le véganisme est-il un humanisme - vegan...

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Le collectif citoyen 269 Life France mène des actions chocs pour informer le grand public, comme ici à Paris, le 26 septembre 2015. Le véganisme est-il un humanisme ?

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le collectif citoyen 269 life France mène des actions chocs pour informer le grand public, comme ici à paris, le 26 septembre 2015.

le véganisme est-il un

humanisme ?

Si le véganisme apparaît à certains comme une nouvelle mode alimentaire, le combat auquel il se rattache a débuté dans l’Antiquité. En jeu : la domination de l’homme sur les bêtes et la mainmise sur son environnement.

animal politique

z Ingrid Merckx

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le Parti animaliste a été lancé le 14 novembre. Il promeut « une évolution de société qui prend en compte les intérêts des animaux et qui repense la relation entre les animaux et les humains ». Objectif : faire

émerger la question animale dans le champ politique, comme dans un certain nombre de pays d’Europe, dont les Pays-Bas, mais aussi l’Australie et les États-Unis.

Le 18 octobre, vingt-trois personnalités, dont le neurologue, psychiatre et éthologue Boris Cyrulnik, le moine bouddhiste Matthieu Ricard et la philosophe Élisabeth de Fonte-nay (1), signent une pétition réclamant la création d’un secrétariat d’État à la Condition animale : « Que devient notre légitimité à exploiter et à faire souffrir les animaux ? » Le 3 novembre, de nouvelles images diffusées par l’association L214 révèlent les conditions dans lesquelles sont abattues des vaches gestantes dans un grand abattoir public, à Limoges, alors qu’une commission d’enquête parlemen-taire a remis en septembre soixante-cinq pro-positions pour mettre fin à la « torture » et à la « barbarie ».

Les mots sont forts. Comme la plupart de ceux utilisés pour dénoncer l’exploita-tion animale : « meurtre » pour l’abattage, « viol » à propos de l’insémination artificielle, « vol » concernant le lait. Pour que les femelles donnent du lait, il faut qu’elles soient ges-tantes. « Les petits sont tués à la naissance. C’est pourquoi véganes et anti spécistes consi-dèrent que le lait “c’est comme la viande” en matière d’exploitation animale », explique Marianne Celka, docteure en sociologie de

effet de mode ou tradition ancestrale ? Être végane apparaît avant tout comme l’application d’une philosophie de vie refusant la supériorité de l’être humain sur les animaux. Abolir toute forme d’exploitation animale en est la priorité. Au XIXe siècle, le philosophe Jeremy Bentham repoussait déjà les limites de la réflexion en affirmant que le plus important n’était pas de savoir si les animaux peuvent parler ou raisonner, mais de savoir s’ils souffrent. Une dimension éthique mettant les hommes, « ces autres animaux », face à leurs responsabilités, tout comme les vidéos de l’association L214, révélant la réalité des abattoirs.

Le masque dissimulant la violence envers les animaux pour satisfaire les besoins de la société se fissure, mais les avancées politiques, juridiques ou universitaires se font à pas de fourmi en France. Les militants recourent donc à des campagnes choc et à l’action directe pour interpeller l’opinion. Si les quolibets et le mépris envers les véganes s’atténuent, les motivations profondes de leur mode de vie restent encore un mystère pour beaucoup. Or, que ce soit pour des raisons sanitaires, écologiques ou morales, tous partagent cette envie de changement, avant d’être mis au pied du mur par l’extinction de certaines espèces. Comme un instinct de survie. z vanina delmas

Au-delà des abattoirs, c’est

tout le système d’exploitation de l’animal qui est condamné.

l’université Paul-Valéry de Montpellier et chercheuse à l’Institut de recherche sociolo-giques et anthropologiques (Irsa-CRI) (2).

« Végane » et « antispéciste » : ces deux appellations gagnent du terrain dans le débat public. « Les véganes sont antispécistes, mais l’inverse n’est pas forcément vrai », pour-suit Marianne Celka. L’antispécisme étant, en France, considéré comme le versant le plus politique d’un mouve-ment qui va de la protection des animaux à leur libération. Quand le véganisme regroupe ceux qui décident de cesser de consommer tout produit pro-venant de l’animal : viande, poisson, œufs, lait, miel, mais aussi cuir, laine, soie et sous-produits alimentaires ou cos-métiques. « Une subculture », dit-elle. Un mode de vie, une « philosophie », une question morale ou éthique.

« Un choix politique », tranche la philo-sophe Florence Burgat (3), consternée par la volonté de certains États américains d’accor-der au véganisme un statut comparable à celui des pratiques religieuses. « Croire, c’est le contraire de savoir. Le véganisme ne relève pas d’une croyance, mais d’une démonstra-tion qui se fonde sur le degré de sensibilité et de conscience des animaux pour aboutir à la volonté de leur voir reconnaître des droits moraux et légaux. »

« Après la libération des esclaves et des femmes, le temps serait venu de libérer les animaux », résume aussi Marianne Celka. Emphatiques, provocateurs, choquants les

véganes ? « Ils emploient un vocabulaire très dur en réponse à l’obscénité de l’industrialisa-tion », analyse la chercheuse. Mais ils campent moins des « illuminés préférant l’animal à l’homme », comme on les caricature, que des rationnels soucieux de rétablir les grands déséquilibres entraînés par l’industrialisa-tion et la surconsommation. Lévi-Strauss, Kant ou Derrida à l’appui, ils interrogent la

violence qu’on accepte sur les animaux comme préparation à l’acceptation de son pendant sur l’homme. Les antispécistes viennent plutôt de mouvances de gauche que du milieu de la protection animale, souligne aussi Yves Bonnardel dans Les Cahiers antispécistes.

« Notre ère postmoderne est marquée par un retour de la sensibilité pour la nature : il faudrait la respecter plutôt

que l’exploiter. En ce sens, le véganisme est un écologisme », estime Marianne Celka. « Les véganes sont plutôt écolos, observe pour sa part Florence Burgat, mais l’inverse n’est pas vrai : le parti vert reste très anthropocentré. »

Francisation d’un concept anglais (« spe-ciesism », créé dans les années 1970 par le psychologue Richard D. Ryder, par analogie avec les questions de racisme et de sexisme), l’antispécisme s’est forgé en France pour ras-sembler les critiques de l’anthropomorphisme. Le mot « végane » est plus ancien : il remonte à 1944, quand Donald Watson crée au Royaume-Uni la Vegan Society, par scission avec la Vegetarian Society, laquelle lui refusait un article condamnant la consommation de

(1) Auteur du Silence des bêtes, Fayard, 1998.

(2) « L’animalisme : enquête sociologique

sur une idéologie et une pratique

contemporaines des relations homme/

animal », Marianne Celka, thèse disponible

en ligne.(3) Auteur du Droit

animalier (PUF, 2016) et de L’Humanité

carnivore, Le Seuil (à paraître en février 2017).

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(4) Auteur du Végétarisme et ses ennemis. Vingt-cinq siècles de débat, PUF.

produits laitiers. Le véganisme, ou végétalisme, est né officiellement comme une forme plus poussée, plus aboutie, plus « cohérente » du végétarisme. Car, au-delà des abattoirs, c’est tout le système d’exploitation de l’animal qui est condamné : élevage, laboratoires et loisirs (zoo, parcs d’attractions, animaux de compa-gnie…). Mais la matrice est la même : le rejet et le dégoût des violences exercées sur l’animal par l’espèce dominante.

Or, ce rejet est très ancien. Renan Larue (4), titulaire d’une chaire sur l’his-toire du végétarisme et du véganisme à l’université de Santa Barbara, en Californie, le fait remonter à l’Antiquité. En 268, le philosophe Por-phyre de Tyre aurait rédigé un traité végétarien d’abstinence animale et le premier livre d’éthique animale en Occident. Chez les philosophes grecs, il y a une fracture entre les pytha-goriciens, défenseurs de la cause animale, et les stoïciens anthropocentristes, pour qui « tout est fait pour servir l’homme ». On trouve déjà ce que Renan Larue appelle le « bingo de l’ali-mentation carnivore ». À savoir un concentré des arguments visant à contredire ou à ridi-culiser les végétariens. Le plus étonnant étant que ces arguments se sont maintenus malgré des siècles de philosophie contraire, Voltaire, Rousseau, Derrida, Schopenhauer ou encore Adorno s’offusquant de notre cruauté envers les animaux.

Le droit a évolué. En 1850, les actes de mal-traitance animale sont interdits en France et en Angleterre. En janvier 2015, dans l’Hexagone, l’animal est reconnu « comme un être vivant doué de sensibilité ». Mais les préjugés ont la vie dure : « L’homme s’est toujours nourri de viande, comme les lions » ; « Si l’animal souffre, l’arbre aussi ? » ; « Tu ne veux pas tuer des vaches, mais les moustiques ? » ; « Les droits des animaux, d’accord, mais devant les droits de l’homme ? »… L’histoire du véga-nisme, c’est aussi une affaire de dénigrement et de faux procès, s’agace Florence Burgat : « L214 s’est vu reprocher de ne pas défendre les migrants. Mais les associations ont un objet statutaire : dans leur cas, il s’agit des animaux destinés à la boucherie. Par ailleurs, pour-quoi les causes seraient-elles concurrentes ? D’autant que, quand on s’oppose au système d’exploitation de l’animal, on s’oppose en général à toutes les formes d’exploitation. » Pas de hasard si l’animalisme est né à la fin du XIXe siècle, inspiré par le sort des ouvriers dans les usines anglaises.

Hors norme et autodidactes, les véganes sont rompus au démontage d’idées reçues. Mais ce combat est un peu recouvert aujourd’hui par la « mode végane », qui a explosé notam-ment grâce aux réseaux sociaux. Blogs, restau-rants, boutiques… La tendance regrouperait aujourd’hui 2 % de la population française. Dans le monde, elle concerne plutôt les urbains des capitales occidentales, plutôt laïcs, y compris à Tel Aviv, où le véganisme en vogue

pourquoi ils sont devenus véganes

z Ingrid Merckx

Pour l’un, c’était la souffrance animale. Pour l’autre, des préoccupations de santé. Pour tous, c’est devenu un choix éthique et politique. Et un mode de vie assumé dans la sérénité. témoignages

l es véganes vivent plutôt en ville, mais pas seulement. Ils sont plutôt écolos, mais se rattachent diffici-lement à un mouvement. Ils sont véganes à la maison, végétariens

dehors, et jamais à 100 %, parce que ce choix implique de se passer de tout produit issu des animaux. Ça n’est pas une religion mais un choix politique, conséquence d’une prise de conscience de la souffrance que l’homme inflige à l’animal dans nos sociétés surconsu-méristes. Ils se font donc à la fois critiques de l’agriculture intensive et de l’anthropomor-phisme. Tantôt activistes, parfois extrémistes, ils sont souvent rationnels et très informés.

Kevin23 ans, paris

Né « viandard » dans une famille de « vian-dards » de Dijon et petit-fils de chasseurs, Kevin a vu dépecer des animaux dès le plus jeune âge et sans trop d’états d’âme : « J’étais même assez moqueur avec les végétariens ; pour moi, le goût dominait. » À 17 ans, il est devenu végane en une semaine, sans passer par la case végétarisme. « Je suis allé au plus radical. » Le déclencheur ? « Des raisons éthiques liées à la souffrance animale. » Son cousin lui en avait parlé quand il avait 15 ans. À 17, cet enfant d’Internet se plonge dans des textes et des vidéos en ligne. Il découvre l’envers du décor. Et les recommandations de personnes référentes, comme le diététicien Jérôme Bernard-Pellet. « Ça n’est pas l’argu-ment de la santé qui m’a motivé. » Mais sa sensibilité, son empathie. Il décide de se passer de viande : « J’adorais ça et pourtant ça ne m’a jamais manqué ! Ce que j’ai vu et appris m’a complètement écœuré. »

Exit aussi les produits issus du monde animal : « J’adore cuisiner, et il existe plein de recettes sympas, même si, pour le fromage, il n’y a guère qu’une marque bio vraiment convaincante. » L’alcool ? « Plus difficile… L’argument végane contre le vin, c’est que les vignerons utilisent des éclaircissants issus de colle de poisson. Peu s’en passent, même en bio. » À 19 ans, il a monté une association végétalienne avec un ami. Aujourd’hui, il est

serait plutôt le fait d’une génération occidenta-lisée que d’une nouvelle tendance du judaïsme.

Les relations entre véganisme et religions nourrissent beaucoup de fantasmes. L’emploi du terme « holocauste » par les antispécistes de l’association internationale 269 Life, très active en Israël, n’aide pas. Et Renan Larue consacre un chapitre de son livre à l’incompatibilité entre le christianisme et l’éthique animale. « Mais il fait l’impasse sur l’abattage rituel commun au judaïsme et à l’islam, conteste Florence Burgat.

C’est un trait commun aux trois religions monothéistes, qui sont des religions carnées. L’hindouisme et le boudd-hisme sont plus portés sur le végétarisme, pour des raisons complexes qui ne sont pas forcément liées au respect de l’animal. Paradoxalement, l’Inde est un grand exporta-teur de viande. » Autre trait du véganisme : c’est un mou-

vement très féminin. Une caractéristique histo-rique de la libération animale. « La sollicitude envers l’animal privé de raison est une vaine considération dont la civilisation occidentale a laissé le soin aux femmes », ironise Élisabeth de Fontenay.

Aujourd’hui, le nerf de la critique « anti-végane », c’est l’argument diététique : peut-on se passer de viande et de produits laitiers sans mettre sa santé en danger ? Plusieurs actions en justice, aux États-Unis et en Italie, ont été intentées contre des parents véganes accusés de maltraitance alimentaire sur leurs enfants. Le débat fait rage entre médecins, pédiatres, nutritionnistes et naturopathes. Les véganes citent la bio- nutritionniste Marion Kaplan, qui rappelle que les apports nutritionnels varient selon la personne et son âge. En gros, il faut surveiller et adapter : ce qui est mauvais pour les uns ne l’est pas forcément pour d’autres.

Autre référence : le médecin Jérôme Bernard-Pellet, selon qui l’hostilité du monde médical envers le végétalisme est encore très importante en France. « Pourtant, une alimentation végéta-lienne bien menée – notamment supplémentée en vitamine B12 – ne donne aucune carence », affirme-t-il, rappelant que toutes les protéines sont disponibles dans le monde végétal. Il cite également des revues médicales internationales qui font l’éloge du végétalisme en matière de réduction des maladies cardio-vasculaires et du nombre de cancers du côlon et de la prostate. Effet connexe : attentifs à la provenance de ce qu’ils ingèrent, les véganes consomment des produits de meilleure qualité.

Le bémol, c’est pour les nourrissons. En toute logique, les véganes et les antispécistes devraient se faire les défenseurs de l’allaite-ment maternel pendant les six premiers mois. Mais entre 6 mois et 3 ans ? Les études et les prises de position médicale manquent. Pour des raisons culturelles ? En vue de la présiden-tielle, 26 organisations se sont rassemblées en un collectif, Animal politique, qui défend trente propositions pour induire un change-ment de société. a

L’histoire du véganisme, c’est aussi une affaire de dénigrement

et de faux procès.

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un burger végane. Avec de bonnes recettes, on peut manger varié, assurent les défenseurs de cette alimentation.

pourquoi ils sont devenus véganes

responsable de rayon dans un magasin bio du XIVe arrondissement de Paris. Sur une équipe de seize, six sont végétariens et deux véganes. « J’étends le rayon végane, je convertis mes collègues et mes amis. »

Qui dit végane ne dit pas forcément bio. « Mais, si l’on veut être cohérent, on ne va pas consommer du soja transgénique ou de l’huile de palme. On prend l’habitude de décortiquer les étiquettes et les listes d’ingrédients, et on réalise à quel point on consomme des cochon-neries. » Ni végane à 100 % – « notamment pour des questions de moyens ». Kevin s’est supplémenté en vitamine B12 pendant un moment, et a conseillé à d’autres de le faire. « Mais on rencontre des véganes depuis qua-rante ans qui ne sont pas carencés, alors la supplémentation ne fait pas l’unanimité. » Il envisage d’ouvrir son propre magasin bio.

carine50 ans, paris

Carine a du mal avec le mouvement végane. « Il véhicule des images et un discours extrémiste et intégriste » dans lequel elle ne se reconnaît pas. Pour elle, végane, c’est un

mode de vie et une philosophie. Sa première préoccupation : la santé et l’environnement. « L’homme fait partie d’un tout, je me res-pecte et je respecte ce qui m’entoure. » Chez elle, tout est fait maison : « Ce qu’on ingère, ce qu’on se met sur la peau, même le den-tifrice. » Ses filles de 23 et 25 ans, « hyper coquettes », fabriquent leurs propres cosmé-tiques. « On utilise au maximum des pro-duits bruts, issus de l’agriculture biologique et locale, on fait également attention à ne pas se surprotéiner. Le véganisme est très exigeant sur le plan alimentaire. Cela réclame beaucoup de connaissances en anatomie et en nutrition. »

À 50 ans, Carine a entamé une forma-tion de naturopathe. « On devient rarement végane d’un coup mais progressivement, en passant par le végétarisme. » À 25 ans, le scandale de la vache folle l’effraie : dans son milieu professionnel, elle est en contact avec les services douaniers et se trouve témoin d’abus sur les autorisations de commercia-lisation. Elle décide de ne plus manger de viande, d’abord pour se protéger. Désormais, même la possession d’animaux domestiques

la met mal à l’aise : « On traite les vaches avec moins d’égards qu’un chiot qu’on habille en Hermès ? » Elle fait des stages dans des vil-lages comme ceux montés par Pierre Rabhi, développant une forme d’autonomie alimen-taire : « On y consomme ce qu’on cultive : la terre me nourrit et je l’entretiens. »

Dur pour cette Parisienne du XVIIe d’envisager des modèles écoviables, mais elle soutient la démarche, tente d’ancrer ses principes et développe l’information. Carine est crudivore, elle mange 40 % cru en hiver, 60 % en été. Elle utilise un cuit-vapeur créé par la bionutritionniste Marion Kaplan, que ses parents lui ont offert dans les années 1990. « Quand mes filles étaient petites, elles étaient quasiment les seules à aimer les légumes à l’école. »

Yaël, 47 ans,gard

« Les véganes sont proches des mouve-ments écolos, donc assez méfiants envers les produits chimiques et peu enclins à se supplé-menter », explique Yaël. Elle a quand même opté pour un apport en vitamine B12, qu’elle

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d es corps nus, recouverts de faux sang ou de cellophane dans des barquettes en plastique géantes, en pleine rue, ou la distribution de faux membres humains aux

passants… Ces happenings sanglants, volon-tairement choquants, se multiplient dans les grandes villes françaises, à l’initiative d’asso-ciations très déterminées dans leur défense de la cause animale. Début octobre, le joyeux cortège de la Veggie Pride défilait sous les fenêtres des Parisiens en criant : « Ni exploités ni maltraités, liberté pour les animaux ». C’était la 16e édition de ce festival antispéciste, faisant la part belle au véganisme. Preuve que ce mouvement n’est pas vraiment nouveau.

Un an plus tôt, une enquête de l’associa-tion L214 faisait tomber les murs de l’abattoir d’Alès (Gard) en montrant la souffrance des chevaux, vaches et porcs lors de leurs derniers instants. La vidéo mise en ligne montre notam-ment les cochons rassemblés dans une fosse pour être asphyxiés au CO2. La caméra filme leur regard, obligeant à détourner les yeux. Leurs cris obligent à couper le son. Le choc des images fonctionne : les médias s’emparent du sujet, l’opinion publique est ébranlée, l’éta-blissement ferme et, six mois plus tard, une commission d’enquête parlementaire « sur les conditions d’abattage des animaux de bou-cherie dans les abattoirs français » est créée à l’Assemblée nationale. Des réactions à la vitesse de l’éclair qui cachent un travail de longue haleine.

« Nous nous sommes formés sur le tas car nous sentions l’urgence du problème, explique Brigitte Gothière, cofondatrice de L214. Mais les journalistes, les juges et nos détracteurs nous poussent à aller plus loin dans la vérifica-tion de nos sources. Certaines de nos enquêtes pas suffisamment abouties restent dans un tiroir pour le moment. Tout cela montre aussi que la question animale n’est plus seulement associée à la sensibilité d’individus, mais qu’elle est devenue sérieuse. »

À l’ère des réseaux sociaux, Youtube n’a pas échappé à la communauté végane. Jihem Doe, végane depuis cinq ans, a lancé sa chaîne, qui compte déjà plus de 11 000 abonnés. Un format court, fondé sur la bataille d’idées, un rythme énergique et de l’humour pour « démo-cratiser » ce sujet. « Je peux parler de tout, sur

une lutte animale, mais pas seulement

z vanina delmas

Trop souvent réduits au statut d’amoureux des bêtes, les militants antispécistes défendent des idéologies plus complexes.

et ses enfants prennent en comprimés. « Les carences en B12 peuvent entraîner des com-plications dont on prend conscience tard. On ne devient pas végane pour mettre sa santé en danger. » Pour elle, végane, ce n’est pas une religion : « La semaine prochaine, c’est l’anniversaire de mon compagnon. Autour de notre petite ville, dans le Gard, il n’y a pas de restaurant végane, nous irons donc dans un végétarien car, même s’il y a des produits laitiers dans les plats, l’impact me paraît moins grand que de se priver d’un moment festif ! » Ses enfants sont véganes « de fait » parce qu’elle-même cuisine végane. « Ils sont grands et bien portants, aucun médecin ne s’est jamais inquiété. Je ne fais pas de tableaux nutritionnels. Ce qui compte, c’est de varier et d’équilibrer les apports sur la journée et sur la semaine, comme dans n’importe quel mode d’alimentation. » Le plus difficile, pour la famille, c’est de trouver des produits près de chez elle.

Yaël ne se définit pas d’emblée comme végane, mais c’est un objectif dont elle se rapproche : il y a une dizaine d’années, lors d’un long voyage en bateau, elle s’est aper-çue qu’elle pouvait parfaitement se passer de viande et de produits laitiers. En rentrant en France, elle s’est renseignée et a visité des élevages : « Les éleveurs respectueux des ani-maux, ça existe, mais, dès qu’on est confronté à des objectifs de rentabilité, on entre dans un système d’exploitation de l’animal. » Y com-pris des poules, puisque les poussins mâles sont broyés… « 99 % de notre agriculture, c’est de l’intensif. Et même dans le bio on retire les petits à leur mère et on met à mort. »

Toutefois, avant le sort des animaux, c’est la prise de conscience de la surface de terres cultivables et du volume d’eau consa-crés à l’élevage qui l’ont interpellée. Puis une campagne de « stop-gavage ». « Mais c’est facile de se passer d’un produit comme le foie gras, qu’on consomme deux fois par an. J’ai décidé d’arrêter tous les aliments provenant des animaux, par souci de cohérence. Ça n’est pas un choix émotionnel, mais moral. » Pour l’expliquer à ses enfants, qui mangent de la viande à l’extérieur (et parfois à la maison quand ils en ont très envie), Yaël s’est appuyée sur un dessin animé, The Meatrix, qui donne une autre vision de la ferme que celle des tra-ditionnels albums jeunesse.

Yaël n’a pas de diplôme de diététique et ne passe pas sa vie sur Internet, mais elle s’est beaucoup documentée. « Je me suis même infligé les vidéos de L214. » Citant aussi le journaliste Aymeric Caron (1) : « L’anti-spécisme, c’est étendre son champ de consi-dération morale aux autres espèces. » Dans un premier temps, elle n’a pas assumé son végétalisme auprès de son entourage : « Ou alors juste pour dire qu’il s’agissait d’un choix personnel… Sauf que défendre les intérêts d’un groupe opprimé est un devoir moral et qu’il est faux de dire que chacun fait ce qu’il veut. Être féministe, antiraciste, écologiste ou antispéciste, cela relève de choix politiques, qui concernent tout le monde. » a

le ton que je veux, sans me soucier d’une ligne à suivre comme dans une association lambda, explique-t-il. Je trouvais que la communauté de vidéastes véganes en France se focalisait trop sur l’alimentation et que ça manquait de lutte animale. J’essaye d’incarner le végane qu’on aimerait croiser. » Une autre méthode pour déconstruire le stéréotype hippie et sectaire.

Pourtant, la popularité récente du mou-vement végane ne convainc pas tous les mili-tants. Ulrike Seitan (il s’agit d’un pseudonyme), membre du collectif Les Panthères enragées, regrette que l’on soit toujours dans une optique de consommation. « Aujourd’hui, de plus en plus de produits labellisés véganes remplissent

(1) Auteur de Réconcilier l’humain, l’animal, la nature, éd. Don Quichotte.

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les happenings de rue (ici une militante de peta en 2015) visent à populariser la cause animale.

les rayons des supermarchés, il y a même des industries comme Herta qui produisent des saucisses végétales ! Pour moi, la lutte se fait encore et toujours absorber par le capital », s’indigne-t-elle. Ce collectif, l’un des plus radi-caux, prône l’action directe, du sabotage écono-mique d’industries à la libération d’animaux. « Au tout début, le mouvement de libération animale était tourné en ridicule. Puis le phé-nomène s’est inversé, jusqu’à ce que l’on nous considère comme des terroristes, il y a envi-ron six ans, car tous prenaient en exemple le groupe d’activistes anglais Front de libération des animaux », rappelle Ernesto Gayvara (un pseudonyme également !), militant depuis une dizaine d’années. Leur intransigeance les rap-proche de l’essence du mouvement antispéciste français, qui a émergé dans les années 1990.

Marginale en France, la question de l’éthique animale a été prise en considération dans les pays anglo-saxons dès les années 1970. En 1976, le philosophe utilitariste Peter Singer associait le concept d’altruisme aux rapports hommes/ animaux dans son livre La Libéra-tion animale, devenu une référence mondiale. Novices, les Français ont pioché dans ces exemples pour importer la lutte, tout en la modelant à leur façon : moins dans le sensible et plus dans le rationnel, incarné par la naissance des Cahiers antispécistes. De plus, les influences anarchistes les ont incités à inscrire la lutte contre le spécisme dans une critique globale

de la société, au même titre que les combats contre le capitalisme, le fascisme ou le racisme. « Entre la filiation anarchiste, les références utilitariste et juridique, associées à la méfiance à l’égard de l’affectif […], les militants français ont forgé un style qui leur permet à la fois de se démarquer de la défense animale – ils ne veulent pas être considérés comme les partisans des animaux – et de l’écologie – ils se déclarent anti-naturalistes », écrit Catherine-Marie Dubreuil, ethnologue qui suit le mouvement français depuis ses balbutiements, dans Libération animale et végéta-risation du monde, ethnologie de l’antispécisme.

Au fil du temps, les diver-gences sur les modes d’action plus ou moins radicaux ou le choix des collaborations avec d’autres groupes ont divisé la cellule-souche du mouvement. Même le vocabulaire tend à se transformer : « abolition » est préféré à « libération », tout comme « végane », jugé moins élitiste qu’« antispéciste ». Une myriade d’associations s’est donc créée, avec le même objectif, lutter contre l’exploitation animale par l’homme, mais différents moyens pour y parvenir.

L’association 269 Life France a connu plu-sieurs dissidences. Venue d’Israël en 2012, elle se duplique rapidement ailleurs, notamment

dans l’Hexagone. Repérée par ses opérations de marquage au fer rouge, elle a toujours tenu à mettre en avant la souffrance animale comme argument prioritaire et à rester dans la légalité. Puis Alexandra Blanchard a décidé de quitter son poste de présidente pour créer sa propre association en 2015, Vegan Impact. Ses

motivations profondes, liées à l’alimentation, à la santé et à l’environnement, étaient incompatibles avec celles de 269 Life France. Il faut avouer que ce sont là des arguments peu revendiqués par les autres associations antispécistes.

Dans le même temps se crée 269 Life Libération ani-male. « Le mouvement était trop frileux. Nous préférons aller au-devant des ennemis,

choquer et prôner la désobéissance civile pour incarner un vrai contre-pouvoir », souligne Tiphaine Lagarde, la présidente. À l’inverse de L214, qu’elle juge trop prudente, elle souhaite une abolition immédiate et totale de l’exploita-tion animale, à coup d’actions choc et média-tiques, comme l’occupation du « couloir de la mort » d’un abattoir pendant huit heures, début novembre.

La médiatisation est un filon très exploité par les défenseurs des animaux. Cette année, Peta France a obtenu une grande victoire : la marque française de prêt-à-porter The Kooples a annoncé qu’elle bannirait la fourrure à partir de 2017. Le résultat des pressions répétées de l’association (manifestations, pétition, vidéos sanglantes) et de l’intervention très médiati-sée du rockeur Pete Doherty. Une méthode à l’américaine assumée : « La réputation et la longévité de cette association viennent de ses campagnes très médiatiques et soutenues par des personnalités connues, résume Anissa Putois, chargée de campagne pour Peta France. C’est très efficace pour inscrire la question ani-male à l’agenda médiatique et faire changer les choses au niveau des entreprises. »

Frapper un grand coup aux portes des industriels et lancer des campagnes nationales contre la maltraitance animale donne l’espoir d’avancer à pas de géant. Mais les petits pas à l’échelle locale comptent tout autant. En Bretagne, le Collectif rennais pour l’égalité animale (CRPEA) multiplie manifestations et conférences. « Nous souhaitons diffuser la notion de spécisme et faire prendre conscience de l’oppression qu’elle représente tout en tra-vaillant avec la mairie pour des changements concrets : trouver des solutions éthiques pour les animaux “nuisibles”, sensibiliser les écoles au végétarisme et au végétalisme, prévoir un vétérinaire municipal pour les personnes dému-nies », énumère François, végane depuis 2009 et membre actif. La révolution n’a pas encore eu lieu. Mais, loin des happenings de rues et du tourbillon médiatique, quelques-uns prennent soin, au quotidien, d’animaux rescapés ou « sauvés de la mort » au dernier moment dans des refuges paisibles, véritables sanctuaires dédiés à la protection des animaux. aLI

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Les influences anarchistes ont inscrit le combat dans une critique globale de la

société.

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Polit

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