le taon – février 1999 (volume 3, no 5 & 6) · le cas des États-unis de...

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Le Taon – Février 1999 (Volume 3, No 5 & 6) 1. Quelle sera la pire entreprise de 1999? Martin Poirier 2. Faut s'adapter... à moins de sécurité au travail François Patenaude 3. Remise en question de l'existence d'UNOCAL Martin Petit 4. Les belles histoires de l'Oncle Sam : Jack Normand Baillargeon 5. Diminuer le taux de chômage grâce à la main-d'oeuvre bon marché! François Patenaude 6. Les groupes paramilitaires et la violence en Colombie Martin Poirier 7. Bell Canada continue la sous-traitance Martin Petit et Martin Poirier 8. Entrevue avec Gilles Dostaler 9. Les budgets américains démentiels consacrés à la défense nationale Robert Weissman, éditeur du Multinational Monitor (Washington, D.C.) Traduit de l'anglais par Gino Lambert 10. Le cas des États-Unis de l'après-guerre froide Louis Gill 11. Le monde des affaires réclame au nom des universités Martin Petit 12. La mode des fusions Gino Lambert 13. Quand cessera-t-on de servir les intérêts américains? Martin Poirier 14. La législation canadienne en matière de médicaments: des coûts élevés pour la collectivité Gino Lambert 15. Il faut arracher les masques et mettre ses culottes Léo-Paul Lauzon

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Le Taon – Février 1999 (Volume 3, No 5 & 6)

1. Quelle sera la pire entreprise de 1999? Martin Poirier

2. Faut s'adapter... à moins de sécurité au travail

François Patenaude

3. Remise en question de l'existence d'UNOCAL Martin Petit

4. Les belles histoires de l'Oncle Sam : Jack

Normand Baillargeon

5. Diminuer le taux de chômage grâce à la main-d'oeuvre bon marché! François Patenaude

6. Les groupes paramilitaires et la violence en Colombie

Martin Poirier

7. Bell Canada continue la sous-traitance Martin Petit et Martin Poirier

8. Entrevue avec Gilles Dostaler

9. Les budgets américains démentiels consacrés à la défense nationale

Robert Weissman, éditeur du Multinational Monitor (Washington, D.C.) Traduit de l'anglais par Gino Lambert

10. Le cas des États-Unis de l'après-guerre froide

Louis Gill

11. Le monde des affaires réclame au nom des universités Martin Petit

12. La mode des fusions

Gino Lambert

13. Quand cessera-t-on de servir les intérêts américains? Martin Poirier

14. La législation canadienne en matière de médicaments: des coûts élevés pour la

collectivité Gino Lambert

15. Il faut arracher les masques et mettre ses culottes

Léo-Paul Lauzon

1. Quelle sera la pire entreprise de 1999? par Martin Poirier La fin de l'année 1998, avec son flot incessant de rétrospectives, a donné une idée aux chercheurs de la Chaire. Nous organisons pour 1999 le concours de la pire entreprise canadienne et québécoise de l'année. Vous pouvez nous faire parvenir vos propositions tout au long de l'année par courriel ([email protected]) ou par télécopieur (514 987-0345). Le nom de l'entreprise doit être accompagné d'une courte description de la raison qui vous a amené à voter pour cette entreprise. Vous pouvez voter pour autant d'entreprises que vous le désirez mais seulement une fois par entreprise. Les résultats seront publiés dans le premier numéro du Taon dans la Cité de l'an 2000. Nous demanderons également à des experts de nous présenter leur classement pour des catégories spécifiques (environnement, droits des travailleurs, etc.). En attendant et pour vous donner des idées, nous vous présentons les dix pires entreprises américaines tel que compilé dans Focus on Corporation par Russell Mokhiber, éditeur du Corporate Crime Reporter (Washington, D.C.) et Robert Weissman, éditeur du Multinational Monitor (Washington, D.C.). Les dix pires entreprises américaines de 1998 Chevron, pour continuer à faire affaires avec une dictature brutale au Nigéria et pour sa complicité dans le meurtre de protestataires civils. Coca-Cola, pour avoir "accroché" les enfants Américains au sucre et au soda. Aujourd'hui, les adolescents américains boivent deux fois plus de boissons gazeuses que de lait, alors qu'il y a vingt ans la proportion était inverse. General Motors, pour avoir participé à l'effort de guerre Nazi et pour avoir nié par la suite cette collaboration lorsque des preuves documentées ont vu le jour. Loral et son PDG Bernard Schwartz, pour avoir versé 2,2 millions $ dans les coffres de Clinton/Gore et du Parti Démocrate. L'administration Clinton a approuvé une dérogation spéciale aux Droits de l'Homme afin de permettre un transfert technologique en Chine. Mobil, pour avoir supporté l'armée indonésienne lors de la répression d'un soulèvement autochtone dans la province d'Aceh et pour avoir présumément permis aux militaires d'utiliser sa machinerie pour creuser des fosses communes. Monsanto, pour l'introduction de produits alimentaires modifiés génétiquement sur le marché sans les tester adéquatement au préalable et sans indications sur les étiquettes, exposant ainsi les consommateurs à des risques inconnus. Royal Carribean Cruise Lines, qui a plaidé coupable au criminel après avoir déversé du pétrole dans l'Océan atlantique et menti à ce sujet aux gardes côtiers. Unocal, pour avoir tellement violé les lois et les réglementations environnementales que des citoyens de la Californie ont envoyé une pétition au procureur général pour révoquer sa charte corporative. Wal-Mart, pour avoir défiguré les petites villes américaines, pour les salaires très très bas versés aux employés (un énorme pourcentage des employés de Wal-Mart sont éligibles aux bons alimentaires), pour son utilisation du "cheap-labor" asiatique.

Le dernier mais non le moindre: Warner-Lambert, pour avoir commercialisé un médicament pour les diabétiques, le Razulin, qui a causé au moins 33 morts suite à des lésions du foie.

Focus on the Corporation est distribué gratuitement aux individus inscrits à la liste [email protected]. Pour vous inscrire, envoyez un courrier électronique à [email protected] contenant le message suivant: subscribe corp-focus <votre adresse électronique> Consultez également le site WEB du Multinational Monitor pour les éditions passées de Focus on the Corporation: www.essential.org/monitor

2. Faut s'adapter... à moins de sécurité au travail par François Patenaude Un article fort intéressant paru dans La Presse du 16 janvier 1999* nous révèle que depuis 1995 les inspecteurs de chantiers de la CSST sont encouragés à annoncer leurs visites et à prendre rendez-vous avec l'employeur plutôt que d'arriver à l'improviste. La mesure a eu un impact majeur car les dérogations signalées sur les chantiers depuis la mise en oeuvre de cette nouvelle méthode sont passées de 49 585 en 1994 à 9 891 en 1997, une diminution de 80%! Pourquoi tant de politesses afin de vérifier la sécurité d'un chantier? Mais surtout, pourquoi cette idée absurde de laisser le temps à de possibles contrevenants de rendre leur chantier «sécuritaire» pour la venue des inspecteurs? Les visites annoncées font partie de la Nouvelle approche en prévention-Inspection (NAPI), adoptée par la CSST en septembre 1995. «L'objectif premier, c'est la correction des situations dangereuses et non pas la prise en défaut» indique un document de la CSST. Parmi les effets de la mise en application de la NAPI, on note que de 1994 à 1997 le nombre de visites de chantier a chuté de 73%, passant de 48 424 à 13 229, et que les poursuites sont passées de 1 256 à 308 pour la même période. Pas étonnant alors que les amendes aient fondu, elles aussi, passant de 587 625$ en 1994 à 182 207$ en 1997! Le patronat réclame à cor et à cri des interventions musclées de la part de l'État contre les fraudeurs de l'aide sociale, les travailleurs au noir et autres «mauvais citoyens». Bizarrement, l'approche coercitive n'est plus valide quand il s'agit de l'appliquer aux chantiers de construction non sécuritaires qui menacent l'intégrité physique des employés. «C'est facile d'arriver sur un chantier et de donner des amendes à tout le monde. La prévention, elle, implique un effort additionnel», a déclaré M. Franco Fava, représentant du milieu patronal qui siège au conseil d'administration de la CSST... La Nouvelle approche en prévention-Inspection, qui semble concoctée pour profiter aux employeurs au détriment des travailleurs, a de quoi inquiéter. Surtout que, selon l'article de La Presse, la NAPI a bénéficié du soutien des représentants de la FTQ au conseil d'administration de la CSST, notamment de Jean Lavallée, directeur de la FTQ-Construction! L'«adaptation» à la nouvelle économie a-t-elle réussi à créer un nouvel acteur social, le syndicat «adapté» aux besoins des grandes entreprises? *André Noël, «Les inspecteurs de la CSST font moins de visites», La Presse, 16 janvier 1999.

3. Remise en question de l'existence d'UNOCAL par Martin Petit Retour possible d'une réelle démocratie? Le 10 septembre dernier, la International Law Project for Human, Economic and Environmental Defense (HEED) déposait une requête devant les tribunaux afin de révoquer la charte qui permet à la Union Oil Company of California (UNOCAL) de jouir d'une existence légale. La suite de ce procès pourrait avoir un impact important sur la démocratie réelle puisque si les requérants gagnent leur cause, la compagnie n'aura d'autre choix que d'être dissoute et de cesser toutes ses opérations. Au début de leur reconnaissance légale, les entreprises américaines n'existaient que pour une durée de vie fixe et leurs activités permises par la Loi étaient limitées. L'État leur accordait par exemple une existence de cinq ans et si l'entreprise agissait correctement et que de bonnes raisons le justifiaient, son existence pouvait être reconduite pour une autre période de cinq ans. À cette époque, le doute qui planait sur le pouvoir des entreprises a fait en sorte que les législateurs voulaient préserver un droit de regard sur leurs activités tout en se réservant le droit de leur retirer leur incorporation. Sans cette incorporation, impossible de faire des affaires. Dans chaque état américain, cette loi existe encore et pourrait donc être appliquée. C'est d'ailleurs en vertu d'une telle loi que le 30 octobre 1998, le Council for Tobacco Research de New York s'est fait révoquer sa charte. Ce conseil devait effectuer de la recherche objective sur les produits contenant du tabac. Il a été démontré qu'en réalité, il ne s'agissait que d'un groupe défendant les intérêts des fabricants de cigarettes. Le Tobacco Institute, un autre centre de recherche du même type, fait également face à une requête similaire. Poursuite contre UNOCAL Le cas d'UNOCAL est troublant. La requête déposée contient des accusations en vertu de lois locales, californiennes, américaines et internationales. Actes non éthiques, agissements contre des politiques publiques, usurpation de pouvoir politique et grands torts causés à la population californienne et mondiale sont les principales allégations reprochées à UNOCAL. Voici, en gros, les actes détaillés que le regroupement reproche à cette entreprise: esclavage, travaux forcés, déplacement forcé d'un village Birman et de ses habitants, tueries, meurtres, viols et torture, politiques environnementales dévastatrices, génocide culturel de tribus indigènes, aide et complicité à l'oppression des droits des femmes et des homosexuels et traitements injustes et non éthiques des travailleurs et travailleuses. Trente organisations de défense des droits humains, de justice sociale, de groupes environnementaux et de citoyens se sont regroupés afin de déposer cette requête historique devant les tribunaux. Le regroupement HEED croit fermement que si l'État avait appliqué la Loi touchant les récidivistes (cette fameuse three strikes law qui mène à l'emprisonnement après trois actes criminels de même nature), il y a longtemps qu'UNOCAL aurait perdu son droit de faire des affaires. Dissolution et respect des citoyens La requête déposée demande la dissolution d'UNOCAL mais demande aussi la pleine protection des emplois, des droits des travailleurs et travailleuses, des investisseurs, de l'accréditation syndicale, de la communauté, de l'environnement, des fournisseurs, des clients, de l'État et de l'intérêt public. Cette dissolution mettrait un terme aux activités de la compagnie mais ses actifs pourraient être transférés à de nouveaux gestionnaires agissant sous recommandation du tribunal.

En Californie, la dernière demande de dissolution d'une entreprise date de 1976 alors qu'une compagnie d'aqueducs nommée Citizens Utilities Company of California avait livré de l'eau impropre à la consommation à une partie de la population. Devant la pression trop forte des tribunaux, elle fut obligée de se dissoudre d'elle-même et de vendre ses actifs à une société publique d'aqueduc. Cette histoire rappelle celle de Vivendi (ex-Compagnie Générale des Eaux) et celle de la Lyonnaise-Suez (ex-Lyonnaise des Eaux) qui ont toutes deux été reconnues coupables d'avoir distribué de l'eau impropre à la consommation. Il n'a pourtant jamais été question de retirer l'incorporation de ces deux compagnies ayant failli à leur mission première. Peut-être qu'en France, comme au Québec, il n'existe pas de loi pouvant mener au retrait d'une charte corporative. Affaires lucratives et dictatures Dans les accusations déposées contre UNOCAL (travaux forcés, déplacements forcés et crimes contre l'humanité), on retrouve des actes commis de concert avec le régime dictatorial en Birmanie. Lors de la construction d'un pipeline de gaz naturel, la compagnie aurait entretenu une relation de partenariat avec la dictature en place. Non seulement UNOCAL a pris position dans ce conflit armé, bafouant ainsi le droit à la démocratie du peuple Birman, mais, ce faisant, elle a aussi contrevenu à la politique étrangère américaine endossée par le Congrès et le président américains. Le groupe HEED, dont fait partie la Feminist Majority Foundation, a déjà remporté un match important contre UNOCAL. Le 6 décembre 1998, la compagnie annonçait son retrait d'Afghanistan. La compagnie maintenait des relations commerciales avec les Talibans en vue de construire un pipeline traversant le pays. Au pouvoir depuis 1996, les Talibans appliquent la Charia, cette Loi intégriste bafouant intégralement les droits fondamentaux des femmes et des homosexuels. Parce qu'une femme a exhibé accidentellement une partie de son bras en conduisant, elle s'est fait lapider à mort par une foule en colère. Plusieurs femmes seraient mortes par lapidation dans des situations similaires. Dernièrement, devant un stade bondé, un homosexuel a sciemment été écrasé à mort sous un mur de brique pour avoir été reconnu «coupable» de sodomie. Les entreprises doivent rendre des comptes Les entreprises soutenant le développement économique de telles dictatures doivent être tenues responsables de leurs actes. Ces exemples de relations commerciales qu'UNOCAL entretient avec des pays ne respectant pas la Charte des Droits et libertés des personnes ne montrent qu'une partie de ce qui est connu et de ce qui doit être dénoncé. Plusieurs autres entreprises font des affaires d'or en violant systématiquement cette Charte et ce en toute impunité. Il faut multiplier les requêtes de dissolution comme celle de HEED et montrer aux multinationales qu'elles ne peuvent pas agir comme bon leur semble sans avoir à rendre des comptes à la population. Pour plus d'informations, consultez le site de HEED (www.heed.net) (Les informations contenues dans ce texte sur le procès contre UNOCAL sont issues du Earth Island Journal d'automne 1998. Merci à Robert Benson de HEED pour les précisions touchant la poursuite de 1976 contre la Citizens Utilities Company of California.)

4. Les belles histoires de l'Oncle Sam : Jack par Normand Baillargeon Midi, c'est pas une heure pour arriver au travail, lance brutalement le contrôleur au jeune homme. Jack, un peu intimidé, bafouille quelques mots d'excuse: on ne l'a informé qu'à 9 heures qu'il devait venir ici, l'autre électricien ayant soudainement plaqué le boulot. Le temps de ramasser son coffre et de se mettre en route, il était déjà 9 heures trente. Puis il a mis deux bonnes heures à trouver l'endroit . Le Janus mal embouché le laisse finalement entrer sur le chantier. Nous sommes au fin fond des collines de Sacramento, en Californie. Quelle idée, de construire dans un pareil coin perdu, se dit Jack... Il regarde le bâtiment qui s'élève, immense; il est encore trop tôt pour dire ce dont il s'agit, mais une chose est sûre: ce sera énorme. C'est l'heure de dîner et les ouvriers sont en train de manger. Jack sort son lunch et s'assoit. Un Noir, la soixantaine, est à ses côtés et le salue. - Je m'appelle Michael, dit-il. Et le chauve à lunettes, à côté de moi, c'est Paul. Il est le responsable du chantier, alors tu fais gaffe à lui. Paul rit. Jack aussi: il a toujours eu le sourire facile. - Ne fais pas trop attention à ce que te raconte ce vieux fou, assure Paul. Michael regarde le coffre de Jack et lui lance: - Électricien? - Oui. De père en fils. La bonne fée électricité, on connaît, dans la famille. - Et tu sais pourquoi tu es là? - Bien sûr: pour l'électricité. - D'accord, petit malin. Mais elle fera marcher quoi, ton électricité? - Justement: je me demandais ce qu'on construisait ici. - Jouons à un petit jeu: je vais te le faire deviner, ça passera le temps. D'accord? - Entendu. - Nous travaillons pour une des industries les plus florissantes de tout le pays. Cette industrie a commencé à connaître son fabuleux boom il y a deux décennies, dans les années 70. Alors que depuis le début du siècle, année après année, elle ne rejoignait en moyenne que 110 personnes sur 100 000, elle en rejoignait 220 dans les années 80 et 445, toujours sur 100 000, à présent. Et c'est pas fini: la progression de cette industrie est constante et elle fait des États-Unis le pays qui détient le record absolu de toute l'histoire de l'Humanité, à ce chapitre. Tu devines, demande Michael malicieusement? Jack hésite. Tourisme, peut-être, d'où ces bâtiments qui seraient des hôtels? Ou alors colloques, congrès et conférences, d'où ceci qui serait un palais des congrès? Mais alors pourquoi si isolé? Quoi d'autre? Une industrie pareille, il devrait être au courant, si on ose dire... Il cherche. Mais ne trouve rien de satisfaisant. Des pigeons piaillent autour d'eux et Jack leur lance un reste de sandwich.

- Les pigeons sont des oiseaux charognards, des rats volants. Tu le savais Jack? demande Paul. - Je ne savais pas. Les apparences sont parfois trompeuses: ils sont si charmants. Bon, Michael, je n'ai pas trouvé. Tu me donnes d'autres indices? - Volontiers. La construction d'ensembles tel que celui-ci ne représente qu'une partie des activités de l'industrie dont nous parlons. Elle fait vivre des architectes et des firmes de construction, bien entendu, mais aussi des banques d'investissement de Wall Street, des compagnies comme Allstate, Merril Lynch, American Express, des compagnies de service de toutes sortes, des électriciens comme toi et des plombiers comme moi, des compagnies qui vendent de tout et n'importe quoi en plus de créer des milliers d'emplois qui deviennent vite indispensables pour les régions où cette industrie s'installe. Tiens: c'est devenu tellement gros que depuis peu cette industrie a même ses propres revues. Jack continue de réfléchir. Après un âpre combat, un pigeon vient de s'envoler avec un gros morceau de pain dans le bec. Michael le regarde en souriant. - Disons que la principale revue de l'industrie s'appelle Correctional Building news, reprit Michael. Jack lance: - Une prison! J'ai gagné! Paul intervient. - Tu vas avoir droit au sermon, maintenant. Michael est aussi le représentant syndical, en plus de militer pour un nombre de causes que personne n'a réussi à établir avec certitude. Michael reprend. - Tu as gagné, Jack. Mais tous, collectivement on est en train de perdre quelque chose de fondamental. Tiens: il y a désormais près de 2 millions de personnes incarcérées aux États-Unis, vraisemblablement plus qu'en Chine. Accordé et c'est entendu: dans cette population carcérale, on retrouve des gens dangereux qu'il faut mettre en dedans. Comptons-le. Selon les meilleures estimations, 150 000 voleurs à main armée, 125 000 assassins, 100 000 agresseurs sexuels. Ajoutons encore quelques dizaines de milliers d'autres, pour compter large. Mais comme tu vois, on est bien loin du compte. Deux millions de personnes, Jack, tu y as pensé? D'autant que le nombre de crimes violents ne cesse de chuter, malgré tout ce qu'on raconte. L'explication de cette petite énigme est toute simple: ce qu'ailleurs qu'aux États-Unis on appellerait petit criminel non violent, chômeur ou malade, s'appelle ici prisonnier. Ailleurs, on imposerait aux premiers des amendes, tandis qu'on proposerait aux deuxièmes du travail et de l'éducation et aux troisièmes des soins. Ici on inflige à tout le monde des mois de cabane. Il y a des raisons à tout cela, il y a un projet de société et des visées idéologiques derrière tout ça. Ils sont terrifiants. La volonté d'exercer un contrôle serré sur la population en est une. Celle de faire bénéficier des entreprises privées des fonds publics et d'une main-d'oeuvre sur exploitée en est une autre, de plus en plus présente, par exemple avec les prisons privées. Car on construit chez nous des prisons à un rythme effarant, et de plus en plus ce sont des prisons privées. C'est justement ce que nous construisons ici: la nouvelle Folsom State Prison, à sécurité maximale. La vieille Folsom publique se faisait vieille... - Une prison privée, tu veux dire une prison pour du profit. Ça fait un peu bizarre, non? - Bien sûr. La compagnie est payée selon le nombre de jours qu'elle garde ses prisonniers: on s'efforce donc de les garder longtemps. À la moindre incartade: prolongement de peine. Ça s'est vu. Il y a plus: on fait bosser les taulards, non plus au nom du bien public, pour faire des plaques d'immatriculation par exemple, mais pour le profit des compagnies qui les embauchent. Une prison comme celle-ci, ce sera une usine entourée de clôtures, selon l'expression consacrée qu'avait utilisée le Juge Warren Burger en 1986. Ceux qui y travailleront sont des esclaves de l'État loués par lui à des entreprises et payés à des salaires nettement sous le salaire minimum,

parfois à peine plus que quelques sous de l'heure. Ce vaste ensemble d'intérêts et de groupes de pression porte désormais un nom: le complexe carcéro-industriel. Il y a vingt ans, il y avait le complexe militaro-industriel, aujourd'hui on a le complexe carcéro-industriel. Mais il s'agit toujours pour les puissants de détourner des fonds publics à leur profit en jouant de la peur et en tassant le public dans un coin. On offre aux employeurs toutes sortes d'avantages: pas de loyer à payer, pas d'électricité, pas de sécurité sociale, ni de congés, pas de lois sur la sécurité à respecter, et j'en passe. - Je n'aurais jamais cru ça possible, ici, maintenant, chez nous, assure Jack. - C'est pourtant la vérité. Et toutes ces entreprises qui gravitent autour du système carcéral et qui se vantent de créer de l'emploi sont comme des charognards, comme tes pigeons de tout à l'heure étaient des rats. Les 35 milliards de dollars dépensés annuellement par l'État dans les prisons c'est à leurs yeux une bonne nouvelle et une chance de faire un profit. Ils espèrent que demain ce sera 36 milliards, après demain 37... - Mais du profit fait avec quoi, bon Dieu? - La matière première qui est transformée en profit s'appelle, pour une proportion substantielle, du pauvre, du malade, du drogué, du fou, de l'alcoolique, du mendiant, du sans abri, de l'illettré. 70% des prisonniers sont des illettrés. De préférence, ils sont aussi de la même couleur de peau que moi: un homme Noir sur 14 est en taule. Michael marqua une pause. - Une prison, aux États-Unis, c'est le néolibéralisme porté à son terme. La preuve: ça crée la richesse pour quelques-uns et cette richesse pousse sur le charnier de la misère d'un nombre grandissant de gens. Il était maintenant l'heure de se remettre au boulot. Chacun se leva et partit vers son travail. Paul intervint à ce moment-là. - Jack, j'oubliais. Tu es là pour la clôture électrifiée, qui doit être installée entre les deux autres clôtures de quinze pieds, qui vont s'élever ici. Cette clôture doit être mortelle au moindre toucher. Tu trouveras des spécifications dans ce numéro de Correctional Building News. Et compte-toi chanceux, petit: on ne te demande pas de construire une chaise électrique. Paul resta longtemps immobile. Plus loin, sur une fenêtre extérieure de la vieille prison de Folsom, un pigeon achevait de manger son pain. De sa cellule, un prisonnier le regardait avec envie... Ce soir-là, Michael et Jack parlèrent longuement. *** «Et la fée électricité se fit chaisière de la mort.» -Jacques Prévert

5. Diminuer le taux de chômage grâce à la main-d'oeuvre bon marché!

par François Patenaude Mesures «sociales» prônées par l'OCDE Donald J. Johnston, ex-ministre libéral fédéral et secrétaire général de l'Organisation de coopération du développement économique (OCDE), a fait paraître une longue missive dans les pages de La Presse du 12 janvier 1999. Ce grand défenseur du défunt Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) posait la question suivante: «Les politiques sociales peuvent-elles aider à combattre le chômage et la pauvreté?». Bonne question. Il n'y a qu'un hic: sa réponse! M. Jonhston débute son article en rappelant que la plupart des pays de l'OCDE enregistrent des taux de chômage élevés ainsi qu'une inégalité croissante des revenus qui risquent de se traduire par une extension de la pauvreté et de l'exclusion sociale. Devant ce constat dramatique, l'OCDE a fait des recherches pour trouver des solutions. L'ex-ministre nous apprend que les travaux menés à l'OCDE insistent sur la nécessité de concevoir et de mettre en oeuvre d'urgence des politiques sociales basées sur l'emploi. Il faut tout d'abord «faire baisser le chômage». Il faut ensuite «réduire la dépendance à l'égard des prestations». Enfin, l'OCDE souhaite «éviter autant que faire se peut la pauvreté»... L'énoncé de départ indique que les mécanismes et les politiques que les pays les plus riches du monde veulent mettre en oeuvre rapidement semblent avoir une toute autre fonction que de s'attaquer de front aux causes et aux conséquences de la pauvreté. La priorité de l'OCDE est la baisse du taux de chômage; un refrain connu qui peut rapporter sur le plan politique. Diminuer le taux de chômage, certes, l'idée a du bon. Mais cela ne doit pas servir de prétexte pour créer n'importe quel type d'emploi! Car créer des emplois mal rémunérés, c'est perpétuer le cycle de la pauvreté. Il suffit de se rappeler qu'il y a 30 millions de working poors aux États-Unis. Ces «travailleurs pauvres» sont des gens qui, bien qu'ils aient un emploi (parfois même deux ou trois), gagnent un revenu inférieur au seuil de pauvreté! Créer des emplois en soi ne règle pas les problèmes de pauvreté, encore faut-il créer de bons emplois. Concernant la nécessité de réduire la «dépendance à l'égard des prestations», encore une fois, on connaît la chanson: «le blues des compressions», dont le refrain se résume à réduire la dépendance en réduisant les prestations. Ce que M. Johnston semble oublier c'est que cette «dépendance» n'est pas le fruit d'un choix délibéré des individus, mais la résultante d'un ensemble de facteurs sur lesquels ils ont plus ou moins d'emprise. Comment réduire la «dépendance» d'un individu au chômage et à l'aide sociale quand des facteurs tels que le climat économique du pays, l'arrivée de nouvelles technologies, la mondialisation des marchés, l'hypercompétitivité et les fusions d'entreprises mènent à des purges massives d'employés? En voulant réduire la «dépendance à l'égard des prestations» dans le contexte de crise de l'emploi actuelle, l'OCDE ne risque-t-elle pas de rendre les travailleurs encore plus vulnérables aux caprices du marché et au chantage des patrons? Les mesures que l'OCDE veut mettre en place vont-elles aider les citoyens les plus démunis à combler leurs besoins essentiels ou créer un bassin de cheap labor? Pour le savoir, attardons-nous aux deux mesures sociales dont M. Johnston parle dans sa lettre: le salaire minimum et les prestations subordonnées à une activité. UN SALAIRE MINIME M. Johnston admet d'entrée de jeu que plusieurs études ont démontré que «plus le salaire minimum est élevé par rapport au salaire moyen ou au salaire médian, plus est réduite la part de l'emploi à bas salaires dans l'emploi total. De même, un salaire minimum élevé va de pair avec de moindres inégalités de salaires entre hommes et femmes et entre travailleurs jeunes et travailleurs adultes». Malgré ces faits éloquents, deux choses agacent le secrétaire général de

l'OCDE. Tout d'abord, il importe, selon lui, de maintenir le salaire minimum à un «niveau approprié». On en déduit par son argumentation que cela veut dire à un niveau suffisamment bas pour permettre aux entreprises d'être compétitives. Autrement dit, le patronat peut s'accommoder d'un salaire minimum s'il est fixé à un niveau raisonnable qui ne l'empêche pas de prospérer. M. Johnston n'entre pas dans la catégorie du raisonnable, puisqu'il touche un salaire annuel déraisonnable de 245 000$ non imposable (1)! L'autre «problème», à ses yeux, c'est que certaines données semblent indiquer «qu'un salaire minimum relativement élevé nuit à l'emploi des moins de vingt ans». Ces données tirées d'une analyse récente de l'OCDE doivent être utilisées avec circonspection. Loin de tenir compte de cette réserve, M. Johnston en profite plutôt pour dire que ce phénomène amène «naturellement à se demander s'il serait souhaitable de fixer un minimum distinct, plus bas, pour les jeunes». Sa conclusion est claire, il «semblerait souhaitable, dans les pays où existe un salaire minimum légal, d'appliquer un taux minoré aux jeunes». Fait inquiétant, un certain nombre de pays se sont déjà engagés dans cette voie et l'idée a été reprise au Québec par l'ancien ministre péquiste Rodrigue Tremblay dans les pages du journal Les Affaires l'automne dernier. L'OCDE serait-elle en faveur d'un recours massif au travail des enfants? Cette idée avait été avancée par la droite américaine au milieu de la décennie. Les arguments invoqués étaient qu'avec l'arrivée des nouvelles technologies et de l'informatique le travail n'était plus aussi exigeant physiquement, et faire travailler les enfants pauvres leur permettait d'amener de l'argent au foyer et de soulager un peu leur misère. L'intérêt réel pour l'embauche de jeunes travailleurs réside dans le fait que ces travailleurs représentent une force de travail docile, peu au fait de ses droits.... et bon marché! DES PRESTATIONS AU PROFIT DE QUI? M. Johnston, en homme rationnel et objectif qu'il feint être, mentionne que lutter contre la pauvreté exige tout un éventail de mesures au-delà du salaire minimum. Mais, là où on s'attendrait à le voir prôner des mesures telles que l'augmentation de la couverture des soins de santé, du nombre de logements sociaux ou des programmes d'aide alimentaire dans les écoles, il nous parle de «prestations subordonnées à l'exercice d'une activité». Cette expression signifie «verser un complément de revenu aux travailleurs qui occupent un emploi faiblement rémunéré». Encore une fois il y a lieu de s'interroger sur cette mesure «sociale». Pourquoi ne pas exiger que les patrons paient tout simplement des salaires décents à leurs employés? D'autant que ce supplément a de nombreux désavantages que M. Johnston reconnaît d'ailleurs. Ces prestations peuvent être «fort coûteuses pour les finances publiques», elles peuvent aussi «représenter une subvention pour les employeurs, ceux-ci étant davantage incités à offrir des emplois mal rémunérés qu'à aider les travailleurs (...) En outre, les prestations subordonnées à l'exercice d'une activité déclenchent inévitablement l'engrenage de la pauvreté». DES MESURES INEFFICACES Quelles conclusions tire le secrétaire général de l'OCDE de son bref exposé sur les deux mesures sociales? Selon lui, «un ensemble bien conçu de mesures économiques associant un salaire minimum fixé à un niveau approprié et des prestations subordonnées à l'exercice d'une activité a de bonnes chances, au total, de permettre de se rapprocher d'une politique sociale véritablement axée sur l'emploi». M. Johnston affirme qu'il faut d'urgence entreprendre de plus amples travaux empiriques pour concevoir cet ensemble de mesures efficaces. Le but visé par l'OCDE n'est pas de diminuer la pauvreté, mais d'augmenter la productivité des entreprises en augmentant celle des employés. «En fin de compte, à long terme, le bien-être des individus qui se trouvent au bas de l'échelle des revenus dépend d'une amélioration de leur productivité», poursuit Johnston. On sait où mène ce discours. La course à la productivité amène une pression à la baisse sur les salaires des employés, alors que la rémunération des dirigeants, la valeur des actions et les dividendes versés aux actionnaires, loin de baisser, montent en flèche. Donc retour à la case départ, c'est-à-dire augmentation de la disparité entre les riches et les pauvres. Les mesures économiques de

l'OCDE semblent davantage conçues pour créer un bassin de cheap labor qu'à «éviter autant que faire se peut la pauvreté»... (1) Michel Vastel, «Les copains d'abord» L'actualité, 15 octobre 1998.

POURQUOI PAS UN REVENU DE CITOYENNETÉ? L'idée de l'Allocation universelle (ou Revenu de citoyenneté), mérite que l'on s'y attarde. Le Revenu de citoyenneté est un revenu social de base remis de façon inconditionnelle à tous les citoyens âgés de plus de 18 ans. Il remplacerait et simplifierait les programmes sociaux existants, tout en éliminant les frais reliés aux contrôles et en diminuant ceux de l'administration. En plus d'assurer un revenu minimal à tous, le Revenu de citoyenneté serait un incitatif à l'emploi puisqu'il pourrait être combiné à d'autres sources de revenus, contrairement à l'aide sociale. Le Revenu de citoyenneté permettrait également d'offrir une solution aux problèmes particuliers de la «nouvelle économie» où la croissance économique ne rime plus nécessairement avec la création d'emplois. Distribuer un revenu de base à tous les citoyens représenterait également un pas en avant vers une plus grande répartition de la richesse. Le Revenu de citoyenneté met l'accent sur l'aspect humain et sur le désir de trouver une solution au drame de la pauvreté. Est-ce pour cette raison que M. Johnston a omis d'en faire mention dans sa lettre?

6. Les groupes paramilitaires et la violence en Colombie par Martin Poirier Une offensive contre la société civile qui profite aux multinationales Si on en croît les médias officiels, la violence en Colombie trouve son origine chez les narco-trafiquants et les guérillas communistes. On ne parle que rarement, cependant, des meurtres commis contre des opposants politiques ou du déplacement forcé de villages entiers suite à des attaques paramilitaires. Certaines "démocraties" occidentales ont intérêt à cacher la vraie nature de la violence en Colombie. Si on s'amusait à calculer l'espérance de vie des syndicalistes et des militants des droits de l'Homme en Colombie, les résultats seraient plutôt surprenants. Les forces progressistes en Colombie font face quotidiennement à la répression et à la violence de la part de l'État, de l'armée et des groupes paramilitaires. À titre d'exemple, plus de 3,000 militants de l'Union Patriotique (UP), un petit parti politique de gauche, ont été assassinés depuis 1986 (voir l'encadré en page ?). Les années les plus violentes en Colombie ont été les années d'élections. En 1997, plus de 150 syndicalistes ont été tués, le plus souvent lors des négociations collectives; plus de militants syndicaux sont tués en Colombie que dans n'importe quel pays au monde. Les populations paysannes et autochtones sont également touchées par la violence: des villages entiers doivent se déplacer suite aux attaques ou menaces des paramilitaires (voir encadré en page ?). En 1991, le gouvernement a entrepris la libéralisation de l'économie colombienne. Outre la libéralisation des échanges commerciaux, une trentaine d'entreprises étatiques ont été privatisées et les efforts de privatisation se poursuivent toujours. Le résultat de cette politique, c'est que 440 000 emplois ont disparu (1) et que la moitié de la population n'a pas de revenus suffisants pour assurer ses besoins de base. La moitié de tous les revenus est accaparée par moins de 20% des plus riches et la moitié des terres sont la propriété d'une petite minorité représentant 1% des propriétaires terriens. Résultat de ces inégalités flagrantes, de la répression étatique et de l'activité des narco-trafiquants, la Colombie affichait 85 meurtres pour 100,000 habitants en 1995, ce qui représente le plus haut taux au monde pour un pays qui n'est pas en guerre. Le Brésil, dont les activités de ses escadrons de la mort sont bien connues, arrive en seconde place avec un taux quatre fois moins élevé. Pour pousser la comparaison plus loin, on peut affirmer qu'il y a autant de meurtres politiques en Colombie en une seule année qu'il y en a eu durant toute la dictature d'Augusto Pinochet au Chili. DES MULTINATIONALES IMPLIQUÉES À qui profite la violence phénoménale en Colombie? Afin de rendre la chose plus intelligible, considérons les faits suivants:

1) Les petites et moyennes entreprises minières de Colombie, dont l'exploitation est assurée par des Colombiens et pour leur bénéfice, produisent 80% de l'or et d'autres minéraux stratégiques du pays.

2) Le gouvernement colombien et les multinationales aimeraient bien déloger les petites entreprises colombiennes pour s'approprier les ressources minières du pays.

3) Des conflits armés ont cours dans 90% des zones minières. Les activités paramilitaires foisonnent particulièrement dans la région du sud de Bolivar où est concentrée 42% de la production d'or du pays.

Difficile de ne pas faire le lien entre les visées des multinationales et les activités paramilitaires. D'ailleurs, une télécopie compromettante a été envoyée aux mineurs de la région montagneuse de San Lucas à partir de l'entreprise Corona Golfields S.A., filiale d'une entreprise étrangère. Cette télécopie enjoignait les mineurs de la régions à adopter une attitude conciliante parce que l'entreprise, selon ses propres dires, n'était pas intéressée à subventionner ou collaborer avec des groupes paramilitaires ou des forces étrangères! Une menace à peine voilée qui montrait clairement les moyens que pourraient employer le gouvernement et l'entreprise en cas d'opposition à leurs projets. Selon le président du Sindicato de Trabajadores de Minerales de Columbia S.A. (le syndicat des travailleurs de la société d'État MINERALCO S.A.), la Corona Golfields S.A. serait canadienne ou à forte proportion de capital canadien. Au moins trois autres entreprises canadiennes, les compagnies minières Normandy, Greenstone et Sur American Gold, détiennent des contrats d'exploration et/ou d'exploitation en Colombie. LA VRAIE NATURE DES GROUPES PARAMILITAIRES Quelle est l'origine des groupes paramilitaires? S'agit-il de groupuscules qui ont vu le jour en réaction à la guérilla communiste? Ces groupes sont-ils plutôt des créatures de l'appareil gouvernemental? Si l'on en croit la revue Justicia y Paz, les groupes paramilitaires ont été créés directement par le gouvernement colombien. La fonction de ces groupes est l'élimination systématique de toute opposition politique. Les témoignages de Guzman et Gongora, membres actifs des groupes paramilitaires, confirment que ces groupes agissent sous la direction d'un commandement unifié, ce qui renforce la thèse que ces groupes sont dans les faits dirigés par le gouvernement ou l'armée. Bien que les groupes paramilitaires soient en principe illégaux en Colombie, aucune instance gouvernementale n'est intervenue suite aux attaques paramilitaires perpétrées contre des civils. Les groupes paramilitaires et l'armée se sont fréquemment croisés sans qu'il n'y ait eu d'actions entreprises par cette dernières. L'organisme Human Rights Watch a identifié les unités de l'armée colombienne qui se sont montrées sympathiques aux groupes paramilitaires; ces unités représentent environ 75% de l'armée colombienne. Le sud de Bolivar, puisqu'il est particulièrement riche en ressources naturelles (or, pétrole, uranium, agriculture, etc.), est particulièrement touché par les opérations paramilitaires. La corporation CLEBER estime que près de 300,000 habitants pourraient subir un déplacement forcé pour permettre aux multinationales de s'installer. Sources:

- Justicia y Paz (magazine pour les droits de l'Homme en Colombie)

- Association de promotion sociale alternative (Colombie)

- Corporation CLEBER (Colombie)

- Amnesty International (États-Unis)

- Nicaragua Solidarity Network of Greater New-York (États-Unis)

UN EXEMPLE D'OPÉRATION PARAMILITAIRE Le 21 juin 1998, cent paramilitaires pénètrent dans le village El Cerro de la commune de Simiti. Trois personnes sont assassinées et près de mille personnes décident de quitter les lieux sous la menace des paramilitaires. Dans les jours qui suivent, les paramilitaires se déplacent au village El Carmen del Cucu dans la commune de San Pablo. Ils y tuent un villageois et saccagé plusieurs maisons. Tous les habitants ont abandonné le village. Suite à la pression nationale et internationale, l'armée se déplace finalement jusqu'au village. Elle évite toutefois le cantonnement des paramilitaires en prétextant qu'elle n'avait "pas assez d'effectifs ni de garanties de sécurité". Le 29 juin, deux cents paramilitaires reviennent au village El Cerro et offrent aux quelques habitants demeurés sur place de joindre leurs rangs "moyennant un bon salaire". Le 30 juin, l'armée croise des paramilitaires près de Simiti mais n'entreprend aucune action et déclare par la suite qu'aucun paramilitaire n'a été aperçu.

LA TRISTE HISTOIRE DE L'UNION PATRIOTIQUE L'Union Patriotique (UP) a été créée en 1985 suite à un accord de paix entre la guérilla colombienne et le gouvernement. Les succès politiques de cette alternative aux partis traditionnels ont été immédiats: en 1986 et avec 25% des votes populaires, l'UP a fait son entrée au Sénat et à la Chambre des Représentants, tout en remportant sept courses à la mairie dans la seule région de Meta. Ces réussites ont ligué contre l'UP les intérêts économiques, les propriétaires terriens, les narco-trafiquants et l'armée. S'est ensuivie une guerre d'extermination contre l'UP et sa base populaire. On compte parmi les victimes le sénateur Pedro Nel Jimenez, des membres de la Chambre des représentants, des députés locaux, des conseillers municipaux et des centaines de militants et de sympathisants, de même que plusieurs paysans qui avaient simplement le malheur d'habiter des zones d'influence de l'UP. À l'élection suivante, en 1988, le nombre de votes pour l'UP a chuté de 28% et seulement deux mairies ont été remportées. En 1992, seulement six ans après les succès initiaux de l'UP, les votes ne représentaient que 5% des votes obtenus lors de la première élection de 1986. La chute dramatique du support populaire pour l'UP est explicable en grande partie par la violence politique contre les militants de l'UP et par le harcèlement des populations paysannes, la base populaire de l'UP. (traduit et adapté de "Struggling For Justice and Peace: Statement of Purpose", Justicia y Paz, vol. I no. 1, automne 1996)

LES COURS RÉGIONALES DE JUSTICE L'État colombien et ses composantes (armée, police, système judiciaire) ont été intensément aidés par le gouvernement américain qui, sous le couvert de la lutte contre la drogue, a permis la création d'un vaste appareil de répression politique. L'un de ces programmes d'aide américains, l'Administration of Justice Program de l'Agency for International Development (36 millions de $ US), a permis la création des cours régionales de justice (CRJ). Sous le prétexte de la lutte contre la drogue, les CRJ permettent au gouvernement de juger les accusés avec des procureurs et des juges secrets, sur la base de "témoins" et de "preuves" achetés et sans que l'accusé ait la chance de contre-interroger les témoins et de présenter une contre-preuve. Selon certaines estimations, seulement 6% des 2,600 personnes emprisonnées par les CRJ sont liées au trafic de la drogue. Mais la lutte à la drogue est une façade si pratique!

1. Le taux de chômage y est d'environ 10%, ce qui place la Colombie au quatrième rang des pays les plus touchés d'Amérique latine. Il ne faut pas oublier que les travailleurs temporaires et à temps partiel ne figurent pas dans les statistiques officielles de chômage. Ils comptent tout de même pour près de la moitié de la force de travail.

7. Bell Canada continue la sous-traitance par Martin Petit et Martin Poirier Le 411 à une firme américaine Bell Canada vient d'annoncer le mois dernier la « vente » de ses activités d'assistance annuaire à une firme américaine. Jean Monty, le président de Bell Canada Entreprises (BCE), possède une formation en stratégie militaire (1) et n'en est pas à sa première tactique permettant à ses actionnaires de passer à la caisse. Bell a déjà licencié 13 400 employés en trois ans (2); ce ne sont donc pas 2 400 téléphonistes qui empêcheront des gars comme Monty de dormir et de toucher quelques 17 millions de dollars en rémunération annuelle. Malgré des profits de plus de 4,5 milliards $ depuis 1994 et une prévision de plus de 1 milliard $ pour l'exercice financier se terminant au 31 décembre 1998, BCE entend bien en donner toujours plus à ses actionnaires. La dernière décision de « vendre » ses téléphonistes du service 411 à une société américaine pourrait bien donner lieu à une confrontation légale de taille. Des trous dans les lois du travail qui font l'affaire du patronat Les trous qui existent dans les Lois fédérales et provinciales régissant les relations de travail font en sorte que Bell peut vendre son service d'assistance annuaire tout en se débarrassant du syndicat. Le scénario va comme suit: les activités de télécommunications de Bell sont régies par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) relevant du gouvernement fédéral. Du fait que Bell fait des affaires dans plus d'une province, elle doit posséder une incorporation canadienne et se soumettre aux lois canadiennes du travail. Or, si les services d'assistance annuaire ne sont plus offerts par une entreprise de télécommunications, le CRTC ne les régie plus et l'acquéreur de ce service peut très bien posséder une incorporation provinciale pour chaque entité, une charte différente pour chaque province. Le seul fait que l'acquéreur américain ne possède pas de réseau de télécommunications fait qu'il n'est pas soumis à la législation canadienne du CRTC. Donc, en « vendant » ses services d'assistance annuaire à Excell Global Services et en acquérant une participation minoritaire dans la nouvelle entité qu'Excell créera au Canada, Bell se débarrasse de ses obligations envers ses employés et, détail important, du syndicat. Parce que les employés étaient syndiqués en vertu du code du travail canadien et que leur « nouvel emploi » sera régi par le code du travail des provinces, elles et ils perdent automatiquement leur accréditation syndicale et toutes les conditions de travail acquises (permanence, ancienneté de 25 ans pour certaines, salaire atteignant 20 $ l'heure, fonds de pension, etc.) (3). Il faudra donc recommencer le travail de syndicalisation à zéro mais, cette fois-ci, contre des Américains. Bob White, président du Congrès du travail du Canada, a déclaré que les employés « peuvent s'attendre à une réduction de salaire de l'ordre de 40% » (4). Avec sa participation dite « minoritaire » dans la nouvelle société, Bell empochera tout de même des profits découlant de ces baisses de salaire. Ce n'est pas la première fois que Bell fait le coup à ses employés. En février 1996, Bell s'est « délesté » de plus de 1000 techniciens en créant l'entreprise Entourage avec la bénédiction (et l'investissement) du Fonds de solidarité de la FTQ. Les employés réengagés par Entourage ont subi une baisse de salaire de 25% ! Bell a également créé une filiale, Expertech, en avril 1996 pour l'entretien des réseaux de télécommunications. Ce n'est qu'un début puisque Bell a également créé le 15 janvier dernier une co-entreprise avec Hydro-Québec nommée Connexim. Cette entreprise regroupe environ 250 employés de Bell et

autant d'Hydro-Québec. La co-entreprise est incorporée avec une charte fédérale, créant pour les employés d'Hydro les mêmes problèmes que ceux des téléphonistes du 411. Hydro-Québec privatise du même coup son système de télécommunications qui est l'un des réseaux indépendants les plus étendus en Amérique du nord. Selon certaines sources, le but ultime de cette nouvelle société serait de privatiser à la pièce tout le système de télécommunication informatisé du gouvernement du Québec. Bell s'apprêterait même à larguer ses employé(e)s des Téléboutiques en offrant des franchises pour plusieurs d'entre elles. Si vous voulez protester contre la sous-traitance des activités d'assistance annuaire à une entreprise américaine, nous vous invitons à appeler aux relations publiques de Bell au (514) 870-1933. 1. NADEAU, Jean Benoît, « Le nouveau maître de l'empire Bell », L'Actualité, 1/07/98. 2. Ibid. 3. DUTRISAC, Robert, « Que fera le CRTC? », Le Devoir, 13/1/99. 4. LÉVESQUE, Lia (Presse canadienne), « Le milieu syndical en appelle au fédéral », Le Devoir, 13/1/99.

8. Entrevue avec Gilles Dostaler La désinformation médiatique sur les crises financières La crise qui vient de secouer durement l'économie brésilienne a donné lieu à des articles ayant des titres pour le moins intrigants. Voici trois titres publiés dans Le Devoir: Le Brésil ébranle les marchés (14 janvier), La crise brésilienne donne des palpitations aux marchés boursiers (14 janvier) et La Bourse brésilienne continue de secouer les marchés (15 janvier). Il aurait fallu lire: Les marchés ébranlent le Brésil, etc. L'utilisation de ce langage n'est pas involontaire puisqu'elle tend à identifier le « marché » comme victime plutôt que coupable. Demandons à Gilles Dostaler, professeur au Département des sciences économiques de l'UQAM et historien de la pensée économique, ce qui se cache réellement derrière ces mots. Q: Avez-vous remarqué comment les médias rédigent des articles en novlangue, utilisant des titres et des mots voulant dire carrément le contraire, afin de faire croire à la population que la crise économique du Brésil n'est due qu'aux décisions du gouvernement brésilien? R: Ce sont en réalité les marchés financiers internationalisés, où l'information et les capitaux circulent très rapidement, qui ont exacerbé voire créé la crise financière au Brésil. Le discours économique actuel présente les problèmes auxquels sont confrontées les économies comme le résultat d'un manque de flexibilité sur les marchés. Les problèmes financiers sont associés à des structures institutionnelles qui génèrent ce manque de flexibilité. On voit les crises comme le résultat de problèmes de dysfonctionnement reliés à des institutions, à des coutumes spécifiques à certains pays. Il n'y a pas de cause unique des crises ou de la crise. Il y a une série de facteurs économiques, financiers, technologiques, sociologiques, politiques et autres qui sont reliés de manière complexe. D'autre part, les crises ne sont pas des accidents de parcours ou des dysfonctionnements des marchés mais elles sont générées par le processus même de fonctionnement des économies de marché. C'est ce fonctionnement qui génère le chômage, les inégalités de revenus, l'accroissement des écarts entre pays riches et pays pauvres. C'est ce qu'ont déjà souligné, parmi plusieurs autres, des penseurs aux opinions par ailleurs aussi différentes que Keynes, Schumpeter ou Marx. Q: Que pensez-vous des politiques imposées par le FMI (Fonds Monétaire International) et la Banque mondiale, souvent concordantes avec les désirs de la finance internationale, obligeant les privatisations, le démantèlement de l'État et de ses structures sociales et la lutte à l'inflation en augmentant les taux d'intérêts? R: FMI, Banque Mondiale et finance internationale sont des choses reliées mais différentes en même temps. Par finance internationale, on entend un réseau de grandes entreprises financières, dans lequel les banques occupent la première place. Ces grandes entreprises sont la plupart du temps étroitement liées avec les grands groupes industriels. Finance et industrie ont toujours été en étroites relations, en particulier à l'échelle internationale. Le plus souvent, les mêmes acteurs contrôlent production, distribution et financement dans les divers secteurs de l'économie, et des secteurs diversifiés sont sous la coupe des mêmes groupes. Ces groupes échappent le plus souvent au territoire national dont ils sont originaires et à ceux dans lesquels ils opèrent. Leur champ d'action est l'économie mondiale, dans laquelle ils déplacent au gré de leurs intérêts capitaux, emplois et marchandises. Par ailleurs, l'importance prise par des opérations financières de plus en plus détachées de l'économie réelle est telle qu'on peut effectivement dire maintenant que l'économie mondiale est dominée par la finance internationale. Le FMI et la Banque mondiale sont des institutions internationales théoriquement indépendantes de la finance internationale et des grandes entreprises multinationale. Mais la plupart du temps, elles prônent et imposent aux pays auxquels

des aides sont accordées des politiques qui correspondent à celles souhaitées par ces entreprises, même si on s'en défend. J'ai lu récemment une entrevue avec M. Michel Camdessus, le directeur du FMI, qui se présentait presque comme un homme de gauche et qui disait comment il était préoccupé par le chômage et les inégalités et comment il était faux de lui accoler et d'accoler au FMI une étiquette néolibérale. Q: Justement, que signifie cette étiquette? R: Il y a eu, dans les années 70, une profonde transformation dans les politiques économiques menée dans les pays capitalistes (voir encadré), qu'on peut appeler l'inflexion monétariste ou encore l'inflexion néolibérale, même si ce dernier mot me semble ambigu. Comme le néolibéralisme désigne le retour à un laisser-faire radical qui triomphait au dix-neuvième siècle, il serait peut-être plus correct de le qualifier de « rétro » ou «ultra » libéralisme. L'expression «nouveau libéralisme» a été utilisée au tournant du siècle et jusqu'aux années trente par un certain nombre d'économistes et de penseurs politiques qui prônaient l'intervention de l'État pour solutionner un certain nombre de problèmes générés par le laisser-faire radical, tels que le chômage et la pauvreté. Le néolibéralisme aujourd'hui, c'est exactement le contraire, c'est le laisser-faire total. Prôné entre autres par Keynes, l'interventionnisme s'est imposé pour dominer pendant une trentaine d'années dans l'après-guerre. En vertu du consensus qu'on peut qualifier de keynésien, la résorption du chômage et la responsabilité de maintenir le plein-emploi constituaient une responsabilité majeure des gouvernements des pays capitalistes. Ils doivent voir à ce que tout le monde puisse travailler, assurer la stabilité des prix, une croissance équilibrée, une répartition non pas égale mais plus égalitaire des revenus, une protection de ceux dont les revenus sont les plus faibles, etc. Ces principes ont été acceptés par à peu près tous les gouvernements des pays démocratiques à partir de la fin de la 2e Guerre Mondiale et certains de ces principes ont même été inscrits dans la charte des Nations Unies. Il y avait un consensus. La transformation des années 70 a été provoquée par divers facteurs. On s'est trouvé confronté à partir de la fin des années 60 à un certain nombre de difficultés: montée simultanée de l'inflation et du chômage, crise du système monétaire international et baisse de la productivité. Personne n'a encore produit d'explication totalement cohérente et satisfaisante de ces phénomènes. L'école dite de la régulation, en France, a néanmoins mis le doigt sur certains éléments importants en les reliant à la crise d'un mode de croissance qui avait dominé l'après-guerre, fondé sur une hausse simultanée de la productivité, des revenus et de la consommation des produits de masse (automobiles, électroménagers, etc.), et qu'on a appelé le « fordisme », du nom de Henri Ford. (Ford prônait le versement de bons salaires pour stimuler la consommation et favoriser la stabilité des travailleurs.) Entre autres, les industries qui étaient motrices économiquement cessaient de l'être. Q: Quelle a été la réaction face à ces problèmes? R: Face à ces problèmes, la réaction des pouvoirs financier et industriel a été de remettre en question le consensus de l'après-guerre, dans lequel les capitalistes assurent des emplois et des salaires contre le contrôle de la production et les profits. L'inflexion monétariste remettait en question l'interventionnisme de l'État-providence et de tout ce qui l'accompagne. On prône la déréglementation et la privatisation d'activités économiques jusqu'alors assurées par les pouvoirs publics. On cherche à « flexibiliser » le marche du travail, par exemple en rendant plus difficile l'accès à l'assurance-chômage, en s'attaquant aux pouvoirs jugés exorbitants des syndicats. À ces politiques monétaristes et néolibérales sont associés en particulier les noms de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. On a ainsi créé les néologismes de « thatchérisme » et de « reaganisme ». Alors que la lutte contre le chômage a été la priorité jusque dans les années 70, la lutte contre l'inflation a pris la première place. Désormais, on dit qu'il faut

assurer à tout prix la stabilité des prix, qu'il faut assurer une inflation la plus faible possible. Or, la lutte contre l'inflation s'est faite au prix d'une hausse importante du chômage partout dans le monde. Mettre la priorité sur l'inflation faible signifie fondamentalement qu'on défend au premier rang les intérêts du pôle financier de l'économie. Il y a évidemment un discours économique, une forme de théorie économique, qui a été à l'origine de ce que vous avez nommé la novlangue. Il a graduellement remplacé le discours interventionniste, s'est imposé chez les économistes, puis dans l'ensemble de la société. Évidemment, le discours des économistes ne sert à rien tant qu'il n'est pas relayé par des journalistes, des politiciens et par monsieur, madame tout-le-monde. Tout le monde finit par penser que « Oui, c'est bien vrai, on a vécu au-dessus de nos moyens, un État qui est trop fort, ce sont des gens qui reçoivent de l'argent sans travailler ». Tout le monde finit par le croire y compris ceux qui en sont les victimes. On trouve des gens qui sont sur le bien-être social et qui se disent « Oui c'est vrai, on est des paresseux, et en réalité, si on se donnait un coup de pied dans l'cul, on serait capable de travailler...» alors qu'il n'y a pas de travail. Q: Actuellement, croyez-vous qu'une grande crise comme celle de 1929 est possible? R: Pas facile de prévoir ça. Il est certain qu'avec les mécanismes financiers et institutionnels actuels, on peut mieux contrôler ces crises. Mais elles peuvent revenir, avec le type de politiques actuellement prônées et mises de l'avant à travers le monde. Dans le cas de la crise de 1929, plusieurs explications contradictoires ont été soulevées par les économistes. Il est certain que l'effondrement de la demande a joué un rôle majeur. D'une part, les biens de consommation étaient disponibles mais on manquait de revenus pour les acheter. De l'autre, l'investissement s'est écroulé, par suite de cette baisse de la demande de consommation, mais aussi de la hausse des taux d'intérêt et, d'une manière plus générale, par la détérioration de la confiance et l'aggravation de l'incertitude. Cette situation a entraîné des faillites d'entreprises et des mises à pieds massives aggravant la situation de manière circulaire et cumulative. Q: Le fait que les États et le patronat fassent des pressions afin de baisser les salaires et de réduire les dépenses sociales pourrait-il tout de même faire en sorte que la demande s'effondre comme en 1929? R: Je pense effectivement que la demande pourrait s'effondrer. Plusieurs économistes attirent d'ailleurs l'attention actuellement sur un danger de déflation qu'on n'avait pas connu depuis longtemps. Il faut toutefois souligner que les contextes et mécanismes institutionnels de protection sont tout à fait différents. Q: Depuis quelques temps, des citoyens de par le monde demandent d'instaurer une taxe sur les transactions financières (Taxe Tobin). Croyez-vous qu'il soit possible de mettre en place une telle taxe? R: En réalité, à cette question, on peut répondre par une autre. Actuellement, y a-t-il une volonté politique de la part de ceux qui décident, souvent associés au monde de la finance comme on le spécifiait plus tôt, d'instaurer une taxe mondiale sur toutes les transactions financières? Et là, à cette question, je réponds non. Tant qu'il n'y aura pas cette volonté politique, on ne pourra pas mettre en place une telle taxe. Toute la problématique est là. Le pouvoir économique ayant pris le dessus sur le pouvoir politique, on comprend, comme je le disais plus tôt, que les politiques économiques maintenant appliquées visent à plaire d'abord au pôle financier. Et on comprendra aussi qu'une taxe sur toutes les transactions financières ne plairait pas à ces gens. Il n'est pas inutile de rappeler qu'au moment des négociations de Bretton Woods en 1944 qui ont donné naissance au FMI et à la Banque mondiale, Keynes, dont Tobin est un disciple, estimait indispensable un contrôle des mouvements internationaux de capitaux pour assurer la stabilité de l'économie mondiale.

*Le mot «capitalisme», c'est un mot qu'on n'utilise pratiquement plus; les économistes partout parlent d'économie moderne ou post-moderne, de marché; il y a comme une crainte face à ce mot... Q: Est-ce, selon vous, pour éviter la dualité capitalisme-communisme? R: Il y a probablement de ça. Le mot «capitalisme» a été popularisé par Marx, à la fin du 19e siècle, dans un sens péjoratif. Il porte une connotation «capitaliste-capital-domination par des capitalistes». Cette connotation remonte à bien loin puisqu'elle trouve sa racine dans le mot « kapelos », utilisé en Grèce, notamment par Aristote, pour désigner les grands commerçants, marchands et financiers, dont il condamnait les activités, la course immorale à l'enrichissement. Cette course est vaine et même mortelle, comme le signale de mythe de Midas (tout ce qu'il touchait se changeait en or, même sa nourriture). Aristote avait déjà compris comment l'argent pouvait pervertir et détruire la société. Il n'est pas étonnant qu'un penseur comme Friedrich Hayek, maître à penser du libéralisme contemporain, propose de rejeter le mot «capitalisme», qui pour lui ne veut rien dire, et de le remplacer par «catallaxie» pour désigner l'économie de marché. Mais qu'est-ce qu'une économie de marché? Est-ce que ça existe le marché pur? Je pense que non.

9. Les budgets américains démentiels consacrés à la défense nationale

par Robert Weissman, éditeur du Multinational Monitor (Washington, D.C.) (Ce texte provient de la liste de diffusion Focus on the Corporation) Traduit de l'anglais par Gino Lambert Vous avez besoin d'un synonyme pour décrire la Maison Blanche ? Pourquoi pas " démence institutionnelle "?. Imaginez que les États-Unis, unique superpuissance militaire au monde, voudrait accroître sa supériorité dans ce domaine. Actuellement, le président Clinton se prépare à proposer une substantielle augmentation au budget de la Défense de 112 milliards de dollars américain étendue sur une période de six ans. Ceci viendra s'ajouter aux 265 $ milliards que dépense annuellement le Fédéral au profit de l'armée américaine. Au cours des cinq prochaines années, les sommes allouées aux armes augmenteront de plus de 50%. Comme si cela était insuffisant, le Parti Républicain exige une augmentation des dépenses militaires encore plus importante que celle proposée par Clinton. Qu'est-ce qui peut bien motiver cette prise de position ? Une attaque éminente des Russes? Le retour de la Guerre froide ? L'industrie militaire semble plutôt être à l'origine de cette folie. Durant la présidence de Clinton, l'industrie de la défense américaine, avec des encouragements et subventions provenant du Pentagone, a entrepris un mouvement de consolidation entre les différentes entreprises qui se partageaient le marché. Cette industrie compte maintenant trois principaux concurrents : Lockheed Martin, Boeing et Raytheon. Lockheed Martin est issu de la fusion entre Lockheed, Martin Marietta, Loral et une partie de General Dynamics. Boeing et Raytheon ont respectivement absorbé McDonnell Douglas et Hughes. Avec leurs usines de production qui s'étendent à travers les États-Unis, ces trois entreprises ont une énorme influence politique. Ils peuvent promettre aux membres du Congrès que les nouveaux contrats militaires créeront des emplois dans leur district. Ils accompagnent cette puissante structure d'énormes contributions politiques : plus de 8.5$ millions versés durant les années électorales 1997-1998, sans compter les 50$ millions versés dans le " lobbying " en 1997. Ils investissent également dans différents groupes d'intérêt qui se chargent de réaliser des rapports et d'alarmer la population et les politiciens vis-à-vis des supposés besoins croissants en matière de défense nationale. Comme l'indique William Hartung, de l'Institut politique mondial, dans un nouveau rapport intitulé " Military Industrial Complex Revisited ", rien ne fait mieux état de la puissance du " lobby " des constructeurs d'équipements militaires que les commandes effectuées par le Pentagone. Hartung présente l'exemple du transporteur aérien C-130 fabriqué par la compagnie Lockheed Martin. Au cours des vingt dernières années, les Forces de l'Air américaines ont commandé seulement cinq C-130, alors que le Congrès a voté des budgets pour l'acquisition de 256 de ces appareils. Selon Hartung, " ce ratio de 50 avions achetés pour chaque avion commandé par le Pentagone sera sûrement un record dans les annales du graissage politique ". Chacun de ces avions coûte environ 75$ millions américains. Le programme " Star Wars " constitue un exemple encore plus étonnant. En raison de l'effondrement de l'Union Soviétique, la mission originale de ce dernier programme n'existe plus. Le Pentagone a déjà versé dans ce programme 55$ milliards américains sur une période de 15 ans. Comme l'indique Hartung dans son rapport, ce programme est, techniquement parlant, un échec total. Pourtant, le budget de l'année 1999 établi par le Congrès prévoit consacrer à ce projet une somme supplémentaire de un milliard de $, ce qui constitue une autre victoire pour Lockheed et Boeing.

Avec des infrastructures américaines qui se détériorent, son système " Medicare " en péril, la pauvreté infantile qui atteint des niveaux exorbitants dans une période d'expansion économique sans précédent, le réchauffement de la planète qui menace le monde entier, une version plus raisonnable de la " sécurité nationale " devrait donner la priorité à ces problèmes plutôt que de maintenir le budget militaire au niveau actuel. Malheureusement, les " lobby " pour les travailleurs, les personnes malades et âgées, les pauvres et l'environnement ne font pas le poids devant les fabricants d'armes. Les sommes que le gouvernement fédéral devrait débourser afin de régler les réels problèmes préoccupant la majeure partie de la société sont considérées comme déraisonnables. Ce qui n'est pas le cas lorsqu'il est question d'engraisser davantage l'artillerie militaire du pays.

10. Le cas des États-Unis de l'après-guerre froide par Louis Gill, professeur au département des Sciences économiques de l'UQAM Dépenses militaires et suprématie impérialiste Le texte qui suit est tiré d'une communication au Congrès Marx International II tenu à Paris en septembre et octobre 1998. Il fait le point sur les rôles sociaux, économiques et politiques des dépenses militaires et leur importance aux États-Unis depuis la fin de la Guerre froide. Dans un article intitulé "Chute des dépenses militaires: le monde touche les dividendes de la paix", le Bulletin du Fonds Monétaire International publiait dans son numéro du 10 juin 1996 les principales conclusions d'un document de travail intitulé "World Military Spending 1990-1995". L'étude souligne que les dépenses militaires ont été réduites de 3,6% à 2,4% du PIB mondial de 1990 à 1995. Pour l'ensemble des pays du monde, la réduction nette est de 120,7 milliards de dollars US. Mais cette réduction est fort inégale d'un groupe de pays à l'autre. Pour les pays de l'ex-Union soviétique, elle est de 120,6 milliards de dollars, montant égal à la réduction totale, ce qui implique que les dépenses militaires ont augmenté dans certains pays au cours de cette période, plus précisément dans les pays d'Asie et de l'hémisphère occidental. Pour les pays industrialisés par contre, la réduction n'est que de 14,2 milliards de dollars au cours de la même période, presque dix fois moins que dans les pays de l'ex-URSS. En dépit du caractère tout à fait relatif de cette réduction des dépenses militaires mondiales, le FMI la décrit néanmoins comme spectaculaire. Serait-elle l'indice d'une évolution à long terme à prévoir, fruit de la fin de la Guerre froide entre l'Est et l'Ouest ? Le monde serait-il engagé dans une nouvelle ère, celle qui lui permettrait enfin de jouir des «dividendes de la paix» ? Les dépenses militaires américaines des prochaines décennies : une bombe à retardement Une tout autre perspective se dégage d'un article publié au même moment dans la revue américaine Challenge par Franklin C. Spinney, analyste du Secrétariat de la défense des États-Unis (1). Avec la fin de la Guerre froide, écrit-il, on pourrait croire que la réduction des dépenses militaires jouerait un rôle clé dans les efforts pour équilibrer le budget. C'est tout le contraire, soutient-il. Il faut plutôt prévoir, à long terme, une explosion des dépenses militaires, qui constituent une véritable bombe à retardement. À preuve, l'excessif budget américain de la défense est l'objet de pressions continuelles à la hausse, même si cela est d'autant moins justifiable qu'avec la fin de la Guerre froide, aucune menace réelle ne pèse sur les États-Unis: les dépenses militaires américaines représentent 37% des dépenses militaires mondiales et ce pourcentage s'élève à 67% si on ajoute les parts des alliés qui ne constituent pas une menace pour les États-Unis. Face à cela, la part de la Russie n'est que de 11%, celle de la Chine de 1% et celle des États «déviants» de 2%. La tendance inexorable à la hausse des dépenses militaires américaines s'explique, soutient Spinney, par le fait que les coûts des nouvelles armes, de plus en plus raffinées, sont exorbitants. Le coût moyen par avion, explique Spinney, a augmenté systématiquement de 1953 à 1992, pendant les quarante années de la Guerre froide, et à un rythme plus rapide que celui des dépenses militaires totales. Mais cette évolution n'est qu'un pâle signe annonciateur d'une tendance destinée à s'emballer au cours des deux décennies suivantes. Même si l'exemple des avions de combat est le plus significatif, souligne Spinney, la réalité qu'il illustre est la même dans toutes les autres sphères de la production militaire (chars d'assaut, hélicoptères, pièces d'artillerie, etc.), où le coût par unité augmente plus vite que les dépenses totales pour ces pièces d'armement. Mais alors pourquoi cette poursuite à prévoir d'une évolution

à la hausse des dépenses militaires que la fin de la Guerre froide devrait au contraire tendre à faire diminuer? Les dépenses militaires : des dépenses publiques improductives Les dépenses militaires constituent une catégorie particulière de dépenses publiques. Leur évolution obéit à des impératifs différents de ceux qui déterminent les autres catégories de dépenses. Elles ont connu, nous le savons, une formidable expansion, échappant aux mesures de compression qui, en période de difficultés économiques, frappent les autres catégories de dépenses publiques. Les explications du caractère particulier des dépenses militaires qui viennent d'abord à l'esprit sont de nature politique. Mais derrière celles-ci, il y a les motivations économiques qui, si elles n'apparaissent pas comme aussi évidentes, n'en sont pas moins fondamentales. Précisons d'abord que, quel que soit l'usage auquel elles sont destinées, les dépenses publiques effectuées à des fins militaires sont des dépenses improductives. L'État, en tant qu'acheteur certain de la production militaire, garantit le profit des fournisseurs de cette production et par là apporte son soutien à l'activité rentable. Cela, par contre, ne modifie en rien le caractère improductif des dépenses militaires. Qu'elle se déprécie à l'usage sur plusieurs années, qu'elle soit détruite de manière violente par la guerre, ou qu'elle finisse par être mise à l'écart pour cause d'obsolescence, la production militaire est tôt ou tard détruite. Destruction "profitable" et force d'entraînement de l'économie Sous cet éclairage, rien ne permet de comprendre que les dépenses militaires échappent ou à tout le moins résistent à la tendance générale aux compressions des dépenses publiques. En toute logique, on s'attendrait plutôt à ce qu'elles soient au moins l'objet des mêmes tendances à la diminution que les autres dépenses publiques et a fortiori en période de relâchement des tensions politiques mondiales. Pourtant, même si cela n'est pas évident à première vue, la destruction de ressources réalisée par le militarisme, en fournissant un débouché sûr à la production militaire, apportent une garantie étatique au profit des fournisseurs militaires et par ricochet au taux de profit moyen de l'ensemble de l'économie. Comme les autres dépenses publiques, elles permettent l'utilisation de capacités de production et de main d'oeuvre sous-utilisées. Elles agissent comme un stimulant de la demande globale. Elles constituent une force d'entraînement de l'économie. Les dépenses militaires ont été et continuent à être une base de la recherche technologique avancée, de l'innovation nécessaire à l'amélioration de la productivité industrielle. Recherche et développement, essentiels à la mise au point de nouvelles techniques industrielles, voient ainsi leur financement largement assuré par l'État par l'intermédiaire de la recherche militaire, dans des conditions où les coûts et les risques deviennent prohibitifs pour l'entreprise privée. Par le biais d'un objectif désigné comme "d'intérêt national", à savoir la "défense du pays", objectif qui apparaît comme purement politique, l'État intervient d'emblée sur le terrain économique pour prendre à son compte une dimension clé du développement industriel. L'intervention étatique développe "hors marché" des palliatifs néanmoins destinés à renforcer l'économie de marché. L'innovation industrielle dont s'abreuve le capital privé se trouve largement alimentée par les retombées de la recherche militaire financée par l'État. Les secteurs de la sidérurgie, de l'électronique, de l'aérospatial, des micro-ordinateurs, pour ne citer que ceux-là, en sont des exemples vivants. Il ne s'agit pas de savoir si les dépenses militaires et la formidable accumulation de moyens de destruction à laquelle elles conduisent sont rationnelles ou non du point de vue des besoins de la population ou des intérêts de l'humanité. Sous ce rapport, la réponse est immédiate. Les dépenses militaires sont entièrement irrationnelles, négatives. Elles détruisent vies humaines et forces productives. Elles sont une menace pour la survie même de l'humanité. Elles impliquent un

immense gaspillage de ressources qui pourraient être utilisées à d'autres fins, etc. Du point de vue du capital cependant, il en est autrement: les dépenses militaires ont une rationalité. Le capital a besoin du militarisme qui est pour lui une force d'entraînement même s'il est simultanément pour lui une dépense parasitaire. La paix indésirable Les fonctions politiques du militarisme examinées par la même étude méritent une attention particulière, notamment en ce qui concerne la fonction politique interne: Dans les sociétés modernes de démocratie avancée, le système social fondé sur la guerre a procuré aux chefs politiques une autre fonction politico-économique d'une importance qui ne cesse de grandir: ce système a été utilisé comme la dernière sauvegarde contre l'élimination de classes sociales nécessaires... Le maintien du système fondé sur la guerre doit être assuré, quand ce ne serait que pour la seule raison, sans parler des autres, qu'il permet de conserver, en qualité et en quantité, les pauvres dont une société a besoin aussi bien à titre de stimulant que pour maintenir la stabilité intérieure de l'organisme qui assure son pouvoir. (La paix indésirable? Rapport sur l'utilité des guerres, Calmann-Lévy, 1968.) On comprendra facilement que les moyens politiques de la "stabilité interne" du pays, exposés ici sans détour ni artifice de langage, sont précisément ceux qui visent à préserver les rapports économiques existants entre le travail salarié et le capital et à assurer à ce dernier le maintien des conditions les meilleures de sa fructification. Les vrais enjeux Aux États-Unis, au coeur de la plus intense relance des dépenses militaires en temps de paix de toute l'histoire, après l'arrivée au pouvoir du président Reagan en 1981 (augmentation de 60% en cinq ans, de 1981 à 1985), la revue américaine Business Week du 21 octobre 1985 publiait un article intitulé "Pentagon's spending is the economy's biggest gun" (Les dépenses du Pentagone sont l'arme la plus puissante de l'économie). Après trois années d'une reprise économique marquée par la plus grande incertitude, expliquait la revue, "les économistes comptent sur une constante pour faire marcher l'économie: les dépenses militaires". La réduction des tensions entre l'Est et l'Ouest, amorcée en 1985 par les négociations en vue de la réduction des stocks d'armes nucléaires et conventionnelles et précipitée par les profonds bouleversements dans les pays d'Europe centrale et orientale et en URSS à partir de 1989, supprimait pourtant toute justification à la traditionnelle course aux armements engagée à l'époque de la Guerre froide. Il fallait trouver une nouvelle justification à l'escalade militaire et celle-ci n'a pas tardé à être élaborée. Le général A.M. Gray du corps des Marines, dans une déclaration de mai 1990, résumait clairement les véritables enjeux en disant que si les États-Unis veulent demeurer une superpuissance, ils doivent défendre leur libre accès aux marchés extérieurs et aux ressources nécessaires aux besoins de leurs industries. Pour cette raison, expliquait-il, il leur faut déployer une capacité d'intervention militaire capable de répondre à tous les types de conflit, partout dans le monde. En d'autres termes, ils doivent se donner les moyens voulus pour continuer à imposer leur suprématie à tous les niveaux, économique, politique et militaire. Cette suprématie doit être imposée aux pays du Tiers-monde, mais réaffirmée également face aux autres pays industrialisés. A la lumière de ces données, on peut comprendre que les enjeux du conflit dans le Golfe arabo-persique au début de 1991 allaient bien au-delà de ce qui avait été initialement invoqué pour justifier l'attaque contre l'Irak, à savoir la "libération" du Koweit. Pour les pays industrialisés et au premier chef les États-Unis, il y avait l'accès au pétrole et le contrôle de son prix. Plus récemment, l'Institut américain d'études sur la sécurité nationale (INSS) étendait à la Chine et à la Russie une menace militaire potentielle à laquelle les États-Unis pourraient avoir à faire

face, en raison, notamment, de l'épuisement à prévoir des ressources pétrolières américaines et de l'existence en mer Caspienne et en mer de Chine de zones riches en pétrole et en gaz naturel(2). L'explosion prévue des dépenses militaires américaines au cours des prochaines décennies est dictée par cette logique inexorable qui s'impose, au-delà des États-Unis, au capitalisme mondial. On peut s'attendre à ce que le monde de l'après-Guerre froide continue à ne toucher que des "dividendes de la paix" très relatifs. 1. «Defense Time Bomb: F22/JSF Case Study. Hypothetical Escape Option», Challenge, July-August 1996, pp. 23-33. 2. Michael Klare, «La nouvelle stratégie militaire des États-Unis», Le Monde diplomatique, novembre 1997, pp. 4-5.

11. Le monde des affaires réclame au nom des universités par Martin Petit Le journal Les Affaires veut des BLEUS Quoi qu'on en parle peu, il existe depuis 1987 des BLEUs (Bureau de liaison entreprises-université) qui n'ont pour seul but que de privatiser les orientations et découvertes issues de la recherche universitaire. Ces entités offrent sur un plateau d'argent au monde des affaires les résultats de recherches ayant un grand potentiel « commercialisable ». Certaines personnes du monde des affaires demandent maintenant à l'État d'endosser l'implantation de ces BLEUs avec l'aide des finances publiques. Nouveau scénario de financement étatique visant à privatiser l'expertise universitaire. « Les université veulent lancer plus d'entreprises » titrait un texte de Jean-Paul Gagné du journal Les Affaires le 16 janvier dernier. Pourtant, il n'a jamais été question pour les universités publiques de lancer des entreprises ou de gérer la commercialisation de quoi que ce soit! En lisant mieux le texte, on comprend qu'il s'agit plutôt d'une demande du secteur privé qui, profitant encore une fois de l'impasse financière des universités, veut s'accaparer les meilleurs résultats issus de la recherche universitaire préalablement orientée vers leurs besoins spécifiques. On peut lire dans l'article que « Quatorze universités québécoises possèdent un bureau de liaison entreprises-universités, dont la mission est de valoriser la recherche faite par des chercheurs, notamment en négociant des commandites et des partenariats avec le secteur privé. » (1). En plus d'aider « les chercheurs à vendre leurs découvertes au secteur privé (moyennant des redevances), ou à lancer une entreprise », ces bureaux sont chargés de gérer la propriété intellectuelle qui, « en principe », appartient à l'université mais dont les bénéfices peuvent être partagés avec les chercheurs. L'État: la vache à lait du privé Encore une fois, les finances publiques viennent jouer un grand rôle dans la privatisation de l'expertise et de la recherche universitaire. L'État contribue financièrement, soit en fournissant les locaux, instruments et autres infrastructures universitaires souvent très coûteuses avec lesquelles la recherche est effectuée, soit par des subventions gouvernementales de recherche. Il se prive aussi de revenus fiscaux en accordant le meilleur traitement fiscal des pays industrialisés aux entreprises investissant dans la recherche et le développement. Évidemment, le milieu des affaires brandit le spectre de la concurrence pour obliger le gouvernement du Québec à financer les BLEUs (voir encadré 1). Parce que les bureaux des universités d'Alberta et de Colombie-Britannique reçoivent de l'argent du gouvernement (l'article ne dit pas combien...), « Le coup de pouce que les universités québécoises aimeraient recevoir de Québec est d'environ 3 M$ par année pendant quelques années. ». Qui a demandé ce financement? N'y a-t-il pas de priorités plus importantes que la vente à rabais de l'expertise universitaire au secteur privé? Seulement 3 millions de dollars? L'auteur prend le soin de spécifier qu'environ 3 millions $ ferait l'affaire des universités. Il ajoute, question de minimiser les demandes du patronat, que les budgets de recherche universitaire sont de 1 milliard $ et que par conséquent « les universités du Québec ne consacrent que 0,3% de leur budget de recherche à la commercialisation des découvertes. ». Si ces sommes sont si importantes pour le milieu des affaires et si le montant est si insignifiant, pourquoi les entreprises n'allongerait-elles pas le financement au lieu d'aller chercher des deniers publics qu'on dit si rarissimes? Poussons la réflexion encore plus loin et demandons nous si la commercialisation de la recherche universitaire et son corollaire, l'orientation éventuelle de cette recherche aux besoins du

secteur privé, sont vraiment dans l'intérêt du public. Un financement accru des BLEUs, même en provenance du secteur privé, est-il souhaitable? On savait déjà que le journal Les Affaires répandait allègrement les désirs et ordres du monde des affaires. Cette propagande affairiste fait toujours son bout de chemin dans l'opinion publique et, malheureusement, dans l'appareil gouvernemental. Seriez-vous prêt à parier que dans moins de six mois, François Legault, notre nouveau ministre des finances de l'Éducation, ouvrira le gousset de l'État pour combler les demandes des BLEUs?

SOMMES REÇUES PAR LES BLEUS CANADA: sommes reçues

-Université d'Alberta 4 000 000 $

-Université de la Colombie-Britannique 1 000 000 $

-Université Mc Gill 650 000 $ ÉTATS-UNIS: sommes reçues

-Stanford 34 millions US $

-Massachusetts Institute of Technology (MIT) 18 millions US $ Source: Les Affaires

Alors que le patronat demandait 3 millions $ pour le financement des Bureaux de liaison entreprise-université (BLEUs), Bernard Landry, dans un élan de générosité sans restriction, a décidé d'accorder 100 millions $ lors du dépôt de son dernier budget. Cette somme représente 3 333 % du montant initial demandé par le patronat. Qui dit mieux? 1. GAGNÉ, Jean-Paul, Les université veulent lancer plus d'entreprises, Les Affaires, 16 janvier 1999, p.18.

12. La mode des fusions par Gino Lambert Pertes d'emplois massives pour de minces bénéfices

À la fin de l'année 1998, les deux plus importantes compagnies pétrolières américaines, Exxon et Mobil, ont annoncé la fusion de leurs activités, créant du même coup la plus grande entreprise mondiale toutes industries confondues, déclassant ainsi le colosse General Motors. À l'annonce de ce regroupement, les deux entreprises concernées ont fait part de leur intention de supprimer 7.5% de la main d'uvre totale, ce qui correspond à éliminer 9 000 des 123 000 employés de la nouvelle entité. Par ailleurs, les analyses financiers prétendent que ce nombre est nettement sous-estimé. Selon eux, le nouveau groupe pourrait plutôt supprimer jusqu'à 20 000 emplois, soit plus de 16% des effectifs. Afin d'atténuer le choc auprès de l'opinion publique, les multinationales qui désirent se regrouper ont la fâcheuse habitude de volontairement sous-évaluer les mises à pied prévues lors de l'annonce de leur projet.

Durant la même période, le groupe pharmaceutique et chimique allemand Hoechst a entrepris un projet de fusion avec le groupe pharmaceutique français Rhône-Poulenc qui s'échelonnera sur une période de trois ans. La nouvelle entité, qui opérera sous le nom d'Aventis, constituera la deuxième puissance mondiale de l'industrie pharmaceutique. Les deux entreprises concernées espèrent économiser près de 1,2 $ milliards d'ici trois ans. Même si elles n'ont avancé aucun chiffre, on peut facilement prévoir que les économies tant convoitées se feront principalement sur le dos des travailleurs, ce qui laisse entrevoir de nombreux licenciements auprès des 118 000 salariés de Rhône-Poulenc et des 68 000 de Hoechst.

Lorsque des multinationales de grande taille fusionnent leurs activités, l'expérience nous enseigne que les mises à pied qui en découlent varient généralement entre 10% et 20% (voir tableau). Par conséquent, suite à la création d'Aventis, il serait réaliste de s'attendre à des licenciements de 18 500 à 37 000 travailleurs.

Cette forme de regroupement qui permet d'engraisser l'avoir des actionnaires au détriment de l'emploi s'est propagée au cours de année 1998. Aveuglé par leur esprit de grandeur, les hauts dirigeants des multinationales semblent oublier volontairement la présence de risques de non-compatibilité entre les entreprises qui désirent se fusionner. La culture d'entreprise, la divergence des objectifs poursuivis, le lieu principal d'affaires et la structure organisationnelle sont des caractéristiques propres à chaque entreprise compliquant davantage les regroupements. Pour cette raison, plusieurs d'entre elles n'arrivent jamais à réaliser les objectifs poursuivis initialement par les fusions. Des analystes des cabinets américains AT Kearney et McKinsey ont conclu, après avoir étudié 115 rapprochements d'entreprises depuis le début des années 90, que seulement 23% d'entre eux ont pu être qualifiés de succès.(1)

Fusion Année Emplois supprimés

Nombre % des emplois

Deutsche Bank (en préparation d'une fusion éventuelle) 1998 9 000 10%

UBS et SBS en (banques suisses) 1998 13 000 23%

Siba et Sandoz (compagnies pharmaceutiques) 1996 28 000 19%

Chemical Banking et Chase Manhattan (banques américaines)

1995 12 000 16%

1. Truffaut, S., " Le choc des cultures ", Le Devoir, 2/2/99.

13. Quand cessera-t-on de servir les intérêts américains?

par Martin Poirier

Le 1er mai 1997, le gouvernement du Québec déréglementait partiellement le marché de l'électricité au Québec pour accéder aux demandes de la Federal Energy Regulatory Commission (FERC), l'organisme américain de réglementation de l'électricité. Monsieur Curt Hebert, commissaire de la FERC, vient tout juste de déclarer qu'il était temps de briser le monopole d'Hydro-Québec (Le Devoir, 6 février 1999). Un an et demi après la première déréglementation de l'électricité et suite aux déclarations de monsieur Hebert, un bilan sérieux s'impose.

En réaction à la déréglementation de l'électricité en 1997, les groupes d'intérêt public (consommateurs, écologistes, etc.) prévoyaient un saccage sans précédent de l'environnement, la vente à perte d'électricité aux Américains et un démembrement éventuel d'Hydro-Québec. Malheureusement, ce scénario apocalyptique est en voie de se réaliser.

Détruire l'environnement pour exporter

Pour des strictes fins d'exportation, Hydro-Québec s'apprête à détourner les rivières Carheil et Aux Pékans afin d'alimenter le barrage Sainte-Margerite-3. Ces projets de détournement avaient pourtant été rejetés par le Bureau d'audience publiques sur l'environnement (BAPE) en raison de leurs impacts environnementaux. Plusieurs autres projets, dont la phase II de Churchill Falls, sont également en voie de réalisation pour alimenter le marché américain. Des audiences publiques sont prévues devant la Régie de l'énergie pour relancer la production privée d'électricité et les promoteurs n'attendent qu'une décision favorable pour harnacher des dizaines de rivières dans toutes les régions du Québec.

On croyait, à tort, être à l'abris de la production thermique au Québec en raison de nos ressources hydrauliques. Pourtant, la centrale Tracy (mazout) vient d'être réactivée à grands frais pour permettre à Hydro-Québec de poursuivre ses exportations d'électricité. Gaz Métropolitain, maintenant la plus importante filiale d'Hydro-Québec, compte se brancher sur le futur gazoduc de l'Ile-des-Sables et la construction de centrales au gaz naturel au Québec n'est pas à exclure. Hydro-Québec est d'ailleurs très active dans cette filière aux États-Unis et une entente préliminaire est déjà conclue avec Rolls-Royce et la Ville de Montréal pour l'installation d'une centrale au gaz à Montréal.

Une vente de nos ressources naturelles à rabais

Hydro-Québec a tout pour plaire aux Américains. Elle exporte à bas prix et à perte des millions de kilowattheures par année pour alimenter l'industrie de nos voisins du sud. Afin de camoufler les vrais coûts pour l'exportation d'électricité, le gouvernement du Québec n'a toujours pas avalisé une décision de la Régie de l'énergie qui permettrait aux groupes d'intérêt public d'examiner les coûts de production d'Hydro-Québec. Le gouvernement vient également d'adopter un décret qui soustrait à l'examen public les coûts de transport de l'électricité. On sait pourtant que de fort coûteux équipements de transport ont été payés par les contribuables québécois pour servir exclusivement à l'exportation d'électricité vers les États-Unis.

Hydro-Québec subventionne également la production d'aluminium et autres métaux en sol québécois. Cela n'empêche pas l'Association québécoise des consommateurs industriels d'électricité (AQCIE) de déposer une requête devant la Régie de l'énergie afin de demander une baisse de tarif additionnelle pour les industriels. Les lingots produits ici et fortement subventionnés sont vendus à bas prix aux États-Unis et reviennent sur le marché québécois sous forme de canettes, réfrigérateurs et automobiles. Les subventions sont versées ici, les emplois sont créés là-bas. Selon la propre évaluation de l'AQCIE, les contrats secrets à l'industrie

métallurgique et les exportations déficitaires d'électricité coûteront 2,6 milliards $ à Hydro-Québec et au Trésor québécois d'ici 2002.

La crise asiatique aurait dû montrer les faiblesses d'une telle stratégie d'exportation des matières premières pour le développement économique du Québec. En l'espace de quelques semaines, les prix des matières premières ont chuté sur les marchés mondiaux, entraînant une chute tout aussi dramatique du dollar canadien et des exportations canadiennes et québécoises. Mais le gouvernement québécois semble vouloir persister dans cette politique économique de l'ère duplessiste.

Vers un démembrement d'Hydro-Québec

Hydro-Québec sert bien les intérêts américains, mais elle demeure un monopole. La société pourrait décider du jour au lendemain de donner la priorité aux besoins des Québécois plutôt que de subventionner l'industrie américaine. Elle pourrait s'engager résolument dans la voie de la conservation des ressources et de l'énergie renouvelable plutôt que de consacrer le saccage de l'environnement et le gaspillage d'énergie. Les monopoles, même les plus conciliants, inquiètent toujours le libre-marché... D'où l'intervention la semaine passée de monsieur Hebert, commissaire à la FERC et digne représentant des intérêts américains. Comme il l'affirme lui-même, "les pressions politiques vont se faire de plus en plus fortes" pour qu'on démantèle Hydro-Québec. Sa visite n'est qu'un début.

Ce qui est inquiétant, ce ne sont pas tant les déclarations de monsieur Hebert. Nous connaissons tous fort bien les prétentions américaines et leur désir de 'coloniser' leur espace économique pour assurer leur mainmise sur les ressources naturelles du continent. Nous devrions surtout nous inquiéter du mutisme de la direction d'Hydro-Québec et du gouvernement suite à la visite de monsieur Hebert. André Caillé, PDG d'Hydro-Québec, et Jacques Brassard, ministre des Ressources naturelles, se sont tous les deux entretenus avec monsieur Hebert. Pourtant, aucun des deux n'a réagi publiquement pour manifester le désir de conserver l'intégrité d'Hydro-Québec. Nos dirigeants auraient-ils fait leur lit? Se préparent-ils à démanteler et privatiser Hydro-Québec à la demande des Américains?

Prenons le temps d'en débattre publiquement car, comme l'affirme monsieur Hebert, "la déréglementation est un processus irréversible".

UN SERVICE PLUS FIABLE ET MOINS CHER?

S'il faut en croire monsieur Hebert, une déréglementation complète du marché québécois de l'électricité amènerait un service plus fiable et moins cher pour le consommateur québécois. Il faudrait peut-être lui rappeler qu'en Australie, les dirigeants d'entreprises d'électricité admettent eux-mêmes que la déréglementation de l'électricité amènera plus de pannes majeures. Toujours selon les dirigeants, il se créera à terme un marché de l'électricité à deux vitesses où les plus pauvres devront s'attendre à subir des pannes régulières.

À Auckland (Nouvelle-Zélande), au même moment où le réseau québécois était dévasté par le verglas, quatre lignes à haute tension ont successivement rendu l'âme. Le centre-ville d'Auckland a été privé d'électricité durant près de deux mois. Les néo-zélandais n'ont même pas eu besoin de Dame Nature pour subir ces pannes; la désuétude du réseau et le manque d'entretien des lignes ont suffi.

Toujours pendant la crise du verglas, la coopérative Saint-Jean Baptiste de Rouville n'aurait pu survivre et remettre son réseau en marche sans le sérieux coup de pouce d'Hydro-

Québec. Imaginez que l'on fractionne le réseau d'Hydro-Québec en de multiples petits réseaux et qu'une nouvelle catastrophe survienne...

Quant à la supposée diminution des prix suite à une concurrence accrue entre les fournisseurs d'électricité, on oublie sciemment de mentionner que les consommateurs seraint eux aussi en concurrence pour acheter de l'électricité. Dans le contexte d'un marché nord-américain intégré et déréglementé, nous devrions compétitionner avec les consommateurs américains pour l'achat d'électricité auprès des fournisseur. Comme les prix sont beaucoup plus élevés dans le nord-est américain qu'au Québec, une déréglementation amènerait nécessairement une hausse des prix au Québec.

14. La législation canadienne en matière de médicaments: des coûts élevés pour la collectivité

par Gino Lambert

Selon l'Association canadienne des fabricants de produits pharmaceutiques (ACFPP) (1), le coût des médicaments génériques serait en moyenne 40% inférieur à celui des produits de marque. Malgré la présence de cette source potentielle d'économies, nos gouvernements continuent de favoriser, de par leur législation, les compagnies pharmaceutiques brevetées au détriment des compagnies pharmaceutiques génériques. Analysons la pertinence et l'impact économique de cette législation.

Coûts associés à la Loi C-91

Presque tous s'entendent pour dire que l'adoption du projet de Loi C-91 sur les brevets des compagnies pharmaceutiques fera augmenter le coût des médicaments au Canada. L'évaluation du gouvernement fédéral laisse entendre que les coûts des médicaments augmenteraient de seulement 129 millions de dollars sur une période de cinq ans, soit de 1992 à 1996. Deux études empiriques effectuées, d'une part, par un chercheur à l'Université du Minnesota et, d'autres part, par ceux de l'Université du Queen's, démontrent que l'augmentation du coût des médicaments découlant de l'adoption du projet de Loi C-91 dépassera largement les prévisions gouvernementales. Selon la première étude, l'augmentation du coût des médicaments atteindrait de 3.6 à 7.3 milliards de dollars pour la période de 1993 à 2010. La deuxième étude évalue, selon l'hypothèse la plus probable, que le coût des médicaments augmenterait de 6 à 9.4$ milliards au cours des 20 prochaines années.

De plus, en empêchant les fabricants de médicaments génériques d'exporter à l'étranger des produits toujours brevetés au Canada, la Loi C-91 les oblige à produire ces médicaments à l'extérieur du pays, ce qui revient tout simplement à les obliger à exporter des emplois.

Le régime d'assurance-médicaments du Québec est entré dans une nouvelle ère avec l'adoption, en janvier 1997, du programme d'assurance-médicaments universel. Parmi l'ensemble des provinces canadiennes, le Québec est la seule à ne pas rembourser le médicament de rechange le moins cher lorsqu'il existe. Elle le fait uniquement lorsque le produit de marque est commercialisé depuis au moins 15 ans. Cette politique permet aux compagnies pharmaceutiques brevetées d'étendre la protection de leurs brevets au-delà des 20 ans prévus par la Loi C-91. L'ACFPP évalue que cette politique fait perdre au gouvernement du Québec des économies de près de 45 millions de dollars annuellement.

Au nom de la propriété intellectuelle

À l'aide d'un cadre législatif protectionniste (Loi C-91), nos gouvernements tentent d'attirer désespérément au pays et au Québec les entreprises pharmaceutiques innovatrices. Dans une certaine mesure, l'intérêt qu'ils portent à leur égard est supposé être justifié en raison de la qualité des emplois qui sont créés (hautement spécialisés et biens rémunérés), sans compter leur contribution à l'évolution du progrès scientifique (nouvelles découvertes). Ce deuxième attrait, aussi appelé protection de la propriété intellectuelle, constitue généralement le principal argument évoqué par l'industrie innovatrice pour encourager les gouvernements à adopter une législation leur garantissant un quasi-monopole pour leurs nouvelles découvertes.

Pourtant, l'analyse des recherches qui sont effectuées annuellement par les entreprises pharmaceutiques démontre qu'un très faible pourcentage de ces dépenses sont consacrées à la découverte de nouveaux médicaments. En 1995, seulement 22% de toutes les dépenses en

recherche et développement ont été consacrées à la recherche fondamentale, soit celle qui permet la découverte de nouveaux médicaments.

Par ailleurs, est-il vraiment nécessaire que nos gouvernements en fassent autant pour attirer ce genre d'industrie ? Même s'il est vrai que les dépenses en recherche et développement réalisées au Canada sont passées de 6.1% des ventes des compagnies pharmaceutiques en 1988 à 11.8% des ventes en 1995, certains auteurs attribuent cette augmentation à une tendance mondiale orientée vers l'expansion plutôt qu'à l'adoption de la Loi C-22 suivie de la Loi C-91. Dans cette optique, le Canada n'aurait reçu que sa quote-part de la croissance totale. De plus, le pourcentage des ventes consacré à la recherche et au développement par l'industrie innovatrice demeure nettement supérieure au États-Unis et ce malgré une fiscalité moins généreuse que celle offerte au Canada pour ce type de dépenses. En fait, en 1995, cette catégorie de dépenses était 68% plus élevée au États-Unis qu'au Canada en proportion des ventes (19.8% versus 11.8% des ventes).

Dans le contexte du virage ambulatoire, où nos gouvernements coupent à outrance dans les budgets consacrés à la santé avec les conséquences que nous connaissons, une remise en question du cadre législatif actuel serait de mise. Cette situation est d'autant plus inacceptable lorsqu'on considère le fait que l'industrie pharmaceutique brevetée constitue l'industrie la plus rentable à l'échelle mondiale.

La durée réelle des brevets pharmaceutiques

En adoptant, en 1987, le projet de Loi C-22, le gouvernement fédéral a permis aux compagnies pharmaceutiques brevetées de bénéficier d'une exclusivité commerciale (2), d'une durée approximative de 7 ans, sur leurs nouveaux médicaments. En 1993, par l'adoption du projet de Loi C-91, la Loi sur les brevets fut modifiée de nouveau. Le changement le plus important fut sans aucun doute la prolongation à 20 ans de la protection des brevets des produits de marque. Cette période comprend le temps nécessaire pour développer le produit ainsi que la durée de l'exclusivité commerciale. À titre d'exemple, un nouveau médicament qui prendrait 8 ans à développer profiterait, selon la Loi C-91, d'une exclusivité commerciale de 12 ans (20 ans - 8 ans = 12 ans). Cette nouvelle Loi prévoit également des restrictions à l'exportation qui empêchent les fabricants de médicaments génériques d'exporter à l'étranger des produits toujours brevetés au Canada.

Un des arguments majeurs évoqués par l'Association canadienne de l'industrie du médicament (ACIM) (3) en faveur de l'adoption gouvernementale du projet de Loi C-91 est que la période de temps moyenne nécessaire au développement de nouveaux médicaments s'élève à plus de 10 ans. Dans les faits toutefois, l'adoption de cette Loi permettrait de prolonger la période d'exclusivité commerciale de leurs médicaments de 7 à 10 ans, selon les cas, rajoutant seulement 3 années de protection à la Loi qui prévalait à cette époque (Loi C-22). Dans les faits, ce fut une toute autre histoire. L'adoption de la Loi C-91 permit aux compagnies pharmaceutiques brevetées de développer différents outils légaux, tels que la multiplication des brevets sur un même médicament et la contrefaçon, leur permettant ainsi de prolonger la durée de protection de leurs brevets bien au-delà des 20 ans prévus initialement.

D'ailleurs, une étude réalisée par un chercheur de l'Université du Quenn's à Kingston en Ontario a démontré que la période d'exclusivité commerciale moyenne d'un brevet de médicament variait entre 12 et 14.1 ans, rajoutant ainsi entre 2 et 4 ans à la protection initialement prévue par la Loi C-91. Ce qui est loin des 7 à 10 ans d'exclusivité commerciale prônés par l'ACIM.

1. L'ACFPP est l'association qui représente les compagnies pharmaceutiques génériques au Canada.

2. Période durant laquelle une entreprise peut vendre un produit sans qu'un compétiteur quelconque lui fasse la concurrence sur la vente d'un produit similaire.

3. L'ACIM est une association qui représente les compagnies pharmaceutiques brevetées au Canada.

15. Il faut arracher les masques et mettre ses culottes*

par Léo-Paul Lauzon Contes et comptes du prof Lauzon

Depuis toujours, les chefs ont besoin des sorciers pour se maintenir au pouvoir. Les économistes, les agents de relations publiques et autres «experts» des grandes entreprises et des gouvernements sont les sorciers des temps modernes. Ils ont beau porter la cravate plutôt qu'être en bedaine et avoir remplacé les incantations par les statistiques, ils travaillent, tout comme leurs prédécesseurs, à légitimer et à renforcer le pouvoir des maîtres du monde.

Lorsqu'ils s'adressent au monde ordinaire, les sorciers des temps modernes ne parlent pas au nom de ceux qui les emploient (car on pourrait voir la supercherie). Ils parlent au nom du seul mécanisme sensé aboutir à un ordre naturel des choses, la «Grande illusion»: le Marché. Lorsque l'économie ralentit, les sorciers recommandent aux employés de faire des sacrifices rituels et de boire des potions magiques à base de jus de crapaud. S'ils obéissent, leurs emplois seront sauvés, sinon «bye-bye», les entreprises s'envoleront vers des lieux où les travailleurs sont plus «compréhensifs». Mais il y a un hic. Depuis le début des années 1990, les compagnies font des profits records, mais les sorciers demandent quand même des sacrifices aux employés au nom de la «compétitivité» et des nouvelles exigences du dieu Marché mondialisé. En ce début d'année 1999, en l'espace de quelques jours, des compagnies rentables ont traité leurs travailleurs comme des vieilles chaussettes.

En voici quelques exemples. Le «tordage de bras» des dirigeants de Molson a forcé les employés à accepter une réduction de salaire de 30% pour 188 employés parmi les plus jeunes. Bell a annoncé son intention de «vendre» 2 400 téléphonistes à une compagnie américaine affiliée pour «diminuer ses coûts» (sans doute parce que son bénéfice net de 1998 ne fut qu'un «maigre» 1,6 milliards $). Les abattoirs Flamingo ont fermé une de leurs deux usines parce que les employés ne voulaient pas accepter une diminution de salaire de 2,50$ l'heure. Les livreurs de pain POM, une division de Multi-Marques, devront devenir des travailleurs autonomes et acheter leur camion et leur route de pain au gros prix s'ils ne veulent pas se retrouver au chômage. L'usine Alcatel de la rue Hochelaga à Montréal va fermer ses portes même si elle est performante et a réalisé un profit de 14 millions $ en 1998.

Cela veut dire que même si les compagnies sont rentables, les employés ne récolteront pas nécessairement les fruits de la croissance de la richesse. Et ça, les «experts» se gardent bien de nous le dire. Cette situation s'explique par cinq facteurs pas sorciers du tout. Premièrement, les «politiciens d'affaires», qui sont au service de vous savez qui, déréglementent le marché du travail au profit des entreprises et au détriment des travailleurs. Deuxièmement, l'ouverture des frontières se fait à l'avantage des grandes puissances économiques. L'ALÉNA existe parce que les États-Unis savent qu'ils sont les prédateurs économiques et que le Canada et le Mexique sont leurs proies. Le droit de produire et de commercer a de plus en plus préséance sur les droits humains et environnementaux. Troisièmement, la vague actuelle de fusions et d'acquisitions d'entreprises crée des méga-corporations qui veulent réduire à néant le pouvoir des gouvernements et des travailleurs. Il en résulte des rationalisations et des réorganisations, des termes polis qui signifient «crisser» ben du monde à la porte. Quatrièmement, la chorale des médias a complètement intégré les mythes et les croyances véhiculés par les sorciers et ne remet jamais en cause leur discours amoral. Enfin, les grandes centrales syndicales sont devenues beaucoup trop conciliantes au fil des ans. On ne le dira jamais assez, il faut se donner un rapport de force avec les détenteurs de capitaux, sinon on est faites à l'os. Il n'y a pas mille façons de le faire, il faut mettre ses culottes et se tenir debout face au patronat et aux gouvernements afin d'arracher les masques des sorciers qui travaillent d'abord et avant tout à enrichir leurs dirigeants et leurs actionnaires et ce au détriment de la majorité de la population.

Léo-Paul Lauzon est professeur au département des sciences comptables et titulaire de la Chaire d'études socio-économiques de l'Université du Québec à Montréal.

* Avec la collaboration de François Patenaude, chercheur à la Chaire