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Charlotte Halpern Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne In: Politiques et management public, vol. 25 n° 3, 2007. Public : nouvelles figures ? Nouvelles frontières ? Actes du seizième Colloque international Florence, 15 et 16 mars 2007 organisé en collaboration avec l'Université Paris X (Laboratoires CEROS et CRDP) - Tome 1. pp. 169-184. Résumé Cet article s'interroge sur les effets de la transformation du rapport public - privé dans le secteur de l'aviation civile sur les formes de production et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne. L'évaluation de l'impact exercé par les conflits autour de l'extension des aéroports Paris - Charles de Gaulle et Berlin - Schönefeld permet d'identifier les mécanismes d'ajustement de ce secteur d'action publique aux changements de contexte politiques, économiques et institutionnels amorcés au début des années 1970. Ces conflits ont accéléré la redéfinition des arrangements institutionnels internes au secteur de l'aviation civile après deux décennies d'instabilité sans pour autant mettre fin au traitement sectoriel et technique des enjeux liés au développement de ces infrastructures. Cette réflexion sera organisée en trois temps : 1) La centralisation des politiques nationales du transport aérien a reposé sur le rôle central de l'Etat et du secteur public dans la structuration des secteurs nationaux de l'aviation civile ; 2) La diffusion des idées néo-libérales a fragilisé ces arrangements institutionnels intra-sectoriels et les formes de légitimation des décisions publiques sur les aéroports d'envergure internationale ; 3) Les conflits ont offert une opportunité aux acteurs non-étatiques du transport aérien d'influencer les modalités de transformation du rôle de l'Etat dans ce secteur d'action publique. Citer ce document / Cite this document : Halpern Charlotte. Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne. In: Politiques et management public, vol. 25 n° 3, 2007. Public : nouvelles figures ? Nouvelles frontières ? Actes du seizième Colloque international Florence, 15 et 16 mars 2007 organisé en collaboration avec l'Université Paris X (Laboratoires CEROS et CRDP) - Tome 1. pp. 169-184. doi : 10.3406/pomap.2007.2384 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pomap_0758-1726_2007_num_25_3_2384

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Charlotte Halpern

Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de latransformation du rapport public-privé sur les formesd'élaboration et de légitimation des choix aéroportuairesnationaux en France et en AllemagneIn: Politiques et management public, vol. 25 n° 3, 2007. Public : nouvelles figures ? Nouvelles frontières ? Actes duseizième Colloque international Florence, 15 et 16 mars 2007 organisé en collaboration avec l'Université Paris X(Laboratoires CEROS et CRDP) - Tome 1. pp. 169-184.

RésuméCet article s'interroge sur les effets de la transformation du rapport public - privé dans le secteur de l'aviation civile sur les formesde production et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne. L'évaluation de l'impact exercépar les conflits autour de l'extension des aéroports Paris - Charles de Gaulle et Berlin - Schönefeld permet d'identifier lesmécanismes d'ajustement de ce secteur d'action publique aux changements de contexte politiques, économiques etinstitutionnels amorcés au début des années 1970. Ces conflits ont accéléré la redéfinition des arrangements institutionnelsinternes au secteur de l'aviation civile après deux décennies d'instabilité sans pour autant mettre fin au traitement sectoriel ettechnique des enjeux liés au développement de ces infrastructures.

Cette réflexion sera organisée en trois temps : 1) La centralisation des politiques nationales du transport aérien a reposé sur lerôle central de l'Etat et du secteur public dans la structuration des secteurs nationaux de l'aviation civile ; 2) La diffusion desidées néo-libérales a fragilisé ces arrangements institutionnels intra-sectoriels et les formes de légitimation des décisionspubliques sur les aéroports d'envergure internationale ; 3) Les conflits ont offert une opportunité aux acteurs non-étatiques dutransport aérien d'influencer les modalités de transformation du rôle de l'Etat dans ce secteur d'action publique.

Citer ce document / Cite this document :

Halpern Charlotte. Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la transformation du rapport public-privé sur lesformes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne. In: Politiques etmanagement public, vol. 25 n° 3, 2007. Public : nouvelles figures ? Nouvelles frontières ? Actes du seizième Colloqueinternational Florence, 15 et 16 mars 2007 organisé en collaboration avec l'Université Paris X (Laboratoires CEROS et CRDP) -Tome 1. pp. 169-184.

doi : 10.3406/pomap.2007.2384

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pomap_0758-1726_2007_num_25_3_2384

LE TRANSPORT AÉRIEN À L'ÉPREUVE DE SES CONFLITS : LES EFFETS DE LA TRANSFORMATION DU RAPPORT PUBLIC-PRIVÉ SUR LES FORMES D'ÉLABORATION ET DE LÉGITIMATION DES CHOIX AÉROPORTUAIRES NATIONAUX EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE

Charlotte HALPERN*

Résumé Cet article s'interroge sur les effets de la transformation du rapport public - privé dans le secteur de l'aviation civile sur les formes de production et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne. L'évaluation de l'impact exercé par les conflits autour de l'extension des aéroports Paris - Charles de Gaulle et Berlin - Schônefeld permet d'identifier les mécanismes d'ajustement de ce secteur d'action publique aux changements de contexte politiques, économiques et institutionnels amorcés au début des années 1970. Ces conflits ont accéléré la redéfinition des arrangements institutionnels internes au secteur de l'aviation civile après deux décennies d'instabilité sans pour autant mettre fin au traitement sectoriel et technique des enjeux liés au développement de ces infrastructures.

Cette réflexion sera organisée en trois temps : 1) La centralisation des politiques nationales du transport aérien a reposé sur le rôle central de l'Etat et du secteur public dans la structuration des secteurs nationaux de l'aviation civile ; 2) La diffusion des idées néo-libérales a fragilisé ces arrangements institutionnels intra-sectoriels et les formes de légitimation des décisions publiques sur les aéroports d'envergure internationale ; 3) Les conflits ont offert une opportunité aux acteurs non-étatiques du transport aérien d'influencer les modalités de transformation du rôle de l'Etat dans ce secteur d'action publique.

* FNSP - PACTE / IEP de Grenoble.

Revue POLITIQUES ET MANAGEMENT PUBLIC, Volume 25, n° 3, juin 2007. © Institut de Management Public - 2007.

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La contestation des choix politiques nationaux sur les grands projets d'infrastructures de transport constitue un trait caractéristique des sociétés contemporaines. Ces conflits témoignent de la perte de centrante des Etats européens suite aux transformations amorcées au début des années 1980. L'internationalisation des économies nationales, le renforcement de la concurrence internationale et européenne, puis l'intensification du processus d'intégration européenne ont en effet réduit la capacité d'autonomie des Etats européens dans leurs activités de production et de pilotage de l'action publique nationale (Kassim, Menon, 1996 : 3). Dans tous les secteurs industriels des Etats européens, des mécanismes de régulation par le marché ont été introduits dans des secteurs organisés sous forme de monopoles publics et des ajustements ont été consentis en réponse à ce changement de contexte. Ce processus de restructurations et de privatisations des champions nationaux a été accéléré, ou enclenché selon les cas, sous la contrainte de la réglementation européenne. Ces transformations mettent en cause les frontières traditionnelles entre public et privé, elles agissent sur la capacité régulatrice des Etats dans des secteurs considérés comme stratégiques pour l'intérêt national (Hayward, 1995 : 5). Elles s'inscrivent aussi dans une réflexion plus large menée au niveau européen sur la notion de service public dans le cadre de la finalisation du marché unique (Héritier, 2004).

La transformation du rôle de l'Etat et du rapport public-privé affecte aussi la dimension territoriale de ces secteurs, par le biais des infrastructures nécessaires à leur développement. Celles-ci sont en effet perçues comme l'un des derniers leviers entre les mains des Etats pour soutenir la restructuration de leurs anciens champions et asseoir leur position à l'échelle internationale et européenne. Dans ce contexte, les choix liés à leur développement et à leur localisation soutiennent la re-concentration des activités économiques autour de grands centres urbains. Ce décalage crée des tensions entre des enjeux globaux de compétitivité économique et l'expression de demandes localisées liées à la proximité de ces infrastructures, qui sont le fait d'acteurs aux intérêts hétérogènes, qui revendiquent leur vocation à participer à l'élaboration et à la mise en œuvre des choix politiques nationaux sur les infrastructures de transport, et plus largement, de l'intérêt général. Contrairement à la situation observée par le passé, et notamment du fait des opportunités offertes dans un système de gouvernance à niveaux multiples, ces groupes disposent de canaux d'accès supplémentaires au processus décisionnel et de ressources suffisantes pour en bloquer le déroulement (Marks et al., 1996). Dès lors, les pouvoirs publics sont face à un enjeu crucial : si l'intérêt général ne constitue plus un facteur de légitimation suffisant pour imposer des choix politiques nationaux, comment procéder à l'élaboration d'un intérêt général négocié et associant un nombre croissant d'acteurs et d'intérêts ?

Cet article aborde cette question à travers l'analyse des effets de la transformation du rapport public - privé dans le secteur de l'aviation civile sur les formes de production et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne1. Les phénomènes décrits précédemment se manifestent en effet de façon exacerbée dans un secteur qui a connu de profondes transformations depuis son émergence en 1945. L'ouverture de cet

1 Cet article a été préparé dans le cadre d'un séjour de post-doctorat à la Maison française d'Oxford financé par le Programme Lavoisier.

Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la 171 transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne

ancien monopole public à la concurrence, sous la pression combinée de la déréglementation du transport aérien international et de l'émergence d'une politique européenne du transport aérien autonome, a en effet fragilisé les arrangements institutionnels internes à ce secteur d'action publique. Elle a aussi conduit au renforcement des contraintes sectorielles sur les choix liés au développement de ce secteur, et notamment des aéroports d'envergure internationale. Ce processus suscite d'importants conflits et controverses, comme le montre l'analyse des conflits autour de l'extension des aéroports Paris - Charles de Gaulle et Berlin - Schônefeld1.

L'analyse des effets produits par ces conflits sur les formes et les structures de la décision publique sur les aéroports dans ces deux Etats permet d'identifier les mécanismes d'ajustement de ce secteur d'action publique aux changements de contexte politiques, économiques et institutionnels amorcés au début des années 1970. Ces conflits ont accéléré la redéfinition des arrangements institutionnels internes au secteur de l'aviation civile après deux décennies d'instabilité sans pour autant mettre fin au traitement sectoriel et technique des enjeux liés au développement de ces infrastructures. De ce point de vue, l'approche comparative permet de montrer que dans un cadre de contraintes similaires, mais dans des systèmes politiques et institutionnels différents, des formes spécifiques d'intégration des intérêts sociaux et de résolution des conflits ont émergé. Nous montrerons en premier lieu que la centralisation des politiques nationales du transport aérien a reposé sur le rôle central de l'Etat et du secteur public dans la structuration des secteurs nationaux de l'aviation civile. La diffusion des idées néo-libérales a fragilisé ces arrangements institutionnels intra-sectoriels et les formes de légitimation des décisions publiques sur les aéroports d'envergure internationale. Enfin, les conflits ont offert une opportunité aux acteurs non-étatiques du transport aérien d'influencer les modalités de transformation du rôle de l'Etat dans ce secteur d'action publique.

La centralisation des politiques du transport aérien en France et en RFA (1945-1973)

La mise en perspective historique de l'évolution des politiques nationales du transport aérien en France et en République fédérale d'Allemagne (RFA) permet d'identifier les arrangements institutionnels qui ont caractérisé la structuration des secteurs de l'aviation civile dans ces deux Etats et les éléments de rupture qui ont marqué cette période. La relation entre le secteur des activités aéronautiques civiles et le développement d'une politique publique du transport aérien s'avère fondamentale pour analyser l'émergence d'un secteur de l'aviation civile autonome, caractérisé par des arrangements institutionnels spécifiques (Lehmbruch, 2001 : 24-31). Ceux-ci encadrent les relations entre les acteurs nationaux du transport aérien : administrations nationales sectorielles, compagnies aériennes, gestionnaires des aéroports d'envergure internationale. Ces acteurs partagent une vision commune des besoins liés au développement de ce mode de transport, néanmoins soumise aux objectifs de modernisation et de développement des territoires nationaux élaborés par les élites politiques et administratives nationales en 1945.

1 Les données empiriques présentées ici sont issues d'un travail de doctorat (Halpern, 2006). Dans un souci de clarté, l'analyse est centrée sur la politique ouest-allemande du transport aérien pour toute la période précédant la réunification allemande (1990).

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Au cours de la période considérée ici, le soutien au développement économique du territoire national passe par une action volontariste de l'Etat dans certains secteurs considérés comme stratégiques, légitimée au nom de l'intérêt national. Or, le transport aérien est un secteur doublement stratégique : il participe à la fois de la volonté d'autonomie des Etats européens face à l'hégémonie technique et commerciale des Etats-Unis, et de l'objectif de modernisation du territoire national. L'action de l'Etat se caractérise dans ce secteur par un processus de centralisation des pouvoirs entre les mains de l'administration centrale sectorielle en France et par la mise en place d'une politique fédérale du transport aérien en RFA. La présence marquée du secteur public et des acteurs étatiques dans la gestion et le financement des industries aéronautiques nationales, des compagnies aériennes et des aéroports est légitimée au nom de leur compétitivité à l'échelle internationale et européenne. Elle est accentuée par la surreprésentation d'élites dites "techniques", qui favorise la diffusion de valeurs et de pratiques caractérisées par une conception apolitique des questions aériennes. Les avancées technologiques fulgurantes qui jalonnent l'évolution de ce moyen de transport justifient l'octroi de programmes de recherche et d'investissement publics importants pour soutenir le développement de ce secteur, parfois au mépris de sa rentabilité économique (Muller, 1989; Grande, 2001 :215).

Les similitudes observées dans la structuration de la politique du transport aérien en France et en RFA ne sauraient occulter d'importantes divergences, qui tiennent aux contraintes politiques et institutionnelles pesant sur l'autonomie des acteurs sectoriels (Etat unitaire vs. Etat fédéral), aux représentations liées au développement du transport aérien (prestige national vs. développement économique) et aux mécanismes de régulation des conflits intra-sectoriels (autoritaire vs. consensuel). En France, la politique du transport aérien est organisée autour de la Direction générale de l'aviation civile (DGAC), qui exerce un monopole sur la production de l'information et de l'expertise sectorielle et bénéficie d'un faible degré de contrôle politique et administratif externe. Le développement des aéroports est mis au service d'un objectif politique plus large, défini par le Plan : assurer la compétitivité de la Région parisienne et la modernisation du territoire national. Son opérationnalisation contribue à la centralisation du système aéroportuaire français autour de l'aéroport Paris - Orly, dont la gestion est confiée à Aéroport de Paris, un gestionnaire d'aéroport doté de ressources financières, techniques et statutaires exceptionnelles.

En RFA, le développement d'une politique fédérale autonome du transport aérien à partir de 1955 suscite d'importants conflits et résistances, principalement dus à l'arrivée tardive de l'échelon fédéral dans un secteur d'activités dominé par les Lânder et les puissances alliées1. Dans ce contexte, les modalités d'intervention de l'Etat fédéral dans le secteur de l'aviation civile sont progressivement construites et institutionnalisées au rythme de bras de fer successifs. L'action volontariste de l'Etat fédéral est justifiée au nom de l'intérêt national et du caractère non-partisan et non-territorial des enjeux liés

1 La RFA ne recouvre le plein exercice de sa souveraineté et le droit de développer des activités aéronautiques civiles de façon autonome qu'en 1955 (voir chronologies). Entre 1945 et 1955, le transport aérien s'est développé sous le contrôle des puissances alliées, avec le soutien des Lânder.

Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la 1 73 transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne

au développement du transport aérien. Elle repose sur l'instauration d'une alliance stratégique entre le Ministère fédéral des transports et la Lufthansa, qui constitue la principale source de légitimation de la politique fédérale du transport aérien. Elle justifie la mise en place d'infrastructures compétitives à l'échelle internationale et européenne , la centralisation progressive du système aéroportuaire ouest-allemand autour de l'aéroport de Francfort et la participation financière de l'Etat fédéral au développement des principaux aéroports ouest-allemands. Comme dans la situation observée en France, l'institutionnalisation de ce principe de centralisation de la politique fédérale du transport aérien bénéficie de la stabilité des élites politiques et administratives sectorielles au niveau fédéral (Feldman, 1985 : 140).

Pendant les deux décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, la structuration des secteurs nationaux de l'aviation civile s'opère autour du principe de centralisation des politiques nationales du transport aérien. Celui-ci repose sur l'articulation entre les dimensions sectorielles et territoriales du transport aérien, dont les effets contraignants se manifestent à l'occasion des choix politiques nationaux sur les aéroports d'envergure internationale. Au cours de cette période, les gestionnaires d'aéroports disposent d'une marge de manœuvre réduite pour développer des stratégies distinctes de celles définies par leurs tutelles administratives en soutien à la compétitivité des compagnies aériennes et des économies nationales.

Les effets de la transformation du rapport public-privé sur la prise en compte de la dimension territoriale du transport aérien (1973-1990)

Au cours de la période qui s'ouvre à la suite du premier choc pétrolier, plusieurs facteurs exacerbent les tensions internes au secteur de l'aviation civile et influencent la transformation du rapport de force intra-sectoriel. Ce processus débouche sur la ré-interprétation du rôle de l'Etat dans le secteur de l'aviation civile et offre des opportunités accrues aux compagnies aériennes et aux gestionnaires d'aéroports de s'autonomiser face à leurs tutelles politiques et administratives. L'effritement des frontières entre secteur public et secteur privé, qui résulte de la diffusion de formes de régulation par le marché dans le secteur de l'aviation civile, contribue en effet à l'émergence de sujets de contentieux entre les acteurs nationaux du transport aérien. Ce double processus d'effritement des sources de contrôle externes à ce secteur d'action publique et d'autonomisation des stratégies des acteurs sectoriels non- étatiques contribue au renforcement de la dimension sectorielle du transport aérien, au détriment de sa dimension territoriale.

La ré-interprétation des politiques nationales du transport aérien à l'aune des idées néo-libérales

Dans le contexte de la récession économique des années 1970 et de la diffusion des idées néo-libérales, la ré-interprétation des principes de l'économie sociale de marché en RFA et du capitalisme d'Etat à la française donne lieu à une réflexion plus générale sur le rôle de l'Etat et des modalités

1 Ce principe préside au développement de la politique fédérale des transports en général. Elle est exacerbée dans le cas du transport aérien en raison de sa dimension géostratégique (Esser, 1995 : 57).

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de son intervention dans l'économie nationale (Schmidt, 2004 : 105). Il explique que le poids des critères commerciaux sur les choix sectoriels liés au développement du transport aérien se renforce dans le discours des acteurs nationaux du transport aérien. En revanche, cette évolution ne conduit pas à la disparition des valeurs et des principes stratégiques qui guidaient l'action publique jusque-là dans le secteur de l'aviation civile. Ce processus repose en effet sur un mécanisme de ré-interprétation de matériaux idéologiques anciens à l'aune de recettes nouvelles, inspirées du programme d'action néo-libéral (Jobert, 1994). Il se traduit par le renforcement de l'expertise économique au sein des administrations sectorielles nationales, aux côtés de l'expertise technique (Derlien, 1997 : 77). Dans ce contexte, le transport aérien devient avant tout un instrument du développement économique national. Cette évolution contribue à la fois à fragiliser les arrangements institutionnels intra- sectoriels et à renforcer l'autonomie des acteurs nationaux du transport aérien sur les choix liés à son développement.

Ce changement de contexte touche par ailleurs un secteur d'activités en pleine mutation (Merlin, 2002), phénomène accentué à partir de 1979 par la déréglementation du trafic aérien international amorcée sous la pression des Etats-Unis : développement du tourisme de masse, multiplication des compagnies régionales et charters, diversification de l'offre de services aux usagers. Dans ce contexte, la position des compagnies aériennes nationales est fragilisée par l'arrivée de nouveaux entrants. Elles recherchent alors de nouveaux partenaires pour assurer les moyens de leur autofinancement et pérenniser leur position dominante sous une forme renégociée. Cette première étape vers la construction d'un intérêt propre aux compagnies aériennes nationales met en cause leur mission de service public : l'obligation qui leur est faite d'assurer la desserte de lignes structurellement déficitaires doit être compensée par une situation de monopole sur les lignes intérieures les plus rentables. A cette occasion, la Lufthansa rompt l'alliance qui la liait au Ministère fédéral des transports. Cette stratégie a pour effet de le contraindre à restreindre son intervention à un rôle de médiateur entre les acteurs du transport aérien national et du transport aérien régional. La Lufthansa s'appuie au contraire sur le Ministère fédéral des finances pour dénoncer avec succès les politiques d'aides publiques des Lânder au transport aérien régional et négocier les conditions de sa privatisation. Cette évolution ouvre une période de déclin de la politique fédérale du transport aérien. En France, l'Etat conserve un rôle déterminant dans la structuration de ce secteur d'action publique organisé pour assurer la compétitivité et le développement d'Air France, mais selon des modalités qui ne sont pas définies avec Air France.

L'adaptation aux changements amorcés en 1973 conduit d'autre part les compagnies aériennes nationales à dénoncer le caractère non-rationnel du système aéroportuaire national, en RFA du fait de son morcellement, et en France, du fait de sa sous-capitalisation chronique. Dans ce contexte, le rôle moteur des aéroports d'envergure internationale est réinterprété par les autorités publiques nationales qui en restent les principaux actionnaires et par les gestionnaires eux-mêmes. Mises au service du développement des économies nationales, ces infrastructures sont dotées de programmes d'investissements publics considérables pour servir la re-concentration des réseaux aériens des compagnies aériennes nationales. Au cours de ce processus, les gestionnaires des aéroports d'envergure internationale

Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la 1 75 transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne

s'imposent comme des acteurs à part entière des politiques nationales du transport aérien, dans la mesure où ils n'en sont plus les simples agents. Ils amorcent à leur tour la constitution d'alliances stratégiques pour assurer la compétitivité internationale et européenne des infrastructures dont ils ont la charge. A titre d'exemple, ADP mobilise l'ensemble des ressources obtenues lors de sa création et acquises dans le cadre de sa gestion des aéroports parisiens pour faire de l'aéroport Paris - Charles de Gaulle, ouvert en 1974, le principal instrument de son autonomie financière (Feldman, 1985).

Les effets de la fragilisation des arrangements institutionnels intra-sectoriels sur le traitement du problème "bruit des avions"

Le processus d'autonomisation des compagnies aériennes nationales face à leurs tutelles politiques et administratives conduit au recentrage des politiques nationales du transport aérien sur leur dimension sectorielle tandis que leur dimension territoriale est extemalisée. Outre une centralisation accrue des systèmes aéroportuaires nationaux, l'externalisation de la dimension territoriale du transport aérien ouvre de nouvelles incertitudes quant à l'imputabilité des coûts politiques et financiers de l'impact environnemental du transport aérien, et notamment de la protection contre le bruit des avions. Suite à l'alliance constituée entre les élites politiques et administratives sectorielles et l'ingénierie acoustique, le bruit était défini comme une conséquence inévitable du développement du transport aérien et non comme une nuisance environnementale à part entière (Barraqué, 2003). Cette conception du bruit comme une nuisance de second rang est en grande partie partagée par les mouvements environnementaux français et ouest-allemand. Ainsi, malgré le développement de mobilisations contre le développement des aéroports dès le début des années 1950, aucune alternative aux solutions prônées par les acteurs du transport aérien n'émerge.

Le principal objectif de ces derniers est de prévenir l'adoption de freins au développement des aéroports et de faciliter la prise en compte des avancées technologiques. En procédant à la définition du problème "bruit" sur une base technique et sectorielle, les acteurs du transport aérien internalisent les questions liées au bruit pour éviter que celles-ci ne fassent l'objet d'un traitement externe au secteur de l'aviation civile. Plus concrètement, ils suggèrent l'instauration d'un dispositif de protection contre le bruit des avions constitué des trois types de mesures suivantes : 1 ) la réduction du bruit à la source, qui justifie l'octroi de programmes de recherche et d'investissement publics supplémentaires aux constructeurs, 2) l'introduction de mesures de restriction à l'urbanisme aux abords des aéroports et de soutien à l'insonorisation pour les populations les plus exposées, et enfin 3) la construction d'une nouvelle génération d'aérodromes. Ces mesures constituent en grande partie une transposition en droit interne des normes et des règles en vigueur au niveau international. En revanche, les modalités de leur opérationnalisation, et plus particulièrement leur statut juridique et les questions liées à leur financement, dépendent au niveau national de l'autonomie du secteur de l'aviation civile et du rapport de force intra-sectoriel entre les acteurs nationaux du transport aérien. L'approche législative privilégiée en RFA avec la Loi fédérale sur la protection contre le bruit des

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avions (1971) canalise les critiques émises au sein de la classe politique fédérale, au sein des partis politiques et parmi les parlementaires. Elle permet d'éviter que ces acteurs politiques ne s'engagent aux côtés des opposants. L'approche administrative privilégiée en France permet le maintien de négociations au cas par cas et l'internalisation du traitement de cet enjeu. Du point de vue de la question du bruit des avions et de la protection des populations riveraines, chacune de ces approches s'avère insatisfaisante : elle crée un vide juridique en France et installe le cadre juridique dans un état d'obsolescence chronique en RFA.

Du point de vue de l'imputabilité des responsabilités financières, juridiques et politiques du bruit des avions, chacune de ces approches ouvre un sujet de contentieux entre les acteurs nationaux du transport aérien, amplifié dans le contexte précédemment décrit d'autonomisation des compagnies aériennes nationales. Celles-ci portent en effet la plus grande partie des coûts associés au dispositif de protection contre le bruit avec l'accélération du rythme de renouvellement de leur flotte, le prélèvement de taxes sur leurs passagers qui financent les programmes d'aides à l'insonorisation et la responsabilité juridique pour les dommages physiques et matériels causés par le bruit des avions. En revanche, elles dénoncent les modalités de mise en œuvre des restrictions à l'urbanisme aux abords des aéroports et d'attribution des fonds d'aides à l'insonorisation par les gestionnaires d'aéroport et les administrations sectorielles du transport aérien. Ce sujet de contentieux intra-sectoriel a d'importantes répercussions sur l'adaptation des systèmes nationaux de protection contre le bruit des avions. Il bloque toute velléité de remise en cause du statu quo défini à la fin des années 1960, sans que les dispositifs de résolution des conflits intra-sectoriels ne permettent l'émergence de solutions internes.

La diffusion de formes de régulation par le marché dans le secteur de l'aviation civile en France et en RFA contribue tout d'abord à renforcer l'autonomie de ce secteur d'action publique sur les choix politiques nationaux liés au développement du transport aérien. La transformation des modalités d'intervention de l'Etat, qui résulte de ce processus, est en effet influencée par l'action stratégique des acteurs sectoriels, leur capacité à définir et représenter un intérêt sectoriel distinct de celui des autorités publiques nationales et leur capacité à justifier l'externalisation des objectifs qui leur avaient été assignés en matière d'aménagement du territoire. En influençant la transformation du rapport public - privé au sein des secteurs nationaux de l'aviation civile, la diffusion des idées néo-libérales alimente par ailleurs les velléités d'autonomisation des compagnies aériennes nationales et des gestionnaires des aéroports d'envergure internationale. En fonction du rapport de force qui caractérise la relation entretenue avec leur tutelle, ces derniers contestent les arrangements institutionnels qui avaient émergé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et alimentent le processus d'extemalisation des coûts liés à la dimension territoriale du transport aérien. Cette évolution fragilise les cadres de légitimation des choix politiques nationaux liés au développement du transport aérien, comme le montre l'analyse des conflits politiques et sociaux majeurs qui suivent la reprise d'une politique aéroportuaire active en France et en Allemagne.

Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la 1 77 transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne

Les mobilisations contre la reprise d'une politique aéroportuaire active en France et en RFA : les effets à long terme des transformations amorcées au début des années 1980

La reprise d'une politique aéroportuaire active dans les Etats européens au début des années 1990 est dominée avant tout par des considérations techniques et commerciales. Elle résulte des recommandations exprimées par les instances internationales du transport aérien (Sochor, 1991 : 26), par la mise en place de structures de Hubs and spokes par les compagnies aériennes nationales1 et par leur caractère insuffisant au regard des prévisions de croissance du trafic aérien à l'horizon 2015 (Merlin, op. cit.). La production de solutions au problème posé par le développement de la capacité aéroportuaire nationale pâtit de la fragilisation des formes et des structures de la décision publique sur les aéroports. Cette situation est exacerbée par les contraintes liées à la mise en œuvre de la politique européenne du transport aérien (Travis, 2001). D'autre part, les formes de la décision publique sur les aéroports et les modalités de leur légitimation ont été fragilisées suite à la marginalisation de la dimension territoriale du transport aérien. Dans ce contexte, l'élaboration des projets d'extension de la capacité aéroportuaire nationale débouche sur des situations de blocage qui offrent des opportunités accrues aux acteurs porteurs d'intérêts territorialisés pour faire émerger la question des impacts territoriaux des aéroports.

Le renforcement des contraintes à l'autonomie sectorielle

A bien des égards, la démarche suivie par les acteurs nationaux du transport aérien pour choisir une solution aux enjeux posés par le développement du transport aérien international s'inscrit dans la continuité des représentations, des formes d'intégration des intérêts et des pratiques qui caractérisent les politiques nationales du transport aérien depuis 1950. Elle se caractérise par une forme de mise à l'agenda de type "corporatiste silencieuse". Développée par Philippe Garraud pour rendre compte de la programmation d'équipements militaires par le lobby militaro-industriel en France, cette forme de mise à l'agenda repose sur l'hypothèse que "des groupes organisés parviennent à saisir l'autorité publique en faisant inscrire leurs problèmes sur l'agenda gouvernemental (. . .) sans controverse et conflits publics, sans médiatisation et prises de position contradictoires des partis politiques" (1990 : 37-38). Dans le secteur de l'aviation civile, cette forme de mise à l'agenda s'appuie sur le rôle central de l'Etat et du secteur public, légitimé au nom du caractère stratégique de ces infrastructures et de leur dimension de prestige national.

La relance d'une politique aéroportuaire active en France et en RFA repose en premier lieu sur le rôle moteur des compagnies aériennes nationales. La mise en place de hubs compétitifs au niveau européen et international constitue un élément central de leur restructuration. Elles privilégient dès lors les solutions visant à maintenir la centralisation des systèmes aéroportuaires nationaux (voir Tableau 1), pour garantir leur situation dominante dans les aéroports d'envergure internationale et limiter le développement des aéroports secondaires. En Allemagne, la Lufthansa propose la construction d'un nouvel aéroport dans la Région Berlin - Brandebourg, dans une zone peu habitée et

1 Ces structures ont été introduites par les compagnies aériennes américaines pour optimiser leur réseau aérien à partir d'un pôle d'interconnexion central (Hub), point de départ de multiples correspondances (Spokes).

178 Charlotte HALPERN

lui garantissant une position stratégique pour s'assurer d'importantes parts de marché dans le trafic aérien des pays d'Europe centrale et orientale. Ce choix permet en outre de prévenir la saturation de l'aéroport de Francfort et de doter l'Allemagne d'une infrastructure compétitive à long terme. En France, les réflexions sur l'extension du système aéroportuaire national sont pilotées par ADP, avec le soutien d'Air France, et consistent à finaliser le projet initial des concepteurs de l'aéroport Paris - Charles de Gaulle plutôt que soutenir le développement d'aéroports secondaires.

Les modalités d'opérationnalisation de ces deux projets débouchent sur une situation de blocage politique et institutionnel qui résulte de la fragilisation des formes et des structures de la décision publique sur les aéroports. En Allemagne, la Lufthansa est contrainte d'enrôler des acteurs externes au secteur de l'aviation civile très en amont du processus décisionnel pour légitimer la solution préconisée. Sa capacité d'accès privilégié et d'action directe auprès du Gouvernement fédéral a été amoindrie par la rupture de l'alliance qui la liait au Ministère fédéral des transports. D'autre part, le déclin de la politique fédérale du transport aérien a accéléré la fragmentation des sources d'expertise et la dispersion des activités liées au développement du transport aérien, une situation exacerbée par la privatisation en cours des organisations ayant bénéficié de ce transfert de compétence. Enfin, du fait de la situation exceptionnelle qui caractérisait le développement des aéroports berlinois pendant la Guerre froide, la Lufthansa ne peut s'appuyer sur un gestionnaire d'aéroport doté des ressources financières et de l'expertise suffisantes pour opérationnaliser son projet de construction d'un nouvel aéroport d'envergure internationale. Pour pallier ces contraintes, les responsables politiques des échelons de gouvernement concernés - l'Etat fédéral, les gouvernements des Lander de Berlin et du Brandebourg - sont associés à l'élaboration du projet très en amont du processus décisionnel. Cette initiative met en concurrence les intérêts sectoriels avec des intérêts politiques. Elle est suivie de deux conséquences : elle ouvre la voie à la redéfinition du problème posé par la saturation de la capacité du système aéroportuaire national ; d'autre part, le projet est soumis au principe d'un consensus politique préalable entre ces trois échelons de gouvernement sur les modalités de son opérationnalisation (localisation, caractéristiques et financement).

Le contexte politique et institutionnel propre à la Région Berlin - Brandenburg explique que ces échelons de gouvernement n'aient pas été en mesure de saisir l'opportunité offerte par la Lufthansa et de surmonter leurs désaccords. Le choix prononcé en 1996 prévoit ainsi l'extension de l'aéroport Berlin - Schônefeld, et non la construction d'un nouvel aéroport. Ce choix politique ne s'inscrit pas dans une dimension sectorielle motivée par des critères économiques et techniques, mais dans une dimension territoriale motivée par des critères politiques, d'où le retrait de la Lufthansa et l'ouverture de négociations avec le gestionnaire de l'aéroport de Francfort. Les procédures de consultation introduites pour construire a posteriori la légitimité de ce choix politique ne permettent pas d'associer les communes riveraines à l'élaboration du projet d'extension. Piloté par une autorité administrative ne disposant d'aucune marge de manœuvre dans la négociation et boycotté par le gestionnaire d'aéroport, ce dispositif contribue à l'exacerbation des intérêts en présence. Les communes se lancent alors dans une stratégie de contestation

Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la 1 79 transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne

qui se manifeste par le dépôt systématique de recours en justice contre tous les documents d'urbanisme visant à constituer l'empreinte aéroportuaire. Cette stratégie encourage la mobilisation, selon des modalités similaires, de groupes issus de la société civile. Dans ce contexte, aucune solution politique au conflit n'émerge et la décision publique est extemalisée vers le juge administratif.

En France, l'enrôlement d'acteurs externes au secteur de l'aviation civile n'intervient que très en aval du processus décisionnel, dans la mesure où les intérêts politiques du Gouvernement français et les intérêts sectoriels des acteurs nationaux du transport aérien convergent autour de la solution préconisée par ADP. L'établissement public dispose d'une forte autonomie pour définir les modalités d'opérationnalisation du projet d'extension de l'aéroport Paris - Charles de Gaulle. Sa réalisation nécessite néanmoins l'acquisition de 310 hectares de terrains supplémentaires, et de ce fait, l'ouverture, en préalable à l'enquête publique, d'une procédure de consultation des municipalités concernées par l'extension des zones soumises aux restrictions à l'urbanisme. Les lois de décentralisation ont en effet conféré aux communes des compétences accrues en la matière, si tant est qu'elles soient en mesure de surmonter leurs divisions et de développer un projet alternatif à celui défendu par les services de l'Etat. Leur consultation à propos du projet d'extension de l'aéroport Paris - Charles de Gaulle constitue en ce sens une mise à l'épreuve des relations intercommunales instaurées lors de la refonte du schéma directeur d'aménagement régional. L'expression d'un avis négatif couplé avec la proximité des élections législatives de 1993 conduit les pouvoirs publics nationaux à bloquer le processus décisionnel pour introduire des dispositifs de consultation ad hoc qui élargissent les critères de participation et reposent sur des procédures clairement énoncées. La stratégie d'implication adoptée par une majorité de communes riveraines et par ADP permet cependant l'ajustement progressif des positions autour d'une solution politique au conflit.

Le conflit comme vecteur de stabilisation des arrangements institutionnels intra-sectoriels

L'analyse des effets à long terme des conflits autour de l'extension des aéroports Paris - Charles de Gaulle et Berlin - Schônefeld sur les politiques nationales du transport aérien montre la façon dont les tentatives de mise en politique des questions aériennes sur une base non-sectorielle ont été déjouées par les acteurs nationaux du transport aérien. Ces conflits constituent en effet une opportunité pour influencer la recomposition des arrangements institutionnels intra-sectoriels et finaliser le processus d'internalisation du traitement des questions liées aux impacts territoriaux du transport aérien. Suite aux transformations survenues dans le secteur de l'aviation civile, les mécanismes permettant d'opérer ce processus d'internalisation s'étaient grippés (Barthe, 2003 : 475). La mobilisation des acteurs nationaux du transport aérien dans le cadre des opportunités offertes par les conflits sur l'extension de ces deux aéroports permet d'enclencher un processus inverse. La DGAC en France et la Lufthansa en Allemagne s'attachent en effet à promouvoir l'émergence d'un ensemble de règles et de

180 Charlotte HALPERN

procédures stables pour garantir la croissance du transport aérien et le développement des aéroports d'envergure internationale.

En Allemagne, la construction du lien entre le conflit autour de l'extension de l'aéroport Berlin - Schônefeld et la défense des intérêts sectoriels est opéré par la Lufthansa. Son argumentation en faveur de la refonte de la politique fédérale du transport aérien comporte une ré-interprétation du rôle de l'Etat et des modalités de son intervention à l'aune des transformations survenues depuis le début des années 1980. Celui-ci doit soutenir les efforts consentis par les acteurs non-étatiques du transport aérien pour assurer leur autofinancement et leur compétitivité à l'échelle internationale et européenne à travers le développement d'infrastructures aéroportuaires à la mesure de leurs ambitions. Cet objectif implique de leur point de vue la refonte des règles et des procédures qui encadrent la planification et la gestion des aéroports d'envergure internationale : relance des investissements publics, rationalisation des aides publiques accordées au développement des aéroports secondaires, instauration de dispositifs favorisant l'émergence de solutions politiques aux conflits et limitant les velléités d'externalisation de la décision publique vers le juge. Ce dernier élément ouvre la voie à la refonte de la Loi de protection contre le bruit des avions.

En France, ce processus de recomposition des arrangements institutionnels intra-sectoriels repose sur l'initiative de la DGAC. Elle a pour objectif de préserver ses compétences régaliennes et d'éviter leur dispersion à travers la création d'une agence indépendante du contrôle aérien à l'image des évolutions survenues en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Dans ce contexte, les relations entretenues avec ADP sont redéfinies : pour toute une série de dossiers (attribution des créneaux aériens, sécurité et navigation aérienne, etc.), l'intérêt partagé entre ces deux acteurs demeure et ADP ne conteste pas la vocation de la DGAC à représenter l'intérêt national lors des négociations menées aux niveaux national, européen et international. En revanche, en ce qui concerne les questions environnementales, la relation entre ces deux acteurs reste de nature concurrentielle, comme en témoigne la stratégie d'ADP qui consiste à imputer la responsabilité politique de l'échec des négociations sur la lutte contre le bruit des avions à la DGAC et la responsabilité financière des mesures de protection contre le bruit à Air France. De ce point de vue, l'ouverture du capital d'ADP en juin 2006 met un terme à la zone d'incertitudes dont avait bénéficié ADP, notamment grâce à son statut d'établissement public à caractère administratif, pour légitimer ses projets de développement au nom de l'intérêt général.

Conclusion La transformation du rapport public - privé dans le secteur de l'aviation civile a contribué à renforcer l'autonomie des acteurs nationaux du transport aérien lors de la définition des modalités d'opérationnalisation des objectifs des politiques publiques nationales. La diffusion des formes de régulation par le marché, l'ouverture à la concurrence de cet ancien monopole public et la privatisation de l'ensemble des activités aéronautiques considérées comme non-régaliennes ont en effet accru l'autonomie des compagnies aériennes et des gestionnaires d'aéroport face à leurs tutelles politique et administrative. En Allemagne, du fait du rôle historiquement moteur de la Lufthansa, ce

Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la 181 transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne

processus a initié le déclin de la politique fédérale du transport aérien et la fragmentation des ressources et de l'expertise sectorielles ; en France, la DGAC est parvenue à bloquer toute velléité de dispersion de ces ressources au prix d'une profonde réorganisation amorcée en 2005 dans le cadre de la mise en place de la Loi organique relative aux Lois de finance (LOLF). D'autre part, les restructurations engagées pour s'adapter à l'introduction de formes de régulation par le marché dans ce secteur d'activités ont permis aux acteurs non-étatiques du transport aérien de s'affranchir de la majorité des obligations en matière d'aménagement du territoire qui leur avaient été assignées en 1945. Malgré d'importantes dissensions internes, les coûts liés au développement des aéroports et à leurs impacts territoriaux ont été internalisés sur la base d'un traitement technique et répartis en fonction du rapport de force intra-sectoriel et du degré d'autonomie de ce secteur d'action publique.

La transformation du rapport public - privé dans le secteur de l'aviation civile a néanmoins fragilisé les arrangements institutionnels intra-sectoriels et la capacité de légitimation des solutions prônées pour développer les activités aériennes et traiter leurs impacts territoriaux. Dans ce contexte, les conflits autour de l'extension des aéroports Paris - Charles de Gaulle et Berlin - Schônefeld constituent une opportunité pour les acteurs nationaux du transport aérien de surmonter leurs divisions internes autour de la promotion d'un intérêt commun à long terme. La recomposition du rôle de l'Etat dans le secteur de l'aviation civile repose ainsi sur l'adaptation des objectifs des politiques nationales du transport aérien et des pratiques en vigueur au sein des secteurs nationaux de l'aviation civile. Ce processus s'opère sur la base d'un mécanisme d'hybridation entre des formes anciennes et nouvelles de production de l'action publique. En revanche, le traitement des questions liées aux activités aériennes reste dominé par des critères sectoriels.

182 Charlotte HALPERN

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

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Le transport aérien à l'épreuve de ses conflits : les effets de la 1 83 transformation du rapport public-privé sur les formes d'élaboration et de légitimation des choix aéroportuaires nationaux en France et en Allemagne

Chronologie indicative 1 : Le développement de l'aéroport Paris - Charles de Gaulle dans le contexte de la politique française du transport aérien

1945 Création d'ADP, un établissement public à caractère administratif chargé d'exploiter les aérodromes civils de la Région parisienne sous la double tutelle de la DGAC et du Ministère des finances.

1957 Lancement du projet d'aérodrome Paris - Nord. 1974 Mise en service de l'aéroport Paris - Nord, baptisé "Paris - Charles de Gaulle". 1985 Adoption de la Loi "relative à l'urbanisme au voisinage des aérodromes" qui contraint tout aérodrome

civil ou militaire à s'entourer d'un glacis au sein duquel la construction est limitée. 1991 Lancement du projet d'extension de l'aéroport Paris - Charles de Gaulle.

1993 Concertation préalable à la déclaration d'utilité publique : avis négatif exprimé par un tiers des communes consultées.

1995 Publication du Rapport Douffiagues qui préconise la "solution du moindre impact sonore" lors de la mise en oeuvre du projet modifié d'extension de l'aérodrome.

1997 Déclaration d'utilité publique sur le projet d'extension, assortie de plusieurs conditions suspensives en faveur de l'information du public et la maîtrise des nuisances sonores.

1 999 Création de l'Autorité de contrôle des nuisances sonores aéroportuaires (Acnusa). 2006 Privatisation d'ADP par ouverture de capital.

Chronologie indicative 2 : Le développement de l'aéroport Berlin-Schônefeld dans le contexte de la Guerre froide et de la Réunification allemande

1955 L'aérodrome Berlin - Schônefeld devient le principal aéroport est-allemand.

1971 Loi fédérale sur la protection contre le bruit des avions. 1991 Lancement du projet Berlin Brandenburg International par la Lufthansa ; création de la Berlin

Brandenburg Flughafengesellschaft mbH, l'organisme chargé d'exploiter les aéroports berlinois. 1994 Etude d'impact environnemental relative à la localisation du futur aéroport : le site de Berlin -

Schônefeld est écarté. 1996 Le Ministre fédéral des transports, le Maire de Berlin et le Ministre - Président du Brandebourg

publient la "Décision consensuelle", qui prévoit l'extension de l'aéroport Berlin - Schônefeld. 1997 Première phase de consultation des communes, dans le cadre de la préparation du Schéma

directeur d'aménagement de la Région Berlin - Brandenburg. 1 998 Lancement de la procédure d'enquête publique. 2004 Décision publique sur l'extension de l'aéroport Berlin - Schônefeld sans modifications substantielles.

2006 Décision de la Cour administrative fédérale : confirmation du principe d'extension de l'aéroport Berlin - Schônefeld, assorti de conditions suspensives en faveur de la maîtrise des nuisances sonores, dont un couvre-feu.

184 Charlotte HALPERN

Tableau 1 : Les principales caractéristiques des projets d'extension des systèmes aéroportuaires français et allemand avant et après le conflit

Système aéroportuaire

national français

Système aéroportuaire

national allemand

Porteur du projet Avant le conflit

Après le conflit

Aéroport de Paris (avec le soutien d'Air

France)

La Lufthansa

Le Gouvernement

fédéral, les

ments de Berlin et du

Brandebourg

Localisation du projet Avant le conflit

Après le conflit

Extension d'un aéroport existant : Paris - Charles

de Gaulle

Construction d'un nouvel aéroport

Extension d'un

aéroport existant : Berlin -

Schônefel d

Caractéristiques du projet Avant le conflit

3 pistes et terminaux

taires, 120 millions de

passagers en 2015, pas de couvre-feu 4 à 6 pistes, 60 millions

de passagers en 2030, pas de

couvre-feu.

Après le conflit

2 pistes et terminaux

taires, 80 millions de passagers à

terme, pas de couvre-feu

1 piste

taire, extension de la piste

existante, 30 millions de

passagers en 2030, couvre-

feu étendu (22h à6h)

Source : Tableau constitué par l'auteur (Halpern, 2006 : op.cit).