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Joël Pommerat, le théâtre à l’œuvre LE MONDE CULTURE ET IDEES | 09.07.2015 à 11h03 • Mis à jour le 09.07.2015 à 11h29 | Par Fabienne Darge Il est environ 17 heures, ce mercredi 24 juin, et Joël Pommerat prononce cette phrase étrange, à l’intention des comédiens qui l’entourent sur le plateau du théâtre Nanterre-Amandiers : « Je n’ai pas du tout travaillé la scène 18 B, mais peut-être que ce serait bien de la dégrossir. » Joël Pommerat est auteur et metteur en scène, et l’on s’imagine toujours qu’un auteur ET metteur en scène commence par écrire, en un voyage solitaire autour de sa chambre, puis, une fois son texte terminé, qu’il entreprend de lui donner vie sur le plateau avec ses comédiens.

Rien de tel avec Joël Pommerat. Certes, l’homme qui, avec sa compagnie Louis Brouillard, est à l’origine d’une des aventures théâtrales les plus flamboyantes de ces dernières années, aime le silence, le calme et la solitude. Au point qu’il a acheté récemment, dans la campagne des environs d’Agen, une maison charmante et sans chichis, qui donne à perte de vue sur les champs et le paysage vallonné de cette douce région.

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Mais s’il a besoin de s’y retirer, ce n’est pas pour livrer un produit fini à ses comédiens. Depuis toujours, depuis ses débuts, en 1990, Joël Pommerat écrit à partir de et avec les acteurs. Il ne s’agit pas de création collective : c’est bien lui qui écrit, et qui signe ses pièces. Mais le processus d’écriture se déroule à partir du plateau, de ce que les comédiens improvisent et proposent en partant d’une recherche commune de matériaux, d’idées, de situations. La nouvelle création de Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, qui entreprend de prendre la Révolution française à bras-le-corps, n’échappe pas à la règle. Au départ, elle aurait dû faire, cette année, l’ouverture du Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur. Joël Pommerat a été obligé d’y renoncer : épuisé par des années de travail intense, il a dû faire une pause, il ne pouvait pas être prêt pour Avignon. Ça ira… sera donc présenté en première à Mons, en Belgique, en septembre, avant de venir à Nanterre en novembre, puis de partir pour une longue tournée. Quand on rencontre Joël Pommerat dans sa maison, en avril, il est bien en peine de nous montrer des pages recouvertes d’un texte en bonne et due forme. L’ordinateur est posé sur un petit bureau, devant la fenêtre qui ouvre sur le jardin et sur le paysage, comme dans un tableau de la Renaissance. Quelques livres historiques – ceux d’Albert Soboul (1914-1982), celui d’Eric Hazan, Une histoire de la Révolution française, qui a été à l’origine du projet, ceux de l’historien américain Timothy Tackett – traînent ça et là dans la pièce. « Comme ma préoccupation depuis plusieurs années est la question des idéologies et des représentations mentales, je me suis demandé quel contexte historique permettait le mieux d’entrer dans l’idéologie contemporaine » « Pour le moment, j’essaie de définir des thèmes, de réaliser un découpage, explique Joël Pommerat. La méthode de travail est la même que celle que j’ai toujours mise en œuvre, mais ce qui change radicalement, c’est le fait de s’attaquer à un sujet historique. Cela faisait longtemps que j’avais envie de travailler sur un tel matériau. Comme ma préoccupation depuis plusieurs années est la question des idéologies et des représentations mentales, je me suis demandé quel contexte historique permettait le mieux d’entrer dans l’idéologie contemporaine. Après être allé voir du côté de la Résistance et des révolutions du XIXe siècle, je me suis rendu compte qu’il fallait revenir à la racine, à la révolution de 1789 : c’est le mythe fondateur de notre culture, le cœur de notre roman national. Mais en même temps, on en a une vision superficielle, figée. » « A partir de là, il fallait d’abord que je maîtrise les événements de manière chronologique. J’ai donc beaucoup lu – Michelet, que j’ai été surpris de trouver aussi pertinent, les travaux de Sophie Wahnich et ceux de Tackett, notamment Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, qui est devenu ma bible. Il ne s’agit pas de repartir des grandes figures historiques – hormis Louis XVI et Marie-Antoinette, qui sont incontournables –, mais de replonger dans le processus révolutionnaire à partir de figures anonymes qui échappent à la construction légendaire. Et plus que jamais, la dimension de laboratoire de mon travail pouvait permettre de retrouver les impulsions, l’énergie de cette histoire en marche… »

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Joël Pommerat a donc engagé, très vite, une jeune dramaturge (au sens de collaboratrice à la dramaturgie), Marion Boudier, et un jeune historien spécialiste de la période, Guillaume Mazeau, membre de l’Institut d’histoire de la Révolution française, pour qu’ils accompagnent le processus de création sur toute sa durée. Quelques jours plus tard, on retrouve Marion Boudier et Guillaume Mazeau, à la Ferme du Buisson de Noisiel (Seine-et-Marne), où toute l’équipe répète. Ils sont accompagnés de leur « bibliothèque portative », constituée de dizaines d’ouvrages et de milliers de documents. « L’idée, c’est de repartir directement de la parole première de l’époque, expliquent-ils. On a donc constitué un fonds documentaire à partir de journaux, de correspondances, de mémoires et des archives parlementaires qui ont été mises en ligne par l’université Stanford, aux Etats-Unis. Mais il fallait trouver une méthodologie par rapport à l’archive. En fonction du découpage réalisé par Joël, nous constituons donc chaque jour des “pochettes” de documents, que les comédiens doivent lire pour pouvoir improviser à partir de ce matériau. Et Joël Pommerat écrit, au fur et à mesure, à partir de ces improvisations. On essaie de fictionner à partir de la parole des acteurs de l’époque, telle qu’elle est ingérée et “mâchée” par les comédiens… » La fameuse « pochette » en carton L’un des principaux outils de la nouvelle création de Pommerat est donc cette fameuse « pochette » en carton, qui fait l’objet de moult plaisanteries de la part des comédiens quand ils se retrouvent avant les répétitions. « Tu as lu ta pochette ? » « Non, pas eu le temps, je suis sorti hier soir… » Mais Marion Boudier et Guillaume Mazeau interviennent aussi, au cours des répétitions, pour signaler des erreurs ou des approximations. Parfois, ils travaillent même en direct avec les comédiens : ce

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jour-là, à Noisiel, l’historien se livre ainsi à une session avec le jeune acteur Simon Verjans, qui doit jouer un prêtre du bas clergé. « Simon est belge, il manquait de matière pour nourrir ce personnage, constate Guillaume Mazeau. On a travaillé sur ce que c’est que de voir le monde à travers une croyance. Je suis allé lui chercher des correspondances contemporaines, chez les prêtres ouvriers, par exemple. » Chez les comédiens, on sent à la fois une excitation et une légère angoisse à l’idée de gravir une telle montagne. Surtout chez les garçons, qui sont tous plus ou moins nouveaux. Chez les femmes, trois font partie du « canal historique » et travaillent avec Joël Pommerat depuis vingt ans : Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon et Ruth Olaizola « parlent » le Pommerat couramment. La quatrième, Anne Rotger, qui joue (entre autres) Marie-Antoinette, fait le lien entre les deux groupes. Elle a déjà travaillé avec Pommerat sur Pinocchio (2008) et La Réunification des deux Corées (2013), mais elle ne fait pas partie de l’équipe qui le suit de spectacle en spectacle. « Le travail avec Joël est très différent de ce que l’on fait d’habitude au théâtre, résume-t-elle. Il faut énormément inventer, il ne suffit pas d’arriver avec sa sensibilité et sa technique. Et sur ce spectacle, il faut assimiler tout un apport théorique et historique et le transformer en théâtre, bien sûr, puisqu’on ne va pas faire un cours d’histoire. » A ce jeu-là, les quinze comédiens choisis par Joël Pommerat, qui joueront des dizaines de rôles, s’en donnent à cœur joie. Lors des répétitions à Noisiel et à Nanterre, Joël Pommerat observe, recadre, réoriente, impulse et dirige de manière beaucoup plus serrée dans les passages intimes que dans les scènes de groupe, comme lors d’un dialogue entre Marie-Antoinette et Louis XVI, lors de la nuit du 4 août 1789. « C’est un peu normal, s’amuse Yvain Juillard, qui joue Louis XVI. Les moments d’intimité sont plus difficiles à créer pour nous, parce qu’on a beaucoup moins de matière, de témoignages sur lesquels s’appuyer. On ne sait pas vraiment comment on se touchait, par exemple, dans ces milieux-là, à cette époque… On ne peut qu’imaginer ». « Ce qui est beau, dans le travail avec Joël, c’est que le personnage n’est pas donné une fois pour toutes par l’auteur, notent en chœur Ruth Olaizola et Isabelle Deffin, la costumière de la compagnie, qui travaille elle aussi avec Joël Pommerat depuis vingt ans. Le personnage doit vraiment émerger de l’acteur, et du travail collectif : on le voit naître, en une gestation très émouvante, où le costume joue un grand rôle, en devenant véritablement une seconde peau. » Dans le théâtre de Joël Pommerat, les costumes, l’espace, la lumière et le son ont la même importance que les mots. C’est « un auteur qui écrit avec des mots, des corps, de la lumière et des sons », a expliqué Eric Soyer, le scénographe de la compagnie – encore un qui travaille avec Joël Pommerat depuis vingt ans – quand il est allé réceptionner les Molières décernés à la compagnie pour Ma chambre froide, en 2011. « Ecrire avec des mots, des corps, de la lumière et des sons » est devenu une formule un peu passe-partout, mais elle prend un sens extraordinairement concret quand on assiste au travail de la compagnie. Il faut voir les comédiens se changer à toute vitesse entre deux scènes, puisant dans le stock de vêtements plus ou moins contemporains, pour éviter le folklore du costume d’époque. Il faut voir Eric Soyer ajuster ses lumières au millimètre, de répétition en répétition, pour prendre la mesure

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du théâtre-laboratoire de Joël Pommerat, et la virtuosité avec laquelle tout ce petit monde l’orchestre. Le tout sous la direction d’un Pommerat qui, pour ne pas jouer au maître – posture qui lui semblerait tout à fait déplacée et ridicule – n’en sait pas moins très bien ce qu’il veut, et surtout ce qu’il ne veut pas. « Joël a toujours eu une vision, une visée expressive très forte », explique François Leymarie, qui est le plus ancien collaborateur de Joël Pommerat. Le réalisateur sonore de la compagnie Louis Brouillard travaillait au Théâtre du Soleil avec Jean-Jacques Lemêtre quand, en 1992, Joël Pommerat l’a appelé pour la création de Vingt-cinq années de littérature de Léon Talkoi. Depuis, ils ne se sont plus quittés. Comme ils ne se sont plus quittés avec Eric Soyer, qui est arrivé peu après. François Leymarie et son travail sur le son ont eu une importance capitale pour le théâtre de Pommerat : l’utilisation des micros HF a ainsi permis, très vite, de développer un jeu « débarrassé du problème de la projection vocale, laissant un univers très intimiste se développer entre les comédiens ». Entre les trois hommes, l’osmose semble totale : ils inventent un théâtre « tellement attaché au réel, à toutes les strates de réel, qu’il doit trouver des moyens sophistiqués pour le retraduire » – c’est Isabelle Deffin, la costumière, qui signe la formule. Ecrire l’Histoire, avec sa grande hache La démarche de Joël Pommerat, pourtant, n’est pas si révolutionnaire que cela. Shakespeare écrivait à partir du plateau, du corps et de la personnalité de ses camarades acteurs. Bertolt Brecht ne cessait de remanier et de reprendre ses pièces en fonction de ce qu’il voyait sur la scène et il en imaginait les décors, les costumes. Mais dans le théâtre de metteurs en scène issu de la modernité du XXe siècle, elle reste minoritaire. Surtout, Joël Pommerat, avec son « imaginaire visuel, sonore et littéraire très fort », comme le dit son ami François Leymarie, a su lui donner une traduction contemporaine. Avec cette création, qui devrait être suivie d’un deuxième volet, Ça ira (2) Fin de Louis, sur la période 1793-1795, Joël Pommerat se lance un nouveau défi : écrire l’Histoire, avec sa grande hache, comme le disait joliment Georges Perec. Une manière d’aller encore plus loin dans ce théâtre où le réel et la fiction se renvoient sans cesse la balle, puisque, comme le dit l’historien Guillaume Mazeau, « écrire l’histoire, c’est toujours écrire une fiction ». À VOIR « Ça ira (1) Fin de Louis », de Joël Pommerat, Compagnie Louis Brouillard, Théâtre Le Manège, à Mons (Belgique), du 16 au 18 septembre, à 20 heures. Nanterre-Amandiers, du 4 au 29 novembre, tous les jours à 19 h 30, dimanche à 15 h 30. Théâtre national populaire à Villeurbanne, du 8 au 28 janvier 2016. www.celestins-lyon.org À LIRE « Une histoire de la Révolution française », d’Eric Hazan (La Fabrique, 2012). « Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires », de Timothy Tackett (Albin Michel, 1997).