le sourire des nuages

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Le Sourire des nuages Claude Herviou

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Dans un immeuble aveugle, un homme vient échanger des informations. Puis, dans un état d’urgence, il file vers une confrontation non dénuée d’humour et de gravité. Quelle est la destination de ces aventures sinon le « sourire des nuages » ? Dans un ballet d’actions, le point de vue s’élargit par une « mémoire de signes et de fantômes », mais il y a aussi des cheveux qui s’électrisent, une ville en fête et sa mascarade, et dans un lieu désert une tranchée. Des soldats rient et boudent comme des enfants, pendant que « l’humain se fraie un passage parmi l’humain ». En souriant.

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Dans un immeuble aveugle, un homme vient échan-ger des informations. Puis, dans un état d’urgence, il file vers une confrontation non dénuée d’humour et de gra-vité. Quelle est la destination de ces aventures sinon le « sourire des nuages » ? Dans un ballet d’actions, le point de vue s’élargit par une « mémoire de signes et de fan-tômes », mais il y a aussi des cheveux qui s’électrisent, une ville en fête et sa mascarade, et dans un lieu désert une tranchée. Des soldats rient et boudent comme des en-fants, pendant que « l’humain se fraie un passage parmi l’humain ». En souriant.

Né en 1954 à Ferryville (Tunisie), Claude Herviou habite à Dinan. Après L’Enfant de la zone des tempêtes (2004), Villas frontalières (2005) et Le Monde Soto (2009), Le Sourire des nuages est son quatrième roman publié aux éditions Apogée.

Le Souriredes nuages

Claude Herviou

Éditions ApogéeISBN 978-2-84398-396-213 € TTC en France

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Collection « Piqué d’étoiles »créée par François Rannou,

dirigée par Jacques Josse

Du même auteur, chez le même éditeur :

L’Enfant de la zone des tempêtes, 2004Villas frontalières, 2005Le Monde Soto, 2009

© Éditions Apogée, 2011ISBN 978-2-84398-396-2

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Claude Herviou

Le Sourire des nuages

Éditions Apogée

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À Pablo et Zoé,et à Yves et Yvonne, mes parents

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« C’est la chose la plus curieuse que j’aie jamais vue de ma vie ! »

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

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L’endroit est figé, on y accède en suivant de multiples ruelles et en empruntant des escaliers de fer et des échelles. À ma connaissance, il y a une seule entrée à même le toit en béton. Je fréquente ces alvéoles depuis quelques années, mais le temps ici n’a pas d’importance officielle, non qu’il se soit figé comme les murs. Il s’est volatilisé, il s’est allégé.

J’apporte une mauvaise nouvelle, une de plus, ce qui ne saurait un tant soit peu dégrader la vie de ceux qui travaillent là.

À l’intérieur, continue un réseau serré de couloirs et de pièces parfois inoccupés. J’aime marcher lentement et longuement dans cette enfilade sans fin, je ne m’y perds pas, je me retrouve avec la sensation d’aller vers une réunion de bons camarades.

L’endroit est coincé entre deux immeubles, invisible de la rue tellement il semble appartenir à l’un d’entre

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eux. C’est profond et étendu, et l’autre façade est égale-ment aveugle.

Mon costume m’apparente à la vie commerciale du quartier, je ne suis jamais suivi, je fonds dans la masse et rejoins aisément cet ensemble de bureaux éclairés de l’intérieur. Rien n’apparaît, sinon cette trappe près de la bouche d’aération que rien n’identifie comme telle. C’est une porte de bois de la couleur du béton.

J’occupe parfois un de ces bureaux, je suis le seul à sortir. C’est une fonction que j’accepte avec plus ou moins de grâce et dont la douce fantaisie me permet d’al-ler dans la ville glaner quelques nouvelles d’une manière artisanale, puisque nous n’utilisons aucun des modes de communication en vigueur. Pas de radio, pas de télé, pas de portable, pas de journaux.

En ville, je ne dois parler à personne directement, il me suffit d’écouter les échos d’une société en perdition.

Jamais les murs intérieurs n’ont été peints ou déco-rés, nous vivons dans le plus pur des dépouillements : un repas par jour, un sommeil de 6 heures, des réunions, des « loisirs », des détentes, du travail, du silence.

Quelque chose dans ce bâtiment est sacré : le bâti-ment lui-même, si c’en est un. Il est du genre « maison des jeunes » sans jeunes, ou clinique, ou grand hôpital de guerre sans guerre.

Passer du bruit de la rue à l’équilibre de ces « équipe-ments » facilite la sérénité. Soulever la trappe, descendre, parcourir des chambres et des antichambres, des pièces sans usage et s’asseoir enfin dans un fauteuil moelleux ressemble au périple du héros.

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Depuis plusieurs années — combien exactement ? — je fréquente ces lieux et ces gens, je vis avec eux alter-nativement. Au n° 6 d’une rue adjacente, je possède un studio où je passe quelques nuits, exceptionnellement. Je ne crains pas les habitudes, au pire c’est la répétition de certains emplois qui m’inquiéterait.

Dans cet endroit, il y a du bonheur, et des mauvaises nouvelles.

Tout le monde l’a appris quasiment en même temps, c’est toujours la même histoire, le même rituel. On ne s’affole pas, on se croise dans les couloirs, on ne se parle guère, on ne peut pas regarder distraitement par la fenêtre — il n’y a pas de fenêtres.

Chacun reste concentré sur sa recherche et file dans un temps qui ne lui ressemble pas. Pourtant, nous ne renonçons pas, nous gardons le cap dans un imbroglio de nouvelles contradictoires.

Les pièces demeurent pâles et vides, elles sont habitées par des personnes dont l’épuisement est parfois visible. Un repas par jour c’est peu, le sommeil est insuffisant, les gestes sont souvent mécaniques. Ce n’est pas l’enfer, ce n’est pas le paradis, ce n’est pas le monde tel que nous le connaissons.

Nous pratiquons des coutumes, mais ce n’est pas une communauté.

Ce sont nos fonds propres, hors un certain type de marché économique. Nous usons de la monnaie en vigueur et jamais jusqu’à la spéculation. Le dépouille-

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ment en est le résultat le plus évident, un dépouillement recherché et vécu.

Ce n’est pas un ordre religieux au sens où on l’entend généralement.

Je fréquente ce bâtiment depuis un temps qui me permet de dire qu’il y règne un certain ordre et un certain désordre. La religion y a sa place mais pas au sens insti-tutionnel.

Je suis le seul à pouvoir sortir, à le vouloir, à le désirer sans plus. Je puise dans la ville l’énergie qui me convient et me suffit. Je suis le seul à en avoir vraiment besoin. D’autres ne sont pas sortis depuis plus de vingt ans. Ce n’est pas un bagne, ce n’est pas un institut de redresse-ment.

Nos relations sont amicales et il y a des couples.Je suis un des célibataires, je suis encore jeune.

Les fréquentations en ville sont réduites à trois amis qui ne savent rien de mes fonctions. Nous parlons de choses normales dans une société anormale, ce qui est convenu entre nous dans la mesure où nous refusons les modalités d’existence et de survie dans le cadre inhu-main de la société en général. Pourtant, je ne laisse rien transparaître – enfin, je crois. Je suis la discrétion même.

Il y a dans cette double vie, qui est la même vie pour moi, un bonheur d’être qui contraste avec l’état de mes concitoyens. J’y perçois leur perdition malgré leur aisance, leur bonheur à eux, leur futur limité.

Ce sont les possibles qui m’intéressent, les change-ments — un autre type d’homme.

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Depuis quelques semaines, plusieurs mauvaises nouvelles se sont accumulées dans notre sac de survie, confirmant ce que nous avions prévu, ce pour quoi nous sommes là aussi.

Des notes, des rapports circulent entre nous, mettant noir sur blanc les évidences de l’époque, qui ne nous désespèrent pas, ne nous mettent pas en joie, ne nous plongent pas dans l’indifférence. Nous prenons la mesure des choses, à l’échelle de notre pouvoir infime.

Qui rencontrerons-nous sur notre chemin, qui déjà s’affirme comme l’adversaire que nous avions choisi ?

C’est clair, nous sommes sur la bonne voie. Nous exis-tons dans notre béton et nous existerons de plus en plus. De mieux en mieux.

Du toit, à la nuit tombée, je perçois des scintille-ments d’étoiles encore vivantes, je suis heureux comme un enfant auprès de sa mère.

Dans la grande confrontation, nous nous sommes engagés, nous le savions, ne le voulions pas. La première étape est entamée, elle a pris la forme d’une observation réciproque, à ceci près que le pouvoir en place ne peut connaître à ce jour notre existence.

La seconde étape sera peut-être sanglante, parce que nous nous serons manifestés.

Bien entendu, dans mon entreprise, en ville, des collè-gues se sont étonnés de quelques-unes de mes absences, arguant auprès de la direction de mon peu d’empresse-

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ment à améliorer ma manière de travailler et le moral de tous. Il paraît que je ne suis pas au diapason, on me reproche périodiquement mon style, mes talents, mon sourire narquois. On me qualifie ou ne me qualifie pas, on m’ignore, me détache d’un décor qui n’appartient plus à personne. En un mot, il y a une curieuse ambiance. Ce n’est pas la tempête, c’est un vent mauvais qui souffle sur les esprits.

Mes visites au bâtiment me sont bénéfiques, car il offre sa beauté à chaque instant à mon insatiable attente.

J’ai à cœur de l’explorer avec davantage de méthode, pour aller d’étage en étage, selon le temps imparti et l’ac-cueil qui me sera réservé.

Généralement, règne une convivialité de bons cama-rades, mais il y a aussi des absences et des difficultés.

Nous prévoyons une pleine activité dans un peu plus d’une année.

Parmi les hommes et les femmes qui y vivent, quelques-uns affichaient une indifférence qui ne me blessait pas au début.

Bien que je vienne de la ville, ils m’ignorent souvent avec une belle prestance. Ils restent entre eux.

Une annexe est installée au deuxième sous-sol, dans la cave d’un immeuble voisin, de l’autre côté de la rue. Il est un peu compliqué d’y accéder, il faut passer par d’autres escaliers et un ascenseur en très mauvais état qui grince tout ce qu’il a ou ce qu’il n’a pas.

Vivent là trois couples au front bas qui, je crois, ont la possibilité de sortir une fois de temps en temps. Ils sont

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les employés du ravitaillement et du « renseignement ». Je ne les ai jamais vus de près ou de face. Un écran nous sépare d’eux et c’est bien comme ça, car ils devront, je le sais depuis hier, prendre leur quartier d’hiver en ville bientôt, sans idée de retour. Je ne saurais les reconnaître, tandis que nous serons probablement amenés à nous revoir, dans des circonstances qui ne sont pas définies, dont j’esquisse pour moi le dessin incertain, compte tenu du contexte actuel qui est particulièrement détes-table et dangereux.

La structure de l’ensemble architectural, que je ne connais pas complètement, est complexe. Je peux en donner une idée de la manière suivante :

Les bureaux, proprement dits, changent de place, non pas concrètement mais « administrativement ». Le bâtiment entre nous est appelé l’Analogie. C’est curieux, le mot s’est imposé dans l’usage, mais il sera nécessaire dans un avenir proche d’en changer au profit peut-être d’un nom d’animal ou de créateur. Ou au profit de l’ab-sence de nom, quand nous aurons « réussi », ce qui n’est pas l’objectif premier. L’objectif étant de provoquer un précédent.

Je suis entré dans ce « projet » il y a plus de dix ans, à la fin de mes études que je qualifierais de médiocres.

J’ai aimé tout de suite l’ambiance feutrée et distante, sobre, efficace. Malgré les apparences, c’est l’indépen-dance qui est privilégiée, suivant le rôle de chacun et de chacune.

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Comment y suis-je entré ? Je ne le sais plus, j’ai oublié totalement ce qui a pourtant déterminé mes jours depuis cet instant où j’ai croisé sur ma route, à la fin de mes études, des individus notoirement exclus.

Une telle camaraderie bon enfant m’a plu et j’ai sous-crit, j’ai agi, je n’ai pas reculé devant la tâche.

En effet, je n’ai pas reculé devant cette tâche, qui est immense. Car nous sommes ambitieux, je suis ambi-tieux. Je m’inspire entre autres d’un ordre de chevalerie appelé les Sams, qui connut ses heures de gloire.

Il y a dans cette Analogie un principe qui n’a pas son pareil : c’est un vrai bunker indécelable du point de vue de la société dont il fait partie, et son personnel est à tout instant soluble dans les circonstances.

L’existence même de ce bâtiment construit dans une des villes les plus importantes de ce monde est dange-reuse, intentionnellement dangereuse.

Il est vrai que la société dans laquelle nous vivons n’est pas parfaite, ce qui est la définition de toute société, mais elle est dangereuse aussi dans des domaines qui s’étendent.

Quand, la nuit, de mon studio, je regarde, fasciné par tant de lumières, la façade de l’immeuble voisin, je rêve, je me souviens, je reste éveillé assez longtemps jusqu’au moment où, percevant à la surface de cette ville la fausse tranquillité des modernes, j’exulte de le vivre ainsi.

Mon rôle est délicat, presque esthétique.Une police s’ingénie à prévoir l’imprévisible de ceux

qu’elle pressent en marge de sa Loi.

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Mon rôle de coursier politique va provoquer des réac-tions au sein des services de surveillance. Je bouge trop et dans le même quartier. Aussi, j’ai prévu de bouger autrement et de tromper mon monde. Le réseau serré de caméras et de magnétophones thermiques quadrille un espace connu de tous. Il y a des blancs, des trous, des silences, il y a l’imprévisible où je m’engouffre chaque jour.

Un homme a été sans doute sommé de me suivre, que j’ai toujours réussi à semer avec la plus grande difficulté.

Il est intelligent, mais assez lent, et sa lenteur provient de cette forme d’intelligence de fond qui dirige les mara-thoniens. Il persévère, s’entraîne beaucoup, me suit en anticipant. Je vais me débarrasser de lui.

C’est facile, presque trop. Car le meurtre est à la portée même des enfants. Mais je ne suis pas un enfant. J’ai choisi le ridicule.

Décor : un café. Une table, une banquette, un verre, un seul. Une glace au mur. Face à face dans un remake de western. Les mains dans les poches, l’air désinvolte. L’autre, énervé finalement de me suivre sans résultat. Ne connaît que l’adresse de mon studio, heureusement pour lui. Le rire reste une belle arme dans ses contours de sourire, sa force sonore au milieu des tables. Je l’oblige à boire sous la menace d’un couteau. L’oblige à boire encore, jusqu’à l’ivresse. Je lance la bouteille contre le miroir. Le cabaretier est accouru. J’appelle la police, ai glissé le couteau dans une poche de veste du délinquant, suis sorti. J’ai souri à la vitrine. Fin.

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Les nouvelles se succèdent, se contredisent dans le mal, comme si nous les avions provoquées, alors que le monde ne va que son train.

Le tournant qui est pris confirme nos craintes.J’amasse les mauvaises nouvelles sur le premier bureau

de l’Analogie, y déposant de la lecture pour les observa-teurs, que je ne fréquente pas pour ma sécurité et contre mon penchant à m’impliquer.

La tâche est plus légère ainsi : de messager ou coursier, je deviens peu à peu un acteur, dans les limites impar-ties par l’Analogie qui n’a pas de direction. Je prends conscience que les nouvelles sont liées entre elles et reliées à un principe qui est « l’expérimentation des pauvres ». On en produit pour voir, des pauvres économiques, des pauvres d’esprit, des pauvres politiques, culturels, et ce sont souvent désormais les mêmes.