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La légende du vieux saule ou Béothuk, le chien de la Corriveau

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La légende du vieux saule ou

Béothuk, le chien de la Corriveau

Le vieux saule du lac ou

Béothuk, le chien de la Corriveau

Je suis un résident de la ville de Québec, et croyez-le ou non, je n’avais jamaisfait la randonnée du Lac St-Augustin, pourtant situé tout près de la ville.L’occasion ne s’était tout simplement pas présentée. Je décidai donc d’allerdécouvrir cet endroit avec mon chien Angel, un terre-neuve mâle noir etblanc alors âgé de 9 mois. Il y avait un petit ponton sur le lac et j’y rencontrai un vieil homme. Il étaitassis sur ce ponton, en train de pêcher. Il affichait un regard profond,d’apparence très âgée, mais dans d’un corps encore robuste. Angel se mit àtirer sur sa laisse pour s’approcher, sans que je puisse le retenir. Arrivé prèsdu pêcheur, Angel s’assit, lui donna la patte et le vieil homme le caressadoucement. Angel se coucha ensuite à ses pieds dans la position du sphinx,sagement, sans bouger.

« Quel beau chien, me dit-il. C’est une race hors du commun, vous le saviez?

-J e pense que c’est un bon chien, indiquai-je modestement. Vous vivez ici?

-J’habite au bord du lac depuis toujours et je n’ai pas vu un chien de cette racepar ici depuis très, très longtemps. Comment s’appelle-t-il?

-Il s’appelle Angel. Je veux le faire nager. À cause du froid qui a débuté tôt àl’automne dernier, ce sera sa première baignade. Avant il était trop jeune. -Ce nom lui va bien. Il me rappelle une très vieille histoire, ajouta le pêcheur. -Ah oui, laquelle? Demandai-je. Il ne me répondit pas.

-Vous êtes donc né ici? Lui ajoutai-je, un peu mal à l’aise de ce silence.

-Oui, pas très loin, dit-il laconiquement. »

Je me détournai et admirai le paysage. Après un moment, le vieil homme medit : « Vous savez, vous devriez vous rendre à la pointe là-bas, au grand sauleque l’on voit au bord du lac.

-Qu’est-ce qu’il y a à cet endroit?

-La vue sur le lac est saisissante et vous pourrez y faire nager votre chien.

-Oui mais c’est sa première sortie à l’eau et je ne veux pas aller trop loin, luifis-je observer.

-Je pêche par ici, me répondit-il et c’est au grand saule cornu que vous devezaller, insista-il.

-Il y a suffisamment d’espace pour nous deux et Angel, non?

-Oui vous avez raison mais le saule… ce saule est très important. Vous nepouvez être venu ici sans lui avoir rendu visite. »

Je me sentis un peu désemparé et ajoutai « Mon chien vous rappelle unevieille histoire et maintenant vous tenez absolument à m’envoyer à ce saule.Vous êtes un peu bizarre, non? C’est quoi votre histoire? »

Il hésita un moment et entama son récit. Voici dans mes propres mots et dansune écriture j’en conviens, perfectible, l’histoire que le vieil homme du lac meraconta.

« Après la bataille des Plaines d’Abraham, en 1759, les Anglais occupèrent la ville deQuébec et toute la Nouvelle-France. L’élite française retourna en France et seulsrestèrent les Canadiens, que l’on appelait aussi les Habitants. Le commerce avec laFrance s’arrêta pratiquement, remplacé par les marchands anglais. Désormais, lecommerce florissait entre l’Angleterre, l’Acadie, la Nouvelle-Angleterre, Terre-Neuve, et Québec qui venait tout juste de s’ajouter à l’itinéraire des bateaux anglais.À cette époque, l’île de Terre-Neuve était occupée à la fois par les français et lesbritanniques qui utilisaient les nombreux havres naturels de l’île pour faire sécher lamorue. Mais l’île allait également devenir totalement britannique. De nombreuxbateaux anglais faisaient escale à Terre-Neuve et poursuivaient leur route vers lesautres colonies d’Amérique, dont la ville de Québec.

Sur l’île de Terre-Neuve résidait une population indienne nommée lesBéothuks. Ils vivaient là depuis plus de mille ans. Leurs ancêtres avaienttraversé le détroit de Béring quelques dizaines de milliers d’années

auparavant et avaient migré graduellement jusqu’à cette île. Les Béothukscôtoyèrent de près les premiers arrivants Européens sur l’île de Terre-Neuvevers l’an 1000. Il s’agissait des Vikings1. Nul ne sait avec exactitude ce qu’iladvint des tentatives de colonisation des Vikings. Seul le début de leurentreprise fut relaté dans leur saga.

Il semble que les autres Européens qui suivirent les Vikings, près de 500 ansplus tard, auraient observé quelques cas de peaux rouges aux cheveuxblonds. La colonie viking s’était vraisemblablement intégrée à la populationautochtone et certains de leurs traits physiques apparaissaient à l’occasion, enbas âge chez certains individus, et pouvaient s’estomper par la suite. Il fautaussi mentionner que l’expression peau rouge provient de Terre-Neuve. LesEuropéens avaient observé que les Béothuks mettaient de l’ocre rouge surleur visage et avaient, par extension, affublé de ce nom toutes les nationsindiennes de l’Amérique du Nord.

Les pêcheurs basques et espagnols connaissaient déjà les grands bancs deTerre-Neuve et les côtes de l’île bien avant que John Cabot2 redécouvrit cetteterre en 1497. »

J’interrompis le vieil homme d’un geste, en regardant ma montre et lui dit :

« C’est intéressant tout ça, mais je ne vois pas exactement où vous voulez envenir. C’est de l’histoire et nous pouvons retrouver tout ce que vous racontezau canal D, dans les bibliothèques ou sur Internet.

-Vous devez donc savoir, me répondit-il, que la race de votre chien est lerésultat de la rencontre de ces populations. Il y a des millénaires, les ancêtresdes Béothuks amenèrent leurs chiens via le détroit de Béring. Les Vikingsfirent de même sur leur drakkars vers l’an 1000, ainsi que les Basques surleurs bateaux de pêche à la fin du XVe siècle. Ce que vous ne savez peut-êtrepas, ces chiens qui arrivèrent sur l’île à des époques différentes, se croisèrentavec le loup de Terre-Neuve, une espèce maintenant disparue. Le loup deTerre-Neuve était gigantesque, d’une livrée blanche ornée d’une longuebande noire sur le dos. Commencez-vous à comprendre? dit-il en souriantpour la première fois.

-Bien là, vous m’avez eu! Je dois dire que je ne m’attendais pas à ça. Lui

répondis-je.

-Mais ce n’est pas la fin de mon histoire, ajouta-t-il.

-Je dois avouer que maintenant vous piquez ma curiosité. Continuez, je vousprie.

«Un jour, un marchand anglais fit relâche à Terre-Neuve pendant quelquesmois, avant de se rendre à Québec. Débarqué d’Angleterre, cet homme n’avaitpas encore rencontré de peaux rouges. Voulant faire du troc avec les indiens,il reprit le bateau avec son équipage et s’éloigna de St John’s vers le nord enlongeant le littoral jusqu’à la région de l’Anse-aux Meadows, près du détroitde Belle-Isle. Il fut impressionné par le relief de la côte, parsemée d’îles,marquée de fjords profonds et de falaises escarpées. Chemin faisant, il fit dutroc avec les Béothuks. Comme c’était parfois le cas, il échangeait de mauvaisalcools, des pacotilles et des couvertures contaminées par la variole contredes fourrures de grande qualité. De toute façon, déjà depuis longtemps,l’extermination des Béothuks avait débuté.

Dans l’un des campements béothuks, il observa un grand chien noir,admirablement bien proportionné, d’une vigueur exceptionnelle et d’unebonté transcendante. Certes, ce chien n’était pas le seul spécimen de sa race,car le marchand en a vu çà et là sur l’île. Mais sans aucun doute, il s’agissaitdu plus majestueux. Comment « des sauvages » avaient-ils pu obtenir unetelle race de chiens, se demandait-il?

Le grand chien noir était le fidèle compagnon d’un homme fort respecté de sacommunauté. C’était un homme de savoir et de pouvoir, mais pas au sens oùles Européens l’entendaient car il était un grand chaman, un homme à la foissage, guérisseur, voyant et capable de communiquer avec les esprits. Sasagesse et sa connaissance résultaient d’une quête qui remontait dans lalignée de ses ancêtres jusqu’à la nuit des temps. Le nom qu’il avait donné àson chien signifiait dans sa langue maternelle l’Esprit de la grande péninsule, unmot imprononçable pour un Européen qui de toute façon méprisait ces peauxrouges et leur dialecte païen. Après quelques jours, la confiance fut toutefoissuffisante pour que les amérindiens acceptent de faire du troc avec leshommes blancs. Les articles ménagers, les couteaux, les outils et l’alcool, toutfut déballé. Ce jour-là, les Béothuks et les Anglais firent assez bon commerce.

Le marchand anglais et ses compagnons désirèrent avoir le grand chien noirmais le vieux chaman refusa catégoriquement. Peu importe ce que l’Anglaislui offrit, ce chien était un être sacré, qui devait demeurer avec son peuple, luirétorqua sans équivoque le chaman.

La nuit venue, l’alcool aidant, les Amérindiens tombèrent profondémentendormis, à l’exception du chaman qui veillait. Le marchand sans scrupules’approcha du vieux chaman et l’assomma d’un coup net. Le grand chien noirbondit sur ses pattes, mais déjà il était trop tard. Les Anglais voulurent leprendre dans un filet mais cet animal était d’une force incroyable. Il sedébattait, tiraillait dans tous les sens, et grognait de colère. Les Anglais furentsurpris par tant de résistance de la part d’un chien pourtant d’apparence sipaisible. L’animal, finalement épuisé, dut se laisser capturer. Certes, le bruitéveilla les Béothuks mais dans la confusion qui régnait, les Anglais s’enfuirentà toute vitesse sur leur bateau et tirèrent quelques coups de leurs mousquetsdans le but de tenir les Béothuks à distance.

Les Anglais retournèrent à St John’s, échangèrent une partie de leur cargaisoncontre du ravitaillement et partirent pour Québec. À compter de ce jour, legrand chien noir fut connu sous le nom de Béothuk. Non pas que lemarchand tint à garder un souvenir de cette population autochtone qu’ilméprisait sans raison, mais parce que Béothuk était un vocable plus facile àprononcer et à retenir que cet autre nom que les « sauvages » lui avait donné.Béothuk allait donc porter le nom qui désignait la nation autochtone de l’île.Ce que le marchand ignorait, c’est que le mot Béothuk, dans la langue desautochtones de l’île, signifiait effectivement peuple, ou vrai peuple.

Arrivé à Québec, le marchand anglais eu vite fait de contracter des dettes dejeux. Il dut céder une partie de ses biens de même que Béothuk enremboursement. De toute façon, pour lui, Béothuk était un mauvais chien. Iln’écoutait pas son nouveau maître qui souvent, ivre-mort, tentait de se libérerde son mal de vivre en le battant sauvagement, tel un bourreau torturant savictime. Le créancier du marchand était un officier britannique qui avait faitla bataille des plaines d’Abraham et était resté dans la garnison après laconquête de Québec. Il était un homme bien. Il eut vite fait de devenir un bonmaître pour Béothuk et de lui redonner confiance.

Cet officier vivait également avec une femme de la population locale, Marie-Josephte Corriveau. Marie-Josephte était une femme qui n’était pas vraimentde son époque. Elle était d’une grande beauté, énergique et d’une intelligencerare. Elle avait la répartie facile et savait comment remettre à leur place lescondamnateurs, les bien-pensants et les rongeurs de balustres de l’époque.Ses attributs physiques et intellectuels, un mari décédé et quelques amantsdont cet officier anglais, faisaient qu’elle se démarquait considérablement desa communauté, tout en vivant modestement. À de nombreuses reprises, elleavait été vue avec l’officier anglais et le grand chien noir.

À Québec, on n’avait jamais vu un tel chien, le premier de sa race. Sa couleur,sa taille, son regard et sa force, imposaient un mélange de crainte et derespect. Les commérages des habitants de Québec allaient bon train. Onparlait de cet officier que la Corriveau avait réussi à séduire, qui dans sespermissions, entraînait son chien avec discipline et bonté. Pour l’officier, toutcet entraînement n’avait qu’un seul but, renforcer le lien avec cette bêtemagnifique et développer son plein potentiel. Les habitants étaient étonnésde voir comment l’homme et le chien étaient liés. Des témoins de l’époquerapportèrent que le chien, encouragé par son maître, sauva des vies dans leport lorsqu’une barque trop lourdement coula à pic.

Ce qui frappait encore plus les habitants, c’était de voir la Corriveau sepromener seule avec cette bête imposante et d’un noir de jais. Sans attache,Béothuk accompagnait la Corriveau et n’hésitait pas à se placer calmemententre sa maîtresse et les inconnus qui parfois s’arrêtaient sur leur chemin,étonnés tant par la beauté de la femme que celle de la bête. La seule présencede Béothuk entre un inconnu et sa maîtresse suffisait à créer une barrièreprotectrice.

Un jour arriva où l’officier fut rappelé en Angleterre. Que faire maintenant deBéothuk? Celui-ci ne pouvait pas être ramené sur un navire de guerre.L’officier anglais laissa donc son fidèle compagnon à Marie-Josephte.

Quelque temps après le départ de l’officier, des soupçons commencèrent àêtre formulés sur les circonstances de la mort du mari de la Corriveau, décédéquelques années auparavant. Comment pouvait-elle être innocente, cettefemme belle, libre, la première à avoir aimé un Anglais et qui en plus gardaitavec elle un immense chien noir, un chien de la couleur du diable. Déjà la

légende courait ; la Corriveau était une sorcière. D’aucuns affirmaient qu’elleavait tué son mari à la manière des sorcières, en lui coulant du plomb fondudans l’oreille pendant son sommeil.

On lui ordonna donc un procès qui dura plusieurs mois. Elle confia Béothukà une autre personne, un homme qui avait sa cabane sur le bord du lac, prèsd’un vieux saule. C’était un homme près de la nature qui vivait de troc avecles Indiens, d’un peu d’agriculture, de chasse et de pêche. Il cohabitaitpaisiblement avec les Amérindiens de la nation Huronne-Wendat qui avaientun campement pas très loin, de l’autre bord du lac. La nation Huronne-Wendat fut une grande nation amérindienne mais elle fut décimée par lesmaladies et les guerres contre les Iroquois alliés des Anglais. Ils durent doncretraiter sur Québec près de 100 ans avant la bataille des plaines d’Abrahampour se rapprocher de leurs alliés français. De même que les habitants deQuébec, les Hurons-Wendat n’avaient jamais vu un chien semblable. Ils luivouèrent le même respect que les Béothuks sur leur île natale, le considérantcomme l’esprit d’un grand chaman qui avait choisi de revenir sur terre dansce corps majestueux.

Un soir, survint un événement qui fit entrer Béothuk dans la tradition oraleamérindienne.

Fidèle à son habitude, Béothuk, après une longue journée, était étendu dehorsà la porte de la cabane alors que son maître dormait à l’intérieur. Tout à coup,Béothuk entendit au loin des pleurs qui éveillèrent son attention. C’était despleurs d’enfant à peine audibles même pour l’oreille fine du grand chien.Sans attendre son maître toujours endormi, il fonça.

L’enfant était une petite orpheline Huronne-Wendat de sept ou huit ans. Lesbonnes soeurs de Québec l’avaient recueillie dans leur école, mais la petiteavait fait une fugue quelques heures auparavant. Elle voulait rejoindre lessiens mais la petite Huronne-Wendat était perdue. Tournant en rond, ellecherchait le campement du bord du lac, désespérée et apeurée. Cependantelle n’était plus seule car les loups rôdaient. C’était la meute du lac que l’onentendait hurler jusqu’à Québec les soirs de pleine lune. L’hiver avait été trèsdur. Les loups étaient affamés et affaiblis par la rareté des proies. Ils seraientsans merci.

Béothuk pressentit le danger et l’urgence. Il entendit les loups dont lesgrognements s’approchaient des pleurs d’enfant. L’anxiété le fit baverabondamment mais il accéléra, le temps pressait. Il arriva près de la petitefille quelques secondes avant les loups et fut tout de suite attaqué par lameute. Ils étaient plusieurs; Béothuk était seul. Les loups étaient affaiblis; legrand chien était au summum de sa force, faisant facilement le double dupoids de chacun. Mais les loups étaient affamés et ne lâcheraient pas prisesans combattre. Le gibier, décimé par le dur hiver était pratiquement disparuet les loups voulaient cette petite fille, cette proie facile.

Béothuk s’interposa et les loups attaquèrent furieusement alors que le chef dela meute observait, en retrait. Béothuk était hésitant et peu sûr de lui.Confronté à la meute, sa trop grande bonté était devenue la seule faiblessequi pouvait lui coûter la vie.

Son épaisse fourrure le protégeait mais les loups commencèrent maintenant àle lacérer. Un loup lui déchira une oreille. Béothuk n’eut plus le choix, sa vieet celle de la petite étaient en jeu. Il devait sans hésiter retrouver sa confianceet utiliser les formidables atouts dont il était doté : sa taille, sa force inouïeainsi que l’entraînement rigoureux que lui avait prodigué l’officier anglais. Ilavait déjà combattu des loups, mais jamais seul sans ses humains. Où étaitcette confiance que son vieux maître chaman avait su lui inculquer dès sontout jeune âge alors qu’il était encore avec sa mère? Où était cette confianceacquise à la chasse aux loups et à l’ours sur son île natale ainsi qu’àl’entraînement avec l’officier anglais, cette confiance qui lui donnait le portmajestueux et altier que tous lui connaissaient?

De la nécessité de survivre jaillit l’étincelle dans le cerveau de Béothuk,déchaînant instantanément toute l’énergie de son être. En une fraction deseconde, il prit l’attitude du grand chef de meute qu’il était vraiment et sariposte fut dévastatrice. Il usa d’abord de son poids imposant à son avantage,tel un bélier enfonçant les lignes ennemies. Ses puissantes mâchoires eurentaussi vite fait d’infliger de sérieuses blessures à ses adversaires. Les loupsreculèrent mais le mâle dominant s’avança. Il engagea le combat et enquelques secondes, il était évident que le chef de la meute n’était pas de tailleavec le grand chien. Malgré ses blessures, Béothuk le contra et le repoussavigoureusement. Béothuk réussit à le prendre à la gorge et ne le lâcha pas. Lechef de la meute n’eut pas d’autre choix que de se soumettre devant sa meute

qui n’osait plus approcher. Béothuk, finalement, le laissa partir la queuebasse.

Les loups restèrent à distance raisonnable, grognèrent de désarroi, maisn’attaquèrent plus. Béothuk s’approcha de la petite, apeurée et terrée entre lesracines d’un arbre. Elle ressentit une grande frayeur à la vue de cet animal àla tête ensanglantée qui s’approcha d’elle, la flaira, et finalement la lécha. Ellefinit par se lever et ne sachant pas où aller, elle marcha près de Béothuk quilui, savait où il allait. La petite Amérindienne était sauvée.

Au retour de Béothuk accompagné de la petite, le vieil homme fut viteréveillé et traversa la pointe du lac pour la ramener au campementamérindien. Les Amérindiens soignèrent Béothuk qui avait su intervenir aumoment crucial pour sauver l’enfant. Ils honorèrent cet être chamanique dont laseule présence apaisait l’âme et les rapprochait du grand Manitou.

À Québec, le procès de la Corriveau se poursuivait. C’était le premier procèspour meurtre depuis la conquête anglaise et en plus celui d’une femme quiavait couché avec un Anglais. Les rumeurs allaient bon train et s’amplifiaient.Pour la populace, la Corriveau était de toute évidence une sorcière. Ellen’hésitait pas à mettre outrageusement ses charmes en évidence, avaitassassiné son mari à la manière d’une sorcière, connu plusieurs amants ettoujours osé répliquer aux bonnes gens par des propos qui les déstabilisaientdans leurs certitudes banales. « C’est une sorcière, c’est une sorcière, »clamaient-ils. Comment pouvait-il en être autrement? En plus de ces méfaits,elle avait envouté un officier anglais pour se faire protéger, et avait abritéchez elle cette bête noire et maléfique, dont la beauté n’était que le masquederrière lequel se cachait le diable.

La Corriveau fut condamnée par le tribunal anglais, non pas pour sorcelleriemais pour meurtre. Après son exécution, son corps fut placé dans une cage defer qui resta plusieurs semaines accrochée sur un poteau à la croisée deschemins, à St-Vallier. La cage fut finalement enlevée à la suite des plaintes deshabitants qui affirmaient entendre les bruits des crochets de fer pendant lanuit. Vers 1840, presque quatre-vingts ans plus tard, on retrouva lors detravaux d’agrandissement du cimetière de St-Vallier une cage de métalenfouie et contenant un squelette. »

Comme le temps avançait, j'interrompis le vieux pêcheur dans son récit et luidit :

« Très intéressant, je connais l’histoire de la Corriveau. Mais je ne savais pasqu’un chien terre-neuve était parvenu si tôt à Québec, et qu’il avait été adoptépar la Corriveau. Qu’est-il donc advenu de ce chien?

-J ’y viens, j’y viens, me dit le vieil homme avant de poursuivre.

À tort ou à raison, la Corriveau fut condamnée mais la populace s’attendaientà l’exécution d’une sorcière. Leur pulsion très primaire pour un lynchage étaitloin d’être assouvie par cette exécution et plusieurs furent déçus. Il leur fallaità tout prix poursuivre cette chasse aux sorcières. Les gens eurent vite fait dese rappeler du grand chien noir. Plus que jamais, celui-ci incarnait pour eux lediable qui avait subjugué l’officier anglais et transmis son savoir satanique àla Corriveau. Évidemment, ils faisaient fie du fait que Béothuk était arrivédans la vie de la Corriveau plusieurs année après la mort de son mari. Àpeine accusée, cette bête maléfique était déjà condamnée.

« Où est le grand chien noir? Il faut le trouver. » Un groupe d’hommes lechercha pendant plusieurs jours. Ils finirent par apprendre que la bête avaitété vue à la pointe du lac à la cabane du vieil homme et qu’il était vénéré parles Indiens. Ces hommes blancs fanatiques comprirent maintenant que cettebête de l’enfer subjuguait les Indiens et les éloignerait pour toujours de lavraie foi. Ceci vint renfoncer davantage leur croyance au pouvoir diaboliquede cet animal.

Le groupe d’hommes arriva donc le soir à la cabane située près du saulecornu de la pointe du lac. Ils y trouvèrent le vieil homme et le chien. Ilsvoulurent s’emparer de Béothuk mais le vieil homme refusa, résista, maisfinalement succomba sous le nombre. Ils attachèrent le vieil homme au troncdu vieux saule et ensuite plantèrent un solide pieu dans le sol autour duquelon monta un bûcher. Ils enchainèrent solidement Béothuk au grand pieu etallumèrent les flammes.

La souffrance de Béothuk fut déchirante et terrifiante. Il hurla, et hurla encoredans la nuit alors que sa fourrure s’embrasait. Craignant la vengeance dudiable, les hommes, pris de panique, s’enfuirent. Béothuk se débattit de toutes

ses forces mais la chaîne était solide. Il lutta, il lutta sans répit, jusqu’audernier instant, sous le regard de son maître immobilisé, impuissant, atterréet complètement démoli. Et là, les loups de la meute du lac comprirent qu’undrame se déroulait et se mirent à hurler. Leurs hurlements montèrent hauts,forts et lugubres dans la nuit, telle une complainte funèbre dédiée à cet êtrequ’ils avaient rencontré, combattu et respecté comme un chef. Ils nes’arrêtèrent que beaucoup plus tard, à l’aube.

Les Hurons-Wendat entendirent la clameur des hommes blancs et virent lesflammes s’élever dans la nuit, accompagnées de ces hurlements surnaturels.Ils prirent leurs canots et traversèrent la pointe du lac mais déjà, il était troptard. Ils libérèrent le vieil homme, éteignirent le brasier et enfouirent lesrestes de Béothuk sous un monticule. Prostrés, ils entamèrent ensuite unelongue cérémonie funèbre. Leur transe et leurs mélopées accompagnèrentl’âme de Béothuk dans son périple vers le monde des esprits. »

Le vieil homme s’arrêta, les larmes aux yeux. Je gardai un long silence,incapable de dire un mot, la voix nouée par l’émotion. Comme ce silencedevenait lourd je lui dis tout simplement :

« Vous avez raison, je vais me rendre au vieux saule.

– Allez, qu’il me dit après quelques secondes. Cet arbre est un témoin qui atraversé les âges et qui attend.

-Est-ce que je peux prendre une photo, lui demandai-je? Il acquiesça. »

Je pris rapidement quelques photos et quittai le ponton où le vieil hommeétait toujours assis. Quelques instants plus tard, je me retournai et il n’étaitplus là.

Parvenu au vieux saule, je libérai Angel de sa laisse. Calmement, Angels’approcha du saule, s’assit et posa doucement sa patte sur le tronc pendantun long moment. Je l’observai sans intervenir puis il alla ensuite humer le solpour finalement se coucher en sphinx au pied du saule.

Je me décidai à l’inviter à jouer un peu plus tard et il accepta de bon coeur debarboter dans l’eau du lac, ce qui était le but initial de notre randonnée.

De retour à la maison, j’essayai de voir les photos du vieil homme prises surmon appareil. J’eus toute une surprise. Le ponton et le lac était bien visiblesmais le vieil homme, non.

C’est là que j’ai compris qu’il était nécessaire de raconter cette histoire afinque le souvenir de Béothuk demeure.

Quand je repense à cette rencontre avec un peu plus de recul, une phrase duvieil homme me revient continuellement à l’esprit :

Le terre-neuve est un êtrechamanique dont la seule présenceapaise l’âme et nous rapproche du

grand Manitou.