le talent des songes

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Le talent des Songes Rêve prémonitoire : se dit d’un rêve traitant d'un sujet réel, parfois de nature symbolique et semblant être une représentation d'une situation, d'un événement extérieur présent ou futur dont le rêveur n'avait pas conscience au moment de s'endormir. On the road, again… Cette longue route de campagne mouillée, encadrée d’herbe de part et d’autre et toujours surplombée par de sombres nuages noirs. Toute la scène est plongée dans une semi-obscurité, un crépuscule agonisant en permanence. Parfois, ces ombres sont chassées par l’éclat fébrile d’un lampadaire, qui projette un pâle halo lumineux tremblotant sur le sol. Une fine brume est visible partout où je pose les yeux, mais toujours au loin. Jamais où je suis. Ici, tout est tranquille, sans un bruit, une parfaite représentation du calme et de la sérénité. Comme je hais cette Route. Toutes les nuits enfin non, presque toutes les nuits pour être exact- je me retrouve à l’arpenter. Je la parcours, toujours dans le même sens, toujours à la même cadence, toujours pareil. Rien dans son apparence ne change jamais, toujours la même luminosité, toujours la même brume, toujours tout pareil. C’est tellement déprimant de se retrouver inlassablement au même endroit morne, nuit après nuit. La seule chose qui change dans ce tableau sont les personnes que je croise. Parfois. Il arrive que je marche pendant des heures sans croiser âme qui vive, alors qu’à d’autres moments je vois plus de monde qu’un jour de soldes dans un centre commercial. Mais ces derniers sont plutôt rares, je dois l’avouer. Et encore heureux. Comme je hais cette Route. Comme je hais mes Rêves. Comme je hais ce qu’ils me font voir. J La sonnerie horrible du réveil me fait sursauter violement. Comme tous les matins, je me dis que je devrais la changer, mettre une chanson douce et calme à la place, afin d’émerger du sommeil en douceur. Comme tous les matins, cette idée disparait aussi vite qu’elle a émergée, chassée par les premières sensations aigües du matin. Le corps se remet en marche et élimine les dernières traces de sommeil. Je suis pleinement opérationnel pour une nouvelle journée. Glorieuse journée au déroulement inconnu. Je ne me souviens jamais de mes Rêves au réveil. Et j’espère que je ne m’en souviendrai pas au cours de cette journée…

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Madteliers session 12: thème libre

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Le talent des Songes

Rêve prémonitoire : se dit d’un rêve traitant d'un sujet réel, parfois de nature

symbolique et semblant être une représentation d'une situation, d'un événement

extérieur présent ou futur dont le rêveur n'avait pas conscience au moment de

s'endormir.

On the road, again… Cette longue route de campagne mouillée, encadrée d’herbe de part

et d’autre et toujours surplombée par de sombres nuages noirs. Toute la scène est plongée

dans une semi-obscurité, un crépuscule agonisant en permanence. Parfois, ces ombres sont

chassées par l’éclat fébrile d’un lampadaire, qui projette un pâle halo lumineux tremblotant

sur le sol. Une fine brume est visible partout où je pose les yeux, mais toujours au loin. Jamais

où je suis.

Ici, tout est tranquille, sans un bruit, une parfaite représentation du calme et de la sérénité.

Comme je hais cette Route.

Toutes les nuits – enfin non, presque toutes les nuits pour être exact- je me retrouve à

l’arpenter. Je la parcours, toujours dans le même sens, toujours à la même cadence, toujours

pareil. Rien dans son apparence ne change jamais, toujours la même luminosité, toujours la

même brume, toujours tout pareil. C’est tellement déprimant de se retrouver inlassablement

au même endroit morne, nuit après nuit.

La seule chose qui change dans ce tableau sont les personnes que je croise. Parfois. Il

arrive que je marche pendant des heures sans croiser âme qui vive, alors qu’à d’autres

moments je vois plus de monde qu’un jour de soldes dans un centre commercial. Mais ces

derniers sont plutôt rares, je dois l’avouer. Et encore heureux.

Comme je hais cette Route. Comme je hais mes Rêves. Comme je hais ce qu’ils me font

voir.

J

La sonnerie horrible du réveil me fait sursauter violement. Comme tous les matins, je me

dis que je devrais la changer, mettre une chanson douce et calme à la place, afin d’émerger du

sommeil en douceur. Comme tous les matins, cette idée disparait aussi vite qu’elle a émergée,

chassée par les premières sensations aigües du matin. Le corps se remet en marche et élimine

les dernières traces de sommeil.

Je suis pleinement opérationnel pour une nouvelle journée. Glorieuse journée au

déroulement inconnu. Je ne me souviens jamais de mes Rêves au réveil. Et j’espère que je ne

m’en souviendrai pas au cours de cette journée…

Le soir est arrivé, et la journée s’est pour le moment déroulée sans aucun incident. Après

un cinéma avec un ami, je m’apprête à rentrer chez moi. Encore trente minutes et nous serons

demain. Et ce sera bon.

Alors que je descends de l’escalator pour aller prendre le métro, je croise un couple de

jeunes. Et là, je vois.

D’un coup, le monde autour de moi s’étire, s’allonge, comme lors d’un vertige, et je me

sens entrainé ailleurs. Et dans cette sorte de flou propre aux souvenirs, je vois le type se racler

la gorge au moment où les deux amoureux vont se dire au revoir. Je sens sa gêne, son malaise,

sa répugnance à aborder le sujet. Mais il n’a pas le choix, il ne peut continuer à faire semblant.

Je l’entends dire d’une voix tremblotante d’émotion « Écoute, il faut que je te parle d’un

truc… » et je sens le cœur de la jeune femme faire un bond dans sa poitrine (qu’elle a fort

volumineuse par ailleurs). Je ressens la terreur enfler dans tout son corps, j’entends ses

pensées qui s’emballent.

Je sais comment tout cela va finir. Je l’ai vu hier soir, dans mon Rêve. L’homme va rompre

en essayant de minimiser le choc que cela va lui faire. Il lui expliquera que ce n’est pas de sa

faute, qu’elle n’a rien fait de mal, qu’elle a été parfaite mais qu’il a perdu l’amour qu’il lui

portait. Que c’est lui le coupable dans tout ça, qu’il est le seul à blâmer. Mais qu’il préfère

être honnête plutôt que de la laisser vivre dans le mensonge…

Je reviens subitement à la réalité. Je me suis arrêté au bas de l’escalator, fixant sans le voir

l’écran de mon téléphone. Je ne suis qu’à quelques pas du futur ex-couple, et j’entends le

début du discours de rupture.

Et je ris intérieurement de la lâcheté dont il est sur le point de faire preuve. Car le Rêve

m’a fait voir autre chose cette nuit. Cet espèce d’enfoiré a couché avec de nombreuses autres

filles au cours de ces dernières années, sans que sa copine n’en sache rien ou ne se doute de

quelque chose.

Et ce n’est pas parce qu’il n’éprouve plus rien pour elle qu’il rompt –il ne l’a jamais

vraiment aimé en fait-, mais uniquement parce qu’il se fait chier au lit. Et que la dernière fille

qu’il a branchée au bar lui apporte une excitation et une nouveauté qu’il n’avait pas connues

depuis longtemps.

Je m’éloigne tout en rigolant et en maudissant ce salaud, alors que la fille s’effondre en

larmes, brisée, cherchant à comprendre.

R + 1

Me revoilà sur la Route. Mais je sens que je ne vais pas y rester très longtemps ce soir. Elle

est fébrile.

Enfin, aussi proche de cet état que peuvent l’être un objet inanimé et une atmosphère. Elle

est impatiente de me montrer quelque chose, elle n’attend que ça. Je l’ai rarement vue aussi

excitée.

Alors j’avance à grands pas, un peu stressé malgré moi, par peur de ce que je vais y

trouver. De telles horreurs m’ont déjà été dévoilées en ces lieux…

Je ne sais pas vraiment ce que sont ces Rêves. Ou ces visions. Je ne sais même pas quel

nom leur donner.

Tout ce que je sais, c’est qu’à mon réveil je ne me souviens jamais de ce que la Route m’a

montré, jusqu’à ce que j’y sois confronté dans le monde réel. Là, je me souviens. Et je

comprends, je connais tout ce qu’il y a à savoir.

Ça, et le côté inexorable de ces Rêves. Ou ces visions. Tout ce que je vois arrive, sans

exception. Même si j’essaye d’intervenir, même si je fais tout mon possible pour que cela

n’arrive pas. Ici ou dans le monde réel.

Alors que j’arrive à un grand croisement bien éclairé, je sens le monde autour de moi

trembler, comme si mes yeux étaient désalignés avec la réalité. Quand tout est revenu à la

normale, je vois une tache de couleur inhabituelle sur le bord de la route. Ce n’est pas une de

ces zones d’obscurité profonde, parfaite, que je croise parfois, ni cette lueur fébrile qui jaillit

péniblement des lampadaires. Non, c’est autre chose.

Enfin, la Route me montre.

Plus je m’approche de cette tache, plus elle devient claire à mes yeux. Il s’agit d’une jeune

femme, blonde, vêtue d’un long manteau rouge. Portant une mini jupe et des hautes bottes

noires. Elle tient un sac à main marron devant elle et cherche quelque chose dedans. Elle se

met à avancer sur la Route, marchant à pas distraits, toujours en train de fouiller dans son sac.

Je reste où je suis.

Une dizaine de pas plus tard, la femme s’arrête et se retourne, un air effrayé sur le visage.

Quelque chose derrière elle lui a fait peur. Au loin, je vois la brume se rassembler, devenir

plus épaisse, plus opaque. Plus vivante.

Oh, ça sent mauvais ça.

Le vent se lève, faisant claquer les pans du manteau rouge. La jeune femme le rabat contre

elle et se remet à marcher, tête baissée.

Dans la brume, deux lueurs rouges apparaissent, tels deux yeux démoniaques. Une légère

odeur de soufre arrive jusqu’à mes narines, portée par le vent qui s’emballe de plus en plus.

Je ne bouge toujours pas.

À un moment, la femme finit par sentir que quelque chose ne va pas. Que quelqu’un…

non, quelque chose, l’observe. Elle relève la tête, et voit la brume qui l’entoure. Et ces deux

points flamboyants en son sein, fixant leur prochaine victime.

La jeune femme prend peur et se met à courir, fuyant cette apparition cauchemardesque,

promesse de mort. Une mort douloureuse et gratuite.

Un rire sourd, perturbant, qui résonne longuement dans mon esprit, se fait entendre, alors

que la créature de brume se lance à la poursuite de sa proie.

Je reste toujours immobile. Je sens que je vais perdre le contrôle de ma vessie. Cette

apparition cauchemardesque me terrorise toujours au plus haut point, même après toutes ces

années…

Par chance, cela ne dure pas longtemps. En l’espace de quelques secondes, la créature

rattrape la jeune femme et la percute avec violence. Son corps est projeté en l’air, volant

comme un pantin désarticulé, les membres brisés et tordus selon des angles improbables. Elle

s’écrase au sol avec violence, le visage curieusement exempt de tout dommage.

La brume se contracte alors, jusqu’à former un corps vaguement humanoïde (un tronc,

deux bras, deux jambes et une excroissance où se retrouvaient les deux points ardents) et se

penche sur le corps de la malheureuse. La créature effleure sa joue d’un tentacule grisâtre, y

laissant une marque sanglante après son passage.

Puis elle se retourne vers moi, m’adresse un grand sourire et disparaît.

J + 1

La femme en rouge est morte.

A un carrefour très fréquenté. Elle attendait de pouvoir traverser, cherchant son téléphone

dans son sac à main. Des écouteurs dans les oreilles, elle s’est engagée sur le passage piéton

sans regarder, induite en erreur par l’interruption du flot de voitures dans son champ de

vision.

Une voix s’est élevée pour lui crier de s’arrêter, de faire demi-tour. La mienne.

Le trafic était bloqué par un bus, les rues étant trop petites pour permettre aux autres

véhicules de le dépasser, quand il s’arrêtait pour faire descendre/monter ses pasagers. Il venait

de redémarrer et était lancé à plus de quarante kilomètres par heure quand la jeune femme

s’est pratiquement jetée sous ses roues.

Le conducteur, un brave type qui n’avait jamais eu aucun problème dans sa longue

carrière, a bien tenté de freiner. Peine perdue à cette distance. Le bus a percuté la jeune

femme à pleine vitesse, l’emmenant de telle manière qu’elle est restée collée au pare-chocs et

n’est pas passée sous les roues. Il aurait mieux fallu.

Le chauffeur a eut pendant une poignée de secondes la vision cauchemardesque du visage

de la femme, déformé par la surprise, la peur et la souffrance de la mort, sur son pare-brise.

Une image qui le hanterait pour le reste de sa vie et qu’il ne réussirait jamais à oublier.

Souvent, il se réveillerait en sursaut la nuit, criant et jurant au souvenir de cette femme qu’il a

tué.

Comme je hais cette Route. Comme je hais connaître tous ces détails sur la vie des gens,

comme je hais être dans leur tête.

Quand le bus s’est enfin immobilisé, par-delà les cris de stupeur et d’horreur de la foule

qui s’attroupait autour de l’accident, poussée par un désir morbide de voir le carnage, j’ai

aperçu la jeune femme. Brisée, exactement comme dans mon Rêve, son visage finalement

détendu sans la moindre blessure.

Hormis cette ligne de sang sur sa joue.

R + 2

C’est dégueulasse à dire, mais l’accident d’hier ne m’a pas perturbé. J’ai trop l’habitude

de tout ça pour me laisser atteindre à présent. Tout comme j’ai abandonné l’idée de me servir

de ce que je pensais être un don pour sauver mes semblables. J’ai essayé pourtant, vous

pouvez me croire.

Pendant près d’une décennie, je me suis battu pour empêcher ce que je voyais d’arriver.

De toutes mes forces. Ici, dans le Rêve, comme dans la réalité. Jusqu’à en perdre presque la

raison.

Mais sans jamais réussir une seule fois.

Cela a bien failli me détruire, me rendre fou. Vous imaginez-vous vivre tous les jours en

sachant que, peut-être, une des personnes que vous allez croiser va être blessée ou tuée ? Mais

sans que vous ne puissiez rien y faire, car vous ne vous serez pas souvenu à temps d’un

simple rêve ? Moi non.

Jusqu’au jour où j’ai compris une chose. Nous ne sommes pas les maitres de notre vie.

Notre chemin est déjà tracé bien avant notre naissance, et il ne sert à rien de se battre contre le

Destin. La seule chose à faire est de profiter à fond de chaque instant.

Alors j’ai laissé tomber. Enfin, j’ai toujours le réflexe d’essayer de changer les choses,

mais je ne me ronge plus les sangs parce que je n’y arrive pas. Et tout ce qu’il me reste est un

goût amer sur la langue.

Je continue donc d’arpenter la Route, appréciant son calme, sa tranquillité, son côté

familier et apaisant. Très rarement, elle a cet effet sur moi. Elle me rassure, tous mes doutes et

mes craintes s’envolent. Je lui raconte ma journée, mes problèmes, ma vie… Comme à une

vieille amie.

Le reste du temps, je la hais du plus profond de mon âme.

R + 3

Ce soir-là, quand j’arrive sur la Route, j’hurle de douleur. Et de folie.

Tout a changé, la Route n’est plus ce qu’elle a toujours été. Plus rien en commun.

Violence, démence,… Ce sont les premiers mots que mon esprit agressé formule, avant que je

vomisse tout le contenu de mon estomac fictif.

Le ciel est rouge, agité de soubresauts réguliers, comme les battements de cœur d’un

organisme géant. Une fine bruine de sang mi frais, mi coagulé tombe, trempant mes cheveux

et mes vêtements, les rendant poisseux et collants.

Tout le reste de la Route a été redécoré de manière morbide, en rouge, blanc et noir. Les

brins d’herbe sont devenus des doigts humains, s’agitant sous l’effet d’un vent démoniaque et

cherchant à vous agripper lorsque vous passez près d’eux. Les lampadaires se sont

transformés en amas de muscles torturés exhibant à leurs extrémités des grappes d’yeux

émettant une lumière malsaine. La route elle-même s’est métamorphosée, le goudron

remplacé par une succession de peaux humaines cousues les unes aux autres. De temps en

temps, la forme vide d’un visage est reconnaissable. Les arbres, quant à eux, sont d’immenses

assemblages d’os blanc, sur lesquels se trouvent empalés d’autres squelettes plus ou moins

nettoyés de leur chair. Plus ou moins pourrissant.

L’air empeste la mort, le sang, les humeurs, la défécation, la pourriture, le soufre, la

cannelle, tout cela dans une grande anarchie olfactive qui agresse les narines, irrite les yeux et

pique la gorge.

Je jure violement, avant qu’un nouveau haut-le-cœur ne me fasse encore régurgiter le

contenu de mon estomac vide.

Puis ce sont les sons qui me submergent. Des cris et des rires partout. Horribles, affreux,

terrifiants, de plaisir ou de douleur… Une cacophonie infernale, un déchainement de folie

indescriptible, irreproductible.

Mes oreilles saignent littéralement, alors que les barrières de mon esprit cèdent, invitant ce

maelström d’émotions à pénétrer en moi. Ma conscience est profondément secouée,

perturbée, retournée,… pervertie.

Je ne sais combien de temps j’erre dans ce cauchemar infernal, titubant comme un ivrogne,

l’esprit brisé et ravagé par ce que je vois. Des bosquets de crânes souriants jaillissent là où de

somptueux massifs de fleurs se dressaient autre fois.

La masse sanglante, indéfinissable, d’un être vivant se trouve au milieu de la route. Une

touffe de poils blancs se démarque des muscles tordus et baignant de sang noir, à moitié

coagulé. Juste à côté se trouve un collier, de couleur indéterminable maintenant qu’il est

imbibé de sang.

De temps en temps, dans le fossé ou sur le bas-côté, apparaissent des objets : un canapé de

cuir, un meuble en chêne massif ou un vaisselier en bois précieux. Tous défoncés et

recouverts de fluides biologiques.

Ces objets me paraissent familiers, mais je n’arrive pas à me rappeler où je les ai vu.

C’est alors qu’Il arrive. Le Maître de cet endroit, l’Architecte de cette folie. Précédé d’un

vent chaud et puant de charogne, c’est un immense nuage noir, parcouru d’éclairs

rougeoyants. Il plane lentement au-dessus de la Route.

A son passage, les sadiques, les hédonistes et les suppliciés invisibles qui s’ébattent dans

les ombres s’agitent de plus belle, criant et hurlant de plus en plus fort. Deux grands yeux de

braise me fixent depuis le nuage, brûlant d’un vivace plaisir démoniaque.

Paralysé par cette vision infernale, je ne fais rien quand il se jette sur moi, m’enveloppant

dans le nuage de noirceur qui le compose. Mon corps est stimulé de mille et une façons : joie,

tristesse, plaisir, douleur, caresse, piqûre,… Thèse et antithèse. L’esprit et la matière. Je

convulse dans tous les sens, sentant mes articulations se déboiter, mes muscles se déchirer,

mes tendons se rompre. Mon corps se disloque.

Et ce Rire… Puissant, moqueur, infâme, contaminant… Poussant mon esprit encore plus

loin sur le chemin de la folie, m’amenant sur les rivages de la plus profonde démence. Et dans

un grand craquement, mon corps cède, explosant dans une gerbe rouge et blanche.

Et je Ris avec le Maître.

J + 3

Quand je me suis réveillé ce matin, pour la première fois de ma vie, je me suis rappelé de

mon Rêve. J’ai rendu toute la bile de mon corps, par la bouche, par le nez. Tous mes muscles

me faisaient souffrir un vrai martyr, et j’ai eu la plus grande difficulté à attraper mon

téléphone pour prévenir mon patron que je ne viendrai pas travailler aujourd’hui.

Et pourtant, il ne s’est rien passé aujourd’hui. Rien du tout. Pas de fin du monde, rien

d’horrible, rien de tragique… Rien de sanglant. C’est étrange.

J + 7

Mes parents sont morts.

Tués par un psychopathe dont la raison s’était évanouie. Il beuglait son allégeance à un

dieu obscur, un dénommé Karneth, quand la police l’a arrêté. Il ne cessait de répéter la même

chose depuis son arrestation. « Du sang pour le dieu du sang ! Des crânes pour le trône de

crânes ! ».

Il a été placé dans un asile psychiatrique. Des fois, il m’arrive de regretter l’abolition de la

peine de mort. Aujourd’hui est un de ces jours.

Quand les deux officiers de police sont venus sonner à ma porte, la mine grave, et que je

leur ai ouvert, j’ai su ce qui s’était passé. D’un coup, j’ai tout vu, tout ressenti. La douleur, la

panique extrême de mes parents, leur haine envers cet individu dérangé au-delà de toute

compréhension humaine. J’ai compris ce que signifiait mon Rêve de Folie et de Sang. La mort

de ma famille, dans d’atroces souffrances. La mort de mon chien Kiki aussi. Les murs et le

mobilier de leur appartement avaient été repeints avec leur sang.

Mais j’ai également ressenti la joie, l’excitation et la satisfaction de leur meurtrier.

Chacune des décharges d’adrénaline qui le traversait à chaque nouvelle entaille qu’il

pratiquait ou morceau de chair qu’il découpait.

J’ai été dans la tête de ce fou et j’ai vu, j’ai ressenti ce qu’il a fait à mes parents. Et j’ai

aimé cela malgré moi…

R + 10

Depuis la dernière fois, la Route ne m’a rien montré. Elle est restée muette, calme et

tranquille. Presque apaisante même.

Presque.

Je la hais de toutes mes forces. Je voudrais la voir disparaître, elle et ses putains de

lampadaires.

À ces mots, je sens une présence s’agiter derrière moi. Je me retourne vivement pour

essayer de la prendre par surprise, en vain. Depuis quelques jours, je sens comme un étranger

sur la Route. Quelqu’un ou quelque chose qui m’observe depuis les ombres.

Je ne sais même pas si cela est réel ou juste un produit de mon imagination. Et j’ai beau

essayer de voir ce que c’est, qui c’est, je n’y arrive jamais.

Je n’aime pas ça.

R + 12

Contraction de l’air, étirement de ce qui est devant moi, la réalité se tord devant mes yeux.

C’est reparti. La Route veut à nouveau me montrer quelque chose. Et elle est très impatiente à

ce que je vois. Elle me pousse, m’aiguillonne à de nombreuses reprises pour que j’aille plus

vite.

J’avance donc à grands pas jusqu’au lieu du Rêve.

Personne. L’endroit est vide, pas de victime. Juste un morceau de papier qui vole, balloté

au gré du vent. C’est étrange. C’est la première fois que je vois un détritus sur la Route…

Dans une bourrasque qui me jette violement au sol, l’esprit des brumes apparait, ses yeux

rougeoyants brillant d’un plaisir malicieux. Alors que je reprends mes esprits et que je me

remets péniblement à genoux, je vois se matérialiser un tentacule, qui touche le bout de papier

volant.

Celui-ci prend feu dans une puissante gerbe de flammes et se consume en un instant. Dans

un éclat de rire diabolique, l’esprit des brumes disparaît, alors que la réalité se contracte à

nouveau. Quand tout est revenu à la normale, je me retrouve tout seul au milieu de la Route.

Euh… Okay.

J + 12

J’ai été viré.

R + 15

On the road. Again and again. Forever.

À nouveau, l’air devant moi s’étire, comme si quelque chose de l’autre côté l’aspirait. La

réalité se contracte, plus fort cette fois, m’arrachant un petit cri de douleur. Qu’est-ce que

c’est que ce bordel encore ? Les contractions ont toujours variées en fonction du Rêve, mais

jamais au point de me faire mal…

Un rire féminin éclate sur ma droite, me faisant sortir de ma réflexion. Et lorsque je tourne

la tête vers la source de ce bruit, mon cœur manque de s’arrêter. Ma petite amie, la femme de

ma vie, est pelotonnée dans un immense canapé en cuir noir avec un homme. Et ce type, ce

n’est pas moi.

Elle est lovée contre lui, sa tête reposant dans le creux entre son cou et son épaule gauche.

Ses jambes sont posées sur les siennes, et la main du mec les caresse sans relâche.

Un mec qui n’est pas MOI !

« Qu’est-ce-que c’est que ce putain de bordel ? », fais-je stupidement, à voix haute, alors

qu’ils commencent à s’embrasser.

Une légère brise se met à souffler dans mon dos, porteuse d’un rire sinistre. Moqueur. Puis

d’une voix murmurant des choses incompréhensibles, baragouinage prononcé par une gorge

purulente et glougloutante de fluides.

Sur le canapé, les choses commencent à devenir sérieuses. Plusieurs vêtements sont déjà

tombés sur le sol, et la tension monte de plus en plus.

Je vais le frapper. Je vais lui péter ses dents, à cet enfoiré, pour avoir osé poser la main sur

mon âme-sœur. D’un bond, je traverse le fossé et m’avance à grands pas, le poing serré si fort

que mes articulations en sont blanches. La fureur et la rage m’habitent. Je sens mon corps

bourdonner de colère. Le sang palpite derrière mes yeux, ma vision devient rouge. Derrière

moi résonne à nouveau ce rire diabolique, moqueur et sinistre à la fois.

Alors qu’il est à ma portée, je ressens un élancement dans la poitrine, comme si mon cœur

se contractait brusquement sous une main puissante. Je m’effondre, sombrant dans

l’inconscience, emportant avec moi la vision d’une satisfaction intense et partagée, ainsi que

ce rire toujours plus fort, toujours plus moqueur.

J + 15

Je devais retrouver ma copine il y a une dizaine de minutes. C’est étrange, elle n’est jamais

en retard d’habitude.

À sa vue, mon cœur fait un bond dans ma poitrine et mes entrailles sont comme habitées

par toute une colonie de papillons. Je sais bien que plus cliché et plus dégoulinant de

« romantisme », on ne fait pas. Néanmoins, c’est ce qui décrit le mieux ce qu’elle provoque

en moi.

Je me mets à sourire bêtement alors qu’elle n’est plus qu’à quelques pas de moi. Je ne

reçois qu’un sourire crispé en retour, chose étonnante car…

La réalité se trouble. Ma vision s’étire, je me sens attiré ailleurs. Oh merde, un Rêve qui se

réalise.

Mais rien ne vient. Aucun souvenir flou, aucune discussion, aucune pensée, aucun

sentiment, aucune vision… Rien.

La sensation s’arrête bien vite et me voilà de retour sur Terre, l’air ébahi, alors que ma

copine s’approche de moi. Je regarde rapidement autour de moi. Personne, nous sommes

seuls. Bon, c’est un truc qui nous concerne elle et moi alors. Faites qu’elle soit enceinte, faites

qu’elle soit enceinte...

Dès ses premiers mots, je sais que je suis loin du compte. Je ne retiens pas grand-chose de

son discours, le cerveau en ébullition.

Elle a perdu l’amour qu’elle avait pour moi. Mais ce n’est pas de ma faute. Non, je suis

trop gentil, trop parfait pour cela. C’est elle qui est en cause, elle a besoin de faire le point

sur… Je ne sais pas trop quoi d’ailleurs car je ne saisis pas la moitié de ce qu’elle me dit au

final.

Je… Je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne sais pas ce qui se passe dans sa tête, je…

Je ne sais pas.

Je fonds en larmes, plus parce que, pour la première fois de ma vie, le Rêve me trahit que

parce que je suis en train de la perdre. Je ne sais pas, je suis paralysé par la peur et

l’incertitude. Que dois-je faire ? Que dois-je répondre ? Dois-je la croire aveuglément ? Dois-

je essayer de la récupérer maintenant ou plus tard ? Ou dois-je l’envoyer chier ?

Je me mets à trembler, mon cœur s’emballe, ma tête tourne. Le monde autour de moi se

trouble, je m’écrase violement au sol. Dans un dernier éclat de conscience, je crois entendre

quelqu’un rire.

R + 16

Mais que s’est-il passé ? Pourquoi ne me suis-je pas rappelé de mon Rêve ? Pourquoi cela

n’a-t-il pas marché comme d’habitude ?

Et, par-dessus tout, je suis passé pour un gros con. Je sais que tout ce qu‘elle m’a raconté

n’est qu’un fatras d’ineptie et de mensonges. Qu’elle m’a quitté pour un autre.

Mais pourquoi ne m’en suis-je pas rappelé dans le monde réel ? D’abord le Rêve de Folie

et de Sang, maintenant ça…

Le Rêve change. J’ai peur.

J + 16

Plus aucun message et j’ignore pourquoi.

Je me sens seul, abandonné. Ma vie s’écroule autour de moi. Mes parents, mon boulot,

maintenant elle… J’ai tout perdu. Je suis nul. Ils me manquent. Elle me manque aussi.

R + 17

Mais merde, je ne me rappelle toujours pas de la Vérité quand je suis éveillé ! Ca fait chier,

ce n’est pas normal du tout.

J’interroge la Route à ce sujet, en parlant, en murmurant, en lui hurlant de me répondre. En

l’insultant. Toute la tristesse de ces derniers jours, ainsi que la colère et la frustration

accumulées au cours de toutes ces années d’impuissance ressortent aujourd’hui d’un coup.

J’en ai marre de ne pas comprendre, je VEUX savoir ce qui se passe. Par tous les dieux,

réels ou imaginaires, expliquez-moi…

Tiens, la Route vient de faire un truc bizarre. Quand j’ai prononcé le mot « dieux », elle a

comme frémis. De peur, ou de dégoût peut-être. Ou bien de plaisir, je n’en sais trop rien.

Nouvel étirement de la réalité, nouvelle douleur. Oh que ça commence à me gonfler ça

aussi.

Qu’est-ce-que… Pourquoi me remontres-tu cette scène ?

Devant moi se reproduit ce que j’ai vu avant-hier, mon ex et son nouveau copain en train

de batifoler sur le canapé. Et rebelote, ils recommencent à se toucher et à se caresser.

Je sens mon cœur s’enflammer d’une haine profonde, plus intense que tout ce que j’ai pu

connaître jusqu’à présent dans ma vie. Mon esprit se brouille, je… j’ai du mal à penser

clairement. Les frapper. Lui faire du mal à lui, la blesser elle. Je veux que ce sale con meure.

Salement, atrocement, et dans les plus grandes souffrances.

Un fragment de moi encore lucide (ma conscience ?) se rend soudain compte que je

marche vers le couple, un couteau à la main, le souffle court et bestial. Le corps brûlant sous

l’effet de l’adrénaline, me préparant pour ce qui va suivre…

Mais que suis-je sur le point de faire ? Je ne vais quand même pas aller tuer quelqu’un…

Si, murmure une voix dans mon esprit. Je dois les tuer. Il doit mourir pour ce qu’il fait,

pour ce qu’il m’a fait. Personne ne touche à MA copine. Elle est à MOI, et à personne

d’autre. Et personne d’autre que MOI n’a le droit de poser ses mains sur elle. Il doit mourir,

il faut qu’il meure pour que je puisse la récupérer et sauver mon honneur.

Alors TUE !

À ces mots, ma conscience se perd dans un violent accès de rage. Je m’avance lentement et

m’attends à ce que la vision s’évanouisse comme toujours. Mais non. Et lorsque j’attrape le

mec par les cheveux et le jette violement au sol, elle se met à crier de stupeur. Puis elle hurle

de peur alors que je poignarde son amant à plusieurs reprises.

Mon visage reste de marbre, figé dans une expression neutre, sans émotion aucune. Ma

lame entaille sa chair d’une manière experte, frappant les endroits sensibles mais non vitaux.

Ma force est décuplée et suffit à l’immobiliser. Je commence par lui taillader les joues, afin

que son premier cri de douleur lui fasse un joli sourire de Glasgow. Puis je commence à le

découper. Lentement.

D’abord les doigts, une phalange après l’autre. Et quand je suis lassé de ses hurlements, je

lui coupe la langue, ses organes génitaux et lui fourre ces derniers dans la bouche. Cela

provoque en moi une nouvelle bouffée de haine. Mon corps se met à trembler de plus belle,

ma vision devient rouge. Je…

Un grondement bestial s’échappe de mes lèvres alors que je perds tout contrôle de moi-

même et massacre le pauvre malheureux impuissant.

J + 17

Toujours aucune nouvelle de ma copine. Ça m’inquiète un peu.

J’ai dormi d’un sommeil agité cette nuit. J’ai retrouvé mes coussins par terre et mes draps

étaient à moitié défaits.

Et pour couronner le tout, je suis d’une humeur massacrante aujourd’hui. Personne n’a

intérêt à m’emmerder, sinon ça va chier.

R + 18

Mon Dieu, que s’est-il passé la nuit dernière ? Comment ai-je pu autant perdre le contrôle

de moi-même ?

Et depuis quand suis-je aussi colérique et violent d’abord ? Je ne me reconnais pas dans ce

massacre, c’est comme si quelqu’un d’autre avait temporairement pris le contrôle de mon

corps. C’est flippant.

Mais, surtout, comment ai-je pu interagir avec le Rêve ? Jamais, au grand jamais, cela

n’était arrivé auparavant.

C’est terriblement flippant tous ces bouleversements incompréhensibles… Même dans le

Rêve, je perds tous mes repères…

Oh putain, cette contraction-là était forte. J’ai bien cru que mon corps allait imploser sous

la pression… Alors, que vas-tu me montrer cette fois ?

Non. Non, pas encore. Je t’en prie…

Dans les tréfonds de mon âme, je sens une vague de haine enfler et submerger mon esprit,

l’irradiant de poison, de colère, d’envies de meurtre.

Tue-le, murmure cette voix dans ma tête. Tue-le, il ne mérite que ça. Tue le et elle sera à toi.

Je… Je…

La batte de base-ball s’élève et s’abat sans interruption, produisant un son écœurant à

chaque fois qu’elle frappe sa cible.

Je me rends compte que c’est moi qui tiens cette batte.

Que l’amant est réduit à une masse pulpeuse de chair, d’os et de fluides.

Que je suis couvert des mêmes débris organiques de la tête aux pieds.

Dans un rire gras de satisfaction, je sens quelque chose se retirer des limites de mon esprit,

emportant avec lui la haine, la colère. Ne reste plus que le dégoût, la culpabilité. Et la peur.

J + 20

J’ai retrouvé du boulot, grâce à un pote. Il m’a donné un poste temporaire dans sa boîte, un

remplacement. Tant mieux, je commençais à devenir fou à force de tourner en rond chez moi.

Peut-être que cela calmera un peu mes nerfs de refaire quelque chose de mes journées. Je

suis en permanence énervé contre tout le monde ces temps-ci. J’ai insulté de tous les noms

une personne qui m’avait bousculé dans la rue. J’ai envie de frapper les gens qui ne marchent

pas assez vite devant moi.

Je vais aller faire du sport, ça va me calmer.

R + 25

Mwahahahah. Vous avez raison, tout est beaucoup plus drôle quand on le fait à deux. Tu

ne t’attendais pas à participer au spectacle, n’est-ce-pas mon ange ? Ni que je te crucifie

hein ?

J’espère que les clous qui te maintiennent en place ne te feront pas trop mal, sinon tes

convulsions vont te faire effleurer les barbelés rouillés avec lesquels j’ai enveloppé ton corps,

épousant la moindre de tes courbes. Et il serait dommage d’abîmer un si joli corps avec de si

jolies courbes de cette manière…

AHAHAHAH1. Vous avez cru pouvoir me baiser bande de salauds. Vous avez cru pouvoir

batifoler librement devant moi, comme si je n’existais pas, mais je suis le plus fort. Car je suis

la Mort Incarnée, votre pire cauchemar !

Je…

Non, non, pas ENCORE. Il faut que je lui résiste. Ne pas le laisser influencer tes émotions,

ne pas le laisser jouer avec ta souffrance. Tu es le seul maître de ton corps et de ton esprit.

Tu…

Mon corps tremble à nouveau. Je lutte pour en garder le contrôle, mais je sens mon

emprise glisser petit à petit. Je...

C’est moi bande de pourris ! Je suis de retour, pour vous jouer un mauvais tour !

MWAHAHAHAHAH.

1 : Rire diabolique.

J + 29

Je crois que je deviens fou. Mon esprit se met à penser tout seul des fois. Il se complait à

mettre en scène la mort de mes nouveaux collègues. Aujourd’hui, j’ai imaginé comment tuer

chacun de mes interlocuteurs.

Je m’imaginais les écorcher vifs et clouer leur peau sur les murs de mon salon. Je

m’imaginais les démembrer et leur reconstruire de nouveaux corps composites à la

Frankenstein. Je m’imaginais scalper des inconnus dans ma rue. Et dès que je ferme les yeux,

des images de meurtres viennent danser derrière mes paupières.

C’est très perturbant.

R + 30

Espèce de fils de pute, tu vas finir par te montrer ou tu comptes te terrer éternellement dans

l’ombre ? Sors un peu de ce brouillard qui te sert de cachette pauvre lâche, et viens

m’affronter !

Seul le silence me répond. Comme toujours, l’entité hantant le Rêve ne daigne pas se

mesurer directement à moi. Elle préfère me torturer à distance, jouer avec mes émotions, les

manipuler, afin de se repaître de ma souffrance, de mon désespoir, de ma tristesse… De ma

haine. Je ne sais pas quoi faire pour arrêter cela. J’ai beau lutter de toutes mes forces, l’entité

est toujours plus forte que moi. Elle gagne toujours.

Nouvel étirement de la réalité. Plus long, plus fort. J’en ressors en haletant. C’est ça qui va

finir par me tuer, j’en suis sûr.

Ça y est, c’est reparti. Je sens cette présence (maintenant familière) se presser aux limites

de mon esprit. Je me blinde pour prévenir toute intrusion mais elle me connaît trop bien à

présent. Elle connait mes points faibles et mes failles. En moins de temps qu’il n’en faut pour

le dire, elle envahit mon esprit, tirant, ajustant mes émotions pour ce qui va suivre.

Encore et toujours cette même scène qui se répète à l’infini.

Aujourd’hui, l’entité m’a fait don d’une hache.

Le sang qui s’étale sur le sol me regarde avec un air d’extrême satisfaction alors que…

R + 31.25

Je reviens à moi. La hache est couverte de morceaux de chair, de sang et autres déchets

biologiques, mais cela n’entame en rien ses capacités de découpe. Je la manie avec souplesse

et précision, découpant en quartiers bien réguliers la masse organique informe à mes pieds.

Qui hurle encore de douleur…

Soudain, tout disparaît. Le corps, la hache, le sang, ma fureur,… Tout. Je me retrouve

penché au-dessus du sol, le bras levé, le souffle court et le cœur battant la chamade.

Pourquoi ? Pourquoi n’ai-je pas été jusqu’au bout comme d’habitude ?

La réalité se tord d’une manière atroce, pire que tout ce que j’ai supporté avant, me

donnant l’impression d’être comprimé dans un tuyau en torsion. Je hurle, je pleure tant la

douleur est intense. Quand le Rêve redevient stable, je m’effondre à genoux, le corps

enflammé par la souffrance et à deux doigts de vomir.

Je relève difficilement la tête et vois une silhouette floue au loin. Elle marche dans ma

direction, à pas mesurés. Sa démarche m’est familière... J’essuie les larmes qui coulent à flots

sur mon visage et, le temps que mon cerveau retrouve ses facultés d’analyse, la silhouette

n’est plus qu’à quelques pas de moi.

Et je la reconnais. Enfin, je me reconnais. Une version de moi-même, bien plus parfaite

que celle que je vois tous les jours dans la glace. Une sorte d’aura émane de cet alter égo,

quelque chose qui le rend plus majestueux, plus beau, plus… Angélique.

Alors que j’ouvre la bouche pour faire l’allocution la plus constructive de toute ma vie, une

autre silhouette apparaît, sortant de l’obscurité. Elle se jette sur mon double, le projette à terre

et commence à le frapper violement. Mais, pendant un bref instant, j’aperçois son visage. Il

s’agit de moi-même également, mais à l’opposé de mon premier alter-égo. Une flamme

infernale, diabolique, sublime ses traits, le rendant bien plus attirant. Mais aussi bien plus

effrayant.

Mon double démoniaque frappe sans relâche son antagoniste, lui fracassant son beau

visage parfait. Du sang (mon sang) se met à couler sur la route, grésillant au contact de la

brume qui commence à encercler la scène.

À nouveau ce rire démoniaque moqueur et ces yeux rougeoyants qui me fixent avec

amusement, avidité.

Et, enfin, je comprends ce que la Route veut me montrer. Ma mort. Non pas physique mais

celle de mon esprit. Ma vie telle qu’elle l’a été jusqu’à présent va s’arrêter. Demain, en me

réveillant, toute raison m’aura abandonné. Et je ne deviendrai pas mieux que la bête qui a

massacré mes parents.

Non, cela ne peut pas arriver. Je ne peux pas céder comme ça, il faut lutter.

Et pourquoi pas après tout ?, fait la petite voix dans ma tête. Pourquoi ne pas cesser de lutter

contre l’Inéluctable, pourquoi ne pas accepter ton Destin ? N’es-tu pas fatigué de te battre

contre une chose qui ne peut être vaincue ? Pourquoi, pour une fois, ne pas accepter les

choses comme elles sont ?

Embrasse ta Destinée, cesse de lutter.

Je… J’en ai marre, je n’en peux plus. Je veux que cela cesse. Je ne veux plus voir le

malheur, ni ressentir la souffrance. Ni Connaître. Je veux être libéré des chaines qui

m’entravent et m’oppressent depuis toutes ces années…

Libère-moi.

R + 31.5

Je me mets à genoux et ouvre grands les bras, invitant l’esprit des brumes à me prendre. Il

se rue sur moi avec un grondement bestial. Avec avidité, il me plante une de ses extensions

dans le dos et se met à aspirer avec délectation mon énergie vitale. Je hurle à m’en faire

exploser les cordes vocales tant la douleur est forte, tant les sensations sont intenses. Si

douloureuses et si plaisantes à la fois.

Je sens mon corps lutter pour compenser ce qui se passe, ce vieillissement accéléré, cette

modification de l’homéostasie de la Vie. Je tente de le rassurer, de l’apaiser, lui murmure de

se laisser faire, de ne pas lutter. Que tout ira mieux dans quelques instants. Les ténèbres

envahissent mon corps et mon esprit.

Puis une barrière se rompt quelque part en moi. Un flot de lumière blanche se déverse de

cette brèche, format une gigantesque vague, un ouragan de Blanche Lumière, pure et soyeuse.

Qui se jette contre l’obscurité ayant pris possession de mon corps, la chasse, la repousse, la

détruit. Je sens la noirceur en moi se dissiper avec un cri de douleur, je sens mes forces me

revenir…

ASSEZ !

Le Démon est projeté loin en arrière alors que je prononce cet unique mot, et s’écrase avec

violence contre le tronc d’un arbre. Mes deux alter-egos cessent également le combat, toute la

Route se fige et me regarde.

Plus jamais je ne supporterai tes exactions, pauvre salopard de Démon. Plus jamais je ne

serai ton jouet, ton esclave. Plus jamais je ne te laisserai orchestrer ma vie sans que j’aie mon

mot à dire. Ma vie n’appartient qu’à moi, et je ne laisserai personne la diriger.

Moi, et moi seul, serai l’Architecte de ma propre Destinée à présent.

Et je vais te tuer Démon. Détruire ton essence à jamais. Réduire ton monde en cendres, ce

monde de folie et de douleur, l’anéantir petit à petit jusqu’à ce que tu n’ais plus d’endroits où

te cacher. Et là, je te mettrai à mort, comme la bête sans âme que tu es.

La fin des rêves

Je m’avance vers mes deux alter-egos, qui ont recommencés à s’empoigner avec violence,

et je matérialise une longue épée de lumière blanche. Je ne sais pas comment j’ai fait, ni

comment cela est possible, mais je m’en moque.

Alors que mon coup est sur le point de s’abattre, une autre lame vient s’interposer. Une

lame noire, parsemée de veines rouges feu palpitantes, une lame organique. La brume a pris

corps, ses yeux rouges brillants de fureur et d’excitation.

Le Démon se dévoile enfin.

Tout autour de moi apparaissent de nouveaux alter-egos, toujours en train de se battre.

Chaque couple est indépendant, ne voyant pas les autres et n’interférant pas avec eux. Aussi

loin que porte ma vue, je suis en train de me battre avec moi-même, de mille et une manières.

Le Démon rigole, savourant à l’avance ce combat contre une âme forte et obstinée. Ses

lèvres se rétractent, dévoilant des crocs luisant de salive, impatients de me dévorer. De

savourer le goût de mon esprit brisé.

Sans attendre, je me jette sur lui comme un forcené, beuglant un cri de bataille improvisé et

mettant toute ma force dans ce premier coup. Le Démon fait un pas sur le côté, échappant

ainsi à ma lame, et me frappe au flanc. Son épée ne s’enfonce pas profondément, me causant à

peine une légère estafilade, mais son contact me brûle néanmoins comme de l’acide. Avec un

petit cri de douleur, un des moi angéliques est tué.

Je riposte d’un coup de taille destiné à le trancher en deux. Il pare et tente une rapide

attaque, visant mon visage de la pointe de son épée. Je le repousse in extremis et fais un pas

en arrière pour m’éloigner de lui. Puis j’enchaîne avec une série d’attaques tourbillonnantes

dont la dernière réussit à percer la garde mon adversaire, et lui inflige une profonde entaille au

bras. Un des moi démoniaques est tué.

Alors que le Démon recule en grognant, je me demande d’où me viennent ces compétences

d’escrimeur, moi qui n’ait jamais touché à une épée. Cette seconde d’inattention me coûte

cher. Profitant de ma distraction, la lame rougeoyante siffle dans les airs et m’ouvre la moitié

de la jambe droite.

Hurlant de douleur (alors qu’une dizaine de mes alter-egos angéliques périssent), je

repousse le Démon avec une fureur que j’ignorais posséder. L’adrénaline aidant, je ne ressens

pas ma blessure, qui saigne abondamment.

Les minutes s’étirent et il me semble bientôt que je combats depuis des heures. Mon

souffle est court, mes bras me brûlent horriblement et j’ai l’impression que mon cœur va

éclater. Je ne vais pas tenir bien longtemps à ce rythme.

Mais le Démon est dans le même état que moi, salement amoché et fatigué. Nous savons

tous les deux que le dénouement approche, et nous mobilisons nos forces en prévision.

Je recule ma jambe blessée pour prendre appui dessus mais elle me trahit. Je trébuche et

pose un genou à terre en gémissant de douleur. Le Démon en profite pour se jeter sur moi,

toute prudence oubliée, l'épée levée bien haut pour me trancher le cou. Dans un réflexe

désespéré, je tends la mienne à bout de bras.

Trop proche, le Démon ne peut que hurler de dépit alors qu’il s’empale sur mon arme. En

plein cœur. Un hurlement de damné se fait entendre, cri semblable à un millier de voix hurlant

de douleur en une symphonie infernale, alors que son corps se met à convulser. Ses contours

deviennent flous, il s’affaisse, se liquéfie. Une brume rouge s’échappe à grands flots de lui,

par toutes ses blessures.

Tout autour de nous, les moi démoniaques se tordent de douleur, hurlant à la mort.

Tous explosent dans une gigantesque gerbe de flammes hurlantes.

Haletant, je me remets debout avec peine. Je me sens soutenu par de nombreuses mains,

alors qu’une agréable sensation de fraicheur et de bien-être m’envahit, chassant la souffrance.

Mes moi angéliques m’entourent et me sourient, avant de disparaître dans un grand éclat

de lumière blanche.

Le Rêve commence alors à s’effondrer. Il se craquèle de partout. Des fissures apparaissent

dans le sol, engloutissent les arbres et les lampadaires. Le vent souffle fortement dans tous les

sens, soulevant des pans de goudrons, qui retombent dans les crevasses. Eparpillant les fleurs

dans tous les sens

Le ciel lui-même se déchire, déversent eau, foudre, grêle, étoiles.

Le Rêve est en train de mourir.

Un nouveau mois commence

Je me réveille, perclus de douleurs, et je me souviens de tout. D’absolument tout. Même si

je ne comprends pas ce que je viens de vivre.

Quelle était la nature de la Route et de ces Rêves ? Avais-je de réels pouvoirs psychiques

ou bien était ce des visions provoquées par le Démon ?

Et quel était ce Démon dans ma tête ? Une part d’obscurité de ma conscience ou bien étais-

je possédé ? Ai-je vaincu mes Démons intérieurs ou juste résisté aux charmes du Diable ?

À quel point nos vies sont-elles contrôlées par de tels êtres, réels ou imaginaires ? Sont-

elles décidées à notre naissance par le Destin, ou peuvent-elles être influencées par le Bien et

le Mal ?

Avons-nous une emprise sur notre propre vie ? Avons-nous réellement le choix de Décider

ou est-ce seulement une illusion ?