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Le viol en temps de guerre : enjeu de sécurité internationale Le viol en temps de guerre : instrument génocidaire, partie intégrante de la purification ethnique ou banalité des
conflits ? Etude de cas : la Bosnie Herzégovine.
Travail réalisé par Lauren Tatard
Code cours – Stratégie et sécurité internationale
Michel Liégeois
2015/2016
Master en Sciences Politiques Relations Internationales à finalité Diplomatie et résolution des conflits
Références portfolio : n°8 Adresse html : http://tinyurl.com/jnm3cwm (voir point 2.3. du vade mecum portfolio)
Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication (ESPO) Ecole des Sciences Politiques et Sociales (PSAD)
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Table des Matières
Introduction...................................................................................................................3
Partie I : De la stratégie du viol en temps de guerre : un vecteur d’intentions
politiques ou « banalité de la guerre » ?.......................................................................4
Stratégies militaires serbes : acteurs, objectifs, moyens et méthodes…....….….…....4
Viols de guerre : la systématisation des actes d’une stratégie expansionniste............6
Dynamiques d’altérisation et d’atteinte à l’intégrité humaine : de la destruction
identitaire......................................................................................................................8
Le viol : un symbole patriarcal dans la guerre.............................................................9
Partie II : Sécurité internationale : aspect humanitaire et développement d’un cadre
législatif.......................................................................................................................10
Mécanique onusienne et « Communauté internationale » : entre volonté d’agir et
remises en question.....................................................................................................11
Les évolutions du cadre législatif : des discordances entre l’échelle nationale et
internationale..............................................................................................................14
Humanitaire : vers une meilleure gestion et prévention des viols de guerre.............17
Conclusion..................................................................................................................20
Bibliographie..............................................................................................................23
Annexes.......................................................................................................................26
3
Le conflit en Bosnie Herzégovine, qui s’est officiellement déroulé de 1992 à 1995 a
pour particularité majeure d’être composé de deux dynamiques : « Il s’agit d’une
guerre d’invasion entre nations distinctes reconnues internationalement (...) mais il
s’agit aussi d’une guerre de répression intérieure. »1
Au cours de notre analyse, nous mettrons en lumière différents aspects, à la fois
relatifs à la stratégie serbe - combinant des mécanismes propres au génocide mais
également, au nettoyage ethnique - ainsi qu’à l’importance d’une stratégie sécuritaire
internationale concernant la gestion et la prévention de la mobilisation du viol
comme arme de guerre. A ce titre, il est essentiel de distinguer le génocide de la
purification ethnique. Rappelons que par génocide, nous entendons le « massacre en
masse d’une population, ayant au sens exact pour objectif son élimination totale pour
des motifs ethniques, culturels ou religieux en particulier. »2 En revanche, le terme
de purification ethnique « ne vise en général pas l’élimination totale d’une ethnie ou
d’une population, mais simplement son déplacement par la terreur vers un autre
lieu. »3 Comme le souligne Cornélia Sorabji au sein de son article intitulé « Une
guerre très moderne »4, « La purification ethnique « est » interdisciplinaire ; elle met
en œuvre des méthodes militaires, politiques, diplomatiques et psychologiques, et
utilise toute une série d’instruments y compris les médias, la diplomatie
internationale, les organisations caritatives et les soldats de l’Organisation des
Nations Unies (ONU) pour expulser les populations bannies des régions visées. »5
Dans un premier temps, nous adopterons une approche centrée sur la doctrine, dans
le cadre d’une stratégie d’analyse normative. En effet, nous analyserons les tactiques
de guerre serbes et notamment le viol comme stratégie de guerre, de par la
systématisation de l’acte ainsi que par le biais de son symbolisme patriarcal visant la
destruction identitaire. Dans un second temps, nous adopterons une approche
analytique afin de souligner l’aspect sécuritaire du conflit. Cela nous permettra de
mettre en exergue les tactiques de la « communauté internationale » ainsi que les
1 NAHOUM-GRAPPE Véronique, Vukovar, Sarajevo... : la guerre en ex-Yougoslavie, Paris, Esprit, 1993, p. 52. 2 BADIE Bertrand, BIRNBAUM Pierre, BRAUD Philippe, HERMET Guy, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, Armand Colin, 2010, 7me édition, p. 128. 3 Ibid., p. 124. 4 SORABJI Cornélia, « Une guerre très moderne », Terrain [En ligne], 23 | 1994, URL : http://terrain.revues.org/3107 ; DOI : 10.4000/terrain.3107 5 Ibid., p. 4.
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aspects juridiques liés au conflit, concernant notamment la mise en place de
juridictions internationales destinées à juger les crimes commis en Bosnie. Enfin,
nous nous focaliserons sur les aspects humanitaires du conflit, qui font partie
intégrante de la question stratégique.
Nous insisterons sur le fait qu’une stratégie internationale en temps de conflit ne
repose pas uniquement sur les aspects politiques et militaires, étant donné
l’importance des dimensions psychologiques et humanitaires, qui sont à considérer
comme constitutives du processus de sécurisation.
Partie I : De la stratégie du viol en temps de guerre : un vecteur d’intentions
politiques ou « banalité de la guerre » ?
a) Stratégies militaires serbes : acteurs, objectifs, moyens et méthodes
En avril 1992, la situation dégénère en Bosnie Herzégovine avec la présence de
milices « Bosno-Serbes » dirigées par Radovan Karadzic et Ratko Mladic et
soutenues par le pouvoir de Slobodan Milosevic. Ces milices reçoivent l’appui du
pouvoir en place, tout comme l’appareil militaro-policier serbe - « toujours aidé par
la logistique fédérale »6 - et constituent des forces paramilitaires. Par ailleurs, ces
acteurs ont recours à un éventail de tactiques diverses en ce qui concerne les
méthodes qu’ils mobilisent.
En effet, les stratégies de guerre serbes desservent principalement un objectif
fondamental, à savoir l’imposition d’une ethnie dominante sur un territoire
déterminé, par le biais de pratiques liées à la purification ethnique. Ces dernières
reposent sur plusieurs moyens et ressources qui permettent de mettre en œuvre une
mécanique intrinsèquement barbare.
Dès les prémisses du conflit, les troupes serbes affichent une relative supériorité
militaire, notamment due au soutien de Slobodan Milosevic, en termes matériel,
financier et idéologique. Malgré les mesures mises en place par les puissances
étrangères, les troupes serbes ne « souffrent nullement de l’embargo sur les armes à
destination de l’Ex-Yougoslavie imposé (...) par la Conférence sur la sécurité et la
6 NAHOUM-GRAPPE Véronique, Op.Cit., p. 56.
5
coopération en Europe (CSCE), le 4 septembre 1991, et par le Conseil de sécurité de
l’ONU, le 25 septembre (résolution 713). »7
On constate que le répertoire d’action des troupes serbes s’articule autour de
plusieurs dimensions associées. Premièrement, en termes politiques, leurs actions se
concentrent autour de stratégies visant à mettre en place un territoire serbe homogène
sur la base de tactiques liées à la purification ethnique. A cet égard, les troupes serbes
ont notamment recours à des pratiques visant à détériorer les conditions de vie des
populations civiles non serbes : « A Sarajevo, en effet, l’Armée populaire yougoslave
a, depuis le début du siège, coupé l’eau et l’électricité ; elle ne laisse entrer ni vivres
ni médicaments, ni combustibles ni produits de base permettant de maintenir une
certaine hygiène. »8 Ici, l’objectif est l’instauration d’un climat d’insécurité
permanent.
Deuxièmement, on constate qu’en termes militaires, les troupes serbes mobilisent un
éventail d’actions qui vont du viol à la déportation de personnes, en passant par
d’anciennes stratégies de guerre comme la tactique de la « terre brûlée » et l’incendie
des villages bosniaques. Il existe par ailleurs des « camps-bordels » à savoir, un type
de camp qui « n’avait jusqu’à présent existé qu’en Allemagne nazie (...) à l’intérieur
de la stratégie de guerre. »9 Ici, le but ultime est la destruction identitaire sur
plusieurs générations.
Troisièmement, en termes opérationnels, les troupes serbes appliquent des tactiques
visant à mettre en échec les efforts déployés par les Etats intervenants mais
également par les organisations internationales. « La mission de paix de l’ONU
(Force de Protection des Nations Unies, FORPRONU) a été attaquée à plusieurs
reprises. (...) un de ses convois, traversant le territoire a été bloqué par les troupes
serbes. Les soldats ont été désarmés, détenus, et, plus tard, maltraités. (...) Le 2 Juin,
un convoi de la FORPRONU, qui ouvrait la route à l’aide humanitaire destinée aux
7 LE PAUTREMAT Pascal, « La Bosnie-Herzégovine en guerre (1991-1995) : au cœur de l'Europe », Guerres mondiales et conflits contemporains 2009/1 (n° 233), p. 67-81. DOI 10.3917/gmcc.233.0067, p. 70. 8 NAHOU-GRAPPE Véronique, Op. Cit., Vukovar, Sarajevo (...), p. 25. 9 BOUCHET Paul, Le Nouvel Observateur, Reporters sans frontières, Le livre noir de l’ex-Yougoslavie : purification ethnique et crimes de guerre, Paris, Arléa, 1993, p. 423
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enfants de Dobrinja, a été attaqué par les extrémistes serbes. »10 Mais, au cœur de la
stratégie serbe, se situent principalement les viols de guerre, dont il est essentiel de
souligner les aspects stratégiques.
b) Viols de guerre : la systématisation des actes d’une stratégie
expansionniste
La guerre en Bosnie Herzégovine vient mettre en lumière un aspect qui n’est pas
novateur au sein des conflits : les viols de guerre. A ce sujet, certains s’interrogent
sur la réelle nature de ces viols : sont-ils des conséquences « obligatoires » des
conflits ou bien s’inscrivent-ils dans une véritable stratégie de guerre ? Au sein de
son article intitulé « La purification ethnique et les viols systématiques. Ex-
Yougoslavie 1991-1995 »11, Véronique Nahoum-Grappe souligne le caractère
systématique des viols ainsi que le fait qu’ils soient pratiquement toujours effectués
en public ou au sein de la famille de la victime. Le caractère systématique des viols
implique qu’ils s’inscrivent dans ce que l’on nomme une « stratégie expansionniste »
de guerre, selon les termes du rapport de l’Unesco, « Le viol comme arme de
guerre »12.
La stratégie du viol comme arme de guerre permet une monopolisation de la terreur
de façon systématique. « Le viol ne peut être considéré comme un incident de guerre.
Il s’inscrit dans un réel dessein stratégique. »13 En Bosnie Herzégovine, le viol de
guerre revêt un caractère fondamentalement délibéré. Malheureusement, ces viols ont
tendance à s’inscrire dans le cadre de la « banalité » liée aux conflits et aux guerres.
Pourtant, ils constituent un instrument politique, ce qui permet de les distinguer des
viols commis au sein de la sphère privée. « Les viols systématiques, c’est-à-dire
inscrits comme tactique dans un projet politique (…) ne sont pas seulement une face
10 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 7. 11NAHOUM-GRAPPE Véronique, « La purification ethnique et les viols systématiques. Ex-Yougoslavie 1991-1995 », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 5 | 1997, URL : http://clio.revues.org/416 ; DOI : 10.4000/clio.416 12 « Le viol comme arme de guerre. Rapport de l'Unesco », Confluences Méditerranée 2008/1 (N°64), p. 99-104. DOI 10.3917/come.064.0099, p. 99. 13 KRIEG-PLANQUE, Purification ethnique : une formule et son histoire, Paris, CNRS, 2003, p. 69.
7
marginale et honteuse de l’action de guerre, mais ils sont inscrits au programme de
cette même guerre. »14
Ce n’est pas une tâche aisée de prouver le caractère planifié des viols, qui semblent
parfois résulter d’une « apparente désorganisation de la violence »15, ce qui
« n’implique pas nécessairement qu’il s’agisse d’actes entièrement isolés et
échappant à toute coordination »16. Il s’agit d’actes résultants d’une « organisation
jouissant d’une immunité absolue, dont les buts généraux ont été fixés par les chefs
tandis que les détails spécifiques de leur application ont été laissés à l’initiative
locale. »17
Si l’on ne perçoit pas réellement ce caractère ordonné qui définit le viol de guerre
comme une arme systématique, inscrite au sein d’une stratégie expansionniste, c’est
notamment à cause des mémoires liées à notre histoire européenne. En effet, les
souvenirs de la barbarie de l’Allemagne nazie ont marqué les esprits. Il devient
complexe de mentionner les systèmes concentrationnaires sans que le discours ne
fasse involontairement référence au système nazi. Outre les différences entre les
deux exemples, nous pouvons également constater de réelles similitudes entre
l’organisation du système concentrationnaire allemand pendant la seconde Guerre
Mondiale et l’organisation de la violence en Bosnie. « Le cas bosniaque apparaît
donc relativement non bureaucratisé et décentralisé mais la question demeure de
savoir si ce désordre (...) implique un manque d’organisation ou simplement une
organisation d’un type différent s’inscrivant sur un fond politique, historique et
culturel différent. »18 Il n’en résulte pas moins que le résultat souhaité est double : à
la fois celui de l’extermination, suivant des logiques génocidaires mais également
celui de la terreur, suivant des stratégies de purification ethnique. « Les viols ne sont
pas seulement le résultat de pulsions masculines : ils appartiennent à un système, et
ce système est celui de l’extermination. »19 C’est donc un véritable mécanisme de
guerre.
14 NAHOUM-GRAPPE Véronique, Op. Cit., « La purification ethnique et les viols systématiques (...)», p.3. 15 SORABJI Cornélia, Op. Cit., p. 6. 16 Ibid., p. 6. 17 Ibid., p. 6.18 Ibid., pp. 5-6. 19 KRIEG-PLANQUE Alice, Op. Cit., p. 74.
8
c) Dynamiques d’altérisation et d’atteinte à l’intégrité humaine : de la
destruction identitaire
Le viol comme arme de guerre répond dans un premier temps à une logique
d’atteinte à l’intégrité humaine. « Les viols systématiques démontrent que l’on peut
utiliser la sexualité comme torture ce qui constitue une atteinte à l’intégrité de la
personne, mais aussi une atteinte à la sexualité humaine. »20
Ces viols sont non seulement commis sur des femmes, mais également sur des jeunes
filles voire des enfants. Certains témoignages décrivent ainsi comment des enfants de
cinq ans sont violées sous les yeux de leur famille. Ces viols revêtent un caractère
théâtralisé qui vient appuyer la théorie selon laquelle ils ne sont pas de
simples conséquences de la guerre. « Les viols (...) sont « pratiqués autant pour
propager la « race » serbe que pour détériorer infiniment l’Autre. »21
Dans un second temps, les viols de guerre cherchent à provoquer la dissolution d’un
groupe ethnique : c’est une arme psychologique et génétique. On touche ainsi au
principe d’identité des victimes et par extension, à leur communauté. « Les viols ont
simplement pour fonction de répandre la peur dans la population pour la contraindre
au départ, et obtenir ainsi un territoire ethniquement homogène. »22
Les femmes victimes de viols sont non seulement humiliées, mais elles doivent
également porter le fardeau du traumatisme lié au viol qui se traduit bien souvent par
une grossesse non désirée. « Ces viols systématiques ne procèdent pas seulement
d’une volonté d’humilier des femmes mais de la volonté de faire porter à une femme
un enfant qui serait étranger à sa religion et à son sang. »23 L’acte de viol envers les
femmes n’est pas anodin : elles sont les cibles privilégiées du viol, et ce parce
qu’elles sont essentielles à la perpétuation d’une communauté. Les femmes « ne sont
pas des cibles uniquement parce qu’elles « appartiennent à » l’ennemi mais aussi
20 NAHOUM-GRAPPE Véronique, Op. Cit., « La purification ethnique et les viols systématiques (...)», p. 3. 21 KRIEG-PLANQUE Alice, Op. Cit., p. 83.22Ibid., p. 77. 23 Ibid., p. 81.
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parce qu’elles assurent le fonctionnement de la société civile et qu’elles sont
essentielles à sa continuité. »24
L’enfant qui va naître est perçu comme « l’enfant du barbare »25 Au-delà de
l’humiliation, la stratégie s’inscrit dans une optique sadique où les serbes cherchent à
casser le processus de descendance bosniaque. « Le comble du sadisme consiste à les
contraindre à mettre au monde les enfants issus de leur martyre. »26
Ainsi, les pratiques serbes visant les femmes bosniaques et surtout de confession
musulmane, mettent ces dernières en contradiction avec les valeurs morales et
communautaires parfois liées à leur religion, ce qui conduit à la stigmatisation voire
à l’exclusion de ces dernières. « Cela signifie également un conflit avec leur
éducation traditionnelle où leurs rapports avec les hommes sont considérés comme
un péché. »27 Certaines femmes préfèrent d’ailleurs tuer l’enfant à la naissance ou se
suicider.
« Les Serbes détruiraient ainsi la communauté bosniaque de l’intérieur, en
l’obligeant à enfanter elle-même symboliquement ses propres assassins. »28
Nous touchons ici à la singularité de la guerre en Bosnie : le viol y est employé à la
fois comme arme de destruction identitaire et donc génocidaire et comme stratégie de
purification ethnique. La stratégie vise à « détruire à jamais le tissu social de la
culture nationale bosniaque. »29
d) Le viol : un symbole patriarcal dans la guerre
En tant qu’arme de guerre, le viol ne constitue pas seulement un instrument d’une
stratégie de génocide et de purification ethnique. Il constitue également le vecteur
d’un message patriarcal dans la guerre. « Les viols de guerre participent toujours
pour une part à la stratégie de démoralisation de l’adversaire (...) et participent à
24 MASSON Sabine, « Le viol en temps de guerre: crime ou bavure ? Avancées et résistances de la condamnation du viol contre les femmes », Nouvelles Questions Féministes, Vol. 20, No. 3, FÉMINISMES D'AMÉRIQUE LATINE ET DES CARAÏBES (1999 AOÛT), pp. 63-80, URL: http://www.jstor.org/stable/40619713, p. 70. 25 KRIEG-PLANQUE Alice, Op. Cit., p.74. 26 Ibid., p. 80.27 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 444. 28 KRIEG-PLANQUE, Op. Cit., p. 79.29 Ibid., p. 77.
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l’affirmation symbolique de la domination du vainqueur sur le vaincu. »30 On
cherche ainsi à démoraliser l’adversaire mais aussi à terrifier une communauté : dans
notre cas, c’est le point culminant de la démonstration du pouvoir serbe. Au sein du
rapport de l’organisation féministe croate Tresnjevka, on souligne la portée
symbolique de la stratégie du viol en temps de guerre en tant que message adressé à
l’ennemi : « Chaque femme devient un cible (...) la soumettre sexuellement est un
moyen de combattre l’ennemi. »31
Au sein d’une armée ou d’un groupe d’une autre nature, les viols ont également une
fonction de cohésion des membres et participent ainsi à l’ « affirmation de la
solidarité collective. »32 Le viol en temps de guerre doit donc être envisagé à la fois
comme un message à l’adversaire mais également comme une stratégie de cohésion
entre les membres du groupe qui perpétuent ces viols. C’est une « expression brutale
du pouvoir primitifs des guerriers patriarcaux sur leurs victimes déchues »33 qui doit
être comprises comme un « dialogue entre adversaires mâles, dialogue dans lequel la
victime du viol sert en même temps à transmettre le message de l’adversaire le plus
puissant, à savoir qu’il a conquis non seulement un territoire mais a également détruit
l’expression symbolique de la puissance du vaincu, à savoir l’honneur. »34
A cette stratégie de guerre, quelles réponses apporter et surtout, quel encadrement
législatif peut-on juger comme étant approprié ?
Partie II : Sécurité internationale : aspect humanitaire et développement d’un
cadre législatif
« Broadly speaking, it is possible to distinguish between two types of security
philosophy that have guided interventions in the Balkans. One has been the
traditional geo-political approach, in which security is understood as the defense of
territory. The geo-political approach tends to be top-down, using diplomatic,
economic and military pressure to influence political leaders and warring parties. The
other approach is cosmopolitan in which security is understood as the defense of
individual human beings. This approach is bottom-up; the emphasis is on the respect
30 Ibid., p. 71. 31 BOUCHET Paul, Op. Cit, p. 423. 32 KRIEG-PLANQUE, Op. Cit., p. 71. 33 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 441. 34 Ibid., p. 441.
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for human rights, support for civil society, economic assistance and regional
cooperation. Top-down approaches, of course, remain important, but they are shaped
by bottom-up priorities. »35
a) Mécanique onusienne et « Communauté internationale » : entre volonté
d’agir et remises en question
« International intervention in the Yugoslav wars had four frequently overlapping
dimensions: diplomacy, recognition, humanitarian action, and coercion. »36 Lorsque
l’on évoque la guerre en Bosnie Herzégovine mais également la FORPRONU et la
Mission des Nations Unies en Bosnie Herzégovine (MINUBH) de 1995, c’est la
notion d’échec qui émerge principalement. Malgré les tentatives de canalisation puis
de résolution de conflit, ainsi que la mise en place de projets de soutien psychosocial,
la communauté internationale a montré des difficultés dans la gestion d’une crise
entachée par l’indécision politique. Pourtant, en termes opérationnels, les initiatives
ne manquent pas.
Par exemple, en 1995, le Pentagone met en place le programme « Train and Equip »,
« convaincu qu’un équilibre militaire entre les forces en présence pourra préserver la
paix et désengager les troupes de l’OTAN. »37 Mais les activités de la mécanique
onusienne, censées refléter la cohésion étatique internationale, sont bien souvent
dénoncées comme reposant sur un flou institutionnel conséquent, ainsi que sur un
cadre législatif opaque. On reproche bien souvent à l’ONU d’être trop focalisée sur
un rôle de médiateur. Quant aux stratégies de l’ Organisation du Traité de
l’Atlantique Nord (OTAN), elles sont généralement dénoncées comme étant
« contre-productives ». A cela se greffent les intérêts géopolitiques des Etats. En
effet, l’Arabie Saoudite et l’Iran font partie des pays ayant fourni des aides
matérielles et financières à la Bosnie, ce qui leur a permis de s’assurer, dans certaines
limites, une influence dans la région. Les critiques ne tardent pas à pleuvoir.
Pour d’autres pays, c’est le manque de fermeté et de réalisme par rapport à la
situation qui est mis en exergue. C’est notamment le cas pour la France et
l’Allemagne, bien que la position française ait évolué sous Jacques Chirac, qui a 35 SIANI-DAVIES Peter, International intervention in the Balkans since 1995, London, Routledge, 2003, p. 32. 36 Ibid., p. 16. 37 LE PAUTREMAT Pascal, Op. Cit., p. 79.
12
initié une rupture en ce qui concerne les positions françaises. La dynamique est plus
coercitive et met notamment en place le 3 juin 1995, la Force de Réaction Rapide
dont la principale mission est la protection des Casques bleus de la FORPRONU.
Les nombreuses hésitations de la communauté internationale, mais également
l’absence d’une politique unifiée envers le conflit en Bosnie, sont des éléments qui
sont décrits comme ayant contribué à accroître la gravité de la situation en Bosnie.
« Les organismes de la communauté internationale se sont compromis, plus ou moins
gravement, dans l’entreprise de purification. »38 Néanmoins, notons le rôle joué par
les Etats-Unis, qui ont initié une dynamique de régularisation du conflit, notamment
par le biais des accords de Dayton. Au départ, les Etats-Unis ne se positionnaient pas
en faveur d’une intervention militaire et se montraient en faveur d’une optique non-
interventionniste, supportée par les dirigeants britanniques et français, qui craignent
notamment qu’une intervention militaire armée mette en péril la FORPRONU. Par la
suite, les Etats-Unis auront une position stratégique déterminante, bien qu’il ne
s’agisse pas d’un monopole, mais plutôt d’une suprématie ; « The Yugoslav wars
revealed the dominance of the Americans in Euro-Atlantic policy making.»
Sur le plan militaire, on ne peut passer outre la problématique liée au cadre
décisionnel de l’ONU, qui met l’accent sur la « lenteur de la chaîne de
communication qui relie les hommes sur le terrain aux structures de commandement,
perturbée par l’implication décisionnelle de hauts fonctionnaires de l’ONU (...) Les
Casques bleus sont tiraillés entre les consignes de l’ONU (...) et le désir moral et
éthique de sauver des victimes potentielles. »39 Ce manque de clarté dans les
directives officielles ainsi que la complexité d’une chaîne de commandement dont
l’efficacité est pointée du doigt, sont les principaux reproches adressés à la
mécanique onusienne en termes opérationnels.
Mais comment peut-on réellement accuser l’ONU de tous les maux, lorsque l’on sait
que cette dernière n’a pas pas les moyens opérationnels de ses ambitions, ni de
« doctrine claire sur le droit de sécession : elle ne l’autorise pas explicitement mais
l’admet si elle réussit. »40
38 SORABJI Cornélia, Op. Cit., p. 5.39 LE PAUTREMAT Pascal, Op. Cit., p. 77. 40 NAHOUM-GRAPPE Véronique, Op. Cit., Vukovar, Sarajevo (...), p. 108.
13
Globalement, on reproche à l’ONU de s’être focalisée sur l’impératif des
négociations en vue d’établir un cessez-le-feu, au détriment de mesures plus
coercitives. Tout cela en sachant que « malgré l’application de sanctions militaires et
commerciales, la communauté internationale n’a pas réussi à faire cesser ou à
empêcher que les lois de la guerre ne fussent enfreintes. »41 Les stratégies
opérationnelles internationales, comme par exemple, les régimes de sanctions, sont
également pointées du doigt à cause de leur impact limité en termes stratégiques :
« The arms embargo was of doubtful morality and the sanctions on Serbia brought
considerable suffering to the general population for limited gains. »42
Au-delà des échecs, cette « incohérence de l’internationalisme »43 qui reposent
principalement sur des « contrastes de perception du conflit »44 entraînent notamment
une méfiance envers les organisations internationales ce qui peut contribuer à
entraver l’action des puissances étrangères sur le terrain.
Malgré les intentions politiques officielles de la coalition internationale - qui
reposaient principalement sur l’élimination de la menace serbe, dans une optique de
résolution puis d’équilibrage du conflit entre les ethnies - la guerre de Bosnie met en
exergue certains reproches que l’on peut adresser aux acteurs étatiques engagés dans
le conflit. Nous pouvons notamment insister sur le fait qu’il est essentiel de combiner
« le moral et l’opérationnel, le souci de l’impératif stratégique et celui réalisme
tactique »45, aspect qui semble avoir cruellement manqué aux stratégies de la
communauté internationale sur le terrain bosniaque. Ainsi, les décisions
« n’appartenaient ni aux uns, ni aux autres, mais aux gouvernements. Or le regard de
ceux-ci était braqué moins sur les appels et les avertissements portant sur la
Yougoslavie elle-même que sur leur propre rivalité, sur les attitudes de leurs propres
bureaucracies »46 et ce, au détriment de l’observation de l’évolution du conflit en
Bosnie. « The intervening parties persisted with their initial view, despite changing
circumstances, gradually losing contact with the realities of the war. »47 Ainsi, la
41 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 39. 42 SIANI-DAVIES Peter, Op. Cit., p. 19. 43 ENGLE Karen, « Aux armes ! ». Droits des femmes et intervention humanitaire, Actes de la recherche en sciences sociales 2008/3 (n° 173), p. 80-97. DOI 10.3917/arss.173.0080, p. 88. 44 LE PAUTREMAT Pascal, Op. Cit., p. 76. 45 SIANI-DAVIES Peter, Op. Cit., p. 131. 46 NAHOU-GRAPPE Véronique, Op. Cit., Vukovar, Sarajevo (...), p. 84. 47 SIANI-DAVIES Peter, Op. Cit., p. 62.
14
guerre en Bosnie symbolise les différences de perceptions entre les puissances des
multiples composantes et dimensions du conflit bosniaque.
Cette focalisation sur les rivalités interétatiques et sur les dysfonctionnements d’une
bureaucratie multi-niveaux a notamment eu pour conséquence de mettre l’accent sur
des sanctions qui n’ont pas eu de réel intérêt stratégique. « As economic sanctions
and airstrikes are increasingly employed as tools of international diplomacy after the
end of the Cold War, questions are inevitably raised about their utility in bringing
about change of dictatorial and semi-dictatorial regimes. »48 Les échecs de la
communauté internationale soulignent la difficulté de cette dernière, à l’époque du
conflit, à établir des actions cohérentes, tenant compte de la superposition des
éléments opérationnels, militaires et politiques.
b) Les évolutions du cadre législatif : des discordances entre l’échelle
nationale et internationale
Le conflit en Bosnie Herzégovine a permis de mettre l’accent sur un souci de
coordination. En effet, les Casques bleus en mission sur le territoire agissent au sein
d’un bourbier décisionnel majeur, causé par le manque de coordination entre le
centre décisionnel onusien et les réalités militaires sur le terrain. Pourtant, ces réalités
évoluent.49 Le 19 février 1993, la résolution 807 apporte une modification singulière,
en autorisant les Casques bleus à faire usage de la force, lorsque leur sécurité est
menacée. Cette dernière sera notamment suivie par la résolution 808, instaurant un
tribunal pénal international, visant à juger les crimes contre l’humanité. Ce dernier
insiste sur le fait que les viols sont commis par l’ensemble des parties aux conflits,
bien que les serbes soient les premiers responsabilisés. « Le viol est devenu l’un des
éléments constitutifs du crime contre l’humanité dans le statut du TPIY. »50
A cet égard, l’ONU vient compléter le cadre législatif mis en place par le Tribunal
Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). En effet, l’ONU avait déjà déclaré
en 1992 que le viol était considéré comme crime international. Le TPIY permet de le
catégoriser en tant que crime contre l’humanité. Par la suite, la Cour Pénale
Internationale (CPI) reconnaîtra le viol comme crime de guerre. Notons l’importance 48 Ibid., p. 131. 49 Voire Annexe n°1, p. 27. 50 DEPLA Isabelle, « Les femmes et le droit (pénal) international », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 39 | 2014, URL : http://clio.revues.org/11918 ; DOI : 10.4000/clio.11918, p. 183.
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des résolutions 1325 et 1820 du Conseil de Sécurité de l’ONU sur la question,
adoptées respectivement en 2000 et 2008.
La résolution 1325 consacre la question de l’égalité des sexes dans les conflits mais
aussi le rôle des femmes dans la reconstruction et les processus de paix. Elle
« souligne l’importance d’une pleine participation active des femmes, dans des
conditions d’égalité, à la prévention et au règlement des conflits ainsi qu’à
l’édification et au maintien de la paix. »51
Quant à la résolution 1820, elle vient compléter la précédente en établissant un « lien
entre la violence sexuelle en tant que tactique de guerre et les questions concernant
les femmes, la paix et la sécurité. Cette dernière renforce la résolution 1325 et
souligne que la violence sexuelle dans les conflits constitue un crime de guerre et
exige des parties à un conflit armé qu’elles prennent immédiatement des mesures
appropriées pour protéger les civils contre cette violence, entre autres en formant les
contingents et en faisant appliquer des mesures disciplinaires. »52
Le but ultime du TPIY est la mise en place d’une législation basée sur une « stratégie
d’achèvement. »53 Mais rapidement, l’instance connaît une crise de légitimité : en
effet, l’influence des intérêts étatiques vient troubler l’impartialité de ses jugements,
ce qui implique une perte de crédibilité de l’instance. « Le TPIY a été très décrié par
la presse européenne qui y voyait un écran chargé de voiler l’inaction militaire. »54
En termes de législations antérieures au conflit, notons qu’en République de Serbie,
la loi de 1986 punissant le viol dit « nationaliste » ne semble pas constituer un cadre
juridique ayant une influence contraignante sur les tactiques serbes, qui débuteront
pourtant à peine six ans plus tard. Par ailleurs, au niveau international, les
Conventions de Genève de 1949 constituaient déjà un des piliers du droit
international, visant notamment à punir les « atteintes à l’intégrité corporelle. »55
On est alors en mesure de s’interroger sur le caractère contraignant de ces
législations sur les tactiques militaires.
51 http://www.un.org/fr/peacekeeping/issues/women/wps.shtml 52 Ibid. 53 KUTNJAK IVKOVICH Sanja, HAGAN John, « La politique de punition et le siège de Sarajevo. Vers une application de la théorie du conflit à la perception d'une (in)justice internationale », Actes de la recherche en sciences sociales 2008/3 (n° 173), p. 62-79. DOI 10.3917/arss.173.0062, p. 63. 54 Ibid., p. 63.55 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 446.
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En 1994, le tribunal de La Haye adopte une résolution qui définit le viol en temps de
guerre comme crime contre l’humanité, mais « cette résolution est avant tout
formelle : premièrement, elle n’est pas ratifiée par tous les pays, ensuite, de
nombreux obstacles subsistent à son application. »56 En 1998, la CPI est établie,
selon les principes du Traité de Rome. Le viol est alors qualifié d’acte criminel
constitutif de crime contre l’humanité. Certes, les juridictions internationales ont
principalement une « fonction répressive »57, néanmoins, ne serait-il pas également
pertinent de s’orienter vers des dimensions préventives ?
Bien évidemment, les juridictions internationales ne sont pas les seules à fournir un
cadre législatif. C’est également le cas de certaines organisations non
gouvernementales et humanitaires, qui publient des rapports permettant d’améliorer
les stratégies pénales et juridictionnelles. Nous pouvons notamment citer le rapport
d’Amnesty International datant de 1992, concernant les viols et sévices sexuels ou
encore le rapport, datant de la même année, de Tadeuz Mazowiecki dans lequel ce
dernier affirme que : « la purification ethnique n’est pas la conséquence de la guerre
mais bien plutôt son but. »58
Enfin, notons que la mobilisation de groupes féministes a également permis que le
viol soit reconnu comme crime de guerre tout en insistant sur la nécessité d’une
meilleure prise en charge des victimes. « Les féministes de Zagreb veulent avant tout
obtenir une chose : les femmes violées doivent, selon la Convention de Genève, être
reconnues comme réfugiées. »59
Malgré la prise de dispositions juridictionnelles, on constate rapidement la
prééminence de dysfonctionnements concernant la coordination entre les législations
nationales et internationales, deux niveaux censés fonctionner de concert.
« L’ampleur et la gravité des atrocités commises ainsi que les limites de temps et de
ressources du TPIY semblent finalement requérir l’implication du système de justice
56 MASSON Isabelle, Op. Cit., p. 65. 57 FOURCANS Claire, « La répression par les juridictions pénales internationales des violences sexuelles commises pendant les conflits armés », Archives de politique criminelle 2012/1 (n° 34), p. 155-165, p. 156. 58 DELOMEZ Hélène, « Usages locaux d’une nouvelle modalité de l’action humanitaire. Les interventions psychosociales en Bosnie-Herzégovine », Studia Universitatis Babes-Bolyai - Studia Europaea (Studia Universitatis Babes-Bolyai - Studia Europaea), issue: 1 / 2013, pages: 89-106, on www.ceeol.com, p. 95. 59 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 435.
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pénal local pour traiter le type de violence extensive et systématique observé durant
la guerre de l’Ex-Yougoslavie. Le système judiciaire local a pourtant lui aussi été
critiqué pour manque d’indépendance, incompétence et corruption »60 alors que les
accords de Dayton insistent sur l’importance des autorités locales dans le processus
juridictionnel, car c’est elles qui doivent théoriquement remettre les inculpés au
TPIY.
Ce problème de coordination réside notamment dans le fait que : « la mise en place
d’une telle juridiction extensive a souvent pour conséquence de mettre le droit pénal
international en contradiction avec les normes et les exigences d’immunité liées à la
souveraineté. »61 De plus, on constate que les « Sarajéviens apprécient de moins en
moins ce qu’ils perçoivent comme des grilles d’interprétation internationales
plaquées de force sur des problèmes qui ont été vécus localement. »62
Quelles en sont les conséquences ? Ces dernières s’axent principalement autour du
fait qu’à ce jour, malgré l’émission de plusieurs mandats d’arrêt émis par la CPI
concernant les violences sexuelles pendant le conflit en Bosnie, aucun jugement
officiel n’a encore été prononcé. Notons cependant la difficulté d’établir une justice
adaptée, des années après un conflit.
Enfin, il faut souligner que jusqu’en 1995, la problématique de la guerre en Bosnie
sera principalement confiée à la mécanique onusienne et traitée d’un point de vue
fondamentalement politique et militaire. Pourtant, il est essentiel de consacrer de un
minimum d’importance aux aspects humanitaires qui ne doivent pas être négligés si
l’on souhaite saisir l’ampleur des solutions stratégiques. Ces aspects humanitaires
constituent en quelque sorte, une « contre-stratégie » aux tactiques serbes.
c) Humanitaire : vers une meilleure gestion et prévention des viols de
guerre
Les questions humanitaires en Bosnie sont majoritairement axées autour de la
nécessaire mise en place d’une assistance psychosociale aux victimes. Cette nécessité
s’est néanmoins heurtée au « manque de compétences et de connaissances sur les
60 KUTNJAK IVKOVICH Sanja, HAGAN John, Op. Cit., p. 77. 61 Ibid., p. 65. 62 Ibid., p. 77.
18
traumatismes vécus en Bosnie »63 Amnesty International avait notamment mis
l’accent sur l’importance de former du personnel dans ce cadre : « l’aide des pays de
la communauté internationale devrait être orientée vers la formation de conseillers
bénévoles capables de reconnaître, évaluer et s’occuper des victimes de viols (...) Les
ONG locales devraient être assistées dans leur action par des liens avec les ONG
européennes et internationales. »64 Les aspects psychologiques faisant partie
intégrante de la guerre, plusieurs acteurs comme les organisations non
gouvernementales et féministes – telles que Sherazade et Medica - militent pour la
mise en place d’un soutien psychosocial fondamental, dont les principes restent
néanmoins opaques : « Psychosocial intervention is rarely defined in documents and
aid agency staff express confusion over its meaning and the activities it covers. »65
Bien avant la fin du conflit, il semble nécessaire de mettre en place un « soutien
international aux femmes victimes de viol » en temps de guerre »66 ainsi que des
initiatives reposant sur des organisations locales et des groupes de parole en Bosnie.
« Dans les années qui suivent la fin du conflit sont mises en place des activités dites
de rétablissement psychosocial par des organisations non gouvernementales locales,
financées par la communauté internationale. »67 Tout cela doit s’inscrire, in fine,
dans le cadre d’une stratégie sécuritaire axée autour de dynamiques relatives à ce que
l’on nomme la sécurité élargie.
Le processus de reconstruction identitaire et de réinsertion sociale des femmes
victimes de viols en temps de guerre est un aspect faisant partie intégrante du
processus de consolidation de la paix. Ce dernier ne peut s’établir sans résolution
des traumatismes liés à la guerre, qui constituent un « obstacle à la construction
d’une paix durable »68 et s’appuie notamment sur des organismes tels qu’Amnesty
International et le Comité International de la Croix Rouge.
Amnesty International a notamment insisté sur la nécessité de poursuivre les
coupables tout en recommandant certaines dispositions : « Amnesty International
recommande que la communauté internationale mette à disposition l’expérience en
63 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 468. 64 Ibid., p. 468. 65 SIANI-DAVIES Peter, Op. Cit., p. 159. 66 MASSON Isabelle, Op. Cit., p. 68.67 DELOMEZ Hélène, Op. Cit., p. 99. 68 Ibid., p. 104.
19
matière de collecte d’informations et de conseils aux victimes de viol, soit par des
instances non gouvernementales (...) ou par l’aide aux initiatives locales. »69
Le problème fondamental repose sur la nécessité de reconnaissance. Tant que le viol
n’est pas reconnu en tant que pratique d’anéantissement, l’aide humanitaire ne
servira qu’à « soigner les symptômes du mal. »70 Ainsi apparaît la nécessité
d’élaborer une « approche élargie de la protection »71 afin de compléter la notion de
responsabilité de protéger. En effet, les stratégies internationales passent également
par le processus de reconnaissance et ne reposent pas uniquement sur des aspects
militaires et matériels.
Se basant sur le droit international humanitaire - lié aux Conventions de Genève et
aux protocoles additionnels de 1977 interdisant explicitement « le viol, la prostitution
forcée et toute forme d’atteinte indécente »72 - l’organisation Human Rights Watch
se montre rapidement en faveur d’une intervention armée en Bosnie Herzégovine.
« Nous reconnaissons que, face à l’impératif que constitue la répression et la
prévention des génocides ou de tout autre massacre systématique de populations, le
recours à la force armée est parfois justifié. »73 Néanmoins, ces organisations
montrent des signes d’essoufflement face aux grandes puissances étatiques. De plus,
les organisations non gouvernementales sont confrontées au scepticisme des
populations locales ainsi qu’à d’autres obstacles concernant notamment leur
financement : « NGOs in the Balkans remain crucially dependent on foreign funds.
»74 On constate également bien souvent la préférence des populations locales pour
une assistance matérielle plutôt que psychologique.
Malgré certains évènements tels que le massacre de Srebrenica, « une sorte de
déréalisation permanente était à l’œuvre, une suspicion qui tenait à l’étrangeté des
crimes dénoncés (…) trop horribles pour être vrais, et en même temps banalisés
puisque sans doute « dans toutes les guerres il y a des viols. »75 La présence régulière
d’experts internationaux sur le terrain ne permet pas non plus d’éviter que le conflit 69 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 469. 70 Ibid., p. 476. 71 DELOMEZ Hélène, Op. Cit., p. 92.72 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 446. 73 ENGLE Karen, Op. Cit., p. 84. 74 SIANI-DAVIES Peter, Op. Cit., p. 153. 75 NAHOUM-GRAPPE Véronique, Op. Cit., « La purification ethnique et les viols systématiques (...)», p. 3.
20
en Bosnie Herzégovine échappe dans un premier temps à l’attention médiatique.
« Sarajevo fut un cas paradoxal, utilisé sciemment par le général Mladic comme
« piège à CNN » C’est ainsi que le vrai (un siège atroce où les civils sont pris pour
cible délibérément) a servi de masque au vrai : une agression porteuse du projet de
purification ethnique. »76
L’occultation du conflit en Bosnie et par conséquent des pratiques de guerre comme
le viol des femmes repose principalement sur le fait que « les images construisent la
réalité. Ce qui est montré existe, ce qui n’est pas montré n’existe pas. »77 Ce que l’on
nomme généralement l’ « effet CNN » a donc potentiellement joué un rôle dans la
couverture médiatique du conflit. Dans les premiers temps, les évènements de Bosnie
échappent à l’opinion publique et lorsque ces derniers y sont enfin dénoncés, on ne
constate pas pour autant une mobilisation massive de l’opinion. Il y a une raison
majeure à cela : « La place qu’occupe dans les esprits européens la solution finale
tend à faire passer pour moins « génocidaire » une entreprise d’assassinat de masse
dès lors qu’elle se présente sous forme désordonnée, non systématisée, non
bureaucratique. »78 Ce sont donc surtout les différences entre les deux contextes que
l’on souligne, de manière à rendre moins évidentes les similitudes. Il faudra du temps
pour que le cas bosniaque suscite l’indignation. De plus, notons qu’il est nécessaire
de comprendre que la stratégie du viol en temps de guerre repose également sur sa
banalisation quotidienne. « Le viol dans la guerre est possible et significatif parce
qu’en temps de « paix », l’intégrité et la liberté sexuelle des femmes ne sont pas
respectées. La stratégie politico-militaire ne fait que se greffer là-dessus. »79
Le conflit en Bosnie a pour singularité de mettre en lumière trois aspects majeurs des
relations internationales. Premièrement, l’on constate la difficulté à l’époque pour les
acteurs de la communauté internationale, d’adopter une stratégie combinant à la fois
des mécanismes coercitifs et diplomatiques. « L’Occident et l’ONU ne peuvent
éviter de naviguer entre le Charybde de la médiation pacifique mais impuissante (...)
et le Scylla de l’intervention armée. »80 Au sein de son ouvrage intitulé International
76 ENGLE Karen, Op. Cit., pp. 2-3. 77 BOUCHET Paul, Op. Cit., p. 453. 78 SORABJI Cornélia, Op. Cit., p. 6.79 MASSON Isabelle, Op. Cit., p. 77.80 NAHOU-GRAPPE Véronique, Op. Cit., Vukovar, Sarajevo (...), p. 93.
21
intervention in the Balkans since 199581, Peter Siani-Davies exprime un point de vue
critique des stratégies du conflit en termes d’effectivité : « The strategies of both
sides were remarkably similar to the model of « bullying the weaker » (…) On both
sides the strategy had disastrous results: Milosevic failed to resolve any of the
Serbian national or state problems, while NATO failed to eliminate critical security
risks within both the former Yugoslavia and the Balkans in general. »82
Deuxièmement, ce conflit souligne l’aspect multidimensionnel de la stratégie
internationale. En effet, il met en exergue la multiplicité des acteurs d’un conflit,
mais surtout, les différents aspects de sa résolution. Bien loin de ne concerner que les
Etats, la guerre en Bosnie Herzégovine mobilise également des organisations non
gouvernementales, des mouvements féministes ainsi que l’opinion publique. « NGOs
are now part of the local democracy assistance landscape thorough the Balkans. »83
Enfin, le conflit confirme le fait qu’une intervention armée n’est en aucun cas un acte
anodin. Les interventions affectent les conflits mais également la situation future
d’un territoire donné ; « Intervention affected the dynamic of the conflict and had a
significant influence on its outcome. »84 L’intervention doit également s’envisager en
termes de conséquences et de reconstruction post-conflit, d’où l’évolution majeure de
la nature des opérations de maintien de la paix, qui s’orientent désormais vers une
différentes optiques, comme la consolidation de la paix. C’est le cas notamment de la
Force de Stabilisation, opération lancée en 1996 par l’OTAN qui succède à
l’Implementation Force (IFOR), elle-même précédée par la FORPRONU. On
observe ici l’évolution des missions, de l’établissement de la paix à la consolidation
de cette dernière.
Tout comme le souligne Pascal Le Pautremat au sein de son article intitulé « La
Bosnie-Herzégovine en guerre (1991-1995) : au cœur de l'Europe »85, « La Bosnie-
Herzégovine a été un laboratoire, peut-être malheureux, mais néanmoins nécessaire
pour permettre à la communauté internationale de comprendre comment gérer un tel
conflit. »86
81 SIANI-DAVIES Peter, Op. Cit. 82 Ibid., p. 60. 83 Ibid., p. 154. 84 Ibid., p. 59. 85 LE PAUTREMAT Pascal, Op. Cit. 86 Ibid., p. 80.
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« Quel que soit l’acharnement avec lequel ils ont essayé d’anéantir tout notre être,
ils n’ont pas réussi. Je ne faillirai pas. Tant que je peux marcher, je persévèrerai. Je
trouverai la force intérieure. »
Enisa, victime de viols pendant la guerre de Bosnie.87
87 ONU Femmes, « Infographique : la violence contre les femmes », 6 novembre 2015.
23
Bibliographie
• Ouvrages
BADIE Bertrand, BIRNBAUM Pierre, BRAUD Philippe, HERMET Guy,
Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, Armand
Colin, 2010, 7me édition.
BOUCHET Paul, Le Nouvel Observateur, Reporters sans frontières, Le livre noir de
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BOUGAREL Xavier, « Rouvrir les blessures ? Le Parlement de Bosnie-Herzégovine
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• Articles scientifiques
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yougoslave, Tumultes 2009/1 (n° 32-33), p. 170-194. DOI 10.3917/tumu.032.0170
DELOMEZ Hélène, « Usages locaux d’une nouvelle modalité de l’action
humanitaire. Les interventions psychosociales en Bosnie-Herzégovine », Studia
Universitatis Babes-Bolyai - Studia Europaea (Studia Universitatis Babes-Bolyai -
Studia Europaea), issue: 1 / 2013, pages: 89-106.
24
DEPLA Isabelle, « Les femmes et le droit (pénal) international », Clio. Femmes,
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ENGLE Karen, « Aux armes ! ». Droits des femmes et intervention humanitaire,
Actes de la recherche en sciences sociales 2008/3 (n° 173), p. 80-97. DOI
10.3917/arss.173.0080
FOURCANS Claire, « La répression par les juridictions pénales internationales des
violences sexuelles commises pendant les conflits armés », Archives de politique
criminelle 2012/1 (n° 34), pp. 155-165.
KUTNJAK IVKOVICH Sanja, HAGAN John, « La politique de punition et le siège
de Sarajevo. Vers une application de la théorie du conflit à la perception d'une
(in)justice internationale », Actes de la recherche en sciences sociales 2008/3 (n°
173), p. 62-79. DOI 10.3917/arss.173.0062
LE PAUTREMAT Pascal, « La Bosnie-Herzégovine en guerre (1991-1995) : au
cœur de l'Europe », Guerres mondiales et conflits contemporains 2009/1 (n° 233), p.
67-81. DOI 10.3917/gmcc.233.0067
MASSON Sabine, « Le viol en temps de guerre: crime ou bavure ? Avancées et
résistances de la condamnation du viol contre les femmes », Nouvelles Questions
Féministes, Vol. 20, No. 3, FÉMINISMES D'AMÉRIQUE LATINE ET DES
CARAÏBES (1999 AOÛT), pp. 63-80, URL: http://www.jstor.org/stable/40619713
NAHOUM-GRAPPE Véronique, « La purification ethnique et les viols
systématiques. Ex-Yougoslavie 1991-1995 », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En
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SORABJI Cornélia, « Une guerre très moderne », Terrain [En ligne], 23 | 1994, URL
: http://terrain.revues.org/3107 ; DOI : 10.4000/terrain.3107
SUMMERFIELD Derek, « L’impact de la guerre et des atrocités sur les populations
civiles : Principes fondamentaux pour les interventions des ONG et une analyse
critique des projets sur le traumatisme socio-psychologique », Réseau aide d’urgence
et Réhabilitation, Dossier thématique n° 14, Overseas Development Institute,
25
Londres, 1996.
« Le viol comme arme de guerre. Rapport de l'Unesco », Confluences Méditerranée
2008/1 (N°64), p. 99-104. DOI 10.3917/come.064.0099
• Liens internet
http://www.un.org/fr/peacekeeping/issues/women/wps.shtml
Discours de Kofi Annan, « We The Peoples, The Role of the United Nations in the
21st Century », (Millennium Report of the Secretary-General),
http://www.un.org/en/events/pastevents/pdfs/We_The_Peoples.pdf
« La guerre de Bosnie 1992 – 1995 », http://www.afp.com/fr/node/89310/
• Résolutions de l’Organisation des Nations Unies et documents
infographiques
Résolution 1325 (2000) du Conseil de Sécurité des Nations-Unies
Résolution 1820 (2008) du Conseil de Sécurité des Nations-Unies
ONU Femmes, « Infographique : la violence contre les femmes », 6 novembre 2015.
• Conférences
Conférence organisée par le Kot Amnesty à Louvain-la-Neuve le 25 novembre
2015 : « Le viol comme arme de terreur ».
26
Annexes
• Annexe 1 : Schémas, Source : BOUGAREL Xavier, « Rouvrir les blessures ?
Le Parlement de Bosnie-Herzégovine et la question des responsabilités
bosniaques », Revue Culture & Conflits, Cultures & Conflits [En ligne],
65 | printemps 2007, 2010, URL : http://conflits.revues.org/2214
• Annexe 2 : « La guerre de Bosnie 1992 – 1995 », Agence France Presse,
Source : http://www.afp.com/fr/node/89310/
• Annexe 3 : Résolution 1325 (2000) du Conseil de Sécurité des Nations-Unies
• Annexe 4 : Résolution 1820 (2008) du Conseil de Sécurité des Nations-Unies
• Annexe 5 : ONU Femmes, Infographique : la violence contre les femmes, 6
novembre 2015.
27
Annexe 1 : Schémas, Source : BOUGAREL Xavier, Op. Cit.
Les fronts du conflit en Bosnie-Herzégovine (avril 1992 – mars 1993)
Les fronts du conflit en Bosnie-Herzégovine (avril 1994 – octobre 1995)