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LE TOUT PREMIER DES LIVIRES ou COMMENT BONSOIR LUNE DEVINT UN CLASSIQUE par Léonard S. Marcus Etonnant destin que celui de Bonsoir lune : Léonard Marcus explique comment et pourquoi ce livre d'images, d'abord mal accueilli, a finalement atteint une immense popularité. Démontage des mécanismes culturels, idéologiques, éditoriaux et commerciaux d'un succès exemplaire. m 9 onsoir lune occupe une place spéciale M-3 parmi les classiques reconnus de la littérature pour enfants nord-américaine. La poésie envoûtante de Margaret Wise Brown est largement considérée comme la quintessence du livre « du soir » pour les plus jeunes enfants. C'est l'un des rares titres qui figure sur pratiquement toutes les listes américaines récentes de livres « essen- tiels » pour les enfants. Et beaucoup le considèrent comme le premier livre que tous les enfants devraient connaître. Aux États-Unis, Bonsoir lune est devenu un cadeau de naissance rituel et certains hôpi- taux américains, soucieux de littérature, se font maintenant une règle d'en envoyer un exemplaire chez lui à chaque nouveau-né. Il a inspiré deux parodies et un mini-genre dans les dessins humoristiques du New Yorker qui se moquent gentiment du rôle d'icône que tient le livre dans la vie familiale américaine. En 1995, la bibliothèque publique de New York choisit Bonsoir lune avec un petit nombre de livres pour enfants pour faire par- tie de son exposition « Livres du Siècle » - une exposition de 150 ouvrages repères publiés pendant les cent dernières années. Deux ans plus tard, en 1997, le cinquantième anniver- saire de Bonsoir lune lui-même fut largement mentionné dans les médias américains. Même le président Bill Clinton, lors de son discours de début d'année au collège de sa fille, fit l'éloge d'un Uvre qu'il associait à son initiation à la paternité. À en juger par cette liste de distinctions, on pourrait penser que Bonsoir lune est l'un de ces rares livres pour enfants prisés de tous - critiques, parents, enfants - dès leur publica- * Léonard Marcus est historien, critique de livres pour enfants. Il est l'auteur d'une biographie : Margaret Wise Brown awakened by the moon, Quill, 1999 et de Dear Genius : the letters of Ursula Nordstrom, Harper, 1998. L assure également les critiques des livres pour enfants à la revue Parenting. N-193-194 JUIN 2000/87

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LE TOUT PREMIER DES LIVIRESo u COMMENT

BONSOIR LUNE DEVINTUN CLASSIQUE

par Léonard S. Marcus

Etonnant destin que celui de Bonsoir lune : Léonard Marcusexplique comment et pourquoi ce livre d'images,

d'abord mal accueilli, a finalement atteint une immense popularité.Démontage des mécanismes culturels, idéologiques, éditoriaux et

commerciaux d'un succès exemplaire.

m 9 onsoir lune occupe une place spécialeM-3 parmi les classiques reconnus de lalittérature pour enfants nord-américaine.La poésie envoûtante de Margaret WiseBrown est largement considérée comme laquintessence du livre « du soir » pour lesplus jeunes enfants. C'est l'un des rarestitres qui figure sur pratiquement toutes leslistes américaines récentes de livres « essen-tiels » pour les enfants. Et beaucoup leconsidèrent comme le premier livre que tousles enfants devraient connaître.

Aux États-Unis, Bonsoir lune est devenu uncadeau de naissance rituel et certains hôpi-taux américains, soucieux de littérature, sefont maintenant une règle d'en envoyer unexemplaire chez lui à chaque nouveau-né. Il ainspiré deux parodies et un mini-genre dansles dessins humoristiques du New Yorker qui

se moquent gentiment du rôle d'icône quetient le livre dans la vie familiale américaine.En 1995, la bibliothèque publique de NewYork choisit Bonsoir lune avec un petitnombre de livres pour enfants pour faire par-tie de son exposition « Livres du Siècle » - uneexposition de 150 ouvrages repères publiéspendant les cent dernières années. Deux ansplus tard, en 1997, le cinquantième anniver-saire de Bonsoir lune lui-même fut largementmentionné dans les médias américains. Mêmele président Bill Clinton, lors de son discoursde début d'année au collège de sa fille, fitl'éloge d'un Uvre qu'il associait à son initiationà la paternité.

À en juger par cette liste de distinctions, onpourrait penser que Bonsoir lune est l'un deces rares livres pour enfants prisés de tous- critiques, parents, enfants - dès leur publica-

* Léonard Marcus est historien, critique de livres pour enfants. Il est l'auteur d'une biographie :Margaret Wise Brown awakened by the moon, Quill, 1999 et de Dear Genius : the letters of UrsulaNordstrom, Harper, 1998. L assure également les critiques des livres pour enfants à la revue Parenting.

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Bonsoir lune., ill. C. Hurd, L'Ecole des loisirs

tion. Ce ne fut cependant pas le cas. À sapublication par Harper & Brothers àl'automne 1947, le livre de Brown et Hurdeut de francs détracteurs aussi bien que dessupporters. Cette année-là, la bibliothèquepublique de New York choisit de ne pasinclure Bonsoir lune sur une autre liste pres-tigieuse : la sélection annuelle du départe-ment jeunesse des « 100 livres pour enfantsde l'année ». Et la revue Horn Book, autrelieu où les omissions n'étaient jamais desaccidents, ne fit pas non plus mention dulivre, ni dans ses colonnes « nouveautés », nidans la rubrique d'Anne Carroll Moore, lafondatrice du département jeunesse de labibliothèque publique de New York. Pourbeaucoup de livres pour enfants américainsdes années cinquante, la désapprobationcombinée de la bibliothèque publique de NewYork et de la revue Horn Book était plus quesuffisante pour signifier l'oubli. L'histoire del'accession au statut de classique par Bon-soir lune face à ces obstacles décourageantsest un cas d'étude du changement des valeurscritiques et des forces du marché qui façon-nèrent la littérature américaine pour enfantspendant la seconde moitié du siècle.

A l'automne 1947, Margaret Wise Brownétait déjà l'auteur de presque quarantelivres d'images et au faîte de sa renommée.Un an auparavant, Life magazine, le puis-sant arbitre de la culture populaire améri-caine du milieu du siècle, l'avait proclamée

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l'auteur le plus important pour les plusjeunes. Puis, au début de 1947, l'ami et col-laborateur de Brown, Léonard Weisgard,reçut la médaille Caldecott pour The LittleIsland, un livre d'images écrit par Brownsous le pseudonyme de Golden MacDonald.L'identité du véritable auteur de The LittleIsland n'était pas un secret ; la collaborationsuivante de Brown et Weisgard chez Harpers'intitulerait avec justesse The ImportantBook. Il y avait ainsi toutes les raisons depenser que Bonsoir lune, un des trois nou-veaux titres de Brown figurant sur la liste denouveautés de l'éditeur pour l'automne 1947,recevrait un large accueil critique. Le silencede Horn Book et de la bibliothèque publiquede New York fut donc assourdissant.

La presse populaire fut généralement trèspositive pour le livre. Dans le supplémentannuel de vacances de 1947 du New Yorker,Rosemary C. Benêt qualifia Bonsoir lune de« litanie hypnotique de l'heure du coucher ».Le New York Times admira le « rythme somno-lent des phrases... avec des images qui les com-plètent parfaitement ». Le Christian ScienceMonitor fit observer que, « en ces temps sur-voltés, un livre pour de jeunes enfants qui créeune atmosphère de paix et de calme estquelque chose dont on peut être reconnaissant.Tel est Bonsoir lune ». Kirkus Reviews, unepublication commerciale très suivie par leslibraires, apprécia le livre comme « une idéevraiment nouvelle ».

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Pourquoi, alors, la féroce opposition de labibliothèque publique de New York et duHorn Book ? (on sait que la bibliothèqueavait préparé une critique interne acerbe deBonsoir lune en 1947 ; sa première commanded'exemplaires du livre ne fut passée qu'en1973 ; la bibliothèque Carnegie de Pittsburghcommanda ses premiers exemplaires en1977).Tout au long de sa brève mais brillante car-rière, Brown suscita la controverse. Elleavait commencé à écrire au milieu desannées trente, en tant que protégée de LucySprague Mitchell, fondatrice du progressiste« Bank Street Collège of Education » de NewYork, importante autorité en matière de déve-loppement du langage précoce. Dix ans aupa-ravant, Mitchell elle-même avait fait desvagues - et s'était fait des ennemis - encontestant le monopole mondial des biblio-thèques sur la critique des livres pour lesplus jeunes. En 1921, dans son introductionà A Hère and Now Story Book1, Mitchellsoutint que les bibliothécaires se trompaienten affirmant que les enfants de moinsde sept ans avaient une affinité spé-ciale pour le « faire semblant ». Aucontraire, déclarait Mitchell, lesjeunes enfants préfèrent des histoiressur leur propre monde « contempo-rain » de voitures, de téléphones etde poussettes, des histoires ancréessur les expériences immédiates enre-gistrées par leurs cinq sens.Dans la salle centrale pour les enfants de labibliothèque publique de New York, oùl'anniversaire de la naissance de Hans-Chris-tian Andersen était célébré comme un jour defête, et où les techniques traditionnelles deconte faisaient partie intégrante de la forma-tion de tout bibliothécaire, les déclarations deMitchell furent froidement reçues. Ce qui

aggravait les choses, c'est que Mitchell reven-diquait une base scientifique à ses théories,qu'elle avait développées avec ses collèguespendant des années d'« observation directe »de jeunes enfants fréquentant l'école mater-nelle de « Bank Street ». Des bibliothécairescomme Anne Carroll Moore se moquèrent del'idée qu'une compréhension saine de la litté-rature enfantine puisse émerger de monceauxde « données empiriques ». Moore et ses col-lègues chérissaient les contes « éternels » dupassé comme des antidotes aux lubies et auxexcès de la vie moderne américaine. Et ellesconsidéraient avec mépris l'approche défen-due par Mitchell - écriture « scientifique »pour les très jeunes enfants - comme uneautre lubie.

Puis arriva Margaret Wise Brown, lemembre le plus talentueux de « l'écurie »d'écrivains de « Bank Street » que Mitchellavait créée pour servir de laboratoire auxauteurs de la tendance « contemporaine ».Brown était arrivée à Bank Street au milieudes années trente avec son amour pour lescontes de fées de son enfance encore pré-sents dans sa mémoire. Cependant, sous

l'influence de Mitchell, elle se mit àessayer différentes formesd'écriture basées sur les idées deson professeur.

Le plus remarquable des pre-miers travaux de Brown à

s'inscrire dans la tendance « contempo-raine » fut The Noisy Book, une explorationinspirée des sons et des images de la villemoderne. Le texte de Brown - et le graphismeégalement enjoué de Léonard Weisgard quil'accompagnait - encourageait les enfants àimiter les bruits de roulement des camions,les sonneries de téléphone, le sifflement desradiateurs. The Noisy Book était moins une

1. Hère and now : « ici et maintenant ». Cette expression traduit l'esprit dans lequel travaillaitMitchell qui défendait l'idée de la nécessité de l'ancrage dans le réel et le contemporain pour lesenfants. Elle sera traduite dans les pages suivantes par « contemporain ».

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Bonsoir lune, ill. C. Hurd, L'École des loisirs

histoire, dans le sens traditionnel, approuvépar les bibliothécaires, qu'un « jeu à lire touthaut » ou le script d'une pièce, avec des ques-tions s'adressant à l'auditoire « Puis le soleilse mit à briller. Est-ce que Muffin pouvaitl'entendre ? » pour que les enfants puissentrépondre à haute voix, aussi bruyammentqu'ils le désiraient. Le tapage des réponsesattendues s'accordait peu avec l'idée très« comme-il-faut » que se faisaient les biblio-thécaires de l'ambiance de « l'heure duconte ». Du point de vue des bibliothécaires,le titre même du livre de Brown était une pro-vocation. Pas étonnant donc qu'Anne CarrollMoore omît d'inscrire le livre sur la sélectionde la bibliothèque publique de New York de1939.

L'arrière-plan de la collaboration - bienconnue - de Brown avec « Bank Street », lefait qu'elle fût l'auteur de livres contestés telsque The Noisy Book : voilà pourquoi Mooreet ses collègues rejetèrent Bonsoir lune. Para-doxalement, avec le recul de plusieursannées, on s'aperçoit pourtant qu'il y a dansBonsoir lune autant de signes de la désaffec-tion de Brown pour la tendance « contempo-raine » orthodoxe que de sa fidélité aux idéesde Mitchell. Après tout, on trouve dans lagrande chambre verte non seulement l'horlogeet les chaussettes « contemporaines » mais

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aussi les ours et les fauteuils des contes defées, avec une image de vache sautant par-dessus la lune, et le mystérieux « personne ».Dans ce Uvre d'images d'apparence simple,Brown a su faire passer l'idée profonde queles choses nécessaires à la vie d'un jeuneenfant incluent la fantaisie aussi bien que lanourriture, les vêtements et une maison.Ainsi, Brown réalisait un équilibre parfaitentre les points de vue apparemment irrécon-ciUables de MitcheU et de Moore.Moore et ses collègues furent cependantinflexibles dans leur rejet du Uvre. La que-relle du « contemporain » mise à part, il esttout à fait vraisemblable que Bonsoir luneaurait fait reculer les bibliothécaires detoute façon. Ce fut en dépit des énergiquesobjections d'Anne CarroU Moore, qu'Har-per publia en 1945 le premier livre pourenfants de E.B. White, Stuart Little. La fan-taisie farfelue de White (un couple d'Améri-cains a pour enfant une souris nomméeStuart) rebuta les bibliothécaires. Aprèsavoir lu le manuscrit, Moore fit tout cequ'elle put pour persuader White de ne pasle pubUer. Harper le pubha pourtant, avecun succès considérable, bien que le Uvre deWhite fût manifestement « oubUé » pour lesprix annuels des bibUothèques. Puis, justeune année plus tard, l'éditeur de White chez

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Bonsoir maison de poupée et bonsoir la petite souris

Bonsoir lune, ill. C. Hurd, L'Ecole des loisirs

Harper, Ursula Nordstrom dut se demandersi l'histoire ne se répétait pas sous la formede la remuante « petite souris » dans la gran-de chambre verte de Brown et Hurd. Dans unaccès de panique sans aucun doute dicté parl'épisode Stuart Little, Nordstrom demanda àHurd de refaire une image de la chambredans laquelle la souris apparaissait au pieddu lit de l'enfant lapin. Hurd replaça la sou-ris - de façon moins provocante, espérait-ilavec Nordstrom ! - sur un tapis proche.Ursula Nordstrom, cette grande éditricevisionnaire de The Runaway Bunny (Je vaisme sauver .') de Brown et Hurd, de The Car-rot Seed de Ruth Krauss et Crockett John-son, et plus tard de Where the WiM ThingsAre (Max et les Maximonstres) de Sendak,semble avoir su dès le début que Bonsoir luneétait un livre d'une extraordinaire force émo-tionnelle. Mais pendant les mois de prépara-tion de la publication, Bonsoir lune fut unesource de souci pour ses collègues de chezHarper. Dans une note interne au chef desventes, un représentant, Bob Guerney, expri-ma son scepticisme sur les chances de succèsdu livre. Guerney rapportait qu'il avait eubeaucoup de peine à vendre Bonsoir lune àses clients libraires. Il pensait qu'il auraitplus de chance d'en vendre plus d'exem-plaires s'il ne montrait pas ses échantillons du

livre. Guerney déclarait aimer personnelle-ment Bonsoir lune mais craignait que d'autrespensent qu'il ne valait pas son prix. Il y avaitlà - on peut penser qu'il raisonnait à peu prèscomme cela - un livre d'images avec une illus-tration de base, répétée avec de légères varia-tions de page en page, avec un texte, prati-quement sans histoire, de seulement 128 mots.D pressa Harper de baisser de moitié le prix devente au détail prévu, 2 dollars.Cet automne-là, Harper proposa Bonsoirlune à 1,75 dollar, un prix de vente standardpour un livre d'images à l'époque. Les pre-mières ventes furent importantes, mais lademande baissa rapidement et continua àbaisser à tel point que, si Bonsoir lune avaitété publié à notre époque plus soumise à larecherche du profit immédiat, Harper eûtprobablement laissé le livre épuisé en 1951.Vers le milieu des années cinquante, cepen-dant, les ventes avaient à nouveau remonté,grimpant de 1300 exemplaires vendus en 1951jusqu'à 4000 en 1955, puis jusqu'à deux foisce chiffre en 1960. En 1966, les ventesannuelles avaient doublé à nouveau pouratteindre les 20 000 ; en 1977, la premièreannée où fut aussi disponible une édition depoche, le total des ventes dépassait les 100 000exemplaires, spectaculaire augmentation quis'est constamment maintenue depuis.

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Qu'est-ce qui peut expliquer ce renverse-ment inhabituel de la fortune ? Au prin-temps 1952, deux importantes autorités enmatière de développement de l'enfant,Frances Ilg et Louise Bâtes Ames lancèrentune rubrique de conseil aux parents intitulée« Comportement de l'enfant », publiéesimultanément dans plusieurs journauxnationaux. Ilg et Ames étaient deux membresfondateurs du « Gesell Institute », un centrede recherche indépendant, situé à NewHaven, dans le Connecticut, dont les contri-butions à la compréhension du développe-ment de l'enfant avaient été largement diffu-sées dans la presse populaire. La rubrique« Comportement de l'enfant » eut un succèsimmédiat, paraissant dès le départ danstrente journaux américains d'importance ets'étendant rapidement à trente-cinq autres,pour atteindre un lectorat total se comptantpar millions. Jusqu'à cinq fois par semaine,les auteurs commentaient des sujets en rela-tion avec leurs recherches, répondaient aucourrier des lecteurs et recommandaient deslivres pour enfants à leur large public. Bon-soir lune fut parmi les premiers livresqu'elles défendirent de cette façon.Dans leur rubrique du 30 mars 1953, intitu-lée « Les bons livres pour enfants peuventséduire les grands » par exemple, Ilg et Amesfirent remarquer avec justesse que lesparents seraient plus enclins à faire la lectureà leurs enfants s'ils disposaient de livresd'images qu'ils trouvaient eux-mêmes inté-ressants. Remarquant la rareté de telslivres, elles recommandèrent deux choixexceptionnels, dont « un livre... que nousavons déjà mentionné mais que nous ne cite-rons jamais assez, ... Bonsoir lune de Marga-ret Wise Brown. C'est vraiment un des livresles plus délicieux que nous connaissions d'unpoint de vue d'adulte. Et il captive tellementl'enfant de deux ans qu'il semble presqueinjuste d'hypnotiser si facilement un enfant,de l'amener au sommeil en lui lisant ce petit

classique. » Le 3 janvier 1955, en réponse àla lettre d'une mère dont l'enfant de deuxans et demi refusait de rester au lit, lesauteurs de la rubrique suggéraient : « il estsouvent possible d'installer un rituel del'heure du coucher, et de le partager avecl'enfant chaque soir. Peut-être pouvez-vousessayer d'avoir certaines choses associées àl'heure d'aller au lit, comme son biberon oupeut-être le livre Bonsoir lune de MargaretWise Brown. Parfois, un animal en peluchepeut aider l'enfant à rester au ht ». Commeon le voit, Ilg et Ames attribuaient à Bonsoirlune un mérite spécial, et firent tout cequ'elles purent pour que leur opinion soitlargement connue.

Dans les années cinquante, les éditeurs améri-cains vendaient 70 % et plus de leurs livrespour enfants aux bibliothèques. Les biblio-thèques importantes continuaient ainsi àexercer une énorme influence sur la destinéede la plupart des nouveaux livres de cedomaine. Mais de nouveaux marchés étaientaussi en train d'émerger. Pendant et immédia-tement après la Seconde Guerre mondiale, lesproduits de masse bon marché tels que les« Petits livres d'or » - qui se vendaient facile-ment dans les drugstores et les boutiques de« Tout à 10 francs » plutôt que dans les librai-ries traditionnelles - aidèrent à créer un largepublic enfantin. Les parents du « baby-boom » se souciaient de l'éducation de leursenfants et, à seulement 25 cents le volume, un« Petit livre d'or » leur semblait un investisse-ment assez sûr. Les bibliothécaires fuyaientces modestes « Livres d'or » peu coûteux,qu'ils percevaient comme une intrusionimportune de la production de masse dans leroyaume sacré de la littérature enfantine. Parprincipe, ils ne faisaient pas de critique de ceslivres et n'en achetaient pas pour leurs fonds.Mais pour une fois, leur opposition n'eutaucune importance : des millions de parentsaméricains achetèrent ces livres de toutefaçon, et les ramenèrent à la maison. Margaret

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Wise Brown fut de loin l'auteur le plus connuà écrire pour cette collection, de même queLucy Sprague Mitchell écrivit aussi pour les« Petits livres d'or ». Du point de vue desbibliothécaires, l'association de Brown aveccette entreprise au succès commercial ne fitqu'ajouter à sa mauvaise réputation.

Beaucoup de ces mêmes parents qui aidèrentà faire des « Livres d'or » un phénomèneéditorial important - des réimpressions fré-quentes de cinquante ou cent mille exem-plaires de titres de la collection devinrentbientôt la norme - lisaient aussi Ilg et Ames.Quand elles firent l'éloge de Bonsoir lune,leurs lecteurs connaissaient déjà Browncomme l'auteur de The Golden Egg Book etde Five Little Firemen.

A partir du milieu des années cinquante, lebouche à oreille contribua aussi à l'intérêtgrandissant pour Bonsoir lune, comme lemontrèrent les ventes. D'autres facteursjouèrent aussi. Vers le milieu des annéessoixante, l'ambitieux « grand programmesocial » de l'administration Johnson sub-ventionna massivement un large éventail deprojets à but éducatif. Le projet « HeadStart », par exemple, organisa des centrespré-scolaires dans tout le pays pour desfamilles à revenu modeste. Des sommessubstantielles furent affectées, autant parces centres que par les écoles publiques, àl'achat de livres pour enfants. Le statut declassique de Bonsoir lune se trouva renfor-cé quand il fut sélectionné comme un desmeilleurs livres pour enfants d'âge pré-sco-laire pour ces achats.

Il n'est donc pas surprenant que les éditeurssoient alors devenus plus attentifs aux« jeunes » livres d'images, un sous-genre queles bibliothécaires publics considéraientcomme marginal. Aucun livre d'images pourenfants n'avait jamais été récompensé par lamédaille « Caldecott ». Dorénavant, aumoins deux éditeurs importants, Susan Hir-

Pholo promotionnelle de « Golden MacDonald », in

Yesterday s authors ofbooksfor children, Gale

schman chez Macmillan, et Phyllis Fogelmanchez Dial Press firent de ce genre leur spé-cialité. Hirschman comme Fogelman avaientété formées chez Harper par Ursula Nord-strom, et pour toutes les deux, Bonsoir lunereprésentait un modèle. Elles admiraientl'art et la simplicité du livre, un livre quiprend en compte l'amour des enfants pour larépétition et le langage rythmique, leurbesoin du réconfort rassurant d'un rituel,leur ardeur à désigner et à nommer leschoses familières de leur monde.Chez Harper, Nordstrom elle-même regar-dait avec une fierté justifiée la façon dontl'extraordinaire travail de Brown touchaitun public toujours plus large. Brown étaitmorte en 1952, à l'âge de 42 ans, à la suited'une opération chirurgicale banale. MaisClément Hurd vivait toujours et en 1972,Harper publia une nouvelle édition de Jevais me sauver ! (première collaboration

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The Important Book, de Margaret Wise Brown,Illustré par Léonard Weisgard. Harper, 1949.

importante de Brown et Hurd) pour sontrentième anniversaire, réillustrée. Le regaind'intérêt que cet événement éditorial suscita(une scène de Je vais me sauver ! apparaît,sous forme de tableau, sur l'un des murs dela grande chambre verte) redonna uneimpulsion à l'ascension triomphale de Bon-soir lune.A cette époque, les critiques refirent l'élogede l'ouvrage de Brown. L'exemple le plusnotable fut celui de Barbara Bader, ancienneéditrice chez Kirkus, dans son splen-dide ouvrage American Picture books fromNoah's Ark to the Beast Within. Elle y écrivitun plaidoyer connvaincant, soulignant la pré-éminence de Brown en tant que poète et pion-nière du livre d'images.Les années soixante-dix virent aussi la publi-cation des premières éditions en languesétrangères de Bonsoir lune : l'édition anglaisede Word's Work en 1977 et, deux ans plustard, l'édition en langue japonaise de Hyo-ronsha. En 1981, L'Ecole des loisirs publiaBonsoir lune en France. Plus tard, le livrefut traduit en hébreu, suédois, espagnol etcoréen.

Pendant les années soixante-dix et quatre-vingts, les 75 et quelques millions d'enfantsde la génération du baby-boom eurent desenfants à leur tour. Les enfants du baby-boom furent nombreux à aller à l'universitéet la valeur qu'ils accordaient à l'éducationdevint vite évidente au vu de l'augmentationspectaculaire des ventes au détail de livrespour enfants. Il y avait une demande parti-culièrement forte de Uvres pour les bébés ettout-petits. Ce fut à cette époque que Rose-mary Wells et Helen Oxenbury publièrentleurs premiers livres cartonnés. Les enfantsdu baby-boom favorisèrent aussi les livres deleur enfance dont ils se souvenaient. Pourbeaucoup d'entre eux, Bonsoir lune figuraiten première place sur leur liste d'achat.L'évolution des systèmes de vente du livre enAmérique servit aussi à installer Bonsoirlune comme classique. Les centaines delibrairies enfantines indépendantes quis'ouvrirent dans les années soixante-dix etquatre-vingts firent beaucoup pour faire deBonsoir lune le livre-cadeau classique pourles nouveau-nés. Les grandes chaînes demagasins de livres qui firent aussi leur

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PICTURES BY CHRIS RASCHKA

Anotlier Important Boo/c, de Margaret Wise Brown,

ill. C. Raschka, Joanna Cotler books, 1999

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entrée sur le marché à cette époque - et qui enfin de compte poussèrent les petites librairiesà la faillite - avaient tendance à promouvoirdes titres bien connus : on pouvait être sûrque les clients les reconnaîtraient. La straté-gie de vente des chaînes de magasins s'entre-tenait elle-même et, vers la fin des annéesquatre-vingts, les mots « Margaret WiseBrown » étaient en passe de devenir un nomde marque - comme Gucci or Dr. Seuss !Entre-temps, en réponse à la demande crois-sante de livres pour le plus jeune âge, les édi-teurs réimprimèrent des titres épuisés deBrown et achetèrent quantité d'ouvragesjamais publiés. Quand on eut besoin d'uneaccroche publicitaire pour ces nouveaux« produits » Brown, les éditeurs ne trouvè-rent pas mieux que d'annoncer :« Par l'auteur de Bonsoir lune ». En 1991,Harper publia la première édition cartonnéede Bonsoir lune. Dix ans plus tôt, c'est la pro-gression régulière de la popularité de Bonsoirlune dans son format original qui avait aidé àcréer un marché pour les livres cartonnés.Au début des années quatre-vingt-dix, lemoment semblait bien choisi pour faireune biographie complète de Brown.

La tendance de l'édition américaine pourenfants à être de plus en plus dépendante dumarché pendant les années quatre-vingts etquatre-vingt-dix rendait moins que certaine laprospérité durable d'un classique reconnucomme Bonsoir lune. En même temps, la pro-lifération de nouveaux « emballages » pourvendre les livres - combinaison de livres et depeluches, ou de livres et de chaussons, etc. -entourait Bonsoir lune d'une frénésie com-merciale qui pouvait, éventuellement, déran-ger la paix et la tranquillité de la grandechambre verte elle-même. Et pourtant Brown,avec son sens aigu du commerce et de l'esthé-tique, aurait très bien pu se réjouir de cettefrénésie. Pour elle, les albums devaient êtreutilisés et appréciés plutôt que révérés, de lamême façon que le jouet favori d'un enfant.Elle savait que les enfants joueraient à cher-cher la souris de page en page. Avec l'ajout decette souris espiègle, Brown elle-même s'amu-sait, car elle savait que les bibliothécaires élè-veraient des objections, et que la grande

chambre verte serait donc toujours unpeu bruyante. I

Traduction de Catherine Bessi

Bibliographie des titres cités

• Barbara Bader : American Picture booksfrom Noah's Ark to the Beast Within. Macmillan, 1976.• Ruth Krauss : The Carrot Seed. 111. Crockett Johnson. Harper, 1945.• Léonard S. Marcus : Margaret Wise Brown : Awakened by the Moon. Beacon, 1992 ; Quill, 1999.• Lucy Sprague Mitchell : A Hère and Now Story Book. El. par Hendrik Willem Van Loon. Dutton, 1921.• Maurice Sendak : Where the Wild Things Are. Harper, 1963.• E.B. White : Stuart Little. El. Garth Williams. Harper, 1945.

Livres de Margaret Wise Brown cités

• The Noisy Book. 111. Léonard Weisgard. Scott, 1939. Non traduit en français.• The Runaway Bunny. El. Clément Hurd. Harper, 1942 ; 1972.• (sous le nom de Golden MacDonald) : The Little Island. El. Léonard Weisgard. Doubleday, 1946. Nontraduit en français.• The Golden Egg Book. 111. Léonard Weisgard. Simon & Schuster, 1947.Non traduit en français.• Goodnight Moon. 111. Clément Hurd. Harper, 1947.• (avec Edith Thacher Hurd) : Five Little Firemen. El. Tibor Gergely. Simon & Schuster, 1948. Nontraduit en français.• The Important Book. El. Léonard Weisgard. Harper, 1949. Non traduit en français.

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