mt 24, 26-28 et 37-40). Chez Luc, les deux discourseschatologiques se distinguent l'un de l'autre à la fois par le lieuoù ils se situent et par l'auditoire auquel ils sont adressés : lediscours du chapitre 17 se place quelque part sur le chemin quiconduit de la Galilée à Jérusalem et s'adresse aux disciples, celuidu chapitre 21 est tenu par Jésus à l'intérieur du Temple deJérusalem et, répondant à des inconnus, il se présente comme unenseignement public destiné au peuple juif.

Ces deux traits - les lieux et les personnes - distinguent lediscours de Lc 21 non seulement de celui du chapitre 17, maisaussi des deux versions parallèles de Marc et de Matthieu. Ilsméritent qu'on leur prête attention.

Le lieu

Mc 13, 3 et Mt 24, 3 avaient précisé que Jésus a prononcé lediscours eschatologique alors qu'il était « assis sur le mont desOliviers ». Il n'y a aucune indication de ce genre au début duchapitre 21 de Luc. Il n'est peut-être pas sans intérêt d'observerque Luc mentionne le « mont des Oliviers » non seulementcomme le point de départ de l'arrivée triomphale de Jésus à

Bibliothèque

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Luc 21

Jérusalem (Le 19, 29), s'accordant en cela avec ses parallèles(Mc 11, 1 et Mt 21, 1), mais aussi comme le lieu d'où, apercevantla ville, Jésus a prononcé sur elle une lamentation en annonçantson siège par des armées ennemies et sa destruction (Lc 19,41-44). Propre à Luc, cet oracle localisé sur le mont des Oliviersanticipe les prédictions du chapitre 21, à propos desquelles Lucne parle plus du mont des Oliviers.

Après la lamentation de Jésus sur Jérusalem, Luc nementionne pas son entrée dans la ville (Mc 11, 11a; Mt 21, 10),mais le montre immédiatement entrant dans le Temple (19, 45) etprocédant aussitôt à l'expulsion des marchands (vv. 45-46). Ilcompose alors une notice qui joue un rôle bien précis dansl'économie de son récit : « Et il était à enseigner chaque jour dansle Temple. Les grands prêtres et les scribes cherchaient à le fairepérir, les notables du peuple aussi, mais ils ne trouvaient pas cequ'ils pourraient faire, car le peuple tout entier l'écoutait,suspendu (à ses lèvres) » (19, 47-48). Pour saisir la fonction queremplit cette notice, il faut noter qu'elle correspond à la noticeque l'évangéliste a ajoutée en finale du chapitre 21 : « Pendant lejour, il était dans le Temple à enseigner; il en sortait la nuit etcampait au mont dit des Oliviers. Et tout le peuple, dès l'aurore,venait à lui dans le Temple pour l'écouter» (21, 37-38).

Entre la notice qui termine le chapitre 19 et celle qui termine lechapitre 21, tous les épisodes rapportés par Luc se situent dans leTemple, et ils illustrent tous l'enseignement que Jésus prodiguaitau « peuple » avide de « l'écouter ». Cette observation n'empêcheévidemment pas de reconnaître la présence de deux typesd'enseignement bien différenciés : le chapitre 20 est essentielle-ment constitué par une série de dialogues entre Jésus et sesadversaires : les grands prêtres et les scribes (vv. 1-19), desindicateurs (vv. 20-26), un groupe de Sadducéens (vv. 27-38),quelques scribes (vv. 39-44). En revanche, le chapitre 21,introduit par une question posée par des inconnus (vv. 5-7), seprésente comme un long monologue de Jésus (vv. 8-36). A lacharnière des deux chapitres, deux déclarations contrastéescelle par laquelle, s'adressant directement à ses disciples, Jésusdénonce de manière acerbe la vanité et la cupidité des scribes(20, 45-47) et celle par laquelle il fait l'éloge de la générositéd'une pauvre veuve (21, 1-4).

L'unité de lieu est donc rigoureuse depuis la mention del'entrée de Jésus dans le Temple (19, 45) et de l'enseignement

qu'il y donnait au peuple (19, 47-48) jusqu'à la mention de sessorties pour la nuit (21, 37). Tout se passe dans l'enceinte duTemple. Il n'y a pas de place chez Luc pour la sortie du Templedont parlent Mc 13, 1 et Mt 24, 1. La réflexion sur lesconstructions du Temple restera le point de départ du discourseschatologique ; mais elle se situe chez Luc à l'intérieur, non àl'extérieur du Temple. Elle ne concerne d'ailleurs plus l'énormitédes pierres de l'édifice (Mc 13, 1-2), mais leur beauté et lesornements qui décorent le sanctuaire (Le 21, 5). Marc admirait latechnique, Luc se place au point de vue esthétique.

Les personnes

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Les occasions de l'enseignement que Jésus dispense dans leTemple peuvent varier, de même que les destinataires immédiatsde ses paroles ; l'ensemble n'en constitue pas moins, dans laperspective de Luc, un enseignement public, donné en présencedu peuple. Les deux notices placées en tête et en finale deschapitres 20-21 (19, 47-48 et 21, 37-38) le montrent clairement.Elles sont confirmées par une série d'indications qui, jalonnant lechapitre 20, rappellent constamment la présence du peuple : 20,1.9.19.26.45.

Il reste que la manière dont Luc désigne les personnages dontl'intervention déclenche le discours du chapitre 21 peut paraîtreexcessivement vague : « Et comme certains lui parlaient au sujetdu Temple... » (v. 5), « Ils l'interrogèrent alors... » (v. 7). Quisont ces tines, ces «certains», présentés sans autre détermina-tion ? On sait que l'emploi adjectival de tis accolé à un substantifest un trait caractéristique du style de Luc. Dans les emploisnominaux de tis ou de tines, Luc prend généralement soin depréciser : « Certains d'entre les Pharisiens » (cf. 6, 2), « certainsd'entre les disciples » (cf. 7, 19). L'absence de précision tend àfaire penser qu'il s'agit d'inconnus qui, comme tels, se distin-guent naturellement des disciples (cf. 9, 7.8 ; 13, 1.23).

La comparaison avec les deux versions parallèles semblepouvoir confirmer cette interprétation. La réflexion sur lesconstructions du Temple est attribuée par Marc à « un desdisciples » de Jésus (Mc 13, 1), par Matthieu, plus largement, à« ses disciples » (24, 1). En substituant « certains » à cettedésignation précise, Luc montre qu'il veut éviter d'attribuer aux

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LUC 21

disciples et la réflexion sur la beauté du Temple, et la questionque va entraîner l'annonce de sa destruction. Cette correction del'évangéliste se situe exactement dans la ligne de l'insistance detoute cette section où l'on montre que, dans le Temple, Jésuss'attache à enseigner « le peuple ». Cela va de pair avec le faitque, chez Luc, Jésus ne sort pas du Temple pour prononcer sondiscours eschatologique.

Un indice indirect est fourni par le v. 7. Les gens qui ont invitéJésus à admirer le Temple l'interrogent ensuite en luidemandant : « Maître, quand donc ces choses arriveront-elles... ? » L'emploi de l'appellation « Maître », didascale, qui nese trouve pas dans le verset correspondant de Marc et deMatthieu (voir cependant Mc 13, 1), est hautement significatif.Jamais chez Luc les disciples n'emploient cette appellationdidascale pour s'adresser à Jésus : elle n'apparaît que sur leslèvres de personnes étrangères au groupe des disciples (Lc 7, 40;9, 38; 10, 25; 11, 45; 12, 13; 18, 18; 19, 39; 20, 21.28.39). Lerecours à ce titre suffirait à lui seul pour montrer que, dans laperspective de Luc, les inconnus (tines) dont l'interventionfournit à Jésus l'occasion du discours eschatologique n'appartien-nent pas au groupe des disciples. Répondant à leur demanded'explications, le discours s'adresse à tout le monde, même si soncontenu indique qu'il concerne particulièrement les disciples(cf. 20, 45).

La question et les réponses

Au v. 7, la question que ces inconnus posent à Jésus appelled'abord une traduction littérale : «Maître, quand donc ceschoses seront-elles, et quel sera le signe lorsque ces choses sontsur le point d'arriver ? » Qu'il s'agisse du « quand », dans lapremière partie, ou du « signe lorsque », dans la seconde, c'esttoujours à propos de « ces choses » qui doivent « être » ou« arriver » dans l'avenir. Que représente donc ce démonstratifneutre pluriel taûta, « ces choses » ? Le même pronom avait étéemployé au verset précédent, dans la déclaration de Jésus quiprovoque la question de ses interlocuteurs. Jésus avait dit : « Deces choses que vous contemplez, des jours viendront où il nerestera pas pierre sur pierre qui ne soit détruite » (v. 6). Taûta,« ces choses », renvoie ici au Temple dont ces gens avaient parlé à

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Jésus pour lui faire admirer sa beauté (v. 5). Mais il est clair quela question du v. 7 ne concerne pas uniquement le Templelui-même : les « choses » au sujet desquelles on interroge Jésus nepeuvent être que les événementts qui entraîneront la destructionannoncée par le v. 6. Le flottement dont témoignent les emploisde taûta ne rend pas la pensée inintelligible.

Si l'on considère maintenant cette question du v. 7 dans sonrapport avec la question parallèle de Mc 13, 4, le changement deperspective ne peut manquer de frapper. Chez Marc aussi, lapremière partie de la question concernait le point de savoir« quand ces choses seront ». Mais dans la seconde partie, relativeau signe, le problème semblait s'élargir : la question portait sur« le signe lorsque toutes ces choses seront sur le point des'achever ». Marc accentuait d'ailleurs la précision « toutes (ceschoses) » en rejetant le mot panta au bout de la phrase, ce qui luiaccordait un relief très vigoureux. De plus, il employait le verbesynteleîstai, « s'achever », « trouver sa consommation », dontMt 24, 3 rend bien la valeur en parlant de la « consommation dumonde ». A ce verbe technique du langage apocalyptique, laquestion de Luc substitue le verbe ginesthai qui s'applique à« l'arrivée » de n'importe quel événement historique.

D'autres indices encore montrent que, chez Luc, la questiondu v. 7 n'entend pas dépasser la perspective de la destruction duTemple. D'abord et avant tout, le fait que cette question est liéeà la prédiction du verset précédent par la conjonction oûn,« donc » : « Quand donc ces choses seront-elles ? » Le rapport deconséquence qui s'établit ainsi n'invite pas à penser à autre chosequ'à la catastrophe mentionnée au v. 6. La prédiction du v. 6avait été elle-même préparée par la réflexion du v. 5. Est-ce parhasard que Luc a éprouvé le besoin de préciser que cetteréflexion concernait le Temple : « Certains parlaient au sujet duTemple (peri toû hieroû) » ? C'est bien sur le sort du Temple queLuc attire l'attention de ses lecteurs dans les vv. 5-7, et sur ce sortenvisagé au niveau des événements historiques, indépendam-ment de toute perspective eschatologique.

Il n'est pas douteux que, chez Luc comme dans les deuxversions parallèles de Marc et de Matthieu, la réponse de Jésusva dépasser ce point de vue simplement historique. Mais on esttout de suite obligé de se demander s'il est exact de parler icid'une réponse de Jésus. Luc, en effet, signale trois fois que Jésusprend la parole. D'abord évidemment au v. 8 : « Et il dit. » Mais

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ensuite, le v. 10 est déjà introduit par la notice : « Alors il leurdisait. » La troisième prise de parole se trouve au v. 29 : « Et illeur dit une parabole. » Contrairement aux deux autres versionsdu discours eschatologique, le texte de Lc 21, 8-37 ne se présentedonc pas comme un discours continu. Les raccords narratifs duv. 10 et du v. 29 le divisent en trois tronçons différents.

Il ne faut peut-être pas majorer la portée du raccord du v. 29« Et il leur dit une parabole. » On en trouve l'équivalent dans

l'instruction sur le jeûne, en Lc 5, 36, et dans le discours de laplaine, en 6, 39. Luc s'en sert là pour attirer l'attention sur lelangage imagé auquel Jésus recourt, plutôt que dans le butd'indiquer le passage à un autre sujet. La cheville rédactionnelledu v. 29 peut marquer le commencement d'un nouveau dévelop-

pement, mais peut aussi introduire des précisions complémen-taires (vv. 29-33) sur les événements évoqués dans les vv. 25-27,

déjà prolongés par l'exhortation du v. 28 (faisant fonction detransition).

En revanche, le raccord du v. 10, « Alors il leur disait »,pourrait avoir plus d'importance qu'on ne serait disposé à lui enaccorder à première vue. Il est frappant de constater que lemême raccord est fréquemment utilisé dans les Actes pourmarquer le début d'un discours ou d'une déclaration (Ac 4, 8 ;10, 46; 21, 13 ; 23, 3 ; 25, 12 ; 26, 1 ; 27, 21) ; des formulesanalogues jouent le même rôle dans l'évangile (par exemple

Lc 3, 7 ; 12, 54 ; 13, 18). Cette observation tendrait à fairesupposer que, dans la pensée de l'évangéliste, le discoursproprement dit ne commencerait qu'avec le v. 10, la mise engarde des vv. 8-9 ne constituant qu'un préliminaire.

S'il est exact que Luc considère l'exhortation des vv. 8-9comme un préliminaire ou un simple exorde du discours, ilsemble assez naturel de supposer que l'exhortation finale(vv. 34-36) joue un rôle analogue : celui d'un épilogue parénéti-que, corollaire pratique des enseignements qui font l'objetpropre du discours. On notera tout particulièrement que la miseen garde contre le laisser-aller se situe dans la perspective del'irruption inattendue de « ce jour-là » : précision temporelle querien ne préparait dans le discours, où le mot « jour » étaitemployé au pluriel (vv. 22 et 23; cf. v. 6). Le corps du discourscommencerait donc avec le v. 10, pour se terminer avec le v. 33.

Dans ce développement principal, deux indications tempo-relles très appuyées attirent immédiatement l'attention. D'abord

LA LONGUE MARCHE DE LA LIBÉRATION

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celle qui introduit le v. 12 : « Mais avant toutes ces choses... » Onavait à peine commencé à parler de calamités terrestres et deterribles phénomènes célestes (vv. 10-11) que nous voilà brus-quement ramenés en arrière : à ce qui doit arriver auparavant.L'autre indication temporelle très caractéristique se trouve à lafin du v. 24, juste avant qu'on revienne aux phénomènes célesteset à leur effet sur les habitants de la terre (vv. 25-26). La finale duv. 24 annonce que « Jérusalem sera foulée aux pieds par lesnations, jusqu'à ce que soient accomplis les temps des nations».Entre ces deux précisions temporelles, les vv. 12-24 se présententainsi comme une enclave par rapport au développement amorcéaux vv. 10-11 et repris à partir du v. 25. L'épreuve de lapersécution par laquelle passera la communauté chrétienne(vv. 12-19) et la catastrophe épouvantable qui s'abattra surJérusalem (vv. 20-24) sont clairement détachées des cataclysmesqu'évoquent les vv. 10-11 et 25-26 et qui doivent constituer pourles croyants les signes de leur libération prochaine (v. 28).

En fait, le v. 27 avait déjà dépassé la question des signes pourmentionner, très brièvement, la venue glorieuse du Fils del'homme. La manière dont le v. 28 revient en arrière n'en est queplus significative : Luc y ramène ses lecteurs au temps quiprécède la fin et où les phénomènes cosmiques qui provoquerontun effroi mortel sur les hommes devront être pour eux le signald'une délivrance prochaine. Le v. 28 introduit ainsi le thème dela proximité auquel sont consacrés les vv. 29-33 et qui se situedans le prolongement naturel des développements sur la questiondu signe avant-coureur.

Bien qu'il n'ait pas été préparé par la question du v. 7 quidonne le départ aux enseignements du chapitre, le problèmeeschatologique continue donc à y jouer un rôle de premier plan.Par rapport à lui, la section consacrée aux persécutions dont leschrétiens auront à souffrir et aux mallheurs qui s'abattront surJérusalem (vv. 12-24) a pu faire figure d'enclave. Reste à savoirsi ce n'est pas précisément sur ce passage que porte l'intérêtprincipal de Luc. Central par rapport aux avertissements dudébut et de la fin (vv. 8-9 et 34-36) mais par rapport aussi auxdéveloppements sur les signes avant-coureurs (vv. 10-11 et25-33), ce morceau apparaît en même temps comme particulière-ment apte à manifester les préoccupations de Luc dans larédaction de tout le discours.

Il semble qu'après ce premier regard sur l'ensemble du

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LUC 21

chapitre, nous pouvons aborder maintenant l'examen de chacunede ses sections, en gardant l'ordre dans lequel elles se présententà nous.

l. AVERTISSEMENT PRÉALABLE (21, 8-9)

Le raccord narratif, «Alors il leur disait», placé au début duv. 10, a pour effet d'isoler les vv. 8-9 de la suite du discours et,par contrecoup, de les associer étroitement l'un à l'autre. Entraitant ces deux versets comme une seule unité littéraire, nousconstatons tout de suite que le texte de Luc se divise autrementque celui de Marc, dont il est cependant fort proche. Chez Marc,nous avons considéré comme mise en garde initiale les vv. 5b-6,auxquels correspond le seul v. 8 de Luc; et nous avons vu dans

les vv. 7-8 de Marc une nouvelle unité littéraire, apportant unepremière réponse, encore négative, à la question concernant lesigne de la fin : les différentes calamités dont on entendra parlern'auront pas la portée significative qui appartiendra seulement auspectacle sinistre qu'on aura directement sous les yeux (v. 14a).

Cette unité formée par les vv. 7-8 de Marc est coupée en deuxpar Luc, chez qui le v. 9 , correspondant au v. 7 de Marc, estrattaché à l'unité précédente, tandis que les vv. 10-11 formentune nouvelle unité amplifiant les données du v. 8 de Marc.

Marc entrait en matière par la recommandation : « Prenezgarde que personne ne vous égare » (13, 5b). Luc répète enaméliorant le style : « Prenez garde de ne pas vous laisser égarer »(v. 8a). Le péril qui menacera les disciples est ensuite indiqué.Chez Marc : « Beaucoup viendront en mon nom, en disant

C'est moi, et ils en égareront beaucoup » (v. 6). Chez Luc

« Beaucoup en effet viendront en mon nom, en disant : C'est moi,

et : Le temps est proche. N'allez pas derrière eux » (v. 8). La

conjonction explicative, « en effet », assure plus de liant à laphrase, et la recommandation : « N'allez pas derrière eux »traduit en termes parénétiques l'affirmation suivant laquelle les

imposteurs égareront beaucoup de gens. Ces précisions témoi-gnent du travail littéraire de Luc, sans modifier réellement le sensdu texte. On ne peut en dire autant pour l'affirmation nouvelleattribuée aux imposteurs : « Le temps est proche ! » Quelle est

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donc l'erreur à laquelle Luc s'en prend en faisant cette addition ?La question mérite qu'on lui prête attention.

On pourrait observer, en premier lieu, qu'une relation estpossible entre cette addition et ce qui paraît être une omissiondans la suite du texte. Nous avons vu que, chez Marc, lapréoccupation du danger que doivent constituer les imposteursqui veulent se faire passer pour le Christ se manifeste nonseulement dans la mise en garde par laquelle le discourseschatologique commence (13, 5b-6), mais aussi dans la nouvellemise en garde qui, en 13, 21-23, conclut la première grande partiede ce discours. Luc n'a rien repris de cette seconde mise en garde(qui se situerait entre le v. 24 et le v. 25 de sa version dudiscours). Il est vrai qu'il avait déjà rapporté un avertissementanalogue dans son premier discours eschatologique, en 17, 23 (cf.17, 21). Il semble en tout cas moins préoccupé du danger quirésulterait des prétentions de faux messies que de celui quis'attache à l'affirmation : « Le temps est proche ! »

Deuxième observation. On peut se demander si un rapport nedoit pas être établi entre ce complément ajouté au v. 8 et le faitque Luc unit étroitement le v. 8 au v. 9, et sépare en mêmetemps ce v. 9 des deux versets suivants. Les vv. 8-9 forment àprésent une unité, dans laquelle un contraste oppose, àl'affirmation des imposteurs du v. 8 : « Le temps est proche », ladéclaration qui termine le v. 9 : « mais ce ne sera pas de sitôt lafin ». Luc accentue cette finale, comme le montre la comparaisonavec le verset parallèle de Marc. Là où Marc écrivait : « Il fautque cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin » (13, 7), Lucinsiste en introduisant deux adverbes : « Il faut d'abord que ceschoses arrivent, mais ce ne sera pas de sitôt la fin. » Cetteinsistance s'explique par le désir de contredire plus explicitementceux qui prétendent que « le temps est proche ».

Troisième observation. La suite du discours fournit une autreréfutation de l'affirmation de ceux qui disent que « le temps estproche ». Il y a d'abord la cheville rédactionnelle du v. 28« Quand ces choses commenceront à arriver, redressez-vous etrelevez vos têtes, parce que votre libération est proche. » Lalibération ne sera proche que quand on en verra les signesavant-coureurs, à l'encontre de l'affirmation des imposteurs qui

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LUC 21

la déclarent proche indépendamment de ces signes. L'image dufiguier dont le bourgeonnement fait comprendre que l'été estproche (v. 30) illustre l'idée qu'à la vue des signes avant-coureursles disciples pourront comprendre que « le Royaume de Dieu estproche » (v. 31). C'est Luc qui, en parallèle avec la mention de la« libération » au v. 28, introduit ici la mention du « Royaume deDieu ». Il explicite ainsi la nature de ce qui sera « proche »lorsque apparaîtront les signes avant-coureurs. Les vv. 28-31

s'opposent ainsi à l'affirmation prématurée des imposteurs duv. 8, qui parlent de proximité du temps sans respecter les délaisdu déroulement providentiel des événements.

Il faudrait ajouter, en quatrième lieu, que la polémique dont cediscours témoigne à l'égard de ceux qui prétendent que « le tempsest proche » correspond à une attitude constante de Luc. C'estainsi qu'en 19, 11, il introduit la parabole des mines par unenotice très explicite : « Il dit encore une parabole, parce qu'ilétait près de Jérusalem et qu'ils pensaient que le Royaume deDieu allait apparaître à l'instant même. » Cette parabolecommence par parler du voyage qu'un homme de hautenaissance entreprend « pour un pays lointain » (19, 12) : cetteprécision, sans parallèle en Mt 25, 14, accentue la durée duvoyage. Précision du même genre dans la parabole des vigneronshomicides, où Luc tient à spécifier que le propriétaire est parti envoyage « pour un long temps » (20, 9).

On pourrait s'interroger encore sur la réaction de Luc devantla formule par laquelle Marc résume la prédication de Jésus« Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est devenuproche » (Mc 1, 15a). Lc 4, 15 ne reprend pas cette formule.Mais le mot « temps » (kairos) a été ajouté au v. 13 : « le diables'écarta de lui pour un temps ». Le mot « temps » est ainsi mis enrelation avec la Passion. Quand au verbe « est accompli », il estrepris exactement sous la même forme (parfait peplèrôtai) auv. 21 : « Aujourd'hui cette Écriture est accomplie à vos oreilles. »

L'addition des mots « Le temps est proche » en Lc 21, 8 reçoit

ainsi tout son sens. Luc s'en prend à des imposteurs qui risquentd'égarer les croyants en leur affirmant que la « fin » est proche(v. 9), que « le Royaume de Dieu est proche » (v. 31), que leur« libération est proche » (v. 28). Une telle affirmation ne peutengendrer que des illusions et conduire à des déceptionsdangereuses pour la foi elle-même. Luc insiste donc dans sa mise

en garde :

« N'allez pas derrière eux! » Le temps ne sera

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réellement proche que quand on en verra les signes manifestes.Il reste à signaler une autre modification significative apportée

par Luc au verset suivant. Mc 13, 7 écrivait : « Lorsque vousentendrez (parler) de guerres et de bruits de guerres ». Lc 21, 9précise : « Lorsque vous entendrez (parler) de guerres et dedésordres ». Le mot akastasiai, « désordres », peut évoquer plusprécisément des « insurrections », des « révoltes ». Il s'appliquefort bien à la Révolte juive, qui s'est terminée par la destructiondu Temple en 70. Ces événements ne sauraient signifier que « letemps est proche » : ils doivent arriver « d'abord, mais ce ne serapas de sitôt la fin ».

Il paraît donc clair que l'avertissement de ces deux versets meten garde contre des illusions au sujet d'une fin imminente. Ornous avons constaté que la question du v. 7 à laquelle ces vv. 8-9semblent donner une première réponse ne faisait plus, dans larédaction de Luc, aucune allusion à la fin et qu'elle portaituniquement sur la destruction du Temple, le moment de cedésastre et le signe qui permettra de le prévoir. N'a-t-on pasl'impression que la perspective des vv. 8-9 ne correspond pas àcelle qu'ouvrait le v. 7 ?

Le problème soulevé par le manque de rapport entre le v. 7 etles vv. 8-9 fait toucher du doigt un des centres d'intérêt majeursde Luc dans la rédaction de son chapitre 21. On s'en apercevramieux par la suite. Mais puisque le problème se pose déjà, il peutêtre opportun d'indiquer sans plus tarder la direction danslaquelle se fera la lumière. Si l'enchaînement paraît défectueuxentre une question concernant la destruction du Temple et unemise en garde contre l'illusion d'une fin imminente, il faut voir lànon l'effet d'une maladresse rédactionnelle, mais la premièreexpression de la préoccupation qu'a Luc de dissocier les deuxévénements, de nier tout rapport entre la destruction du Templeet la fin du monde. Ce sont les imposteurs qui établissent unrapport, concluant de la ruine du Temple à la proximité de la fin.Luc entend faire comprendre le contraire. Voilà, si l'on peutdire, la « thèse » dont le décalage entre le v. 7 et les vv. 8-9 resteune première manifestation, encore indirecte.

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2. LES BOULEVERSEMENTS COSMIQUESDE LA FIN (21, 10-11)

L'introduction narrative du v. 10 : «Alors il leur disait»,établit une coupure tranchée entre la mise en garde des vv. 8-9 etles révélations apocalyptiques des vv. 10-11. Le v. 10 ne fait

pourtant que répéter les termes de Mc 13, 8a : « On se dresseranation contre nation et royaume contre royaume. » Luc supprimesimplement la conjonction « car » qui, chez Marc, unissait cetteannonce à ce que le verset précédent avait dit au sujet de« guerres et de bruits de guerre » dont on entendra parler, et ilfaut reconnaître que la liaison ainsi établie était excellente.

Marc

continuait

au

v. 8b :

« Il

y

aura

par

endroits

des

tremblements de terre, il y aura des famines. ». Le v. lla de Lucamplifie un peu : « Et il y aura de grands tremblements de terre

et, par endroits, des pestes et des famines. » Les tremblements deterre sont devenus « grands », et les « pestes » se sont jointes aux« famines » pour le plus grand plaisir de l'auditeur grec qui ne

manquera pas de goûter la paronomase : loimoi kai limoi. Onpassera à l'évangéliste cette modeste satisfaction rhétorique.

Le v. llb se sépare de Marc qui écrivait au même endroit : « cesera le commencement des douleurs » (13, 8c). La réflexion sur lasignification eschatologique des événements fait place chez Luc àune continuation de la description : « Il y aura aussi des prodigeseffrayants et de grands signes venant du ciel. » Ce qui frapped'abord ici est le parallélisme rigoureux qui unit llb à lla. Onnotera que chacune des deux parties du verset est introduite parla particule conjonctive té qui caractérise le grec littéraireemployée avec discrétion dans le troisième évangile, elle est trèsfréquente dans les Actes. On observe surtout que chacune desdeux parties du verset se compose elle-même de deux membresle premier est très bref (« de grands séismes », « des prodigeseffrayants ») ; introduit par la conjonction kai, le second est plusdéveloppé : « et par endroits il y aura des pestes et des famines »,« et, venant du ciel, il y aura de grands signes ». Ce secondmembre commence chaque fois par une indication de lieu (« parendroits », « venant du ciel ») et se termine par le même verbe au

futur : « il y aura » (ésontai, éstai). Le rapport entre les deux

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parties est clair : la première concerne des phénomènes ter-restres, la seconde des phénomènes célestes. Une inclusionatteste l'unité de l'ensemble, partant de « séismes grands

(megaloi) » pour aboutir à des « signes grands (megala) ». Auxphénomènes terrestres, légèrement amplifiés par rapport à ceuxdont parlait Marc, Luc associe donc des phénomènes célestes quin'étaient pas mentionnés ici par Marc.

Il saute aux yeux que la description des vv. 10b-11b n'est passans rapport avec celle à laquelle les vv. 25-26 accordent plus dedéveloppements : « Et il y aura des signes dans le soleil, la lune etles étoiles, et sur la terre les nations seront dans l'angoisse,inquiètes du fracas de la mer et des flots ; des hommes mourrontd'effroi... » Les « prodiges effrayants (phobètra) que mentionnele v. llb correspondent aux cataclysmes qui feront mourir lesgens « d'effroi » (phobos, v. 26), et les « grands signes venant duciel » aux « signes » que le v. 25 situe dans le soleil, la lune et lesétoiles ; la précision « venant du ciel » anticipe en même tempssur ce que le v. 26 dit de l'ébranlement des puissances « descieux

Il est possible maintenant de se rendre compte des consé-quences qu'entraîne l'addition du v. llb. Elle témoigne du faitque Luc ne sépare pas les catastrophes mentionnées dans les

vv. 10-11 de celles dont il sera question dans les vv. 25-26, justeavant la scène de l'avènement du Fils de l'homme. La manièredont l'évangéliste envisage les choses s'oppose résolument à cellede Marc, pour qui les calamités mentionnées dans le passage

parallèle (vv. 7-8) - guerres, tremblements de terre et famines- faisaient encore partie de l'histoire ordinaire et ne signifiaient« pas encore la fin » (v. 7) : elles constituaient simplement « lecommencement des douleurs » (v. 8). Pour Luc, qui amplifie cescalamités terrestres et les associe à des « signes » célestes, il s'agitbel et bien de phénomènes avant-coureurs de la fin. C'estjustement en cela que les catastrophes évoquées par Luc dans lesvv. 10-11 se distinguent des guerres et des insurrections mention-nées au v. 9 et qui, elles, ne permettaient pas de présager une fin

prochaine.On comprend mieux alors qu'à la fin du v. 11 Luc ait

complètement éliminé l'indication temporelle par laquelle seterminait le verset correspondant de Mc 13, 8 : « Ces (calamités)seront le commencement des douleurs. » L'expression de Marcfaisait entendre que les événements envisagés n'avaient qu'un

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rapport très éloigné avec la fin, qu'ils ne permettaient pas d'enaugurer la proximité. Pour Luc, ces mêmes événements, maisavec l'ampleur nouvelle qui leur a été donnée, sont bien ceux quipréludent à l'avènement du Fils de l'homme.

Ajoutons tout de suite que cette suppression faite au v. 11 dela précision chronologique du v. 8 de Marc va de pair avecl'addition d'une autre précision chronologique au début duv. 12 : « Mais avant toutes ces choses... » La section consacréeaux persécutions contre les chrétiens (vv. 12-19) ainsi qu'au siègeet à la prise de Jérusalem (vv. 20-24) est située avant lesphénomènes terrestres et célestes mentionnés dans les vv. 10-11,en même temps qu'avant le nouveau développement qui leur seraconsacré dans les vv. 25-26. Le résultat est toujours le même : lesvv. 10-11 comme les vv. 25-26 concernent les bouleversementscosmiques de la fin, s'opposant en cela aux guerres et auxdésordres cités au v. 9 comme aux persécutions contre leschrétiens et à la chute de Jérusalem dont parlent les vv. 12-24.

Nous pensons donc que Luc s'en tient à la distinction de deuxpériodes : d'une part, celle des événements qui relèvent del'histoire du monde présent (vv. 9 et 12-24), d'autre part celle descatastrophes qui doivent marquer la fin de cette histoire

(vv. 10-11 et 25-28).

3. LES CHRÉTIENS DANS LA PERSÉCUTION(21, 12-19)

Nous venons de parler de la notation chronologique qui, audébut du v. 12 introduit la section des persécutions : « Mais avanttoutes ces choses... » Elle va de pair avec l'optique nouvelle danslaquelle Luc considère les bouleversements des vv. 10-11 commefaisant déjà partie de la fin, optique en raison de laquelle il n'apas repris, à la fin du v. 11, l'indication de Marc sur «lecommencement des douleurs ». Le v. 12 nous ramène au tempsprésent, le temps de l'histoire et le temps de l'Église, cettepériode qui, comme le disait le v. 9, « doit arriver d'abord » maissans indiquer que la fin soit pour bientôt. Il vaut la peined'observer tout de suite qu'à la précision temporelle nouvelleplacée au début du v. 12 correspond aussi une autre omission

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dans la finale de la section que nous abordons. Le passageparallèle de Marc se terminait sur la déclaration, à la foisavertissement et promesse : « Celui qui aura tenu bon jusqu'à lafin, celui-là sera sauvé » (13, 13b). Luc est trop attentif à ladistinction des temps pour pouvoir reprendre l'idée d'une

persévérance « jusqu'à la fin » (eis telos). Une telle manière des'exprimer ne suppose-t-elle pas un lien de continuité entre letemps des persécutions et la venue de la fin ? Luc tient justementà couper les ponts! Son v. 19 reprendra l'exhortation à « tenirbon », mais en la rédigeant de façon à éliminer l'expression« jusqu'à la fin », inopportune à son point de vue.

Extrêmement soucieux de cohérence dans l'emploi desindications qui concernent les temps, Luc manifeste aussi danscette section une préoccupation de cohérence littéraire. On levoit d'abord au fait que l'ensemble de ces huit versets est rédigéd'un bout à l'autre à la deuxième personne du pluriel, « vous »,alors que les versets correspondants de Marc passent constam-ment de la deuxième à la troisième personne. Il écrira donc « entémoignage pour vous » au v. 13, au lieu de « en témoignage poureux » ; au v. 16, « vous serez livrés », au lieu de « on livrera », et« on mettra à mort plusieurs d'entre vous », au lieu de « ils lesmettront à mort » ; au v. 19, il parlera de « votre constance », aulieu de dire en général : « celui qui aura tenu bon ». Une autremanifestation de ce même souci littéraire se trouve dans l'emploide conjonctions assurant un meilleur enchaînement des phrasesle « donc » ajouté au début du v. 14, le « car » au début du v. 15,

le « et même » (de kai) remplaçant un simple « et » (kai) au début

du v. 16.Le passage parallèle de Marc contenait une déclaration

importante : «Et il faut qu'à toutes les nations l'Évangile soitd'abord proclamé » (13, 10). Nous avons constaté que, dans soncontexte martien, cette déclaration s'intègre à une présentationoriginale de la situation : les persécutions, et particulièrement lescomparutions des chrétiens devant les tribunaux, seront pour euxl'occasion de rendre témoignage de leur foi et de contribuer ainsià l'œuvre de l'évangélisation universelle qui leur a été confiée parle Seigneur. La disparition de cette déclaration dans les versetsque Luc consacre à la persécution a donc causé quelque surpriseaux commentateurs. Il n'est donc pas inutile de se rendre compteque Luc avait de bonnes raisons de ne pas reprendre la sentencedans ce contexte. La raison la plus évidente se trouve dans le fait

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que cette sentence contenait la précision chronologique « d'a-bord» (prôton). Cet adverbe fait de l'évangélisation des nationsla condition préalable de la venue de la fin. Or nous avonssuffisamment souligné le soin avec lequel Luc tient à dissociercette section des persécutions de toute perspective proprementeschatologique. Il est facile de se rendre compte que, sans cetadverbe devenu impossible chez Luc, la sentence aurait constituéun corps étranger dans ce contexte.

A cette raison précise s'ajoute une raison plus générale. Lucporte assurément un intérêt tout particulier au thème del'évangélisation des nations. Mais son intérêt va de pair avec unsouci très marqué d'éviter tout anachronisme à ce sujet. Il saittrop bien que, durant son ministère terrestre, Jésus a consacrétoute son activité à Israël. S'il y a une exception dans le cas ducenturion de Capharnaüm, Luc prend précisément soin d'accen-tuer son caractère exceptionnel (Lc 7, 1-10). Certes, l'avenir dela mission aux Gentils fait déjà l'objet de prévisions, maistoujours à mots couverts qui révéleront leur portée après Pâquesseulement. C'est à partir de la résurrection de Jésus qu'il estouvertement question de cette mission. Luc n'a donc passupprimé la déclaration de Mc 13, 10, il l'a simplement reportéeà plus tard. On en retrouve sans peine l'écho dans les paroles duChrist ressuscité expliquant à ses apôtres que, d'après lesÉcritures, il fallait « qu'en son nom le repentir en vue de larémission des péchés soit proclamé à toutes les nations, encommençant par Jérusalem » (Lc 24, 47).

Mais ce qui mérite surtout de retenir l'attention dans cesvv. 12-19, c'est le changement de ton qui s'y révèle par rapportau passage correspondant de Marc. Là où le texte de Marc seprésentait comme une mise en garde, celui de Luc devientencouragement et appel à la confiance. L'exhortation finale à laconstance en reçoit une coloration nouvelle.

Appel à la confiance

Pour annoncer aux chrétiens les mauvais traitements qu'ilsauront à subir, Mc 13, 9 prenait le ton d'un avertissementsévère : « Prenez garde à vous-mêmes! » La formule présentaitl'avantage de relier ce morceau aux mises en garde contrel'égarement où des imposteurs risquaient de les entraîner (13,

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55.23), en même temps qu'à celle qui visait le danger de« s'endormir » dans l'attente d'une venue dont on ne connaît ni lejour ni l'heure (v. 33). Luc a adopté la même sévérité dans cesdeux derniers cas (21, 8 et 34), mais il semble l'avoir jugéeinadéquate à l'adresse de ceux qui vont avoir à souffrir à cause dunom de Jésus. Le raccord temporel du v. 12, « Mais avant toutesces choses », est donc immédiatement suivi de la prédiction« On portera les mains sur vous, on vous persécutera... »

En fait, l'avertissement initial n'est pas simplement supprimé.Il revient sous une autre forme au début du v. 14 : « Mettez-vousdonc bien dans le cœur de ne pas vous préoccuper d'avance... »On reconnaît une expression rencontrée chez Luc déjà à proposdes circonstances merveilleuses qui avaient entouré la naissancede Jean Baptiste : « Tous ceux qui en entendirent parler lesmirent dans leur cœur, en disant : Que sera donc cet enfant ? »(1, 66). Luc s'était exprimé d'une manière un peu différentequand, à propos des sujets d'étonnement que donne l'enfantJésus, il signale que Marie « conservait tout cela dans son cceur »(2, 19.51). On a parlé de ces trois versets de l'évangile del'enfance comme d'un « refrain du souvenir ». Et c'est effective-ment ce que signifie la formule : on « met dans son cœur » ce donton garde la mémoire pour s'en souvenir au bon moment, lorsquece qu'on a appris éclairera les événements. C'est bien le sensaussi de la recommandation que Jésus fait à ses disciples, pourqu'ils se souviennent de ce qui leur a été dit quand ils auront àcomparaître en accusés devant les tribunaux. Il n'y a évidemmentplus trace de sévérité dans cette recommandation qui a pris unetournure toute positive.

Dans la perspective missionnaire qui était la sienne, Marc avaitaussitôt ajouté que, comparaissant à cause de Jésus devant desgouverneurs et des rois, les disciples y trouveraient l'occasion derendre « témoignage pour eux » (13, 9). Ce n'est pas ce quiintéresse Luc, qui retourne l'expression : « Cela tournera entémoignage pour vous » (v. 13). Compte tenu du fait que larecommandation qui suit - ne pas se préoccuper de ce qu'ondevra dire - avait déjà été rapportée par Luc en 12, 11-12, onpeut se demander si ce n'est pas cet autre contexte qui a facilité lesaut de la pensée, passant des plus hautes instances judiciaireshumaines, les rois et les gouverneurs, à l'instance suprêmeabsolue du tribunal divin. Le témoignage dont bénéficieront lesdisciples persécutés à cause du Christ correspondrait alors à celui

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que promet Le 12, 8 : « Tout homme qui se sera déclaré pour moidevant les hommes, le Fils de l'homme aussi se déclarera pour luidevant les anges de Dieu.»

On assiste ainsi en Le 21, 13 à un renversement de laperspective par rapport à Mc 13, 9. Au témoignage rendu par lesdisciples à l'occasion de la persécution, Luc substitue letémoignage qui sera rendu aux disciples en vertu précisément decette persécution. Le fait d'avoir dû comparaître devant destribunaux à cause de leur foi influencera de manière détermi-nante la sentence divine qui décide du salut de chacun.Exactement le contraire de ce que Jacques déclare aux riches« Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille sera untémoignage contre vous et dévorera vos chairs comme un feu »(Je 5, 3). De même que, par elles-mêmes, les richessesaccumulées font prévoir la condamnation des riches lors dujugement, ainsi les souffrances endurées à cause du Christ sontun gage de salut. Voilà déjà une première considérationencourageante pour les chrétiens persécutés. La même perspec-tive reviendra dans les vv. 18-19.

Les vv. 14-15 en ajoutent une deuxième. Dans le passageparallèle, le v. 11 de Marc précisait l'objet de la mise en gardeannoncée par le v. 9 : n'allez pas vous préoccuper d'avance de ceque vous direz devant vos juges, car l'Esprit Saint parlera parvous. Chez Luc, la mise en garde a disparu et la promesse estbeaucoup plus circonstanciée : «Mettez-vous donc bien dans lecœur que vous n'avez pas à vous préoccuper d'avance de votredéfense, car je vous donnerai moi-même un langage et unesagesse à laquelle aucun de vos adversaires ne pourra résister nicontredire. » Non seulement les disciples recevront de Jésuslui-même les paroles qu'ils auront à dire, mais on leur promet enoutre que leurs discours jetteront leurs adversaires dans laconfusion, les laissant sans réplique. On voit déjà se profiler ici lepersonnage d'Étienne à propos duquel Luc écrira que, quand ildiscutait avec les Juifs, ceux-ci « n'étaient pas de force à résister àla sagesse et à l'Esprit par lequel il parlait » (Ac 6, 10). Voicidonc un nouveau motif de confiance pour les chrétiens traînésdevant les tribunaux : ils y seront bien plus forts que leursadversaires.

Le tableau des vv. 16-17 reste sombre : les chrétiens serontlivrés par leurs plus proches, et certains d'entre eux seront mêmemis à mort (v. 16). Luc a tout de même pris soin d'introduire une

petite restriction en précïsant « certains d'entre vous » : le texte

de Marc aurait pu faire penser que tous seraient tuéi. Le v. 17

répète Mc 13, 13a : « Et vous serez haïs de tous à cause de monnom. » Mais Luc ne veut pas s'arrêter là, et il ajoute unepromesse qui lui est propre : « Et pas un cheveu de votre tête nepérira » (v. 18). Cette formulation imagée, qui a ses antécédentsdans la Bible (1 S 14, 45 ; 2 S 14, 11), semble plaire à Luc qui lamettra plus tard sur les lèvres de Paul, déclarant à sescompagnons de navigation : « Il ne périra pas un cheveu de la

tête d'aucun de vous » (Ac 27, 34). Ce trait final change

naturellement la couleur du tableau. Au lieu de dire auxchrétiens, comme Marc : « Soyez sur vos gardes », Luc cherche àles rassurer : « Vous n'avez rien à craindre ! »

On a pu le constater : les retouches apportées par Luc dans la

transmission des vv. 12-18 ont toutes la même orientation,rendre confiance aux chrétiens touchés par la persécution. Cesouci de rassurer, d'encourager, tend à faire penser que Luc etses lecteurs connaissent par expérience les difficultés d'unecommunauté persécutée. Pour s'adresser à ces chrétiens éprou-vés, Luc a senti qu'il fallait autre chose que l'austère sévérité de

la mise en garde du texte de Marc. Il a donc donné à cetteexhortation une tournure nettement plus positive. Mais le butqu'il poursuit et qui s'exprime dans la finale du morceau (v. 19)n'est pas différent de celui de Marc : appeler les chrétiens à tenir

bon.

Appel à la constance

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La sentence qui termine la section des persécutions donne àpremière vue l'impression de recevoir en Mc 13, 13b (= Mt 24,

13) et en Le 21, 19 deux formulations équivalentes. Marc

emploie le verbe hypoménô, « tenir bon », tandis que Luc préfère

le substantif hypomonè, « constance » : ce n'est pas cela qui faitchanger le contenu de la recommandation implicite. La confron-tation des deux versions mérite cependant un examen plus

attentif. Marc écrivait : « Celui qui aura tenu bon jusqu'à la fin,celui-là sera sauvé. » Luc préfère dire : « C'est par votreconstance que vous acquerrez vos âmes. » La formule de Marcétait limpide, celle qui la remplace chez Luc l'est beaucoupmoins. Pourquoi donc ce changement ?

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Il n'y a pas lieu de revenir sur la logique qui imposait à Luc lasuppression de la précision temporelle « jusqu'à la fin » : elle nes'accordait pas avec la dissociation qu'il opère dans ce chapitreentre le temps de l'histoire, dont les persécutions font partie, et lafin des temps. Nous pouvons ajouter maintenant que, dans laligne des versets précédents, la construction de Marc met l'accentsur la nécessité de « tenir bon », présentant cette constancecomme l'indispensable condition pour être sauvé. Cela ne va passans une nuance menaçante : sans persévérance, pas de salut. Leton reste celui de la mise en garde.

Il est clair qu'à ce point de vue la rédaction de Luc estentièrement positive : «C'est par votre constance que vousgagnerez vos vies. » La constance reste condition indispensable,mais sans aucun sous-entendu menaçant, l'accent se plaçantnettement sur la promesse. Ici, Jésus s'adresse directement auxchrétiens pour leur dire : Tenez bon et vous serez sauvés. Lechangement donné à la tournure de la phrase témoigne encoreune fois de l'éclairage encourageant que Luc a voulu donner àtout le morceau.

Mais le changement de vocabulaire risque d'étonner davan-tage. Au lieu d'écrire, comme le lui aurait suggéré le texte deMarc : «Vous serez sauvés», Luc emploie l'expression un peuétrange qui se traduit littéralement : «Vous acquerrez vosâmes. » Deux considérations peuvent éclairer le sens de cettetransformation. Il faut observer d'abord que Luc avait ici uneraison d'éviter le passif du verbe «sauver», lui qui recourt sivolontiers au vocabulaire du «salut». Cette raison doit êtrecherchée dans la relation étroite que, dans sa version martienne,la sentence établit entre le salut dont elle parle et « la fin » où ellele situe. Voulant éviter toute continuité entre la persécution etcette « fin », Luc devait être amené assez naturellement àéliminer la perspective d'un « salut » lié à la « fin ». Effective-ment, l'idée de salut reviendra au v. 28 sous un autre nom, celuid'apolytrôsis, « libération », mais là en connexion étroite avecl'avènement du Fils de l'homme.

Si Luc avait donc une raison d'éviter ici le verbe « sauver »,trop compromis dans ce cas par son association à « la fin », il resteà se demander pourquoi le choix de l'expression « acquérir sonâme » (ktèsesthe tas psychas hymôn). La réponse paraît assezsimple : par cette expression, Luc a voulu rappeler une autresentence de Jésus, une sentence particulièrement familière à la

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tradition évangélique, puisqu'elle nous parvient six fois dans lesévangiles (Mt 10, 39; 16, 25 ; Mc 8, 35 ; Lc 9, 24; 17, 33; Jn 12,25). Sa formulation varie d'une version à l'autre ; c'est celle souslaquelle Luc la transmet qui doit attirer l'attention. Alors qu'en9, 24 Luc reproduit à peu près textuellement la version de Mc 8,35, il la cite en 17, 33 sous une forme qui lui est particulière« Celui qui cherchera à acquérir (peripoièsasthai) son âme laperdra, et celui qui la perdra lui donnera la vie. » Pour dire« acquérir » son âme, cette sentence emploie le verbe peripoiéo-mai, celui qui est plus familier au langage théologique de l'Égliseprimitive, celui auquel fait aussi écho le substantif peripoièsisdans la réflexion d'He 10, 39 : « Nous ne sommes pas, nous, desgens de défection pour notre perdition (apôleian), mais de foipour l'acquisition de l'âme. » L'emploi en Lc 21, 19 du verbektaomai, plus conforme au langage courant, ne doit pasempêcher de reconnaître dans ce verset le souvenir de la sentencede Jésus que Luc avait citée en 17, 33, dans son premier discours

eschatologique.On peut ainsi se rendre compte que ce verset opère un autre

changement de perspective par rapport au verset parallèle deMarc : non seulement il encourage plutôt qu'il ne menace, maisaussi il se place au point de vue du chrétien individuel qui,risquant sa propre vie, est ainsi assuré de la sauvegarder,indépendamment de l'hypothèse d'une fin prochaine et du salutdéfinitif dont l'espérance serait liée à la venue de cette fin. Lapromesse faite aux persécutés n'est plus associée au présupposéqui fait de la persécution une situation particulière des croyantsvivant à la veille de la fin du monde; elle prend une valeurgénérale, valable pour n'importe quel temps.

Il reste à observer que la « constance » (hypomonè) à laquellele v. 19 exhorte ainsi les chrétiens n'a plus exactement la mêmecouleur que dans son parallèle martien. L'hypomonè conserve enMc 13, 13 la nuance eschatologique qu'on lui voit souvent dans lacatéchèse chrétienne primitive (cf. 1 Th 1, 3 ; Rm 2, 5-8; 8,18-25, etc.) : elle apparaît comme cette forme particulière del'espérance requise de ceux qui attendent la fin au milieu desépreuves et des tribulations qui en sont le prélude. Chez Luc, la«constance» est simplement la forme que la persévérance doitprendre au milieu des épreuves qui caractérisent la vie courantedu chrétien. C'est en ce sens que Luc l'introduit dans lecommentaire de la parabole du semeur : contrairement aux

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croyants qui font défection au moment de l'épreuve (Lc 8, 13),les chrétiens authentiques sont « ceux qui, ayant entendu laParole avec un cceur noble et généreux, la retiennent et portentdu fruit par la constance » (v. 15).

Cette forme de la persévérance chrétienne préoccupe manifes-tement Luc. Les Actes y reviennent plusieurs fois en utilisant desverbes apparentés à hypoménô. Barnabé exhorte les nouveauxconvertis d'Antioche à « rester attachés (prosménein) du fond ducœur au Seigneur » (11, 23) ; à Antioche de Pisidie, Paul etBarnabé pressent leurs auditeurs de « rester attachés (prosmé-nein) à la grâce de Dieu» (13, 43), et ailleurs encore, «pouraffermir l'âme des disciples, ils les exhortent à demeurer attachés(emménein) à la foi, car (disaient-ils) il nous faut passer par biendes tribulations pour entrer dans le Royaume de Dieu » (14, 22).

La « constance » dont parle Le 21, 19 n'est pas différente decette fermeté dans l'attachement à la foi qui permet à celle-ci deporter tous ses fruits (8, 15) et de procurer aux croyants le gain deleur âme (21, 19), l'entrée dans le Royaume (Ac 14, 22). Déjànécessaire en raison des traverses de la vie ordinaire, cette formede la fidélité l'est encore davantage dans une époque depersécution, où il faut se montrer prêt à perdre sa vie pour« l'acquérir », ou la « gagner », au plein sens du terme.

4. LES JOURS DU CHÂTIMENT DE JÉRUSALEM(21, 20-24)

Repères chronologiques

Les cinq versets dont nous abordons l'examen constituent uneunité littéraire où tous les éléments qui la composent sont liésentre eux. Se rapportant au siège et à la prise de Jérusalem pardes armées ennemies, ils traitent d'un sujet bien distinct de celuiqui occupait la péricope précédente, relative aux persécutionscontre les disciples de Jésus ; bien distinct également du thèmedont parleront les versets suivants, traitant des bouleversementscosmiques auxquels sera liée la venue du Fils de l'homme. Laquestion se pose tout de suite de savoir comment Luc situel'événement de la chute de Jérusalem dans l'ordonnance

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chronologique des événements qui font l'objet de ce discours de

Jésus.L'indication la plus explicite à cet égard est celle qui termine le

v. 24 : « ... et Jérusalem sera foulée aux pieds par les nations,jusqu'à ce que soient accomplis les temps des nations». Unepériode d'une durée indéterminée vient ainsi séparer la chute deJérusalem des signes avant-coureurs de la fin auxquels sontconsacrés les versets suivants. Nous avons évidemment affaire àun cliché apocalyptique. On en retrouve l'écho en Ap 11, 2 : « Leparvis extérieur du Temple... a été donné aux nations, et ellesfouleront aux pieds la Ville sainte pendant quarante-deux mois. »Il faut rappeler au moins Za 12, 2-3 LXX : « Voici que je fais deJérusalem une oblation bien secouée pour tous les peuplesd'alentour, et il y aura en Judée des travaux d'investissementcontre Jérusalem. Et en ce jour-là, je ferai de Jérusalem unepierre foulée aux pieds par toutes les nations. » Daniel évalue ladurée du « foulement aux pieds » à 2300 soirs et matins (8,13-14). En Lc 21, 24, la durée des « temps des nations » restecomplètement indéterminée, et ce n'est sans doute pas parhasard. La seule chose qui importe est que ces « temps desnations » empêchent toute supputation concernant le moment oùse produiront les premiers signes avant-coureurs de la fin.

Le début du v. 20 : « Lorsque vous verrez Jérusalem investiepar des armées... » n'établit aucun rapport chronologique entrecet investissement et les persécutions dont il était questionauparavant. On peut penser qu'aux yeux de l'évangéliste,l'indication fournie au début du v. 12 reste valable : il s'agitencore de ce qui doit se passer « avant toutes ces choses »,c'est-à-dire avant les bouleversements cosmiques dont parlaientles vv. 10-11 et dont il sera de nouveau question dans lesvv. 25-26, après l'achèvement des «temps des nations».

Cette hypothèse se confirme si l'on tient compte du rapportnaturel qui unit le commencement du v. 20 - «Lorsque vousverrez... » - au commencement du v. 9 : « Lorsque vousentendrez parler de guerres et de désordres... » Certes, le rapportapparaissant mieux chez Marc (13, 7 et 14), où les catastrophescosmiques n'avaient pas encore été évoquées, comme elles l'ontété en Lc 21, 10-11. Mais il n'y a pas de raison de penser quecette anticipation empêche Luc de conserver la progression entreles calamités dont on entendra parler et celle qu'on aura sous lesyeux. Il pourrait même avoir renforcé la relation entre le v. 9 et

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LUC 21

le v. 20, s'il est vrai qu'en ajoutant les « désordres », akatastasiai,aux guerres du v. 9, il songeait déjà plus précisément auxdésordres de la Révolte juive.

Mais comme chez Marc, ces deux sections qui commencent parl'adverse hotan, «lorsque», ne peuvent pas ne pas rappeler aulecteur la question qui a servi de point de départ au discours, etplus précisément la seconde partie de cette question. Chez Luc,les interlocuteurs de Jésus lui avaient demandé : « Quel sera lesigne lorsque (hotan) ces choses seront sur le point d'arriver?»(v. 7b). Nous avons vu que Luc s'est arrangé pour que cettequestion porte uniquement sur la destruction du Temple, àl'exclusion de toute ouverture sur la fin du monde. Jusqu'ici, laquestion n'a reçu que la réponse négative du v. 9 : les bruits deguerres et de désordres ne sauraient être pris en considération.La vraie réponse à la question du v. 7 est fournie par le v. 20,même s'il faut reconnaître qu'on y parle non plus de Temple,mais de Jérusalem tout entière.

D'après Mc 13, 14, le spectacle de «l'Abomination de ladévastation installée là où il ne faut pas » devait être comprissomme le signal de la grande et effrayante tribulation quientamera le processus de la fin du monde présent. D'après Lc 21,

20, le spectacle de Jérusalem « investie par des armées » devrafaire comprendre que la « dévastation » de la ville est touteproche. La structure de la prédiction est la même : un événementen annonce un autre. Dans les deux cas, on emploie le mêmeterme « dévastation », érèmôsis. Mais chez Marc ce mot qualifie

l'événement annonciateur, tandis qu'il qualifie chez Luc l'événe-ment annoncé. L'identité de structure de la phrase et la présencedu même terme quasi technique ne soulignent que mieux lechangement de perspective qui s'est produit.

C'est sans doute ce verset 20 qui fournit l'illustration la plusfrappante de ce soin dominant qui caractérise le discours de Lucétablir une séparation absolue entre la destruction du Temple oude Jérusalem et les événements qui doivent marquer la fin destemps. Le discours passe d'un point à l'autre, mais en évitanttoute interférence de l'un dans l'autre.

La ruine de Jérusalem comme événement théologique

A l'explication qu'appelait la déclaration faite par Jésus au v. 6concernant la destruction du Temple, les vv. 20-24 substituent

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une explication qui concerne le sort terrible réservé à Jérusalem.En éliminant au v. 20 la mention de la mystérieuse « Abomina-tion de la dévastation se tenant là où il ne faut pas » (Mc 13, 14),Luc a en même temps coupé tout rapport direct entre ces versetset une question concernant spécifiquement le Temple. Le légerdéplacement qui en résulte importe peu : il est assez clair que lesort du Temple n'est pas séparable de celui de la ville.

Parlant de la catastrophe qui va s'abattre sur Jérusalem, lemorceau qui nous occupe concerne un événement pour lequelLuc manifeste un intérêt tout particulier. Un rapprochements'impose entre ce morceau et deux autres passages, tous les deuxpropres à Luc, qui annoncent le même malheur. L'emplacementde ces passages est significatif : le premier au moment où Jésusarrive à Jérusalem (19, 41-44), l'autre au moment où il sort de laville pour être crucifié (23, 28-31). Ces deux prophétiesencadrent, complètent et éclairent celle qui se trouve au centredu discours eschatologique et se situe à l'intérieur non seulementde la ville mais du Temple.

Il y a intérêt à rappeler tout de suite la première des troisprédictions, car elle manifeste déjà quelle sera l'optiqueparticulière de Luc dans le morceau que nous examinons ici. Aumoment donc où, arrivant à Jérusalem, Jésus aperçoit la ville,Luc rapporte qu'il pleura sur elle en disant

Ah! si en ce jour tu avais reconnu, toi aussi, ce qui pouvait te donnerla paix! Mais non, cela est resté caché à tes yeux. Car des joursviendront sur toi où tes ennemis t'entoureront de retranchements,t'investiront et te presseront de toute part, et ils t'écraseront sur le sol,toi et tes enfants en toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre,parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu étais visitée (19, 42-44).

Dans cette description circontanciée du malheur qui vas'abattre sur Jérusalem, retenons pour l'instant la motivation dudésastre. Jérusalem ne sera pas la victime d'une fatalité aveugle.Ses chances de paix lui avaient été offertes, mais elle n'a pas sules reconnaître (v. 42). En d'autres termes, elle n'a pas sureconnaître «le temps de sa visite», c'est-à-dire, dans levocabulaire théologique de Luc (cf. 1, 68.78; 7, 16), le temps oùDieu la visitait. Le sort terrible qui la frappera sera doncimputable à son aveuglement, il en sera le châtiment.

Cette idée d'un châtiment mérité est précisément celle quicaractérise la description de Lc 21, 20-24 par rapport au texte

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parallèle de Marc (13, 14-20, ainsi que Mt 24, 15-22). Pour Luc,les jours qui vont arriver sur Jérusalem ne seront pas seulementceux d'une tribulation telle qu'il n'y en a jamais eu de pareille(Mc 13, 19) : ce seront des « jours de châtiment » (21, 22), dudéchaînement de « la colère » divine contre « ce peuple » (v. 23).Plus précis que Marc dans la description des faits historiques quiont accompagné la destruction de Jérusalem, Luc ne se tientcependant pas au niveau purement événementiel. Il va jusqu'à lacause théologique, et interprète la catastrophe comme un effet dela justice divine infligeant à la ville coupable la punition que sonaveuglement lui aura valu.

Après avoir souligné l'orientation nouvelle, « théologique », dela péricope par rapport au passage parallèle de Marc, il convientd'en faire la lecture verset par verset.

V. 20 : « Lorsque vous verrez Jérusalem investie par desarmées, alors comprenez que sa dévastation est proche. »« L'investissement » (kyklouménèn) qu'on mentionne ici rappelleévidemment celui qui a été écrit avec plus de détails en 19, 43(perikyklôsousin se). Il devient maintenant le signe de laprochaine « dévastation » de la ville. Le verset répond ainsi à laquestion posée au v.7, à l'occasion de l'annonce de ladestruction du Temple : « Ouel sera le signe lorsque ces chosesseront sur le point d'arriver? »

V. 21 : « Alors, que ceux qui sont en Judée s'enfuient dans lesmontagnes, que ceux qui sont à l'intérieur de la ville s'enéloignent, et que ceux qui sont dans les campagnes n'y rentrentpas! » Toute l'attention se porte sur la recommandation de fuirJérusalem, le lieu où se produira la catastrophe. La fuite dans lesmontagnes dont parle le premier membre est expliquée dans lesdeux membres suivants par la nécessité de s'éloigner deJérusalem. Le point de vue est tout différent de celui du parallèlede Mc 13, 14b-16 qui insistait uniquement sur l'extrême urgencede la fuite, le moindre retard pouvant être fatal (comme celuid'entrer dans sa maison en descendant de la terrasse, ou celuid'aller ramasser le manteau qu'on a déposé à l'entrée du champqu'on laboure). Marc ne s'occupait pas de la direction danslaquelle il faudra fuir; c'est sur cela que porte toute l'attention deLuc : loin de Jérusalem!

V. 22 : « Parce que ce seront des jours de châtiment, pourl'accomplissement de tout ce qui a été écrit. » Entièrementnouveau par rapport au texte de Marc, ce verset introduit

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d'abord la note « théologique » dont nous venons de voir qu'ellecaractérise le point de vue de Luc dans la péricope : le malheurqu'on prévoit sera l'effet non d'une fatalité aveugle, mais d'unjugement de Dieu. Dieu fera justice (ekdikèsis) en punissant descoupables. Le verset ajoute que ce châtiment constituera crimême temps l'accomplissement de ce que les Écritures ontannoncé. On sait que ce thème de l'accomplissement desÉcritures est particulièrement cher à Luc. On le rencontresurtout à propos des événements de Pâques, comme, parexemple en Lc 18, 31 : « Voici que nous montons à Jérusalem, etque s'accomplira tout ce qui a été écrit par les prophètes au sujetdu Fils de l'homme » (différent de Mc 10, 33). Mais il peutrecevoir des applications plus larges, comme dans Ac 1, 16 : « Ilfallait que s'accomplît l'Ecriture, ce que l'Esprit Saint avait ditd'avance, par la bouche de David, au sujet de Judas. »

V. 23a : « Malheur à celles qui seront enceintes et à celles quiallaiteront en ces jours-là! » Luc conserve la réflexion de Mc 13,17, quitte à supprimer celle du v. 18 : « Priez pour que celan'arrive pas en hiver! » La remarque semble se rattacher encore àla recommandation de prendre la fuite (v. 21), cette fuite dontMarc ne soulignait que la rapidité, tandis que, chez Luc, elle doitéloigner de Jérusalem.

V. 23b : « Il y aura en effet grande détresse sur la terre (ousur le pays) et Colère (divine) contre ce peuple. » Luc ne pouvaitévidemment pas reprendre l'explication de Mc 13, 19 : « Ceseront en effet des jours d'une tribulation telle qu'il n'y en eutpoint de semblable depuis le commencement de la création queDieu a créée jusqu'à maintenant, et qu'il n'en paraîtra plus. » Celangage apocalyptique évoquait la tribulation suprême de la findes temps. Or nous savons assez que Luc refuse tout rapportentre la destruction de Jérusalem et cette fin des temps. Il limitedonc fermement l'horizon : il ne s'agit plus d'une catastropheuniverselle, mais d'une manifestation de la colère divine contre« ce peuple », Israël. Il substitue en même temps au mot« tribulation », employé par Marc dans son acception apocalypti-que, un terme plus facilement applicable aux situations de« détresse » de la vie présente (anagkè : cf. 1 Co 7, 26 ; 2 Co 6,4 ; 12, 10; 1 Th 3, 7).

V. 24a : « Et ils tomberont sous le tranchant du glaive et ilsseront emmenés captifs dans toutes les nations. » Une foisencore, Luc ne pouvait pas accepter le texte de Mc 13, 20 : « Et si

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LUC 21

le Seigneur n'avait abrégé ces jours, aucune chair ne seraitsauvée; mais à cause des élus qu'il a élus, il a abrégé ces jours. »Marc exprimait ainsi l'horreur de la tribulation ultime. Il ne s'agitplus de cela chez Luc, mais simplement de l'événementhistorique de la prise de Jérusalem. Il se contente donc dementionner les massacres et les déportations massives qui se sonteffectivement vérifiés à cette occasion.

V. 25b : « Et Jérusalem sera foulée aux pieds par les nations,jusqu'à ce que soient accomplis les temps des nations. » Nousnous sommes déjà arrêté à la fonction de cette finale dansl'économie du discours : elle doit, en particulier assurer unintervalle de durée indéterminée entre la prise de Jérusalem etles bouleversements cosmiques de la fin des temps. Nous avonsaussi reconnu que la formulation de ce v. 25b est tributaire detoute une tradition apocalyptique. Il reste à signaler que lesexégètes sont divisés sur le sens à donner à l'expression «lestemps des nations ». La majorité d'entre eux y reconnaît lestemps laissés aux Gentils pour fouler aux pieds Jérusalem; uneminorité pense qu'il s'agit du délai qui leur est accordé pour seconvertir à l'Évangile. Cette thèse de la minorité croit pouvoirs'appuyer non seulement sur Rm 11, 25, mais aussi sur l'intérêtque Luc porte à l'évangélisation des Gentils. Il nous paraît clairque l'interprétation de la majorité doit être préférée. Nonseulement elle peut se recommander des attaches traditionnellesdes expressions employées ici par Luc, mais elle est aussi la seulequi s'accorde avec le contexte immédiat : après avoir éliminédans les vv. 12-19 la perspective missionnaire qui caractérisait lepassage parallèle de Marc, Luc introduit dans les vv. 20-24 l'idéeque la catastrophe qui frappera Jérusalem doit être considéréecomme un châtiment divin. Exécuteurs du jugement de Dieu, lesGentils apparaissent ici sous un jour fort différent de celui où l'onparle d'eux comme destinataires de la mission chrétienne.

Reconnaissons en terminant les limites de l'étude que nousvenons de consacrer à ces cinq versets qui se rapportent à la ruinede Jérusalem. Nous avons concentré notre attention sur le pointde vue de l'évangéliste dans la tournure qu'il a donnée à cesversets et dans la manière dont il les insère dans l'ensemble duchapitre. Nous avons à peine effleuré la question de l'identifica-tion des textes de l'Ancien Testament qui trouvent ici leur écho.D'autres se sont penchés sur cette question. Il nous paraîtfrappant de constater que l'un d'eux, Lars Hartman, conclut son

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examen par une remarque d'ensemble qui fournit une excellenteconclusion à nos propres observations : « La manière dont(Lc 21, 20-24) utilise des thèmes de l'Ancien Testament montreque l'accent se place, non sur le fait que Jérusalem sera détruite,mais sur l'affirmation que cette destruction sera un châtimentdivin » (Prophecy Interpreted, p. 231).

5. LE SCÉNARIO DE LA FIN (21, 25-28)

Les vv. 25-28 sont constitués par trois phrases étroitement liéesl'une à l'autre, formant ainsi une unité littéraire.

Très ample, la première phrase couvre les vv. 25-26. Lamanière dont elle est construite est très caractéristique. Elle necontient que deux verbes employés à un mode personnel, lesdeux fois d'ailleurs à la troisième personne du pluriel del'indicatif futur. Ces verbes sont placés l'un en tête de la phrase,l'autre en finale. Dans le grec, un subtil jeu d'assonance les reliel'un à l'autre : au début « Kai ésontai, Et seront... » ; à la fin« ... saleuthèsontai, seront ébranlées ». On constate en mêmetemps que le premier et le dernier membre de cette longuephrase sont seuls à concerner des prodiges qui affectent le mondecéleste : le v. 25a, « Et seront (en français : il y aura) des signesdans le soleil et la lune et les étoiles » ; le v. 26c, « car lespuissances des cieux seront ébranlées ».

Entre ces deux membres extrêmes, toute la partie centrale dela phrase s'occupe de ce qui se passe sur la terre et semblerésulter de l'ébranlement des sphères célestes (noter le «car»explicatif du v. 26c). Cette partie centrale est d'ailleurs encadréepar deux indications topographiques. Le v. 25b commence par laprécision : « Et sur la terre », tandis que le v. 26b se termine enparlant de ce qui « survient sur le monde habité ». Dans le v. 25bccomme dans le v. 26ab, l'attention se porte moins sur desévénements que sur les sentiments « des nations » (v. 25b), ou« des hommes » (v. 26a) qui en seront les témoins. Dans chaquecas, deux substantifs définissent ces sentiments. Au v. 25, il estquestion de « l'angoisse des nations » et de leur « inquiétude ausujet du fracas de la mer et des flots » ; le v. 26 parle des hommesqui expirent par suite « de la peur et de l'attente de ce quisurvient sur le monde habité ».

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Bref, la phrase des vv. 25-26 révèle la personnalité d'unécrivain qui sait composer un texte en lui imprimant un rythme etun balancement très typiques. Cette observation feracomprendre que nous soyons peu tenté de prendre au sérieux desexplications qui voient dans ces versets le simple amalgame dedeux sources différentes.

Le v. 27 constitue une nouvelle phrase, beaucoup plus courte,liée à la précédente par un rapport temporel : « Et alors on verrale Fils de l'homme... » Formée par le v. 28, la troisième phrasedébute encore par une indication temporelle : « Ces chosescommençant à arriver... » La situation visée paraît correspondreà la description des événements terrifiants évoqués dans lesvv. 25-26, plutôt qu'à l'apparition du Fils de l'homme annoncéepar le v. 27. Le ton change d'ailleurs : Jésus ne se contente plusde décrire, il s'adresse directement à ses auditeurs et leur parle à

l'impératif : « Redressez-vous et relevez vos têtes. » Le versets'achève par une explication qui justifie la recommandation« Parce que votre libération approche. »

Les exégètes s'interrogent sur la question de savoir si ce v. 28se rattache encore aux vv. 25-27, ou s'il ne marque pas plutôt lecommencement d'une nouvelle section. Il faut reconnaître que lev. 28 amorce le thème de la proximité qui fait l'objet desvv. 29-33. Mais on ne saurait négliger le fait qu'il est séparé desversets suivants par la notice narrative par laquelle l'évangélisteintroduit le v. 29 : « Et il leur dit une parabole. » Il est donc

préférable de considérer les vv. 25-28 comme un seul bloc, quitteà préciser que le v. 28 remplit la fonction d'une transition.

L'absence de toute indication chronologique au début du v. 25a piqué la curiosité des exégètes. Luc ne devait-il pas situer letemps auquel correspond la péricope des vv. 25-28 par rapport autemps de la péricope précédente ? Son silence sur ce point estd'autant plus frappant qu'au même endroit Marc s'était montrétrès explicite : « Mais en ces jours-là, après cette tribulation-là... » (13, 24) ; Matthieu est encore plus précis : « Immédiate-ment après la tribulation de ces jours-là » (24, 29). Que Luc nedise rien de semblable ne doit pas étonner : nous savons bienqu'il se refuse à établir aucun lien chronologique entre ladestruction de Jérusalem et la fin du monde. Son point de vues'est manifesté clairement dans la finale de la péricopeprécédente, quand il a intercalé « les temps des nations » entre lachute de Jérusalem et les événements auxquels se rapportent les

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vv. 25-28.

La

simple

conjonction

« Kai,

Et »

par

laquellecommence le v. 25 suppose la mention que le v. 24 vient de fairede « l'accomplissement des temps des nations ». C'est au momentde l'achèvement de ces « temps » que se situent les événementsauxquels se rapportent les vv. 25-28.

Mais Luc ne s'est pas contenté de supprimer l'indicationchronologique que le texte de Marc l'invitait à placer au début duv. 25. Il introduit une précision entièrement nouvelle au début duv. 28 : « Ces choses commençant à arriver... » Ce raccords'inspire évidemment des termes, qui, tout de suite après,formulent la leçon à tirer de la comparaison avec le figuier : « Demême vous aussi, lorsque vous verrez ces choses arriver » (Lc 21,31 = Mc 13, 29). Le démonstratif « ces choses » (taûta) vise lesbouleversements cosmiques énumérés dans les vv. 25-26, àl'exclusion de la venue du Fils de l'homme dont parle le v. 27 etqui ne fait évidemment plus partie des signes avant-coureurs.Mais il est surtout clair que, dans la version de Luc, ledémonstratif exclut les événements qui doivent se passer àJérusalem (vv. 20-24), alors que chez Marc, nous l'avons vu, ledémonstratif inclut ces événements. C'est sans doute pour mieuxs'opposer à l'interprétation « inclusive » de Marc que Luc a prissoin de préciser au début du v. 28 :

« Lorsque ces chosescommenceront (archoménôn) à arriver. » La fin sera procheseulement quand les bouleversements cosmiques aurontcommencé à se produire.

C'est précisément le souci d'identifier les véritables signes de lafin, par opposition à des événements qui n'ont aucune valeurprémonitoire, qui imprime à la péricope de Lc 21, 25-28 uneperspective toute différente de celle des péricopes parallèles deMc 13, 24-27 et de Mt 24, 29-31. Nous avons constaté que, chezMarc et davantage encore chez Matthieu, la description de lavenue du Fils de l'homme constitue le sommet et le centre dudiscours tout entier. Ce n'est plus vrai chez Luc. Certes, ilmentionne, lui aussi, la venue du Fils de l'homme : « Et alors, ilsverront le Fils de l'homme venant dans la nuée avec puissance etgrande gloire » (v. 27). Les termes sont à peu près identiques àceux de Mc 13, 26, à peine moins solennels (« la nuée » ausingulier, l'adjectif « grande » en position plus naturelle et doncmoins appuyée). Mais rien n'est retenu de ce que Mc 13, 27ajoute sur l'action du Fils de l'homme opérant le rassemblementde ses élus. Au lieu de cela, Lc 21, 28 revient à la situation des

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chrétiens qui attendent la parousie, c'est-à-dire à la situation àlaquelle correspondait la description des vv. 25-26. L'évangélistetient à préciser que les bouleversements cosmiques qui provoque-ront chez les hommes un effroi mortel (vv. 25-26), devront être

compris par les chrétiens comme le signal de la réalisation de leurespérance. D'où le dé initial, qui prend naturellement ici une

valeur adversative : « Mais ».L'attention de Luc reste donc polarisée sur la question des

vrais signes avant-coureurs de la fin. C'est d'eux qu'il s'agit dans

le v. 28, comme dans les vv. 25-26 et comme encore dans les

vv. 29-33. Dépassant cette perspective, la mention que le v. 27

fait de la parousie apparaît comme un simple complément,presque une parenthèse. On ne s'y arrête pas. Le grandrassemblement des élus disparaît, et le lecteur est immédiate-ment ramené au temps qui précède la venue du Fils de l'hommeet aux chrétiens qui l'attendent encore. A l'abrègement de ladescription de la parousie en Mc 13, 26-27 correspond uneamplification significative des phénomènes qui doivent précéder

cet événement (Lc 21, 25-26 par rapport à Mc 13, 24) et uneexplication entièrement nouvelle du sens qu'ils devront prendrepour les chrétiens (Lc 21, 28). C'est sur ces deux points qu'ilconvient de s'arrêter quelque peu pour saisir le point de vue

particulière de Luc.

Les signes avant-coureurs de la fin

Commençons par la première partie du v. 25 : « Et il y aura dessignes dans le soleil et la lune et les étoiles. » Marc écrivait aumême endroit : « Le soleil s'obscurcira, et la lune ne donnera passon éclat, et les étoiles se mettront à tomber du ciel » (13,24b-25a). Sans entrer dans le détail de ce qui arrivera aux astres,Luc reprend la même énumération : le soleil, la lune, les étoiles.Il se contente de parler à leur sujet, d'une manière plus vague, de« signes » qui se produiront dans ce monde astral. Il reprend ainsile terme qu'il avait déjà introduit en finale du v. 11, où il étaitquestion de « grands signes venant du ciel ». Un lien s'établitdonc immédiatement entre la description qui commence au v. 25et celle qui avait déjà été donnée dans les vv. 10-11.

Nous avons eu l'occasion de constater que ces vv. 10-11 sedistinguaient de leur parallèle marcien principalement par le fait

LA LONGUE MARCHE DE LA LIBÉRATION

13 1

qu'ils ajoutaient à une énumération de calamités terrestres(guerres, tremblements de terre, famines) la mention de« phénomènes effrayants » et de « grands signes venant du ciel ».Les vv. 25-26 nous font assister au processus inverse : là où Marcne parlait que de bouleversements célestes, Luc ajoute l'énumé-ration de maux qui frappent la terre : « Et sur la terre uneangoisse des nations, dans l'inquiétude du fracas de la mer et desflots, les hommes expirant d'effroi dans l'attente de ce qui arriveau monde habité. » Après cette insertion, le v. 26b rejoint Mc 13,25b en retouchant légèrement le style : « Car les puissances descieux seront ébranlées. »

Le rapport des vv. 25-26 avec la finale des vv. 10-11 estfrappant. Le v. 11 parlait de «phénomènes effrayants» (phobè-tra), les vv. 25-26 décrivent l'angoisse des nations et l'effroi(phobos) des hommes devant ce qui se passe. Comme souventchez Luc, les événements sont considérés à travers les réactionspsychologiques qu'ils produisent (cf. Lc 3, 15; 8, 40; 9, 43; 24,3). Le v. 11 avait déjà fait allusion aux « grands signes venant duciel » ; on voit maintenant, grâce aux v. 25a et 26b, de quoi ils'agit. Pas plus que les vv. 10-11, les vv. 25-26 n'acceptent unedissociation entre les désordres terrestres et ceux du mondecéleste.

Soulignons encore la différence d'horizon par rapport à lapéricope précédente. Les vv. 20-24 parlaient d'une catastrophequi concernait Jérusalem et les habitants de la Judée et quimanifesterait la colère divine contre « ce peuple », le peuple juif.Il s'agit maintenant de catastrophes concernant les nationspaïennes, les hommes en général, et ayant pour théâtre le mondehabité (oikouménè). Il s'agit bien des événements qui doiventmettre fin à ce que le v. 24 appelait « les temps des nations ».

Signification du drame pour les croyants

Substituée à une description du rassemblement des élus, unescène qui relevait déjà du monde à venir, l'exhortation du v. 28manifeste une vive sollicitude à l'égard des chrétiens qui, euxaussi, vont se trouver mêlés aux cataclysmes terrifiants annoncéspar les vv. 25-26 : « Ces choses commençant d'arriver, redressez-vous et relevez vos têtes, parce que votre libération est proche. »La traduction littérale rend sûrement fort mal l'élégance de cette

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LUC 21

phrase, typiquement lucanienne par son style et son vocabulaire.Sa fonction littéraire la plus évidente, nous l'avons déjà dit, estde servir de transition entre la description des signes de la fin etles versets suivants qui en affirment la proximité. Mais son rôle etsa portée ne se limitent pas à cela.

Un premier contraste frappe immédiatement : celui quioppose le ton consolant et encourageant de cette exhortation auximages d'épouvante évoquées par les vv. 25-26. Le mêmespectacle qui va plonger les nations dans l'angoisse et faire que« les hommes mourront d'effroi dans l'attente de ce qui arrive aumonde habité » doit, au contraire, être compris par les chrétienscomme le signal de leur prochaine délivrance : comme les plaiesqui frappaient l'Égypte marquaient déjà pour les Israélites lapromesse de leur libération prochaine. Tandis que la peur feraexpirer les uns, la joie fera se redresser les autres. Le contrasteest manifestement voulu. La sollicitude dont Luc témoigne àl'égard des croyants nous fait retrouver celle qui avait déjàprovoqué l'orientation nouvelle prise par la section consacréeaux persécutions (vv. 12-19). Luc entend encourager, non paseffrayer.

Autre contraste, non moins évident, avec l'avertissementinitial des vv. 8-9. Là, Luc mettait ses lecteurs en garde contre lesimposteurs qui voudraient faire croire que « le temps estproche ». Non, le temps ne peut pas être considéré commeproche tant que n'auront pas encore « commencé à arriver » lesphénomènes terrifiants dont parlent les vv. 10-11 et 25-26. Maisune fois que ces choses auront commencé, alors oui, le tempssera proche, sans illusion possible.

Un troisième contraste peut apparaître encore si l'on comparecette finale du v. 28 avec celle de la section sur les persécutions« C'est par votre constance que vous acquerrez vos âmes »(v. 19). Faire preuve de « constance », cela signifie étymologique-ment « tenir sous » (hypoménô) : rester ferme sous l'avalanchedes épreuves qui vous tombent sur la tête. L'attitude est celled'un homme qui s'arc-boute, qui rentre la tête entre ses épaules.Quand le chrétien verra l'univers commencer à se défaire, ilpourra comprendre qu'est aussi arrivé le moment de se détendre,de se redresser, de lever la tête. Le temps d'endurer est passé.

Il paraît clair que, dans la perspective de Luc, l'exhortation duv. 28 vise directement les croyants pour le moment où commen-ceront à se réaliser les signes catastrophiques de la fin. On peut

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cependant se demander si cette exhortation n'a pas une portéeplus large, dans la mesure même où l'attitude qu'elle recom-mande est celle de l'espérance. Celle aussi de la confiance en lasollicitude de Dieu que l'évangéliste a voulu inculquer dans lasection des persécutions en y insérant la sentence : « Pas uncheveu de votre tête ne périra » (v. 18). Si Luc refuse auxchrétiens une certitude qui serait fondée sur des illusionsconcernant l'arrivée de la fin, il ne leur refuse pas une certitudes'appuyant sur la sollicitude d'un Dieu qui est toujours proche. Ilne rejette même pas, nous allons le voir dans les versets suivants,l'assurance que la venue du Royaume est proche. En ce sens,l'attitude de celui qui se redresse et relève la tête n'est pasopposée à l'attitude de celui qui se courbe et s'arc-boute pour« tenir bon ». Il s'agit simplement de deux aspects complémen-taires d'une même fidélité : c'est par l'espérance que la constanceest possible. Toutes les épreuves qui exigent du chrétien lapratique de la constance peuvent être ainsi comprises comme uneinvitation à se redresser et à relever la tête.

6. CERTITUDE DE L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE(21, 29-33)

Entre la scène de la venue du Fils de l'homme et l'enseigne-ment qu'introduisait la parabole du figuier le passage étaitparticulièrement abrupt dans la version de Marc, et il l'était restédans celle de Matthieu. La formation littéraire et oratoire de Lucdevait le rendre sensible au heurt que cette brusquerie créait dansle discours. Nous venons de voir qu'effectivement la tournuretoute nouvelle donnée au v. 28, par rapport à ce que le texte deMc 13, 27 disait du rassemblement des élus, s'explique dans unecertaine mesure par le désir de ménager une transition entre lesdeux sections. L'explication est également valable pour lacheville narrative qui interrompt le discours au début du v. 29« Et il leur dit une parabole. Certes, le discours s'en trouveinterrompu ; mais c'est au moyen d'une notice qui veut attirerl'attention sur le fait que la parabole commente l'affirmation surlaquelle se terminait le v. 28 : « ... votre libération est proche ».

Après l'adjonction de ce raccord, les vv. 29-33 suivent le textede Marc avec une fidélité qui n'avait pas encore été poussée à un

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LUC 21

tel point depuis le commencement du discours. Ce relatifeffacement de l'évangéliste trouve sa raison d'être, non dans sonindifférence à l'égard de l'enseignement qu'il se contente detransmettre, mais plutôt dans l'autorité qu'il reconnaît à desparoles qu'il reçoit comme venant de Jésus. On peut supposerque ces paroles n'ont pas été sans lui faire difficulté. Mais plutôtque d'intervenir dans leur formulation, il a jugé préférabled'indiquer ensuite, dans les vv. 34-36, la leçon pratique qui s'endégage pour la conduite de ses lecteurs chrétiens.

La section qui nous occupe est faite de deux unités littérairesdistinctes : à partir de l'exemple du figuier, les vv. 29-31 sesituent dans le prolongement immédiat du v. 28 : « ... quandvous verrez ces choses arriver, comprenez que le Royaume deDieu est proche » (v. 31). Les vv. 32-33 affirment avec la plusgrande solennité que tout se passera au cours de la générationprésente.

Les trois premiers versets

On y observe une série de retouches. Mc 13, 28, « Du figuierapprenez la parabole », devient dans le v. 29 de Luc : « Et il leurdit une parabole : Voyez le figuier et tous les arbres. » Lucgénéralise, faute d'intérêt pour le cas spécifique du figuier, qui semet à bourgeonner quand le printemps est déjà avancé, fauteaussi de se rendre compte que la plupart des arbres de laPalestine ne perdent pas leurs feuilles pendant l'hiver. Onreconnaît le réflexe qu'il avait déjà eu en 11, 42 où, à propos de ladîme que les Pharisiens acquittent sur la menthe et la rue, il avaitcru pouvoir aussi ajouter : « et sur tous les légumes ». Peu luiimportait que le précepte de la dîme ne s'appliquait pas à « tousles légumes » ! Il ne faut pas demander à un citadin du mondehellénistique trop de précisions dans le domaine de la botaniqueou dans celui du droit juif.

Au v. 30, il s'abstient d'entrer dans le détail de la descriptionmontrant comment le branchage du figuier devient tendre et queses feuilles poussent (Mc 13, 28b) ; parlant de tous les arbres, illui suffit de mentionner leur bourgeonnement. S'intéressant peuaux arbres, il porte son attention sur les personnes : il ajoute « enles regardant, par vous-mêmes (vous) savez que déjà l'été estproche ». Nous l'avions déjà observé à propos des vv. 25-26 : Luc

LA LONGUE MARCHE DE LA LIBÉRATION

135

voit les événements et les choses à travers les réactions despersonnes qui en sont les témoins.

Le v. 31 explicite le texte de Mc 13, 29; « ... lorsque vousverrez ces choses arriver, comprenez qu'il est proche, auxportes». Marc n'avait pas jugé nécessaire de préciser le sujet,suffisamment présent à l'esprit après la description de la venuedu Fils de l'homme et de son action pour rassembler ses élus (13,26-27). Aux yeux de Luc, la phrase réclame un sujet, et il écrit« lorsque vous verrez ces choses arriver, comprenez que leRoyaume de Dieu est proche ». Cette introduction de l'idée du« Royaume de Dieu » montre deux choses

a) D'abord, de manière négative, elle confirme le peu de reliefque conserve dans la version de Luc la brève mention que le v. 27fait de la venue du Fils de l'homme. Toute préoccupée des signesde la fin et de leur signification pour les croyants, la section desvv. 25-28 n'a guère mis en valeur le personnage du Fils del'homme. De là l'impression qu'au v. 31 le verbe « est proche » abesoin d'un sujet ; et, pour ce sujet, Luc pense non au Fils del'homme, mais au Royaume de Dieu.

b) Ensuite et de manière positive, cette mention du Royaumede Dieu se substitue à ce que le v. 28 avait appelé la « libération »des chrétiens : « Ces choses commençant à arriver, redressez-vous et relevez vos têtes, parce que votre libération est proche. »Luc avait employé là le mot apolytrôsis, correspondant à lytrôsis,qu'il utilise en 1, 68 et 2, 38, au verbe lytrôomai de Lc 24, 21, ausubstantif lytrôtès d'Ac 7, 35. Nous sommes en présence d'unvocabulaire qui, dans les évangiles, est spécifique à Luc. Ilqualifie l'objet de l'attente chrétienne comme une libération, unedélivrance, une rédemption, qui se conçoit par analogie à cellequi a été accordée à Israël lors de l'exode, mais dont la réalisationdoit coïncider avec la fin du monde et l'avènement glorieux duRoyaume de Dieu. D'où l'équivalence concrète de la libérationdont parlait le v. 28 et le Royaume de Dieu que mentionne lev. 31.

Pour saisir cette équivalence, il n'est pas sans intérêtd'observer la correspondance qui unit les deux versets. Là où lev. 28 précisait : « lorsque ces choses commenceront à arriver(ginesthai) », le v. 31 reprend : « lorsque vous verrez ces chosesarriver (ginomena) ». Le v. 28 contraste avec les développements

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136

LUC 21

précédents (vv. 21-27) par la manière dont il interpelle directe-ment les auditeurs, en s'adressant à eux à la deuxième personnedu pluriel : deux impératifs (« redressez-vous et levez vostêtes »), deux pronoms au génitif (« vos têtes », « votre libération ») ;

le

v. 31

s'exprime

de

la

même

manière :

« Ainsiégalement vous, lorsque vous verrez..., comprenez... » Dans lesdeux cas, ce qui doit arriver témoignera de la même« proximité » :

« parce que

(dioti) votre libération approche(eggizei) », « que (hoti) le Royaume de Dieu est proche (eggysestin) ». Tout se passe comme si le v. 28 avait été construit sur lemodèle du v. 31, lui-même calqué sur le v. 29 de Marc.

Ainsi les bouleversements qui se produiront tout à la fois sur laterre et dans le ciel (vv. 10b-11 et 25-26) signifieront pour lescroyants la proximité tout ensemble du Royaume de Dieu et deleur libération.

Les deux derniers versets

Les vv. 32-33 nous mettent d'abord devant une précisionchronologique décisive : « Cette génération ne passera pas avantque tout soit arrivé » (v. 32).

Luc retouche à peine le texte de Marc en améliorantlégèrement le style pour dire « ne passera pas avant que » au lieude « ne passera pas jusqu'à ce que », et en se contenant de « tout »(panta) là où Marc écrivait « tout cela » (taûta panta). Ladéclaration elle-même est encadrée par deux formules quisoulignent fortement sa solennité. Luc y répète textuellementMarc. En introduction : « Amen je vous dis que ». Luc conserveici, par exception, le mot étranger « Amen » (des 13 emplois deMarc il n'en a retenu que 3), pour mieux appuyer l'assertion. A lasuite de la prédiction et comme pour en garantir l'autoritéabsolue, une affirmation qui identifie la parole de Jésus à celle deDieu : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles nepasseront pas » (v. 33).

La conservation de cette sentence par Luc pose naturellementun problème difficile : quel sens a-t-il pu lui attribuer dans cecontexte ? En la reprenant, n'a-t-il pas craint de donnerfinalement raison aux imposteurs qu'il dénonçait au v. 8, parcequ'ils prétendent que « le temps est proche » ? On voit malcomment il serait possible d'en limiter la portée aux seuls

LA LONGUE MARCHE DE LA LIBÉRATION

137

événements que visaient les vv.20-24. Plus problématiqueencore l'extension que certains auteurs ont proposé de donner àl'expression « cette génération » : ils ne tiennent pas compte dufait que Luc entend toujours par là les contemporains de celui quiparle (Lc 7, 31; 11, 29-32. 50-51 ; 17, 25 ; Ac 2, 40). Constatonsdu moins que la liberté de Luc, par ailleurs fort grande, connaîttout de même des limites : il peut se faire un devoir de rapporterune sentence qui lui est transmise comme particulièrementimportante, même si elle s'inscrit mal dans sa propre perspective.

Mais c'est sans doute sur la fonction de ces deux versets dansleur contexte qu'il convient de porter son attention. Nous avonseu suffisamment d'exemples de transitions dans ce discours poursavoir l'importance que Luc leur attache. Il se trouve maintenantsur le point d'entamer l'exhortation finale (vv. 34-36). Il a décidéd'éliminer le « logion de l'ignorance » dont Mc 13, 32 avait faitl'introduction de son exhortation finale. Sur quoi donc allaitreposer la vibrante mise en garde qui va terminer le discours ?Luc semble avoir jugé qu'avec toute l'autorité dont la revêtent lesformules qui l'encadrent, ce que la déclaration du v. 32 affirmaitsi catégoriquement au sujet de la proximité de la fin fournissaitune base extrêmement valable pour l'appel à la vigilance surlequel il allait conclure.

Cette hypothèse suffit-elle à rendre compte de l'intérêt pris parLuc à l'affirmation, quelque peu déroutante, du v. 32 ? Elleprésente du moins un avantage, celui d'établir un lien entre deuxfaits incontestables : d'une part le maintien de cette affirmation,d'autre part la disparition du logion « Quant à ce jour ou à cetteheure, personne ne les connaît... » (Mc 13, 32). Il convient depréciser que Luc ne s'est pas contenté de supprimer ce logion : ill'a reporté plus loin. Il avait déjà déplacé la prédiction de Mc 13,10, sur l'annonce de l'Évangile destinée à toutes les nations, en lareportant à l'apparition pascale du Ressuscité, pour en faire unordre donné aux apôtres d'annoncer l'Évangile à toutes les

nations (Lc 24, 47). De même, le « logion de l'ignorance » reçoitune place de choix, tout juste avant l'Ascension : « Il ne vousappartient pas de connaître les temps et les moments que le Pèrea placés sous sa propre autorité » (Ac 1, 7). Luc a naturellementprofité de ce transfert pour donner à la sentence une tournure quine crée pas de difficulté théologique : le jour et l'heure, ou lestemps et les moments, restent l'apanage exclusif du Père, sansqu'il soit nécessaire de dire que le Fils ne les connaît pas.

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Luc 21

En Ac l, 7, le logion a pour contrepartie un nouvel ordre demission universelle donné aux apôtre (v. 8), au lieu de l'appel àla vigilance qu'il introduisait chez Marc. Renonçant à utiliser celogion dans le discours eschatologique comme introduction del'appel final à la vigilance, Luc semble avoir fait de la déclarationde 21, 32 le point d'accrochage de cet appel. Ce qui l'intéressaitdans cette déclaration n'était pas tant le terme précis qu'elleassignait aux événements : tout arrivera au cours de cettegénération ; c'était plutôt l'impression d'urgence qui s'en déga-geait et permettait de passer sans trop de heurt à l'exhortationconclusive. Son attention se porte moins sur l'affirmation prise enelle-même que sur ses conséquences pour l'attitude chrétiennedans la perspective de la fin.

7. AVERTISSEMENT FINAL (21, 34-36)

L'appel à la vigilance sur lequel se terminait le discours deMarc exploitait les éléments d'une parabole du portier (13,33-37) dont Luc a déjà rapporté plus tôt une autre version (12,36-38). Luc évitant les doublets, on ne s'étonnera pas qu'ils'écarte de Marc et donne à la conclusion une forme toutenouvelle. Le thème reste le même, mais les matériaux tradition-nels employés pour le mettre en valeur viennent d'ailleurs.

La construction de ces trois versets apparaît clairement. Ellecomporte d'abord une mise en garde négative (vv. 34-35),ensuite une exhortation positive (v. 36) : «Prenez garde àvous-mêmes, de peur que... Tenez-vous éveillés et priez en touttemps afin que... » On remarque tout de suite que les impératifsplacés en tête de chacune des deux parties sont suivis d'uneconjonction finale, négative dans le premier cas (« de peur que »,mèpote), positive dans le second (« afin que », hina). La premièrepartie introduit ainsi deux propositions finales : « de peur que voscours ne s'appesantissent... et que survienne sur vous... » ; laseconde proposition finale est prolongée par une explicative« car il s'abattra sur tous ceux... » Dans la seconde partie, il n'y aqu'une seule proposition finale, « afin que vous ayez la force »,mais immédiatement continuée par deux infinitives : « afin quevous ayez la force d'échapper à tout ce qui doit arriver, et de

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139

paraître debout devant le Fils de l'homme ». Ainsi : division del'ensemble en deux parties, négative et positive, et division dechaque partie en deux éléments, dont le premier est négatif, et lesecond positif. Au centre, la proposition explicative du v. 35«car il (ce jour-là) s'abattra sur tous ceux qui habitent sur lasurface de la terre ».

L'image centrale est celle qui compare « ce jour-là » à un filetqui s'abat sur la terre : « de peur que... que survienne sur vous cejour-là à l'improviste, comme un filet, car il s'abattra sur tousceux qui habitent sur la surface de la terre ». On y reconnaît sanspeine l'écho de termes qui caractérisent la venue du jugement deDieu en Is 24, 17 : « Effroi, fosse et filet sur vous qui habitez laterre. » La précision selon laquelle ce jour-là viendra « àl'improviste » (aiphnidios) rappelle naturellement ce que Mc 13,36

disait

du

maître

de

maison

arrivant

« à

l'improviste »(exaiphnès).

Cette image du filet qui s'abat sur des oiseaux veut illustrer lamise en garde initiale. Au « Regardez! » (Blépete) initial deMc 13, 33, Luc substitue l'expression Proséchete heautois,« Faites attention à vous-mêmes », qui lui est familière et qu'il estseul à employer parmi les auteurs du Nouveau Testament (Lc 12,1 ; 17, 3 ; 21, 34; Ac 5, 35 ; 20, 28). Le danger contre lequel Marcmettait en garde était celui d'être trouvés « en train de dormir »au moment imprévu de l'arrivée du maître (13, 36). Luc avaitmontré les apôtres « appesantis par le sommeil » lors de laTransfiguration (9, 32) : on peut se demander si l'image dusommeil l'a aidé à passer à celle d'un appesantissement. Quoiqu'il en soit, la mise en garde concerne chez lui le danger d'un« appesantissement du cceur ». Dans le langage de la Biblegrecque, l'expression rappelle très précisément le cas de Pharaondont « le cœur s'est appesanti », l'empêchant de comprendre àquoi il s'exposait en refusant de se rendre aux prodiges parlesquels Dieu manifestait sa volonté de libérer les IsraélitesEx 8,

15.28 ;

9,

7.34 ;

10,

1

et

aussi

1 S 6,

6 :

« Pourquoiappesantissez-vous vos cours, comme l'Égypte et Pharaon ontappesanti leur cour ? »

Mais plutôt qu'à une obstination coupable, l'image du « courappesanti » en Lc 21, 34 fait penser à une « pesanteur » qui resteproche de celle du sommeil dont parlait Marc. Elle est attribuéeen effet à l'excès dans le manger (kraipalè : cf. le latin crapula) etle boire (méthè, « ivresse ») ainsi qu'aux soucis de l'existence »

Page 72: LecDiv 121 Les Trois Apocalypses Synoptiques

140

Luc 21

(mérimnai biôtikai). Ces précisions évoquent immédiatement leportrait que Luc a tracé du riche insensé qui se dit à lui-même« Mon âme, tu as quantité de biens en réserve pour denombreuses années : repose-toi, mange, bois, festoie » (12, 19),ou au portrait du « mauvais » riche, qui « festoyait chaque jourbrillamment » (16, 19). Elles rappellent en même temps lecommentaire de la parabole du semeur : « Ce qui est tombéparmi les épines, ce sont ceux qui ont entendu, mais cheminfaisant les soucis, la richesse et les plaisirs de l'existence (toûbiou) les étouffent » (8, 14). Il ne saurait y avoir aucun doute« l'appesantissement du coeur » contre lequel Le 21, 34 met engarde est très précisément, dans son contexte lucanien, celui quimenace directement les riches et est naturellement lié à lapossession des biens de l'existence présente. L'avertissement quedonne ce verset s'inscrit dans la ligne d'une préoccupation qui semanifeste tout au long du troisième évangile et qui constituel'autre face de la sollicitude dont Luc fait preuve à l'égard despauvres.

Marc avait introduit l'exhortation finale du discours eschatolo-gique par deux impératifs : Blépete, « prenez garde », agryp-neîte », « restez sans dormir », c'est-à-dire « tenez-vous éveillés ».Luc dissocie les deux impératifs, pour faire du premier (expriméautrement) le point de départ de la partie négative de saconclusion, du second le point de départ de sa partie positive, lev. 36. Avant toute chose, il tient à préciser ce que signifie à sesyeux l'image de ne pas s'abandonner au sommeil : « Tenez-vouséveillés, priant en tout temps. » Le chrétien ne peut pas dormirparce qu'il ne doit jamais cesser de prier. La vigilance chrétienneest celle de la prière.

Cette précision nous met d'emblée devant un thème éminem-ment lucanien. Il ne s'agit pas de faire ici un exposé surl'importance de la prière dans l'oeuvre de Luc. Contentons-nousde rappeler d'abord que le premier discours eschatologiquerapporté par Luc s'était conclu, lui aussi, par un appel à laprière : «Et il leur disait une parabole sur ce qu'il leur fallaitprier sans cesse et ne pas se décourager » (18, 1). La parabole quiillustre la nécessité d'une prière inlassable est celle de la veuveimportune dont l'opiniâtreté finit par avoir raison du juge inique.Cette parabole se conclut par une considération a fortiori : « EtDieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour etnuit... ? » (v. 7). Ainsi l'agrypnia, « l'absence de sommeil », qui

LA LONGUE MARCHE DE LA LIBÉRATION

141

est recommandée aux chrétiens dans une perspective eschatologi-que et à laquelle Marc donne le nom de « vigilance » (Mc 13,34.35.37), prend chez Luc la forme concrète d'une prièreincessante.

Il faudrait ajouter que, dans la pensée de Luc, cette manière deconcevoir l'attente chrétienne comme une attitude active deprière caractérisait déjà la religion du judaïsme. Il exprime celaexcellemment dans le dernier grand discours de Paul rapportépar les Actes. Parlant devant le roi Agrippa, Paul déclare« C'est en raison de l'espérance en la promesse faite par Dieu ànos pères que je suis mis en jugement, cette promesse à laquellenos douze tribus, dans le culte qu'elles rendent à Dieu sansrelâche, nuit et jour, espèrent aboutir » (Ac 26, 6-7). A quoicorrespond, au seuil de l'évangile, le portrait de la prophétesseAnne qui « ne quittait pas le Temple, rendant un culte à Dieunuit et jour dans le jeûne et la prière » (Lc 2, 37), et se trouvaitainsi ainsi habilitée d'une certaine manière à parler de l'enfantJésus « à tous ceux qui attendaient la libération de Jérusalem »(v. 38). L'attente de la réalisation de la promesse se vit dans uneprière, ou un culte, qui s'impose « en tout temps » (Le 21, 36),« sans cesse » (18, 1), qui doit être « sans relâche » (Ac 26, 7) et sevérifier « nuit et jour » (Lc 2, 37 ; Ac 26, 7), « jour et nuit »(Le 18, 7).

Ainsi définie comme attitude de prière, l'attente chrétiennedoit avoir un double résultat. D'abord, de façon négative, ellerendra capable « d'échapper à toutes ces choses qui sont sur lepoint d'arriver ». Il ne s'agit évidemment pas de rester en dehorsdes bouleversements cosmiques annoncés dans les vv. 10-11 et25-26, mais d'être soustrait au sort des hommes qui, à leur vue,« expireront d'effroi » (v. 26) et ne seront donc plus là pourassister à la venue du Fils de l'homme (v. 27). Et ainsi, de façonpositive, cette attente dans la prière permettra aux croyants dereconnaître dans ces désordres les signes avant-coureurs de leurlibération (v. 28), une invitation à « se redresser et à lever latête » (v. 28), une force qui les maintiendra « debout devant leFils de l'homme » (v. 36). Cette position « debout » s'entendmanifestement dans le prolongement des deux impératifs duv. 28. Elle exprime l'assurance confiante de ceux qui accueille-ront le Fils de l'homme non comme un juge redoutable, maiscomme celui dont la venue coïncidera avec leur libérationdéfinitive.

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LUC 21

Comment, une fois de plus, ne pas être frappé par la différencede ton qui sépare cette finale du discours de Luc de celle dudiscours de Marc. Marc insistait sur la nécessité de veiller, « depeur qu'en arrivant à l'improviste, il (le maître de la maison) nevous trouve en train de dormir » (13, 36). Luc a bien commencéson exhortation finale sur le ton de la mise en garde; mais il n'enest pas resté là, et il termine sur une évocation suggestive duchrétien qui, après une longue attente dans la prière, peutaccueillir debout et la tête haute le Fils de l'homme dont la venuemarquera la fin de toutes les épreuves qu'il aura dû traverser.

Le contraste avec la finale du discours de Matthieu estpeut-être plus saisissant encore. Là aussi, le discours s'achève parune évocation de la venue du Fils de l'homme (Mt 25, 31-46).Chez Matthieu, le Fils de l'homme vient pour accomplir lejugement sur toutes les nations rassemblées devant lui, séparerles uns des autres les justes qui seront admis à la vie éternelle etles autres qui seront envoyés au châtiment éternel. La situationde la multitude des justiciables rassemblés « devant » (empros-then) le Fils de l'homme qui doit prononcer sur eux la sentencedont dépendra leur sort éternel n'est pas particulièrementrassurante. Il n'en est que plus frappant de voir Luc employer lamême expression en parlant de ceux qui pourront « se tenirdebout devant (emprosthen) le Fils de l'homme », dans uneattitude montrant bien qu'ils n'ont rien à craindre. Sonapparition sera pour eux « la venue d'auprès du Seigneur destemps de rafraîchissement », liés à l'envoi du Messie que Dieuavait destiné d'avance à son peuple pour le sauver (cf. Ac 3, 20).

Nous retrouvons ainsi dans cette finale la note encourageanteque, tout au long du discours, Luc a voulu faire prévaloir sur lesmenaces. Certes, l'appel qu'il adresse aux chrétiens dans cediscours n'est pas moins exigeant que celui de ses parallèlessynoptiques. Mais l'accentuation n'est pas la même. Lucencourage et stimule. La conduite du chrétien lui paraît devoirêtre inspirée par l'espérance plus que par la peur. Sa parénèse estévidemment liée à une christologie, à une image de Jésus, Fils del'homme, considéré davantage dans sa mission de Sauveur quedans l'exercice de la redoutable fonction du juge suprême. Larédaction de ce discours porte indubitablement la marque de lasensibilité particulière de l'évangéliste et, nous pouvons le dire,de sa spiritualité évangélique.

LA LONGUE MARCHE DE LA LIBÉRATION

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR LUC 21

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A) Études directement consacrées à Luc 21. Mentionnons d'abord un livre et un

article récents : F. KECK, Die offentliche Abschiedsrede Jesu in Lk 20, 45 - 21, 36.

Eine redaktions- and motivgeschichtliche Untersuchung (Forschung zur Bibel,25), Stuttgart, 1976; X. ALEGRA, Lluc : El desencis de l'Apocaliptica ? Interpreta-

ciô llucana de les tradicions apocaliptiques cristianes, dans Assiociaci6 Biblica deCatalunya, XX Jornades de Biblistes Catalans : Apocalipsi i Apocalfptica,

Butlleti, Supplement 1 (1981), p. 57-70 (sur Lc 21, 5-36). Deux ouvrages

examinent non seulement Le 21 mais aussi le discours eschatologique de Le 17J. ZMIJEWSKI, Die Eschatologiereden des Lukas-Evangeliums. Eine traditions-

und redaktionsgeschichtliche Untersuchung zu Lk 21, 5-36 and Lk 17,20-37(Bonner Biblische Beitràge, 40), Bonn, 1972; R. GEIGER, Die lukanischen

Endzeitreden. Studien zur Eschatologie des Lukas-Evangeliums (Europàische

Hochschulschriften, Reihe XXIII, Bd 16), Bern-Frankfurt, 1973. A noter que

J. Zmijewski a publié une présentation sommaire des résultats de sa volumineuse

dissertation : Die Eschatologiereden Lk 21 and Lk 17. Ueberlegungen zum

Verstândnis and zur Einordnung der lukanischen Eschatologie, dans Bibel and

Leben, 14 (1973), p. 30-40. Il peut être utile de signaler que nous nous sommes

occupés de Le 21 dans un article sur Les épreuves des chrétiens avant la fin du

monde (Le 21, 5-19), dans Trente-troisième dimanche ordinaire ( Assemblées du

Seigneur, nouv. sér., 64), Paris, 1969, p. 77-86, et que nous lui avons consacré

quelques pages dans notre article de 1977 sur La ruine du Temple et la fin des

temps dans le discours de Marc 13 (p. 237-242). Il arrive souvent que les études

sur Mc 13 parlent aussi de Le 21. C'est le cas en particulier pour un ouvrage qui a

été cité au cours de notre exposé : L. HARTMAN, Prophecy Interpreted. The

Formation of Some Jewish Apocalyptic Texts and of the Eschatological Discourse

Mark 13 Par. (Coniectanea Biblica, N.T. Ser., 1), Lund, 1966, p. 226-235. Il fautaussi mentionner F. NEIRYNCK, La matière marcienne dans l'évangile de Luc, dans

L'évangile de Luc. Problèmes littéraires et théologiques. Mémorial L. Cerfaux(Bibl. Ephem. Theol. Lov., 32), p.157-201 (187-189), ou dans Evangelica. Gospel

Studies-Études d'Évangile (Bibl. Ephem. Theol. Lov., 60), Leuven, 1982,

p. 37-82 (57-59).

B) Les commentaires suivis du troisième évangile. Trois commentaires de Luc ont

paru récemment en Allemagne : ceux de J. ERNST et de G. SCHNEIDER en 1977,

celui d'E. SCHWEIZER en 1982. En langue anglaise, il suffira de citer ceux deI.H. MARSHALL (1978) et de E. LA VERDIERE (1980). Pour l'Italie ceux de

R. FABRIS (1975) et d'O. DA SPINETOLI (1982). En français, l'ouvrage de

Ph. BOSSUYT et J. RADERMAKERS, Jésus, Parole de la Grâce selon saint Luc

(Bruxelles, 1981), fournit une abondante information bibliographique.

C) Les monographies sur un thème lucanien. Sous un angle ou sous un autre,

l'eschatologie de Luc suscite un vif intérêt chez les exégètes et les conduitnormalement à parler de Lc 21. Bon aperçu sur la littérature du sujet dans

F. BOVON, Luc le Théologien. Vingt-cinq ans de recherches (1950-1975),Neuchâtel-Paris, 1978, p. 11-84. L'ayant connu trop tard pour en parler, Bovon a

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144

Luc 21

encore pu signaler le titre de l'ouvrage de J. ERNST, Herr der Geschichte.Perspektiven der lukanischen Eschatologie (Stuttgarter Bibelstudien, 88), Stut-tgart, 1978. Ajoutons pour mémoire un ouvrage qui n'apporte pas grand-chosepour la compréhension de Lc 21 : A.J. MATCILL, Jr., Luke and the Last Things. APerspective for the Understanding of Lukan Thought, Dillsboro, 1979. Enrevanche, on tirera profit de la vue d'ensemble qui se trouve dans le recueild'A. GEORGE, Études sur l' œuvre de Luc (Sources bibliques), Paris, 1978,concernant L'eschatologie (p. 321-347), et aussi de celle qui se rapporte à Laprière (p. 395-427). A signaler encore D.L. TIEDE, Prophecy and History inLuke-Acts, Philadelphia, 1980, et R. MADDOX, The Purpose of Luke-Acts, publiésimultanément à Gbttingen et à Edinburgh en 1982.

D) Les études particulières consacrées à un verset ou à un groupe de versets duchapitre 21. A propos du v. 13, il faut rappeler l'existence d'un petit livre déjàancien mais trop peu connu des commentateurs : L. HARTMAN, Testimoniumlinguae. Participial Constructions in the Synoptic Gospels - A LinguisticExamination of Luke 21, 13 (Coniecta Neotest., XIX), Lund-Copenhagen, 1963,p. 57-75. A propos des vv. 20-24, il parait utile d'attirer l'attention sur un articlequi met ces versets en parallèle avec Lc 13, 33-35 ; 19, 41-44 et 23, 27-31J.H. NEYREY, Jesus' Address to the Women of Jerusalem (Lk 23, 27-31) - AProphetic Judgment Oracle, dans New Test. Studies, 29 (1983), p. 74-86. Pour lesdernières sections, mentionnons spécialement A. GEORGE, La venue du Fils del'homme (Lc 21, 25-28.34-36), dans Premier dimanche de l'Avent (Assemblées duSeigneur, nouv. sér., 5), Paris, 1969, p. 71-78.

POUR CONCLURE

La première génération chrétienne s'attendait à un prochainretour du Seigneur. On le voit bien par les lettres de Paul, quisont les plus anciens documents de notre foi, mais aussi par leséchos qu'elles nous ont conservés de la liturgie de la communautéprimitive, à commencer par l'invocation que la liturgie desÉglises de langue grecque continuait à dire en araméen« Marana tha, Viens, (Notre) Seigneur! » Cette attente semblaitindissociable de la foi en la résurrection de Jésus : si cetterésurrection constituait bien une intronisation à la droite deDieu, comment ne serait-elle pas le prélude de l'exercice effectifet manifeste de la royauté du Seigneur? Cette attente nedevenait-elle pas en même temps la forme concrète que prenaitaprès Pâques l'adhésion au message que Jésus avait proclamépendant son ministère terrestre : « Le Règne de Dieu estproche » ?

Pour étayer cette attente, les premiers chrétiens ont cherchédes éclaircissements dans les paroles de Jésus. En courantévidemment le risque d'interpréter celles-ci en fonction d'unesituation assez différente de celle dans laquelle elles avaient étéprononcées : nous l'avons observé à propos d'un cas qui sembleparticulièrement clair, celui de la petite parabole du figuier. Maison a l'impression que ces paroles n'ont pas été sans créer uncertain embarras à ceux qui les interrogeaient. Si quelques-unesd'entre elles paraissaient claires, ou étaient devenues telles, pouraffirmer que les délais seraient courts, il fallait bien reconnaîtreque, dans l'ensemble, les enseignements de Jésus ne favorisaientguère les supputations sur le calendrier des événements del'avenir, ou même qu'ils allaient à contre-courant des calculsauxquels se complaisaient les auteurs d'apocalypses.

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POUR CONCLURE

Pour en savoir davantage, les chrétiens se sont tournés vers lesÉcritures et vers les précisions qu'on pouvait y trouver au sujetdes événements de la fin du monde. Cette recherche les situaitd'emblée dans les préoccupations d'une tradition apocalyptiquequi connaissait alors une grande vogue dans certains milieuxjuifs. Ici encore, le processus est parfaitement illustré par leslettres de Paul : qu'on pense, en particulier, à 1 Th 4, 13 - 5, 11,ou au chapitre 15 de la 1`e aux Corinthiens. On aboutissait ainsi àun amalgame plus ou moins hétéroclite de sentences du Seigneuret d'emprunts bibliques duquel il était possible de tirer lesconséquences les plus opposées. Les uns pouvaient y trouveraliment aux illusions apocalyptiques les plus folles, les autresmotifs d'un scepticisme susceptible de mettre en dangerl'espérance chrétienne et la foi elle-même.

Les événements liés à la Révolte juive devaient naturellementcontribuer au trouble des esprits. C'est à ce moment que Marccompose, dans le chapitre 13 de son évangile, le seul longdiscours qu'il attribue à Jésus, et dont il fait la solennelleconclusion du ministère public, à la veille de la Passion. Il yregroupe les matériaux disparates qu'on utilisait en milieuchrétien pour parler du retour du Christ et auxquels lesévénements de Judée avaient conféré un renouveau d'actualité.Il essaie d'en constituer un ensemble cohérent dans uneperspective avant tout pastorale, faisant de cette page une miseen garde contre des illusions néfastes, mais aussi un appel à la« vigilance » que réclame des chrétiens une authentique fidélitéau message évangélique.

Matthieu et Luc ont repris cette page, chacun y apportant lamarque de ses propres préoccupations. Matthieu en a surtoutaccentué le relief général et l'a enrichie au moyen de diversenseignements de Jésus inculquant à ses disciples une attitude devigilance concrète et active. Luc en a atténué la note menaçantepour lui donner un accent plus encourageant. C'est toujours bienle même paysage, mais considéré sous des angles différents,offrant ainsi des tableaux dont chacun porte l'empreinte de sonauteur. En nous efforçant de mettre ces particularités en valeur,nous espérons avoir aidé ceux qui ont pu suivre le détail de nosobservations à mieux connaître les évangélistes, mais aussi àmieux recevoir le message propre à chacun d'entre eux. Car nouspensons que chacune des trois apocalypses synoptiques a quelquechose à apprendre aux chrétiens, aujourd'hui encore.

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos ...................................... 7

I. LE DISCOURS ESCHATOLOGIQUEDE JÉSUS (MARC 13)

Vue d'ensemble..................................... 9

1. L'occasion du discours (13, 1-4) ..................... 14

2. Mise en garde contre les imposteurs (13, 5b-6 et 21-23) 163. La réponse à la question concernant le signe (13, 7-8 et

14-20) .......................................... 174. Les chrétiens en situation de persécution (13, 9-13) .... 20

Les chrétiens devant les tribunaux ................... 21Les chrétiens en butte à l'hostilité universelle ......... 24

5. La venue du Fils de l'homme (13, 24-27) . . . . . . . . . . . . . 26

Analyse du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26Signification de la scène ........................... 29

6. Certitude que c'est pour bientôt (13, 28-31) . . . . . . . . . . . 34

La parabole du figuier dans la prédication de Jésus ..... 35La parabole dans le discours eschatologique .......... 37

7. Incertitude du moment (13, 32-37) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40

Ignorance du « quand » ............................ 40

Appel à « veiller » ................................ 41

Note bibliographique sur Mc13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

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TABLE DES MATIÈRES LES TROIS APOCALYPSES SYNOPTIQUES

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2. Les bouleversements cosmiques de la fin (21, 10-11) ...

1103. Les chrétiens dans la persécutions (21, 12-19) .........

112Il. LE DISCOURS SUR LA PAROUSIE

DU FILS DE L'HOMME(Matthieu 24 - 25)

Appel à la confiance ..............................Appel à la constance ..............................

4. Les jours du châtiment de Jérusalem (21, 20-24) .......

114117

120

1. L'enchaînement avec le chapitre 23 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 Repères chronologiques........................... 120

2. Le commencement de la fin (24, 4-14) . . . . . . . . . . . . . . . 53La ruine de Jérusalem comme événement théologique 122

Les versets 4 à 8 .................................. 54 5. Le scénario de la fin (21, 25-28) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127Les versets 9 à 14 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Les signes avant-coureurs de la fin .................. 130

3. La grande tribulation finale (24, 15-28) . . . . . . . . . . . . . . . 58Signification du drame pour les croyants ............. 131

Les versets 15 à 22 ................................ 59 6. Certitude de l'espérance chrétienne (21, 29-33) ........ 133Les versets 23-25 et 26-28 .......................... 61 Les trois premiers versets .......................... 134

4. L'apparition du Fils de l'homme (24, 29-31) . . . . . . . . . . . 64Les deux derniers versets .......................... 136

5. Imminence de la fin (24, 32-35) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 7. Avertissement final (21, 34-36) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1386. Incertitude du jour et de l'heure (24, 36 à 25, 30) . . . . . . 70 Note bibliographique sur Lc 21 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

Exemple des contemporains de Noé ................. 73Le voleur de nuit ................................. 74 Pour conclure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145Le bon intendant et le mauvais ..................... 76Les cinq vierges sages et les cinq insensées ............ 77Les deux bons serviteurs et le mauvais ............... 79

7. Le jugement du Fils de l'homme (25, 31-46) .......... 82Construction littéraire ............................. 83Jugement des nations païennes ? .................... 86Jugement universel ............................... 89

Conclusion......................................... 92Note bibliographique sur Mt24-25 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96

III. LA LONGUE MARCHEDE LA LIBÉRATION (LUC 21)

Observations préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

Le lieu.......................................... 99Les personnes.................................... 101La question et les réponses ......................... 102

1. Avertissement préalable (21, 8-9) ...... . ............ 106