le tournant de 1839-1840. 1839 - l'alternative. · 2019. 1. 8. · rené merle, l’écriture...

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René Merle, L’écriture du provençal de 1775 à 1840, inventaire du texte occitan, publié ou manuscrit, dans la zone culturelle provençale et ses franges, Béziers, C.I.D.O. 1990, 1030 p. Texte intégral et corrigé de la thèse soutenue en 1987. 5 Le tournant de 1839-1840. 1839 - l'alternative. En 1839, le retour en force de l'expression dialectale, tant autour des initiatives marseillaises que des tentatives dispersées, devient une évidence sociale. Mais, remarquons le avec Desanat[1], cette abondance sans cesse croissante de publications n'est pas un signe de santé de la langue, l'usage oral recule : D'aillur sé lou francés envahi presque tout, Lou piquan prouvençau veuy sé légis partout. La reconnaissance de la possibilité d'un écrit provençal, succédant à une tolérance amusée, ne peut mieux se lire que dans la métaphore qu'en donne, presque malgré lui, le poète Adolphe Dumas. Le jeune poète, venu en pays rhodanien, berceau familial, soigner une santé chancelante, y redécouvre la Provence, et, par force, l'oralité d'un peuple qu'il ne magnifie guère dans l'intervention pratique[2]. Mais le Sémaphore ouvre cette année 1839 par la publication d'un long poème de Dumas[3], adressé à Méry. Dumas met en place la dichotomie provençaliste qu'il va bientôt développer : Méry, homme du Midi, réconforte celui que le Nord ne peut que désespérer, “ce froid Nord, / Le pays de l'hiver, du doute et de la mort !”. Paris est rejeté à la fois pour sa superficialité sceptique, voire cynique, comme pour la chape de plomb de son ciel. Au jeune créateur, frappé du mal du siècle, prêt à se jeter du haut du pont des Arts, Dumas demande de se retrouver en Provence : ...Enfant, tiens, vis d'air et de lumière ; Notre Provence abonde, et sans que nous semions Fleurit pour nos troupeaux jusqu'aux sommets des monts ; Les hommes y sont bons, les femmes y sont belles Avec de beaux enfants répandus autour d'elles ;

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Page 1: Le tournant de 1839-1840. 1839 - l'alternative. · 2019. 1. 8. · René Merle, L’écriture du provençal de 1775 à 1840, inventaire du texte occitan, publié ou manuscrit, dans

René Merle, L’écriture du provençal de 1775 à 1840, inventaire du texte occitan, publié ou manuscrit, dans la zone culturelle provençale et ses franges, Béziers, C.I.D.O. 1990, 1030 p. Texte intégral et corrigé de la thèse soutenue en 1987.

5

Le tournant de 1839-1840.

1839 - l'alternative.

En 1839, le retour en force de l'expression dialectale, tant autour des initiatives marseillaises que des tentatives dispersées, devient une évidence sociale. Mais, remarquons le avec Desanat[1], cette abondance sans cesse croissante de publications n'est pas un signe de santé de la langue, l'usage oral recule :

D'aillur sé lou francés envahi presque tout,

Lou piquan prouvençau veuy sé légis partout.

La reconnaissance de la possibilité d'un écrit provençal, succédant à une tolérance amusée, ne peut mieux se lire que dans la métaphore qu'en donne, presque malgré lui, le poète Adolphe Dumas. Le jeune poète, venu en pays rhodanien, berceau familial, soigner une santé chancelante, y redécouvre la Provence, et, par force, l'oralité d'un peuple qu'il ne magnifie guère dans l'intervention pratique[2]. Mais le Sémaphore ouvre cette année 1839 par la publication d'un long poème de Dumas[3], adressé à Méry. Dumas met en place la dichotomie provençaliste qu'il va bientôt développer : Méry, homme du Midi, réconforte celui que le Nord ne peut que désespérer, “ce froid Nord, / Le pays de l'hiver, du doute et de la mort !”. Paris est rejeté à la fois pour sa superficialité sceptique, voire cynique, comme pour la chape de plomb de son ciel. Au jeune créateur, frappé du mal du siècle, prêt à se jeter du haut du pont des Arts, Dumas demande de se retrouver en Provence :

...Enfant, tiens, vis d'air et de lumière ;

Notre Provence abonde, et sans que nous semions

Fleurit pour nos troupeaux jusqu'aux sommets des monts ;

Les hommes y sont bons, les femmes y sont belles

Avec de beaux enfants répandus autour d'elles ;

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Et Dieu nous a pétri des visages humains

Harmonieux et purs comme ds chants romains,

Et nos filles du peuple ont leurs trois beautés franches,

Le front haut, les yeux noirs, et toutes les dents blanches.

Regarde sous tes pieds, regarde à ton côté

La nature plus belle encor que la beauté,

Le sol tout virescent de force végétale

Avec tous les parfums de la terre natale !

Si ce n'est pas assez, enfant, voici la mer,

L'infini qui respire avec toi le même air...

Ce qui fait qu'en Provence et devant ce tableau

Tous les hommes sont bons avec un cri du beau ...

Et Marseille, au Midi, garde à l'abri du Nord,

Le berceau du vivant et la tombe du mort.

Moi, l'enfant de Vaucluse et que Paris fait homme,

J'ai ma Mantoue aussi, j'ai ma petite Rome,

Et ma treille au soleil, mon seuil où j'ai mûri ;

Erit, ille Deus - car c'est un Dieu, Méry.

Il est assez paradoxal que Méry, et Marseille, soient garants de cette provençalité antique et naturelle, aux forces vitales immémoriales. L'intelligentsia marseillaise n'était pourtant guère porteuse de cette dichotomie, romantique, de la francitude et d'un Ailleurs culturel et géographique.

Le problème de la langue, on le constate, ne traverse pas cette thématique du Dieu soleil posé face aux corruptions civilisées, mais à proprement parler nébuleuses, du Nord. Pour autant, Dumas n'y est pas insensible. A la fin de l'année, il fait ses adieux à la Provence dans sa langue retrouvée. Le morceau est une véritable pièce d'anthologie, qui pose avec une netteté assez stupéfiante la dichotomie de l'aliénation créatrice : l'Esprit est pour Paris, où Dumas retourne vivre, et tenter sa chance littéraire, en français naturellement, mais le coeur, mais les entrailles, comme il l'écrit, sont pour Avignon.. Dès 1840, Dumas développe dans Provence, important ouvrage poétique, la thématique esquissée dans la lettre adressée à Méry, et fonde ainsi la littérature “provençale” de Paris, dont l'exotisme intérieur aura la fortune que l'on sait. La pièce est publiée dans le Messager de Vaucluse[4] :

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“On me pardonnera, je pense, ces strophes provençales : chaque mot est un souvenir d'enfance. Je n'ai pu résister au bonheur de parler la langue des Trouvères de Provence. Tout ceci vit encore sur la lèvre des femmes, avec tout le génie de ce peuple, l'amour et la poésie”.

En quittant Avignon.

A M.Requien.

S'èré na d'Italie, e din lou ten qué canté

Sé m'avien bandi nus coum'Allighieri Danté,

Et sé Pétrarqué èrou moun noum,

Vous aouïou dit : adièou, Touscane, adièou, Flourençou,

Doné toutei mei vers à toutou la Prouvençou,

Et voou canta per Avignoun.

S'èré lou Pape, à Roume, et s'èré, vous respondé,

S'éré ségur qu'a Roume ey vieïou per lou moundé,

Et qué yé faou changea soun noum,

Coumé su lou roucas éternel dé San Pierré,

Bastiéou din trés jours la gleisou doou San Pèré

Su la mountagnou d'Avignoun.

S'èré lou Rhôse grand, qué lou Rhin ey soun frèrou,

Qué vay jusqu'a la mar, qué la mar n'ey tant fièrou,

Après Génève, après Lyoun,

En m'en anen néga, passaïéou à toutou hourou,

Passaïeou tou lou jour, coume un homme qué plouro,

Davan la porto d'Avignoun.

S'èré Voucluse enfin, qué Pétrarquou l'appellou

Lou Tésin et l'Arno, tant yé semblavou bellou,

Et s'avieou ma source ilamoun,

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Et moun yé din dé pra qué flourisse et qu'arrosé,

Quand me voou marida, tant pure, amé lou Rhôsé,

Voudrieou passa dins Avignoun.

S'èré fïïe, à sége ans, sé mé disien : siés grandou,

Vos d'or, d'argent, dé cheïne et dé penden, demandou !

Oh ! noun, garda tou, diéou noun.

Volé dé grands béous yeus, de den dé la qué risoun,

Qué parloun su la langue e mordoun cé qué disoun,

Coumé lei fïïou d'Avignoun.

Siéou pas na d'Avignoun, maï moun estello hurousou

Ma fa naïsse à Bonpas, din la santou chartrousou,

Et vou lou juré su moun noum,

Podé mouri deman. Foou très parts dé ma musou,

L'esprit ey per Paris, lou coeur ey per Vouclusou,

Leis entraïou per Avignoun.

Dans le petit monde de l'écriture provençale, l'intervention exogène du jeune Provençal de Paris est d'autant plus intéressante qu'elle conforte, dans le registre du lyrisme personnel tout à fait nouveau, et combien compensateur d'une acceptation absolue de la francisation, la tendance qui s'affirme d'une poésie provençale égale en ambitions à la poésie française.

Le Messager de Vaucluse, journal légitimiste d'Avignon avait, on s'en souvient, commencé à publier du provençal en 1837, avec des charadou, un conte amusant et déjà ancien de Gallistines, et une pièce ironique sur les différents régimes que Jacoumart avait dû fêter. Après un long silence, voici en 1839 la pièce de Dumas. Elle est encadrée par Lou Canaou deis Alpinos, de Desanat, bel exemple d'intervention en registre noble et par une pièce d'intervention familière et politique où deux ouvriers en soie souhaitent la reprise des affaires[5].

Le dépouillement d'une publication située à l'autre extrèmité de l'éventail politique corrobore ces données : en janvier 1839, de jeunes avocats radicaux d'Aix[6] fondent l'Ere nouvelle. Le journal s'ouvre aussitôt à l'expression dialectale avec une intervention versifiée de Désanat[7]. Le thème est d'intervention politique immédiate. Mais la tentative ne sera pas poursuivie. Par contre, le provençal prend place dans des registres “littéraires”, du pittoresque romantique[8] à l'ode à la civilisation[9]. Il est frappant de voir, dans le même temps, la presse politique légitimiste et radicale publier le même texte “noble” de Désanat, hommage au canal

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des Alpines. Par contre, le jeune poète démocrate aixois, Gaut, donne toute sa place dans le journal à la poésie “politique” en français[10]. La vie éphémère du journal ne nous permet pas de suivre l'expérience plus d'un an[11], mais il semble évident que le partage des langues, sans pour autant être théorisé, est mis en place.

Au delà de l'utilisation de la connivence politique (au sens large), l'accès à la “littérature” est pour l'écriture provençale le signe d'un état d'esprit nouveau de l'opinion. Pour survivre, et s'affirmer, l'expression provençale doit conquérir d'autres registres.

A cet égard, le passage à la publication dialectale occasionnelle du Sémaphore de Marseille, jusqu'alors fermé à l'expression provençale, prend une importance particulière. Mais, curieusement, le journal, qui de plus en plus s'affirme comme le journal des classes moyennes et dirigeantes de Marseille, se pose toujours et clairement en défenseur de la francisation. Curieusement en apparence seulement, car le propre de ces compensations à caractère diglossique est de ne pas assumer les contradictions et de ne pas les théoriser. On y lit cette remarque qui prend toute sa saveur si l'on applique à une ville dont une partie importante de la population persiste à ne parler peu ou prou que provençal :

“Les examens des Ecoles du Caire”[12]. Le journal félicite Méhémet-Ali de développer l'enseignement français en Egypte[13]. “Car l'acquisition d'une langue parlée par un peuple aussi avancé que le peuple français est le meilleur moyen de détruire les derniers vestiges de la barbarie”. Et le journal de conclure, superbement : “La langue n'est-elle pas le peuple lui-même, et ce que Buffon a écrit du style, ne peut-on pas aussi l'appliquer à la langue, et dire que la langue, c'est la nation ?”. Certes, mais qu'en est-il alors du peuple égyptien ? Et quel statut donner à la langue du peuple provençal ?

Autre exemple de ces hésitations, de ces contradictions : on ne peut dire que le Sémaphore accueille avec un enthousiasme particulier l'agression anti-provençaliste de De Gabrielli[14]. Le combat pour une correction du langage est juste, certes, mais l'hostilité de l'Aixois à l'égard du provençal, et même à l'égard des provençalismes, apparaît quelque peu excessive.

A vrai dire, le Sémaphore hésite : un lapsus (du journaliste ou du typographe ?) sur le mot hospitalité a peut-être plus de sens qu'il n'y paraît dans la présentation d'un long poème de Bellot[15] :

“Si la poésie provençale doit trouver quelque part une hostilité empressée, c'est dans une feuille marseillaise, surout quand elle est signée par un nom aussi connu, que celui de M.Bellot. Ceux qui liront l'épître satyrique suivante, sauront faire la part de la verve du poète qui est le premier à demander qu'on ne prenne pas trop au sérieux de spirituelles boutades ; la poésie quand elle s'exprime avec tant d'aimable vivacité a des licences que personne ne condamne”.

La pièce est intéressante parce qu'elle est une sorte de réponse de Bellot, dans la mesure de ses moyens évidemment, et dans la continuité d'une inspiration, à ce que le poète sent se dessiner dans le petit monde de la création provençale. Ni registre noble, à coup sûr, ni trivialité populiste, mais une connivence marseillaise dans l'intervention directe, non politique, un regard à la fois du dedans et du dehors, qui permet au Sémaphore d'accepter Bellot, en chroniqueur, en journaliste... La porte ouverte au provençal est celle que l'on ouvre à un compatriote, pas à une langue. Bellot, qui avait depuis trois ans déjà fait ses adieux aux Muses, commence par se moquer gentiment de son irrésistible pulsion d'écriture, aujourd'hui spécialisée en écriture dialectale :

Yeou, que quand rimi pas tout un jour sieou malaou,

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Que, junarieou tres mes per faire un madrigaou...

Puis il passe en revue la chronique locale, ce qui va et ce qui ne va pas. Le bouleversement occasionné par les grands chantiers de la ville le dérange par les tracas qu'il occasionne, mais à la différence de Gelu, il ne met pas en cause nécessité et finalité de ces travaux. On trouve aussi chez lui les regrets de ce qui s'en va, comme chez Gelu, les arbres du Cours que l'on coupe par exemple, et la plaisanterie scatologique sur le ramassage de la “barriquo” marseillaise, bref, les banalités sincères qui font une opinion publique à la petite semaine. Sans les efforts de nos devanciers, sans le progrès

Veirian pas aoujourd'hui, coumo l'aigo eis rivieros,

Coure de tout cousta lou gaz per lei carrieros ;

S'aguessoun pas ren fach per la pousterita

Encaro ramparian dedin l'ouscurita,

N'aourian pas un octroi que mailhouesto Marseilho,

De faoutueilh, per dormir en pleno academio,

De clissoir, de toupets, de cornets à pistoun,

D'afficho de vingt pans su touteis leis cantouns ;

Veirian pas, cade jour dessus la Canebiero,

Deis Consou marsilhes passar la tabatiero,

Ou ben se v'aimes mies, la barriquo à vapours

Que parfumo la villo, eme seis alentours ;

N'aourian pas de Long-Champ, de port de carenagi,

D'eissame d'erudits que fan gaire d'ouvragi.

Un bel arc de trioumphe aou mitan d'un camin,

Que coumo lou bouen Dieou n'aoura jamais de fin ;

Veirian pas coumo v'huei la tant bello vouliero

Que deou mettre à l'abri la gento poulailhiero,

Aqueou riche trabailh, superbe mounument,

Que finira lou jour doou darnier jugeament !

N'aourian pas de gournaous que si fan uno festo

De derabar doou Cours d'aoubre qu'an vis la pesto ...

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Bellot en vient alors alors à la Municipalité qui ne donne pas assez au Gymnase, le théâtre populaire.“Pourtant lou paoure ouvrier paguo la subvencien” du Grand Théâtre “ounte anara jamai!”. Après avoir dit tout le bien qu'il pense de la direction, de la programmation du Gymnase, il se lance dans un tableau de la salle du théâtre en proie au désordre, aux vociférations, aux grossièretés des nervis, et regrette l'injustice du public à l'égard de bien des acteurs. Mais tout ceci sans recherche de la description pittoresque. Il dénonce et réclame des solutions, une répression. La conclusion, bien conforme au classicisme affirmé de Bellot, reprend, jusqu'au plagiat direct, des propos de Diouloufet contre la jeunesse romantique :

O ! Marsilho, O ! Marsilho, ountes ta renoumado ?

You ti marcho davant ; mai sies ben arrierado.

Aoutreifes din toun sen, lou Romain,l'Athénien,

Venien tetar lou lach de toun educatien ;

Aoujourd'hui, cadenoun ! sie dich senso malici,

Teis enfans en neissen se vieoutoun din lou vici ;

A peno soun mentoun an de peou fouletin,

Que criticoun lou grec, lou frances, lou latin ;

Aqueleis mousquilhouns de la litteraturo

En plen cafe diran dessus vouestro figuro,

Que Racino et Corneille an mes pavilhoun bas

A l'abord d'Antoni, d'Angelo, de Puyblas /.../

Eleis tranchoun surtout, et puis si dien tout bas :

Aquestou soir, que fen, siblan ou siblan pas ?

Subran à l'unissoun cresen faire merveilho,

Sibloun lou brave actour qu'an applooudis la veilho ;

Alors l'aimablo artisto admira din Paris,

Recebe un camouflet deis fadas doou pays,

Lou pegin dins lou couar s'entourano aou grand Villagi[16],

Ounte dis qu'à Marseilho habito de saouvagi.

L'appel, provençal, aux abonnés pour qu'ils mettent fin à ces pratiques, sera suivi dans la presse marseillaise d'articles, français naturellement, sur la situation théâtrale de la cité. A

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sa façon, avec ses moyens, Bellot témoigne de la possibilité d'une intervention en normalité dans la vie locale.

Quelques mois plus tard, le Sémaphore publie une lettre de Desanat à Bellot[17]. Le journal présente sympathiquement le courtier, tout à fait absent de ses colonnes depuis 1831 : “M.Desanat fils est l'auteur de deux charmants volumes in 12 de poésie provençale, intitulés le Troubadour Natiounaou. On peut se procurer cet ouvrages à notre bureau ou chez les principaux libraires”. (Il est donc loin d'être épuisé).

Ce texte-manifeste pose, pour la première fois publiquement, le projet et la nécessité d'un lieu d'expression commun aux écrivains de langue d'oc. Desanat commence par situer l'importance de la popularité de Bellot, dont, nous avons déjà évoqué ce fait, il dit avoir été relancé vers la poésie provençale par la publication des Œuvres complètes en 1836-1837.

Aymablé passo temps de la noumbrouso classo,

Dins seis jours dé repaou ta muso la deslasso,

Artisan, Portafay, Coumerçan, Matelot,

Touti saboun per cor leis obro dé Bellot.

Poéto, émé résoun tout lou moundé té vanto,

Sies esta resserqua deis souciéta savanto...

Poète populaire donc, mais poète du délassement. Poète reconnu, y compris du monde des lettrés. Poète de Marseille donc, totalement, et par là de la Provence.

Sies lou vray Capouyé deis lyro prouvençalo ;

Toun noum es respecta parmi leis Marsiés,

Soun mignot nourrissoun ya qué tu qué lou sies.

Tout en s'excusant de la modestie de son œuvre, dont il montre pourtant et l'existence, et la prégnance, car lui aussi ne peut s'empêcher d'écrire, Desanat propose à Bellot de créer un journal, conforme à la réalité de la poésie provençale à Marseille.

Puisqué émé l'industrio ici chascun s'exerço,

Que dins chaques pays su tout fan lou coumerço,

Aou risque dé brounqua contré caouqui ressaou

Té proupousé dé fayré un courrié prouvençaou,

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Plen de fablo, cansoun, satiré, conté, épîtré ;

Pareyssen une fes din veu jours ; souto un titré

D'un plat ben counégu din la loucalita ...

Le contenu de ce Bouil-Abaisso est conforme à ce que le public a aimé dans la poésie de Bellot : il sera un journal de divertissement, non politique, mais Desanat le libéral tient à montrer qu'il ne s'agit pas d'une entreprise rétrograde. Il n'hésitera pas cependant à aborder la critique locale et la satire de mœurs :

Messieus leis marsies, après ma semenado,

Ravoun qué la bastido ou ben la proumenado ;

La campagno, la mar ; voloun rire, canta,

Eh ben yé fourniren dé qué se countenta.

Le journal sera vendu à la criée, et cherchera des abonnés. Sur quels collaborateurs peut-il compter ? Desanat est fort optimiste : certes, il inscrit très nettement cette flambée d'écriture et de publication provençales dans la francisation rapide du langage (sans pour autant établir un lien de cause à effet) :

D'aillur cé lou francés envahi presque tout,

Lou piquan prouvençaou veuy sé légis partout ...

On notera à ce propos l'absence d'analyse de Desanant, comme l'absence de déploration. Mais ce constat, décisif, d'une montée de la publication, dans et forcément d'une certaine façon, contre la francisation du langage, met le libéral farouche des premières années 1830 dans un situation curieuse : d'une part, il continue à proclamer ses opinions :

Res nous supousara d'idéo retrogrado ;

En tout cas prouvayan qu'aven conquis dé grado

En canten la réformo et tout ce qu'és prougrès,

Din touti leis pays trouvaren dé couléguo ;

Coumprendran nosto voix à cent cinquanto léguo.

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Dé poéte patois n'existo dé mouloun ...

Mais alors, d'autre part, comment articuler cette affirmation politique et ce désir de rassembler, sans la moindre exclusive, et sur la seule base de la langue, ces “poéte patois” ? Desanat ne s'en explique pas, et pour cause : ce sera là une des ambiguïtés fondamentales de son Bouil-Abaisso et une des raisons aussi des difficultés qu'il rencontrera. Qu'on en juge par sa liste, où les légitimistes affirmés côtoient les prudents comme les libéraux :

Couneysses Pellabon et Gourrié dé Touloun ;

Lou savan Dieouloufet, l'ex-biblioutécairé ;

Cassan, l'avignounen ; Bounétoun, dé Beoucairé,

Azais, de Bésies, Trouchet, lou parisien ;

Reybaud dé Carpentras, et Grousset l'Arlésien ;

Lou célébré Jasmin, ooutour deis papiotos ;

Soun counfrero Daveau, chantré deis patriotos ;

May cé cerquen en poou din lou centré locaou

Tan ben pouden cita d'escrivan amicaou :

Taou qué lou bon Chailan, typo dé vrai poéto,

Dé lou veyre en santa tout mon cor lou souhéto[18] ;

Et moun intime ami, lou médecin Leydet,

Que su touti leis arts fay rafflo dé bidet.

Et tant d'aoutré amatours counfoundus din la foulo

Surgiran dé partout coumo dé bérigoulo.

De cé qu'entréprénen nen saran satisfa,

Chascun nous mandara d'articlé touti fa ;

En favour d'un patois qué tout lou moundé laisso

Fourniran caouqué pey à nosto Bouil-Abaïsso.

En faveur d'un patois que tout le monde laisse ...On ne saurait mieux situer l'aspect don-quichotesque, mais résolu, de l'entreprise: Desanat la veut donc ouverte aux différents foyers, géographiques et politiques, sans se limiter au cadre provençal. La double influence

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d'Azaïs et de son concours auquel Desanat avait participé l'année précédente (il s'en fait gloire auprès de Bellot), et de Reybaud qui avait publié deux ans auparavant son prospectus de la Revue néo-latine, certainement déclencheur, explique sans doute la décision de Desanat, homme d'intitiative et d'entreprise.

Desanat, et le fait interroge, occulte ses aspirations à une autre poésie provençale, apte à aborder les grands sujets de l'actualité dans le registre français. Pour décider Bellot, et sans doute aussi dans le double opportunisme d'un public à ménager, et d'un public à quelque peu violenter ensuite, à l'occasion, il s'en tient à l'aspect du pur divertissement.

La réponse de Bellot, qui se fait quelque peu attendre, est sans doute fort décevante pour Desanat. Bellot répond depuis Belgentier, dans le Var, où il se repose. Il en profite pour entamer une de ses descriptions bucoliques, dont on sent que, tout en les prenant sincèrement au premier degré, il les compense toujours de la rupture brutale de registre et le retour à la réalité prosaïque, au comique :

O pouetique endrech, de toun valoun saouvagi

S'espandis leis parfums qu'embaimoun toun rivagi, etc.

Notons au passage l'allusion au troubaire local :

Maunier, ben mies que yeou, t'aourie pousqu canta ;

Aqueou moudeste aoutour, l'ourguilh de soun villagi,

Senso bretounegear parlarie moun lengagi ;

De Gros a lou secret per faire de beou vers ...

Après de longues descriptions du bonheur de la vie des champs, dans le registre inchangé de sa première pièce de 1820, Bellot en vient enfin au fait : c'est non. Trois arguments se chevauchent. Le premier, dit sur un rythme auquel Gelu ne sera pas indifférent, est l'affirmation de l'individualisme cher à Bellot, toujours méfiant devant le regroupement des rimeurs. Le monde poétique est vécu par lui comme étant celui de la compétition, et non du rasemblement :

La Franço es un pays qu'aboundo

D'aqueleis poueto inedits,

Que quan doou sut levoun la boundo

Vous negoun de seis manuscrits.

L'un en mericle

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Liege un article

Qu'es calada de faoutos de frances,

L'aouro declamo

De vers senso amo

Et vous predis qu'aouran fouesso succes

L'esprit courre dedin Marsilho

Coume l'aiguo din lei valats,

A cade pas vous embrounquas

A l'homme de genio ...

Mais évidemment, ceci ne vaut pas cela pour Desanat ; “lou Tarascounen pitro”, comme dit Bellot dans son introduction, est cruellement encensé, justement pour ce registre noble dont Desanat s'était bien gardé de parler :

Hounour, hounour à tu qu'as sachut deis Alpinos

Courounar lou canaou de rosos senso espino ;

Din toun odo lou vers rempli de majesta

Coulouno sabo puro à l'immourtalita !

Noun, noun, n'aven pas pres toueis dous la meme routo !

Tu marches sur de flours et yeou dessus de mouto ;

Bouto, ce que ti dieou n'es pas per flatarie,

Sieou Sant-Jean bouquo d'or, sies noustre capourie ...

Troisième argument : ça ne marchera pas.

Mi proposes de faire un journal bouilhabaisso ;

Dins aquestou moumen l'article es fouesse en baisso ;

Eicito, moun ami, lou vers se vende maou,

Lou marsilhes n'a plus un esprit natiounaou :

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Doou patois fan plus cas... voudries mies, camarado,

Vendre de Barlingots vo de goffro sucrado

Que d'estre redactour ; es un marri mestier ...

Il faudrait trouver trois cents abonnés pourque le journal vive, et cela lui semble impossible. C'est donc non.

A Desanat qui lui avait rappelé son ancien état de forgeron (“Ya dougé ans enviroun rimavé su l'enclumé”), Bellot répond, avec cette même méchanceté bonhomme qui l'avait fait encenser l'Ode de Desanat :

Quand vieou que nuech et jour basseli sur l'enclume

Et pouedi pas feni moun troisième voulume ...

Alors que l'ex-forgeron forge sans arrêt des productions nouvelles, le moment apparaît à Bellot devoir être consacré essentiellement à la publication de ses propres Œuvres complètes.

Bellot, assuré de l'accueil favorable de la presse marseillaise dont l'engagement du Messager, depuis 1836, et l'ouverture du Sémaphore en cette année 1839, sont le gage, ne doute pas de faire son chemin tout seul. Qu'aurait-il à gagner dans l'entreprise de Desanat sinon, il le sait d'expérience, les difficultés matérielles[19], et une confrontation avec un registre auquel, malgré ses efforts renouvellés (ainsi à propos de Belgentier), il ne peut se hisser.

Il reste que Desanat avait lancé l'idée qui devait se concrétiser en 1841 et initier une étape nouvelle des lettres provençales.

1840, la presse marseillaise et les auteurs provençaux.

Il n'est peut-être pas sans intérêt de considérer les enjeux du point de vue de la presse marseillaise, et donc d'une certaine façon du point de vue de l'opinion publique qu'elle commence à façonner. L'inventaire chronologique permet de poser, dans le jeu des actions-réactions, le cheminement des analyses. Un certain nombre de fausses évidence, souvent admises par la suite en fait d'expérience, se mettent en place dans l'échange que les grands journaux de Marseille, la légitimiste Gazette du Midi, le libéral Messager de Marseille, assagi et acheté par Thiers, le Sémaphore, qui entraîne l'opinion commerçante du côté du Mouvement, Sud, journal gouvernemental, très lié à certains milieux d'affaires.

En début d'année[20], la Gazette du Midi consacre un feuilleton de littérature provençale à Bellot : “Nous trouvons dans le Journal Général de France un feuilleton d'un de nos anciens collaborateurs, M.Albert Maurin, qu'on lira avec d'autant plus d'intérêt qu'il est consacré à l'appréciation d'un poète dont les oeuvres sont toutes populaires à Marseille. M.Albert Maurin a voulu, par cet article, révéler à la capitale un nom qui peut être avantageusement placé à côté

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des plus distingués de la littérature provençale, et qui jouirait d'une réputation encore mieux méritée, si M.Bellot se fût borné à publier des “Oeuvres choisies”[21].

Maurin renvoie donc l'ascenseur à Bellot[22], sincèrement sans doute dans son enthousiasme de dépaysé, et peut-être aussi pour gagner à Paris quelque originalité par cette révélation. Le thème initial, la perpétuation des troubadours dans la poésie spontanée et naturelle de Bellot, donne la mesure de la culture troubadouresque de Maurin, et de l'entreprise de diversion idéologique qui s'amorce autour de la poésie dialectale.

“Pierre Bellot.

Qui ne connaît aujourd'hui, grâce aux savantes recherches de M.Raynouard, cette brillante époque littéraire, où, sortant à peine du chaos de la basse latinité, la poésie formait déjà de si gracieux accords sur la lyre des troubadours ? Qui ne s'est pas transporté quelquefois par l'imagination à ces temps de chevalerie, alors que les princes eux-mêmes étaient poètes, et, fervens adorateurs de la muse, déposaient sur son autel leur sceptre et leur couronne, pour prendre la toque et le luth du ménestrel. Mais ce que tous nous ne savons pas, à Paris, c'est qu'après dix siècles, ce merveilleux idiome que parlaient si bien les troubadours, cette langue romane si poétique est encore celle de plusieurs provinces, à peu de choses près, et que de nos jours, un poète y a précieusement recueilli l'héritage de ses ingénieux devanciers. Ce poëte, c'est Pierre Bellot, dont la Provence entière connaît le nom, applaudit les vers, et qui a obtenu les honneurs de plusieurs éditions, dans une ville toute adonnée au commerce et qui ordinairement ne s'occupe guère de littérature. Nous croyons qu'on ne lira pas sans intérêt quelques détails sur ce poète, qui est parvenu, confiné au fond de son département, sans coterie, sans l'appui des journaux, au milieu du discrédit qui s'est attaché de nos jours à la poésie, à fixer sur lui les regards d'un public nombreux, et à obtenir, sans réclames et sans puffs, un véritable et populaire succès. Hâtons-nous, cependant, de répéter, pour la vraisemblance de la chose, que le fait n'a pas lieu à Paris”.

Premier fantasme, celui de l'éclosion spontanée, et du poète, et du public, dans une adéquation surprenante. La recette ?

“Comme tous les vrais poètes, Pierre Bellot ignora long-temps son beau talent : joyeux épicurien, il rimait sans prétentions aucune de gloire, et croyait charmer seulement ses loisirs, alors que son imagination originale lui dictait ses plus beaux vers. Dans sa modestie et la défiance de ses forces, à peine osait-il, de temps à autre, confier à quelques petits journaux ses délicieuses poésies. Un jour, pressé par ses amis, il se décida enfin à rassembler tous ses bijoux ; il commit alors, en tremblant, un petit volume in 12, enrichi de vignettes, et qu'il intitula Mes Heures de loisir. Je suis persuadé que notre poète ne dormit point le jour où parut son opuscule, tant sa frayeur du public était grande, et qu'il prit pour une plaisanterie les applaudissemens et les éloges que lui valurent son inimitable Poëte chasseur et son Prédicateur dans l'embarras (lou Poueto cassaire et lou Predicatour encala). Quand je vous disais qu'à Paris la chose n'aurait pu se passer ainsi, c'est que j'avais mes raisons pour cela. Enfin, un beau matin, en se réveillant, notre auteur provençal s'entendit hautement saluer, par toute une province, du nom de poète sans qu'il eût rien fait pour y parvenir, ses oeuvres étaient devenues populaires, quelques-uns de ses vers étaient passés en proverbe ; on avait lu son petit in-12 dans les moindres villages, dans les hameaux les plus chétifs ; ceux qui ne savaient pas lire, se l'étaient fait réciter, et tous le savaient par coeur d'un bout à l'autre.Alors, Pierre Bellot se vit forcé de se croire poète : tant de gens le lui assuraient ; il accepta courageusement les charges du métier, se fit recevoir membre d'une société littéraire, et publia bravement et sans sourciller deux beaux volumes in-8° de poésies provençales, dont l'édition s'écoula en quelques mois. Aujourd'hui, le touriste qui parcourt les sites décharnés de l'ancienne Provence, et qui s'arrête quelques jours dans un de ses hameaux tellement vierges et primitifs, que les feuilletons du Siècle et les allumettes chimiques y sont totalement inconnus, est surpris d'entendre, chaque soir aux veillées, des paysans illettrés réciter avec goût des vers dans un langage que notre touriste ne comprend point, mais qui lui apparaissent

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harmonieux et originaux. Alors, s'il vient à s'informer auprès de ses hôtes rustiques du nom du poète,on lui répond avec orgueil : Pierre Bellot ! On lui indiquerait au besoin sur quel boulevard il demeure à Marseille ; absolument comme les portières de la rue deTournon et de Vaugirard vous indiqueront l'hôtel de M.Jules Janin, avec cette différence toutefois que celles-ci n'ont jamais lu les feuilletons des Débats et ne connaissent que le titre de l'Ane mort et la Femme guillotinée. On voit que tout l'avantage est pour le poète provençal dans ce rapprochement”.

Poésie harmonieuse, originale, public rural, illettré, mais sensible ... Maurin gomme donc, significativement, la fondamentale indifférence de Bellot à ce que le siècle appelle poésie, comme il gomme son enracinement dans le terreau marseillais, plus que “provençal”. Mais il est évident que ce texte touchera diféremment des lecteurs parisiens qui ne liront jamais Bellot, s'ils ne sont pas d'origine provençale, des Provençaux de Paris (comme Barthelemy), qui cherchent dans l'écrit provençal autre chose que de la poésie harmonieuse, et des lecteurs de Provence. La vision parisienne d'une poésie par essence populaire, dégagée des normes de la culture élaborée peut surprendre : Lou Predicatour encala n'avait pas de ces mystères. Mais elle fera sens, et ne sera pas indifférente au jeune légitimiste Roumanille, lecteur de la Gazette. Bellot, dont la popularité est ici soulignée, apparaît comme le grand prieur, dans la mesure où, indépendamment du contenu de son oeuvre, il fait connaître, et vendre, la poésie (?) provençale. On peut comprendre à partir de là l'apparente contradiction de salut déférent et de mépris, sous la plume des mêmes.

“Mais avant d'aller plus loin et de mettre sous les yeux de nos lecteurs quelques fragmens de notre poète, qui justifieront l'honneur du feuilleton, disons un mot de l'idiome qu'il a employé. Beaucoup croient que l'idiome du midi de la France n'est qu'un patois grossier[23] et sans délicatesse, sans règle et sans syntaxe ; partant, ils ne verraient dans Pierre Bellot qu'un de ces rimailleurs de village, dont les chansons plus que naïves font les délices des rouliers, des garçons de ferme et des vieilles femmes de l'endroit, et ne sont pas dignes d'ocuper les loisirs, ou seulement de fixer l'attention des gens sérieux et délicats. Hâtons-nous de dire, pour rassurer ces derniers, que le savant philologue Charles Nodier, n'a pas dédaigné de lire les oeuvres de notre poète, et qu'un de ses savans collaborateurs, dont le nom nous échappe, et qui prépare un grand ouvrage sur les langues néo-latines, a fait une étude spéciale des vers de ce dernier troubadour. L'idiome provençal, tel qu'il se parle encore de nos jours, et tel que l'a employé, avec certaines épurations toutefois, Pierre Bellot, est une véritable langue harmonieuse, expressive, pleine de force et de grâces en même temps ; tour à tour énergique, tendre, brillante et naïve, suivant les passions qu'on lui fait exprimer. Elle s'est formée, lors de l'invasion des Barbares en Europe, à côté de la langue française, sans rien emprunter à celle-ci. Seulement moins heureuse que sa rivale, elle n'a point pris le même essor ; privée de grands écrivains, elle n'a jeté qu'un éclat passager ; depuis la réunion de la Provence à la France, elle s'est vue peu à peu repoussée par les classes nobles d'abord, puis par les classes bourgeoises ; aujourd'hui, la civiliation la traque de bourgades en bourgades ; mais il est encore certaines localités où l'idiome provençal se trouve dans toute sa pureté”.

Apparaît ici la patriotique hypocrisie, tant de fois répétée, du Méridional “monté” à Paris, pour tenter sa chance dans l'écriture française : le salut à l'idiome natal (merveilleusement adapté à la poésie par les conditions historiques et géographiques de sa formation), s'accompagne d'une péjoration du français, dans lequel on investit pourtant pulsion d'écriture et désir de réussite. Il est évident, dans cette acceptation perverse de la diglossie, que l'existence de personnages à la Bellot, plus imaginaires que réels, suture la contradiction. Cet idiome que nous saluons est spontanément servi, sur place, par un auteur qui, comme lui, ne peut se réclamer d'un statut de culture présente. Le baptême de la culture reçu par Maurin, s'il l'autorise à parler sur la langue, chose que Bellot ne fait pas, le dispense d'écrire dans la langue. Et de plus, la réduction d'usage de l'idiome implique à terme la disparition des entreprises de ce genre. Le problème de l'avenir ne se pose pas, il n'y a pas d'avenir pour l'écriture provençale.

“Tandis que dans le nord de la France se formait, vers le septième siècle, par le mélange de la langue romane[24], proprement dite, et de celle des peuples germaniques, un langage dur, grossier, à l'accent guttural, où dominaient les oi, les oils et les oin, quelque chose d'analogue

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se passait dans le Midi. La Provence, le Languedoc, et généralement toutes les provinces comprises entre la Loire et la Méditerranée, virent se former, par le mélange de ce même roman et des langues teutoniques, un idiome plus doux, plus euphonique, manquant encore, il et vrai, de cette vigueur qui caractérise les langues mûries sous le feu du génie, mais qui se prêta bientôt, d'une façon merveilleuse, aux sentimentales et galantes inclinations de cette époque de galanterie. On l'appela le roman-provençal, tandis que celui du Nord prit le nom de roman-wallon. Voilà donc la langue française, cette langue qui nous offre tant de chefs-d'oeuvre, si noble, si pure, si flexible aujourd'hui, qui naît aux mêmes sources que le prétendu patois de nos provinces méridionales. En deçà et au delà de la Loire, les mêmes causes agissant toujours dans le même sens, il arriva qu'après deux ou trois siècles, la romane du midi fut tout à fait différente de la romane du nord ; mais l'avantage parut d'abord rester du côté du provençal. En effet, tandis que les poètes wallons, dans leurs informes essais, ne montrent que l'embryon de la langue française, la Provence nous offre une brillante et complète littérature : l'école des Troubadours, dont l'éclat rejaillit sur les contrées les plus lointaines, et dont les minnesengers de l'Allemagne ne furent que le reflet. Hâtons-nous d'avouer que le Wallon, comme le lièvre du fabuliste, ne perdit rien à rester momentanément en arrière ; mais ce n'est point de lui que nous avons à nous occuper. Les peuples du Nord ont eu, dans leur enfance, une littérature sombre et nuageuse, où la supersitition et les sanglans ébats de la guerre jouaient un rôle important. Dans le Midi, il devait en être, et il en a été tout différemment. Un ciel plus doux, une nature plus riante, produisirent des moeurs plus douces, une plus riante poésie. Les bardes de Scandinavie avaient célébré Odin et ses exploits, les trouvères de Provence, chantèrent la dame de leur pensée et les charmes du gai-savoir. Les premiers récitaient leurs vers sous d'épaisses forêts, au bruit des sauvages torrens, à l'aspect des sombres nuages qui cachaient leurs divinités ; les seconds récitaient leur lais et leurs tensons devant les cours d'amour, présidées par des femmes aimables et belles, et recevaient de leur main le prix dû au talent et à la fidèle servance. Ceci se passa dans les XIIe et XIIIe siècles, époque la plus florissante du Roman provençal. Nous voudrions citer ici quelques unes de ces inimitables poésies où l'on retrouve la simplicité des littératures qui commencent, mais l'espace et le loisir ne nous en sont pas données”.

Maurin s'inscrit dans le mouvement d'intérêt de l'intelligentsia vers les troubadours[25] : il est bon exemple de cette vulgarisation inefficace, présente à chaque étape de l'affirmation dialectale[26], d'un patrimoine inaccessible et indifférent au plus grand nombre des Méridionaux. La projection d'un passé de dignité apparaît trop incompatible avec la vision péjorée ou bonhomme que l'on a, sur place, de l'idiome, pour être immédiatement opérante. D'ailleurs, si Maurin se garde de citer les troubadours, ce n'est pas sans doute seulement par manque de place, mais parce que lui aussi, au delà du salut formel, est indifférent à leur poésie. A vrai dire, la spécialisation des langues sous-jacente à l'analyse permet, encore une fois, de dédouaner la mauvaise conscience littéraire du Provençal francisé : il n'est pas question de tout dire dans la langue des troubadours. Le registre de l'écriture provençale est défini comme celui d'une double adéquation au naturel, que le français n'a pas.

“Du Roman provençal des cours d'amour au provençal actuel, la différence, certes, n'est pas si grande que du français d'Alexandre de Paris au français de l'Académie ; nous ne parlerons point de celui de M.V.H. Ce sont encore, à peu près, les mêmes constructions, les mêmes désinences, les mêmes mots, les verbes n'ont presque point changé. Le provençal ne s'est pas embarrassé, comme le français, de ces lourds pronoms personnels qui ralentissent la marche des discours, en précédant inévitablement le verbe : comme l'italien, il a ses augmentatifs et ses diminutifs ; que l'on forme en adoucissant ou en appesantissant les désinences ; moins prude que notre langue, il ne connaît point ces puérils accomodemens entre la pensée et l'expression ; il est franc, énergique, original, délicat et musqué quand il veut, rude et grossier quand on lui lâche les rênes. Je ne saurais mieux comparer le provençal qu'à un cheval qui caracole gentiment dans une allée de sable fin, quand son cavalier le maîtrise sous le mors ; qui fait coquettement reluire au soleil ses quatre fers d'acier ; qui soulève une à une, et comme en mesure, ses jambes fines et bien étrillées, mais tout prêt à rentrer dans la vie sauvage et vagabonde, à parcourir les landes et les bruyères pour peu qu'on le délivre de sa housse et de son mors.

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Piere Bellot a parfaitement deviné l'allure de ce cheval fougueux ; il l'a dompté, mieux que les membres du jockey-club ne domptèrent leurs miss pur-sang ; à la voir cheminer, ce cheval, sous l'éperon de ce cavalier, on dirait le plus docile des acteurs de Franconi”.

Ainsi, dans l'écartèlement si souvent présenté, de la langue “énergique et naïve”, c'est le second terme que privilégie Maurin : poésie spontanée et harmonieuse. Bellot a dompté le cheval sauvage. L'éloge de Maurin, pour innocent qu'il soit, va sans doute cristalliser des fantasmes fondateurs d'une poésie antinomique, celle du réalisme marseillais de Gelu et de Benedit.

“La pièce des Adieux aux Muses, qui ouvre le premier volume des oeuvres de Bellot, rappelle, par son harmonie, tout ce que la Muse a inspiré de plus gracieux au chantre des Méditations”

Les considérations dont Maurin accompagne sa citation de la première strophe, pour intéressantes qu'elles soient quant à la conception de la langue et de sa graphie ne pouvaient certes que faire bondir un Gelu pour lequel, par définition, l'idiome était l'antidote naturel des Méditations.

Ce n'est sans doute pas seulement par paresse que Maurin ne s'est pas donné la peine, pour son unique citation, d'aller plus loin que la première pièce du livre :

Quand l'aoubro, enfan dé la naturo,

A vis de cinquanto printems

Toumbar leis flours et jaounir la verduro,

A fach soun tems.

Alors, dessouto soun escorce

La sabo coulo senso forço,

Coumo un fiou d'aigo languissen

Que transpiro à travers la vouto,

Et toumbo en perlos, gouto à gouto,

En si plagnen ...

Mais bien sans doute parce qu'il s'agit là d'une des rares pièces qu'il puisse couvrir de sa définition de la poésie. D'ailleurs, c'est ce qu'il affirme aussitôt :

“Généralement, la Muse de Pierre Bellot a conservé les traditions du gai-savoir ; il lui arrive peu souvent de prendre ce ton de mélancolie et de résignation que l'on trouve dans la pièce dont nous venons de traduire un fragment ; ses inspirations rappellent souvent celles du bon Horace, invitant ses amis à vider quelques bouteilles du crû./.../ Le principal mérite de notre poète est de peindre la nature avec des couleurs naturelles ; il ne fait pas comme ces poètes profonds auxquels Nisard reprochait de décrire la mer avec des images empruntées au ciel, et vice versa. Chez lui, tout est exact ; chaque chose a sa teinte propre ; il ne fait jamais languir son lecteur au milieu de ces pensées vagues et insaisissables qui rendent si fastidieuse la lecture des poètes du jour”.

On ne saurait mieux poser le refus des normes poétiques du temps. La fin de l'article intéresse, démontage de l'opération Reboul (fidèle de la Gazette lui aussi), portrait de Bellot, opposition du monde parisien (dans lequel Maurin a choisi de vivre, avec la bénédiction de

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Bellot) et de l'Arcadie de Sainte-Marthe. Le rapprochement entre les auteurs antiques et provençaux étayera les travaux d'E.Ripert, mais on aurait sans doute surpris l'universitaire félibre en lui proposant Bellot en tête de sa lignée d'Antiques.

“Enfin Pierre Bellot est poète dans la véritable acception de ce mot, poète par instinct, jamais avec préméditation. Il ignore lui même le secret de son talent et de sa verve ; n'allez pas lui demander ni comment il s'y prend pour rimer, ni les règles de sa poésie. Ce n'est pas que nous voulions imiter à son égard le puff incomparable qu'a imaginé l'auteur d'Antoni, à l'endroit du boulanger de Nismes, Reboul. Chacun sait, et nous l'apprendrons à ceux qui l'ignorent, que M.Dumas, dans une admirable préface, et pour relever sans doute le talent du poète par une antithèse mirifique, nous a présenté Reboul comme un homme qui ne devait qu'à son génie ses brillantes conceptions, un homme absolument illettré dans sa jeunesse, et qui s'est ressuscité lui-même du tombeau où gisait son intelligence. Nous ne voulons pas contester ce fait, mais l'éducation de Pierre Bellot n'a pas été du même genre, ejusdem farinoe ; et les étrangers, curieux de faire connaissance avec cette renommée locale, sont bien étonnés de rencontrer un homme aux manières distinguées, à la conversation aimable et variée, et qui témoigne d'une bonne éducation et de la connaissance du monde, là où ils ne croyaient trouver qu'un poète forcé de s'exprimer, faute de connaître la langue française, dans un patois, grossier en apparence pour ceux qui ne le comprennent pas. Mais un fait assez curieux, et que nous signalerons ici pour ne point évincer tout à fait la critique de cet article, c'est que ce poète si harmonieux, si original, si plein de verve et d'entrain lorsqu'il manie l'idiome des troubadours, n'est plus qu'un versificateur froid et pâle dès qu'il touche à la langue française. Explique qui pourra ce contraste ; la poésie n'est point cependant dans les mots, mais bien dans la pensée. Aussi, est-ce avec peine que nous avons vu quelques pièces de vers français, peu importants du reste, mêlées aux inimitables poésies du Jasmin provençal”.

C'était poutant là le vrai problème. Maurin ne pouvait ignorer que le français primait dans les oeuvres de Bellot avant 1830, que Bellot se serait voulu poète français. Le piquant de la chose est que bientôt d'aucuns vont retourner sur la poésie provençale les reproches que Maurin adresse à la poésie française de Bellot, et vont aspirer à un registre provençal qui ne soit ni froid, ni pâle. A vrai dire, l'analyse de Maurin, quoiqu'il s'en défende, est déjà sous-tendue par cette idée que la réussite n'est pas dans la pensée, mais bien dans les mots. Ce sont les mots provençaux,“intraduisibles”, qui l'intéressent, bien plus que leur sens, universel.

“Nous venons de parler de Jasmin ; certes, Pierre Bellot avait autant de droit que lui à l'honneur du feuilleton, si honneur il y a, toutefois ; c'est selon la manière de voir. Mais, franchement, nous ne prédisons pas au barde provençal la même vogue qu'a eue, momentanément à Paris, le poète-coiffeur d'Agen... Seulement, nous croyons que ses oeuvres survivront à l'actualité ; qu'elles resteront dans sa province comme un monument national, et que bien des renommées parisiennes, proclamées à haute voix aujourd'hui, dormiront paisiblement dans l'oubli, que le peuple récitera encore ses vers et prononcera son nom. A tout prendre, nous ne le plaignons pas de n'avoir ainsi qu'un horizon borné. Il a pris pour lui toutes les fleurs de la littérature ; il nous en a laissé les épines. Pour lui, point de coteries injustes et tracassières, point d'amères critiques ; les chevaliers du lustre de la presse ne lui vendent point de mercenaires applaudissemens. Sa muse, fière et libre, n'a point trempé dans les boues de la capitale les bords de sa robe blanche ; il n'a point fait de sacrifices forcés au mauvais goût et à la mode ; il n'a point conclu avec un éditeur le marché du juif de Shakespeare ; un journaliste ne vient pas lui acheter, hebdomadairement, pour un peu d'or, des lambeaux de sa chair. Tranquille au sein de sa famille, il ne s'est point vu forcé, pour suivre ses nobles penchans, de dire adieu à son beau soleil, à sa bastide qui regarde la mer, et de briser les plus doux liens qui nous attachent à l'existence. Ceux qui l'applaudissent, l'estiment, et quand le public attend avec avidité quelques unes de ses productions, il ne voit autour de lui que des visages amis. Esclaves de la nécessité, entraînés par l'actualité, nous sommes forcés d'étendre nos oeuvres sur ce lit de Procuste ; quant à lui, il est libre de suivre les caprices de son imagination. Il n'a jamais vendu, dans un bazar, les secrètes faveurs de sa Muse. Comme Horace, enfin, avec lequel il a plus d'un rapport, toute proportion gardée, il aime à s'entourer souvent de quelques amis de choix, admirateurs de son talent, et partisans de son vin ; et quand je le voyais ainsi, dans sa maison des champs, déboucher un vieux flacon, mis en cave, sans doute

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...Lebrun étant consul :

et nous récitant quelqu'une de ses poésies inédites ; à la pureté du ciel, aux guirlandes de vigne qui nous entouraient, à la douceur et à l'harmonie de cet idiome provençal, infiltré de grec et de latin, je me suis cru souvent transporté à Tibur, écoutant l'amant de Délienous réciter quelqu'une de ses épîtres philosophiques.

Albert Maurin”.

A la sincérité de Maurin se mêle un impossible : dans l'imaginaire du lettré expatrié, Bellot désigne un Ailleurs, et signe une perte irrémédiable. Il n'y a pas d'autre démarche possible que l'insertion, difficile et décevante, dans l'écriture française.

En contrepoint immédiat, et sans théorisation (il s'agit de toucher les Marseillais par l'oeuvre, non par le discours), le Messager, jusque là si porteur de registres poétiques poétiques français dans l'air du temps, et donc si fermé à l'expression provençale, publie une longue pièce de Chailan. Lou paysan gardanen. est loin des cours d'amour, du gay savoir et de la Muse en robe blanche. Bel exemple de compensation diglossique, cette plaisanterie fonctionne sur le thême du paysan naïf découvrant le théâtre. Le Gardanen (c'est le titre que portera le poème dans le Gangui) se rend à Aix voir Paul et Virginie, attache son âne à la porte du théâtre, mais sort bientôt épouvanté par l'orage qui ruisselle sur la scène : il veut protéger son âne de la pluie, et à sa grande surprise, le trouve en plein mistral ... Cette reconnaissance du provençal écrit le situe encore plus dans la marge compensatoire qui lui barre toute véritable normalité.

Le Messager publie à nouveau une longue pièce de Chailan, dans le même registre, Lou Bourrisquou presta. Au même moment, le gouvernemental Sud salue Chailan.

La Gazette du Midi revient alors sur Bellot[27], mais dans l'optique d'un Marseillais s'adressant à des Marseillais, et sans enrobages troubadouresques.

“M.Pierre Bellot vient de publier la première livraison du troisième volume de ses Oeuvres complètes ; elle contient une apologue, une épître de M.Desanat et une réponse du poète. Tous ceux qui aiment la langue des troubadours connaissent le talent avec lequel M.Bellot l'a chantée dans un grand nombre de pièces devenues populaires en Provence. Si M.Bellot pêche quelquefois par l'idée, il est presque toujours heureux par l'expression ; son style a le ton pittoresque, naïf, énergique et original de cet idiome provençal, qui remplace par la vivacité et le bonheur des images ce qui lui manque en souplesse et en harmonie. Le public de nos contrées a parfaitement apprécié toutes ces qualités du poète, et ses œuvres ont obtenu un succès de vogue. Cete sympathie est très flatteuse pour M.Bellot ; mais il faudrait qu'il n'en abusât pas ; il faudrait qu'il s'observât davantage, quand il lui prend la fantaisie de friser le genre grivois. Qui veut être lu de tout le monde doit respecter tout le monde, et ne pas croire, même en ce temps-ci, qu'on puisse recommander aux lecteurs de bon sens par des épigrammes scandaleuses, telles qu'on en trouve dans l'apologue de cette livraison. Ce passage est aussi inconvenant dans l'impression qu'injuste pour le fonds. Le poète sait très bien que l'ecclésiastique dont il parle était frappé de l'interdiction de son Evêque, et que si le fait coupable auquel il fait allusion n'a pas été puni par les lois, c'est que les lois n'y peuvent rien. Certes, s'il y a de l'impunité pour quelqu'un aujourd'hui, ce n'est pas pour les prêtres. Nous sommes d'avis, comme M.Bellot, qu'il n'en faut pour personne, pas même pour M.Bellot, quand il manque ainsi à son caractère et à son talent d'écrivain. Si l'auteur tient à être de son époque, il laissera ces méchancetés surannées à la vieille école du Constitutionnel, dont la littérature fossile vit encore sur les jésuites et les capucins. M.Bellot a trop d'esprit pour marcher à reculons dans la voie du véritable progrès.

Justin D.”

En focalisant sur une innocente et incidente remarque de Bellot à propos de l'inconduite d'un prêtre, la Gazette en un sens, dans son injustice, considère le poète en

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normalité : sans s'étendre sur son choix de langue, considéré comme acquis par la ratification du public, on s'occupe du contenu. En souhaitant que ce contenu soit plus conforme aux vues de la Gazette, le journal reconnaît qu'il peut être intervention dans le présent. Le contraste est grand avec le tableau dressé par le Marseillais de Paris quelques semaines auparavant. Preuve s'il en est que la réception de l'écrit provençal est loin d'être univoque.

La Gazette publie bientôt un long feuilleton d'Azaïs, de Béziers[28] : ce légitimiste présente aux lecteurs provençaux la rencontre des écrivains des deux côtés du Rhône, dans une visée clairement renaissantiste. La Gazette avait cité sans commentaire, (avait-elle été intéressée, gênée, indifférente ?) l'épître de Desanat à Bellot, qui allait dans le sens d'Azaïs. Elle joue ici pleinement le rôle qu'assigne son titre : Gazette du Midi. Il n'est sans doute pas sans intérêt pour un Provençal de comparer la situation du dialecte en Languedoc à la situation dans sa localité, grande ou petite :

“La littérature et la poésie ont, en général, peu d'attraits pour les habitans de nos villes secondaires.Si l'on en excepte les abonnés aux cabinets de lecture, plus ou moins passionnés pour les bizarres productions des auteurs à la mode, le reste des citoyens vit dans l'indifférence la plus complète à l'égard des oeuvres de l'esprit. Dans nos villes agricoles, l'invention d'un instrument d'agriculture réveille plus de sympathie que le plus beau poème. Béziers est un type à cet égard : l'agriculture est tout pour cette ville ; c'est l'unique occupation, c'est le seul sujet unique de tous les entretiens. Il n'y a que la politique qui opère quelque diversion, quand viennent les élections ; mais la politique n'a qu'un moment, et Béziers ne tarde pas à revenir à ses moutons ou à ses charrues”. La séance annuelle de la Société[29] rompt cette indifférence : “l'attrait des lectures de poésies romanes ajoute encore à cet empressement” dont le coup d'envoi a été donné par l'érection de la statue de Riquet.

“L'antique langue des troubadours n'a pas cessé d'être en décadence depuis la réunion de la vicomté de Béziers à la couronne de France ; aujourd'hui elle s'est réfugiée chez le peuple, qui est toujours le dernier à abandonner les vieilles traditions. Les autres s'étudient à l'oublier, et les enfans reçoivent des punitions au collège s'il leur échappe un mot de cette langue, qu'ils ont apprise sur le sein de leurs nourrices. Cependant, malgré ce dédain injuste, nos sympathies ne font jamais défaut aux belles productions romanes. Nous aimons in petto cette vieille langue d'Oc, tout en la flétrissant du nom de patois ; qualification bien hasardée, car l'idiome que parle notre peuple n'est pas plus un patois que les langues française, italienne et espagnole qui, comme lui, dérivent plus ou moins directement du roman primiti, seul type, suivant Raynouard, des idiomes de l'Europe latine.

Quoiqu'il en soit, cette année, comme les précédentes, les vers romans ont eu tous les honneurs de la séance. La prose et la poésie française sont passées presque inaperçues”.

Le lecteur provençal apprend donc que le prix de poésie romane a été décerné pour le Passage de la Mer Rouge à M.Daveau, de Carcassonne : “Coiffeur comme Jasmin, poète comme lui, M.Daveau est décidément destiné à occuper un rang distingué parmi les poètes artisans, qui sont si nombreux aujourd'hui que l'instruction a pénétré toutes les classes”. Il peut en lire quelques vers, apprend que M.Mengaud, bijoutier à Toulouse, Viguier, propriétaire à Villegailhanc, Aude, ont été jugés dignes d'une mention sur ce sujet religieux. Le lecteur provençal découvrira ensuite des extraits de la pièce de M.Giraud, d'Eguilles, neveu de feu M.Diouloufet, qui concourait pour le sujet sur les amusemens du dernier jour de carnaval (et nous constatons que Giraud a tout simplement utilisé le manuscrit de son oncle !).Il est suivi par M.Ricard Bérard, maire de Pelissane (B.d.Rh). Par contre, le sujet patriotique sur le sac de Béziers, en 1209, n'a pas inspiré les concurrents.

Ainsi la Gazette du Midi contribue-t-elle à habituer les esprits à l'idée, admise pour le moyen-âge, mais niée dans les pratiques du siècle, d'une communauté de langue des Méridionaux. Préoccupations bien étrangères tant à P.Bellot qu'à ses admirateurs.

Alors que le Messager continue à honorer Chailan dans la compensation diglossique, avec la Festo patrounalo de San Jean Baptisto à Signo, longue pièce descriptive terminée par un rappel des cours d'amour qui s'y tinrent[30], la Gazette du Midi revient à la charge sur la

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langue, avec le compte-rendu du dictionnaire d'Avril[31], autre légitimiste. Le texte, fort intéressant, situe les positions du journal et annonce la tentative d'Honnorat.

“Dictionnaire Provençal-Français, suivi d'un Vocabulaire Français-Provençal, par J.F.Avril.

Le naïf et riche idiome qui, sous le nom de langue d'Oc, régna autrefois sur une moitié de la France, ne tardera pas à s'effacer complètement devant la langue de Paris. Scindé depuis long-temps en une foule de patois nés de la séparation des diverses provinces méridionale, et qui vont s'altérant de plus en plus, il n'a pu avoir ni syntaxe écrite, ni orthographe arrêtée. Aussi, les œuvres des troubadours, lues autrefois dans l'Europe entière, sont-elles devenues inintelligibles pour qui ne peut les étudier attentivement et par comparaison avec le provençal actuel, le languedocien et le catalan. Plus malheureux peut-être, les écrivains modernes sont bornés pour tout rayon à l'étendue de leur province, et quelquefois de leur ville. Si la langue française n'existait pas, les habitants des Bouches du Rhône seraient à peine compris dans le Languedoc, moins encor dans la Gascogne, et pas du tout dans le Rouergue et le Dauphiné. Aussi est-il douteux que, même dans nos montagnes les moins fréquentées, on trouve maintenant une population qui ne comprenne pas le français.

Quand une langue en est venue à ce point, son extinction totale n'est plus qu'une affaire de temps. Mais, faut-il attendre que ce temps soit arrivé, et ne devons-nous pas laisser aux générations à venir le moyen de ne pas perdre toute intelligence de cette littérature, qui seule peut leur révéler la Provence depuis le moyen-âge jusqu'aux premières années du siècle actuel ? Enfin, si tout le monde comprend le français, tout le monde ne le parle pas, et encore faut-il que l'homme instruit, quand il aura fait une demande à son fermier, puisse entendre tous les mots de la réponse.

Sous ce double rapport, un dictionnaire provençal et une grammaire de la même langue seraient deux ouvrages précieux. M.Avril a voulu nous donner le premier ; son livre peut remplacer avantageusement ceux que nous possédions autrefois, et qui, indépendamment de leur ancienneté, avaient presque tous le défaut d'être écrits pour un seul idiome. Mieux servi par sa position, M.Avril a relaté dans son ouvrage toutes les expressions usitées dans les trois départemens, qui se donnent la main dans la ville d'Apt, et, grace à lui, l'habitant des Basses-Alpes et de Vaucluse, que ses affaires auront amené à Marseille, ne sera plus exposé à perdre une phrase entière de son interlocuteur, faute de comprendre le mot principal. Ce dictionnaire doit également suffire pour l'intelligence des livres provençaux modernes et de ceux du siècle de Louis XIV. C'est là un véritable service rendu à la génération actuelle, et le seul dont elle eût absolument besoin, quant à la nomenclature provençale.

Puisse l'heureux succès, que nous ne craignons pas de prédire à cet ouvrage, encourager l'auteur à une plus haute entreprise. C'est peu d'avoir pourvu au présent, il faut songer à l'avenir ; c'est peu de mettre le provençal actuel à la portée de ceux qui par leur position doivent le parler ou l'entendre chaque jour, il faut aviser à ce que cette langue puisse être comprise et appréciée alors même qu'elle n'existera plus que comme un souvenir.

Pour atteindre un pareil but, ce n'est pas seulement le provençal moderne qu'il faudrait offrir au lecteur, ce serait la vieille langue d'Oc, l'idiome des poètes au moyen-âge, celui que les chevaliers et les nobles dames entendaient et parlaient avec élégance, depuis la Catalogne jusqu'au Poitou, depuis le Comté de Nice jusques à Lyon. Après huit siècles révolus, ce langage diffère peu du provençal actuel ou plutôt du Languedocien. L'orthographe, quelques terminaisons, un petit nombre de mots catalans, voilà les seuls obstacles qui arrêtent le lecteur dans les poésies des plus anciens troubadours. Il ne serait donc pas impossible de placer, après chaque mot français ceux qui le remplacent dans le provençal de nos principales cités, dans l'idiome languedocien, et, enfin, dans celui du moyen-âge. Ce rapprochement ferait comprendre les déviations que la langue a subies, les changemens de son orthoraphe et la source latine, gauloise ou grecque des divers mots qui la composent. Des exemples bien choisis viendraient au secours des explications, et quelques détails sur les mœurs locales achèveraient de faire comprendre le petit nombre d'expressions qui arrêtent le lecteur, parce que les faits et les coutumes dont elles tiraient leur origine sont maintenant à peu près oubliés.

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Un tel livre demanderait beaucoup de travail et de patience; mais ce serait un véritable monument, précieux pour les savans de toutes les époques, et qui ne laisserait pas périr le nom de son auteur. Nous en recommandons la pensée à M.Avril ; son ouvrage actuel nous prouve qu'il est digne de le réaliser”.

C'était faire beaucoup d'honneur au petit marchand de Manosque, et l'on comprend qu'Honnorat ait dû bondir, en voyant son Grand Œuvre ainsi défloré. Mais l'essentiel est de constater que la Gazette du Midi, et avec elle d'une certaine façon tout le poids du Légitimisme provençal, tout en prenant acte de l'inéluctable disparition de la langue, reprend à son compte le vieux projet des Aixois, Trésor des mots que Honnorat et Mistral capitaliseront, monument à la maîtresse morte. Le nationalisme d'oc, dans une acception territoriale maximaliste, fonctionne plus que jamais en doublet fantasmé du nationalisme français. La Gazette est à mille lieues de la connivence bonhomme du Messager avec Chailan, ou du Sémaphore avec Bellot, de la clôture sur un paysage, sur un pays, sur un parler... Mais seule, pour l'heure, cette clôture est porteuse d'écrits réels, contemporains, qui, pour discutables et souvent médiocres qu'ils soient, ont le mérite d'exister, et d'être lus.

Quelques jours après le feuilleton de son rival légitimiste, le Sémaphore publie en feuilleton la totalité du poème de Bellot, Ce qu'aimi veïré[32] :

“Nous empruntons à la prochaine livraison du troisième volume des Poésies Provençales de M.P.Bellot, une de ses plus gracieuses compositions. Sous ce titre, ce qu'aimi veiré, le poète a placé les tableaux les plus frais et les plus charmantes images. Rarement son vers a eu autant de douceur et d'harmonie ; la sévérité louable avec laquelle M.Bellot proscrit ces rudes hiatus si familiers aux écrivains provençaux, est sans doute une des causes qui concourent le plus à assouplir l'idiome local, sous la plume de notre poète”.

Il est vrai que dans cette évocation des joies de la bastide, du beau paysage méridional, de la mer, des amis, de la famille, Bellot est définitivement converti aux charmes, non pas du romantisme abhoré, mais d'une qualité poétique dont la fréquentation des jeunes poètes marseillais l'a imprégné. Ainsi, le public bourgeois du Sémaphore, si longtemps tenu à l'écart de l'expression dialectale, peut découvrir, sans traduction, signe d'une compréhension encore générale, une poésie dialectale qui a rompu avec la spontanéité naïve de ses débuts, tout en restant franche et spontanée, une poésie qui ne parle que de ce qu'il connaît.

Quant à l'occitanité de la Gazette, des troubadours et du grand dictionnaire, les bourgeois marseillais ont sans doute peu à faire. A ne prendre les choses qu'au premier degré, il suffit de constater que ce même numéro du Sémaphore contient une longue attaque contre l'autre grand port “occitan”, Bordeaux, privilégié par le gouvernement, alors que “sa communauté d'intérêt avec tout le Midi de la France” aurait dû faire gratifier Marseille.

Après Chailan, Le Messager publie Barthélémy-Lapommeraye, avec Leis Peis d'oou Canoubier[33]. Barthélémy-Lapommeraye, né en 1796 dans une famille marseillaise modeste, employé de mairie, est fait conservateur du muséum par la Révolution de Juillet. Il est de ces libéraux convertis à l'expression dialectale au tournant de 1835-1836. Sa petite fable est dédiée à Bellot, succeseur de Gros et de Diouloufet. Toujours couvert de l'autorité des grands prédécesseurs, il donne, mais sans la signer, une autre fable, L'Agasso et lou casseyrot, qu'il dédie “à Moussu d'Astros”[34].Puis il occupe un registre plus ambitieux :

“Poésie Provençale : L'ode suivante, que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs est de M.Barthélémy, conservateur de notre cabinet d'Histoire Naturelle. Son style, comme on le verra, a une tournure toute différente de celle qui est à suivre dans la poésie légère. On peut dire que c'est de la poésie provençale pour les classes moyennes de la société qui, dans le discours, se rapprochent le plus du français. C'est le genre de Dezanat. Pourquoi ne chercherait-on pas à rehausser le provençal jusqu'à le rendre lou lingagi deis dious, selon la qualification de Chailan, et peut-on le rehausser au-dessus de l'ode à moins de faire un poëme épique de longue haleine?”[35].

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Dans ce long poème, La Guerro Santo en Algerion Odo dédiado à l'armada francesa[36] en Afriquo, le doux naturaliste aligne des vers d'une brutalité sanguinaire surprenante, qui donnent la mesure du nationalisme des libéraux. Il est vrai que Desanat avait fait, et fera, bonne mesure en ce domaine. La formule remarquable, “poésie provençale pour les classes moyennes de la société qui, dans le discours, se rapprochent le plus du français”, est également intéressante : il s'agit d'une rupture avec les registres de compensation diglossique. L'écrit dialectal occupe, au nom du nationalisme français, des registres jusque là tenus par le français. Il s'agit donc, en quelque sorte, de poser en égalité les deux langues. L'intervention politique officielle des Marseillais, puisqu'ils parlent les deux langues, se fera dans les deux langues. Mais seulement parce que ce provençal parlé est en fait très proche du français. C'était la position de Desanat, qui, sans avoir besoin des troubadours, du gay-saber, des cours d'amour, alignait ses vers patois parce que le patois lui plaisait et qu'il était encore la langue des petits bourgeois qu'il fréquentait. On leur propose donc, sans renoncer aux registres de divertissement, matière plus sérieuse.

Il faut croire que l'entreprise n'avait pas convaincu tout le monde au sein même de l'équipe du Messager, dans lequel on peut aussitôt lire après cette voie ouverte sur la poésie épique, cet entrefilet cruel :

“Les poètes provençaux pullulent. On en cite un qui vient armé de pied en cap d'un volumineux poème épique, qu'il a imaginé et élaboré dans la solitude des Alpines.Nous verrons ce qu'il en sera, car le poète a le projet de le jeter dans le public, avec un luxe d'impression qui fera palir celui qui accompagna les oeuvres de M.Bellot”[37].

Ainsi, dans les premiers mois de 1840, quantité d'articles, dont nous avons reproduit l'essentiel, proposent un éventail de réflexions, jugements, matériau sur la langue et son écriture, qui est sans égal depuis l'apparition de la presse marseillaise. Poésie de compensation ou poésie de normalité, poésie spontanée ou poésie élaborée, poésie populaire ou poésie des classes moyennes, poésie du petit pays ou poésie du grand ensemble d'oc, que de questions brassées en quelques mois, dans l'improvisation du feuilleton rapidement rédigé, dans la camaraderie trop bienveillante d'auteurs, certes, mais aussi dans un mouvement réel de prise de conscience complexe.

Or, deux publications marseillaise, l'une au début, l'autre à la fin de l'été, viennent relancer le débat, et l'infléchir totalement dans un sens inattendu. L'une, celle de V.Gelu, passe pratiquement inaperçue de la presse (mais non des amateurs), l'autre, celle de Benedit, va lancer une grande polémique où les fantasmes fondateurs de la pulsion d'écriture dialectale vont se préciser et s'affronter.

La bataille de Chichois.

Paradoxalement, c'est le journal qui va, quelques semaines plus tard, donner le coup de grâce à la poésie provençale, le gouvernemental Sud[38],qui parle le premier, élogieusement, de la publication de Benedit[39].

“Littérature locale, Chichois Vo lou nervi de moussu Long : par G.B. Les personnes qui ont souscrit au café Casati, au Cercle du Commerce ou au Cercle des Beaux-Arts, sont prévenues qu'elles trouveront dans ces divers endroits les exemplaires qi leur sont destinés. D'autres exemplaires seront déposés pour le public, chez Mme Camoin, MM Chaix et Dutertre, libraires, et Estellon, marchand de papier”.

Cette simple indication, pour tout Marseillais au fait de sa ville, situe le public de G.B dans l'élite de la société commerçante marseillaise, et dans son intelligentsia, intégrée au mouvement économique et politique de la Monarchie de Juillet.

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Le feuilleton est un éloge sans réserve de l'ouvrage, dont il paraphrase la préface. Il donne le la à un succès sans égal et à une polémique sans égale elle aussi, dont en définitive l'opuscule de Benedit ne sera que le prétexte.

“C'est tout simplement un poème épique,une Iliade en provençal dont l'Achille est le nervi Chichois”.

Comment ne pas mettre cette première phrase de l'article en rapport avec l'entrefilet ironique du Messager[40] annonçant un grand poème épique en provençal, dont la publication de l'ode de Barthélémy-Lapommeray était l'avant-garde. La réponse à cette entreprise impossible est Chichois !

“On peut dire que cette oeuvre éminemment marseillaise a été célèbre avant de voir le jour. Elle est attendue dans les cercles, dans les maisons de la neuve et de la vieille cité. Cinq cents souscripteurs ont déjà payé d'avance le droit d'arrêter au seuil de l'imprimerie la première édition. Nous prédisons au poème de M.G.B un succès de fureur. Demain, tout Marseille rira comme on ne rit plus depuis la question d'Orient. Le nervi est un produit special du pays, comme la clovisse et la figue blanche. J'aime la clovisse et la figue, mais je n'aime pas le nervi. Il ne faut pas confondre le nervi avec l'honnête et laborieux ouvrier marseillais. Le nervi est un capoun, et comme il se le hurle à lui même dans une confession publique prolongée à l'infini d'échos en échos, le nervi est un feniiiiian : ce titre est une de ses gloires. Le nervi déteste le monsieur, insulte la dame qui a le malheur de parler français, renverse les bancs du cours, déchire les affiches, dessine des figures impudiques sur les murailles neuves, fait le portrait de tisté sur les soubassemens des maisons en constructions, pousse les caramans dans le port, arrache la poële des mains du naïf chataignier du coin, fait battre les chiens, tue les chats au rendez-vous d'amour, vend des contremarques, crie à bas le ... aux quatrièmes loges du théâtre, siffle les choeurs de M.Trotebas, fait vira dé dous sur la palissade de la Loge, glane au sucre et au café en Rive-Neuve, pousse les Turcs à la Canebière, mange des panisses, boit à la fontaine Sainte-Anne, et couche dans les lacons.Tel est le nervi. Le gamin de Paris est un niais qui n'existe pas. Le nervi existe trop. C'est un fléau que le Lazaret ne peut arrêter. Il se dérobe à toute poursuite, à toute répression. La police, en faquine, redoute le nervi. Quand un rassemblement de nervis se trouve en face d'un rassemblement d'agens de police, ce sont les nervis qui dispersent les agens. Marseille gémit et se tait sous cette tyrannie ; le jour, nous tremblons devant les nervis, la nuit, nous sommes réveillés par leur refrain

Nous irons jusqu'au bout du monde,

Ce qui ne nous laisse aucun espoir d'échapper aux nervis, dussions-nous nous réfugier chez les Esquimaux ou chez les Patagons.

Il faut donc savoir gré à M.G.B. d'avoir essayé le seul moyen de répression possible contre les nervis, la satire. Y.”.

Le danger que représente le nervi ne met pas en cause la dominance sociale, mais l'ordre public quotidien. Les déclassés brutaux et turbulents procèdent d'une marginalité qui n'a rien à voir avec la prise de conscience de l'injustice sociale par une partie du peuple marseillais . Les troubles, bien réels, qu'ocasionnent les nervis, sont ramenés à leurs justes proportions par d'autres observateurs, comme Chailan : on comprend mieux par là comment Benedit et le journaliste de Sud, en focalisant sur le nervi, ne visent pas à mettre en scène la popularité dans sa normalité. Dans sa brutalité le nervi est cocasse. Le révolté ne le serait pas, le révolutionnaire encore moins, ni le véritable délinquant. Il est d'ailleurs amusant de voir présenter comme invincibles ces quelques bandes de vauriens, alors que la police savait fort bien lutter contre les délinquants, et contre les révolutionnaires : l'enjeu est ici autant de l'ordre de l'imaginaire que de l'ordre réel de la vie quotidienne. Le nervi représente, dans sa radicale étrangeté, exterritorialité, une donne populaire à l'état brut, condensé des forces vitales, animales, telles que Berenger par exemple pouvait les repérer, avec effroi et fascination, chez les paysans d'avant 1789. Et c'est dans ce visage reflété par le miroir de la

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satire, visage étrangement déformé, mais bien reconnaissable, que le lecteur retrouvera l'humaine nature. Il en irait bien autrement si on lui avait proposé le portrait d'une autre condition sociale.

Qui plus est, en condamnant le nervi, le bourgeois amusé fait d'une pierre deux coups, puisqu'il intègre l'ouvrier, l'honnête ouvrier marseillais, à l'entreprise de salubrité publique.

“Le nervi ne craint ni Dieu, ni même M.Cas[41], mais il craint le ridicule. Dans le poème de Chichois, le ridicule tombe à flots sur les reins tendus des nervis. Jamais plus effrayant miroir ne fut placé devant ces bédouins du pays. Le poète a pris leur langue et la parle avec une tranquillité d'expression à les faire reculer de peur. Il y a, dans cette incroyable satire, une vérité d'observations qu'on ne retrouve dans aucune littérature : c'est une comédie qui laisse derrière elle tout ce que les auteurs comiques de profession nous ont donné de plus divertissant : chaque vers est une provocation irrésistible aux éclats de rire ; il y a de quoi faire une orgie de gaîté délirante, une débauche innocente de folie à briser la rate de l'homme le plus sérieux. Je défie le philosophe le plus austère, le quaker le plus rembruni, le politique le plus en souci des réformes, le magistrat le plus ridé par trente ans de plaidoiries, je défie le grave buste d'Euthymènes et Pithéas, et tous les bustes provençaux de nos fontaines de lire le poème de Chichois sans tomber la face contre terre avec des épanouissemens de rire homérique qui sont le partage des dieux. Le poète n'a reculé devant auune expression nervique et il a bien fait. A quoi bon se gêner quand on parle patois !

Le patois dans les mots brave l'honnêteté,

a dit Boileau, et M.G.B. a choisi ce vers pour épigraphe justificative. Tous ses lecteurs le comprendront et l'absoudront. Nous sommes dans les saturnales foraines du Grand Saint-Lazare, ce grand saint qui a inventé le provençal, eh bien ! rions et n'épiloguons pas sur les mots. Le créateur de Pourceaugnac, d'Amphytrion et de la Comtesse d'Escarbagnas n'a pas reculé devant le vocabulaire français aux endroits lestes : l'auteur de Chichois, en pareil cas, devait être heureusement effronté devant le provençal. Aux nervis, il fallait parler nervi pour être compris de ces messieurs”.

Ainsi, reprenant à chaud la préface de Benedit, qui prétend n'avoir écrit que pour écraser le nervi par le ridicule et n'écrire patois que parce que le nervi ne parle que patois, le journal officiel entérine l'entreprise. En négligeant le fait pourtant évident à la lecture qu'une bonne partie du poème est mise en scène de la parole populaire normale, celle des femmes, des revendeuses, et non celle du nervi, et en négligeant aussi le fait que le nervi, inscrit comme tout bon Marseillais dans la dominance diglossique, sait fort bien, s'il le faut, avoir recours au français : son hymne guerrier, que citent Sud, Gelu et Benedit, en témoigne.

L'usage du patois, source de grande délectation, est donc sans problèmes cautionné par le choix du personnage et la nécessité de la vraisemblance. Ainsi sont évacués les débats sur la possibilité d'une poésie provençale, sur la nature de ses registres. Le seul créneau est celui de la mise en scène réaliste mais cocasse, du déclassé.

Le journal de Benedit, le Sémaphore, reprend et développe ces arguments dans un long feuilleton, Chichois vo lou nervi de Moussu Long, Par M.G.B.[42]. Mais, à la différence de l'intervention de Sud, le feuilleton s'efforce ici d'insérer l'entreprise de Benedit dans un mouvement plus général d'intéret pour le patois, alors que Sud l'ignorait totalement.

“Le patois a joué un singulier tour à ses détracteurs ; on sait quelles précautions emploient la plupart de nos familles marseillaises, dans le but de préserver les enfans de l'invasion du provençal ; une espèce de cordon sanitaire est établi autour d'eux, de peur que le patois, considéré comme un fléau, ne vienne introduire ses paroles réputées grossières, son accentuation énergique dans les jeunes cerveaux. On a fait subir à ce patois, à ce débris de la vive et harmonieuse langue romane, les plus humiliantes avanies, on l'a déclaré mauvaise compagnie, on l'a impitoyablement banni du salon et pourchassé jusques dans la cuisine et l'écurie ; il a fallu pour ne pas exaspérer tant de susceptibilités que le cocher et la femme de

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chambre s'exerçassent à estropier le français ; car on a préféré cet idiome iroquois dont se sert notre peuple, lorsqu'il veut faire usage de la langue de Fenélon, au naïf mais un peu rude provençal.

Aussi s'était-on persuadé que c'en était fait de cette langue reléguée dans nos vieux quartiers et dans nos hameaux ; les progressistes et les centralisateurs se réjouissaient. Des expressions parisiennes telles que celles de gamin et de moutard avaient déjà fait irruption dans les conversations marseillaises ; la fade conversation du vaudeville continuait, chaque jour, ses envahissemens, et Marseille perdant sa physionomie ancienne allait recevoir cette teinte parisienne qui s'étend déjà à presque toute la France. Le patois était blessé à mort, son extrait mortuaire allait être dressé et l'on se disposait à l'enterrer, comme on enterre le dernier descendant d'une famille noble, mais ruinée, sans cérémonie et sans deuil !

Quand on le croyait agonisant, un triomphe se préparait pour lui. Aussi, maintenant ne demandez pas où est la modeste bière où des mains ingrates devaient le coucher, mais plutôt le char blasonné sur lequel il se prélasse.

Le patois n'est point mort, il est plus que jamais plein de vie, il est partout, la presse marseillaise gémit nuit et jour pour lui, il dispute au français le terrain des feuilletons locaux, il s'habille en livres, en brochures, il veut, comme la poésie française, la marge bien large, les lettres plus savoureuses, le papier le plus satiné, il ne dédaigne pas le luxe des vignettes et marche au bruit de fanfare des articles. Le théâtre lui ouvre ses portes, les acteurs parisiens consentent à le réciter devant la rampe et le public le lit, l'applaudit, l'achète et le fête.

Alors, de partout, de Toulon, d'Arles d'Aix nous sont venus des bardes provençaux ; à la vérité ils n'ont pas voulu ceindre l'écharpe chevaleresque ni se coeffer (sic) de la toque du troubadour ; ils sont restés habillés comme vous et moi ; mais sauf le costume antique qu'ils ont eu le tort de répudier, ils sont demeurés fidèles aux vieilles inspirations de la muse du pays. Pourtant, nous aurions eu joie à les voir ressusciter le vêtement des troubadours leurs pères, le succès de leurs vers n'en eut été que plus grand. Mais, je le répète, le réveil de la poésie provençale a été brillant ; pendant quelque temps, un nom nouveau montait, chaque nuit, comme un astre, sur le ciel de cette poésie ; les volumes de vers provençaux se succédaient à ravir ; on ne lisait plus que des vers patois ; des hommes graves en écrivaient de charmans ; de sorte que pour deux vers français qui se fesaient dans un rayon de quelques centaines de myriamètres, on en comptait mille en patois.

Et c'était ainsi qu'il fallait agir pour rétablir ce patois dans tous ses droits, pour lui faire conserver l'empire qu'on était sur le point de lui ravir, pour le faire vivre d'une vie nouvelle ! Ah ! vous dites que le patois n'existe presque plus ; eh bien ! voilà un, deux, trois, vingt, cent volumes qui vous prouvent le contraire ! -En patois on ne fait plus de vers. Tenez, prenez et lisez ! Est-ce là de la poésie, de l'esprit, de la grace, du coloris, eh bien ! tout cela est en patois ! Vous avez voulu un duel, le patois l'a accepté, fière langue française ! -Maintenant qui se vend le mieux sur la place : de vous français ou de moi patois ? Allez le demander à tous les libraires ou bien au spirituel auteur de Chichois”.

Il suffisait pourtant de lire la préface de Benedit pour constater qu'il acceptait, effectivement, de s'inscrire dans l'effet-mode des publications provençales, mais qu'il prenait avec elle toutes ses distances, qu'il ne visait en rien à relever l'astre abattu du provençal, qu'il ne justifiait son écriture patois que de la parole populaire la plus dévalorisée. L'enthousiasme, nouveau, du Sémaphore pour la cause du provençal, et les ridicules considérations à la Louis Méry, sans doute auteur de l'article, sur le vêtement troubadour, situent ce revival dans un hors-jeu culturel parfaitement inefficace. Les publications en provençal, et leur relatif succès, ne compensent en rien le discrédit social de l'idiome, parfaitement présenté au début de l'article. Il n'est question, en définitive, que de lutter, avec les mêmes armes, contre la dominance française : esprit, grâce, coloris. Gelu, sur lequel on ne dit rien, et Benedit lui même, ne peuvent que sourire. Et, en ce qui concerne Benedit, se réjouir, car son tirage initial de mille exemplaires sera vite épuisé. “Car tout ce long préambule a été écrit pour expliquer le choix que le nouveau poète provençal a fait de notre langue locale pour populariser son oeuvre”. On ne saurait être plus mauvais lecteur.

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“Et d'ailleurs, si son poème eût été écrit en français, il aurait perdu une grande partie de ses mérites ; d'abord, le Français l'aurait empêché de donner à ses peintures cette vérité saisissante qui consiste dans une langue faite à l'image des gens qui la parlent. Un idiome est le portrait exact d'un peuple, rien ne ressemble à un nervi comme la langue qu'il emploie ; si vous lui en donnez une autre, vous le défigurez. Je sais bien que l'on s'est, avec quelque raison, effarouché de certains mots devant lesquels l'auteur n'a pas reculé, de certains tableaux dont il n'a affaibli aucune teinte ; ceux qui auraient voulu des périphrases, approuvent Dorat ou Voltaire, quand ces poètes cachent sous le vêtement fort transparent d'une circonlocution, ces objets que la pudeur canonique défend de nommer. Il me semble qu'on pourrait soutenir qu'il y a derrière certains mots un plus grand cynisme, que dans l'emploi de l'expression propre. On a dit depuis long-temps qu'il suffirait pour rendre la Vénus de Médicis indécente, de mettre un bas de soie à sa jambe ; les puritains veulent des bas de soie. M.G.B n'a pas tourné, lui, autour du mot, il le lâche avec une plaisante audace ; son portrait de la fille Nicot, ben facho, quoique soulido en fait foi. Le vers qui suit celui que je viens de citer est le hardi coup de pinceau donné au vigoureux portrait de cette fille robuste, qui causa tous les malheurs de Chichois. D'un autre côté, qu'a voulu le poète ? Il a voulu nous faire faire une connaissance intime avec les Nervis. Or, ces nervis ne portent pas de gants jaunes, ils ne prennent pas délicatement la main d'une femme, ils ne se servent pas d'un lorgnon pour faire un examen rapide des perfections physiques d'une femme : le Nervi va brutalement à son but, son geste est doué d'une révoltante impudence, le Nervi tel que le dépeint Mr G.B

Desavié lei Familhos

En fésant ce que l'auteur lui reproche, c'est là peut-être une excentricité qui lui vient des Phocéens, nos ayeux. Une fois le Nervi adopté pour héros, M.G.B. devait nous le montrer sous toutes ses faces, dans toutes ses étranges manières d'agir. Plus la peinture est crue, plus elle est fidèle, plus aussi elle peut produire un excellent effet moral. En se voyant si laid, si dévergondé, si ridicule dans le poème que M.B. a mis devant lui, comme un miroir, le Nervi éprouvera-t-il quelque remords, quelque honte et peut-être s'amendera-t-il ? Il y a dans le style, dans la couleur de ce poème, une grande vérité, ce n'est pas autrement que l'on parle dans nos halles, à la rue des Gassins, à celle des Trois-Soleils, à celle des Isnards où brilla, comme un astre, Regaillette[43]. Une telle imitation, fut-elle la seule qualité de ce livre en ferait le succès. Mais là seulement ne s'est pas borné l'effort heureux de notre poète : graces à ces quelques pages pétillantes de verve et pleines d'entrain, on voit se dérouler tous les incidens du drame populaire le plus grotesque. Le Nervi entre en scène, Chichois est son nom ; il massacre les chats, fait subir aux turcs un avant-goût du pal, lache des bouffées de tabac dans les visages un peu propres, et se permet des licences phocéennes à cette foire de Saint-Jean pleine de bruit et de privautés ! L'audace de Chichois excite une rumeur de commères et lui vaut un de ces châtimens renouvelés des jeux olympiques. Les coups de poing pleuvent sur lui, l'amant de la fille Nicot, laquelle venait d'acheter un baricot, meurtrit Chichoix, celui-ci battu, moulu, éborgné, fait entendre une sublime élégie où se trouve ce vers :

Aï travaïa dex ans à Moussu Long !

Chichois est le type complet du Nervi. M.B.... le met à la hauteur d'un mythe ; il est insolent, hardi de manières avec les femmes et les hommes timides, tremblant et adroit dans ses plaintes quand il a affaire à de plus rudes jouteurs que lui ; car ce Chichoix, la terreur de son quartier, ne finit-il pas par dire à son robuste adversaire, malgré les traces que les coups ont imprimées sur son visage

Ana, avé tor, moun cher !

Tout le Nervi est dans ces mots et dans ceux qui suivent

Sias pas un bravé garçoun.

Remarquez qu'il parle ainsi à un individu qui l'a moulu de coups.

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Une peinture de moeurs et d'hommes pareils a, nous l'avouons, de rudes exigences. Quand Vadé faisait chanter ses poissardes, il ne dénaturait pas leur langue et ne supprimait pas les mots grivois. Plus on est vrai dans ces études faites sur le bas-peuple, plus on s'expose à voir arriver sous sa plume des mots vraiment révoltans ; mais ces mots bannis du vocabulaire des honnêtes gens se maintiennent effrontément dans celui de la médecine et du peuple. L'auteur de Chichois n'a pas pu les éviter, il les a vus entrer, la tête levée, dans ses vers, où ils se sont fait une large place. Cette fidélité de couleur lui a pourtant valu quelques reproches ; les lecteurs actuels apparemment ignorent les étranges licences que Coye d'Arles et l'abbé Caille se donnent dans leurs vers patois ; quand une certaine partie du peuple aura réformé ses habitudes et ses expressions, ceux qui le dépeignent ne seront plus placés dans l'alternative, ou d'altérer entièrement la vérité de leurs tableaux ou de mécontenter les lecteurs par leur fidèles reproduction d'un langage souvent nauséabond. Chichois a eu un véritable succès ; des hommes graves l'ont lu et ont ri ; la première édition a été enlevée. Pour nous, sans partager tout-à-fait les scrupules que la poésie hardie de ce poème a éveillés dans certains passages, nous en permettons la lecture seulement à tous les hommes âgés de plus de vingt ans, et parmi les dames, à celles qui font des voeux pour qu'un incendie dévore les inexorables registres de l'état-civil”.

Quitte à forcer les termes, il nous semble impossible de ne pas rapprocher cette apologie du vérisme sociologique marseillais de quelques lignes d'un article qui, dans le même numéro, précède le feuilleton sur Chichois . Commentant les troubles d'Espagne, le journal centre-gauche marseillais écrit :

“Les privilèges des municipalités en Espagne sont exorbitans. Cette loi sur les ayuntamientos, qui cause tant de troubles, tendait à renfermer ces privilèges dans de justes bornes. De plus elles sont incompatibles avec le régime constitutionnel. Ce que veulent les exaltés c'est créer une foule d'obstacles à la formation de cette unité, de cette centralisation qui fait la force des états libres et dont l'Espagne est tout à fait dépourvue pour son malheur”.

Le Sémaphore est loin, très loin de son autonomisme et de son anti-centralisme d'avant 1830. On conçoit que, dans ces conditions, le soutien qu'il apporte à la cause du patois ne veuille pas être autre chose que la connivence locale avec un plaisir de langage, sociologiquement dédouané. Il n'est pas question de poser une autre différence que celle de la distorsion de plaisir de l'usage du dialecte et de celui du français.

Le manifeste, quelque peu coup de tonnerre, qui va dans ce sens, amplifie et systématise ces arguments, vient de la feuille libérale désormais acquise à Thiers, le Messager, où Barthélémy (de Paris) propose sous le masque transparent de Z.Y.X, un long article à Chichois, vo lou Nervi dé Moussu Long[44]. Si la troisième et dernière partie de cette ardente défense de Chichois n'est que la reprise du récit de ses exploits à travers Marseille, qu'il dévaste, les deux premières parties permettent au Marseillais de Paris de lancer deux flêches barbelées : une en faveur de l'idiome, contre la francisation, l'autre contre l'image que donnent de la poésie provençale les auteurs qui ont précédé Benedit.

L'article commence par cette surprenante défense du provençal, que l'on comparera aux visions pan-occitanes des légitimistes :

“Nous ne demandons pas mieux que d'applaudir à toutes les innovations tendant à améliorer l'existence de notre ville ; autant que tout autre nous sommes partisans du progrès et du perfectionnement. Ainsi, qu'on illumine nos quartiers de réverbères hydrogènes, qu'on nous trace des grands chemins jusqu'aux bords de la mer, qu'on nous promette des docks et des hospices, des pasages vitrés et un palais royal, qu'on travaille à transporter un fleuve dans nos rues brûlantes, et qu'une compagnie herculéenne arrache une corne à la Durance, pour verser la fertilité sur notre territoire, et nettoyer les étables pestilentielles de nos rues. Oh ! alors nous seconderons ces grands et utiles projets, de nos voeux, de nos efforts, de notre bourse et de notre plume”.

On comparera cet enthousiasme commun aux libéraux et aux juste-milieu devant la modernisation de Marseille, aux refus de V.Gelu. Barthélémy poursuit :

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“Mais le zèle des novateurs les égare parfois. Ils tendent depuis quelque temps à abolir la langue provençale, et à introduire le français dans toutes les classes du peuple Marseillais. Nous ne craignons pas de le dire ; si le succès est en cela possible, il serait éminemment nuisible à notre ville. Il faut à cet égard établir une distinction entre les pays situés à l'intérieur des terres, et ceux qui occupent le littoral des mers. Détruisez, si vous le pouvez, les ignobles patois des Limousins, des Périgourdins ou des Auvergnats, forcez-les par tous les moyens possibles à l'unité de la langue française, comme à l'université des poids et mesures ; nous vous approuverons de grand coeur, vous rendrez service à ces population barbares, et au reste de la France qui n'a jamais pu les comprendre ; mais la situation géographique de Marseille souffrirait énormément de cette prétendue amélioration, nous sommes limitrophes de l'Italie, nous avons devant nous la Corse et la Sardaigne, nous commerçons chaque jour avec des Maltais ; nous avons à parler sans cesse à des marins de toute la Grèce ; il faut nous entendre avec la population indigène de notre colonie d'Afrique ; quel est l'interprête commun, quelle est la langue universelle entre nous et ces différens peuples ou pays ? Sinon le Provençal, ce patois que vous voulez proscrire, et qui légèrement modifié par l'intelligence du Marseillais, lui sert de passeport, et le naturalise dans toute la Méditerranée ; obstinez-vous à parler français, à des Gênois, à des Livournais, à des Grecs, à des Mores, vous verrez les embarras, les impossibilités que vous élèverez dans le commerce, et dans les habitudes les plus communes du peuple Marseillais ; et ce patois de tant de nations, ce fils dégénéré du latin comme l'italien, cette langue Franque qui se fait entendre partout, à l'aide des ti sabir, ti andar, estar bono, tailar testa, etc, si vous parveniez malheureusement à l'effacer, demain vous seriez forcés à fonder des écoles pour la réenseigner à vos compatriotes. Cette nécessité du provençal peut être justifiée par d'évidens exemples ; nous n'en citerons qu'un, un seul, et si bien connu des habitués du palais, nous en appelons à M.B......, un des habitués les plus fervents de nos séances judiciaires ; il s'agissait d'un pauvre diable, battu par un nervi déhonté”. Le seul témoin est un vieillard circassien, que le président ne peut compredre jusqu'à ce que l'avocat le fasse témoigner “grâces à cette belle langue universelle dont le provençal est la souche et la racine grecque”. Petit morceau de bravoure auquel le cabotin Barthélémy ne résiste pas : l'anecdote lui avait sans doute été racontée par Benedit lui même qui utilisera la lingua franca dans sa pièce de théâtre sur le nervi, un peu plus tard.

L'argument de Barthélémy a sans doute quelques fondements, mais il intéresse surtout de montrer l'isolat de plaisir dialectal de ces bourgeois et de ces intellectuels marseillais, naturellement dialectophones, mais tout à fait intégrés dans les normes de la culture dominante. Cette défense du provençal est incapable de se justifier d'un quelconque senti “occitan” : comment demander, à des gens accoutumés dès l'enfance à mépriser les Gavots, une attitude plus amicale à l'égard des Occitans de l'intérieur, comme dit superbement l'homme du littoral, durablement replié sur Paris.

Ce qui est bon pour les autres ne l'est pas pour Marseille, parce que Marseille, c'est spécial. Autant dire, mais ce n'est pas encore possible, parce que entendre le parler de notre enfance nous fait plaisir, à condition qu'il reste véritablement à sa place : langue du peuple certes, mais par là-même, et ici gît le plaisir, langue de la différence d'avec le bon ton, d'avec la culture acquise, d'avec cette poésie française si ardemment pratiquée, et dont on espère reconnaissance et succès. Toute tentative de faire passer cette langue “naturelle” du côté de la langue dominante, dans un comme si de normalité, une adoption de registres véhiculés par la poésie française, engendre ennui et doit être sévèrement condamnée. Ainsi sont renvoyés à leur nullité les poètes provençaux dont la récente levée en masse enthousiasme le Sémaphore, ainsi le renaissantisme est nié dans sa vertu dès ses premiers balbutiements.

Ce qui était, implicitement, suggéré par Benedit dans sa préface (il ne se prononcera clairement sur ce point que dans sa préface de 1853) est clamé de façon provocatrice par Barthélémy, et par le Messager. Les mêmes qui, avant 1830, condamnaient, non seulement les tentatives d'écriture dialectale, mais l'idiome lui-même, dans leur aprobation nouvelle, liée à l'évidence de l'effet-mode provençal d'après 1836, condamnent à nouveau : mais cette fois, la barre de leur interdiction ne passe pas entre le français et la langue d'oc, elle passe, au coeur même de la langue d'oc, entre les registres de normalité, condamnés, et le seul registre réaliste de compensation diglossique, source de délectation esthétique dans la connivence patoise. Barthélémy poursuit :

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“On doit regarder comme méritant bien de la chose publique, les hommes qui ont concouru ou concourent aujourd'hui, à la conservation de notre langue provençale, à ceux qui lui fondent ou lui maintiennent sa littérature, seul moyen de perpétuer cette langue. Au nombre de ces hommes utiles, nous nous plaisons à proclamer l'auteur du poème que nous annonçons ; nous affirmons sans crainte d'être démenti que cet opuscule est le régénérateur de notre patois qui tend chaque jour à l'abâtardissement, et qu'il fixe à tout jamais les règles de la poésie provençale. Il existe sans doute avant M.G.B qui a le tort de ses cacher sous ces timides initiales, il existe, disons-nous, des hommes recommandables qui ont consacré leur plume à notre idiôme populaire ; leurs ouvrages sont pour ainsi dire classiques, mais cependant empreints, de formes étrangères, d'expressions amphibies, d'une infinité de gallicismes, ou d'habitudes de langage qui tendent à corrompre l'antique pureté ou rusticité de notre langue primitive. Ce n'est pas parler provençal, que de traduire des mots français ou des images françaises ; on a beau dire en patois, l'aouroro eï dé dé roso, déjà lou bloun Phébus, dardavo seï rayouns ; leï Muso, leï noou Sur, etc. Tout cet attirail du Parnasse français est intraduisible dans la langue provençale ; celle-ci, a ses formes arrêtées, ses dictons, ses proverbes, sa mythologie particulière ; vouloir les déplacer ou les innover, c'est créer une langue, sans origine, sans type et sans caractère. L'auteur de Chichois a merveilleusement compris le génie de sa langue, il s'est restreint dans le circonférence qu'il s'est tracée ; il n'a pas reculé timidement devant la hardiesse de l'expression, et sachant bien que ses vers ne pouvaient se traduire, il a donné à cette satire l'allure franche, et l'énergique audace de cette langue de Juvénal dont la nôtre n'est qu'une filiation. Les détails de moeurs qu'il nous donne ici seraient peut-être étranges en français ; en Provençal ils sont libres sans cynisme, et peuvent être lus sans scrupule et sans scandale. En un mot, M.G.B est à nos yeux le restaurateur du provençal ; il parle franchement et sans mélange adultérin, la langue de Saint-Jean et du Château de Joly. Il saute à pieds joints sur l'hiatus écueil de la poésie française, et que la provençale doit braver : il donne ainsi, par de dédain de l'hiatus, une allure plus franche, plus naturelle, plus décidée à l'idiôme provençal”.

Ainsi, poursuivant et retournant la vieille idée-reçue selon laquelle il existe en provençal une foule de mots et d'expressions tout-à-fait intraduisibles en français, Barthélémy, en montrant qu'effectivement, à s'en tenir au plaisir de la retrouvaille avec la langue vécue, la langue posée en contrepoint savoureux du français par la compensation diglossique, il existe en français des mots et des expressions qu'on ne peut traduire en provençal. Il n'est donc plus question, comme, dans des registres différents, pour Bellot et pour Desanat, par exemple, de tout dire, ou de dire beaucoup. Simplement, il est question d'être juste dans le registre choisi.

Le lendemain, la Gazette du Midi se rangeait parmi ceux que la verdeur du langage de Chichois avait choqués : la poésie provençale doit rester familière, mais de bonne compagnie[45] :.

“Publications locales : On aura la décentralisation littéraire, quand on le voudra ; cela ne dépend q ue des écrivains de talent ! Que ceux d'entre eux qui appartiennent à la province, et dont le nombre est grand, abandonnent le brouillard de la Seine pour le soleil natal ...”. Recette aisée, en effet, suivie d'un appel à Maurin, et d'un petit mot sur la littérature provençale : “La littérature provençale a beaucoup produit ces jours-ci ; nous avons eu d'abord les premières livraisons du Gangui, oeuvre originale et populaire de M.Chailan, et la dernière livraison des poésies de M.P.Bellot. Ces deux noms sont en possession depuis longtemps de la faveur publique.

Il a paru un autre poème provençal qui a eu du succès, et qui, sous quelque rapport, méritait la sévérité de la critique, mais j'aime mieux vous en dire, en terminant, que j'ai lu hier, dans la revue Dramatique de M.G.Benedit, une notice remarquable sur Levasseur. Le biographe s'est montré homme d'esprit et bon critique musical, qualités qu'on lui reconnaît depuis longtemps à Marseille comme à Paris”.

Le Justin D. qui signe ces lignes sans appel est le même qui, peu avant, rappelait Bellot à plus de décence dans son évocation des prêtres.

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Mais, en rendant compte dans le Sémaphore[46] de la publication de Bellot, éloge tout à fait dans la ligne de ceux déjà proposés dans le même journal et dans la Gazette, Louis Méry va déclencher les foudres, dans un rebondissement inattendu.

“Nouvelles Poésies Provençales De Pierre Bellot, Faisant suite à ses oeuvres complètes, Troisième et dernier volume. En vente chez l'auteur, rue Traverse-Sénac, n°10 et chez les libraires de la ville. Si vous n'aimez ni nos collines pelées, ni nos simples et modestes bastides, ni nos petits vallons où l'olivier et la vigne foisonnent, ni nos étroits sentiers bordés de thym et de genets, ni les romérages où le galoubet et le tambourin provençal marient leurs sons primitifs ; si notre sol, notre Midi, notre mer, ne disent rien à votre coeur, ne lisez pas les poésies de Bellot, vous ne les comprendriez pas. Bellot n'a pas appris son beau métier de poète dans les livres, pas même dans la plupart de ceux de ses devanciers, il est possible que les troubadours lui soient inconnus. Que de gens font des vers, pour la seule raison qu'on en a fait avant eux, qui étudient laborieusement le rythme, la mesure, l'hémistiche, qui croient faire de la poésie, quand ils ne font que coudre les uns aux autres des centons et s'imaginent être originaux, lorsqu'ils ont donné à leur muse une physionomie, une robe faite avec des morceaux d'étoffe coupés çà et là dans quelque antique défroque. Je l'ai déjà dit, Bellot n'a rien de commun avec ces poètes sans mission, qui travaillent un canevas jusqu'à la trame. Le nom de poète, ils ne le méritent pas, c'est de leur part une usurpation contre laquelle on ne saurait trop énergiquement protester. Depuis Gros, la muse marseillaise n'a eu que peu de véritables interprêtes, à coup sûr, Bellot en est un. Qui le nierait ? Mais, je le répète, si par ton, si par l'effet d'une éducation parisienne, par suite de ces impressions malheureuses reçues au théâtre, des vaudevilles de M.Scribe, vous êtes forcés, quand vous ne pouvez pas quitter notre ville et notre banlieue, de vous regarder comme un exilé sous le ciel du Midi ; si vous n'admirez que les vers faits à Paris, le livre imprimé à Paris, que trouverez-vous dans les oeuvres de Bellot ? Plus celui-ci est poète, moins vous le goûterez. Il n'a pas, lui, cherché à franciser son patois, à cacher sous une écharpe moirée le gentil corsage de sa muse, il n'a pas habillé en provençal des idées et des moeurs parisiennes, il est resté marseillais, c'est le poète de nos trins, de nos bastides, de nos usages méridionaux, c'est le poète éminemment populaire dont les vers sont récités dans les fêtes villageoises, qui peut, comme Molière, consulter sa servante, sûr d'en être compris. Qu'y-a-t-il donc de commun entre lui et un auteur parisien ? Quand je prends un livre patois, je veux y retrouver mon pays, je veux que nos paysans, que nos grisettes, que nos pêcheurs s'y montrent dans toute la sincérité de leurs moeurs et de leur langage ; je veux y voir descendre un de ces beaux rayons de soleil dont le midi dore nos paysages, y respirer ces parfums qui montent de nos rochers soulevés par la Méditerranée, ou bien ces douces senteurs que nos collines, cassolettes de thym et de lavande, exhalent ; j'ai alors, d'autant plus de joie, que la langue de ma nourrice est celle dont le poète s'est servi pour réveiller en moi toutes ces sensations locales. N'y-a-t-il pas entre un pays et son idiome des affinités, des rapports qui font passer dans celui-ci, la couleur et la physionomie de celui-là ? or, ne vaut-il pas mieux respirer la fleur, sur le petit morceau de terre où elle est née, en plein soleil, et plein air, que dans le vase où on l'a impitoyablement exilée ? Pour moi, si j'étais contraint de quitter ma ville natale, je sais bien qui me la rendrait : un volume de M.Bellot me transporterait avec la rapidité de la pensée, au milieu des collines maternelles, et à chacun de ses vers, je referai peu à peu, en imagination, sans en oublier le moindre coin, tous les lieux où les plus belles années de ma vie se seraient écoulées. Aussi Bellot a-t-il pour admirateurs, tous ceux de ses lecteurs qui ont un vif attachement pour le pays. Un véritable poète peut seul obtenir un aussi touchant suffrage”.

On voit comment le modeste Louis Méry, doublure du frère admiré, mais assuré cependant de sa petite position dans l'intelligentsia marseillaise, a été contraint d'adapter sa quiétude dialectale, proclamée depuis 1836 dans la fréquentation de Bellot, la convivialité de la Société des Belles-Lettres, la conversion libérale, à une situation quelque peu différente. Avec Benedit, c'est toute la coterie du Sémaphore qu'il convient de ménager, le Sémaphore auquel Méry doit pour partie sa situation et sa notoriété relative. L'opération avait été tentée, d'amalgame entre la gloire institutionnelle de Bellot, désormais baptisé poète tous registres couverts, et la charge de Benedit. Benedit s'était tu, gardant un anonymat prudent, mais le

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succès et la terrible admonestation de Barthelemy à la clé, il devenait difficile de ne pas choisir.

Le salut à Bellot, qui sera prolongé d'une préface de l'édition populaire de ses Œuvres complètes, en 1841, anticipe sur cette pièce consternante : Méry tente de faire siennes les remarques de Maurin, publiées en début d'année dans la Gazette du Midi, sur l'adéquation entre le pays, ses montagnes, son climat (Méry est un des premiers, avec cet article, à mettre des majuscules à Midi), et la poésie “naturelle” de Bellot, écrivain hors-littérature, comme il tente de faire siennes les remarques de Barthélémy sur la vraie provençalité du langage : Bellot ne francise pas son patois, Bellot reste marseillais et populaire. Mais il ne peut, et pour cause, faire siennes les remarques de Barthélémy portant sur l'adoption du regitres “français”, les expressions que citait le Marseillais de Paris étaient directement puisées dans les tentatives “poétiques” du poueto cassaire, dans ses efforts pour accéder à la “vraie” littérature. On conçoit que Bellot ait été rudement secoué par l'inattendu succès de Benedit, et surtout par la philippique de Barthélémy qui l'accompagnait.

On peut comparer à ce début d'article en son honneur ce que Bellot écrit alors aux auteurs provençaux[47] :

O vous gais troubadours de la richo Prouvenço

Qu'aimas qu'un vers patois de vielhs mots siegue ourna,

Leissez pas, cresez-mi, proufanar la semenço

D'aqueou beou prouvençaou que Gros a samena !

Si saou ben que l'aoutour qu'a gaire de ressourço,

Que de sa linguo maire ignoro la beouta,

Fara de vers patois en frances mailhoueta ;

Mai cadun saou que l'aigo es plus bello à sa sourço.

Affirmation de l'authenticité, de la non-francitude de son langage, à l'encontre de ce que Barthélémy pourra lui reprocher : le souci de “correction” graphique est à la clé.

Bellot répond ainsi à la tentative de l'été de Barthélémy-Lapommeraye, poésie de classe moyenne comme l'écrivit le Messager,voulant imiter le français dans les registres nobles[48] :

Diguo-mi, cher ami, cresi qu'eres poumpetto

Lou jour que nous as dich, embouquant la troumpetto,

Que lou vers prouvençaou qu'es doou frances vesti

Es plus noble qu'aqueou que de raço es sorti.

Sieou pas d'aquel avis, ta pensado es barroquo.

Noun, noun, quand lou patois n'es pas de vielho roquo,

Que d'un frances bastar si trobo malhoueta,

Eis hueils de toueis letrus, n'a ges d'aoutourita.

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L'or pur a mai de pres qu'aqueou qu'a d'alliagi.

L'aoutour que voou d'uno odo empruntar lou lengagi,

Que sus un ton serieou mounto soun diapasoun,

Esquirlo coum'un ai qu'engaougno lou quinsoun.

Méry se garde de faire écho à de telles polémiques internes : l'essentiel est de proclamer l'authenticité du langage de son protégé, et l'adéquation de cette poésie au sol qui la fait naître, en évacuant toute considération sociolinguistique. A partir de là, il est aisé, comme le faisait Maurin en début d'année, d'opposer la poésie parisienne et la véritable poésie du pays, étant entendu que cette dernière ne pourra être goûtée que par les autochtones amoureux du pays (ce qui en réduit considérablement le nombre), qu'elle n'a donc aucune prétention à l'universalité.

“Ce qui me plaît dans Bellot, c'est qu'il ne porte pas étalée sur son front, dans sa manière de vivre, la fastueuse enseigne d'un auteur ; il y a dans ses habitudes, comme dans son talent, quelque chose de si naïf, de si spontané, de si naturel, qu'on éprouve à l'entendre réciter quelques-unes de ses pièces, sans aucune de ces coquetteries d'hommes de lettres en pied et en titre, la surprise d'une révélation de poésie inattendue. On l'a dit de Lafontaine, on peut le dire de lui : il porte des vers, comme un arbre porte des fruits, l'arbre s'en doute-t-il ? et cette heureuse ignorance en rend-elle les fruits moins savoureux ? C'est à, à une époque aussi raffinée que la nôtre, dans un siècle de prétentions et de succès calculés, de réputations habilement escamotées, un véritable phénomène littéraire ; ainsi débuta la poésie, quand elle naquit sur les lèvres simples et naïves. Ce talent qui s'ignora long-temps lui même, s'est donc produit, sans arrière-pensée de renommée, sans l'implacable besoin des applaudissements ; il est venu à nous, sans pressentir même le brillant accueil que nous lui avons fait ; et qui sait si dans la suite, ce retentissement populaire qu'il a obtenu, ne lui a pas causé une certaine surprise ? Sont-ce là des succès parisiens ? où donc la poésie peut-elle encore se croire transportée à ses premiers jours? si ce n'est dans ces provinces reculées, où soufflant sur la poussière qui recouvrait les gothiques incrustations de son luth, elle répand de nouveau la vie et l'harmonie sur des cordes depuis long-temps muettes.Ce qui est advenu à Jasmin est également advenu à Bellot. Le coiffeur d'Agen savait-il qu'un jour son nom serait placé parmi ceux des poètes, quand il chantait ses mélancoliques chansons languedociennes ; il ressemblait, ainsi que Bellot, à tant de Bardes qui ont passé, inconnus, sur la terre, avec ces paroles que les anges ou les génies des solitudes leur avaient apprises. Le hasard a dévoilé tous ces mystères poétiques, et de quelle fraîcheur, de quel charme les avons-nous trouvé empreints ? Chante-t-on ainsi dans nos civilisations vieillies ? Pour moi, je l'avoue, j'ai plus de plaisir à lire ces poètes qui étaient loin de se douter de tout leur génie, que ces versificateurs plus préoccupés de leur sucès que de leurs œuvres. Ceux-ci voient toujours derrière le paysage qu'ils décrivent, la passion qu'ils dépeignent, le tableau qu'ils esquissent, les artilleurs de la critique littéraire, prets à mettre en pièce le frêle édifice de leur renommée. Et ces préoccupations ne sont pas les seules qui déconcertent leur verve, celles du gain, du métier les surprennent même au milieu de leurs méditations ; de pareils soucis assombrissent nécessairement l'horizon de leurs pensées ; la poésie n'est plus cultivée pour la poésie, ce n'est plus le rossignol qui chante pour lui, parce que le crépuscule ou parce que la nuit pleine d'une fraîcheur sereine sont venues ; à ce chantre de la solitude, que font les oreilles attentives, que font les auditeurs recueillis à quelques pas de la branche toute résonnante de son harmonie ? Le crépuscule, dont les dernières lueurs s'éteignent dans un azur mourant, la nuit qui desend du firmament étoilé, ont ému le musicien solitaire qui s'enivre, seul, de ses chants. Voilà la poésie ! L'écrin où elle puise ses riches émeraudes, la toile où son pinceau étend ses belles couleurs, sont toujours les mêmes, la nature et l'homme !”

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Et Méry de citer longuement à l'appui, le même poème qui inspirait les articles précédents sur Bellot, Ce qu'aimi veire, méditation sur le paysage aimé et l'amitié, qu'il fait suivre, en contraste, d'un “tableau de moeurs”, lou Coou de Mouchoir.

Certes pour Louis Méry, demeuré au pays dans la résignation dépitée, l'idéalisation de l'amateurisme de Bellot est critique implicite des Marseillais lancés par leur séjour dans la capitale, Joseph son frère, Barthélémy. Mais une telle idéalisation lui permet aussi d'esquiver le problème de la critique marseillaise, véritable monopole, qui d'une certaine façon a fait le succès de Bellot, et occulté d'autres tentatives.

Justement, et le fait est tout à fait exceptionnel, Méry s'aventure ici à dresser un panorama de la création marseillaise, où, ce sera bien le seule fois, le nom de V.Gelu est cité (on comprend que Gelu ait poursuivi le Sémaphore et la coterie Méry de sa rancune tenace).

“Nos poètes provençaux, (et le nombre en devient de jour en jour plus considérable), remplissent les uns envers les autres, d'une manière fort édifiante, les devoirs de l'hospitalité ; aussi sommes-nous sûrs, quand nous les lisons, de rencontrer au milieu de leurs pièces, quelques-unes de leurs confrères, touchante association qui semblerait prouver que la poésie patoise est exempte de ce sentiment de rivalité dont sa rivale ne sait pas toujours se garantir. Ainsi, dans le dernier volume de M.Bellot, nous avons lu une fable de M.Leydet tournée avec beaucoup d'esprit, une imitation heureuse plutôt qu'une traduction d'une épître de Lafontaine, c'est là un début qui promet un bon livre. La charmante pièce de vers patois que la Canoubié a inspirée à M.Barthélémy, notre savant et aimable directeur du Museum d'Histoire Naturelle, a aussi toutes les qualités de la poésie provençale ; M.Barthélémy, M.Leydet, M.Chailan dont le Gangui obtient un véritable succès, M.Desanat, dont le vers épique se colore de tant de patriotisme, figurent avec honneur dans cette pléiade où MM.Gelu et G.B...., sont nouvellement entrés, tenant à la main un diplôme de poètes, paraphé par tous les amateurs de l'idiôme local. Tant d'efforts, en faveur de notre Langue provençale ne seront pas vains, nous leur devons des publications intéressantes et la preuve d'un mouvement intellectuel qui s'accomplit véritablement dans la sphère provençale”.

La liste ainsi dressée, une fois n'est pas coutume, dispense Méry, mis en était-il capable, d'une réflexion véritable sur ce qui est en train de se jouer à Marseille. Aussi, faute de pouvoir, ou de vouloir, mettre en avant les tentatives originales, mais absolument opposées, de Desanat et Gelu-Benedit, eux mêmes affrontés, il en revient à Bellot, renvoyant le grand Prieur des lettres provençales à cette mythique rencontre avec le peuple de la Provence profonde, dont d'autres rêveront bientôt.

“Il y a deux ans, je visitai la Sainte Baume ; au pied de cette masse qui forme un rempart sombre et imposant au plan d'Aups, j'entendis un jeune pâtre réciter des vers patois ; c'était un des contes de Bellot. Je demandai à ce rhapsode local, où il avait lu ces vers. Il me répondit qu'il les avait appris d'un déclamaïre de Ste Zacharie ; mais, ajouta-t-il, avec tristesse, comme je sais lire, j'aurais acheté les livres de celui qui fait les vers, si l'on ne m'avait pas dit qu'ils coûtaient beaucoup d'argent. Bellot à qui je racontai le dépit du jeune berger, s'est empressé de lui faire parvenir l'édition complète de son oeuvre, où le luxe typographique des meilleurs imprimeurs de Marseille est magnifiquement étalé. Mais il ne peut pas, sous peine de se ruiner, faire de pareils cadeaux à tous les bergers et à tous les agriculteurs qui voudraient le lire ; il faut donc qu'il se hâte de faire une édition populaire, afin qu'une place qu'il est si sûr d'obtenir, soit faite à son livre, dans le coin des cheminées des bastides, où la fumée jaunit l'Histoire de la Belle Maguelonne de Provence avec celle des Quatre fis d'Aymon. Sa charmante poésie y sera aussi comprise et goûtée, qu'elle l'a été dans un salon, je lui demande cette édition au nom du peuple de nos villes et de nos campagnes, qui n'ont pas toujours un déclamaïre à sa disposition”.

Bellot publiera ses Œuvres complètes, en édition populaire, en 1841. Mais si, à sa façon, le théâtre dit la vérité, comment ne pas voir ce que disent, dans le même temps, ses personnages des Deux Magots[49]. La scène se passe à Marseille : Auguste, peintre décorateur, Rossignol, matelot, Fifine, grisette, etc, parlent français, et le français à la mode. Bellot laisse le provençal à Margarido, poissarde provençale. C'est dire que dans la

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socialisation de la mise en scène théâtrale, et à plus forte raison dans la folie de la transgression carnavalesque, les masques se mettent, mais les masques tombent aussi. Cette proclamation d'un retour du patois, cette célébration journalistique dont Méry est l'ordonnateur, sont brisées net par deux interventions : l'une est extérieure, c'est celle de Berteaut, journaliste du gouvernemental Sud, l'autre, par la force du sens de son message ambigu, vient de l'initiative provençale, c'est celle de Gelu.

L'intervention du journaliste de Sud[50], Pierre Berteaut, né en 1807, bientôt secrétaire de la chambre de commerce et défenseur des intérêts du port, vient rompre ce concert de louanges : en assumant le véritable registre de l'idiome, Benedit montre qu'il ne peut y avoir, en effet, de véritable littérature en provençal. L'incroyable mépris du peuple dont témoigne Berteaut, et la brutale allusion à la libido des petits bourgeois marseillais, ne sera pas relevée par ses adversaires, qui ne le reprendront que sur la langue. Signe en réalité d'un consensus idéologique profond et d'une impossibilité d'investissement populaire véritable.

“Réponse à la lettre de Z du Sémaphore.

Dans un article qui rendait compte d'une pochade locale, nous avons soulevé à notre insu une grave question de linguistique. Le provençal, avions-nous dit, est illettré de sa nature, il manque de grammaire et ne sait pas l'orthographe ; en un mot, ce n'est rien qu'un patois. Tout ce que l'orgueil local pourra exhumer de la poussière du passé ne détruira pas ce fait actuel admis par tout le monde, ceux même qui parlent provençal comprennent instinctivement combien leur instrument est grossier et incomplet, auprès de la langue française. Partant de cette donnée, nous déplorions que des hommes d'intelligence s'obstinassent à faire de cet idiome un élément littéraire et poétique, comme ces musiciens qui, pouvant exécuter une fantaisie de Thalberg sur le piano, s'obstineraient à jouer du galoubet, par exemple. Au lieu de voir tout ce qu'il peut y avoir de véritablement national dans une question ainsi posée, le Sémaphore n'aperçoit que le côté local, il réduit la musique à une aubade de tambourins, et se croit obligé de rompre une lance pour ce qu'il appelle sa langue maternelle. Pour nous, enfant de Marseille, nous ne reconnaissons pas d'autre langue maternelle que le français ; ces chants dont on a pu nous bercer au maillot ne constituent pas selon nous une parenté bien rapprochée, et nous n'imiterons jamais ces enfants qui sourient à leur nourrice de préférence à leur mère. Les services du provençal sont extrèmement bornés ; ils se restreignent pour ainsi dire à la mamelle ; cet idiome n'a rien développé en nous ; c'est une musique de berceau d'une harmonie fort contestable et qui a plus souvent éclaté en jurons qu'en caresses ; le français au contraire a recueilli nos premières impressions sur nos lèvres encore blanches de lait, il a posé nos balbutiements les plus vierges, c'est lui qui nous a parlé d'amour et de Dieu, c'est dans cette langue que nous avons reçu les tendresses de la famille, enfin si le provençal a pu être notre nourrice, on peut dire que le français a été notre véritable mère ; il nous a communiqué le jour, et le sentiment des nuances. Le Sémaphore a beau mettre la langue provençale sous l'égide de l'amour, lui prêter l'allure accorte et l'air pimpant de la grisette, il ne parviendra jamais à poétiser cette langue triviale et populaire ; cette grisette, nous l'avons aimée, malgré son langage ; sa physionomie a plaidé pour elle et a tout fait oublier. Après ces heures de passion brutale où la Vénus callipyge est la plus haute expression de la beauté, alors qu'on commence à descendre en soi-même et à rêver d'une maîtrese, que de fois nous avons regretté qu'une langue complète comme la nôtre ne répondît pas à nos phrases et n'interrompît cet éternel monologue auquel nous étions condamnés, faute d'expressions correspondantes. Au nom du ciel, mon cher Z, trouvez-nous de meilleures raisons pour relever le provençal ; vous avez pu faire de la poésie avec vos propres sentiments, mais croyez-moi, ce que vous avez allégué dans l'intérêt de votre cause lui est précisément contraire. Ce patois provençal, habillé à votre façon, ressemble à ces artisans endimanchés dont le linge blanc ne fait que mieux ressortir les mains noires et la peau cuivrée. Mais trêve de métaphores et de sentiments ; au fait, avocat du provençal. Vous dites que notre patois est une langue, vous alléguez à l'appui de notre thèse qu'il a été parlé au Moyen age, qu'il a donné naissance à toute une famille de poètes ; vous allez jusqu'à avancer que Dante, l'Homère florentin, sur le point d'écrire la Divina Comedia, hésita un instant entre la langue italienne et celles des troubadours ; c'est là, comme vous le dites fort élégamment, un assez beau blason pour notre provençal ; mais ce blason n'est garanti par aucune histoire ; il est complètement apocryphe ; nous avons d'excellentes raisons pour le croire de fabrique marseillaise. La preuve que cette hésitation de Dante entre l'italien et le

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provençal est une fiction purement littéraire, c'est que l'italien n'existait pas. Dante, ne reconnaissant pas le provençal pour une langue, inventa l'italien. Quant aux Bertrand de Born, aux Pons de Capdeuil, aux Comtesses de Die et à tout le chapelet historique que vous défilez, c'est plus sérieux, cela du moins existe. Mais que prouvent ces barbouilleurs de sirventes, de planhs, de tensons ? A la place de ces volumes indigestes, pleins de garlembeys et de torneyamens, que n'exhumez vous de vos archives provençales une belle page de prose comme savait en faire la bonne langue d'oïl ; cela, croyez-moi, serait plus positif et vaudrait mieux que tant de fadaises rimées. Pendant que le provençal chantait sur la cithare, jouait aux dames et aux troubadours, la langue du Nord, bien autrement trempée, ne se contentait point de rimes et de cour d'amour. Déjà, vers 1200,un anonyme traduisait en prose française la vie de Charlemagne, et, avant 1203, Geoffroy de la Ville-Hardouin, chevalier normand, consignait dans sa chronique l'histoire de la conquête de Constantinople. Tous ces ouvrages étaient autant d'assises jetées par le génie pratique du Nord et qui devaient assurer la prééminence de son idiome sur celui des Méridionaux. Or c'est par de tels ouvrages, fruits de la réflexion et des recherches, qu'on parvient seulement à fixer une langue. Que de consciencieux manuscrits ! que de chroniques intéressantes ! que de curieux récits de voyage nous sont venus de l'Ecole de Normandie ! Que de matériaux précieux pour notre langue et pour notre histoire, sans compter ces épopées de cent mille vers, ces nobles romans de chevalerie, où l'on trouve la poésie à pleines mains, et dans lequels pointe, dès le XIIIe siècle, le germe de notre brillante civiliation. Tous les essais poétiques et littéraires de quelque valeur et de quelque portée appartiennent exclusivement aux trouvères ; depuis la poésie épique jusqu'à la simple nouvelle, ils avaient tout embrassé. Au mariage de Charles VI et d'Isabeau de Bavière, ils improvisèrent le théâtre : la Confrérie de la Passion est l'ayeule directe de Corneille et de Molière. L'imagination moderne a broché les troubadours d'or et de soie ; elle en a fait des personnages de fantaisie, à l'usage des opéras et des romans. On les a drapés magnifiquement, comme ces brigands de théâtre relevés pour la scène et qui, en réalité, ne sont que des coupe-jarrets en haillons et des Mandrin déguenillés. Les troubadours de Curte de Sainte Palaye sont le pendant des Fra Diavolo de Scribe. Mais soufflons sur tous ces mensonges, et voyons ce qu'était le troubadour. C'était une espèce d'hôte nomade qui chantait de porte en porte comme Homère, et n'avait de commun avec ce patron des poètes que le métier de mendiant ; c'était un versificateur gastronome qui, grâce à la tolérance de l'époque, échangeait de fort mauvais vers contre de bons dîners... Le troubadour, c'était un bateleur ès-lettres, promenant sa pauvre muse en compagnie des singes, et les faisant danser ensemble au refrain de la même chanson. Faiseur de lazzis et tours de passe-passe, escamotant la syntaxe et la muscade, le troubadour n'est pas mort ; on peut encore le voir sur nos places publiques... Le troubadour pur sang, c'est l'aveugle du coin que décembre nous ramène, chanteur de noëls enroués qu'il accompagne sur un violon rhumatismal. Laissez faire le temps, un jour il ne manquera pas de savants qui mettront leur sagacité au service de ces rhapsodes, et qui nous démontreront dans une rhétorique ad hoc toutes les fleurs littéraires de ces chants de la borne. Maistre Barry passera maître dans la gaie science, tout comme Bertram de Born, et enrichira de son nom la liste qu'ouvre Guillaume, Comte de Poitiers. Pourquoi pas ? Dès 1245 on y trouve déjà un pauvre tailleur, Guilaume de Figuéras ! Tel est le sort de l'idiome provençal : parti de haut, il est toujours tombé bien bas ; du trône il a passé à l'établi dans l'espace de soixante ans. /.../ le français, européen aujourd'hui, a presque réalisé le rêve de Leibnitz, tandis que le provençal, en dépit de son euphonie et de sa filiation latine, ne s'est jamais fixé, n'a pas élevé le moindre monument linguistique proprement dit, et n'existe que dans un rayon fort circonscrit, comme tous les patois ... Nous le demandons aux esprits sérieux, une langue vivante, pour mériter ses titres de bourgeoisies, ne doit-elle pas pouvoir rendre tous les effets, ne doit-elle pas embrasser chaque spécialité, être capable de parler science et art, enfin se mettre à la hauteur de l'époque sous le rapport à la fois moral et physique. Voilà ce que nous avons posé en principe, et ce que nous n'avons pu reconnaître dans le provençal, baragouin local qui finit là ou la noblesse et la science commencent. Sans doute il y a quelque chose de plus intéressant que le laboratoire du chimiste et le cabinet du physicien, c'est le sanctuaire du coeur. Mais ce domaine-là est interdit comme tout le reste à l'idiome provençal ; pour lui, point d'essence poétique et littéraire, point de partie véritablement éthérée. En sa qualité de patois, il est tout à fait incompétent pour les sentiments délicats et les nuances de l'âme. Comme tous les idiomes de bas étage, il n'a pas d'autre caractère distinctif que la vis comica. /.../ Il faut être de son temps, avant tout ; c'est avec ce sage précepte que nous condamnons le

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provençal collet monté sous les troubadours et lie de peuple aujourd'hui, et qui par ces motifs manque de partie intermédiaire et vitale. Nous renions le provençal, cet idiome bâtard, latin en putréfaction dont le fumier stérile n'a fait pousser aucun chef-d'oeuvre, en dehors de quelques jets poussant par eux-mêmes et qui ont pu fleurir malgré la terre ingrate où ils étaient plantés. Avec ces idées, on pense bien que je n'ai pas de gaîté de coeur entamé une polémique littéraire sur le provençal ; un pareil patois n'en valait pas la peine ; j'ai relevé le gant en l'honneur seulement de la main qui me l'avait lancé, main française s'il en fut, et payant aujourd'hui d'ingratitude la langue qui répondit tant de fois à ses inspirations. Les plus beaux fleurons de la couronne provençale, les seuls d'un éclat incomparable, brillent à Paris dans la république des lettres[51]./.../ Gardons notre admiration pour les talents qui la méritent ; il est temps de faire justice de toutes ces poésies patoises qui commettent des larcins journaliers au préjudice de la France ; il faut enfin convertir en numéraire de bon aloi toute cette fausse monnaie dont la presse locale se paye, sous des prétextes de patriotisme mal entendu qu'invente une camaraderie de clocher.

S.Berteaut.”

Un aboutissement dans l'écartèlement.

Ainsi se terminait l'année 1840 : cascades de mutations, masques assumés. Chailan, dix ans après sa tragédie française Jules César donne lou Gangui, et en préface, l'ancien directeur du Frondeur Marseillais, dix ans après avoir stigmatisé le patois, assène une indigeste dissertation sur la langue romane, en totale distorsion avc le registre plaisant et familier de l'ouvrage, et en prudent défaussement par rapport à la querelle de la poésie provençale.

Chailan et Bouillon-Landais assument ainsi, dans cette dissociation-association apparemment incompréhensible, l'écartèlement initial auquel était soumise la conscience provençaliste dans la décennie 1775-1785, et à laquelle elle avait répondu par la dissociation entreprise théâtrale-publication sur la langue. De cet écartèlement entre un investissement érudit, et un investissement de plaisir d'écriture, naît la réponse au blocage de la création, réponse qui engendre elle même la condition d'un nouveau et décisif blocage : l'éternelle quête d'un support identificatoire au génie de la langue pouvait se réaliser de trois façons :

Avec Bellot, dans une mise en place d'un cercle de connivence, le grand villagi marseillais (ou provençal), entouré de l'océan du français.

Avec Chailan, dans la mise en place d'un cercle de consommation en dérision, cercle des amateurs marseillais, entourés de l'océan de la pittoresque arriération paysanne.

Avec Benedit et Gelu, Marseille civilisée, et francisée (Gelu, plus franc que Benedit, donne un ouvrage bilingue), focalise le Génie de l'idiome sur le noyau des exclus.

Mais, dans les trois cas, c'est bien du génie de la langue qu'il s'agit, et non de son support identificatoire, positif ou négatif.

Il n'est pas indifférent de constater que Benedit ne pourra pas tenir, d'ailleurs, ce registre, et dès Chichois au Conservatoire, un an plus tard, s'essaiera au style noble.

Chailan meurt en 1840, non sans avoir dit son fait à Benedit et encouragé Desanat. Il est évident alors que s'ouvre une époque nouvelle : la presse des départements s'ouvre au provençal, même si ce n'est, comme à Toulon, que pour rimer sur le passares. Lou Bouil-Abaisso va paraître, unissant à partir du Rhône, dans lequel Encontre voyait une barrière[52], les poètes des deux régions.

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Certes Gelu subvertit la chanson populaire : il n'est que de comparer ses textes avec les productions d'un Vincent en 1839. Mais il ne peut faire véritablement d'émules, pas plus que, à l'opposé de l'écartèlement, l'entreprise normative d'Honnorat ne peut faire véritablement de disciples. Car leur double et contradictoire exigence était aussi, a priori, la négation de l'usage commun, pour ne pas dire médiocre, dans lequel la poésie de classe moyenne allait chercher le salut, non sans de bonnes raisons.

En effet, l'année 1840 propose simultanément la publication du projet de dictionnaire de la langue d'oc, par Honnorat, et les solutions marseillaises de l'impasse littéraire, avec Benedit et Victor Gelu. Ces deux tentatives, qui inaugurent de fait une période nouvelle, n'entrent pas dans notre cadre de recherche, et feront l'objet de travaux ultérieurs.

L'entreprise d'Honnorat méritera un examen attentif. Nous avons essayé, compte-tenu de la relative ignorance de la genèse de l'oeuvre, d'éclairer ses motivations, et ses premières retombées. Il importera de suivre la réception du texte de 1840, qui sera diffusé auprès des académies de province en 1841 et connaîtra seulement alors ses premiers échos dans la presse.

L'entreprise marseillaise est infiniment mieux connue. Le récent colloque Gelu, comme la contribution des Cahiers critiques du Patrimoine[53], dans une première approche à plusieurs voix, ont permis de cerner de façon beaucoup plus approfondie la personnalité, les contradictions et les ouvertures de Gelu. Les textes de Benedit sont d'un accès aisé. Aussi avons-nous insisté essentiellement, dans cette étude, sur les réactions du tissu social et culturel marseillais à ces publications de 1840, en donnant, quitte à être long, le dossier de presse : textes signifiants dans leur suivi, leur continuité, et dont la quasi-impossibilité de consultation impose, nous semble-t-il, le regroupement. Si Gelu n'y a pratiquement pas de place, c'est que la presse marseillaise l'a ignoré.

C'est donc très volontairement que nous n'avançons pas plus dans la réflexion sur l'oeuvre de Gelu, et sur la postérité de celle de Benedit, nous en tenant à cet éclairage de l'environnement, et nous permettant de renvoyer, pour une étude qui doit se poursuivre, à nos premières contributions.

Dans sa préface des Chansons de 1840, Gelu écrit : “D'abord, mes héros sont Marseillais avant tout. Ils ne pensent point en français pour s'exprimer en provençal. Ils parlent le patois de Marseille et non la langue, si langue il y a, telle qu'elle doit s'écrire. Leur dialecte est celui des rues, des quais et des halles. Il n'a rien à déméler ni avec le dictionnaire de l'Académie, ni avec la grammaire provençale. Au reste, cette grammaire, si elle existe, ou même si elle a jamais existé, que peut-elle être aujourd'hui,sinon une introuvable rareté bibliographique ?”

Or, c'est au moment même où, de la négation de la langue par l'assomption désespérée de la parole, de la négation de l'identité nationale par l'assomption de l'identité socialement et localement la plus décentrée, Gelu fait oeuvre véritable, travail de plume, création de langue, qu'Honnorat proclame l'ordre et le sens des mots, la logique de leur graphie, pour mieux mesurer la mort d'une Nation réduite au verbe. Le double et terrible salut à cet indicible qui s'en va, littéralement inouï, inaudible par les contemporains, devait donner son sens à l'inflation de textes provençaux qui allait suivre, et dont lou Bouil-Abaisso et d'autres entreprise devaient capitaliser les retombées, et les accroître. L'impitoyable dédain de Gelu, comme d'Honnorat, pour la foule des rimeurs provençaux de bonne volonté qui devaient s'engouffrer dans la brêche ouverte en 1840, au delà de toutes les bonnes raisons avancées, témoignait essentiellement du fait que l'entreprise n'était pour eux pensable qu'en termes de salut individuel. A cet égard, le plus intéressant en définitive pour ces deux solitaires relève du refus que la société civile leur opposera après 1840. Mais leurs entreprises même, en 1840, signaient un impossible, et une nécessité : poser la langue en dehors de la francitude, dominante, dont ils acceptent par ailleurs toutes les données, et toutes les compromissions.Ce peut être, pour Gelu, par le refus de la norme culturelle, ou, comme Honnorat, par la prise en compte totale de cette norme. Peu importe, en définitive : tous deux situent un Ailleurs dont ils

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savent bien que, à part eux, nul n'a la clé. La désolation proclamée de n'être pas suivis ne tient pas, en définitive, à l'absence de disciples : qu'en auraient-ils fait ?

A cet égard, quel que puisse être son manque de persectives, Desanat se situe dans la voie apparemment normale de l'insertion dans la société civile d'une écriture occitane qui n'a pas d'autres ambitions que d'en faire partie.

L'année 1840 marque donc, d'une manière qui nous apparaît décisive, une rupture dans la problématique occitane dont toutes les initiatives à venir découleront : le cycle explosion politique - relance littéraire - déréliction, se termine par une déréliction de fait, que les deux exclus ressentent et violentent. Mais la multiplication, et bientôt le regroupement des bonnes volontés provençalistes, et leur ténacité de quelques années, maintiendront jusqu'à la révolution de 1848 la fiction d'une vie. On sait comment 1848 relancera le cycle et ce qui en adviendra en 1853-1854.

[1] “Epitro à Moussu Pierre Bellot, poèto marsies, signée Desanat fils de Tarascoun habitant de Marsio”, Le Sémaphore, 30 août 1839.

[2] Ainsi de la triste histoire de la jeune folle dont abusent les paysans.

[3] Le Sémaphore, 5 janvier 1839.

[4] Le Messager de Vaucluse, 18 août 1839. Dumas en donnera une version quelque peu modifiée dans Provence.

[5] La Restouratioun dé la fabricou, dialoguou entré dous taffataïrés.

[6] Notons que beaucoup sont originaires du Var, comme Pascal, Guigues, etc.

[7] “M.Désanat, poète provençal, nous adresse une pièce de vers, que nos abonnés liront sans doute avec plaisir : L'agounio D'aou Ministèro d'ou 15 abriou”, L'Ere nouvelle, 7 mars 1839.

[8] Le provençal intervient dans le feuilleton “Les suites d'un amour adultère”, avec le fragment d'une comptine populaire : “Ploou e souleïo, / Nouestro damo veïo. / Si Marsillo va sabié / Tout lou moundé courririé / A forço de courré / Se roumprien lou mourré / A forço de camina / Se roumprien lou bout d'oou nas”. L'Ere nouvelle, 27 déembre 1839.

[9] Desanat, “Lou Canaou deis Alpinos”, l'Ere nouvelle, 11 juillet 1839.

[10] Gaut écrira bientôt en provençal, et participera au Bouil-Abaisso de Desanat, fondé en 1841. Mais son écriture provençale s'inscrira dans un lieu spécifique d'intervention dialectale, et non dans un organe français.

[11] l'Ere nouvelle paraît du 5 janvier 1839 au 20 août 1840.

[12] Le Sémaphore, 20 janvier 1839.

[13] De nombreux Provençaux faisaient partie des cadres techniques, militaires, culturels, du gouvernement égyptien.

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[14] Cf. le texte de Z, Méry sans doute.

[15] “Lou Gynaso e lou grand théâtre”, le Sémaphore, 25 février 1839. la seconde partie du poème est publiée le 30 janvier 1839. La pièce sera imprimée dans les Œuvres complètes sous le titre : “Lou Gymnaso et lou Grand Thiatre, Epitro satiriquo à M.G.Dairnvoell”.

[16] Paris.

[17] “Epitré à Moussu Pierre Bellot, poèto marsies, par Desanat fils de Tarascoun, habitant de Marsio”. Le Sémaphore, 30 août 1839.

[18] Chailan, malade,va mourir peu après.

[19] dont témoigne son poème sur les souscripteurs.

[20] La Gazette du Midi, 16 janvier 1840.

[21] Allusion sans doute à quelques pièces jugées par le journal irrespectueuses à l'égard des prêtres.

[22] Bellot n'a cessé de louer Maurin, depuis 1836.

[23] Maurin ajoute en note : “Il nous faut avouer cependant que dans les grandes villes de la Provence, le provençal tourne de jour en jour au patois. A Marseille surtout, il n'est plus reconnaissable. Sous son continuel frottement avec la langue française, il s'est transformé en espèce de langue macaronique, ayant les racines françaises et les désinences provençales. Ainsi, au lieu d'y dire aoustaou (maison), on dit maisoun ; allumer s'y dit allumar, au lieu d'abrar, et mêler, mellar, au lieu de mesclar, etc”.

[24] Maurin écrit en note : “Romane (Romana) : on appelait ainsi la langue latine du Bas-Empire,qui avait perdu toute élégance et toute dignité, en conservant néanmoins les formes grammaticales”.

[25] dont Mary-Lafon marque alors la pointe réelle.

[26] Nous en avons connu un avatar après 1968.

[27] La Gazette du Midi, 9 mai 1840.

[28] La Gazette du Midi, 3 juin 1840.

[29] La Société Archéologique de Béziers, dont Azaïs est président.

[30] Le Messager, 11 juin 1840.

[31] La Gazette du Midi, 13 juin 1840.

[32] Le Sémaphore, 19 juin 1840.

[33] Le Messager, 25 juin 1840.

[34] Le Messager, 5 juillet1840.

[35] Le Messager, 20 août 1840.

[36] Ces a sont curieux.

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[37] Le Messager, 25 août 1840.

[38] Ex Garde National.

[39] Sud, 10 septembre 1840.

[40] Le Messager de Marseille, 25 août 1840.

[41] Chef de la police.

[42] Le Sémaphore, 18 septembre 1840.

[43] Revendeuse dont les réparties provençales étaient célèbres.

[44] Le Messager, 25 septembre 1840.

[45] La Gazette du Midi, 26 septembre 1840.

[46] Le Sémaphore,8 octobre 1840.

[47] EisAoutours Prouvençaoux.

[48] Vers adreissas à un de meis amis que dis que lou Prouvençaou foou que siegue francisa per pousqué l'elevar à la haoutour de l'Odo oudoou Pouemo epiquo.

[49] Les Deux Magots, ou un bal de Carnaval, folie en un acte. La pièce est cosignée par Bellot et Vincenzini, l'auteur du Patron Jean de 1813. Bellot rejoint ainsi, au grand jour, celui qui dès l'Empire, proclamait par anticiaption la francisation du peuple marseillais.

[50] Sud, 25 novembre 1840.

[51] L'auteur cite alors longuement Thiers, Raspail le savant, Méry, Barthélémy, Autran, Capefigue, Guinot, Taxile Delors, les Reybaud, etc.

[52] “Aou bord de la Prouvenço et de l'Occitànià” écrit-il en 1839.

[53] J.Y.Casanova, R.Merle, Victor Gelu, Cahiers critiques du patrimoine, 1,1895.

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Le tournant de 1839-1840.

1839 - l'alternative.

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En 1839, le retour en force de l'expression dialectale, tant autour des initiatives marseillaises que des tentatives dispersées, devient une évidence sociale. Mais, remarquons le avec Desanat[1], cette abondance sans cesse croissante de publications n'est pas un signe de santé de la langue, l'usage oral recule :

D'aillur sé lou francés envahi presque tout,

Lou piquan prouvençau veuy sé légis partout.

La reconnaissance de la possibilité d'un écrit provençal, succédant à une tolérance amusée, ne peut mieux se lire que dans la métaphore qu'en donne, presque malgré lui, le poète Adolphe Dumas. Le jeune poète, venu en pays rhodanien, berceau familial, soigner une santé chancelante, y redécouvre la Provence, et, par force, l'oralité d'un peuple qu'il ne magnifie guère dans l'intervention pratique[2]. Mais le Sémaphore ouvre cette année 1839 par la publication d'un long poème de Dumas[3], adressé à Méry. Dumas met en place la dichotomie provençaliste qu'il va bientôt développer : Méry, homme du Midi, réconforte celui que le Nord ne peut que désespérer, “ce froid Nord, / Le pays de l'hiver, du doute et de la mort !”. Paris est rejeté à la fois pour sa superficialité sceptique, voire cynique, comme pour la chape de plomb de son ciel. Au jeune créateur, frappé du mal du siècle, prêt à se jeter du haut du pont des Arts, Dumas demande de se retrouver en Provence :

...Enfant, tiens, vis d'air et de lumière ;

Notre Provence abonde, et sans que nous semions

Fleurit pour nos troupeaux jusqu'aux sommets des monts ;

Les hommes y sont bons, les femmes y sont belles

Avec de beaux enfants répandus autour d'elles ;

Et Dieu nous a pétri des visages humains

Harmonieux et purs comme ds chants romains,

Et nos filles du peuple ont leurs trois beautés franches,

Le front haut, les yeux noirs, et toutes les dents blanches.

Regarde sous tes pieds, regarde à ton côté

La nature plus belle encor que la beauté,

Le sol tout virescent de force végétale

Avec tous les parfums de la terre natale !

Si ce n'est pas assez, enfant, voici la mer,

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L'infini qui respire avec toi le même air...

Ce qui fait qu'en Provence et devant ce tableau

Tous les hommes sont bons avec un cri du beau ...

Et Marseille, au Midi, garde à l'abri du Nord,

Le berceau du vivant et la tombe du mort.

Moi, l'enfant de Vaucluse et que Paris fait homme,

J'ai ma Mantoue aussi, j'ai ma petite Rome,

Et ma treille au soleil, mon seuil où j'ai mûri ;

Erit, ille Deus - car c'est un Dieu, Méry.

Il est assez paradoxal que Méry, et Marseille, soient garants de cette provençalité antique et naturelle, aux forces vitales immémoriales. L'intelligentsia marseillaise n'était pourtant guère porteuse de cette dichotomie, romantique, de la francitude et d'un Ailleurs culturel et géographique.

Le problème de la langue, on le constate, ne traverse pas cette thématique du Dieu soleil posé face aux corruptions civilisées, mais à proprement parler nébuleuses, du Nord. Pour autant, Dumas n'y est pas insensible. A la fin de l'année, il fait ses adieux à la Provence dans sa langue retrouvée. Le morceau est une véritable pièce d'anthologie, qui pose avec une netteté assez stupéfiante la dichotomie de l'aliénation créatrice : l'Esprit est pour Paris, où Dumas retourne vivre, et tenter sa chance littéraire, en français naturellement, mais le coeur, mais les entrailles, comme il l'écrit, sont pour Avignon.. Dès 1840, Dumas développe dans Provence, important ouvrage poétique, la thématique esquissée dans la lettre adressée à Méry, et fonde ainsi la littérature “provençale” de Paris, dont l'exotisme intérieur aura la fortune que l'on sait. La pièce est publiée dans le Messager de Vaucluse[4] :

“On me pardonnera, je pense, ces strophes provençales : chaque mot est un souvenir d'enfance. Je n'ai pu résister au bonheur de parler la langue des Trouvères de Provence. Tout ceci vit encore sur la lèvre des femmes, avec tout le génie de ce peuple, l'amour et la poésie”.

En quittant Avignon.

A M.Requien.

S'èré na d'Italie, e din lou ten qué canté

Sé m'avien bandi nus coum'Allighieri Danté,

Et sé Pétrarqué èrou moun noum,

Vous aouïou dit : adièou, Touscane, adièou, Flourençou,

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Doné toutei mei vers à toutou la Prouvençou,

Et voou canta per Avignoun.

S'èré lou Pape, à Roume, et s'èré, vous respondé,

S'éré ségur qu'a Roume ey vieïou per lou moundé,

Et qué yé faou changea soun noum,

Coumé su lou roucas éternel dé San Pierré,

Bastiéou din trés jours la gleisou doou San Pèré

Su la mountagnou d'Avignoun.

S'èré lou Rhôse grand, qué lou Rhin ey soun frèrou,

Qué vay jusqu'a la mar, qué la mar n'ey tant fièrou,

Après Génève, après Lyoun,

En m'en anen néga, passaïéou à toutou hourou,

Passaïeou tou lou jour, coume un homme qué plouro,

Davan la porto d'Avignoun.

S'èré Voucluse enfin, qué Pétrarquou l'appellou

Lou Tésin et l'Arno, tant yé semblavou bellou,

Et s'avieou ma source ilamoun,

Et moun yé din dé pra qué flourisse et qu'arrosé,

Quand me voou marida, tant pure, amé lou Rhôsé,

Voudrieou passa dins Avignoun.

S'èré fïïe, à sége ans, sé mé disien : siés grandou,

Vos d'or, d'argent, dé cheïne et dé penden, demandou !

Oh ! noun, garda tou, diéou noun.

Volé dé grands béous yeus, de den dé la qué risoun,

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Qué parloun su la langue e mordoun cé qué disoun,

Coumé lei fïïou d'Avignoun.

Siéou pas na d'Avignoun, maï moun estello hurousou

Ma fa naïsse à Bonpas, din la santou chartrousou,

Et vou lou juré su moun noum,

Podé mouri deman. Foou très parts dé ma musou,

L'esprit ey per Paris, lou coeur ey per Vouclusou,

Leis entraïou per Avignoun.

Dans le petit monde de l'écriture provençale, l'intervention exogène du jeune Provençal de Paris est d'autant plus intéressante qu'elle conforte, dans le registre du lyrisme personnel tout à fait nouveau, et combien compensateur d'une acceptation absolue de la francisation, la tendance qui s'affirme d'une poésie provençale égale en ambitions à la poésie française.

Le Messager de Vaucluse, journal légitimiste d'Avignon avait, on s'en souvient, commencé à publier du provençal en 1837, avec des charadou, un conte amusant et déjà ancien de Gallistines, et une pièce ironique sur les différents régimes que Jacoumart avait dû fêter. Après un long silence, voici en 1839 la pièce de Dumas. Elle est encadrée par Lou Canaou deis Alpinos, de Desanat, bel exemple d'intervention en registre noble et par une pièce d'intervention familière et politique où deux ouvriers en soie souhaitent la reprise des affaires[5].

Le dépouillement d'une publication située à l'autre extrèmité de l'éventail politique corrobore ces données : en janvier 1839, de jeunes avocats radicaux d'Aix[6] fondent l'Ere nouvelle. Le journal s'ouvre aussitôt à l'expression dialectale avec une intervention versifiée de Désanat[7]. Le thème est d'intervention politique immédiate. Mais la tentative ne sera pas poursuivie. Par contre, le provençal prend place dans des registres “littéraires”, du pittoresque romantique[8] à l'ode à la civilisation[9]. Il est frappant de voir, dans le même temps, la presse politique légitimiste et radicale publier le même texte “noble” de Désanat, hommage au canal des Alpines. Par contre, le jeune poète démocrate aixois, Gaut, donne toute sa place dans le journal à la poésie “politique” en français[10]. La vie éphémère du journal ne nous permet pas de suivre l'expérience plus d'un an[11], mais il semble évident que le partage des langues, sans pour autant être théorisé, est mis en place.

Au delà de l'utilisation de la connivence politique (au sens large), l'accès à la “littérature” est pour l'écriture provençale le signe d'un état d'esprit nouveau de l'opinion. Pour survivre, et s'affirmer, l'expression provençale doit conquérir d'autres registres.

A cet égard, le passage à la publication dialectale occasionnelle du Sémaphore de Marseille, jusqu'alors fermé à l'expression provençale, prend une importance particulière. Mais, curieusement, le journal, qui de plus en plus s'affirme comme le journal des classes moyennes et dirigeantes de Marseille, se pose toujours et clairement en défenseur de la francisation. Curieusement en apparence seulement, car le propre de ces compensations à caractère diglossique est de ne pas assumer les contradictions et de ne pas les théoriser. On y lit cette remarque qui prend toute sa saveur si l'on applique à une ville dont une partie importante de la population persiste à ne parler peu ou prou que provençal :

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“Les examens des Ecoles du Caire”[12]. Le journal félicite Méhémet-Ali de développer l'enseignement français en Egypte[13]. “Car l'acquisition d'une langue parlée par un peuple aussi avancé que le peuple français est le meilleur moyen de détruire les derniers vestiges de la barbarie”. Et le journal de conclure, superbement : “La langue n'est-elle pas le peuple lui-même, et ce que Buffon a écrit du style, ne peut-on pas aussi l'appliquer à la langue, et dire que la langue, c'est la nation ?”.

Certes, mais qu'en est-il alors du peuple égyptien ? Et quel statut donner à la langue du peuple provençal ?

Autre exemple de ces hésitations, de ces contradictions : on ne peut dire que le Sémaphore accueille avec un enthousiasme particulier l'agression anti-provençaliste de De Gabrielli[14]. Le combat pour une correction du langage est juste, certes, mais l'hostilité de l'Aixois à l'égard du provençal, et même à l'égard des provençalismes, apparaît quelque peu excessive.

A vrai dire, le Sémaphore hésite : un lapsus (du journaliste ou du typographe ?) sur le mot hospitalité a peut-être plus de sens qu'il n'y paraît dans la présentation d'un long poème de Bellot[15] :

“Si la poésie provençale doit trouver quelque part une hostilité empressée, c'est dans une feuille marseillaise, surout quand elle est signée par un nom aussi connu, que celui de M.Bellot. Ceux qui liront l'épître satyrique suivante, sauront faire la part de la verve du poète qui est le premier à demander qu'on ne prenne pas trop au sérieux de spirituelles boutades ; la poésie quand elle s'exprime avec tant d'aimable vivacité a des licences que personne ne condamne”.

La pièce est intéressante parce qu'elle est une sorte de réponse de Bellot, dans la mesure de ses moyens évidemment, et dans la continuité d'une inspiration, à ce que le poète sent se dessiner dans le petit monde de la création provençale. Ni registre noble, à coup sûr, ni trivialité populiste, mais une connivence marseillaise dans l'intervention directe, non politique, un regard à la fois du dedans et du dehors, qui permet au Sémaphore d'accepter Bellot, en chroniqueur, en journaliste... La porte ouverte au provençal est celle que l'on ouvre à un compatriote, pas à une langue.

Bellot, qui avait depuis trois ans déjà fait ses adieux aux Muses, commence par se moquer gentiment de son irrésistible pulsion d'écriture, aujourd'hui spécialisée en écriture dialectale :

Yeou, que quand rimi pas tout un jour sieou malaou,

Que, junarieou tres mes per faire un madrigaou...

Puis il passe en revue la chronique locale, ce qui va et ce qui ne va pas. Le bouleversement occasionné par les grands chantiers de la ville le dérange par les tracas qu'il

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occasionne, mais à la différence de Gelu, il ne met pas en cause nécessité et finalité de ces travaux. On trouve aussi chez lui les regrets de ce qui s'en va, comme chez Gelu, les arbres du Cours que l'on coupe par exemple, et la plaisanterie scatologique sur le ramassage de la “barriquo” marseillaise, bref, les banalités sincères qui font une opinion publique à la petite semaine. Sans les efforts de nos devanciers, sans le progrès

Veirian pas aoujourd'hui, coumo l'aigo eis rivieros,

Coure de tout cousta lou gaz per lei carrieros ;

S'aguessoun pas ren fach per la pousterita

Encaro ramparian dedin l'ouscurita,

N'aourian pas un octroi que mailhouesto Marseilho,

De faoutueilh, per dormir en pleno academio,

De clissoir, de toupets, de cornets à pistoun,

D'afficho de vingt pans su touteis leis cantouns ;

Veirian pas, cade jour dessus la Canebiero,

Deis Consou marsilhes passar la tabatiero,

Ou ben se v'aimes mies, la barriquo à vapours

Que parfumo la villo, eme seis alentours ;

N'aourian pas de Long-Champ, de port de carenagi,

D'eissame d'erudits que fan gaire d'ouvragi.

Un bel arc de trioumphe aou mitan d'un camin,

Que coumo lou bouen Dieou n'aoura jamais de fin ;

Veirian pas coumo v'huei la tant bello vouliero

Que deou mettre à l'abri la gento poulailhiero,

Aqueou riche trabailh, superbe mounument,

Que finira lou jour doou darnier jugeament !

N'aourian pas de gournaous que si fan uno festo

De derabar doou Cours d'aoubre qu'an vis la pesto ...

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Bellot en vient alors alors à la Municipalité qui ne donne pas assez au Gymnase, le théâtre populaire.“Pourtant lou paoure ouvrier paguo la subvencien” du Grand Théâtre “ounte anara jamai!”. Après avoir dit tout le bien qu'il pense de la direction, de la programmation du Gymnase, il se lance dans un tableau de la salle du théâtre en proie au désordre, aux vociférations, aux grossièretés des nervis, et regrette l'injustice du public à l'égard de bien des acteurs. Mais tout ceci sans recherche de la description pittoresque. Il dénonce et réclame des solutions, une répression. La conclusion, bien conforme au classicisme affirmé de Bellot, reprend, jusqu'au plagiat direct, des propos de Diouloufet contre la jeunesse romantique :

O ! Marsilho, O ! Marsilho, ountes ta renoumado ?

You ti marcho davant ; mai sies ben arrierado.

Aoutreifes din toun sen, lou Romain,l'Athénien,

Venien tetar lou lach de toun educatien ;

Aoujourd'hui, cadenoun ! sie dich senso malici,

Teis enfans en neissen se vieoutoun din lou vici ;

A peno soun mentoun an de peou fouletin,

Que criticoun lou grec, lou frances, lou latin ;

Aqueleis mousquilhouns de la litteraturo

En plen cafe diran dessus vouestro figuro,

Que Racino et Corneille an mes pavilhoun bas

A l'abord d'Antoni, d'Angelo, de Puyblas /.../

Eleis tranchoun surtout, et puis si dien tout bas :

Aquestou soir, que fen, siblan ou siblan pas ?

Subran à l'unissoun cresen faire merveilho,

Sibloun lou brave actour qu'an applooudis la veilho ;

Alors l'aimablo artisto admira din Paris,

Recebe un camouflet deis fadas doou pays,

Lou pegin dins lou couar s'entourano aou grand Villagi[16],

Ounte dis qu'à Marseilho habito de saouvagi.

L'appel, provençal, aux abonnés pour qu'ils mettent fin à ces pratiques, sera suivi dans la presse marseillaise d'articles, français naturellement, sur la situation théâtrale de la cité. A

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sa façon, avec ses moyens, Bellot témoigne de la possibilité d'une intervention en normalité dans la vie locale.

Quelques mois plus tard, le Sémaphore publie une lettre de Desanat à Bellot[17]. Le journal présente sympathiquement le courtier, tout à fait absent de ses colonnes depuis 1831 : “M.Desanat fils est l'auteur de deux charmants volumes in 12 de poésie provençale, intitulés le Troubadour Natiounaou. On peut se procurer cet ouvrages à notre bureau ou chez les principaux libraires”. (Il est donc loin d'être épuisé).

Ce texte-manifeste pose, pour la première fois publiquement, le projet et la nécessité d'un lieu d'expression commun aux écrivains de langue d'oc. Desanat commence par situer l'importance de la popularité de Bellot, dont, nous avons déjà évoqué ce fait, il dit avoir été relancé vers la poésie provençale par la publication des Œuvres complètes en 1836-1837.

Aymablé passo temps de la noumbrouso classo,

Dins seis jours dé repaou ta muso la deslasso,

Artisan, Portafay, Coumerçan, Matelot,

Touti saboun per cor leis obro dé Bellot.

Poéto, émé résoun tout lou moundé té vanto,

Sies esta resserqua deis souciéta savanto...

Poète populaire donc, mais poète du délassement. Poète reconnu, y compris du monde des lettrés. Poète de Marseille donc, totalement, et par là de la Provence.

Sies lou vray Capouyé deis lyro prouvençalo ;

Toun noum es respecta parmi leis Marsiés,

Soun mignot nourrissoun ya qué tu qué lou sies.

Tout en s'excusant de la modestie de son œuvre, dont il montre pourtant et l'existence, et la prégnance, car lui aussi ne peut s'empêcher d'écrire, Desanat propose à Bellot de créer un journal, conforme à la réalité de la poésie provençale à Marseille.

Puisqué émé l'industrio ici chascun s'exerço,

Que dins chaques pays su tout fan lou coumerço,

Aou risque dé brounqua contré caouqui ressaou

Té proupousé dé fayré un courrié prouvençaou,

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Plen de fablo, cansoun, satiré, conté, épîtré ;

Pareyssen une fes din veu jours ; souto un titré

D'un plat ben counégu din la loucalita ...

Le contenu de ce Bouil-Abaisso est conforme à ce que le public a aimé dans la poésie de Bellot : il sera un journal de divertissement, non politique, mais Desanat le libéral tient à montrer qu'il ne s'agit pas d'une entreprise rétrograde. Il n'hésitera pas cependant à aborder la critique locale et la satire de mœurs :

Messieus leis marsies, après ma semenado,

Ravoun qué la bastido ou ben la proumenado ;

La campagno, la mar ; voloun rire, canta,

Eh ben yé fourniren dé qué se countenta.

Le journal sera vendu à la criée, et cherchera des abonnés. Sur quels collaborateurs peut-il compter ? Desanat est fort optimiste : certes, il inscrit très nettement cette flambée d'écriture et de publication provençales dans la francisation rapide du langage (sans pour autant établir un lien de cause à effet) :

D'aillur cé lou francés envahi presque tout,

Lou piquan prouvençaou veuy sé légis partout ...

On notera à ce propos l'absence d'analyse de Desanant, comme l'absence de déploration. Mais ce constat, décisif, d'une montée de la publication, dans et forcément d'une certaine façon, contre la francisation du langage, met le libéral farouche des premières années 1830 dans un situation curieuse : d'une part, il continue à proclamer ses opinions :

Res nous supousara d'idéo retrogrado ;

En tout cas prouvayan qu'aven conquis dé grado

En canten la réformo et tout ce qu'és prougrès,

Din touti leis pays trouvaren dé couléguo ;

Coumprendran nosto voix à cent cinquanto léguo.

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Dé poéte patois n'existo dé mouloun ...

Mais alors, d'autre part, comment articuler cette affirmation politique et ce désir de rassembler, sans la moindre exclusive, et sur la seule base de la langue, ces “poéte patois” ? Desanat ne s'en explique pas, et pour cause : ce sera là une des ambiguïtés fondamentales de son Bouil-Abaisso et une des raisons aussi des difficultés qu'il rencontrera. Qu'on en juge par sa liste, où les légitimistes affirmés côtoient les prudents comme les libéraux :

Couneysses Pellabon et Gourrié dé Touloun ;

Lou savan Dieouloufet, l'ex-biblioutécairé ;

Cassan, l'avignounen ; Bounétoun, dé Beoucairé,

Azais, de Bésies, Trouchet, lou parisien ;

Reybaud dé Carpentras, et Grousset l'Arlésien ;

Lou célébré Jasmin, ooutour deis papiotos ;

Soun counfrero Daveau, chantré deis patriotos ;

May cé cerquen en poou din lou centré locaou

Tan ben pouden cita d'escrivan amicaou :

Taou qué lou bon Chailan, typo dé vrai poéto,

Dé lou veyre en santa tout mon cor lou souhéto[18] ;

Et moun intime ami, lou médecin Leydet,

Que su touti leis arts fay rafflo dé bidet.

Et tant d'aoutré amatours counfoundus din la foulo

Surgiran dé partout coumo dé bérigoulo.

De cé qu'entréprénen nen saran satisfa,

Chascun nous mandara d'articlé touti fa ;

En favour d'un patois qué tout lou moundé laisso

Fourniran caouqué pey à nosto Bouil-Abaïsso.

En faveur d'un patois que tout le monde laisse ...On ne saurait mieux situer l'aspect don-quichotesque, mais résolu, de l'entreprise: Desanat la veut donc ouverte aux différents foyers, géographiques et politiques, sans se limiter au cadre provençal. La double influence

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d'Azaïs et de son concours auquel Desanat avait participé l'année précédente (il s'en fait gloire auprès de Bellot), et de Reybaud qui avait publié deux ans auparavant son prospectus de la Revue néo-latine, certainement déclencheur, explique sans doute la décision de Desanat, homme d'intitiative et d'entreprise.

Desanat, et le fait interroge, occulte ses aspirations à une autre poésie provençale, apte à aborder les grands sujets de l'actualité dans le registre français. Pour décider Bellot, et sans doute aussi dans le double opportunisme d'un public à ménager, et d'un public à quelque peu violenter ensuite, à l'occasion, il s'en tient à l'aspect du pur divertissement.

La réponse de Bellot, qui se fait quelque peu attendre, est sans doute fort décevante pour Desanat. Bellot répond depuis Belgentier, dans le Var, où il se repose. Il en profite pour entamer une de ses descriptions bucoliques, dont on sent que, tout en les prenant sincèrement au premier degré, il les compense toujours de la rupture brutale de registre et le retour à la réalité prosaïque, au comique :

O pouetique endrech, de toun valoun saouvagi

S'espandis leis parfums qu'embaimoun toun rivagi, etc.

Notons au passage l'allusion au troubaire local :

Maunier, ben mies que yeou, t'aourie pousqu canta ;

Aqueou moudeste aoutour, l'ourguilh de soun villagi,

Senso bretounegear parlarie moun lengagi ;

De Gros a lou secret per faire de beou vers ...

Après de longues descriptions du bonheur de la vie des champs, dans le registre inchangé de sa première pièce de 1820, Bellot en vient enfin au fait : c'est non. Trois arguments se chevauchent. Le premier, dit sur un rythme auquel Gelu ne sera pas indifférent, est l'affirmation de l'individualisme cher à Bellot, toujours méfiant devant le regroupement des rimeurs. Le monde poétique est vécu par lui comme étant celui de la compétition, et non du rasemblement :

La Franço es un pays qu'aboundo

D'aqueleis poueto inedits,

Que quan doou sut levoun la boundo

Vous negoun de seis manuscrits.

L'un en mericle

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Liege un article

Qu'es calada de faoutos de frances,

L'aouro declamo

De vers senso amo

Et vous predis qu'aouran fouesso succes

L'esprit courre dedin Marsilho

Coume l'aiguo din lei valats,

A cade pas vous embrounquas

A l'homme de genio ...

Mais évidemment, ceci ne vaut pas cela pour Desanat ; “lou Tarascounen pitro”, comme dit Bellot dans son introduction, est cruellement encensé, justement pour ce registre noble dont Desanat s'était bien gardé de parler :

Hounour, hounour à tu qu'as sachut deis Alpinos

Courounar lou canaou de rosos senso espino ;

Din toun odo lou vers rempli de majesta

Coulouno sabo puro à l'immourtalita !

Noun, noun, n'aven pas pres toueis dous la meme routo !

Tu marches sur de flours et yeou dessus de mouto ;

Bouto, ce que ti dieou n'es pas per flatarie,

Sieou Sant-Jean bouquo d'or, sies noustre capourie ...

Troisième argument : ça ne marchera pas.

Mi proposes de faire un journal bouilhabaisso ;

Dins aquestou moumen l'article es fouesse en baisso ;

Eicito, moun ami, lou vers se vende maou,

Lou marsilhes n'a plus un esprit natiounaou :

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Doou patois fan plus cas... voudries mies, camarado,

Vendre de Barlingots vo de goffro sucrado

Que d'estre redactour ; es un marri mestier ...

Il faudrait trouver trois cents abonnés pourque le journal vive, et cela lui semble impossible. C'est donc non.

A Desanat qui lui avait rappelé son ancien état de forgeron (“Ya dougé ans enviroun rimavé su l'enclumé”), Bellot répond, avec cette même méchanceté bonhomme qui l'avait fait encenser l'Ode de Desanat :

Quand vieou que nuech et jour basseli sur l'enclume

Et pouedi pas feni moun troisième voulume ...

Alors que l'ex-forgeron forge sans arrêt des productions nouvelles, le moment apparaît à Bellot devoir être consacré essentiellement à la publication de ses propres Œuvres complètes.

Bellot, assuré de l'accueil favorable de la presse marseillaise dont l'engagement du Messager, depuis 1836, et l'ouverture du Sémaphore en cette année 1839, sont le gage, ne doute pas de faire son chemin tout seul. Qu'aurait-il à gagner dans l'entreprise de Desanat sinon, il le sait d'expérience, les difficultés matérielles[19], et une confrontation avec un registre auquel, malgré ses efforts renouvellés (ainsi à propos de Belgentier), il ne peut se hisser.

Il reste que Desanat avait lancé l'idée qui devait se concrétiser en 1841 et initier une étape nouvelle des lettres provençales.

1840, la presse marseillaise et les auteurs provençaux.

Il n'est peut-être pas sans intérêt de considérer les enjeux du point de vue de la presse marseillaise, et donc d'une certaine façon du point de vue de l'opinion publique qu'elle commence à façonner. L'inventaire chronologique permet de poser, dans le jeu des actions-réactions, le cheminement des analyses. Un certain nombre de fausses évidence, souvent admises par la suite en fait d'expérience, se mettent en place dans l'échange que les grands journaux de Marseille, la légitimiste Gazette du Midi, le libéral Messager de Marseille, assagi et acheté par Thiers, le Sémaphore, qui entraîne l'opinion commerçante du côté du Mouvement, Sud, journal gouvernemental, très lié à certains milieux d'affaires.

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En début d'année[20], la Gazette du Midi consacre un feuilleton de littérature provençale à Bellot :

“Nous trouvons dans le Journal Général de France un feuilleton d'un de nos anciens collaborateurs, M.Albert Maurin, qu'on lira avec d'autant plus d'intérêt qu'il est consacré à l'appréciation d'un poète dont les oeuvres sont toutes populaires à Marseille. M.Albert Maurin a voulu, par cet article, révéler à la capitale un nom qui peut être avantageusement placé à côté des plus distingués de la littérature provençale, et qui jouirait d'une réputation encore mieux méritée, si M.Bellot se fût borné à publier des “Oeuvres choisies”[21].

Maurin renvoie donc l'ascenseur à Bellot[22], sincèrement sans doute dans son enthousiasme de dépaysé, et peut-être aussi pour gagner à Paris quelque originalité par cette révélation. Le thème initial, la perpétuation des troubadours dans la poésie spontanée et naturelle de Bellot, donne la mesure de la culture troubadouresque de Maurin, et de l'entreprise de diversion idéologique qui s'amorce autour de la poésie dialectale.

“Pierre Bellot.

Qui ne connaît aujourd'hui, grâce aux savantes recherches de M.Raynouard, cette brillante époque littéraire, où, sortant à peine du chaos de la basse latinité, la poésie formait déjà de si gracieux accords sur la lyre des troubadours ? Qui ne s'est pas transporté quelquefois par l'imagination à ces temps de chevalerie, alors que les princes eux-mêmes étaient poètes, et, fervens adorateurs de la muse, déposaient sur son autel leur sceptre et leur couronne, pour prendre la toque et le luth du ménestrel.

Mais ce que tous nous ne savons pas, à Paris, c'est qu'après dix siècles, ce merveilleux idiome que parlaient si bien les troubadours, cette langue romane si poétique est encore celle de plusieurs provinces, à peu de choses près, et que de nos jours, un poète y a précieusement recueilli l'héritage de ses ingénieux devanciers. Ce poëte, c'est Pierre Bellot, dont la Provence entière connaît le nom, applaudit les vers, et qui a obtenu les honneurs de plusieurs éditions, dans une ville toute adonnée au commerce et qui ordinairement ne s'occupe guère de littérature.

Nous croyons qu'on ne lira pas sans intérêt quelques détails sur ce poète, qui est parvenu, confiné au fond de son département, sans coterie, sans l'appui des journaux, au milieu du discrédit qui s'est attaché de nos jours à la poésie, à fixer sur lui les regards d'un public nombreux, et à obtenir, sans réclames et sans puffs, un véritable et populaire succès. Hâtons-nous, cependant, de répéter, pour la vraisemblance de la chose, que le fait n'a pas lieu à Paris”.

Premier fantasme, celui de l'éclosion spontanée, et du poète, et du public, dans une adéquation surprenante. La recette ?

“Comme tous les vrais poètes, Pierre Bellot ignora long-temps son beau talent : joyeux épicurien, il rimait sans prétentions aucune de gloire, et croyait charmer seulement ses loisirs, alors que son imagination originale lui dictait ses plus beaux vers. Dans sa modestie et la défiance de ses forces, à peine osait-il, de temps à autre, confier à quelques petits journaux ses délicieuses poésies.

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Un jour, pressé par ses amis, il se décida enfin à rassembler tous ses bijoux ; il commit alors, en tremblant, un petit volume in 12, enrichi de vignettes, et qu'il intitula Mes Heures de loisir. Je suis persuadé que notre poète ne dormit point le jour où parut son opuscule, tant sa frayeur du public était grande, et qu'il prit pour une plaisanterie les applaudissemens et les éloges que lui valurent son inimitable Poëte chasseur et son Prédicateur dans l'embarras (lou Poueto cassaire et lou Predicatour encala). Quand je vous disais qu'à Paris la chose n'aurait pu se passer ainsi, c'est que j'avais mes raisons pour cela.

Enfin, un beau matin, en se réveillant, notre auteur provençal s'entendit hautement saluer, par toute une province, du nom de poète sans qu'il eût rien fait pour y parvenir, ses oeuvres étaient devenues populaires, quelques-uns de ses vers étaient passés en proverbe ; on avait lu son petit in-12 dans les moindres villages, dans les hameaux les plus chétifs ; ceux qui ne savaient pas lire, se l'étaient fait réciter, et tous le savaient par coeur d'un bout à l'autre.Alors, Pierre Bellot se vit forcé de se croire poète : tant de gens le lui assuraient ; il accepta courageusement les charges du métier, se fit recevoir membre d'une société littéraire, et publia bravement et sans sourciller deux beaux volumes in-8° de poésies provençales, dont l'édition s'écoula en quelques mois. Aujourd'hui, le touriste qui parcourt les sites décharnés de l'ancienne Provence, et qui s'arrête quelques jours dans un de ses hameaux tellement vierges et primitifs, que les feuilletons du Siècle et les allumettes chimiques y sont totalement inconnus, est surpris d'entendre, chaque soir aux veillées, des paysans illettrés réciter avec goût des vers dans un langage que notre touriste ne comprend point, mais qui lui apparaissent harmonieux et originaux. Alors, s'il vient à s'informer auprès de ses hôtes rustiques du nom du poète,on lui répond avec orgueil : Pierre Bellot ! On lui indiquerait au besoin sur quel boulevard il demeure à Marseille ; absolument comme les portières de la rue deTournon et de Vaugirard vous indiqueront l'hôtel de M.Jules Janin, avec cette différence toutefois que celles-ci n'ont jamais lu les feuilletons des Débats et ne connaissent que le titre de l'Ane mort et la Femme guillotinée. On voit que tout l'avantage est pour le poète provençal dans ce rapprochement”.

Poésie harmonieuse, originale, public rural, illettré, mais sensible ... Maurin gomme donc, significativement, la fondamentale indifférence de Bellot à ce que le siècle appelle poésie, comme il gomme son enracinement dans le terreau marseillais, plus que “provençal”. Mais il est évident que ce texte touchera diféremment des lecteurs parisiens qui ne liront jamais Bellot, s'ils ne sont pas d'origine provençale, des Provençaux de Paris (comme Barthelemy), qui cherchent dans l'écrit provençal autre chose que de la poésie harmonieuse, et des lecteurs de Provence. La vision parisienne d'une poésie par essence populaire, dégagée des normes de la culture élaborée peut surprendre : Lou Predicatour encala n'avait pas de ces mystères. Mais elle fera sens, et ne sera pas indifférente au jeune légitimiste Roumanille, lecteur de la Gazette. Bellot, dont la popularité est ici soulignée, apparaît comme le grand prieur, dans la mesure où, indépendamment du contenu de son oeuvre, il fait connaître, et vendre, la poésie (?) provençale. On peut comprendre à partir de là l'apparente contradiction de salut déférent et de mépris, sous la plume des mêmes.

“Mais avant d'aller plus loin et de mettre sous les yeux de nos lecteurs quelques fragmens de notre poète, qui justifieront l'honneur du feuilleton, disons un mot de l'idiome qu'il a employé. Beaucoup croient que l'idiome du midi de la France n'est qu'un patois grossier[23] et sans délicatesse, sans règle et sans syntaxe ; partant, ils ne verraient dans Pierre Bellot qu'un de ces rimailleurs de village, dont les chansons plus que naïves font les délices des rouliers, des garçons de ferme et des vieilles femmes de l'endroit, et ne sont pas dignes d'ocuper les loisirs, ou seulement de fixer l'attention des gens sérieux et délicats. Hâtons-nous de dire, pour rassurer ces derniers, que le savant philologue Charles Nodier, n'a pas dédaigné de lire les oeuvres de notre poète, et qu'un de ses savans collaborateurs, dont le nom nous échappe, et qui prépare un grand ouvrage sur les langues néo-latines, a fait une étude spéciale des vers de ce dernier troubadour.

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L'idiome provençal, tel qu'il se parle encore de nos jours, et tel que l'a employé, avec certaines épurations toutefois, Pierre Bellot, est une véritable langue harmonieuse, expressive, pleine de force et de grâces en même temps ; tour à tour énergique, tendre, brillante et naïve, suivant les passions qu'on lui fait exprimer. Elle s'est formée, lors de l'invasion des Barbares en Europe, à côté de la langue française, sans rien emprunter à celle-ci. Seulement moins heureuse que sa rivale, elle n'a point pris le même essor ; privée de grands écrivains, elle n'a jeté qu'un éclat passager ; depuis la réunion de la Provence à la France, elle s'est vue peu à peu repoussée par les classes nobles d'abord, puis par les classes bourgeoises ; aujourd'hui, la civiliation la traque de bourgades en bourgades ; mais il est encore certaines localités où l'idiome provençal se trouve dans toute sa pureté”.

Apparaît ici la patriotique hypocrisie, tant de fois répétée, du Méridional “monté” à Paris, pour tenter sa chance dans l'écriture française : le salut à l'idiome natal (merveilleusement adapté à la poésie par les conditions historiques et géographiques de sa formation), s'accompagne d'une péjoration du français, dans lequel on investit pourtant pulsion d'écriture et désir de réussite. Il est évident, dans cette acceptation perverse de la diglossie, que l'existence de personnages à la Bellot, plus imaginaires que réels, suture la contradiction. Cet idiome que nous saluons est spontanément servi, sur place, par un auteur qui, comme lui, ne peut se réclamer d'un statut de culture présente. Le baptême de la culture reçu par Maurin, s'il l'autorise à parler sur la langue, chose que Bellot ne fait pas, le dispense d'écrire dans la langue. Et de plus, la réduction d'usage de l'idiome implique à terme la disparition des entreprises de ce genre. Le problème de l'avenir ne se pose pas, il n'y a pas d'avenir pour l'écriture provençale.

“Tandis que dans le nord de la France se formait, vers le septième siècle, par le mélange de la langue romane[24], proprement dite, et de celle des peuples germaniques, un langage dur, grossier, à l'accent guttural, où dominaient les oi, les oils et les oin, quelque chose d'analogue se passait dans le Midi. La Provence, le Languedoc, et généralement toutes les provinces comprises entre la Loire et la Méditerranée, virent se former, par le mélange de ce même roman et des langues teutoniques, un idiome plus doux, plus euphonique, manquant encore, il et vrai, de cette vigueur qui caractérise les langues mûries sous le feu du génie, mais qui se prêta bientôt, d'une façon merveilleuse, aux sentimentales et galantes inclinations de cette époque de galanterie. On l'appela le roman-provençal, tandis que celui du Nord prit le nom de roman-wallon.

Voilà donc la langue française, cette langue qui nous offre tant de chefs-d'oeuvre, si noble, si pure, si flexible aujourd'hui, qui naît aux mêmes sources que le prétendu patois de nos provinces méridionales. En deçà et au delà de la Loire, les mêmes causes agissant toujours dans le même sens, il arriva qu'après deux ou trois siècles, la romane du midi fut tout à fait différente de la romane du nord ; mais l'avantage parut d'abord rester du côté du provençal. En effet, tandis que les poètes wallons, dans leurs informes essais, ne montrent que l'embryon de la langue française, la Provence nous offre une brillante et complète littérature : l'école des Troubadours, dont l'éclat rejaillit sur les contrées les plus lointaines, et dont les minnesengers de l'Allemagne ne furent que le reflet. Hâtons-nous d'avouer que le Wallon, comme le lièvre du fabuliste, ne perdit rien à rester momentanément en arrière ; mais ce n'est point de lui que nous avons à nous occuper.

Les peuples du Nord ont eu, dans leur enfance, une littérature sombre et nuageuse, où la supersitition et les sanglans ébats de la guerre jouaient un rôle important. Dans le Midi, il devait en être, et il en a été tout différemment. Un ciel plus doux, une nature plus riante, produisirent des moeurs plus douces, une plus riante poésie. Les bardes de Scandinavie avaient célébré Odin et ses exploits, les trouvères de Provence, chantèrent la dame de leur pensée et les charmes du gai-savoir. Les premiers récitaient leurs vers sous d'épaisses forêts, au bruit des sauvages torrens, à l'aspect des sombres nuages qui cachaient leurs divinités ; les seconds récitaient leur lais et leurs tensons devant les cours d'amour, présidées par des

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femmes aimables et belles, et recevaient de leur main le prix dû au talent et à la fidèle servance.

Ceci se passa dans les XIIe et XIIIe siècles, époque la plus florissante du Roman provençal. Nous voudrions citer ici quelques unes de ces inimitables poésies où l'on retrouve la simplicité des littératures qui commencent, mais l'espace et le loisir ne nous en sont pas données”.

Maurin s'inscrit dans le mouvement d'intérêt de l'intelligentsia vers les troubadours[25] : il est bon exemple de cette vulgarisation inefficace, présente à chaque étape de l'affirmation dialectale[26], d'un patrimoine inaccessible et indifférent au plus grand nombre des Méridionaux. La projection d'un passé de dignité apparaît trop incompatible avec la vision péjorée ou bonhomme que l'on a, sur place, de l'idiome, pour être immédiatement opérante. D'ailleurs, si Maurin se garde de citer les troubadours, ce n'est pas sans doute seulement par manque de place, mais parce que lui aussi, au delà du salut formel, est indifférent à leur poésie. A vrai dire, la spécialisation des langues sous-jacente à l'analyse permet, encore une fois, de dédouaner la mauvaise conscience littéraire du Provençal francisé : il n'est pas question de tout dire dans la langue des troubadours. Le registre de l'écriture provençale est défini comme celui d'une double adéquation au naturel, que le français n'a pas.

“Du Roman provençal des cours d'amour au provençal actuel, la différence, certes, n'est pas si grande que du français d'Alexandre de Paris au français de l'Académie ; nous ne parlerons point de celui de M.V.H. Ce sont encore, à peu près, les mêmes constructions, les mêmes désinences, les mêmes mots, les verbes n'ont presque point changé. Le provençal ne s'est pas embarrassé, comme le français, de ces lourds pronoms personnels qui ralentissent la marche des discours, en précédant inévitablement le verbe : comme l'italien, il a ses augmentatifs et ses diminutifs ; que l'on forme en adoucissant ou en appesantissant les désinences ; moins prude que notre langue, il ne connaît point ces puérils accomodemens entre la pensée et l'expression ; il est franc, énergique, original, délicat et musqué quand il veut, rude et grossier quand on lui lâche les rênes. Je ne saurais mieux comparer le provençal qu'à un cheval qui caracole gentiment dans une allée de sable fin, quand son cavalier le maîtrise sous le mors ; qui fait coquettement reluire au soleil ses quatre fers d'acier ; qui soulève une à une, et comme en mesure, ses jambes fines et bien étrillées, mais tout prêt à rentrer dans la vie sauvage et vagabonde, à parcourir les landes et les bruyères pour peu qu'on le délivre de sa housse et de son mors.

Piere Bellot a parfaitement deviné l'allure de ce cheval fougueux ; il l'a dompté, mieux que les membres du jockey-club ne domptèrent leurs miss pur-sang ; à la voir cheminer, ce cheval, sous l'éperon de ce cavalier, on dirait le plus docile des acteurs de Franconi”.

Ainsi, dans l'écartèlement si souvent présenté, de la langue “énergique et naïve”, c'est le second terme que privilégie Maurin : poésie spontanée et harmonieuse. Bellot a dompté le cheval sauvage. L'éloge de Maurin, pour innocent qu'il soit, va sans doute cristalliser des fantasmes fondateurs d'une poésie antinomique, celle du réalisme marseillais de Gelu et de Benedit.

“La pièce des Adieux aux Muses, qui ouvre le premier volume des oeuvres de Bellot, rappelle, par son harmonie, tout ce que la Muse a inspiré de plus gracieux au chantre des Méditations”

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Les considérations dont Maurin accompagne sa citation de la première strophe, pour intéressantes qu'elles soient quant à la conception de la langue et de sa graphie ne pouvaient certes que faire bondir un Gelu pour lequel, par définition, l'idiome était l'antidote naturel des Méditations.

Ce n'est sans doute pas seulement par paresse que Maurin ne s'est pas donné la peine, pour son unique citation, d'aller plus loin que la première pièce du livre :

Quand l'aoubro, enfan dé la naturo,

A vis de cinquanto printems

Toumbar leis flours et jaounir la verduro,

A fach soun tems.

Alors, dessouto soun escorce

La sabo coulo senso forço,

Coumo un fiou d'aigo languissen

Que transpiro à travers la vouto,

Et toumbo en perlos, gouto à gouto,

En si plagnen ...

Mais bien sans doute parce qu'il s'agit là d'une des rares pièces qu'il puisse couvrir de sa définition de la poésie. D'ailleurs, c'est ce qu'il affirme aussitôt :

“Généralement, la Muse de Pierre Bellot a conservé les traditions du gai-savoir ; il lui arrive peu souvent de prendre ce ton de mélancolie et de résignation que l'on trouve dans la pièce dont nous venons de traduire un fragment ; ses inspirations rappellent souvent celles du bon Horace, invitant ses amis à vider quelques bouteilles du crû./.../ Le principal mérite de notre poète est de peindre la nature avec des couleurs naturelles ; il ne fait pas comme ces poètes profonds auxquels Nisard reprochait de décrire la mer avec des images empruntées au ciel, et vice versa. Chez lui, tout est exact ; chaque chose a sa teinte propre ; il ne fait jamais languir son lecteur au milieu de ces pensées vagues et insaisissables qui rendent si fastidieuse la lecture des poètes du jour”.

On ne saurait mieux poser le refus des normes poétiques du temps. La fin de l'article intéresse, démontage de l'opération Reboul (fidèle de la Gazette lui aussi), portrait de Bellot, opposition du monde parisien (dans lequel Maurin a choisi de vivre, avec la bénédiction de Bellot) et de l'Arcadie de Sainte-Marthe. Le rapprochement entre les auteurs antiques et provençaux étayera les travaux d'E.Ripert, mais on aurait sans doute surpris l'universitaire félibre en lui proposant Bellot en tête de sa lignée d'Antiques.

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“Enfin Pierre Bellot est poète dans la véritable acception de ce mot, poète par instinct, jamais avec préméditation. Il ignore lui même le secret de son talent et de sa verve ; n'allez pas lui demander ni comment il s'y prend pour rimer, ni les règles de sa poésie. Ce n'est pas que nous voulions imiter à son égard le puff incomparable qu'a imaginé l'auteur d'Antoni, à l'endroit du boulanger de Nismes, Reboul. Chacun sait, et nous l'apprendrons à ceux qui l'ignorent, que M.Dumas, dans une admirable préface, et pour relever sans doute le talent du poète par une antithèse mirifique, nous a présenté Reboul comme un homme qui ne devait qu'à son génie ses brillantes conceptions, un homme absolument illettré dans sa jeunesse, et qui s'est ressuscité lui-même du tombeau où gisait son intelligence. Nous ne voulons pas contester ce fait, mais l'éducation de Pierre Bellot n'a pas été du même genre, ejusdem farinoe ; et les étrangers, curieux de faire connaissance avec cette renommée locale, sont bien étonnés de rencontrer un homme aux manières distinguées, à la conversation aimable et variée, et qui témoigne d'une bonne éducation et de la connaissance du monde, là où ils ne croyaient trouver qu'un poète forcé de s'exprimer, faute de connaître la langue française, dans un patois, grossier en apparence pour ceux qui ne le comprennent pas. Mais un fait assez curieux, et que nous signalerons ici pour ne point évincer tout à fait la critique de cet article, c'est que ce poète si harmonieux, si original, si plein de verve et d'entrain lorsqu'il manie l'idiome des troubadours, n'est plus qu'un versificateur froid et pâle dès qu'il touche à la langue française. Explique qui pourra ce contraste ; la poésie n'est point cependant dans les mots, mais bien dans la pensée. Aussi, est-ce avec peine que nous avons vu quelques pièces de vers français, peu importants du reste, mêlées aux inimitables poésies du Jasmin provençal”.

C'était poutant là le vrai problème. Maurin ne pouvait ignorer que le français primait dans les oeuvres de Bellot avant 1830, que Bellot se serait voulu poète français. Le piquant de la chose est que bientôt d'aucuns vont retourner sur la poésie provençale les reproches que Maurin adresse à la poésie française de Bellot, et vont aspirer à un registre provençal qui ne soit ni froid, ni pâle. A vrai dire, l'analyse de Maurin, quoiqu'il s'en défende, est déjà sous-tendue par cette idée que la réussite n'est pas dans la pensée, mais bien dans les mots. Ce sont les mots provençaux,“intraduisibles”, qui l'intéressent, bien plus que leur sens, universel.

“Nous venons de parler de Jasmin ; certes, Pierre Bellot avait autant de droit que lui à l'honneur du feuilleton, si honneur il y a, toutefois ; c'est selon la manière de voir. Mais, franchement, nous ne prédisons pas au barde provençal la même vogue qu'a eue, momentanément à Paris, le poète-coiffeur d'Agen... Seulement, nous croyons que ses oeuvres survivront à l'actualité ; qu'elles resteront dans sa province comme un monument national, et que bien des renommées parisiennes, proclamées à haute voix aujourd'hui, dormiront paisiblement dans l'oubli, que le peuple récitera encore ses vers et prononcera son nom.

A tout prendre, nous ne le plaignons pas de n'avoir ainsi qu'un horizon borné. Il a pris pour lui toutes les fleurs de la littérature ; il nous en a laissé les épines. Pour lui, point de coteries injustes et tracassières, point d'amères critiques ; les chevaliers du lustre de la presse ne lui vendent point de mercenaires applaudissemens. Sa muse, fière et libre, n'a point trempé dans les boues de la capitale les bords de sa robe blanche ; il n'a point fait de sacrifices forcés au mauvais goût et à la mode ; il n'a point conclu avec un éditeur le marché du juif de Shakespeare ; un journaliste ne vient pas lui acheter, hebdomadairement, pour un peu d'or, des lambeaux de sa chair. Tranquille au sein de sa famille, il ne s'est point vu forcé, pour suivre ses nobles penchans, de dire adieu à son beau soleil, à sa bastide qui regarde la mer, et de briser les plus doux liens qui nous attachent à l'existence. Ceux qui l'applaudissent, l'estiment, et quand le public attend avec avidité quelques unes de ses productions, il ne voit autour de lui que des visages amis. Esclaves de la nécessité, entraînés par l'actualité, nous sommes forcés d'étendre nos oeuvres sur ce lit de Procuste ; quant à lui, il est libre de suivre les caprices de son imagination. Il n'a jamais vendu, dans un bazar, les secrètes faveurs de sa Muse. Comme Horace, enfin, avec lequel il a plus d'un rapport, toute proportion gardée, il aime

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à s'entourer souvent de quelques amis de choix, admirateurs de son talent, et partisans de son vin ; et quand je le voyais ainsi, dans sa maison des champs, déboucher un vieux flacon, mis en cave, sans doute

...Lebrun étant consul :

et nous récitant quelqu'une de ses poésies inédites ; à la pureté du ciel, aux guirlandes de vigne qui nous entouraient, à la douceur et à l'harmonie de cet idiome provençal, infiltré de grec et de latin, je me suis cru souvent transporté à Tibur, écoutant l'amant de Délienous réciter quelqu'une de ses épîtres philosophiques.

Albert Maurin”.

A la sincérité de Maurin se mêle un impossible : dans l'imaginaire du lettré expatrié, Bellot désigne un Ailleurs, et signe une perte irrémédiable. Il n'y a pas d'autre démarche possible que l'insertion, difficile et décevante, dans l'écriture française.

En contrepoint immédiat, et sans théorisation (il s'agit de toucher les Marseillais par l'oeuvre, non par le discours), le Messager, jusque là si porteur de registres poétiques poétiques français dans l'air du temps, et donc si fermé à l'expression provençale, publie une longue pièce de Chailan. Lou paysan gardanen. est loin des cours d'amour, du gay savoir et de la Muse en robe blanche. Bel exemple de compensation diglossique, cette plaisanterie fonctionne sur le thême du paysan naïf découvrant le théâtre. Le Gardanen (c'est le titre que portera le poème dans le Gangui) se rend à Aix voir Paul et Virginie, attache son âne à la porte du théâtre, mais sort bientôt épouvanté par l'orage qui ruisselle sur la scène : il veut protéger son âne de la pluie, et à sa grande surprise, le trouve en plein mistral ... Cette reconnaissance du provençal écrit le situe encore plus dans la marge compensatoire qui lui barre toute véritable normalité.

Le Messager publie à nouveau une longue pièce de Chailan, dans le même registre, Lou Bourrisquou presta. Au même moment, le gouvernemental Sud salue Chailan.

La Gazette du Midi revient alors sur Bellot[27], mais dans l'optique d'un Marseillais s'adressant à des Marseillais, et sans enrobages troubadouresques.

“M.Pierre Bellot vient de publier la première livraison du troisième volume de ses Oeuvres complètes ; elle contient une apologue, une épître de M.Desanat et une réponse du poète. Tous ceux qui aiment la langue des troubadours connaissent le talent avec lequel M.Bellot l'a chantée dans un grand nombre de pièces devenues populaires en Provence. Si M.Bellot pêche quelquefois par l'idée, il est presque toujours heureux par l'expression ; son style a le ton pittoresque, naïf, énergique et original de cet idiome provençal, qui remplace par la vivacité et le bonheur des images ce qui lui manque en souplesse et en harmonie. Le public de nos contrées a parfaitement apprécié toutes ces qualités du poète, et ses œuvres ont obtenu un succès de vogue. Cete sympathie est très flatteuse pour M.Bellot ; mais il faudrait qu'il n'en abusât pas ; il faudrait qu'il s'observât davantage, quand il lui prend la fantaisie de friser le genre grivois. Qui veut être lu de tout le monde doit respecter tout le monde, et ne pas croire, même en ce temps-ci, qu'on puisse recommander aux lecteurs de bon sens par des épigrammes scandaleuses, telles qu'on en trouve dans l'apologue de cette livraison. Ce passage est aussi inconvenant dans l'impression qu'injuste pour le fonds. Le poète sait très bien que l'ecclésiastique dont il parle était frappé de l'interdiction de son Evêque, et que si le fait coupable auquel il fait allusion n'a pas été puni par les lois, c'est que les lois n'y peuvent rien. Certes, s'il y a de l'impunité pour quelqu'un aujourd'hui, ce n'est pas pour les prêtres. Nous sommes d'avis, comme M.Bellot, qu'il n'en faut pour personne, pas même pour M.Bellot, quand il manque ainsi à son caractère et à son talent d'écrivain. Si l'auteur tient à être de son

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époque, il laissera ces méchancetés surannées à la vieille école du Constitutionnel, dont la littérature fossile vit encore sur les jésuites et les capucins. M.Bellot a trop d'esprit pour marcher à reculons dans la voie du véritable progrès.

Justin D.”

En focalisant sur une innocente et incidente remarque de Bellot à propos de l'inconduite d'un prêtre, la Gazette en un sens, dans son injustice, considère le poète en normalité : sans s'étendre sur son choix de langue, considéré comme acquis par la ratification du public, on s'occupe du contenu. En souhaitant que ce contenu soit plus conforme aux vues de la Gazette, le journal reconnaît qu'il peut être intervention dans le présent. Le contraste est grand avec le tableau dressé par le Marseillais de Paris quelques semaines auparavant. Preuve s'il en est que la réception de l'écrit provençal est loin d'être univoque.

La Gazette publie bientôt un long feuilleton d'Azaïs, de Béziers[28] : ce légitimiste présente aux lecteurs provençaux la rencontre des écrivains des deux côtés du Rhône, dans une visée clairement renaissantiste. La Gazette avait cité sans commentaire, (avait-elle été intéressée, gênée, indifférente ?) l'épître de Desanat à Bellot, qui allait dans le sens d'Azaïs. Elle joue ici pleinement le rôle qu'assigne son titre : Gazette du Midi. Il n'est sans doute pas sans intérêt pour un Provençal de comparer la situation du dialecte en Languedoc à la situation dans sa localité, grande ou petite :

“La littérature et la poésie ont, en général, peu d'attraits pour les habitans de nos villes secondaires.Si l'on en excepte les abonnés aux cabinets de lecture, plus ou moins passionnés pour les bizarres productions des auteurs à la mode, le reste des citoyens vit dans l'indifférence la plus complète à l'égard des oeuvres de l'esprit. Dans nos villes agricoles, l'invention d'un instrument d'agriculture réveille plus de sympathie que le plus beau poème. Béziers est un type à cet égard : l'agriculture est tout pour cette ville ; c'est l'unique occupation, c'est le seul sujet unique de tous les entretiens. Il n'y a que la politique qui opère quelque diversion, quand viennent les élections ; mais la politique n'a qu'un moment, et Béziers ne tarde pas à revenir à ses moutons ou à ses charrues”. La séance annuelle de la Société[29] rompt cette indifférence : “l'attrait des lectures de poésies romanes ajoute encore à cet empressement” dont le coup d'envoi a été donné par l'érection de la statue de Riquet.

“L'antique langue des troubadours n'a pas cessé d'être en décadence depuis la réunion de la vicomté de Béziers à la couronne de France ; aujourd'hui elle s'est réfugiée chez le peuple, qui est toujours le dernier à abandonner les vieilles traditions. Les autres s'étudient à l'oublier, et les enfans reçoivent des punitions au collège s'il leur échappe un mot de cette langue, qu'ils ont apprise sur le sein de leurs nourrices. Cependant, malgré ce dédain injuste, nos sympathies ne font jamais défaut aux belles productions romanes. Nous aimons in petto cette vieille langue d'Oc, tout en la flétrissant du nom de patois ; qualification bien hasardée, car l'idiome que parle notre peuple n'est pas plus un patois que les langues française, italienne et espagnole qui, comme lui, dérivent plus ou moins directement du roman primiti, seul type, suivant Raynouard, des idiomes de l'Europe latine.

Quoiqu'il en soit, cette année, comme les précédentes, les vers romans ont eu tous les honneurs de la séance. La prose et la poésie française sont passées presque inaperçues”.

Le lecteur provençal apprend donc que le prix de poésie romane a été décerné pour le Passage de la Mer Rouge à M.Daveau, de Carcassonne : “Coiffeur comme Jasmin, poète comme lui, M.Daveau est décidément destiné à occuper un rang distingué parmi les poètes artisans, qui sont si nombreux aujourd'hui que l'instruction a pénétré toutes les classes”. Il

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peut en lire quelques vers, apprend que M.Mengaud, bijoutier à Toulouse, Viguier, propriétaire à Villegailhanc, Aude, ont été jugés dignes d'une mention sur ce sujet religieux. Le lecteur provençal découvrira ensuite des extraits de la pièce de M.Giraud, d'Eguilles, neveu de feu M.Diouloufet, qui concourait pour le sujet sur les amusemens du dernier jour de carnaval (et nous constatons que Giraud a tout simplement utilisé le manuscrit de son oncle !).Il est suivi par M.Ricard Bérard, maire de Pelissane (B.d.Rh). Par contre, le sujet patriotique sur le sac de Béziers, en 1209, n'a pas inspiré les concurrents.

Ainsi la Gazette du Midi contribue-t-elle à habituer les esprits à l'idée, admise pour le moyen-âge, mais niée dans les pratiques du siècle, d'une communauté de langue des Méridionaux. Préoccupations bien étrangères tant à P.Bellot qu'à ses admirateurs.

Alors que le Messager continue à honorer Chailan dans la compensation diglossique, avec la Festo patrounalo de San Jean Baptisto à Signo, longue pièce descriptive terminée par un rappel des cours d'amour qui s'y tinrent[30], la Gazette du Midi revient à la charge sur la langue, avec le compte-rendu du dictionnaire d'Avril[31], autre légitimiste. Le texte, fort intéressant, situe les positions du journal et annonce la tentative d'Honnorat.

“Dictionnaire Provençal-Français, suivi d'un Vocabulaire Français-Provençal, par J.F.Avril.

Le naïf et riche idiome qui, sous le nom de langue d'Oc, régna autrefois sur une moitié de la France, ne tardera pas à s'effacer complètement devant la langue de Paris. Scindé depuis long-temps en une foule de patois nés de la séparation des diverses provinces méridionale, et qui vont s'altérant de plus en plus, il n'a pu avoir ni syntaxe écrite, ni orthographe arrêtée. Aussi, les œuvres des troubadours, lues autrefois dans l'Europe entière, sont-elles devenues inintelligibles pour qui ne peut les étudier attentivement et par comparaison avec le provençal actuel, le languedocien et le catalan. Plus malheureux peut-être, les écrivains modernes sont bornés pour tout rayon à l'étendue de leur province, et quelquefois de leur ville. Si la langue française n'existait pas, les habitants des Bouches du Rhône seraient à peine compris dans le Languedoc, moins encor dans la Gascogne, et pas du tout dans le Rouergue et le Dauphiné. Aussi est-il douteux que, même dans nos montagnes les moins fréquentées, on trouve maintenant une population qui ne comprenne pas le français.

Quand une langue en est venue à ce point, son extinction totale n'est plus qu'une affaire de temps. Mais, faut-il attendre que ce temps soit arrivé, et ne devons-nous pas laisser aux générations à venir le moyen de ne pas perdre toute intelligence de cette littérature, qui seule peut leur révéler la Provence depuis le moyen-âge jusqu'aux premières années du siècle actuel ? Enfin, si tout le monde comprend le français, tout le monde ne le parle pas, et encore faut-il que l'homme instruit, quand il aura fait une demande à son fermier, puisse entendre tous les mots de la réponse.

Sous ce double rapport, un dictionnaire provençal et une grammaire de la même langue seraient deux ouvrages précieux. M.Avril a voulu nous donner le premier ; son livre peut remplacer avantageusement ceux que nous possédions autrefois, et qui, indépendamment de leur ancienneté, avaient presque tous le défaut d'être écrits pour un seul idiome. Mieux servi par sa position, M.Avril a relaté dans son ouvrage toutes les expressions usitées dans les trois départemens, qui se donnent la main dans la ville d'Apt, et, grace à lui, l'habitant des Basses-Alpes et de Vaucluse, que ses affaires auront amené à Marseille, ne sera plus exposé à perdre une phrase entière de son interlocuteur, faute de comprendre le mot principal. Ce dictionnaire doit également suffire pour l'intelligence des livres provençaux modernes et de ceux du siècle de Louis XIV. C'est là un véritable service rendu à la génération actuelle, et le seul dont elle eût absolument besoin, quant à la nomenclature provençale.

Puisse l'heureux succès, que nous ne craignons pas de prédire à cet ouvrage, encourager l'auteur à une plus haute entreprise. C'est peu d'avoir pourvu au présent, il faut songer à l'avenir ; c'est peu de mettre le provençal actuel à la portée de ceux qui par leur position

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doivent le parler ou l'entendre chaque jour, il faut aviser à ce que cette langue puisse être comprise et appréciée alors même qu'elle n'existera plus que comme un souvenir.

Pour atteindre un pareil but, ce n'est pas seulement le provençal moderne qu'il faudrait offrir au lecteur, ce serait la vieille langue d'Oc, l'idiome des poètes au moyen-âge, celui que les chevaliers et les nobles dames entendaient et parlaient avec élégance, depuis la Catalogne jusqu'au Poitou, depuis le Comté de Nice jusques à Lyon. Après huit siècles révolus, ce langage diffère peu du provençal actuel ou plutôt du Languedocien. L'orthographe, quelques terminaisons, un petit nombre de mots catalans, voilà les seuls obstacles qui arrêtent le lecteur dans les poésies des plus anciens troubadours. Il ne serait donc pas impossible de placer, après chaque mot français ceux qui le remplacent dans le provençal de nos principales cités, dans l'idiome languedocien, et, enfin, dans celui du moyen-âge. Ce rapprochement ferait comprendre les déviations que la langue a subies, les changemens de son orthoraphe et la source latine, gauloise ou grecque des divers mots qui la composent. Des exemples bien choisis viendraient au secours des explications, et quelques détails sur les mœurs locales achèveraient de faire comprendre le petit nombre d'expressions qui arrêtent le lecteur, parce que les faits et les coutumes dont elles tiraient leur origine sont maintenant à peu près oubliés.

Un tel livre demanderait beaucoup de travail et de patience; mais ce serait un véritable monument, précieux pour les savans de toutes les époques, et qui ne laisserait pas périr le nom de son auteur. Nous en recommandons la pensée à M.Avril ; son ouvrage actuel nous prouve qu'il est digne de le réaliser”.

C'était faire beaucoup d'honneur au petit marchand de Manosque, et l'on comprend qu'Honnorat ait dû bondir, en voyant son Grand Œuvre ainsi défloré. Mais l'essentiel est de constater que la Gazette du Midi, et avec elle d'une certaine façon tout le poids du Légitimisme provençal, tout en prenant acte de l'inéluctable disparition de la langue, reprend à son compte le vieux projet des Aixois, Trésor des mots que Honnorat et Mistral capitaliseront, monument à la maîtresse morte. Le nationalisme d'oc, dans une acception territoriale maximaliste, fonctionne plus que jamais en doublet fantasmé du nationalisme français. La Gazette est à mille lieues de la connivence bonhomme du Messager avec Chailan, ou du Sémaphore avec Bellot, de la clôture sur un paysage, sur un pays, sur un parler... Mais seule, pour l'heure, cette clôture est porteuse d'écrits réels, contemporains, qui, pour discutables et souvent médiocres qu'ils soient, ont le mérite d'exister, et d'être lus.

Quelques jours après le feuilleton de son rival légitimiste, le Sémaphore publie en feuilleton la totalité du poème de Bellot, Ce qu'aimi veïré[32] :

“Nous empruntons à la prochaine livraison du troisième volume des Poésies Provençales de M.P.Bellot, une de ses plus gracieuses compositions. Sous ce titre, ce qu'aimi veiré, le poète a placé les tableaux les plus frais et les plus charmantes images. Rarement son vers a eu autant de douceur et d'harmonie ; la sévérité louable avec laquelle M.Bellot proscrit ces rudes hiatus si familiers aux écrivains provençaux, est sans doute une des causes qui concourent le plus à assouplir l'idiome local, sous la plume de notre poète”.

Il est vrai que dans cette évocation des joies de la bastide, du beau paysage méridional, de la mer, des amis, de la famille, Bellot est définitivement converti aux charmes, non pas du romantisme abhoré, mais d'une qualité poétique dont la fréquentation des jeunes poètes marseillais l'a imprégné. Ainsi, le public bourgeois du Sémaphore, si longtemps tenu à l'écart de l'expression dialectale, peut découvrir, sans traduction, signe d'une compréhension encore générale, une poésie dialectale qui a rompu avec la spontanéité naïve de ses débuts, tout en restant franche et spontanée, une poésie qui ne parle que de ce qu'il connaît.

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Quant à l'occitanité de la Gazette, des troubadours et du grand dictionnaire, les bourgeois marseillais ont sans doute peu à faire. A ne prendre les choses qu'au premier degré, il suffit de constater que ce même numéro du Sémaphore contient une longue attaque contre l'autre grand port “occitan”, Bordeaux, privilégié par le gouvernement, alors que “sa communauté d'intérêt avec tout le Midi de la France” aurait dû faire gratifier Marseille.

Après Chailan, Le Messager publie Barthélémy-Lapommeraye, avec Leis Peis d'oou Canoubier[33]. Barthélémy-Lapommeraye, né en 1796 dans une famille marseillaise modeste, employé de mairie, est fait conservateur du muséum par la Révolution de Juillet. Il est de ces libéraux convertis à l'expression dialectale au tournant de 1835-1836. Sa petite fable est dédiée à Bellot, succeseur de Gros et de Diouloufet. Toujours couvert de l'autorité des grands prédécesseurs, il donne, mais sans la signer, une autre fable, L'Agasso et lou casseyrot, qu'il dédie “à Moussu d'Astros”[34].Puis il occupe un registre plus ambitieux :

“Poésie Provençale : L'ode suivante, que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs est de M.Barthélémy, conservateur de notre cabinet d'Histoire Naturelle. Son style, comme on le verra, a une tournure toute différente de celle qui est à suivre dans la poésie légère. On peut dire que c'est de la poésie provençale pour les classes moyennes de la société qui, dans le discours, se rapprochent le plus du français. C'est le genre de Dezanat. Pourquoi ne chercherait-on pas à rehausser le provençal jusqu'à le rendre lou lingagi deis dious, selon la qualification de Chailan, et peut-on le rehausser au-dessus de l'ode à moins de faire un poëme épique de longue haleine?”[35].

Dans ce long poème, La Guerro Santo en Algerion Odo dédiado à l'armada francesa[36] en Afriquo, le doux naturaliste aligne des vers d'une brutalité sanguinaire surprenante, qui donnent la mesure du nationalisme des libéraux. Il est vrai que Desanat avait fait, et fera, bonne mesure en ce domaine. La formule remarquable, “poésie provençale pour les classes moyennes de la société qui, dans le discours, se rapprochent le plus du français”, est également intéressante : il s'agit d'une rupture avec les registres de compensation diglossique. L'écrit dialectal occupe, au nom du nationalisme français, des registres jusque là tenus par le français. Il s'agit donc, en quelque sorte, de poser en égalité les deux langues. L'intervention politique officielle des Marseillais, puisqu'ils parlent les deux langues, se fera dans les deux langues. Mais seulement parce que ce provençal parlé est en fait très proche du français. C'était la position de Desanat, qui, sans avoir besoin des troubadours, du gay-saber, des cours d'amour, alignait ses vers patois parce que le patois lui plaisait et qu'il était encore la langue des petits bourgeois qu'il fréquentait. On leur propose donc, sans renoncer aux registres de divertissement, matière plus sérieuse.

Il faut croire que l'entreprise n'avait pas convaincu tout le monde au sein même de l'équipe du Messager, dans lequel on peut aussitôt lire après cette voie ouverte sur la poésie épique, cet entrefilet cruel :

“Les poètes provençaux pullulent. On en cite un qui vient armé de pied en cap d'un volumineux poème épique, qu'il a imaginé et élaboré dans la solitude des Alpines.Nous verrons ce qu'il en sera, car le poète a le projet de le jeter dans le public, avec un luxe d'impression qui fera palir celui qui accompagna les oeuvres de M.Bellot”[37].

Ainsi, dans les premiers mois de 1840, quantité d'articles, dont nous avons reproduit l'essentiel, proposent un éventail de réflexions, jugements, matériau sur la langue et son écriture, qui est sans égal depuis l'apparition de la presse marseillaise. Poésie de

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compensation ou poésie de normalité, poésie spontanée ou poésie élaborée, poésie populaire ou poésie des classes moyennes, poésie du petit pays ou poésie du grand ensemble d'oc, que de questions brassées en quelques mois, dans l'improvisation du feuilleton rapidement rédigé, dans la camaraderie trop bienveillante d'auteurs, certes, mais aussi dans un mouvement réel de prise de conscience complexe.

Or, deux publications marseillaise, l'une au début, l'autre à la fin de l'été, viennent relancer le débat, et l'infléchir totalement dans un sens inattendu. L'une, celle de V.Gelu, passe pratiquement inaperçue de la presse (mais non des amateurs), l'autre, celle de Benedit, va lancer une grande polémique où les fantasmes fondateurs de la pulsion d'écriture dialectale vont se préciser et s'affronter.

La bataille de Chichois.

Paradoxalement, c'est le journal qui va, quelques semaines plus tard, donner le coup de grâce à la poésie provençale, le gouvernemental Sud[38],qui parle le premier, élogieusement, de la publication de Benedit[39].

“Littérature locale, Chichois Vo lou nervi de moussu Long : par G.B. Les personnes qui ont souscrit au café Casati, au Cercle du Commerce ou au Cercle des Beaux-Arts, sont prévenues qu'elles trouveront dans ces divers endroits les exemplaires qi leur sont destinés. D'autres exemplaires seront déposés pour le public, chez Mme Camoin, MM Chaix et Dutertre, libraires, et Estellon, marchand de papier”.

Cette simple indication, pour tout Marseillais au fait de sa ville, situe le public de G.B dans l'élite de la société commerçante marseillaise, et dans son intelligentsia, intégrée au mouvement économique et politique de la Monarchie de Juillet.

Le feuilleton est un éloge sans réserve de l'ouvrage, dont il paraphrase la préface. Il donne le la à un succès sans égal et à une polémique sans égale elle aussi, dont en définitive l'opuscule de Benedit ne sera que le prétexte.

“C'est tout simplement un poème épique,une Iliade en provençal dont l'Achille est le nervi Chichois”.

Comment ne pas mettre cette première phrase de l'article en rapport avec l'entrefilet ironique du Messager[40] annonçant un grand poème épique en provençal, dont la publication de l'ode de Barthélémy-Lapommeray était l'avant-garde. La réponse à cette entreprise impossible est Chichois !

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“On peut dire que cette oeuvre éminemment marseillaise a été célèbre avant de voir le jour. Elle est attendue dans les cercles, dans les maisons de la neuve et de la vieille cité. Cinq cents souscripteurs ont déjà payé d'avance le droit d'arrêter au seuil de l'imprimerie la première édition. Nous prédisons au poème de M.G.B un succès de fureur. Demain, tout Marseille rira comme on ne rit plus depuis la question d'Orient.

Le nervi est un produit special du pays, comme la clovisse et la figue blanche. J'aime la clovisse et la figue, mais je n'aime pas le nervi. Il ne faut pas confondre le nervi avec l'honnête et laborieux ouvrier marseillais. Le nervi est un capoun, et comme il se le hurle à lui même dans une confession publique prolongée à l'infini d'échos en échos, le nervi est un feniiiiian : ce titre est une de ses gloires. Le nervi déteste le monsieur, insulte la dame qui a le malheur de parler français, renverse les bancs du cours, déchire les affiches, dessine des figures impudiques sur les murailles neuves, fait le portrait de tisté sur les soubassemens des maisons en constructions, pousse les caramans dans le port, arrache la poële des mains du naïf chataignier du coin, fait battre les chiens, tue les chats au rendez-vous d'amour, vend des contremarques, crie à bas le ... aux quatrièmes loges du théâtre, siffle les choeurs de M.Trotebas, fait vira dé dous sur la palissade de la Loge, glane au sucre et au café en Rive-Neuve, pousse les Turcs à la Canebière, mange des panisses, boit à la fontaine Sainte-Anne, et couche dans les lacons.Tel est le nervi.

La gamin de Paris est un niais qui n'existe pas. Le nervi existe trop. C'est un fléau que le Lazaret ne peut arrêter. Il se dérobe à toute poursuite, à toute répression. La police, en faquine, redoute le nervi. Quand un rassemblement de nervis se trouve en face d'un rassemblement d'agens de police, ce sont les nervis qui dispersent les agens. Marseille gémit et se tait sous cette tyrannie ; le jour, nous tremblons devant les nervis, la nuit, nous sommes réveillés par leur refrain

Nous irons jusqu'au bout du monde,

Ce qui ne nous laisse aucun espoir d'échapper aux nervis, dussions-nous nous réfugier chez les Esquimaux ou chez les Patagons.

Il faut donc savoir gré à M.G.B. d'avoir essayé le seul moyen de répression possible contre les nervis, la satire. Y.”.

Le danger que représente le nervi ne met pas en cause la dominance sociale, mais l'ordre public quotidien. Les déclassés brutaux et turbulents procèdent d'une marginalité qui n'a rien à voir avec la prise de conscience de l'injustice sociale par une partie du peuple marseillais . Les troubles, bien réels, qu'ocasionnent les nervis, sont ramenés à leurs justes proportions par d'autres observateurs, comme Chailan : on comprend mieux par là comment Benedit et le journaliste de Sud, en focalisant sur le nervi, ne visent pas à mettre en scène la popularité dans sa normalité. Dans sa brutalité le nervi est cocasse. Le révolté ne le serait pas, le révolutionnaire encore moins, ni le véritable délinquant. Il est d'ailleurs amusant de voir présenter comme invincibles ces quelques bandes de vauriens, alors que la police savait fort bien lutter contre les délinquants, et contre les révolutionnaires : l'enjeu est ici autant de l'ordre de l'imaginaire que de l'ordre réel de la vie quotidienne. Le nervi représente, dans sa radicale étrangeté, exterritorialité, une donne populaire à l'état brut, condensé des forces vitales, animales, telles que Berenger par exemple pouvait les repérer, avec effroi et fascination, chez les paysans d'avant 1789. Et c'est dans ce visage reflété par le miroir de la satire, visage étrangement déformé, mais bien reconnaissable, que le lecteur retrouvera l'humaine nature. Il en irait bien autrement si on lui avait proposé le portrait d'une autre condition sociale.

Qui plus est, en condamnant le nervi, le bourgeois amusé fait d'une pierre deux coups, puisqu'il intègre l'ouvrier, l'honnête ouvrier marseillais, à l'entreprise de salubrité publique.

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“Le nervi ne craint ni Dieu, ni même M.Cas[41], mais il craint le ridicule. Dans le poème de Chichois, le ridicule tombe à flots sur les reins tendus des nervis. Jamais plus effrayant miroir ne fut placé devant ces bédouins du pays. Le poète a pris leur langue et la parle avec une tranquillité d'expression à les faire reculer de peur. Il y a, dans cette incroyable satire, une vérité d'observations qu'on ne retrouve dans aucune littérature : c'est une comédie qui laisse derrière elle tout ce que les auteurs comiques de profession nous ont donné de plus divertissant : chaque vers est une provocation irrésistible aux éclats de rire ; il y a de quoi faire une orgie de gaîté délirante, une débauche innocente de folie à briser la rate de l'homme le plus sérieux. Je défie le philosophe le plus austère, le quaker le plus rembruni, le politique le plus en souci des réformes, le magistrat le plus ridé par trente ans de plaidoiries, je défie le grave buste d'Euthymènes et Pithéas, et tous les bustes provençaux de nos fontaines de lire le poème de Chichois sans tomber la face contre terre avec des épanouissemens de rire homérique qui sont le partage des dieux.

Le poète n'a reculé devant auune expression nervique et il a bien fait. A quoi bon se gêner quand on parle patois !

Le patois dans les mots brave l'honnêteté,

a dit Boileau, et M.G.B. a choisi ce vers pour épigraphe justificative. Tous ses lecteurs le comprendront et l'absoudront. Nous sommes dans les saturnales foraines du Grand Saint-Lazare, ce grand saint qui a inventé le provençal, eh bien ! rions et n'épiloguons pas sur les mots. Le créateur de Pourceaugnac, d'Amphytrion et de la Comtesse d'Escarbagnas n'a pas reculé devant le vocabulaire français aux endroits lestes : l'auteur de Chichois, en pareil cas, devait être heureusement effronté devant le provençal. Aux nervis, il fallait parler nervi pour être compris de ces messieurs”.

Ainsi, reprenant à chaud la préface de Benedit, qui prétend n'avoir écrit que pour écraser le nervi par le ridicule et n'écrire patois que parce que le nervi ne parle que patois, le journal officiel entérine l'entreprise. En négligeant le fait pourtant évident à la lecture qu'une bonne partie du poème est mise en scène de la parole populaire normale, celle des femmes, des revendeuses, et non celle du nervi, et en négligeant aussi le fait que le nervi, inscrit comme tout bon Marseillais dans la dominance diglossique, sait fort bien, s'il le faut, avoir recours au français : son hymne guerrier, que citent Sud, Gelu et Benedit, en témoigne.

L'usage du patois, source de grande délectation, est donc sans problèmes cautionné par le choix du personnage et la nécessité de la vraisemblance. Ainsi sont évacués les débats sur la possibilité d'une poésie provençale, sur la nature de ses registres. Le seul créneau est celui de la mise en scène réaliste mais cocasse, du déclassé.

Le journal de Benedit, le Sémaphore, reprend et développe ces arguments dans un long feuilleton, Chichois vo lou nervi de Moussu Long, Par M.G.B.[42]. Mais, à la différence de l'intervention de Sud, le feuilleton s'efforce ici d'insérer l'entreprise de Benedit dans un mouvement plus général d'intéret pour le patois, alors que Sud l'ignorait totalement.

“Le patois a joué un singulier tour à ses détracteurs ; on sait quelles précautions emploient la plupart de nos familles marseillaises, dans le but de préserver les enfans de l'invasion du provençal ; une espèce de cordon sanitaire est établi autour d'eux, de peur que le patois, considéré comme un fléau, ne vienne introduire ses paroles réputées grossières, son accentuation énergique dans les jeunes cerveaux. On a fait subir à ce patois, à ce débris de la vive et harmonieuse langue romane, les plus humiliantes avanies, on l'a déclaré mauvaise compagnie, on l'a impitoyablement banni du salon et pourchassé jusques dans la cuisine et

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l'écurie ; il a fallu pour ne pas exaspérer tant de susceptibilités que le cocher et la femme de chambre s'exerçassent à estropier le français ; car on a préféré cet idiome iroquois dont se sert notre peuple, lorsqu'il veut faire usage de la langue de Fenélon, au naïf mais un peu rude provençal.

Aussi s'était-on persuadé que c'en était fait de cette langue reléguée dans nos vieux quartiers et dans nos hameaux ; les progressistes et les centralisateurs se réjouissaient. Des expressions parisiennes telles que celles de gamin et de moutard avaient déjà fait irruption dans les conversations marseillaises ; la fade conversation du vaudeville continuait, chaque jour, ses envahissemens, et Marseille perdant sa physionomie ancienne allait recevoir cette teinte parisienne qui s'étend déjà à presque toute la France. Le patois était blessé à mort, son extrait mortuaire allait être dressé et l'on se disposait à l'enterrer, comme on enterre le dernier descendant d'une famille noble, mais ruinée, sans cérémonie et sans deuil !

Quand on le croyait agonisant, un triomphe se préparait pour lui. Aussi, maintenant ne demandez pas où est la modeste bière où des mains ingrates devaient le coucher, mais plutôt le char blasonné sur lequel il se prélasse.

Le patois n'est point mort, il est plus que jamais plein de vie, il est partout, la presse marseillaise gémit nuit et jour pour lui, il dispute au français le terrain des feuilletons locaux, il s'habille en livres, en brochures, il veut, comme la poésie française, la marge bien large, les lettres plus savoureuses, le papier le plus satiné, il ne dédaigne pas le luxe des vignettes et marche au bruit de fanfare des articles. Le théâtre lui ouvre ses portes, les acteurs parisiens consentent à le réciter devant la rampe et le public le lit, l'applaudit, l'achète et le fête.

Alors, de partout, de Toulon, d'Arles d'Aix nous sont venus des bardes provençaux ; à la vérité ils n'ont pas voulu ceindre l'écharpe chevaleresque ni se coeffer (sic) de la toque du troubadour ; ils sont restés habillés comme vous et moi ; mais sauf le costume antique qu'ils ont eu le tort de répudier, ils sont demeurés fidèles aux vieilles inspirations de la muse du pays. Pourtant, nous aurions eu joie à les voir ressusciter le vêtement des troubadours leurs pères, le succès de leurs vers n'en eut été que plus grand. Mais, je le répète, le réveil de la poésie provençale a été brillant ; pendant quelque temps, un nom nouveau montait, chaque nuit, comme un astre, sur le ciel de cette poésie ; les volumes de vers provençaux se succédaient à ravir ; on ne lisait plus que des vers patois ; des hommes graves en écrivaient de charmans ; de sorte que pour deux vers français qui se fesaient dans un rayon de quelques centaines de myriamètres, on en comptait mille en patois.

Et c'était ainsi qu'il fallait agir pour rétablir ce patois dans tous ses droits, pour lui faire conserver l'empire qu'on était sur le point de lui ravir, pour le faire vivre d'une vie nouvelle ! Ah ! vous dites que le patois n'existe presque plus ; eh bien ! voilà un, deux, trois, vingt, cent volumes qui vous prouvent le contraire ! -En patois on ne fait plus de vers. Tenez, prenez et lisez ! Est-ce là de la poésie, de l'esprit, de la grace, du coloris, eh bien ! tout cela est en patois ! Vous avez voulu un duel, le patois l'a accepté, fière langue française ! -Maintenant qui se vend le mieux sur la place : de vous français ou de moi patois ? Allez le demander à tous les libraires ou bien au spirituel auteur de Chichois”.

Il suffisait pourtant de lire la préface de Benedit pour constater qu'il acceptait, effectivement, de s'inscrire dans l'effet-mode des publications provençales, mais qu'il prenait avec elle toutes ses distances, qu'il ne visait en rien à relever l'astre abattu du provençal, qu'il ne justifiait son écriture patois que de la parole populaire la plus dévalorisée. L'enthousiasme, nouveau, du Sémaphore pour la cause du provençal, et les ridicules considérations à la Louis Méry, sans doute auteur de l'article, sur le vêtement troubadour, situent ce revival dans un hors-jeu culturel parfaitement inefficace. Les publications en provençal, et leur relatif succès, ne compensent en rien le discrédit social de l'idiome, parfaitement présenté au début de l'article. Il n'est question, en définitive, que de lutter, avec les mêmes armes, contre la dominance française : esprit, grâce, coloris. Gelu, sur lequel on ne dit rien, et Benedit lui même, ne peuvent que sourire. Et, en ce qui concerne Benedit, se réjouir, car son tirage initial

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de mille exemplaires sera vite épuisé. “Car tout ce long préambule a été écrit pour expliquer le choix que le nouveau poète provençal a fait de notre langue locale pour populariser son oeuvre”. On ne saurait être plus mauvais lecteur.

“Et d'ailleurs, si son poème eût été écrit en français, il aurait perdu une grande partie de ses mérites ; d'abord, le Français l'aurait empêché de donner à ses peintures cette vérité saisissante qui consiste dans une langue faite à l'image des gens qui la parlent. Un idiome est le portrait exact d'un peuple, rien ne ressemble à un nervi comme la langue qu'il emploie ; si vous lui en donnez une autre, vous le défigurez. Je sais bien que l'on s'est, avec quelque raison, effarouché de certains mots devant lesquels l'auteur n'a pas reculé, de certains tableaux dont il n'a affaibli aucune teinte ; ceux qui auraient voulu des périphrases, approuvent Dorat ou Voltaire, quand ces poètes cachent sous le vêtement fort transparent d'une circonlocution, ces objets que la pudeur canonique défend de nommer. Il me semble qu'on pourrait soutenir qu'il y a derrière certains mots un plus grand cynisme, que dans l'emploi de l'expression propre. On a dit depuis long-temps qu'il suffirait pour rendre la Vénus de Médicis indécente, de mettre un bas de soie à sa jambe ; les puritains veulent des bas de soie. M.G.B n'a pas tourné, lui, autour du mot, il le lâche avec une plaisante audace ; son portrait de la fille Nicot, ben facho, quoique soulido en fait foi. Le vers qui suit celui que je viens de citer est le hardi coup de pinceau donné au vigoureux portrait de cette fille robuste, qui causa tous les malheurs de Chichois. D'un autre côté, qu'a voulu le poète ? Il a voulu nous faire faire une connaissance intime avec les Nervis. Or, ces nervis ne portent pas de gants jaunes, ils ne prennent pas délicatement la main d'une femme, ils ne se servent pas d'un lorgnon pour faire un examen rapide des perfections physiques d'une femme : le Nervi va brutalement à son but, son geste est doué d'une révoltante impudence, le Nervi tel que le dépeint Mr G.B

Desavié lei Familhos

En fésant ce que l'auteur lui reproche, c'est là peut-être une excentricité qui lui vient des Phocéens, nos ayeux. Une fois le Nervi adopté pour héros, M.G.B. devait nous le montrer sous toutes ses faces, dans toutes ses étranges manières d'agir. Plus la peinture est crue, plus elle est fidèle, plus aussi elle peut produire un excellent effet moral. En se voyant si laid, si dévergondé, si ridicule dans le poème que M.B. a mis devant lui, comme un miroir, le Nervi éprouvera-t-il quelque remords, quelque honte et peut-être s'amendera-t-il ?

Il y a dans le style, dans la couleur de ce poème, une grande vérité, ce n'est pas autrement que l'on parle dans nos halles, à la rue des Gassins, à celle des Trois-Soleils, à celle des Isnards où brilla, comme un astre, Regaillette[43]. Une telle imitation, fut-elle la seule qualité de ce livre en ferait le succès. Mais là seulement ne s'est pas borné l'effort heureux de notre poète : graces à ces quelques pages pétillantes de verve et pleines d'entrain, on voit se dérouler tous les incidens du drame populaire le plus grotesque. Le Nervi entre en scène, Chichois est son nom ; il massacre les chats, fait subir aux turcs un avant-goût du pal, lache des bouffées de tabac dans les visages un peu propres, et se permet des licences phocéennes à cette foire de Saint-Jean pleine de bruit et de privautés ! L'audace de Chichois excite une rumeur de commères et lui vaut un de ces châtimens renouvelés des jeux olympiques. Les coups de poing pleuvent sur lui, l'amant de la fille Nicot, laquelle venait d'acheter un baricot, meurtrit Chichoix, celui-ci battu, moulu, éborgné, fait entendre une sublime élégie où se trouve ce vers :

Aï travaïa dex ans à Moussu Long !

Chichois est le type complet du Nervi. M.B.... le met à la hauteur d'un mythe ; il est insolent, hardi de manières avec les femmes et les hommes timides, tremblant et adroit dans ses plaintes quand il a affaire à de plus rudes jouteurs que lui ; car ce Chichoix, la terreur de son quartier, ne finit-il pas par dire à son robuste adversaire, malgré les traces que les coups ont imprimées sur son visage

Ana, avé tor, moun cher !

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Tout le Nervi est dans ces mots et dans ceux qui suivent

Sias pas un bravé garçoun.

Remarquez qu'il parle ainsi à un individu qui l'a moulu de coups.

Une peinture de moeurs et d'hommes pareils a, nous l'avouons, de rudes exigences. Quand Vadé faisait chanter ses poissardes, il ne dénaturait pas leur langue et ne supprimait pas les mots grivois. Plus on est vrai dans ces études faites sur le bas-peuple, plus on s'expose à voir arriver sous sa plume des mots vraiment révoltans ; mais ces mots bannis du vocabulaire des honnêtes gens se maintiennent effrontément dans celui de la médecine et du peuple. L'auteur de Chichois n'a pas pu les éviter, il les a vus entrer, la tête levée, dans ses vers, où ils se sont fait une large place. Cette fidélité de couleur lui a pourtant valu quelques reproches ; les lecteurs actuels apparemment ignorent les étranges licences que Coye d'Arles et l'abbé Caille se donnent dans leurs vers patois ; quand une certaine partie du peuple aura réformé ses habitudes et ses expressions, ceux qui le dépeignent ne seront plus placés dans l'alternative, ou d'altérer entièrement la vérité de leurs tableaux ou de mécontenter les lecteurs par leur fidèles reproduction d'un langage souvent nauséabond.

Chichois a eu un véritable succès ; des hommes graves l'ont lu et ont ri ; la première édition a été enlevée. Pour nous, sans partager tout-à-fait les scrupules que la poésie hardie de ce poème a éveillés dans certains passages, nous en permettons la lecture seulement à tous les hommes âgés de plus de vingt ans, et parmi les dames, à celles qui font des voeux pour qu'un incendie dévore les inexorables registres de l'état-civil”.

Quitte à forcer les termes, il nous semble impossible de ne pas rapprocher cette apologie du vérisme sociologique marseillais de quelques lignes d'un article qui, dans le même numéro, précède le feuilleton sur Chichois . Commentant les troubles d'Espagne, le journal centre-gauche marseillais écrit :

“Les privilèges des municipalités en Espagne sont exorbitans. Cette loi sur les ayuntamientos, qui cause tant de troubles, tendait à renfermer ces privilèges dans de justes bornes. De plus elles sont incompatibles avec le régime constitutionnel. Ce que veulent les exaltés c'est créer une foule d'obstacles à la formation de cette unité, de cette centralisation qui fait la force des états libres et dont l'Espagne est tout à fait dépourvue pour son malheur”.

Le Sémaphore est loin, très loin de son autonomisme et de son anti-centralisme d'avant 1830. On conçoit que, dans ces conditions, le soutien qu'il apporte à la cause du patois ne veuille pas être autre chose que la connivence locale avec un plaisir de langage, sociologiquement dédouané. Il n'est pas question de poser une autre différence que celle de la distorsion de plaisir de l'usage du dialecte et de celui du français.

Le manifeste, quelque peu coup de tonnerre, qui va dans ce sens, amplifie et systématise ces arguments, vient de la feuille libérale désormais acquise à Thiers, le Messager, où Barthélémy (de Paris) propose sous le masque transparent de Z.Y.X, un long article à Chichois, vo lou Nervi dé Moussu Long[44]. Si la troisième et dernière partie de cette ardente défense de Chichois n'est que la reprise du récit de ses exploits à travers Marseille, qu'il dévaste, les deux premières parties permettent au Marseillais de Paris de lancer deux flêches barbelées : une en faveur de l'idiome, contre la francisation, l'autre contre l'image que donnent de la poésie provençale les auteurs qui ont précédé Benedit.

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L'article commence par cette surprenante défense du provençal, que l'on comparera aux visions pan-occitanes des légitimistes :

“Nous ne demandons pas mieux que d'applaudir à toutes les innovations tendant à améliorer l'existence de notre ville ; autant que tout autre nous sommes partisans du progrès et du perfectionnement. Ainsi, qu'on illumine nos quartiers de réverbères hydrogènes, qu'on nous trace des grands chemins jusqu'aux bords de la mer, qu'on nous promette des docks et des hospices, des pasages vitrés et un palais royal, qu'on travaille à transporter un fleuve dans nos rues brûlantes, et qu'une compagnie herculéenne arrache une corne à la Durance, pour verser la fertilité sur notre territoire, et nettoyer les étables pestilentielles de nos rues. Oh ! alors nous seconderons ces grands et utiles projets, de nos voeux, de nos efforts, de notre bourse et de notre plume”.

On comparera cet enthousiasme commun aux libéraux et aux juste-milieu devant la modernisation de Marseille, aux refus de V.Gelu. Barthélémy poursuit :

“Mais le zèle des novateurs les égare parfois. Ils tendent depuis quelque temps à abolir la langue provençale, et à introduire le français dans toutes les classes du peuple Marseillais. Nous ne craignons pas de le dire ; si le succès est en cela possible, il serait éminemment nuisible à notre ville. Il faut à cet égard établir une distinction entre les pays situés à l'intérieur des terres, et ceux qui occupent le littoral des mers. Détruisez, si vous le pouvez, les ignobles patois des Limousins, des Périgourdins ou des Auvergnats, forcez-les par tous les moyens possibles à l'unité de la langue française, comme à l'université des poids et mesures ; nous vous approuverons de grand coeur, vous rendrez service à ces population barbares, et au reste de la France qui n'a jamais pu les comprendre ; mais la situation géographique de Marseille souffrirait énormément de cette prétendue amélioration, nous sommes limitrophes de l'Italie, nous avons devant nous la Corse et la Sardaigne, nous commerçons chaque jour avec des Maltais ; nous avons à parler sans cesse à des marins de toute la Grèce ; il faut nous entendre avec la population indigène de notre colonie d'Afrique ; quel est l'interprête commun, quelle est la langue universelle entre nous et ces différens peuples ou pays ? Sinon le Provençal, ce patois que vous voulez proscrire, et qui légèrement modifié par l'intelligence du Marseillais, lui sert de passeport, et le naturalise dans toute la Méditerranée ; obstinez-vous à parler français, à des Gênois, à des Livournais, à des Grecs, à des Mores, vous verrez les embarras, les impossibilités que vous élèverez dans le commerce, et dans les habitudes les plus communes du peuple Marseillais ; et ce patois de tant de nations, ce fils dégénéré du latin comme l'italien, cette langue Franque qui se fait entendre partout, à l'aide des ti sabir, ti andar, estar bono, tailar testa, etc, si vous parveniez malheureusement à l'effacer, demain vous seriez forcés à fonder des écoles pour la réenseigner à vos compatriotes.

Cette nécessité du provençal peut être justifiée par d'évidens exemples ; nous n'en citerons qu'un, un seul, et si bien connu des habitués du palais, nous en appelons à M.B......, un des habitués les plus fervents de nos séances judiciaires ; il s'agissait d'un pauvre diable, battu par un nervi déhonté”. Le seul témoin est un vieillard circassien, que le président ne peut compredre jusqu'à ce que l'avocat le fasse témoigner “grâces à cette belle langue universelle dont le provençal est la souche et la racine grecque”. Petit morceau de bravoure auquel le cabotin Barthélémy ne résiste pas : l'anecdote lui avait sans doute été racontée par Benedit lui même qui utilisera la lingua franca dans sa pièce de théâtre sur le nervi, un peu plus tard.

L'argument de Barthélémy a sans doute quelques fondements, mais il intéresse surtout de montrer l'isolat de plaisir dialectal de ces bourgeois et de ces intellectuels marseillais,

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naturellement dialectophones, mais tout à fait intégrés dans les normes de la culture dominante. Cette défense du provençal est incapable de se justifier d'un quelconque senti “occitan” : comment demander, à des gens accoutumés dès l'enfance à mépriser les Gavots, une attitude plus amicale à l'égard des Occitans de l'intérieur, comme dit superbement l'homme du littoral, durablement replié sur Paris.

Ce qui est bon pour les autres ne l'est pas pour Marseille, parce que Marseille, c'est spécial. Autant dire, mais ce n'est pas encore possible, parce que entendre le parler de notre enfance nous fait plaisir, à condition qu'il reste véritablement à sa place : langue du peuple certes, mais par là-même, et ici gît le plaisir, langue de la différence d'avec le bon ton, d'avec la culture acquise, d'avec cette poésie française si ardemment pratiquée, et dont on espère reconnaissance et succès. Toute tentative de faire passer cette langue “naturelle” du côté de la langue dominante, dans un comme si de normalité, une adoption de registres véhiculés par la poésie française, engendre ennui et doit être sévèrement condamnée. Ainsi sont renvoyés à leur nullité les poètes provençaux dont la récente levée en masse enthousiasme le Sémaphore, ainsi le renaissantisme est nié dans sa vertu dès ses premiers balbutiements.

Ce qui était, implicitement, suggéré par Benedit dans sa préface (il ne se prononcera clairement sur ce point que dans sa préface de 1853) est clamé de façon provocatrice par Barthélémy, et par le Messager. Les mêmes qui, avant 1830, condamnaient, non seulement les tentatives d'écriture dialectale, mais l'idiome lui-même, dans leur aprobation nouvelle, liée à l'évidence de l'effet-mode provençal d'après 1836, condamnent à nouveau : mais cette fois, la barre de leur interdiction ne passe pas entre le français et la langue d'oc, elle passe, au coeur même de la langue d'oc, entre les registres de normalité, condamnés, et le seul registre réaliste de compensation diglossique, source de délectation esthétique dans la connivence patoise. Barthélémy poursuit :

“On doit regarder comme méritant bien de la chose publique, les hommes qui ont concouru ou concourent aujourd'hui, à la conservation de notre langue provençale, à ceux qui lui fondent ou lui maintiennent sa littérature, seul moyen de perpétuer cette langue. Au nombre de ces hommes utiles, nous nous plaisons à proclamer l'auteur du poème que nous annonçons ; nous affirmons sans crainte d'être démenti que cet opuscule est le régénérateur de notre patois qui tend chaque jour à l'abâtardissement, et qu'il fixe à tout jamais les règles de la poésie provençale. Il existe sans doute avant M.G.B qui a le tort de ses cacher sous ces timides initiales, il existe, disons-nous, des hommes recommandables qui ont consacré leur plume à notre idiôme populaire ; leurs ouvrages sont pour ainsi dire classiques, mais cependant empreints, de formes étrangères, d'expressions amphibies, d'une infinité de gallicismes, ou d'habitudes de langage qui tendent à corrompre l'antique pureté ou rusticité de notre langue primitive. Ce n'est pas parler provençal, que de traduire des mots français ou des images françaises ; on a beau dire en patois, l'aouroro eï dé dé roso, déjà lou bloun Phébus, dardavo seï rayouns ; leï Muso, leï noou Sur, etc. Tout cet attirail du Parnasse français est intraduisible dans la langue provençale ; celle-ci, a ses formes arrêtées, ses dictons, ses proverbes, sa mythologie particulière ; vouloir les déplacer ou les innover, c'est créer une langue, sans origine, sans type et sans caractère. L'auteur de Chichois a merveilleusement compris le génie de sa langue, il s'est restreint dans le circonférence qu'il s'est tracée ; il n'a pas reculé timidement devant la hardiesse de l'expression, et sachant bien que ses vers ne pouvaient se traduire, il a donné à cette satire l'allure franche, et l'énergique audace de cette langue de Juvénal dont la nôtre n'est qu'une filiation. Les détails de moeurs qu'il nous donne ici seraient peut-être étranges en français ; en Provençal ils sont libres sans cynisme, et peuvent être lus sans scrupule et sans scandale. En un mot, M.G.B est à nos yeux le restaurateur du provençal ; il parle franchement et sans mélange adultérin, la langue de Saint-Jean et du Château de Joly. Il saute à pieds joints sur l'hiatus écueil de la poésie française, et que la provençale doit braver : il donne ainsi, par de dédain de l'hiatus, une allure plus franche, plus naturelle, plus décidée à l'idiôme provençal”.

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Ainsi, poursuivant et retournant la vieille idée-reçue selon laquelle il existe en provençal une foule de mots et d'expressions tout-à-fait intraduisibles en français, Barthélémy, en montrant qu'effectivement, à s'en tenir au plaisir de la retrouvaille avec la langue vécue, la langue posée en contrepoint savoureux du français par la compensation diglossique, il existe en français des mots et des expressions qu'on ne peut traduire en provençal. Il n'est donc plus question, comme, dans des registres différents, pour Bellot et pour Desanat, par exemple, de tout dire, ou de dire beaucoup. Simplement, il est question d'être juste dans le registre choisi.

Le lendemain, la Gazette du Midi se rangeait parmi ceux que la verdeur du langage de Chichois avait choqués : la poésie provençale doit rester familière, mais de bonne compagnie[45] :.

“Publications locales : On aura la décentralisation littéraire, quand on le voudra ; cela ne dépend q ue des écrivains de talent ! Que ceux d'entre eux qui appartiennent à la province, et dont le nombre est grand, abandonnent le brouillard de la Seine pour le soleil natal ...”. Recette aisée, en effet, suivie d'un appel à Maurin, et d'un petit mot sur la littérature provençale : “La littérature provençale a beaucoup produit ces jours-ci ; nous avons eu d'abord les premières livraisons du Gangui, oeuvre originale et populaire de M.Chailan, et la dernière livraison des poésies de M.P.Bellot. Ces deux noms sont en possession depuis longtemps de la faveur publique.

Il a paru un autre poème provençal qui a eu du succès, et qui, sous quelque rapport, méritait la sévérité de la critique, mais j'aime mieux vous en dire, en terminant, que j'ai lu hier, dans la revue Dramatique de M.G.Benedit, une notice remarquable sur Levasseur. Le biographe s'est montré homme d'esprit et bon critique musical, qualités qu'on lui reconnaît depuis longtemps à Marseille comme à Paris”.

Le Justin D. qui signe ces lignes sans appel est le même qui, peu avant, rappelait Bellot à plus de décence dans son évocation des prêtres.

Mais, en rendant compte dans le Sémaphore[46] de la publication de Bellot, éloge tout à fait dans la ligne de ceux déjà proposés dans le même journal et dans la Gazette, Louis Méry va déclencher les foudres, dans un rebondissement inattendu.

“Nouvelles Poésies Provençales De Pierre Bellot, Faisant suite à ses oeuvres complètes, Troisième et dernier volume. En vente chez l'auteur, rue Traverse-Sénac, n°10 et chez les libraires de la ville.

Si vous n'aimez ni nos collines pelées, ni nos simples et modestes bastides, ni nos petits vallons où l'olivier et la vigne foisonnent, ni nos étroits sentiers bordés de thym et de genets, ni les romérages où le galoubet et le tambourin provençal marient leurs sons primitifs ; si notre sol, notre Midi, notre mer, ne disent rien à votre coeur, ne lisez pas les poésies de Bellot, vous ne les comprendriez pas. Bellot n'a pas appris son beau métier de poète dans les livres, pas même dans la plupart de ceux de ses devanciers, il est possible que les troubadours lui soient inconnus. Que de gens font des vers, pour la seule raison qu'on en a fait avant eux, qui étudient laborieusement le rythme, la mesure, l'hémistiche, qui croient faire de la poésie, quand ils ne font que coudre les uns aux autres des centons et s'imaginent être originaux, lorsqu'ils ont donné à leur muse une physionomie, une robe faite avec des morceaux d'étoffe coupés çà et là dans quelque antique défroque.

Je l'ai déjà dit, Bellot n'a rien de commun avec ces poètes sans mission, qui travaillent un canevas jusqu'à la trame. Le nom de poète, ils ne le méritent pas, c'est de leur part une

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usurpation contre laquelle on ne saurait trop énergiquement protester. Depuis Gros, la muse marseillaise n'a eu que peu de véritables interprêtes, à coup sûr, Bellot en est un. Qui le nierait ?

Mais, je le répète, si par ton, si par l'effet d'une éducation parisienne, par suite de ces impressions malheureuses reçues au théâtre, des vaudevilles de M.Scribe, vous êtes forcés, quand vous ne pouvez pas quitter notre ville et notre banlieue, de vous regarder comme un exilé sous le ciel du Midi ; si vous n'admirez que les vers faits à Paris, le livre imprimé à Paris, que trouverez-vous dans les oeuvres de Bellot ? Plus celui-ci est poète, moins vous le goûterez. Il n'a pas, lui, cherché à franciser son patois, à cacher sous une écharpe moirée le gentil corsage de sa muse, il n'a pas habillé en provençal des idées et des moeurs parisiennes, il est resté marseillais, c'est le poète de nos trins, de nos bastides, de nos usages méridionaux, c'est le poète éminemment populaire dont les vers sont récités dans les fêtes villageoises, qui peut, comme Molière, consulter sa servante, sûr d'en être compris. Qu'y-a-t-il donc de commun entre lui et un auteur parisien ?

Quand je prends un livre patois, je veux y retrouver mon pays, je veux que nos paysans, que nos grisettes, que nos pêcheurs s'y montrent dans toute la sincérité de leurs moeurs et de leur langage ; je veux y voir descendre un de ces beaux rayons de soleil dont le midi dore nos paysages, y respirer ces parfums qui montent de nos rochers soulevés par la Méditerranée, ou bien ces douces senteurs que nos collines, cassolettes de thym et de lavande, exhalent ; j'ai alors, d'autant plus de joie, que la langue de ma nourrice est celle dont le poète s'est servi pour réveiller en moi toutes ces sensations locales. N'y-a-t-il pas entre un pays et son idiome des affinités, des rapports qui font passer dans celui-ci, la couleur et la physionomie de celui-là ? or, ne vaut-il pas mieux respirer la fleur, sur le petit morceau de terre où elle est née, en plein soleil, et plein air, que dans le vase où on l'a impitoyablement exilée ? Pour moi, si j'étais contraint de quitter ma ville natale, je sais bien qui me la rendrait : un volume de M.Bellot me transporterait avec la rapidité de la pensée, au milieu des collines maternelles, et à chacun de ses vers, je referai peu à peu, en imagination, sans en oublier le moindre coin, tous les lieux où les plus belles années de ma vie se seraient écoulées.

Aussi Bellot a-t-il pour admirateurs, tous ceux de ses lecteurs qui ont un vif attachement pour le pays. Un véritable poète peut seul obtenir un aussi touchant suffrage”.

On voit comment le modeste Louis Méry, doublure du frère admiré, mais assuré cependant de sa petite position dans l'intelligentsia marseillaise, a été contraint d'adapter sa quiétude dialectale, proclamée depuis 1836 dans la fréquentation de Bellot, la convivialité de la Société des Belles-Lettres, la conversion libérale, à une situation quelque peu différente. Avec Benedit, c'est toute la coterie du Sémaphore qu'il convient de ménager, le Sémaphore auquel Méry doit pour partie sa situation et sa notoriété relative. L'opération avait été tentée, d'amalgame entre la gloire institutionnelle de Bellot, désormais baptisé poète tous registres couverts, et la charge de Benedit. Benedit s'était tu, gardant un anonymat prudent, mais le succès et la terrible admonestation de Barthelemy à la clé, il devenait difficile de ne pas choisir.

Le salut à Bellot, qui sera prolongé d'une préface de l'édition populaire de ses Œuvres complètes, en 1841, anticipe sur cette pièce consternante : Méry tente de faire siennes les remarques de Maurin, publiées en début d'année dans la Gazette du Midi, sur l'adéquation entre le pays, ses montagnes, son climat (Méry est un des premiers, avec cet article, à mettre des majuscules à Midi), et la poésie “naturelle” de Bellot, écrivain hors-littérature, comme il tente de faire siennes les remarques de Barthélémy sur la vraie provençalité du langage : Bellot ne francise pas son patois, Bellot reste marseillais et populaire. Mais il ne peut, et pour cause, faire siennes les remarques de Barthélémy portant sur l'adoption du regitres “français”, les expressions que citait le Marseillais de Paris étaient directement puisées dans les tentatives “poétiques” du poueto cassaire, dans ses efforts pour accéder à la “vraie” littérature. On conçoit que Bellot ait été rudement secoué par l'inattendu succès de Benedit, et surtout par la philippique de Barthélémy qui l'accompagnait.

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On peut comparer à ce début d'article en son honneur ce que Bellot écrit alors aux auteurs provençaux[47] :

O vous gais troubadours de la richo Prouvenço

Qu'aimas qu'un vers patois de vielhs mots siegue ourna,

Leissez pas, cresez-mi, proufanar la semenço

D'aqueou beou prouvençaou que Gros a samena !

Si saou ben que l'aoutour qu'a gaire de ressourço,

Que de sa linguo maire ignoro la beouta,

Fara de vers patois en frances mailhoueta ;

Mai cadun saou que l'aigo es plus bello à sa sourço.

Affirmation de l'authenticité, de la non-francitude de son langage, à l'encontre de ce que Barthélémy pourra lui reprocher : le souci de “correction” graphique est à la clé.

Bellot répond ainsi à la tentative de l'été de Barthélémy-Lapommeraye, poésie de classe moyenne comme l'écrivit le Messager,voulant imiter le français dans les registres nobles[48] :

Diguo-mi, cher ami, cresi qu'eres poumpetto

Lou jour que nous as dich, embouquant la troumpetto,

Que lou vers prouvençaou qu'es doou frances vesti

Es plus noble qu'aqueou que de raço es sorti.

Sieou pas d'aquel avis, ta pensado es barroquo.

Noun, noun, quand lou patois n'es pas de vielho roquo,

Que d'un frances bastar si trobo malhoueta,

Eis hueils de toueis letrus, n'a ges d'aoutourita.

L'or pur a mai de pres qu'aqueou qu'a d'alliagi.

L'aoutour que voou d'uno odo empruntar lou lengagi,

Que sus un ton serieou mounto soun diapasoun,

Esquirlo coum'un ai qu'engaougno lou quinsoun.

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Méry se garde de faire écho à de telles polémiques internes : l'essentiel est de proclamer l'authenticité du langage de son protégé, et l'adéquation de cette poésie au sol qui la fait naître, en évacuant toute considération sociolinguistique. A partir de là, il est aisé, comme le faisait Maurin en début d'année, d'opposer la poésie parisienne et la véritable poésie du pays, étant entendu que cette dernière ne pourra être goûtée que par les autochtones amoureux du pays (ce qui en réduit considérablement le nombre), qu'elle n'a donc aucune prétention à l'universalité.

“Ce qui me plaît dans Bellot, c'est qu'il ne porte pas étalée sur son front, dans sa manière de vivre, la fastueuse enseigne d'un auteur ; il y a dans ses habitudes, comme dans son talent, quelque chose de si naïf, de si spontané, de si naturel, qu'on éprouve à l'entendre réciter quelques-unes de ses pièces, sans aucune de ces coquetteries d'hommes de lettres en pied et en titre, la surprise d'une révélation de poésie inattendue. On l'a dit de Lafontaine, on peut le dire de lui : il porte des vers, comme un arbre porte des fruits, l'arbre s'en doute-t-il ? et cette heureuse ignorance en rend-elle les fruits moins savoureux ? C'est à, à une époque aussi raffinée que la nôtre, dans un siècle de prétentions et de succès calculés, de réputations habilement escamotées, un véritable phénomène littéraire ; ainsi débuta la poésie, quand elle naquit sur les lèvres simples et naïves.

Ce talent qui s'ignora long-temps lui même, s'est donc produit, sans arrière-pensée de renommée, sans l'implacable besoin des applaudissements ; il est venu à nous, sans pressentir même le brillant accueil que nous lui avons fait ; et qui sait si dans la suite, ce retentissement populaire qu'il a obtenu, ne lui a pas causé une certaine surprise ?

Sont-ce là des succès parisiens ? où donc la poésie peut-elle encore se croire transportée à ses premiers jours? si ce n'est dans ces provinces reculées, où soufflant sur la poussière qui recouvrait les gothiques incrustations de son luth, elle répand de nouveau la vie et l'harmonie sur des cordes depuis long-temps muettes.Ce qui est advenu à Jasmin est également advenu à Bellot. Le coiffeur d'Agen savait-il qu'un jour son nom serait placé parmi ceux des poètes, quand il chantait ses mélancoliques chansons languedociennes ; il ressemblait, ainsi que Bellot, à tant de Bardes qui ont passé, inconnus, sur la terre, avec ces paroles que les anges ou les génies des solitudes leur avaient apprises. Le hasard a dévoilé tous ces mystères poétiques, et de quelle fraîcheur, de quel charme les avons-nous trouvé empreints ?

Chante-t-on ainsi dans nos civilisations vieillies ?

Pour moi, je l'avoue, j'ai plus de plaisir à lire ces poètes qui étaient loin de se douter de tout leur génie, que ces versificateurs plus préoccupés de leur sucès que de leurs œuvres. Ceux-ci voient toujours derrière le paysage qu'ils décrivent, la passion qu'ils dépeignent, le tableau qu'ils esquissent, les artilleurs de la critique littéraire, prets à mettre en pièce le frêle édifice de leur renommée. Et ces préoccupations ne sont pas les seules qui déconcertent leur verve, celles du gain, du métier les surprennent même au milieu de leurs méditations ; de pareils soucis assombrissent nécessairement l'horizon de leurs pensées ; la poésie n'est plus cultivée pour la poésie, ce n'est plus le rossignol qui chante pour lui, parce que le crépuscule ou parce que la nuit pleine d'une fraîcheur sereine sont venues ; à ce chantre de la solitude, que font les oreilles attentives, que font les auditeurs recueillis à quelques pas de la branche toute résonnante de son harmonie ? Le crépuscule, dont les dernières lueurs s'éteignent dans un azur mourant, la nuit qui desend du firmament étoilé, ont ému le musicien solitaire qui s'enivre, seul, de ses chants.

Voilà la poésie !

L'écrin où elle puise ses riches émeraudes, la toile où son pinceau étend ses belles couleurs, sont toujours les mêmes, la nature et l'homme !”

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Et Méry de citer longuement à l'appui, le même poème qui inspirait les articles précédents sur Bellot, Ce qu'aimi veire, méditation sur le paysage aimé et l'amitié, qu'il fait suivre, en contraste, d'un “tableau de moeurs”, lou Coou de Mouchoir.

Certes pour Louis Méry, demeuré au pays dans la résignation dépitée, l'idéalisation de l'amateurisme de Bellot est critique implicite des Marseillais lancés par leur séjour dans la capitale, Joseph son frère, Barthélémy. Mais une telle idéalisation lui permet aussi d'esquiver le problème de la critique marseillaise, véritable monopole, qui d'une certaine façon a fait le succès de Bellot, et occulté d'autres tentatives.

Justement, et le fait est tout à fait exceptionnel, Méry s'aventure ici à dresser un panorama de la création marseillaise, où, ce sera bien le seule fois, le nom de V.Gelu est cité (on comprend que Gelu ait poursuivi le Sémaphore et la coterie Méry de sa rancune tenace).

“Nos poètes provençaux, (et le nombre en devient de jour en jour plus considérable), remplissent les uns envers les autres, d'une manière fort édifiante, les devoirs de l'hospitalité ; aussi sommes-nous sûrs, quand nous les lisons, de rencontrer au milieu de leurs pièces, quelques-unes de leurs confrères, touchante association qui semblerait prouver que la poésie patoise est exempte de ce sentiment de rivalité dont sa rivale ne sait pas toujours se garantir. Ainsi, dans le dernier volume de M.Bellot, nous avons lu une fable de M.Leydet tournée avec beaucoup d'esprit, une imitation heureuse plutôt qu'une traduction d'une épître de Lafontaine, c'est là un début qui promet un bon livre. La charmante pièce de vers patois que la Canoubié a inspirée à M.Barthélémy, notre savant et aimable directeur du Museum d'Histoire Naturelle, a aussi toutes les qualités de la poésie provençale ; M.Barthélémy, M.Leydet, M.Chailan dont le Gangui obtient un véritable succès, M.Desanat, dont le vers épique se colore de tant de patriotisme, figurent avec honneur dans cette pléiade où MM.Gelu et G.B...., sont nouvellement entrés, tenant à la main un diplôme de poètes, paraphé par tous les amateurs de l'idiôme local. Tant d'efforts, en faveur de notre Langue provençale ne seront pas vains, nous leur devons des publications intéressantes et la preuve d'un mouvement intellectuel qui s'accomplit véritablement dans la sphère provençale”.

La liste ainsi dressée, une fois n'est pas coutume, dispense Méry, mis en était-il capable, d'une réflexion véritable sur ce qui est en train de se jouer à Marseille. Aussi, faute de pouvoir, ou de vouloir, mettre en avant les tentatives originales, mais absolument opposées, de Desanat et Gelu-Benedit, eux mêmes affrontés, il en revient à Bellot, renvoyant le grand Prieur des lettres provençales à cette mythique rencontre avec le peuple de la Provence profonde, dont d'autres rêveront bientôt.

“Il y a deux ans, je visitai la Sainte Baume ; au pied de cette masse qui forme un rempart sombre et imposant au plan d'Aups, j'entendis un jeune pâtre réciter des vers patois ; c'était un des contes de Bellot. Je demandai à ce rhapsode local, où il avait lu ces vers. Il me répondit qu'il les avait appris d'un déclamaïre de Ste Zacharie ; mais, ajouta-t-il, avec tristesse, comme je sais lire, j'aurais acheté les livres de celui qui fait les vers, si l'on ne m'avait pas dit qu'ils coûtaient beaucoup d'argent.

Bellot à qui je racontai le dépit du jeune berger, s'est empressé de lui faire parvenir l'édition complète de son oeuvre, où le luxe typographique des meilleurs imprimeurs de Marseille est magnifiquement étalé. Mais il ne peut pas, sous peine de se ruiner, faire de pareils cadeaux à tous les bergers et à tous les agriculteurs qui voudraient le lire ; il faut donc qu'il se hâte de faire une édition populaire, afin qu'une place qu'il est si sûr d'obtenir, soit faite à son livre,

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dans le coin des cheminées des bastides, où la fumée jaunit l'Histoire de la Belle Maguelonne de Provence avec celle des Quatre fis d'Aymon. Sa charmante poésie y sera aussi comprise et goûtée, qu'elle l'a été dans un salon, je lui demande cette édition au nom du peuple de nos villes et de nos campagnes, qui n'ont pas toujours un déclamaïre à sa disposition”.

Bellot publiera ses Œuvres complètes, en édition populaire, en 1841. Mais si, à sa façon, le théâtre dit la vérité, comment ne pas voir ce que disent, dans le même temps, ses personnages des Deux Magots[49]. La scène se passe à Marseille : Auguste, peintre décorateur, Rossignol, matelot, Fifine, grisette, etc, parlent français, et le français à la mode. Bellot laisse le provençal à Margarido, poissarde provençale. C'est dire que dans la socialisation de la mise en scène théâtrale, et à plus forte raison dans la folie de la transgression carnavalesque, les masques se mettent, mais les masques tombent aussi. Cette proclamation d'un retour du patois, cette célébration journalistique dont Méry est l'ordonnateur, sont brisées net par deux interventions : l'une est extérieure, c'est celle de Berteaut, journaliste du gouvernemental Sud, l'autre, par la force du sens de son message ambigu, vient de l'initiative provençale, c'est celle de Gelu.

L'intervention du journaliste de Sud[50], Pierre Berteaut, né en 1807, bientôt secrétaire de la chambre de commerce et défenseur des intérêts du port, vient rompre ce concert de louanges : en assumant le véritable registre de l'idiome, Benedit montre qu'il ne peut y avoir, en effet, de véritable littérature en provençal. L'incroyable mépris du peuple dont témoigne Berteaut, et la brutale allusion à la libido des petits bourgeois marseillais, ne sera pas relevée par ses adversaires, qui ne le reprendront que sur la langue. Signe en réalité d'un consensus idéologique profond et d'une impossibilité d'investissement populaire véritable.

“Réponse à la lettre de Z du Sémaphore.

Dans un article qui rendait compte d'une pochade locale, nous avons soulevé à notre insu une grave question de linguistique. Le provençal, avions-nous dit, est illettré de sa nature, il manque de grammaire et ne sait pas l'orthographe ; en un mot, ce n'est rien qu'un patois. Tout ce que l'orgueil local pourra exhumer de la poussière du passé ne détruira pas ce fait actuel admis par tout le monde, ceux même qui parlent provençal comprennent instinctivement combien leur instrument est grossier et incomplet, auprès de la langue française. Partant de cette donnée, nous déplorions que des hommes d'intelligence s'obstinassent à faire de cet idiome un élément littéraire et poétique, comme ces musiciens qui, pouvant exécuter une fantaisie de Thalberg sur le piano, s'obstineraient à jouer du galoubet, par exemple. Au lieu de voir tout ce qu'il peut y avoir de véritablement national dans une question ainsi posée, le Sémaphore n'aperçoit que le côté local, il réduit la musique à une aubade de tambourins, et se croit obligé de rompre une lance pour ce qu'il appelle sa langue maternelle.

Pour nous, enfant de Marseille, nous ne reconnaissons pas d'autre langue maternelle que le français ; ces chants dont on a pu nous bercer au maillot ne constituent pas selon nous une parenté bien rapprochée, et nous n'imiterons jamais ces enfants qui sourient à leur nourrice de préférence à leur mère. Les services du provençal sont extrèmement bornés ; ils se restreignent pour ainsi dire à la mamelle ; cet idiome n'a rien développé en nous ; c'est une musique de berceau d'une harmonie fort contestable et qui a plus souvent éclaté en jurons qu'en caresses ; le français au contraire a recueilli nos premières impressions sur nos lèvres encore blanches de lait, il a posé nos balbutiements les plus vierges, c'est lui qui nous a parlé d'amour et de Dieu, c'est dans cette langue que nous avons reçu les tendresses de la famille, enfin si le provençal a pu être notre nourrice, on peut dire que le français a été notre véritable mère ; il nous a communiqué le jour, et le sentiment des nuances. Le Sémaphore a beau mettre la langue provençale sous l'égide de l'amour, lui prêter l'allure accorte et l'air pimpant de la grisette, il ne parviendra jamais à poétiser cette langue triviale et populaire ; cette grisette, nous l'avons aimée, malgré son langage ; sa physionomie a plaidé pour elle et a tout fait oublier. Après ces heures de passion brutale où la Vénus callipyge est la plus haute

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expression de la beauté, alors qu'on commence à descendre en soi-même et à rêver d'une maîtrese, que de fois nous avons regretté qu'une langue complète comme la nôtre ne répondît pas à nos phrases et n'interrompît cet éternel monologue auquel nous étions condamnés, faute d'expressions correspondantes. Au nom du ciel, mon cher Z, trouvez-nous de meilleures raisons pour relever le provençal ; vous avez pu faire de la poésie avec vos propres sentiments, mais croyez-moi, ce que vous avez allégué dans l'intérêt de votre cause lui est précisément contraire. Ce patois provençal, habillé à votre façon, ressemble à ces artisans endimanchés dont le linge blanc ne fait que mieux ressortir les mains noires et la peau cuivrée.

Mais trêve de métaphores et de sentiments ; au fait, avocat du provençal.

Vous dites que notre patois est une langue, vous alléguez à l'appui de notre thèse qu'il a été parlé au Moyen age, qu'il a donné naissance à toute une famille de poètes ; vous allez jusqu'à avancer que Dante, l'Homère florentin, sur le point d'écrire la Divina Comedia, hésita un instant entre la langue italienne et celles des troubadours ; c'est là, comme vous le dites fort élégamment, un assez beau blason pour notre provençal ; mais ce blason n'est garanti par aucune histoire ; il est complètement apocryphe ; nous avons d'excellentes raisons pour le croire de fabrique marseillaise. La preuve que cette hésitation de Dante entre l'italien et le provençal est une fiction purement littéraire, c'est que l'italien n'existait pas. Dante, ne reconnaissant pas le provençal pour une langue, inventa l'italien. Quant aux Bertrand de Born, aux Pons de Capdeuil, aux Comtesses de Die et à tout le chapelet historique que vous défilez, c'est plus sérieux, cela du moins existe. Mais que prouvent ces barbouilleurs de sirventes, de planhs, de tensons ? A la place de ces volumes indigestes, pleins de garlembeys et de torneyamens, que n'exhumez vous de vos archives provençales une belle page de prose comme savait en faire la bonne langue d'oïl ; cela, croyez-moi, serait plus positif et vaudrait mieux que tant de fadaises rimées. Pendant que le provençal chantait sur la cithare, jouait aux dames et aux troubadours, la langue du Nord, bien autrement trempée, ne se contentait point de rimes et de cour d'amour. Déjà, vers 1200,un anonyme traduisait en prose française la vie de Charlemagne, et, avant 1203, Geoffroy de la Ville-Hardouin, chevalier normand, consignait dans sa chronique l'histoire de la conquête de Constantinople. Tous ces ouvrages étaient autant d'assises jetées par le génie pratique du Nord et qui devaient assurer la prééminence de son idiome sur celui des Méridionaux. Or c'est par de tels ouvrages, fruits de la réflexion et des recherches, qu'on parvient seulement à fixer une langue. Que de consciencieux manuscrits ! que de chroniques intéressantes ! que de curieux récits de voyage nous sont venus de l'Ecole de Normandie ! Que de matériaux précieux pour notre langue et pour notre histoire, sans compter ces épopées de cent mille vers, ces nobles romans de chevalerie, où l'on trouve la poésie à pleines mains, et dans lequels pointe, dès le XIIIe siècle, le germe de notre brillante civiliation. Tous les essais poétiques et littéraires de quelque valeur et de quelque portée appartiennent exclusivement aux trouvères ; depuis la poésie épique jusqu'à la simple nouvelle, ils avaient tout embrassé. Au mariage de Charles VI et d'Isabeau de Bavière, ils improvisèrent le théâtre : la Confrérie de la Passion est l'ayeule directe de Corneille et de Molière.

L'imagination moderne a broché les troubadours d'or et de soie ; elle en a fait des personnages de fantaisie, à l'usage des opéras et des romans. On les a drapés magnifiquement, comme ces brigands de théâtre relevés pour la scène et qui, en réalité, ne sont que des coupe-jarrets en haillons et des Mandrin déguenillés. Les troubadours de Curte de Sainte Palaye sont le pendant des Fra Diavolo de Scribe. Mais soufflons sur tous ces mensonges, et voyons ce qu'était le troubadour. C'était une espèce d'hôte nomade qui chantait de porte en porte comme Homère, et n'avait de commun avec ce patron des poètes que le métier de mendiant ; c'était un versificateur gastronome qui, grâce à la tolérance de l'époque, échangeait de fort mauvais vers contre de bons dîners... Le troubadour, c'était un bateleur ès-lettres, promenant sa pauvre muse en compagnie des singes, et les faisant danser ensemble au refrain de la même chanson. Faiseur de lazzis et tours de passe-passe, escamotant la syntaxe et la muscade, le troubadour n'est pas mort ; on peut encore le voir sur nos places publiques... Le troubadour pur sang, c'est l'aveugle du coin que décembre nous ramène, chanteur de noëls enroués qu'il accompagne sur un violon rhumatismal. Laissez faire le temps, un jour il ne manquera pas de savants qui mettront leur sagacité au service de ces rhapsodes, et qui nous démontreront dans une rhétorique ad hoc toutes les fleurs littéraires de ces chants de la borne. Maistre Barry passera maître dans la gaie science, tout comme

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Bertram de Born, et enrichira de son nom la liste qu'ouvre Guillaume, Comte de Poitiers. Pourquoi pas ? Dès 1245 on y trouve déjà un pauvre tailleur, Guilaume de Figuéras ! Tel est le sort de l'idiome provençal : parti de haut, il est toujours tombé bien bas ; du trône il a passé à l'établi dans l'espace de soixante ans.

/.../ le français, européen aujourd'hui, a presque réalisé le rêve de Leibnitz, tandis que le provençal, en dépit de son euphonie et de sa filiation latine, ne s'est jamais fixé, n'a pas élevé le moindre monument linguistique proprement dit, et n'existe que dans un rayon fort circonscrit, comme tous les patois ... Nous le demandons aux esprits sérieux, une langue vivante, pour mériter ses titres de bourgeoisies, ne doit-elle pas pouvoir rendre tous les effets, ne doit-elle pas embrasser chaque spécialité, être capable de parler science et art, enfin se mettre à la hauteur de l'époque sous le rapport à la fois moral et physique. Voilà ce que nous avons posé en principe, et ce que nous n'avons pu reconnaître dans le provençal, baragouin local qui finit là ou la noblesse et la science commencent. Sans doute il y a quelque chose de plus intéressant que le laboratoire du chimiste et le cabinet du physicien, c'est le sanctuaire du coeur. Mais ce domaine-là est interdit comme tout le reste à l'idiome provençal ; pour lui, point d'essence poétique et littéraire, point de partie véritablement éthérée. En sa qualité de patois, il est tout à fait incompétent pour les sentiments délicats et les nuances de l'âme. Comme tous les idiomes de bas étage, il n'a pas d'autre caractère distinctif que la vis comica.

/.../ Il faut être de son temps, avant tout ; c'est avec ce sage précepte que nous condamnons le provençal collet monté sous les troubadours et lie de peuple aujourd'hui, et qui par ces motifs manque de partie intermédiaire et vitale. Nous renions le provençal, cet idiome bâtard, latin en putréfaction dont le fumier stérile n'a fait pousser aucun chef-d'oeuvre, en dehors de quelques jets poussant par eux-mêmes et qui ont pu fleurir malgré la terre ingrate où ils étaient plantés.

Avec ces idées, on pense bien que je n'ai pas de gaîté de coeur entamé une polémique littéraire sur le provençal ; un pareil patois n'en valait pas la peine ; j'ai relevé le gant en l'honneur seulement de la main qui me l'avait lancé, main française s'il en fut, et payant aujourd'hui d'ingratitude la langue qui répondit tant de fois à ses inspirations.

Les plus beaux fleurons de la couronne provençale, les seuls d'un éclat incomparable, brillent à Paris dans la république des lettres[51]./.../ Gardons notre admiration pour les talents qui la méritent ; il est temps de faire justice de toutes ces poésies patoises qui commettent des larcins journaliers au préjudice de la France ; il faut enfin convertir en numéraire de bon aloi toute cette fausse monnaie dont la presse locale se paye, sous des prétextes de patriotisme mal entendu qu'invente une camaraderie de clocher.

S.Berteaut.”

Un aboutissement dans l'écartèlement.

Ainsi se terminait l'année 1840 : cascades de mutations, masques assumés. Chailan, dix ans après sa tragédie française Jules César donne lou Gangui, et en préface, l'ancien directeur du Frondeur Marseillais, dix ans après avoir stigmatisé le patois, assène une indigeste dissertation sur la langue romane, en totale distorsion avc le registre plaisant et familier de l'ouvrage, et en prudent défaussement par rapport à la querelle de la poésie provençale.

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Chailan et Bouillon-Landais assument ainsi, dans cette dissociation-association apparemment incompréhensible, l'écartèlement initial auquel était soumise la conscience provençaliste dans la décennie 1775-1785, et à laquelle elle avait répondu par la dissociation entreprise théâtrale-publication sur la langue. De cet écartèlement entre un investissement érudit, et un investissement de plaisir d'écriture, naît la réponse au blocage de la création, réponse qui engendre elle même la condition d'un nouveau et décisif blocage : l'éternelle quête d'un support identificatoire au génie de la langue pouvait se réaliser de trois façons :

Avec Bellot, dans une mise en place d'un cercle de connivence, le grand villagi marseillais (ou provençal), entouré de l'océan du français.

Avec Chailan, dans la mise en place d'un cercle de consommation en dérision, cercle des amateurs marseillais, entourés de l'océan de la pittoresque arriération paysanne.

Avec Benedit et Gelu, Marseille civilisée, et francisée (Gelu, plus franc que Benedit, donne un ouvrage bilingue), focalise le Génie de l'idiome sur le noyau des exclus.

Mais, dans les trois cas, c'est bien du génie de la langue qu'il s'agit, et non de son support identificatoire, positif ou négatif.

Il n'est pas indifférent de constater que Benedit ne pourra pas tenir, d'ailleurs, ce registre, et dès Chichois au Conservatoire, un an plus tard, s'essaiera au style noble.

Chailan meurt en 1840, non sans avoir dit son fait à Benedit et encouragé Desanat. Il est évident alors que s'ouvre une époque nouvelle : la presse des départements s'ouvre au provençal, même si ce n'est, comme à Toulon, que pour rimer sur le passares. Lou Bouil-Abaisso va paraître, unissant à partir du Rhône, dans lequel Encontre voyait une barrière[52], les poètes des deux régions.

Certes Gelu subvertit la chanson populaire : il n'est que de comparer ses textes avec les productions d'un Vincent en 1839. Mais il ne peut faire véritablement d'émules, pas plus que, à l'opposé de l'écartèlement, l'entreprise normative d'Honnorat ne peut faire véritablement de disciples. Car leur double et contradictoire exigence était aussi, a priori, la négation de l'usage commun, pour ne pas dire médiocre, dans lequel la poésie de classe moyenne allait chercher le salut, non sans de bonnes raisons.

En effet, l'année 1840 propose simultanément la publication du projet de dictionnaire de la langue d'oc, par Honnorat, et les solutions marseillaises de l'impasse littéraire, avec Benedit et Victor Gelu. Ces deux tentatives, qui inaugurent de fait une période nouvelle, n'entrent pas dans notre cadre de recherche, et feront l'objet de travaux ultérieurs.

L'entreprise d'Honnorat méritera un examen attentif. Nous avons essayé, compte-tenu de la relative ignorance de la genèse de l'oeuvre, d'éclairer ses motivations, et ses premières retombées. Il importera de suivre la réception du texte de 1840, qui sera diffusé auprès des académies de province en 1841 et connaîtra seulement alors ses premiers échos dans la presse.

L'entreprise marseillaise est infiniment mieux connue. Le récent colloque Gelu, comme la contribution des Cahiers critiques du Patrimoine[53], dans une première approche à plusieurs voix, ont permis de cerner de façon beaucoup plus approfondie la personnalité, les contradictions et les ouvertures de Gelu. Les textes de Benedit sont d'un accès aisé. Aussi avons-nous insisté essentiellement, dans cette étude, sur les réactions du tissu social et culturel marseillais à ces publications de 1840, en donnant, quitte à être long, le dossier de presse : textes signifiants dans leur suivi, leur continuité, et dont la quasi-impossibilité de

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consultation impose, nous semble-t-il, le regroupement. Si Gelu n'y a pratiquement pas de place, c'est que la presse marseillaise l'a ignoré.

C'est donc très volontairement que nous n'avançons pas plus dans la réflexion sur l'oeuvre de Gelu, et sur la postérité de celle de Benedit, nous en tenant à cet éclairage de l'environnement, et nous permettant de renvoyer, pour une étude qui doit se poursuivre, à nos premières contributions.

Dans sa préface des Chansons de 1840, Gelu écrit : “D'abord, mes héros sont Marseillais avant tout. Ils ne pensent point en français pour s'exprimer en provençal. Ils parlent le patois de Marseille et non la langue, si langue il y a, telle qu'elle doit s'écrire. Leur dialecte est celui des rues, des quais et des halles. Il n'a rien à déméler ni avec le dictionnaire de l'Académie, ni avec la grammaire provençale. Au reste, cette grammaire, si elle existe, ou même si elle a jamais existé, que peut-elle être aujourd'hui,sinon une introuvable rareté bibliographique ?”

Or, c'est au moment même où, de la négation de la langue par l'assomption désespérée de la parole, de la négation de l'identité nationale par l'assomption de l'identité socialement et localement la plus décentrée, Gelu fait oeuvre véritable, travail de plume, création de langue, qu'Honnorat proclame l'ordre et le sens des mots, la logique de leur graphie, pour mieux mesurer la mort d'une Nation réduite au verbe. Le double et terrible salut à cet indicible qui s'en va, littéralement inouï, inaudible par les contemporains, devait donner son sens à l'inflation de textes provençaux qui allait suivre, et dont lou Bouil-Abaisso et d'autres entreprise devaient capitaliser les retombées, et les accroître. L'impitoyable dédain de Gelu, comme d'Honnorat, pour la foule des rimeurs provençaux de bonne volonté qui devaient s'engouffrer dans la brêche ouverte en 1840, au delà de toutes les bonnes raisons avancées, témoignait essentiellement du fait que l'entreprise n'était pour eux pensable qu'en termes de salut individuel. A cet égard, le plus intéressant en définitive pour ces deux solitaires relève du refus que la société civile leur opposera après 1840. Mais leurs entreprises même, en 1840, signaient un impossible, et une nécessité : poser la langue en dehors de la francitude, dominante, dont ils acceptent par ailleurs toutes les données, et toutes les compromissions.Ce peut être, pour Gelu, par le refus de la norme culturelle, ou, comme Honnorat, par la prise en compte totale de cette norme. Peu importe, en définitive : tous deux situent un Ailleurs dont ils savent bien que, à part eux, nul n'a la clé. La désolation proclamée de n'être pas suivis ne tient pas, en définitive, à l'absence de disciples : qu'en auraient-ils fait ?

A cet égard, quel que puisse être son manque de persectives, Desanat se situe dans la voie apparemment normale de l'insertion dans la société civile d'une écriture occitane qui n'a pas d'autres ambitions que d'en faire partie.

L'année 1840 marque donc, d'une manière qui nous apparaît décisive, une rupture dans la problématique occitane dont toutes les initiatives à venir découleront : le cycle explosion politique - relance littéraire - déréliction, se termine par une déréliction de fait, que les deux exclus ressentent et violentent. Mais la multiplication, et bientôt le regroupement des bonnes volontés provençalistes, et leur ténacité de quelques années, maintiendront jusqu'à la révolution de 1848 la fiction d'une vie. On sait comment 1848 relancera le cycle et ce qui en adviendra en 1853-1854.

[1] “Epitro à Moussu Pierre Bellot, poèto marsies, signée Desanat fils de Tarascoun habitant de Marsio”, Le Sémaphore, 30 août 1839.

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[2] Ainsi de la triste histoire de la jeune folle dont abusent les paysans.

[3] Le Sémaphore, 5 janvier 1839.

[4] Le Messager de Vaucluse, 18 août 1839. Dumas en donnera une version quelque peu modifiée dans Provence.

[5] La Restouratioun dé la fabricou, dialoguou entré dous taffataïrés.

[6] Notons que beaucoup sont originaires du Var, comme Pascal, Guigues, etc.

[7] “M.Désanat, poète provençal, nous adresse une pièce de vers, que nos abonnés liront sans doute avec plaisir : L'agounio D'aou Ministèro d'ou 15 abriou”, L'Ere nouvelle, 7 mars 1839.

[8] Le provençal intervient dans le feuilleton “Les suites d'un amour adultère”, avec le fragment d'une comptine populaire : “Ploou e souleïo, / Nouestro damo veïo. / Si Marsillo va sabié / Tout lou moundé courririé / A forço de courré / Se roumprien lou mourré / A forço de camina / Se roumprien lou bout d'oou nas”. L'Ere nouvelle, 27 déembre 1839.

[9] Desanat, “Lou Canaou deis Alpinos”, l'Ere nouvelle, 11 juillet 1839.

[10] Gaut écrira bientôt en provençal, et participera au Bouil-Abaisso de Desanat, fondé en 1841. Mais son écriture provençale s'inscrira dans un lieu spécifique d'intervention dialectale, et non dans un organe français.

[11] l'Ere nouvelle paraît du 5 janvier 1839 au 20 août 1840.

[12] Le Sémaphore, 20 janvier 1839.

[13] De nombreux Provençaux faisaient partie des cadres techniques, militaires, culturels, du gouvernement égyptien.

[14] Cf. le texte de Z, Méry sans doute.

[15] “Lou Gynaso e lou grand théâtre”, le Sémaphore, 25 février 1839. la seconde partie du poème est publiée le 30 janvier 1839. La pièce sera imprimée dans les Œuvres complètes sous le titre : “Lou Gymnaso et lou Grand Thiatre, Epitro satiriquo à M.G.Dairnvoell”.

[16] Paris.

[17] “Epitré à Moussu Pierre Bellot, poèto marsies, par Desanat fils de Tarascoun, habitant de Marsio”. Le Sémaphore, 30 août 1839.

[18] Chailan, malade,va mourir peu après.

[19] dont témoigne son poème sur les souscripteurs.

[20] La Gazette du Midi, 16 janvier 1840.

[21] Allusion sans doute à quelques pièces jugées par le journal irrespectueuses à l'égard des prêtres.

[22] Bellot n'a cessé de louer Maurin, depuis 1836.

[23] Maurin ajoute en note : “Il nous faut avouer cependant que dans les grandes villes de la Provence, le provençal tourne de jour en jour au patois. A Marseille surtout, il n'est plus

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reconnaissable. Sous son continuel frottement avec la langue française, il s'est transformé en espèce de langue macaronique, ayant les racines françaises et les désinences provençales. Ainsi, au lieu d'y dire aoustaou (maison), on dit maisoun ; allumer s'y dit allumar, au lieu d'abrar, et mêler, mellar, au lieu de mesclar, etc”.

[24] Maurin écrit en note : “Romane (Romana) : on appelait ainsi la langue latine du Bas-Empire,qui avait perdu toute élégance et toute dignité, en conservant néanmoins les formes grammaticales”.

[25] dont Mary-Lafon marque alors la pointe réelle.

[26] Nous en avons connu un avatar après 1968.

[27] La Gazette du Midi, 9 mai 1840.

[28] La Gazette du Midi, 3 juin 1840.

[29] La Société Archéologique de Béziers, dont Azaïs est président.

[30] Le Messager, 11 juin 1840.

[31] La Gazette du Midi, 13 juin 1840.

[32] Le Sémaphore, 19 juin 1840.

[33] Le Messager, 25 juin 1840.

[34] Le Messager, 5 juillet1840.

[35] Le Messager, 20 août 1840.

[36] Ces a sont curieux.

[37] Le Messager, 25 août 1840.

[38] Ex Garde National.

[39] Sud, 10 septembre 1840.

[40] Le Messager de Marseille, 25 août 1840.

[41] Chef de la police.

[42] Le Sémaphore, 18 septembre 1840.

[43] Revendeuse dont les réparties provençales étaient célèbres.

[44] Le Messager, 25 septembre 1840.

[45] La Gazette du Midi, 26 septembre 1840.

[46] Le Sémaphore,8 octobre 1840.

[47] EisAoutours Prouvençaoux.

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[48] Vers adreissas à un de meis amis que dis que lou Prouvençaou foou que siegue francisa per pousqué l'elevar à la haoutour de l'Odo oudoou Pouemo epiquo.

[49] Les Deux Magots, ou un bal de Carnaval, folie en un acte. La pièce est cosignée par Bellot et Vincenzini, l'auteur du Patron Jean de 1813. Bellot rejoint ainsi, au grand jour, celui qui dès l'Empire, proclamait par anticiaption la francisation du peuple marseillais.

[50] Sud, 25 novembre 1840.

[51] L'auteur cite alors longuement Thiers, Raspail le savant, Méry, Barthélémy, Autran, Capefigue, Guinot, Taxile Delors, les Reybaud, etc.

[52] “Aou bord de la Prouvenço et de l'Occitànià” écrit-il en 1839.

[53] J.Y.Casanova, R.Merle, Victor Gelu, Cahiers critiques du patrimoine, 1,1895.