le temps et l’ephémère -...

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1 Le Temps et L’Ephémère Ce petit parcours poétique trace une partie infime de mon histoire d’amour avec le français et les Français. Les textes qui suivent, et qui me sont tous très chers, traitent d’une manière ou d’une autre de l’éphémère. Pourtant, le fait que ces moments passagers résistent à l’oubli depuis des siècles, grâce à l’inspiration qu’ils ont fournie à leurs auteurs, les a rendus en quelque sorte éternels. Ayant survécu à l’analyse et à la décortication obligatoires, qui finissent si souvent par ternir le goût pour la poésie, ils sont restés pour me marquer, pour former l’être que je suis devenue. Ils m’ont émue ; je les ai appris par cœur sans trop m’efforcer à percer leur mystère. Leur route à travers le temps a été assez tortueuse. Conçus à des moments très éloignés les uns des autres dans la tête des poètes, ils ont été transmis à d’autres moments à des milliers de lecteurs qui, eux, en ont façonné, sans doute, des représentations très diverses. Un moment en a suscité le foisonnement d’autres qui se renouvellent chaque fois qu’ils reviennent à l’esprit qui les a captés. Ainsi des moments ‘d’occasion’ qu’on n’a vécus que dans l’imagination deviennent aussi palpables et parfois plus vifs que les siens. Ils mènent d’ailleurs une double vie dans le sens qu’ils existent en soi, tels que je me les suis figurés, mais aussi dans le contexte où je les ai appris. Donc chaque texte évoque ses images qui sont encadrées par celles des lieux, des personnes, des états d’esprit propres au moment de notre rencontre. Ils peuvent aussi déclencher d’autres souvenirs des époques antérieures – tout ce qui défie la notion de la linéarité du temps. Robert Doisneau : photo

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Le Temps et L’Ephémère

Ce petit parcours poétique trace une partie infime de mon histoire d’amour avec le français et les Français. Les textes qui suivent, et qui me sont tous très chers, traitent d’une manière ou d’une autre de l’éphémère. Pourtant, le fait que ces moments passagers résistent à l’oubli depuis des siècles, grâce à l’inspiration qu’ils ont fournie à leurs auteurs, les a rendus en quelque sorte éternels. Ayant survécu à l’analyse et à la décortication obligatoires, qui finissent si souvent par ternir le goût pour la poésie, ils sont restés pour me marquer, pour former l’être que je suis devenue. Ils m’ont émue ; je les ai appris par cœur sans trop m’efforcer à percer leur mystère. Leur route à travers le temps a été assez tortueuse. Conçus à des moments très éloignés les uns des autres dans la tête des poètes, ils ont été transmis à d’autres moments à des milliers de lecteurs qui, eux, en ont façonné, sans doute, des représentations très diverses. Un moment en a suscité le foisonnement d’autres qui se renouvellent chaque fois qu’ils reviennent à l’esprit qui les a captés. Ainsi des moments ‘d’occasion’ qu’on n’a vécus que dans l’imagination deviennent aussi palpables et parfois plus vifs que les siens. Ils mènent d’ailleurs une double vie dans le sens qu’ils existent en soi, tels que je me les suis figurés, mais aussi dans le contexte où je les ai appris. Donc chaque texte évoque ses images qui sont encadrées par celles des lieux, des personnes, des états d’esprit propres au moment de notre rencontre. Ils peuvent aussi déclencher d’autres souvenirs des époques antérieures – tout ce qui défie la notion de la linéarité du temps.

Robert Doisneau : photo

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L‛école des beaux-arts

Dans une boîte de paille tressée Le père choisit une petite boule de papier

Et il la jette Dans la cuvette

Devant ses enfants intrigués Surgit alors Multicolore

La grande fleur japonaise Le nénuphar instantané

Et les enfants se taisent Émerveillés

Jamais plus tard dans leur souvenir Cette fleur ne pourra se faner

Cette fleur subite Faite pour eux

A la minute Devant eux.

Jacques Prévert : Paroles Robert Doisneau : Photo de Prévert

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CHAPITRE VI

Ah ! Petit prince, j’ai compris, peu à peu, ainsi, ta petite vie mélancolique. Tu n’avais eu longtemps pour distraction que la douceur des couchers de soleil. J’ai appris ce détail nouveau, le quatrième jour au matin, quand tu m’as dit :

­ J’aime bien les couchers de soleil. Allons voir un coucher de soleil…

­ Mais il faut attendre…

­ Attendre quoi ?

­ Attendre que le soleil se couche.

Tu as eu l’air très surpris d’abord, et puis tu as ri de toi­même. Et tu m’as dit :

­ Je me crois toujours chez moi !

En effet. Quand il est midi aux États­Unis, le soleil, tout le monde le sait, se couche sur la France. Il suffirait de pouvoir aller en France en une minute pour assister au coucher de soleil. Malheureusement la France est bien trop éloignée. Mais, sur ta si petite planète, il te suffisait de tirer ta chaise de quelques pas. Et tu regardais le crépuscule chaque fois que tu le désirais…

­ Un jour, j’ai vu le soleil se coucher quarante­trois fois !

Et un peu plus tard tu ajoutais :

­ Tu sais… quand on est tellement triste on aime les couchers de soleil…

­ Le jour des quarante­trois fois tu étais donc tellement triste ? Mais le petit prince ne répondit pas.

Antoine de St Exupery : Le Petit Prince

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Colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles, Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux spectres ont évoqué le passé.

­Te souvient­il de notre extase ancienne ? ­Pourquoi voulez­vous donc qu’il m’en souvienne ?

­Ton cœur bat­il toujours à mon seul nom ? Toujours vois­tu mon âme en rêve ? –Non.

­Ah ! Les beaux jours de bonheur indicible Où nous joignions nos bouches ! –C’est possible.

Qu’il était bleu, le ciel, et grand l’espoir ! ­L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Paul Verlaine : Fêtes Galantes Edouard Boubat : photo

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..c‛était un beau soir d‛automne, encore tiède sur la ville, déjà humide sur la Seine. La nuit venait, le ciel était encore clair à l‛ouest, mais s‛assombrissait, les lampadaires brillaient faiblement. Je remontais les quais de la rive gauche vers le pont des Arts. On voyait luire le fleuve, entre les boîtes fermées des bouquinistes. Il y avait peu de monde sur les quais : Paris mangeait déjà. Je foulais les feuilles jaunes et poussiéreuses qui rappelaient encore l‛été. Le ciel se remplissait peu à peu d‛étoiles qu‛on apercevait fugitivement en s‛éloignant d‛un lampadaire vers l‛autre. Je goûtais le silence revenu, la douceur du soir, Paris vide. J‛étais content. La journée avait été bonne : un aveugle, la réduction de peine que j‛espérais, la chaude poignée de main de mon client, quelques

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générosités et, dans l‛après-midi, une brillante improvisation, devant quelques amis, sur la dureté de cœur de notre classe dirigeante et l‛hypocrisie de nos élites.

J‛étais monté sur le pont des Arts, désert à cette heure, pour regarder le fleuve qu‛on devinait à peine dans la nuit maintenant venue. Face au Vert-Galant, je dominais l‛île. Je sentais monter en moi un vaste sentiment de puissance et, comment dirais-je d‛achèvement, qui dilatait mon cœur. Je me redressai et j‛allais allumer une cigarette, la cigarette de la satisfaction, quand, au même moment un rire éclata derrière moi. Surpris, je fis une brusque volte-face : il n‛y avait personne. J‛allai jusqu‛au garde-fou : aucune péniche, aucune barque. Je me retournai vers l‛ile et, de nouveau, j‛entendis le rire dans mon dos, un peu plus lointain, comme s‛il descendait le fleuve. Je restais la, immobile. Le rire décroissait, mais je l‛entendais encore distinctement derrière moi, venu de nulle part, sinon des eaux. En même temps, je percevais les battements précipites de mon cœur. Entendez-moi bien, ce rire n‛avait rien de mystérieux ; c‛était un bon rire, naturel, presque amical, qui remettait les choses en place. Bientôt d‛ailleurs, je n‛entendis plus rien. Je regagnai les quais, pris la rue Dauphine, achetai des cigarettes dont je n‛avais nul besoin. J‛étais étourdi, je respirais mal. Ce soir-la, j‛appelai un ami qui n‛était pas chez lui. J‛hésitais à sortir, quand, soudain, j‛entendis rire sous mes fenêtres. J‛ouvris. Sur le trottoir, en effet, des jeunes gens se séparaient joyeusement. Je refermai les fenêtres, en haussant les épaules ; âpres tout, j‛avais un dossier à étudier. Je me rendis dans la salle de bains pour boire un verre d‛eau. Mon image souriait dans la glace, mais il me sembla que mon sourire était double……

Albert Camus : La Chute

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Brassai : Photo du pont

Mignonne, allons voir si la rose A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose Qui ce matin avoit desclose Sa robe de pourpre au Soleil, A point perdu ceste vesprée Les plis de sa robe pourprée, Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace, Mignonne, elle a dessus la place Las ! las ses beautez laissé cheoir !

Ô vrayment marastre Nature, Puis qu’une telle fleur ne dure Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne, Tandis que vostre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté,

Cueillez, cueillez vostre jeunesse : Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté.

Ronsard : Ode a Cassandre

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Redoute : Image de Rose

Le chêne et le Roseau Le Chêne un jour dit au Roseau :

« Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ; Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.

Le moindre vent, qui d’aventure Fait rider la face de l’eau,

Vous oblige à baisser la tête : Cependant que mon front, au Caucase pareil, Non content d’arrêter les rayons du soleil,

Brave l’effort de la tempête. Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr. Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage

Dont je couvre le voisinage, Vous n’auriez pas tant à souffrir : Je vous défendrais de l’orage ;

Mais vous naissez le plus souvent Sur les humides bords des Royaumes du vent. La nature envers vous me semble bien injuste. ­ Votre compassion, lui répondit l’Arbuste, Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.

Les vents me sont moins qu’à vous redoutables. Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici

Contre leurs coups épouvantables Résisté sans courber le dos ;

Mais attendons la fin. « Comme il disait ces mots, Du bout de l’horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants Que le Nord eût portés jusque­là dans ses flancs.

L’Arbre tient bon ; le Roseau plie. Le vent redouble ses efforts, Et fait si bien qu’il déracine

Celui de qui la tête au Ciel était voisine Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

La Fontaine : Fables

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Gustave Dore : gravure

Le jardin

Des milliers et des milliers d‛années Ne sauraient suffire

Pour dire La petite seconde d‛éternité

Où tu m‛as embrassé Où je t‛ai embrassée

Un matin dans la lumière de l‛hiver Au parc Montsouris à Paris

A Paris Sur la terre

La terre qui est un astre.

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Robert Doisneau : photos

Alicante

Une orange sur la table Ta robe sur le tapis Et toi dans mon lit

Doux présent du présent Fraîcheur de la nuit Chaleur de ma vie.

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Jean­Loup Sieff : photo

Sables mouvants

Démons et merveilles Vents et marées

Au loin déjà la mer s‛est retirée Démons et merveilles

Vents et marées Et toi

Comme une algue doucement caressée par le vent Dans les sables du lit tu remues en rêvant

Démons et merveilles Vents et marées

Au loin déjà la mer s‛est retirée Mais dans tes yeux entrouverts

Deux petites vagues sont restées Démons et merveilles

Vents et marées Deux petites vagues pour me noyer.

Jacques Prévert : Poèmes Plage : Karikari, Nouvelle-Zélande

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II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint­Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait­ elle ? Que signifiait­elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. [...] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui­même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je

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recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera­t­il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut­être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour­là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut­être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut­être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes ­ et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot ­ s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, 1913.

Jacques Henri Lartigue : photo

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Notes Personnelles sur les textes

1. L’Ecole des Beaux Arts : Jacques Prévert

C’est avec ce poème que mon histoire d’amour avec le français a commencé. J’ai dû l’apprendre à l’’age de 15 ans pour un concours oral de l’Alliance Française. Je n’ai pas gagné mais j’ai été séduite par la beauté et la simplicité du langage et de l’image.

2. Le Petit Prince : Antoine de Saint-Exupéry

L’année suivante un professeur enthousiaste et dynamique (et beau, par- dessus le marché) nous a présenté le Petit Prince. C’était le coup de foudre qui a perduré pour moi. Je me rappelle avoir emprunté un magnétophone (encore une grosse bête à l’époque) pour enregistrer ma voix lisant mes passages préférés du texte. C’est ainsi que j’ai commencé à apprivoiser le français. Qualifié de guimauve par les cyniques, Le Petit Prince a néanmoins touché des millions de lecteurs autour du monde par la transparence de ses messages. ‘On ne voit bien qu’avec le cœur’, ‘l’essentiel est invisible pour les yeux’. Grâce aux leçons de son ami renard, il comprend ce que c’est que l’amitié. ‘On ne connait que les choses que l’on apprivoise’ est devenue la devise de ma salle de classe et je ne manque pas de faire connaître Le Petit Prince à chaque promotion.

3. Colloque Sentimental : Paul Verlaine

(à lire en écoutant ‘Pas dans la Neige’ Préludes I no 6 par Debussy) La poésie de Verlaine exprimait des sentiments qui m’étaient étrangers et qui me le sont encore. Pourtant quelque chose d’insaisissable dans ses poèmes m’a incité à en apprendre une dizaine par cœur. Je les trouve très beaux. Ils me font rêver.

4. La Chute : Albert Camus

Les œuvres d’Albert Camus m’ont profondément affectée. J’ai été captivée non seulement par la simple élégance de son style mais par sa philosophie de l’Absurde. C’est lui plus que personne qui m’a fait apprécier le cadeau de notre vie sur terre, qui m’a montré l’importance de profiter de chaque moment de cette vie puisque c’est notre seule certitude. L’Etranger reste un de mes livres de chevet. J’en ai deux enregistrements que j’écoute souvent (dont l’un récité par Camus lui-même). Pourtant c’est ce passage exquis de ‘La Chute’ que j’ai retenu. Moins accessible peut-être que d’autres textes de Camus, il reste mon préféré par son originalité et son éloquence. Le protagoniste décrit le moment de sa ‘chute’, ou il se rend compte de sa duplicité.

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5. Ode a Cassandre : Ronsard

Encore une exhortation à profiter du présent. Carpe Diem. Ecrit à une époque ou la vie pour tout le monde était courte et fragile, menacée de maladie et de précarité. Pourtant, si Ronsard est mort depuis 500 ans, ses mots sur l’éphémère se perpétuent. L’universalité de sa pensée nous parle encore.

6. Le Chêne et le Roseau : La Fontaine

Chaque fable de La Fontaine est un petit chef d’œuvre. Il a reprit les fables d’Aesop (déjà un saut à travers les siècles) et en a crée des poèmes. Le Chêne et Le Roseau est ma fable préférée. Je l’ai trouvée si belle que je l’ai apprise par cœur, mais quand j’ai été contrainte de l’analyser pour un examen j’ai buté contre une consigne qui risquait de banaliser un trésor. Je me vois encore dans la salle d’examen, insoumise mais dépourvue d’inspiration. Les vaines paroles du pauvre chêne me rappellent deux petits poèmes de Prévert :

Le Droit Chemin

A chaque kilomètre chaque année des vieillards au front borné indiquent aux enfants la route d’un geste de ciment armé.

Le Grand Homme

Chez un tailleur de pierre où je l’ai rencontré il faisait prendre ses mesures pour la postérité

7 – 9 Le Jardin ; Alicante ; Sables Mouvants : Jacques Prévert

Prévert étant considéré indigne de sérieuses études littéraires quand j’étais à la fac, ce n’est que plus tard que j’ai découvert ces poèmes qui me font revivre la première occasion où j’ai fait l’amour. L’odeur de cuir du revêtement, la condensation sur les vitres, la chanson qui jouait sur le transistor accroché au rétroviseur, la maladresse de ces premières tentatives, la tendre sincérité de ce premier amour, le bonheur d’avoir franchi ce cap voilé de mystère – un des moments clés de ma vie que j’ai revécu des centaines de fois.

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Le Jardin me fait penser à un panoramique. La caméra s’approche d’un point très éloigné dans le temps, l’objectif se fixe brièvement sur les amants en train de vivre leur petite seconde d’éternité, puis se retire dans l’espace. (voir en bas entretien avec Robert Doisneau)

10. Du Cote de Chez Swann : Marcel Proust

Avec Camus, c’est Marcel Proust qui occupe le premier rang dans mon panthéon d’écrivains français. Tandis que le style de Camus est dépouillé de tout détail superflu, celui de Proust est riche comme un boudin de Noël anglais (et pour certains aussi indigeste). Sa façon de s’exprimer reflète un peu ma manière de penser ; pleine de détours et de digressions, toujours dans le but d’enrichir les idées et de les rendre plus nettes. Toute son œuvre est consacrée à la Recherche du Temps Perdu. On a l’impression que l’expérience qu’il a vécue en écrivant cette œuvre monumentale, cantonné dans sa chambre doublée de liège, aurait été aussi vive que les événements de sa vie active antérieure. Dans l’extrait le protagoniste raconte la façon dont il a pu, grâce à la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, récupérer toute une époque de sa vie qu’il avait oubliée. Cette idée du passé enfermé dans le subconscient, accessible uniquement par les sens, m’est très familière. Avec la mémoire volontaire c’est toujours la même rengaine. Plus on fait d’effort moins on se rappelle. Par contre un son, une odeur, une sensation peut faire jaillir des souvenirs inattendus des coulisses de l’esprit.

Quel magnifique cadeau que la mémoire qui nous permet de stocker non seulement nos propres expériences mais celles, réelles ou imaginées d’autres auteurs à d’autres époques ; un véritable tapis volant en amont du temps.

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Entretiens avec des Français sur l’Ephémère

Yamina Durand 30.12 06

Ruth Alors Yamina, j’aimerais bien que tu partages quelques idées sur l’éphémère aujourd’hui Yamina Alors je vais commencer par une phrase des soliloques de Marc Aurel qui me tient beaucoup à cœur et qui dit que « tout est éphémère aussi bien ce qui perpétue le souvenir que ce dont le souvenir est perpétué ». Ruth C’est difficile ça. Tu peux expliquer un peu ? Yamina Ça veut dire que non seulement l’instant que l’on vit est éphémère mais toutes les….. systèmes que l’on pourrait inventer pour le capter le sont aussi. Par exemple une photographie qui va essayer de capter un instant de bonheur, une peinture, un disque qui peut essayer de capter un instant musical. Ruth Ce sont tous… des choses éphémères, les photos, les disques.. Et le fait que l’on peut revoir une photo, réécouter un disque ne les rende pas éternels en quelque sorte ? Yamina Non puisque le support lui aussi est appelé à disparaitre. Et même parfois le support a oublié le sens avant même la forme. Par exemple on peut penser que les gens qui ont construit les statues sur l’Ile de Pâques pour glorifier des dieux, ont essayé de rendre ça eternel. La civilisation a disparu et du coup le sens aussi qui était mis dans ces objets. Ruth Ah oui. Je vois ce que tu veux dire. Yamina Donc on dit que si on regarde les civilisations… Marc Aurel propose celle de Vespasien. Il dit que dans le temps de Vespasien on voyaient des gens qui se mariaient, qui élevaient leurs enfants qui étaient malades, qui mouraient, qui guerroient, qui festoient, qui font l’amour, qui donnent le bonjour à leurs amis, qui labourent, et puis qui finissent morts et disparus. Si on passe au temps de Trajan on voit exactement la même chose qui se perpétue. Tous ces noms s’effacent très vite et

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au dessus d’eux s’amoncelle l’oubli définitif parce que même les gens qui les ont connus à leur tour disparaissent. Ruth Mais on en parle encore de ces gens qui sont morts il y a des milliers d’années. Ils ne sont pas tout à fait oublies. Yamina Non, la gloire posthume pour moi c’est l’oubli. ( ) On peut dire que le corps c’est comme une eau qui coule et l’âme un songe, une fumée, un séjour en pays étranger. C’est quelque chose de très fugace. Et notre temps sur terre est très court, très éphémère mais ça n’est pas une chose difficile à supporter. Au contraire je pense qu’elle peut rendre la vie plus belle. « Si on vide le ciel on peut remplir la terre » ce que dit Michel Onfray. Imagine que tant qu’on est obligé de faire des actes pour quelque chose d’eternel, c’est très pesant et très lourd au quotidien. C’est une immense contrainte d’imaginer sa vie pour qu’après elle puisse être le reflet d’une éternité heureuse, tandis que si on vide le ciel de ses dieux, à ce moment­la on peut vivre chaque instant présent comme une merveille sans plus aucune contrainte de l’éternité. Ruth C’est beau ça. Oui je suis tout à fait d’accord avec toi. Yamina C’est Michel Onfray qui pense comme ça. Ruth Et toi aussi, tu es d’accord avec ces pensées ? Yamina Oui parce que ça c’est à nouveau Marc Aurel qui dit ça. Il dit « que ta vie dure 20 ans ou que ta vie dure 90 ans de toute façon elle a un terme et elle aura à la fin exactement la même longueur. Tu ne peux pas imaginer le passé fixe, tu ne peux pas imaginer le futur non plus. La seule chose qui soit réelle c’est le temps présent. Et ce temps présent­là c’est absolument éphémère puisque chaque seconde qui passe d’ailleurs est différente de la précédente. Ruth Est­ce qu’il y a une différence entre l’éphémère d’une seconde ou l’éphémère d’une vie ? Yamina Non, c’est la même chose puisque de toute façon à la fin tout va avoir la même durée. Ruth Le même sens. Le même poids. Yamina « Le présent est égal pour tous, égal aussi au moment qui passe et celui que nous perdons pareil, instantané. Nul ne peut perdre ni le passé ni l’avenir car comment pourrait­on perdre ce qu’on ne possède pas ? ( ) De toute éternité les choses s’en vont pareil. Qu’importe d’avoir les mêmes choses pendant 100 ans, 200 ans ? Dans un temps infini, dans un second lieu, l’homme qui jouit de la plus grande longévité et celui qui est condamné à la mort la plus prompte perdent une durée égale. Le moment présent est le seul dont l’un et l’autre peuvent être privé car c’est le seul qu’ils possèdent. » Ruth Oui, en fait ça me rappelle Camus, L’Etranger. Yamina Beaucoup de gens pensent comme les Stoïciens

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Ruth Ah. C’est les Stoïciens ? Yamina Oui mais les Epicuriens aussi. ( ) L’instant présent c’est le seul qui compte, d’où l’intérêt de l’éphémère ( ) C’est le seul qui soit important ( ) Eh bien, de la même façon on peut penser les rapports amoureux par exemple ce sens de l’instantané joue dans tous les moments de la vie quotidienne parce que chaque instant est unique et c’est le seul qu’on possède. Mais cela se voit aussi dans les rapports amoureux. C’est ce qui est si lourd quand on contracte un contrat de mariage, puisqu’on s’engage pour une vie. Ruth C’est pour ça que tu n’avais pas envie de te marier ? Tu craignais de perdre ton éphémère ? Yamina Exactement ! C’est très présomptueux en plus d’imaginer une vie et alors encore plus quand les gens se marient sous un rite religieux par exemple catholique. Alors là ils engagent pour l’éternité, ce qui est complètement effrayant. Ruth Oui, tout a fait. J’avais la même crainte moi quand je me suis mariée. C’était une contrainte que je ne voulais pas. Yamina Et donc là on a envie de retrouver à ce moment­là les poètes comme Ovide ou Virgil ou Horace quand ils parlent du Carpe Diem, cueillez le jour. C’est le moment qui passe qui est le moment très important de vivre parce que si on se perd dans les choses du futur, les objectifs qu’on se trace, les choses qui manquent à ce moment­la, on n’est jamais heureux, tandis que le bonheur de l’éphémère c’est dire que justement ça c’est magnifique parce que c’est unique et que ça ne se reproduira jamais. C’est ce qui fait le sel de la vie. Ruth Est­ce que tu vis comme ça dans….. ta vie quotidienne te permet de profiter du présent comme ça? Yamina Oui. Ça m’a pris du temps parce que moi j’étais toujours dans la réalisation de projets futurs. Il a fallu beaucoup de temps pour arriver à habiter le présent. C’est une grande gymnastique qui vient avec la maturité, la vieillesse peut­être, parce que quand j’étais jeune j’étais très impatiente, très, très impatiente. Ruth Et tu ne l’est plus ? Yamina Euh, beaucoup moins. Ruth En fait, tu es très calme, je trouve, très tranquille, très posée et bien dans ta peau. Yamina Ah bon ? C’est un compliment. Ruth Tu te connais. J’ai l’impression que tu te connais très bien. Yamina Non. Il est difficile de se connaitre, soi, parce qu’on est toujours trop orgueilleux par rapport à soi­même. Des illusions. C’est trop difficile de se connaître vraiment parce qu’on se cache des vraies choses.

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Ruth Ah oui, c’est vrai. On est des êtres très complexes. Yamina Pour revenir à l’éphémère on peut voir en art…… j’ai vu une émission très intéressante à la télévision qui parlait par exemple d’un hôtel avec des sculptures de glace, et qui est fait tous les ans et qui fond au printemps et à chaque fois recommencé. C’est la fleur, c’est le ciel avec ses nuages. C’est ce qui fait la beauté de la vie, l’éphémère. Pour moi c’est le contraire de pesant, de lourd, de figé. Je trouve qu’il n’y a rien de plus angoissant que ça. Ruth Tu as raison. Il faut vivre dans le présent. Yamina Et pourtant les gens globalement aiment les choses qui durent. Ils vont construire du patrimoine. Ils vont construire des monuments. Ils vont construire des choses qui vont essayer de traverser le temps, pourtant on sait avec la science maintenant que la durée de la planète est limitée, que le soleil n’est qu’une étoile temporaire, que tout va être défait par l’entropie. C’est irrémédiable parce qu’on est quand même des atomes, on va se dissoudre forcément. Et toutes ces œuvres d’art qu’on pensait éternelles vont se dissoudre aussi et c’est le paradoxe. Des gens construisent des choses qu’ils veulent éternelles ; des maisons, des familles, des dynasties, des civilisations. Et puis on sait que tout ça c’est vain. Et la on retrouve Ecclésiaste « Vanité des vanités, tout est vanité » Voila ce que m’évoque l’éphémère. Ruth C’est formidable. C’est juste ce qu’il me fallait. Et tu m’as fait écouter hier soir une chanson qui représente pour toi l’éphémère. Est­ce qu’on pourrait…… ? Yamina Non. Ça c’est juste une chanson amusante. Ruth On pourrait en enregistrer un petit échantillon ? Yamina Si tu veux.

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Noémie Saint-Germès 4.1.07

Ruth Noémie, tu viens d’écouter l’interview avec Yamina sur l’éphémère et ça t’a fait penser à une œuvre d’art assez particulière qui représente pour toi l’éphémère. Tu peux nous raconter ce que tu viens de dire ? Noémie Alors un artiste durant…. C’était une exposition d’art, d’œuvres d’art….. a créé une œuvre d’art qui était….. En effet…. Il voulait parler… enfin bref…. Alors cette œuvre d’art est une sorte de bombe qu’il avait programmée de manière à ce qu’elle explose, entre guillemets, durant cette exposition qui durait une période d’un mois environ, mais de façon aléatoire. Personne ne savait, ni lui, ne savait quand est­ce qu’elle allait exploser durant ce mois­ci. Donc en fait cet artiste affirmait que son œuvre serait terminée au moment où la bombe exploserait et du coup je trouvais ça très intéressant du fait bien….une fois ( ) enfin l’œuvre d’art tout le monde passait devant cette œuvre et attendait l’explosion. En fait elle a explosé un jour comme un autre et en fait à partir de ce moment­là l’œuvre était terminée mais elle n’existait plus non plus quoi. Elle était achevée que le moment ou elle explosait et après elle n’existait plus quoi. L’artiste mettait un point d’honneur au fait que cette œuvre d’art ne serait terminée que le moment ou elle exploserait. Ruth C’est un peu comme ces œuvres d’art qui consistent de couvrir un monument de tissu, d’emballer un monument ou un grand bâtiment ou comme celle dont Yamina a parlé, les sculptures en glace qui fondait au printemps.

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Philippe Saint-Germès

Philippe Les sculptures de sable aussi. Ruth David aime faire des sculptures de sable. Elles sont toujours un peu douteuses ! Est­ce que vous avez d’autres choses à ajouter sur l’éphémère ? Philippe Je trouve que cela nous permet d’exprimer des choses qu’on n’aurait pas exprimées si on était sur qu’elles dureraient. ( ) Le fait qu’elles soient pas pérennes. On se permet des choses qu’on ne se permettrait pas si c’était plus durable. Ruth Comme quoi par exemple ? Philippe Comme les sculptures de David. S’il pensait qu’elles allaient durer… Ça lui permet d’exprimer des choses qu’il n’a pas d’autre moyen d’exprimer. Ruth Oui, donc, c’est une chose très précieuse.

~ Ruth Alors Philippe, est­ce que tu veux ajouter tes idées sur l’éphémère à ce que nous avons dit tout à l’heure ? Philippe Oui je veux poursuivre sur le fait que l’éphémère est le garant de la créativité, que c’est le sens même de la vie qui n’a pas d’autre sens parce qu’elle a un début et une fin et que si elle était pas éphémère on n’existerait pas. C’est le sens et l’essence même de la vie. Ruth Oui. Tu veux donner des exemples, des illustrations de ce que tu dis ? ( ) Philippe ( ) L’autre réflexion que j’avais fait c’est la relativité des choses… que si un animal ne vit qu’une fraction de seconde et sa vie se passe au bord de la mer il va avoir l’impression que la vague est une montagne qui bouge pas pendant toute la durée de sa vie donc l’éphémère est très relatif.

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Extraits d’entretiens avec Robert Doisneau

L’instant décisif

Interviewer ……Une photo c’est une empreinte ? Doisneau Oui. C’est pas mal. C’est aussi un faux témoignage, rien qu’un instant…. Oui voilà… on choisit cet instant, on voudrait que la vie ne soit que comme cet instant qui a été choisi. C’est complètement subjectif. Interviewer Mais un instant suffit Doisneau Oui. Pour tromper Interviewer Un instant de bonheur peut­être. Doisneau Ah oui. C’est bien. Il y a tellement de gens qui montrent des instants désespérés qu’il faut avoir de la reconnaissance à ceux qui montrent des instants où la vie se présente de façon un peu tonique, exaltante. C’est vrai, un instant de bonheur, on veut le conserver. Ça c’est tout à fait vrai. Moi, je me souviens, moi, d’un instant de bonheur de la jeunesse ou on regardait les nuages qui filaient et on se disait « Nom de nom, le crépuscule se prépare et cette journée on ne la revivra plus jamais. Ah c’était ça, cette envie d’agripper ce temps qui passe, ces nuages qui foutent le camp, cette jeunesse qui s’en va et de la maintenir. Mais rien à faire, c’est la Chèvre de Monsieur Seguin, il va être bouffé à l’aube.

Trois secondes d’éternité

Maurice Baquet (au sujet de Robert Doisneau) Vous savez, il a une formule tellement merveilleuse à laquelle je rêve bien souvent. Il a donc intitulé, pas la somme de ses travaux, une grande partie de ses travaux sous le titre « trois secondes d’éternité »………………………… Doisneau Trois secondes d’éternité c’est un peu volé à Jacques Prévert. Jacques Prévert a fait un poème qui s’appelle ‘Jardin’. Jardin c’est le Parc Montsouris et il dit ( ) « Le jour ou tu m’as embrassé, ou je t’ai embrassée, au Parc Montsouris, sur la Terre, à Paris, à Paris sur la Terre, qui est un astre. Voilà. Ça part d’un petit truc et puis ‘poum’ ça part dans le firmament.

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Et finalement une lueur d’espoir pour nous autres vioques !

En parlant de l’éphémère avec Philippe et Patrice le jour de l’an 2007 j’ai redécouvert cette chanson de Brassens que j’avais oubliée et qui me parait bien pertinente et bien optimiste !

Saturne

Il est morne, il est taciturne Il préside aux choses du temps

Il porte un joli nom, Saturne Mais c'est un Dieu fort inquiétant

Il porte un joli nom, Saturne Mais c'est un Dieu fort inquiétant

En allant son chemin, morose Pour se désennuyer un peu

Il joue à bousculer les roses Le temps tue le temps comme il peut

Il joue à bousculer les roses Le temps tue le temps comme il peut

Cette saison, c'est toi, ma belle Qui a fait les frais de son jeu

Toi qui a payé la gabelle Un grain de sel dans tes cheveux

Toi qui a payé la gabelle Un grain de sel dans tes cheveux

C'est pas vilain, les fleurs d'automne Et tous les poètes l'ont dit

Je regarde et je donne Mon billet qu'ils n'ont pas menti

Je regarde et je donne Mon billet qu'ils n'ont pas menti

Viens encore, viens ma favorite Descendons ensemble au jardin Viens effeuiller la marguerite De l'été de la Saint-Martin

Viens effeuiller la marguerite De l'été de la Saint-Martin

Je sais par cœur toutes tes grâces Et pour me les faire oublier

Il faudra que Saturne en fasse Des tours d'horloge, de sablier Et la petite pisseuse d'en face

Peut bien aller se rhabiller...