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LES CAHIERS DU GRIT 2 Groupe de recherches sur l’image et le texte Louvain-la-Neuve - 2012

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Les cahiers du GriT

2

Groupe de recherches sur l’image et le texte

Louvain-la-Neuve - 2012

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Les cahiers du GRIT

Directeur : Prof. Jean-Louis Tilleuil (UCL) Rédacteur en chef : Olivier Odaert (UCL).

Comité de Rédaction :

Véronique Bragard (UCL),Jacques Carion (UCL),

Luc Courtois (UCL),Ralph Dekoninck (UCL),

Carine Debonnet,Danny Rasemont,

Laurence Van Ypersele (UCL),Myriam Watthée-Delmotte (UCL).

Comité Scientifique :

Jan Baetens (KUL),Paul Bleton (TELUQ- UQAM),

Laurence Brogniez (ULB),Jean-François Chassay (UQAM),

Thierry Lenain (ULB),Mathieu Letourneux (Paris X),Alexandre Streitberger (UCL).

ISSN : 2033-7795

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Présentation

Chaque année, le GRIT organise ou coordonne de nombreux événements scientifiques  :  colloques  internationaux,  cycles  de  conférences,  expositions, débats, journées d’études, formations, etc. Parmi ces dernières, certains trouvent un écho naturel dans des publications papier éditées par le GRIT ou par ses partenaires dans différentes maisons d’édition scientifique belges ou françaises, ou encore dans des revues universitaires. Cependant, et malgré le nombre important de ces publications, auxquelles il faut encore ajouter les différentes contributions de membres du GRIT à des projets extérieurs (malgré l’importance de l’activité éditoriale du GRIT donc, certaines de ces activités restaient lettre morte, pour différentes raisons, dont la principale est le coût important de toute publication papier. Mais grâce aux Cahiers du GRIT, toutes ces productions scientifiques recevront désormais l’écho et la diffusion qu’elles méritent.

Orientation

Les Cahiers du GRIT, comme leur nom l’indique, sont le lieu de publication des  travaux  scientifiques  dirigés  ou  organisés  par  le  Groupe  de  Recherche sur l’Image et le Texte de Louvain-la-Neuve. Dans la droite ligne des projets du groupe, ils rendront compte de sa volonté de comprendre et d’interpréter l’importance de plus en plus manifeste, dans notre culture comme dans notre société, des productions associant texte et image : bande dessinée, livre illustré, publicité... En raison du rapport qu’elle entretient généralement avec le texte et l’image, la littérature de jeunesse y sera également prise en considération.

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Sommaire

L’atelier du GRIT1

Benoît Glaude :  Utilité d’un modèle d’analyse dramatique pour l’étude linguistique des dialogues du Secret de l’Espadon d’E. P. Jacobs. p.6

Dossier :

«Des mots qui construisent le monde : modernité, modernisme, postmodernité... »2

Ralph Dekoninck :Premier âge moderne ou première modernité ? Retour sur la querelle des Anciens et des Modernes p.52

Thierry Lenain : Le faussaire, un post-moderne ? p. 62 Alexander Streitberger : Les modernismes de la photographie – protocole d’un échec p. 80

Varia

Jean-Louis Tilleuil :Marseil. Un cycle paradoxal, une méridionalité double et avant-gardiste p. 94

1 Cette rubrique présente les travaux en cours des membres du GRIT en mettant l’accent sur la méthodologie, le dépouillement, la construction d’hypothèses et de typologies, toutes activités scientifiques qui disparaissent souvent dans la publication des résultats, mais participent néanmoins de l’élaboration du savoir.2 Le dossier de ce deuxième numéro des Cahiers du GRIT fait suite à un cycle de conférences qui  s’est  tenu à  l’UCL entre 2009 et 2010, dans  le  cadre des  activités  scientifiques du  séminaire interacadémique de 3e cycle « Texte, Image, Musique » (École doctorale « Langues et Lettres » - ED 3, École doctorale « Histoire, Art et Archéologie » - ED 4), du Groupe de Contact FNRS « Recherches sur les relations texte-image » et de la collaboration GRIT (UCL)-CRI (UCL)-Figura (UQAM).

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Utilité d’un modèle d’analyse dramatique pour l’étude linguistique des dialogues du Secret de

l’Espadon d’E.P. Jacobs

par Benoît Glaude

L’ateLier du Grit

Pour  citer ce numéro : Les Cahiers du GRIT, t. 2, Olivier Odaert & Jean-Louis Tilleuil (dir.), Louvain-la-Neuve, 2012. http://grit.fltr.ucl.ac.be/ 

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Utilité d’un modèle d’analyse dramatique pour l’étude linguistique des dialogues du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs

Témoignant de l’accession de la bande dessinée francophone au statut d’objet d’étude légitime, de nombreux travaux ont accordé une attention méritée à la composante iconique du système bédéique1. Grâce à eux, la recherche peut désormais aborder le texte sans négliger l’image, à condition de tenir compte de la mixité scriptovisuelle particulière à ce médium ou discours pluricode, c’est-à-dire en adoptant une approche globale. Cette perspective non syncrétique interdit aussi bien d’instrumentaliser le texte pour un projet qui le dépasse que de réduire le personnage à un rôle de simple porte-parole. Comme l’a tôt montré Pierre Fresnault-Deruelle, loin de se cantonner à la linéarité scripturale, la signification du texte peut se montrer révélatrice de la relation texte-image, ouvrant à sa lecture de nouvelles perspectives de tabularité. Néanmoins, hormis quelques exceptions, la composante textuelle de la bande dessinée demeure relativement délaissée par le discours critique. À tel point que les outils pour l’analyser font encore défaut. Ce constat justifie la nécessité de préambules mettant en œuvre des moyens pour analyser le texte sans l’instrumentaliser ; dans cet article, ces moyens seront essentiellement d’ordre linguistique.

Comment combler ce manque méthodologique ? Si, en adoptant le point de vue de la linguistique textuelle, je pose l’hypothèse que les séquences de texte bédéique ressortissent le plus souvent au type de la séquence dialogale décrit par Jean-Michel Adam2, je me vois justifié à m’inspirer de méthodes d’analyse du dialogue développées pour d’autres genres littéraires  dialogués.  Le  drame  classique  exemplifie  évidemment  cette  espèce  générique. Sans doute le genre romanesque n’atteint-il pas le même degré d’exemplarité, en dépit de sa prédilection pour le discours rapporté ; en effet, « la forme du dialogue dominant tire le roman vers le théâtre »3. Selon Catherine Kerbrat-Orecchioni4, le texte théâtral

1 À titre d’exemple, Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, « Formes sémiotiques », 1999, 207 p.2 Jean-Michel adam , Les Textes : types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue, Paris, Armand Colin, « Cursus », 2008 (1997), pp. 145-194.3 Ibid., p. 164.4 Catherine Kerbrat-orecchioni, « Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral », dans « L’écriture théâtrale », Pratiques, Metz, n°41, mars 1984, p. 47.

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classique constitue un objet d’étude privilégié pour la pragmatique énonciative, illocutoire et conversationnelle, dans la triple mesure où la spécificité de la communication théâtrale tient à son dispositif énonciatif, où « la parole dramatique est tout entière mise au service de l’action », enfin où le texte de théâtre, en tant que séquence structurée de type dialogal, n’est pas étranger à la conversation. En s’autorisant un tel rapprochement générique, cet article va tenter de mesurer l’utilité d’un modèle d’analyse dramatique (de Michel Vinaver5) pour l’étude linguistique des dialogues de bande dessinée.

Plus précisément, le présent travail explore cette voie de la linguistique textuelle en appliquant quelques outils d’analyse pragmatique du texte dramatique classique6 à une œuvre, elle aussi, classique. Il s’agit d’un court extrait (de trois planches) du premier tome7 du Secret de l’Espadon, première aventure des héros Francis Blake et Philip Mortimer. Prépubliée dès 1946 dans le premier numéro du journal Tintin belge, cette aventure terminée en 1949 inaugure l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge d’après-guerre. Inscrite dans ce contexte de production, elle relève d’un certain classicisme, au sens (j’y reviendrai) défini par l’esthétique de la ligne claire8. Dans son autobiographie intitulée Un Opéra de papier, E.P. Jacobs raconte ses nombreuses expériences de la scène (théâtrale, lyrique et radiophonique) jusqu’au milieu des années 1930. Dès l’enfance, il développe un goût précoce : « le théâtre me séduisit très tôt », confie-t-il, « ce qui prédominait et subjuguait mon imagination était avant tout l’effet “spectaculaire”, “théâtral” des choses »9. À l’adolescence, en même temps que les histoires en images, il découvre le répertoire théâtral contemporain en lisant des journaux illustrés :

J’avais — signe précurseur de ma future passion — un goût assez singulier pour les pièces de théâtre

que je découvrais dans Comœdia, Conférencia, Les Nouvelles littéraires. C’est ainsi que je connus

Ruy Blas, Les Burgraves, Cyrano  et  les  célébrités  de  l’époque  :  Coquelin,  Lucien  Guitry,  Sarah 

Bernhardt que je devais voir bien plus tard dans Daniel, son premier rôle.10

5 Michel VinaVer, « Méthode d’approche du texte théâtral », dans id. (éd.), Écritures dramatiques. Essais d’analyse de textes de théâtre, Arles, Actes Sud, « Répliques », 1993, pp. 891-911.6 Je parle, comme Catherine Kerbrat-Orecchioni, d’un modèle dramatique et de ses valeurs esthétiques dérivés de la tragédie classique au sens strict, qui ont dominé longtemps dans la culture française. A contrario, pour une introduction aux conditions d’existence des dialogues dans le drame moderne et contemporain. Voir Jean-Pierre sarrazac, « Le partage des voix », dans Jean-Pierre rynGaert (éd.), Nouveaux territoires du dialogue, Arles, Actes Sud, « Papiers » n°22, 2005, pp. 11-16.7 Le Secret de l’Espadon a connu des éditions en un (2002), deux (1950-3) ou trois albums (1984-6) : c’est cette dernière « trilogie » que j’utilise, en me référant également à la prépublication. Référence bibliographique : Edgar P. Jacobs, Le Secret de l’Espadon, t.1 : La Poursuite fantastique, Bruxelles, Blake et Mortimer, 1984, 56 p.8 Jean-Louis tiLLeuiL, « “Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement”. La Reprise du sens comme révélateur du classicisme hergéen », dans « Création, sens, éthique : la triangulation des enjeux littéraires », Les Lettres romanes, Louvain-la-Neuve, numéro spécial, 2000, p. 132.9 Edgar P. Jacobs, Un Opéra de papier. Les Mémoires de Blake et Mortimer, Paris, Gallimard, 1981, pp. 10 & 11.10 Ibid., p. 26.

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Benoît Glaude

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La seconde guerre mondiale ruine ses espoirs de carrière à l’opéra11, malgré sa pratique professionnelle du chant lyrique, notamment à la Monnaie de Bruxelles et à l’Opéra de Lille. Significativement, Jacobs s’est forgé très tôt un vocabulaire connoté par le théâtre, selon une tendance avouée à se représenter le monde et la fiction de façon théâtralisée.

L’histoire avec un grand H, qui rebute tant d’écoliers, se concrétisa aussitôt [à l’âge de onze ans]

pour moi en une sorte d’immense théâtre sur la scène duquel se déroulerait un spectacle dont les

différents tableaux, tantôt grandioses et superbes, tantôt violents et tragiques, se succéderaient en

une fresque prestigieuse et ininterrompue.12

Du côté du discours critique, l’imaginaire théâtral ressurgit sous la forme d’une métaphore filée dans cette description du processus créatif jacobsien :

La  succession des planches obéit  elle-même à  certaines  lois  : notre metteur en  scène procédait  à 

plusieurs découpages avant d’obtenir le tempo d’une histoire. […] Le livre construit par Jacobs est cet

opéra d’un nouveau genre où les acteurs bénéficient, pour mieux déployer leurs gestes emphatiques, 

d’un décor de cavernes, de monuments et de machines.13

Dans la perspective du présent article, la question se pose de savoir si l’analyse des dialogues d’E.P. Jacobs peut justifier ce recours au champ lexical du théâtre pour décrire son œuvre.

Validité sémiotique du rapprochement BD-théâtre

Avant d’appliquer à ce corpus la démarche linguistique annoncée, il faut s’interroger sur la validité du rapprochement BD-théâtre. Est-il sémiotiquement fondé ? La différence de supports d’énonciations  est  évidente  :  la page  se double  au  théâtre d’un autre  espace de réalisation, la scène, que ne connaît pas la bande dessinée dans sa forme habituelle. La planche de bande dessinée est elle-même l’équivalent des planches dédiées à la performance dramatique. Hormis le canal visuel requis pour décoder leurs systèmes sémiotiques communs (iconique, plastique, verbal), la réception de la bande dessinée se distingue de celle d’une œuvre dramatique en performance. Inutile de dire que la lecture d’un album ne requiert pas l’ouïe. Plus révélateur est le fait qu’elle entraîne un sens supplémentaire dans le contact tactile avec l’objet livre, car ce contact permet un autre temps de lecture, variable et réversible. Cette particularité bédéique est illustrée par plusieurs cases du Secret

11 Ibid., pp. 56 et 59.12 Ibid., p. 23.13 Didier barrière (éd.), « L’écriture et le livre dans l’univers dessiné d’Edgar Pierre Jacobs », dans Communication et langages, Paris, n° 83, janvier 1990, p. 37.

Les Cahiers du GRIT - n° 2

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de l’Espadon dont l’espace-texte n’obéit pas aux sens de lecture conventionnellement fixé de gauche à droite et de haut en bas. La réversibilité de la lecture bédéique permet au lecteur de reconstituer l’ordre des répliques dans le dialogue de la vignette 26.4 (fig. 1). C’est dire aussi notre implication dans le processus de lecture des bandes dessinées : par-delà les difficultés inhérentes à la mixité scriptovisuelle, « nous attendons d’une bande dessinée qu’un tout, texte plus image, soit intelligible »14.

fig. 1

« Ce qui dans l’image était présenté comme paroles ou pensées devient, dans notre espace, des mots »15, voilà l’effet concret de cette double nature sémiotique du texte bédéique. Naturellement, ceci porte à conséquences sur son analyse. Avant d’adapter à un dialogue de bande dessinée un modèle d’analyse prévu pour un autre genre littéraire, il faut savoir que « les mots et les phrases, constituants élémentaires de toute œuvre de fiction ou de poésie, ne sont pas “cadrés” comme le sont les vignettes de bande dessinée : ils font partie intégrante de notre monde et pas de celui des protagonistes »16. Malgré cette différence de nature sémiotique, déterminante pour la réception, selon Eleni Mouratidou le texte dramatique et le texte bédéique s’apparentent dans la mesure où ils appellent une mise en spectacle17. Ainsi, ce serait à l’exposition visuelle de l’interaction verbale et à sa réception que tiendrait leur tendance commune à la théâtralité. Les catégories poétiques antiques bien connues

14 David carrier, The Aesthetics of Comics, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2000, p. 32. Je traduis cette citation originale : « Viewing a comic, our expectation is that the unit, text plus picture, is comprehensible. »15 Ibid., p. 30. Je traduis cette citation originale : « What in the picture was presented as speech or thoughts becomes, in our space, words. »16 Tony Jappy, Regards sur le poème muet. Petite introduction à la sémiotique visuelle peircienne, Perpignan, PUP, « Études », 2010, p. 27.17 Eleni mouratidou, « D’une scène à l’autre. Matérialité et théâtralité de la bande dessinée », dans « Bande dessinée : le pari de la matérialité », Communication et langages, Paris, n° 167, mars 2011, pp. 41-52.

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Benoît Glaude

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reposent sur la distinction entre la narration attribuée à la voix du poète et le dialogue pris

en charge par des personnages. Dans la bande dessinée classique, les phylactères portent

généralement l’action, qui se réalise alors davantage par la bouche des personnages que par

la voix du narrateur. « Actualisé par la parole — à moins que son silence ne soit fonctionnel —

le personnage n’existe qu’en tant que personnage proférant »18, sur la page de bande dessinée

comme sur la scène de théâtre. Ainsi, pour la lecture critique de ce texte dialogal particulier,

a priori rien n’interdit de tester l’utilité d’un modèle issu de la théorie dramatique.

La validité du rapprochement des dialogues dramatique et bédéique a été démontrée

par Marion D. Perret, qui a décrit la capacité de la bande dessinée à se réapproprier un

soliloque tiré d’Hamlet. Malgré un propos philosophique et en absence d’action dramatique,

ce monologue peut être « créé » ou plutôt « recréé » en bande dessinée, sans nécessairement

altérer  les mots du texte original : « les  images semblent dominer les mots, mais au plus 

l’œil de l’esprit est impliqué, au plus les mots eux-mêmes remportent la prédilection du

lecteur »19. Le choix d’un soliloque renforce cette démonstration. En effet, la licence théâtrale

qui naturalise la tendance des personnages de théâtre à monologuer a passé dans la bande

dessinée.

C’est qu’au théâtre, rien n’existe que ce qui est dit, exprimé, proféré par le personnage. Si je veux

faire connaître au public la « pensée secrète » d’un personnage, laquelle ne « regarde » personne si

ce n’est justement le spectateur, je ne dispose d’aucun moyen, en l’absence de tout narrateur (c’est là

un point sur lequel le texte de théâtre s’oppose fondamentalement au texte romanesque), que de le

faire « parler tout seul »20.

Pourtant ce procédé qui est une nécessité pour le théâtre a surtout été retenu dans la BD

(semble-t-il) pour son potentiel de connivence avec le lecteur. La bande dessinée met en scène

des personnages seuls dont le discours produit « un signe au lecteur : les héros s’expriment 

comme s’ils avaient à nous communiquer clairement leurs états d’âme, ce qui en définitive

18 Pierre FresnauLt-derueLLe, « Le personnage de bande dessinée et ses langages » dans « Textes et discours non littéraires », Langue française, Paris, n° 28 (1), janvier 1975, p. 101.19 Marion D. perret, « “And Suit the Action to the Word”: How a Comic Panel Can Speak Shakespeare », dans Robin Varnum & Christina T. Gibbons (éd.), The Language of Comics. Word and Image, Jackson, University Press of Mississippi, 2001, p. 125. Je traduis cette citation originale: « Because both gesture (drawing) and speech (words) are translated into visual elements, pictures seem to dominate words, but the more the mind’s eye is engaged, the more words themselves take precedence for the reader. »20 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 54.

Les Cahiers du GRIT - n° 1

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se produit explicitement dans ces nombreux “a parte” »21. Chez Jacobs plus qu’ailleurs,

le soliloque apparaît (lui aussi) comme un outil clarifiant  la compréhension du récit et  la 

perception de ses personnages. En réalité, cette observation s’applique à la plupart des

réflexions des personnages exprimées à haute voix dans la BD, « alors que la vraisemblance 

voudrait que la fonction d’expression, non nécessairement liée aux lois de la langue (linéarité

du signifiant, syntaxe), soit sujette pour le moins à plus d’“idiolectalité” »22. Sur ce point déjà,

le théâtre et la bande dessinée s’opposent à la conversation ordinaire. Il suffit d’observer la 

vignette 26.10 (fig. 9) du Secret de l’Espadon pour remarquer à quel point son texte est

littérarisé : grande formalité malgré un acte de langage hostile (la menace : « Malheur à vous, 

si… »), registre de langue soutenu (sauf une incursion du lexique familier dans « vous vous

êtes fait rouler »), rares marques d’oralité (le présentatif « c’est » et l’interjection « Ah ! »),

même s’il manque des connecteurs logiques (par exemple, avant la laconique clôture). En

outre, Jacobs ne pratique pas le fractionnement physique des phylactères, mais il ménage à

l’intérieur de ceux-ci des pauses prosodiques en usant des points de suspension. Ce procédé

typographique aère lui aussi le texte qui « tronqué en un, trois ou quatre segments réalise ce

qu’on pourrait appeler une dramatisation de l’énonciation »23. En somme, comme au théâtre,

les « règles qui régissent les “tours de parole” s’y appliquent aussi de façon beaucoup plus

systématique : il y a effectivement “minimalisation des silences et des chevauchements” (les 

silences n’y peuvent être que de courte durée ; le dialogue théâtral a peur du vide ; quant aux

chevauchements, ils sont constants dans l’échange quotidien, où ils produisent parfois un

effet de cacophonie, ce dont le dialogue théâtral, entièrement mis au service de l’écoute et de

la compréhension du spectateur, ne peut guère prendre le risque) »24.

Au nom de ces points communs, les dialogues bédéique peuvent être confrontés

avec un modèle dramatique du point de vue linguistique. Néanmoins, les dialogues ne sont

pas les seules occurrences textuelles du système de la bande dessinée. Techniquement, le

passage de la mimesis à la diegesis est tout à fait possible à l’intérieur d’une œuvre de BD, et

d’ailleurs fréquent, comme l’illustre incessamment Le Secret de l’Espadon.

21 Pierre FresnauLt-derueLLe, op. cit., p. 103.22 Ibid., p. 104.23 Ibid., p. 102.24 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 55.

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fig. 2

Les mots non attribués à un personnage sont, par défaut, une narration accompagnant l’image et

ils ne doivent pas être exprimés au présent ; comme dans un roman, si aucun individu (ou groupe)

ne parle, les mots reviennent à cette instance narrative impersonnelle. Quand le mot « BANG » est

inséré dans l’image, sans phylactère, nous le lisons comme une description de l’action, proférée par

personne. Ce qui est crucial, c’est qu’elle pourrait aussi bien se voir remplacée par un phylactère car,

à travers elle, des mots parlent de mots25.

Dans cette vignette 14.1 (fig. 2), la description onomatopéique de l’action, « BANG », est doublée par le récitatif, qui répète qu’« une violente explosion éclate à proximité du “Golden Rocket” ». Ceci nous rappelle que « le sens de ce que les spectateurs voient découle d’une synergie des conceptions de l’artiste, ici exprimées tant par la glose que par le dessin, et de la façon dont le spectateur perçoit l’émotion [dramatique] »26.

Si le lexème onomatopéique fournit le message sémantique, son graphisme représente d’une part

sa plasticité et d’autre part son interprétation pragmatique interne — la façon dont les personnages

sont censés agir — et externe — la façon dont le lecteur doit se représenter tel ou tel autre énoncé.

Le code plastique d’énoncés linguistiques d’une bande dessinée peut donc représenter, au moins

partiellement, le système didascalique de cette dernière.27

25 David carrier, op. cit., pp. 34-36. Je traduis cette citation originale : « Words not attached to a character are, by default, narrative accompanying the picture and need not be in the present tense; as in a novel, if no individual (or group) is speaking, the words belong to that impersonal narrative. When the word “CRASH!” is inserted within the picture, without a balloon, we read it as description of the action, spoken by no one. What is crucial is that there can also be a balloon, for that makes these words spoken words. »26 Marion D. perret, op. cit., p. 129. Je traduis cette citation originale : « The meaning of what the viewer sees comes from synergy of the artist’s conception, here expressed in glosses as well as drawing, and the viewer’s perception of the emotion, here identified for him. »27 Eleni mouratidou, op. cit., p. 47.

Les Cahiers du GRIT - n° 2

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Certes, en dehors des cas où il cède explicitement la parole au narrateur, l’auteur laisse une trace de sa présence (notamment) dans les signes du code médiatique. On pourrait donc penser que ces derniers exercent une fonction proche des didascalies du texte théâtral. Tout comme elles, les signes médiatiques spécifiques au code de la bande dessinée déterminent les conditions d’énonciation des dialogues. Pourtant, ils ne peuvent pas s’assimiler au système didascalique. En réalité, le lecteur de bande dessinée « visualise ce qu’un spectateur de théâtre aurait reçu comme la transformation sémiotique d’un texte didascalique […], toute énonciation en bande dessinée est un condensé de lecture et d’interprétation visuelle incluant aussi bien les conditions d’énonciation de la BD que son énonciation même »28. Prenons un exemple pour l’illustrer.

fig. 3

28 Id.

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Benoît Glaude

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Considérons le segment narratif S1 (v. 25.2-7) avec la case avant-courrier qui clôt l’action

précédente (S0, v. 25.1), lisons-les dans leur version originale (fig. 3-4). Une fois n’est pas

coutume, la version du texte de l’édition de référence (l’édition de 1984), malgré son nouveau

lettrage, est restée relativement similaire à la prépublication dans le journal Tintin. Pour

situer la progression dramatique d’ensemble, rappelons-nous que, après avoir contraint

les héros au sabotage de leur base puis à la fuite, Olrik vient d’abattre en combat aérien le

« Golden Rocket » de Blake et Mortimer. Le colonel abandonne la poursuite, laissant l’épave

dans le désert iranien, ignorant que les deux héros s’en sont tirés sains et saufs, avec l’un

de leurs copilotes : Jim. Les segments S0+1 comportent trois brèves séquences dialoguées 

composées chacune de deux interventions retranscrites : v. 25.1, v. 25.3+5 et v. 25.4. Je dis 

« retranscrites » parce que les deux interventions de Francis Blake nous invitent à postuler

l’interaction non réalisée qu’elles  impliquent  :  la  focalisation des regards des allocutaires 

(« regardez »), leur assentiment (« laissez-moi faire »), l’expression de leur surprise (en

réponse aux mots « un camion » et « ils nous ont vu ») et les gestes commandés à Jim

(«  cachez  »  ;  «  repérez  »).  Plusieurs  répliques  des  segments  narratifs  S0+1  contiennent 

des informations relevant du passé diégétique immédiat (v. 25.1 : « le Golden Rocket a été 

abattu » ; v. 25.5 : « ils nous ont vu ») ou bien d’un avenir prospectif (v. 25.5 : « Vite, Jim, 

cachez les plans et nos papiers sous un bloc de roche et repérez bien l’endroit… Pour le reste,

laissez-moi faire… »). Sur ce point, certaines répliques du Secret de l’Espadon apparaissent

particulièrement théâtrales, et nous aurons l’occasion d’observer plus loin qu’elles ne

constituent pas des exemples isolés :

L’ensemble des informations extérieures à la scène mimétique (passé immédiat) ou les projections

sur l’avenir (décision d’action, hypothèses sur le futur, annonces proleptiques…) ne peuvent être

données au théâtre que par l’intermédiaire des personnages, sans le recours possible à la régie d’un

narrateur omniscient, comme c’est le cas dans la fiction romanesque.29

À côté de ces dialogues, cinq récitatifs remplissent majoritairement une fonction didascalique,

qui rend leur lecture accessoire puisque ces « didascalies » sont réalisées par l’image. Dans

la case 25.7 (fig. 4), la redondance de tous les codes sémiotiques (visuel, médiatique et

textuel) prend même une ampleur signifiante. En effet, tout concourt à attirer l’attention du 

lecteur sur ce moment du récit, à lui faire comprendre que cette action est cruciale dans le

procès narratif.

29 André petitJean, « La figuration de l’espace et du temps dans les dialogues de théâtre », dans « Pratiques textuelles théâtrales », Pratiques, Metz, n° 74, juin 1992, p. 120.

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fig. 4

Mises à part leurs redondances, ces interventions du narrateur se justifient parfois par une 

fonction de régie, en amenant tantôt l’identification des personnages (v. 25.2 : « Blake et ses 

compagnons » ; v. 25.4 : « le commandant Hussein » ; v. 25.6 : « le lieutenant Ismaïl), tantôt 

l’indication d’une ellipse temporelle (v. 25.3 : « depuis une heure »). En outre, la vignette 25.4 

fournit le récit de la quête des occupants du camion, c’est-à-dire une information de nature

non didascalique. Comme le théâtre, la bande dessinée « ne représente que les “moments

critiques” de la fiction : les autres événements (passés ou simultanés) sont rapportés à l’aide 

de récits diégétiques ou traités elliptiquement »30. Pour ce faire, on le voit dans la case 25.4,

la bande dessinée recourt à la voix d’un narrateur. Si le récit peut être pris en charge par

ce récitatif, à l’inverse la plupart des répliques des personnages se chargent de références

spatiales et temporelles. Par exemple, le colonel Olrik signale qu’« il fait trop sombre » (v.

25.1) et Blake identifie une silhouette lointaine à « un camion » (v. 25.3). Ils livrent ainsi tous 

deux une information déictique sur « la locativité mimétique [qui] correspond aux données

contextuelles censées être partagées par les personnages dans l’ici-maintenant de leur

énonciation »31. De ce point de vue, la vignette 25.5 apparaît exemplaire puisque la longue

intervention de Blake (qu’on peut imaginer divisée en trois échanges délimités par les points

de suspension) livre des informations sur le temps (« trop tard », « vite »), les objets (« les

plans et nos papiers »), l’espace mimétique (« sous un bloc de roche », « l’endroit ») et sur

un espace diégétique non représenté (« ils nous ont vu »). Nous savons que, contrairement

30 Ibid., p. 119.31 Ibid., p. 107.

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au théâtre, la locativité diégétique de la bande dessinée n’est pas contrainte par l’insécabilité

de l’espace scénique. Ainsi, les vignettes (25.4+6) qui encadrent celle-ci mettent en spectacle 

l’espace diégétique du camion, non représenté dans la case 25.5. Pour conclure, la fonction

de régie exercée par les didascalies du texte dramatique est assumée dans la bande dessinée

par les récitatifs (à travers une voix narrative qui assume cette fonction didascalique parmi

d’autres), par les dialogues (qui participent eux aussi à la figuration de l’espace et du temps) 

et par la réalisation de la scène en image (actions, personnages, décors). Dans le point

suivant, je me contenterai d’analyser les dialogues d’un extrait du Secret de l’Espadon — à

l’exclusion donc des récitatifs, sur lesquels je conclurai — à partir de moyens d’investigation

linguistique appropriés à la critique du théâtre.

Délimitation d’un fragment du corpus à étudier

Sans perdre de vue la linguistique textuelle, j’applique au récit de bande dessinée d’E.P.

Jacobs  une  méthode  d’approche  spécifique  au  texte  théâtral  dont  Michel  Vinaver  a 

démontré le rendement32. Selon cette méthode d’« exploration de la surface de la parole

[…], l’analyse d’un petit échantillon de texte prélevé dans le tissu de l’œuvre permet, pour

l’essentiel, de déterminer le mode de fonctionnement de l’ensemble de la pièce »33. Ce

choix de prélever un fragment court s’accorde avec la pratique critique propre à la bande

dessinée. Elle s’illustre dans des travaux34 qui parviennent à dégager certains principes du

fonctionnement sémiotique de tout un album à partir de l’analyse d’une seule planche. Que

le choix du corpus d’analyse soit aléatoire ou porté préférentiellement sur un nœud narratif

comme la scène d’exposition — ou plutôt, s’agissant du récit bédéique, l’incipit —, c’est à

l’analyse de déterminer en quoi le fragment se révèle caractéristique de l’œuvre entière.

Bien évidemment, je ne souhaite pas considérer ce texte dialogal hors de son contexte

car, comme je l’ai dit, l’incursion d’un phylactère change la nature sémiotique de l’image.

Comme le dit David Carrier, « si nous traitons le contenu des phylactères seulement en tant

que dialogue accompagnant l’action, leurs mots pourraient aussi bien n’apparaître que sous

l’image »35. Cependant, mener une lecture linguistique des dialogues bédéiques n’implique

pas nécessairement leur décontextualisation.

32 Sa démonstration met en rapport l’économie de moyens mis en œuvre — à savoir un corpus et un appareil théorique réduits — et la signification globale dégagée de l’œuvre. Voir Michel VinaVer, op. cit., p. 893-895.33 Michel VinaVer, op. cit., p. 895.34 L’article de Jean-Louis Tilleuil déjà cité analyse une planche d’Hergé. Pour un exemple appliqué au corpus jacobsien, voir Pierre FresnauLt-derueLLe, « La Marque Jaune : lecture d’une planche d’Edgar-Pierre Jacobs. Entre Fantômas et Nosferatu », dans Communication et langages, n°135, avril 2003, pp. 4-11.35 David carrier, op. cit., p. 40. Je traduis cette citation originale : « If we treat the balloon contents as just dialogue accompanying the action, there is no reason these words could not just as well be presented bellow the picture. But adding the balloon changes the nature of a picture. »

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L’environnement iconique du ballon qui permet à l’auteur de faire l’économie de performatifs

explicites, d’adverbes ou de locutions, etc., nuançant d’autre part la valeur de telle ou telle phrase

ou encore assurant la métaphorisation des conditions d’énonciation (rythme, ton, etc.), cet

environnement donc, véritable prétexte au texte proprement dit du ballon, est l’instance même à

partir de laquelle le discours existe en tant qu’illocution et perlocution.36

Le choix — certes discutable, mais posé d’entrée de jeu — de lire Le Secret de l’Espadon

dans son montage en trois tomes (1984-6) implique de considérer chacun des albums

comme une unité cohérente du récit, sous réserve d’une confirmation par l’analyse. Deux 

arguments motivent cette option, qui tendent à démontrer la nature expérimentale de cette

première aventure de Blake et Mortimer. D’une part, pour l’édition en album(s) Edgar P.

Jacobs a retravaillé fondamentalement les planches prépubliées en 1946-737, notamment en

modifiant substantiellement leur texte, dont il confie la mise en forme à un lettreur. D’autre 

part, les statistiques de mise en strip produites par Renaud Chavanne indiquent une certaine

particularité formelle de ce premier tome par rapport aux deux suivants38. Or, selon lui, le

texte détermine fortement la composition du strip jacobsien : dans une œuvre « où l’écrit 

occupe une place si grande, il était inévitable que les zones dédiées au texte (phylactères

et récitatifs) aient un impact sur la composition »39. À l’exemple de cette lecture, j’adopte

donc le strip comme unité compositionnelle de l’œuvre jacobsienne. Pour en revenir à la

méthode de Michel Vinaver, l’étendue de l’extrait théâtral analysé peut couvrir « environ

cinq à dix pour cent du volume de l’œuvre »40 ; il s’agirait donc dans mon cas de choisir un

fragment long de sept à quinze strips sur un total de cent quarante-six41. Je porte mon choix

intuitivement sur les trois pages numérotées de 26 à 28 dans mon édition, qui couvrent neuf

strips (fig. 5-7).

36 Pierre FresnauLt-derueLLe, « Le personnage de bande dessinée et ses langages », op. cit., p. 107.37 Renaud chaVanne, Edgar P. Jacobs et le secret de l’explosion. Montrouge, PLG (Mémoire vive), 2005, p. 34.38 Ibid., p. 283. Pour un nombre total similaire de strips, le tome 1 présente 19% de strips « segmentés » et 8% de strips « déséquilibrés » contre des taux d’environ 60% et 1% qui sont similaires dans les deux autres tomes.39 Ibid., p. 250.40 Michel VinaVer, op. cit., p. 895.41 Ce total établi par Renaud Chavanne ne prend pas en compte les agrandissements de vignettes en pleine page (7, 22, 30, 44 et 54).

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fig. 5

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fig. 6

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fig. 7

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Les segments (ou propositions) narratifs

Pour suivre les recommandations de Michel Vinaver, je dois maintenant diviser ce fragment en segments successifs, unités informationnelles ou événementielles. Le point de vue adopté ici est celui, narratologique, du texte comme récit. Le texte de théâtre, comme celui de bande dessinée, relève du genre rhétorique de la narration, « catégorie englobante avec ses sous-genres aux  formes et  fonctions spécifiques »42, parmi lesquels l’espèce de narration dramatique retiendra notre attention. En ce sens, le « texte » bédéique peut être divisé en segments narratifs, correspondant aux propositions du modèle textuel de Jean-Michel Adam :  [Texte  [Séquence(s) narrative(s)  [Macro-propositions narratives  [proposition(s)]. Voici (fig. 8) ma segmentation pour l’analyse du fragment de mon corpus :

fig. 8

Les transitions entre ces segments peuvent être éventuellement motivées, comme au théâtre, par « un changement de sujet, ou de ton, ou d’intensité, ou d’interlocuteurs dans le dialogue »43 ; c’est le cas des passages de S4a à S4b, de S5c à S5d, puis à S5e, enfin à S6. À ceci il faut ajouter les points de suspension en fin d’intervention qui fonctionnent comme suture typographique, procédé typique de la bande dessinée franco-belge classique, entre deux

42 Jean-Michel adam, op. cit., p. 72.43 Michel VinaVer, op. cit., p. 896.

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interventions successives ; ils permettent de distinguer la cohérence de S1, de S2’, de S5a (même si la case 27.5, muette, ne contient exceptionnellement pas le récitatif attendu), enfin de S5e. En outre, dans la bande dessinée comme dans le roman, le segment narratif peut être déterminé par un changement de focalisation narrative ; c’est le cas des changements de lieux (surtout S3, S5b, S5c) ou de focalisation actantielle (v. 25.4 et 7 ; 26.1-3, 7-8 et 10, 11 ; 27.4, 10). Pour en revenir à la méthode de Michel Vinaver, j’en suis à la lecture au ralenti, qui m’a déjà permis de relever les actions de détail de chaque segment, dont l’enchaînement, procède de la cause à l’effet44. Ainsi, dans la progression dramatique, c’est le principe de nécessité qui joue entre les actions de détails successives, conformément au schéma d’un récit d’aventure à rebondissements. Quant à l’action d’ensemble, remarquons que le fragment entier semble trouver sa cohérence45 dans la transaction d’un objet, à savoir la perte (S2’) puis le recouvrement (S6) par les héros d’un document secret. Cette transaction n’est pas tout à fait nulle, puisqu’une partie du document reste perdue sur la piste de l’Est (v. 26.3), ce qui porte à conséquences sur la progression de l’action dans la structure de l’ensemble du récit46. D’après Didier Barrière, cette poursuite d’un document écrit constitue le ressort dramatique de nombreuses aventures de Blake et Mortimer :

Ces différents avatars de l’écriture ont parfois un rôle essentiel dans la fiction. Ils conduisent peu 

à peu le héros vers un lieu secret, presque toujours souterrain, ici une base militaire, là une crypte

sacrée entourée d’eau morte, ailleurs une cité interdite. Et l’itinéraire initiatique […] est lui-même

comme une allégorie de l’écriture, difficile cheminement vers la connaissance.47

Interventions vs Séquences

Après avoir considéré les unités informationnelles au niveau du texte comme récit, j’en arrive aux « micro-actions produites par la parole (et, le cas échéant, par les didascalies) […] : c’est le niveau moléculaire du texte, où sens et matière, le contenu sémantique et le contenant formel (phonique et rythmique), ne font qu’un »48. La recherche de ces unités de dialogue nous entraînant sur le terrain de la linguistique textuelle, commençons par quelques  définitions  terminologiques.  Selon  Jean-Michel Adam49, le texte dialogal, c’est-à-dire la macro-unité textuelle appelée aussi interaction verbale, peut être défini comme 

44 Ibid., pp. 896 et 901.45 L’intention des éditeurs modernes des albums (1984-6) était peut-être de souligner la cohérence structurale de ce passage (atterrissage en Iran, puis évasion vers le Makran), lieu du récit supposé stratégique, lorsqu’ils l’ont encadré par deux vignettes agrandies en pleine page (22 et 30).46 Le colonel Olrik retrouve ce document (v. 36.1-3), qui lui permet de localiser l’avion de Blake et Mortimer baptisé « Golden Rocket », moyen le plus rapide pour eux de rallier leur base secrète. Cet atermoiement porte à conséquences, puisqu’il reporte l’arrivée des héros auprès du fameux Espadon au troisième tome de la série.47 Didier barrière, op. cit., p. 30.48 Michel VinaVer, op. cit., pp. 896-897.49 Jean-Michel adam, op. cit., p. 154.

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une structure hiérarchisée. Il est constitué de séquences — plus grandes unités dialogales — d’échanges (question-réponse) ; elles mêmes sont constituées d’interventions — plus grandes unités monologales dites aussi tours de parole — exprimant des actes ou clauses. Je retrouve dans ce dernier terme les micro-actions de Michel Vinaver. Soit, pour schématiser, la hiérarchie textuelle [texte dialogal < séquences < échanges < interventions < actes]. Cette synthèse ne rend sans doute pas la subtilité de la hiérarchie décrite par J.-M. Adam. Le linguiste distingue encore deux types de séquences : phatiques (représentées généralement par les salutations d’ouverture et de clôture) et transactionnelles (ce corps de l’interaction est centré sur un sujet de discussion). En outre, l’unité de l’intervention pêche par son imprécision, en tant que « constituant complexe qui peut avoir pour constituants aussi bien d’autres interventions que des actes de langage ou même des échanges »50, elle « peut fort bien s’étendre en longueur et être constituée par un récit complet ou par une séquence d’explication enchâssée en un point de l’échange en cours »51.

Cette  flexibilité  sémantique me  permet  de  considérer  comme  unité  d’intervention verbale de la bande dessinée tout cartouche et tout phylactère dans son intégralité. Pour justifier ce parti pris, je précise qu’aucune des répliques de mon fragment n’est fractionnée à l’intérieur d’une vignette. Autrement dit, dans chaque case une interaction (phylactère ou cartouche) équivaut bien à une prise de parole d’un locuteur. À l’échelle du récit, la bande dessinée étant un genre séquentiel, chacune de ces interventions peut prendre place, comme on l’a vu, dans des groupements ou segments de vignettes. Je dois insister sur le fait que l’intervention ainsi définie n’est pas une unité du système de la bande dessinée, mais seulement une unité du dialogue bédéique. Dans l’approche non syncrétique que je vise ultimement, l’unité signifiante (l’unité de la sémiose continue) ne peut être que la vignette, le strip, la planche ou éventuellement la double page. Ceci se justifie probablement par les conditions de réception de la bande dessinée, du moins par le processus de lecture que décrit Tony Jappy :

D’une vignette à l’autre, ce qui constitue le signe principal dans la première détermine l’interprétant

dans la seconde, qui devient ensuite à son tour signe et détermine un autre interprétant, ainsi de suite

dans une séquence qui ne se termine que dans la dernière vignette au moment où nous la lisons.52

50 Anne rebouL, « Le texte de théâtre comme discours dialogal monologique polyphonique », dans « Discours théâtral et analyse conversationnelle », Cahiers de linguistique française, Genève, n°6, 1985, p. 50.51 Jean-Michel adam, op. cit., p. 158.52Tony Jappy, op. cit., p. 48.

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Les échanges

Afin d’en arriver aux actes de langage, la « plus petite unité constitutive de la séquence

dialogale »53 de forme tant verbale que gestuelle, je propose de me centrer sur l’un des

segments que j’ai isolés : S4 (v. 26.6-12) (fig. 5). Du point de vue informationnel, il s’agit,

comme je l’ai déjà dit, du compte rendu qu’Hussein fait par téléphone à son supérieur

depuis son bureau (S4a), dans un dialogue constitué de quatre interventions (une d’Hussein

contre trois du commissaire de district), lui-même encadré par un dialogue injonctif entre

Hussein et Ismaïl (v. 26.6, 11-12). Dans un premier temps, je me concentre sur S4a (v. 26.6-

10). En raison de l’imprécision de la notion d’intervention, je dois délimiter des unités du

dialogue plus assurées, comme la séquence et l’échange, afin d’en arriver à isoler des actes. 

Ce dialogue peut être supposé encadré par deux séquences phatiques : l’ouverture n’est pas 

réalisée, mais elle paraît vraisemblable dans ce contexte militaire fortement ritualisé ; la

clôture (fig. 9) est actualisée par une rupture de contact unilatérale et laconique : « C’est 

tout… » (v. 26.10).

fig. 9

Cette absence des échanges phatiques de type « Allo, commissaire ? » et « Au revoir,

commandant », qui dénote ici la nature violente et lacunaire de cette interaction verbale,

n’interdit pas leur reconstruction par le lecteur. Elle n’empêche pas de reconnaître une unité

textuelle dialogale dans le segment S4a, comportant un début et une fin :

53 Jean-Michel adam, op. cit., p. 158.

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L’idéal du consensus semble traverser un grand nombre d’approches de la conversation. Les formes

écrites du dialogue, en revanche, en tant qu’unités de composition textuelle, échappent partiellement

à la contrainte rituelle ou, en tout cas, on peut difficilement accorder à cette contrainte une place 

centrale. Les échanges « confirmatifs » sont, en effet, le plus souvent absents des dialogues théâtraux, 

romanesques et philosophiques. Lecteurs et spectateurs voient rarement les personnages se saluer

et prendre congé.54

Entre ces deux séquences phatiques hypothétiques, je compte quatre séquences

transactionnelles correspondant à des changements thématiques : (Séq. 1) le compte rendu 

d’Hussein ; (Séq. 2) le constat de la disparition des documents secrets ; (Séq. 3) la description

des prisonniers par Hussein ; (Séq. 4) la transmission des ordres du commissaire de

district. Je compte treize échanges à l’intérieur de ces séquences, constitués soit de couples

injonction-réponse (a, f, k et l), soit de paires question-réponse (b, c, d, e, g, h, i et j), bien

que certaines soient incomplètes. La retranscription de cette conversation médiatisée par le

téléphone apparaît elliptique, en raison de la focalisation narrative sur un seul personnage à

la fois. Certes, cette focalisation alternée entraîne des changements de lieu entre l’extérieur,

l’intérieur du bureau d’Hussein et l’intérieur du bureau de son supérieur. Néanmoins, les

interventions sont trop longues pour que le dialogue apparaisse dans son intégralité. Comme

je l’ai déjà dit, les interventions de notre fragment du Secret de l’Espadon apparaissent dans

un espace-texte (cartouche ou phylactère) jamais fractionné. Ce qui peut apparaître comme

un archaïsme des débuts de la bande dessinée franco-belge révèle en fait le caractère construit

du dialogue bédéique en général. En tant que dialogue littéraire, il reste une construction,

« éliminant nombre de scories qui encombrent la conversation ordinaire (bredouillements,

inachèvements, tâtonnements, lapsus et reformulations, éléments à pure fonction

phatique, compréhension ratée ou à retardement) »55. Or, cette discussion téléphonique

rétablit exceptionnellement certaines de ces scories. Elles traduisent l’effet de la médiation

téléphonique, le téléphone ne mettant pas corporellement en présence les locuteurs. Ainsi,

certaines des nombreuses pauses marquées par des points de suspension, les interpellations

phatiques (« Hein ?... Comment ? », v. 26.8) et les hésitations (« Mais… Je… », v. 26.9)

laissent supposer qu’on parle à l’autre bout du fil. Ceci dit, certaines paroles éludées sont 

répétées par l’allocutaire, de façon à restaurer l’intelligibilité du dialogue. Exemple typique : 

« Hein ?... Comment ? Qu’est-ce que vous dites ?... Ils n’avaient pas de papiers sur eux ? »

(v. 26.8, je souligne).

54 Jean-Michel adam, op. cit., p. 150-151.55 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 55.

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Dans le cas où les termes des échanges sont actualisés, ils constituent une unité élémentaire permettant de repérer des actes de langage. Je compte dix-huit de ces unités dans le segment S4a (fig. 5), que voici restituées, dont six contiennent la répétition, soulignée dans le texte, d’une parole non rapportée (2’, 6’, 7’, 9’, 11’ et 14’).

Segment S4a

26.6 : A1 – [1] Bouclez-les, Ismaïl… [2-2’] Je vais téléphoner au commissaire de district pour lui annoncer notre capture…

26.7 : B1 – [3] Très bien, très bien, voilà de l’excellent travail, commandant Hussein… [4] Je vais immédiatement avertir le colonel Olrik… [5] À propos, prenez bien soin des papiers… [6-6’] Oui… Des documents de la plus haute importance… Secret d’État…

26.8  : B2 –  [7-7’] Hein ?... Comment ? Qu’est-ce que vous dites ?... Ils n’avaient pas de papiers sur eux ? [8] Dites donc, Hussein, que signifie cette plaisanterie ? [9-9’] Morgan ? Qu’est-ce que c’est que cela ?... [10] Allons, donnez-moi le signalement de ces hommes et vite…

26.9  :  A2 –  [11-11’] …comme j’avais l’honneur de le dire à Votre Excellence, il s’agit de deux mitrailleurs et d’un radio. [12] Pardon ?... [13] Le premier… Grand… Blond… Petite moustache… Le second… Un homme assez fort… [14-14’] Oui, Excellence, portant la barbe… Mais… Je…

26.10 : B3 – [15] …vous vous êtes fait rouler, commandant !... C’est Blake et Mortimer que vous avez capturés… Ah ! Malheur à vous, si nous ne retrouvons pas ces documents… [16] Je ferai prendre les prisonniers cette nuit. [17] D’ici là, mettez-les au secret… [18] C’est tout…

Segment S4b

26.11 : C1 – [19] Ah ! Ah ! Je crois que j’ai bien fait de m’emparer de ces papiers !

26.12 : A3 – [20] Lieutenant, par ordre du commissaire, il est formellement interdit, sous aucun prétexte, d’approcher les prisonniers. [21] On viendra les chercher cette nuit…

26.12 : C2 – [22] Très bien, commandant.

Le schéma suivant (fig. 10) résume mon découpage du segment dialogal S4a. Il met en évidence les modes d’articulation des échanges transactionnels56. Le plus souvent, j’observe un liage coordonné d’échanges successifs, qui installe le commissaire dans les rôles de décideur (quatre injonctions) et de questionneur (cinq questions) et Hussein dans les rôles de narrateur (monologue narratif de la Séq. 1) et de répondant (neuf réponses)57. Rarement, les  rôles  s’inversent  :  ou  bien,  à  la  faveur  d’un  enchâssement d’échange (b[6’], h[12]), Hussein pose une question essentiellement pour vérifier sa compréhension ou traduire son 

56 Jean-Michel adam, op. cit., p. 162.57 Voici le détail de ces comptages : Hussein ne produit pas d’injonction, mais bien trois questions (b[6’], h[12], j[14]) et neuf réponses (a’[7’], c’[Ø], d’[9’], e’[Ø], f’[11], g’[13], i’[14], k’[Ø], l’[Ø]) ; quant au commissaire, il émet quatre injonctions (a[5], f[10], k[16], l[17]), cinq questions (c[7], d[8], e[9], g[Ø], i[14’]) et trois réponses (b’[6], h’[Ø], j’[15]). Légende : x[O]=transcrit ; x[O’]=lacune de transcription répétée ailleurs ; x[Ø]=non transcrit.

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étonnement ; ou bien, dans le cas des échanges coordonnés au sein d’une unité élémentaire de dialogue, Hussein passe du rôle de répondant (i’[14]) à celui de questionneur (j[14]), à nouveau pour exprimer son ahurissement.

fig. 10

Les actes de langage

J’aborde enfin la pragmatique illocutoire, à travers le fonctionnement des actes de langage, en considérant l’ensemble du segment S4 (v. 26.6-12) (fig. 5). J’ai annoncé d’emblée que l’unité informationnelle du segment S4 se fonde sur la transmission d’un ordre à deux niveaux hiérarchiques subordonnés. À nouveau, Michel Vinaver58 nous propose un outil d’analyse utile, cette fois pour décrire les figures textuelles s’appliquant aux plus petites unités dialogales du segment. C’est ce que détaille le schéma suivant (fig. 11). Tandis que les

58 Michel VinaVer, op. cit., pp. 901-902.27

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figures fondamentales produisent un véritable acte (elles se concentrent dans l’interrogatoire de la Séquence 3), les autres ont surtout une fonction dramaturgique (le récit de la Séq. 1, la révélation de la Séq. 2 et le soliloque du second dialogue enchâssé), voire purement informationnelle (l’ordre exprimé dans la Séq. 4 ; la transmission de cet ordre dans le dialogue enchâssant). S’il faut repérer des actes de langage essentiels, il y aurait l’acte d’injonction du commissaire et  l’acte de  justification du commandant Hussein,  tous deux marqués de dialogisme par la duplicité d’Ismaïl. La seule violence verbale est ressentie par Hussein qui, hormis  l’injonction cavalière  [1] « Bouclez-les », n’adresse pas d’ordre à son subalterne  : il se contente de transmettre par citation la décision venue d’en haut. Il faut dire que, dès l’ouverture du dialogue enchâssant, Hussein fait preuve d’un manque de retenue trahissant un défaut de confiance en soi. L’étourderie ou l’euphorie de sa découverte ne suffisent pas à expliquer pourquoi il justifie l’emploi de son temps à un subalterne : [2] « Je vais téléphoner au commissaire de district pour lui annoncer notre capture ». Ce comportement renforce la position de force du commissaire et d’Ismaïl (qui, au contraire d’Hussein, est un maître de la dissimulation) à l’égard du commandant. Cette dominance tient à ce qu’ils possèdent tous deux une meilleure connaissance de l’affaire en cours.

fig. 11

L’analyse de la conversation téléphonique du segment S4a conforte l’évidence que, bien qu’Hussein détienne une bonne part des informations au départ, il subit la domination verbale de son supérieur hiérarchique. Soumis à un interrogatoire en règle, il ne contrôle pas toujours son énonciation face à son allocutaire : il ne parvient pas à se retenir d’exprimer son étonnement dans ses trois uniques demandes d’éclaircissement (b[6’], h[12], j[14]). Cela s’observe dans la répartition spatiale du texte dans le phylactère de la vignette 26.9. Le

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blanc typographique laissé par les points de suspensions et l’énumération des brefs traits du

signalement des héros rend palpable la déroute illocutoire du commandant. Ce faisant, elle

« nous sensibilise à la façon dont le texte verbal se positionne au sein du texte visuel, nous

impliquant dans la co-élaboration d’un sens aussi bien subjectif qu’objectif » :

Que nous soyons ou pas conscients de le faire, quand nous lisons [une bande dessinée], nous avons

tendance à attribuer une partie de notre propre activité mentale à l’inspirateur visuel de cette

activité.59

Seul le commissaire ordonne, demande directement des informations (c[7], d[8], e[9], g[Ø],

i[14’]) et peut se permettre de répondre laconiquement (b’[16])60, évasivement (h’[Ø]) ou

sur un ton de reproches (j’[15]). Ce rapport de forces ritualisé dans le contexte militaire

apparaît dans l’évolution des adresses entre personnages de rangs différents, bien que ce

contexte fortement hiérarchisé impose en général une formalité langagière. La familiarité

et la négligence (du titre de lieutenant) d’une injonction d’Hussein à son subordonné

telle [1] « Bouclez-les, Ismaïl… » tranchent avec l’obséquiosité de ses propos à l’égard du

commissaire : [11] « …comme j’avais l’honneur de le dire à Votre Excellence ». À l’inverse, 

la formalité des adresses du commissaire à Hussein se détériore progressivement pour

marquer un mécontentement grandissant. Trois répliques illustrent cette familiarisation

(toute relative dans une bande dessinée mettant en scène des gentlemen) du langage du

commissaire à l’égard de son subordonné :

[3] Très bien, très bien, voilà de l’excellent travail, commandant Hussein…

[8] Dites donc, Hussein, que signifie cette plaisanterie ?

[15] …vous vous êtes fait rouler, commandant !...

Notons au passage que, dans la première version de la vignette 26.10 (fig. 9), le ton du

commissaire tournait à l’insulte : « Un âne, vous êtes un âne, par la barbe du Prophète ! » 

À travers le discours d’Hussein et celui de son supérieur, nous voyons que dans le dialogue

bédéique l’émergence des actes de langage « constitue la trace du cheminement de la

59 Marion D. perret, op. cit., p. 136. Je traduis cette citation originale : « Whether or not we are conscious of doing so, when we read, we tend to attribute some of our own mind’s activity to the visual inspiration of that activity. […] [The author] sensitizes us to the way disposition of verbal text within the visual text involves us in co-creating subjective as well as objective meaning ».60 Observons au passage que la réponse (b’[16]) était plus précise dans la version originale de la vignette 26.10 (fig. 9) : le commissaire ne s’engageait pas alors à « faire prendre », mais bien à « faire pendre » les prisonniers dans la nuit. Néanmoins, l’invraisemblance de cet engagement plaide en faveur d’une coquille typographique.

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formulation verbale des personnages : au découpage d’une diégèse discontinue par la force des choses [cette discontinuité est au principe de la narration séquentielle au moyen d’images fixes] se superpose l’économie d’une structure linguistique de type parataxique dont l’ellipse (hiatus) est le garant »61.

La question de l’autorité verbale m’a conduit à prendre en compte la relation Hussein-Ismaïl qui encadre l’ensemble du segment S4 (fig. 5). Dans le cadre participatif de la conversation de ce segment, Ismaïl n’est pas un partenaire, c’est-à-dire qu’il n’est ni un allocutaire ni un témoin toléré par l’émetteur — sauf lorsqu’il qu’il est l’allocutaire d’Hussein (dans les vignettes encadrantes 26.6 et 12). Il y joue un rôle d’espion, c’est-à-dire de récepteur additionnel, dès lors que « sa présence dans le circuit communicationnel échappe totalement à la conscience de l’émetteur »62. En se plaçant au niveau de l’interprétation d’Ismaïl, le lecteur repère le dialogisme du segment S4. Se succèdent en effet quatre interprétations du segment : naïvement Hussein est persuadé que les prisonniers [7’] « n’avaient pas de papier » ; certain de l’existence de cette liasse, le commissaire prend en mains sa recherche : [15] « Malheur à vous, si nous ne retrouvons pas ces documents… » ; la clé du mystère est opportunément détenue par Ismaïl : [19] « j’ai bien fait de m’emparer de ces papiers » ; enfin, le lecteur doit se forger sa propre hypothèse de lecture. Au fond, quel intérêt Ismaïl a-t-il à avoir volé les plans et à vouloir le code ? C’est ce que ce segment ne dit pas. Ce mobile échappant au lecteur pose question dès la scène du vol des documents (v. 26.1-2), scène que le narrateur résume alors évasivement par «  le manège de  l’officier ». Le  soliloque de  la vignette v. 26.11  fait ressurgir l’interrogation, mais il reste exprimé en termes évasifs. Or, l’iconique ne peut pas y suppléer, il pourrait difficilement traduire ce soliloque en action visuellement représentée. On voit mal comment la figuration mettrait en scène la pensée abstraite qu’elle parvient à peine à souligner par la posture théâtrale du personnage. Alors que tout le récit est d’une clarté didactique, où les récitatifs expliquent plus que le nécessaire à la compréhension, le mobile d’Ismaïl demeure encore insondable et entièrement enclos dans la force illocutoire de sa propre parole. Le narrateur reste muet. À travers cette rétention d’informations de la part d’une instance narrative omnisciente apparaît le pouvoir démiurgique du narrateur sur la diégèse. Il ne se contente pas de commenter à des fins de clarification la progression de l’action : il distille ses explications dans un dessein de dramatisation. D’ailleurs c’est à la sagacité d’un protagoniste, Blake, que la question des motivations d’Hussein doit de trouver sa réponse, dans une tirade particulièrement littérarisée adressée au commandant Hussein (fig. 12). Notons au passage que la proposition introduite par le participe présent « vous frustrant », ajoutée à l’édition de 1984, explicite le préjudice qu’Ismaïl comptait occasionner à Hussein.

61 Pierre FresnauLt-derueLLe, « Le personnage de bande dessinée et ses langages », op. cit., p. 105.62 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 48.

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fig. 12

On le voit, l’interprétation d’Ismaïl (v. 26.11) se situe au même niveau que celle du public.

Le phylactère, comme la glande pinéale de Descartes, relie donc des choses dans deux mondes

différents ; nous, les spectateurs, sommes maintenus à part des personnages figurés, comme se situe 

l’esprit par rapport au corps. […] Le phylactère implicite contient la parole d’un personnage entendue

à l’intérieur de la scène ; les mots écrits sont vus par le personnage.63

Le procédé théâtral de l’a parte apparaît renforcé moins par l’usage du présent de la discussion que par la méconnaissance de la convention de désignation des bulles-pensées au moyen de petites bulles plutôt qu’avec les appendices habituels. En ignorant la date reculée de création de cette œuvre — en 1946 cette convention de représentation des bulles-pensées n’est peut-être pas encore généralisée dans la domaine franco-belge — sa lecture s’accorderait avec celle que fait Marion D. Perret d’une adaptation d’Hamlet en BD :

Dans cette version le fameux soliloque d’Hamlet n’apparaît pas dans des phylactères avec des bulles,

une convention indiquant la pensée, mais dans des ballons avec des appendices, une convention

habituellement réservée au dialogue, ce qui suggère qu’Hamlet s’adresse au lecteur.64

63 David carrier, op. cit., pp. 30 et 34. Je traduis cette citation originale : « The balloon, like Descartes’ pineal gland, thus links things in two different worlds; we spectators are set apart from the depicted characters, as is the mind from the body. […] The implicit balloon contains speech of a character heard within that scene; depicted words are seen by the character. »64 Marion D. perret, op. cit., p. 143. Je traduis cette citation originale : « In this version Hamlet’s famous soliloquy appears not in balloons with bubbles, a convention indicating thought, but in balloons with tails, a convention usually reserved for dialogue, which suggests that Hamlet addresses the reader. »

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Par ailleurs, j’ai déjà signalé la double nature sémiotique du contenu des bulles de la bande dessinée :

Les mots du phylactère sont tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’image, dans le sens où les pensées,

que l’on situe « à l’intérieur de sa tête », n’ont pas de position dans l’espace.65

Les récitatifs du narrateur (v. 26.1-2) situés au niveau de la communication externe annonçaient déjà un certain mystère. De même, le soliloque du personnage (v. 26.11) ne relève pas de la communication interne du récit. Ainsi, c’est en se plaçant au niveau de l’interprétation d’un personnage qui semble adresser un a parte au lecteur « qu’on peut repérer deux interprétations, cette double interprétation permettant d’affirmer le caractère dialogal monologique [ou plutôt monogéré] du texte de théâtre »66. Ce soliloque démontre que le discours bédéique n’est pas loin comme « le discours théâtral [de] se caractérise[r] en propre par le fait que semblant s’adresser à certains personnages, c’est en réalité au public qu’il est en première et dernière instance destiné »67.

Un monologue narratif

Le maintien d’Ismaïl hors du cadre participatif de la conversation ne se limite pas aux cas (évidents) de soliloques (v. 26.11 et 27.4). Dans le segment S4, il ne prend la parole en public que pour accepter une injonction (qu’il transgressera sans scrupule) et clore du même coup un échange verbal (v. 26.12), se contentant d’exercer la fonction phatique du langage. Le segment S5 (v. 27.1-28.7) (fig. 6-7) correspond à la véritable entrée en scène de ce personnage, qui coïncide avec sa revendication d’une place d’interlocuteur dans la conversation. Or, le passage central des vignettes 27.4 (fig. 13) à 28.2 (fig. 12) donne une impression générale d’incommunication. Alors que les personnages jacobsiens parlent, comme à leur habitude, abondamment, ils illustrent paradoxalement le principe bédéique de la parole réticente.

D’une manière générale, le passage d’une vignette à l’autre manifeste la prolongation d’une parole

« réticente », nous assistons au perpétuel ajustement du discours bloqué entre les exigences du

vouloir dire et les nécessités du contexte : accumulation et procrastination.68

65 David carrier, op. cit., p. 40. Je traduis cette citation originale : « The balloon words are both inside and outside the picture in the sense thoughts, said to be “inside one’s head,” do not have any position in space. »66 Anne rebouL, op. cit., p. 69.67 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 51.68 Pierre FresnauLt-derueLLe, « Le personnage de bande dessinée et ses langages », op. cit., pp. 102-103.

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Ce segment peut être lu, intervention par intervention, comme un monologue répété plusieurs

fois avec des variantes, davantage qu’en tant qu’un véritable dialogue. Ce monologue

apparaît intégralement pour la première fois dans un nouveau soliloque d’Ismaïl (v. 27.4),

qui découvre au lecteur ses intentions, d’une part, relativement aux documents et, d’autre

part, à l’égard des prisonniers Blake et Mortimer (fig. 13).

Rappelons  tout  d’abord  que  le  soliloque  manifeste  d’une  façon  générale  (film,  théâtre)  l’espace 

d’une réciprocité entre un moi locuteur et un moi écouteur qui émettrait des objections ou des

observations.69

fig. 13

Bien qu’Ismaïl y tienne un propos prospectif, son monologue peut être décrit comme un récit,

dont il présente les cinq macro-propositions [Pn1-5]70. Du point de vue de la linguistique

textuelle, il appartiendrait ainsi au type du récit dans la conversation71, ce qui reviendrait

à le considérer comme un monologue narratif. En effet, le discours d’Ismaïl peut se lire

comme un dialogue réparti entre deux voix intérieures. Autrement dit, il constitue une sorte

d’interaction verbale qui sert de prétexte à l’exposition d’un récit, inaugurée par une entrée-

préface [Pn0] et close par une évaluation finale [PnΩ].

69 Ibid., p. 105.70 Les répliques d’Ismaïl du segment S5 présentent également une « très forte densité d’anaphores pronominales (cette forme de thématisation étant probablement un des indices formels les plus caractéristiques de la séquences narrative) » (Jean-Michel adam, op. cit., p. 71).71 Jean-Michel adam, op. cit., p. 172.

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L’une permet de passer du monde actuel de l’échange au monde de la narration, l’autre d’accomplir

le trajet inverse.72

Ismaïl profère (non sans une aliénation proprement schizophrénique) deux voix distinctes dialoguant entre elles (fig. 14) : une voix récitante livre un récit, tandis qu’une voix auditrice relance  sporadiquement  et  artificiellement  ce monologue  narratif.  Considérons,  réplique par réplique, ce dialogue intérieur. Accoutumé à son rôle d’auditeur, Ismaïl énonce d’une première voix une constatation d’impuissance [Pn0] « Rien à faire… » (entrée-préface). Ambitionnant un statut de locuteur légitime, Ismaïl endosse alors un nouveau rôle de récitant, pour émettre une seconde voix qui vient solder lucidement l’action précédente (résumé) [Pn1] « Impossible de déchiffrer cela sans le code… ». La stabilité de cette situation insatisfaisante est alors perturbée par un souhait unanime, exprimé des deux voix à la première personne du pluriel (demande de récit) [Pn2] « Ah ! Allons faire parler les prisonniers… ». C’est alors à la voix récitante d’assumer la prise de parole, par le récit de l’entrevue espérée [Pn3-4], lui-même encouragé par la voix auditrice (interruption-commentaire) [Pn5] « Et le tour est joué… ». Enfin, le récit est repris par le récitant jusqu’à son terme (poursuite du récit) [Pn4’] « Tués en essayant de fuir… », avant de susciter le contentement de l’auditeur (évaluation finale) [PnΩ] « Ah ! Ah !... ». Je distingue donc deux voix dont l’une présente des caractéristiques de récitant (le contrôle et le détail) et l’autre fait preuve de qualités d’auditeur (la spontanéité et la synthèse). Cette dualité évoque le cadre participatif de certains dialogues du théâtre classique — notamment dans les scènes d’exposition — où un personnage donne conventionnellement la réplique à un autre personnage livrant un véritable récit destiné à deux couches de récepteurs (interlocuteurs diégétiques et spectateurs extradiégétiques).

fig. 14

72 Ibid.

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Ce récit, qui se raconte sous la forme (littéralement) d’un dialogue intérieur, est répété une

première fois incomplètement dans la vignette 27.6. N’en subsistent qu’une variante de la

demande de récit — [Pn2] « Je dois questionner les hommes » — et une reformulation de la

résolution de ce récit — [Pn4] « Aussi, ne t’inquiète pas du bruit que tu pourrais entendre,

même d’un coup de feu ». À travers les déictiques de personne devrait s’installer un cadre

participatif à deux locuteurs (« je » Ismaïl et « tu » Hamed), néanmoins les deux locuteurs ne

se placent pas au même niveau interlocutif. La réplique d’Hamed — « Entendu, lieutenant,

j’ai compris » — présente une tournure pléonastique à fonction phatique. En fait, Hamed se

positionne face à son interlocuteur de la même façon qu’Ismaïl s’inféode à son subordonné en

acceptant un ordre dans la vignette 26.12 déjà citée. Pour Hamed, il s’agit de vérifier la qualité 

de la transmission de l’information, ou plutôt sa bonne compréhension de l’injonction. Cette

stratégie illocutoire implique une certaine mise en doute de la qualité de l’interaction, elle

empêche le consensus nécessaire au dialogue. Ces locuteurs ne se considèrent pas comme

des interlocuteurs légitimes, par conséquent ils n’instaurent pas entre eux une interaction

équilibrée. Revenons sur la demande de récit pour signaler qu’elle passe du « nous » (v. 27.4)

au « je » (27.6), comme elle varie de l’ordre adouci (la résolution « Allons faire parler… ») à la

consigne acceptée (la contrainte « Je dois questionner… »). Ismaïl répète une deuxième fois

partiellement son monologue, cette fois devant Blake et Hussein, dans la séquence dialoguée

des vignettes 27.7 à 27.9 : à nouveau apparaissent la demande de récit [Pn2] « nous avons

à causer, vous et moi » et l’intrigue du récit [Pn3] « livrez-moi la clef du code et je vous fais

évader… À moi les plans, à vous la liberté. » La demande de récit évolue encore, elle n’est

plus ni un souhait ni une obligation personnelle, elle devient un impératif dont le poids est

partagé avec un allocutaire. Néanmoins, l’interaction n’a toujours pas lieu : au contraire, elle 

essuie un triple refus.

Premièrement, Blake, le partenaire désigné par Ismaïl, refuse sans appel le pacte

conversationnel : « Allez au diable ! » (v. 27.7). 

Deuxièmement, Ismaïl lui-même ne s’écoute pas, bien qu’il renoue avec le soliloque

dialogal en faisant lui-même les questions et les réponses : « Mais savez-vous seulement ce 

qui vous attend là-bas, dites ? La torture… Oui, la torture… » (v. 27.8). Dans cette même

vignette comme dans la case 26.9, l’hésitation du lieutenant se voit aux blancs typographiques

ménagés par l’excès de ponctuation (points d’interrogation et points de suspension). Le

lecteur — en vertu du fait que « nous scannons la vignette avant de considérer les mots »73

— est troublé par le trouble d’Ismaïl. Le lieutenant brandit la menace d’une torture infligée 

par des tiers, alors qu’il annonçait lui-même, ou plutôt qu’il s’annonçait à lui-même, l’emploi

de la manière forte, dans une fanfaronnade de soldat. Son hésitation, étonnante devant la

détermination paradoxale des héros, montre l’incohérence de son discours.

73 Marion D. perret, op. cit., p. 137. Je traduis cette citation originale : « we scan the panel before pondering the words ».

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Troisièmement, si Hussein répond effectivement au discours d’Ismaïl, il n’en est jamais

qu’un récepteur additionnel. Ce destinataire imprévu s’immisce dans l’interaction, les rôles

de locuteur et d’espion s’inversant par rapport à ceux du segment S4. Néanmoins, Hussein

ne tient pas compte du sens des paroles du lieutenant (d’ailleurs, le comprend-il ? Blake doit

le lui expliquer à la vignette 28.2 [fig. 12]). Il lui reproche plutôt son attitude paraverbale,

en l’accusant de ne pas être un digne locuteur : « Vous me semblez bien surexcité, lieutenant 

Ismaïl… Quelle tenue pour un officier… ». Dans ces mots, Hussein révèle encore une fois 

sa nature d’officier consciencieux et sans malice : il fait plus de cas de la tradition que de la 

trahison, qu’il devrait pourtant considérer comme une attaque personnelle.

Une troisième fois, le monologue narratif de la vignette 27.4 (fig. 13) est répété dans

la séquence des vignettes 28.1-2, cette fois dans un dialogue à trois entre Ismaïl, Blake et

Hussein. De la part de ce dernier, la réplique « Que signifie ceci, lieutenant ? » est une question 

oratoire, comme l’était « Dites donc, Hussein, que signifie cette plaisanterie ? » (v. 26.8). 

Comme je l’ai dit, les rôles dans la conversation du segment S5 s’inversent par rapport à

ceux du segment S4. Cette fausse question sert surtout à Hussein — comme le commissaire

s’en servait à son égard — à marquer son mécontentement relativement à son subordonné.

Pour la dernière fois, Ismaïl reformule sa demande de récit, mais dans un constat d’échec

embarrassé, qui a perdu toute l’assurance de l’impératif [Pn2] « je… j’essayais de les faire

parler… » Quant à l’intervention verbale de Blake (fig. 12), elle exclut Ismaïl non seulement

en tant que participant à la conversation, mais aussi en tant que sujet. Elle contient une

reformulation de [Pn3], « cet individu […] tentait simplement de nous arracher le secret »,

mais en lui substituant une autre conséquence. Ce faisant, il rétablit la vérité du récit d’Ismaïl

(fig. 13) : le meurtre des prisonniers n’était pas une fin en soi. Il s’agissait plutôt pour lui d’obtenir une révélation qui revenait de droit à son chef, le « frustrant ainsi des avantages

et des honneurs ». Voilà le sens de l’évaluation finale d’autosatisfaction [PnΩ] exprimée par 

l’interjection « Ah ! Ah !... » dans la vignette 27.4. Comme dans le segment S4, Ismaïl fait

preuve d’une propension au « dialogue » unilatéral tout au long du segment S5 (qui se solde

par sa mort) : il ne parvient pas à entrer en interaction avec des allocutaires. C’était pourtant 

l’objectif qu’il s’était imposé : celui d’obtenir une réponse à sa demande de récit, de « faire 

parler » ses interlocuteurs. D’où la réaction de tous à son égard : cet homme est fou (« au 

diable » ; « surexcité » ; « cet individu »), il divague (« Que signifie ceci, lieutenant ? »), il 

parle pour lui-même. Effectivement, le soliloque « est une pratique jugée déviante dans la

vie ordinaire, où elle encourt toujours le risque de sanctions […] [car le] langage verbal, à la

différence d’un autre système sémiotique tel par exemple que le chant, doit en principe être

adressé »74.

74 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 54.

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Le texte dialogal : vue d’ensemble

Ismaïl incarne un personnage finement caractérisé sur le plan illocutoire, par opposition à la polyvalence et à l’indétermination traditionnelles d’un héros comme Francis Blake. Comme le conclut Marion D. Perret à propos de l’incarnation réussie d’un célèbre personnage dramatique en bande dessinée, « ce succès est lié à la façon dont la dialectique à l’œuvre à l’intérieur du personnage d’Hamlet est reflétée dans la dialectique à l’œuvre entre mot et image à l’intérieur de la case »75. L’un des principes compositionnels déterminant à plusieurs niveaux — case, strip, planche, etc. — la structure du récit jacobsien apparaît tout à fait classique : c’est la symétrie.

Dès Le Secret de l’Espadon, l’ordonnance des cases est presque toujours symétrique : l’opposition 

des plans et la vision simultanée peuvent traduire aussi bien des luttes psychologiques dans un lieu

clos que l’affrontement de deux armées de force égale.76

En suivant la réflexion de Perret, une hypothèse à tester sur l’extrait de mon corpus serait que, à un point du récit, ce principe symétrique s’appliquerait (ou ne s’appliquerait pas) tant au niveau microstructurel que macrostructurel. La description que propose Renaud Chavanne de la composition du Secret de l’Espadon nous apprend que la page 28 (pl. 26) utilise la « même matrice de trois strips de trois cases que celle mise en œuvre dans Le Rayon U »77, prototype de l’œuvre jacobsienne. Quant à la page 26 (pl. 24), elle en propose déjà une « variante  :  en  réduisant plus encore  la  largeur des  trois  cases du strip, Jacobs ménage l’emplacement nécessaire pour une quatrième case »78. Ces deux pages présentent une construction classique dite « en gaufrier » de trois fois trois ou trois fois quatre cases identiques. Le second strip de la planche centrale du fragment que j’étudie, à savoir la page 27, constitue la seule bande dont le déséquilibre paraît sans justification aux yeux de Renaud Chavanne79. Or, selon ses statistiques, ce trait caractérise la maturité de l’œuvre jacobsienne, il prend donc ici une valeur de précurseur. La proportion des strips déséquilibrés injustifiés est en nette augmentation, comme le nombre de cases par planches, dans toute la production d’E.P. Jacobs après la phase expérimentale du Secret de l’Espadon80. Il serait malgré tout intéressant de chercher une explication à ce déséquilibre apparemment sans justification. À quoi tient-il ? À la division des trois bandes par un nombre différent, pair ou impair, de vignettes, division qui ne produit pas réellement une asymétrie paginale.

75 Marion D. perret, op. cit., p. 125. Je traduis cette citation originale : « that success is related to how much the dialectic within Hamlet is reflected in the dialectic between word and picture within the panel ».76 Didier barrière, op. cit., p. 37.77 Renaud chaVanne, op. cit., p. 35.78 Ibid., p. 36.79 Ibid., p. 270.80 La moyenne, de moins de 1% dans les albums de la trilogie, se situe entre 12% et 73% dans les albums ultérieurs. (Voir Renaud chaVanne, op. cit., p. 283.)

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fig. 15

Son principal effet dans la page 27 n’est pas de produire une asymétrie : c’est de situer le centre de la page sur une gouttière, entre les vignettes 27.5 (une des rares vignettes muettes de l’album) et 27.6. Semblablement, le centre géométrique de la page précédente se situe entre les cases 26.6 et 26.7. D’une certaine façon, le moule traditionnel de la planche en neuf cases identiques voit là son principe symétrique subverti au niveau microstructurel du strip. Néanmoins, au niveau de la planche, la cohésion géométrique de l’ensemble des trois pages semble évidente. Dans la figure ci-dessus (fig. 15), le code de couleurs montre sur le plan de la composition l’imbrication (p. 27) entre une matrice de trois fois trois cases (p. 28) et sa variante de trois fois quatre cases (p. 26). En outre, la symétrie des planches de ce fragment entier peut être rétablie par l’analyse des dialogues. Si l’importance sémantique de la vignette centrale 28.5 paraît indéniable — « Hussein comprenant soudain toute la duplicité d’Ismaïl » —, il reste à interpréter la valeur de la gouttière entre les deux autres paires de cases (fig. 16).

fig. 16

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J’ai montré que le passage des vignettes 26.6 à 26.7 correspond à une ellipse narrative instaurant l’enchâssement d’un dialogue à l’intérieur du segment dialogué S4, dialogue « privé » espionné par un tiers. Or, cet encadrement d’un dialogue enchâssé s’est révélé essentiel pour la caractérisation de la naïveté d’Hussein et, surtout, de la duplicité d’Ismaïl. En regard de cette paire de cases, la suivante paraît lui répondre. Dans la vignette 27.5, comme dans la case 26.6, Hussein et Ismaïl sont tous deux en route à l’extérieur vers le lieu clos de la scène dialoguée et ils n’engagent pas ensemble d’interaction verbale proprement dite. La vignette suivante (26.7 comme 27.6) ouvre une séquence qui appartient à un segment dialogal enchâssé. Les cadres participatifs des conversations qui ont lieu à l’intérieur sont symétriques  : d’un côté, Hussein parle au commissaire par téléphone depuis son bureau, puis Ismaïl manifeste au lecteur sa position d’espion (v. 26.11) ; de l’autre côté, Ismaïl soliloque face à un Blake quasi muet dans sa geôle, avant qu’Hussein ne signale sa présence inattendue sur les lieux (v. 27.10). Dans ce fragment de trois planches, le principe de symétrie joue donc bien à plusieurs niveaux du récit bédéique, même s’il apparaît, de prime abord, de façon moins marquée qu’ailleurs. Cette dissimulation du principe symétrique peut se révéler  signifiante.  La  symétrie  actantielle  des  locuteurs,  l’opposition  Bien-Mal  du  récit d’aventures, réalisée dans l’opposition Blake & Mortimer / Olrik, ne joue pas de façon aussi manichéenne dans la relation Blake / Ismaïl. Comme je l’ai dit, Francis Blake refuse de se mesurer avec cet adversaire, qu’il déconsidère à la fois en tant qu’interlocuteur et en tant que sujet. Il y a donc un déséquilibre actantiel qui apparaît dans la quête de légitimité d’Ismaïl ambitionnant tout simplement le statut de personnage actif, de force actantielle agissante. Pour résumer cette première « vue d’ensemble » du fragment, une dissymétrie s’observe au niveau microstructurel (échanges, interventions et actes de langage ; composition du strip). Cependant, cette apparence ne résiste pas à l’analyse : la symétrie du dialogue (séquences ; cadre participatif) renforce celle de rigueur au niveau macrostructurel (compositionnel ; actantiel)  du  récit.  Aussi  peut-on  affirmer  que  «  ce  goût  affirmé  pour  une  formalisation géométrisante »81 constitue à la foi un principe structurant l’œuvre jacobsienne et l’un des fondements de son imaginaire. Comme annoncé dès l’introduction de cet article, la signification dégagée du texte se montre révélatrice de la relation texte-image ; ce faisant, elle ne permet pas seulement une lecture linéaire, elle ouvre en plus des voies de lecture tabulaire.

Pour en revenir à la méthode de lecture issue de la critique dramatique, « il reste à prendre une vue d’ensemble du mode de fonctionnement de l’œuvre dans son entier »82. Il faut ici extrapoler, en guise de synthèse à la description d’un fragment caractéristique de l’œuvre (les pages 26 à 28), quelques axes dramaturgiques de l’ensemble de ce premier tome du Secret de l’Espadon. Je reprends donc les outils proposés par Michel Vinaver83, en posant comme principe fondamental de ce récit de bande dessinée que la parole y est

81 Jean-Louis tiLLeuiL, op. cit., p. 136.82 Michel VinaVer, op. cit., p. 898.83 Ibid., pp. 904-911.

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instrument de l’action84. Autrement dit, la parole y « sert à transmettre des informations

nécessaires à la progression de l’action d’ensemble ou de détail »85. De là découle qu’il y a

une seule action d’ensemble (le combat contre  le Mal  identifié à  l’Empire Jaune),  fondée 

sur une opposition idéologique marquée86, progressant par enchaînement dramatique

causal, depuis une situation initiale forte (la destruction de plusieurs centres d’intérêt

géopolitique pour l’Occident). La narration repose sur une forte densité d’informations

(évidente saturation textuelle) et d’événements. Remarquons que ce dernier trait est une

caractéristique générique du récit d’aventure. En lisant Le Secret de L’Espadon, le lecteur

bénéficie d’un point de vue extradiégétique, d’une certaine omniscience et de dons d’ubiquité 

sur la diégèse, grâce à divers procédés comme l’a parte, les récitatifs, etc. Les personnages,

qui ne remettent pas en cause la convention médiatique (l’illusion théâtrale), ont tendance

à se tendre des pièges entretenant un suspense dans la résolution d’une quête clairement

identifiée (la recherche d’une arme,  l’Espadon, qui restaurera  la paix mondiale). Certains 

personnages  (Ismaïl  ou Hussein)  reçoivent  une  caractérisation  assez  fine,  tandis  que  les 

protagonistes  (Blake, Mortimer ou Olrik)  se  révèlent moins définis par  leur personnalité 

que par l’opposition actantielle héros-opposant.

Pour conclure, la facture de ce récit d’aventure paraît tout à fait classique, elle se définit 

essentiellement dans un souci de lisibilité immédiate et efficace. Évidemment, cette œuvre 

n’est pas classique au sens du classicisme historique. Il va de soi que le texte du Secret de

l’Espadon ne présente pas la forme versifiée, pas plus que ce récit populaire ne suit le modèle 

rhétorique,  d’un  drame  du  Grand  siècle.  Néanmoins,  quant  à  l’efficacité  du  style  d’E.P. 

Jacobs, son propre témoignage le rattache au principe classique de la mesure, implicitement

opposé (faut-il le rappeler) à la démesure baroque : « mon souci de la vraisemblance joint à 

mon allergie pour les extravagances du “Space Opera”, freinaient en moi toute extrapolation

un temps soit peu excessive »87. L’œuvre de Jacobs, comme l’œuvre d’Hergé, serait donc

bien classique en ce « que les reprises du sens sont fortement impliquées dans la stratégie de

lisibilité narrative hergéenne, mais aussi que la “manière” avec laquelle cette implication est

actualisée, c’est-à-dire avec un souci exceptionnel de rationalisation, lui-même générateur

84 À ce propos, il convient de nuancer. Le texte jacobsien ne s’inscrit pas exactement dans le modèle binaire décrit par Pierre Fresnault-Deruelle entre « les BD classiques (récits d’aventures) [qui] supportent des histoires tandis que les comic-strips nous livrent des discours ». (Pierre FresnauLt-derueLLe, « Le personnage de bande dessinée et ses langages », op. cit., p. 102.) En effet, il paraît trop « écrit » pour ne relever que d’un ordre purement « instrumental, orienté si l’on veut vers la distillation d’un savoir qui se constitue (ou feint de se constituer) au fur et à mesure que le scénario se déroule ». (Ibid.)85 Michel VinaVer, op. cit., p. 900.86 Voir sur ce point l’article de Luc routeau, « Jacobs : narration, science-fiction », dans « La Bande dessinée et son discours », Communications, Paris, n° 24, 1976, pp. 41-61.87 Edgar P. Jacobs, Un Opéra de papier, op. cit., p. 110.

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des  principes  d’ordre,  de  mesure  et  d’équilibre,  justifie  cette  référence  à  une  influence 

stylistique modélisante et, par là, suturante »88. En somme, ce qu’on peut dire du style

graphique jacobsien89 vaut pour l’ensemble de l’œuvre, y compris sa composante textuelle :

Entre une esthétique abhorrée de la ligne et de la surface et une tendance naturelle au dessin réaliste,

il est parvenu dans plusieurs albums à la conciliation : […] le trait de Jacobs en général s’approprie la 

lisibilité de Tintin, et de surcroît recèle un mystère, une aventure, un charme, une précision rarement

visibles dans les œuvres d’Hergé.90

Conclusion

À l’évidence, « un dialogue conçu pour être lu dans un livre (roman ou album de BD) ne

ressemblera pas à un dialogue conçu pour être interprété oralement à la scène, à l’écran

ou sur n’importe quel support du son »91. Néanmoins, le présent travail a montré l’intérêt

méthodologique d’une conduite de lecture dramatique — celle de Michel Vinaver — pour

l’analyse linguistique de quelques planches d’un album de bande dessinée. D’un point de vue

linguistique, il y a donc bien un bénéfice théorique à tirer du rapprochement des dialogues 

bédéiques et dramatiques. Je conclurai en répondant à deux de mes questions de recherche : 

Le texte du fragment du corpus étudié est-il dialogué ? ; Jusqu’à quel point est-il apparenté

au texte dramatique ?

Partons d’un relevé, dans le fragment des pages 26 à 28 du premier tome du Secret

de l’Espadon, des séquences verbales92. Le tableau suivant (fig. 17) permet de les qualifier 

dans une présentation synthétique en séquences transactionnelles, en séquences phatiques,

en monologue narratif, en soliloque ou encore en commentaire de régie. Naturellement, ce

classement des occurrences textuelles appelle les justifications qui suivent.

88 Jean-Louis tiLLeuiL, op. cit., 133.89 Jacobs lui-même évoque son style graphique comme la conciliation de « deux modes d’expression : l’expressionnisme et le réalisme (ou naturalisme) […], j’ai essayé [dit-il] d’en réaliser la synthèse dans mes illustrations et dans mes bandes dessinées » (Edgar P. Jacobs, Un Opéra de papier, op. cit., p. 34).90 Didier barrière, op. cit., pp. 38 et 40.91 Thierry Groensteen, « L’amour des planches, bande dessinée et théâtre » dans Les Cahiers de la bande dessinée, Grenoble, n°65, septembre 1985, p. 40.92 Pour les « proportions du nombre d’interventions », le comptage du nombre d’interventions (telles que définies plus haut) est mis ici en rapport avec le nombre total des trente-neuf interventions verbales contenues dans les pages 26 à 28.

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fig. 17

Ce relevé permet de confirmer certaines hypothèses posées par ce travail en les exprimant dans la terminologie de la linguistique textuelle.

Premièrement, ce fragment du Secret de l’Espadon est  saturé de  texte  :  seule une vignette (27.5) est muette. Le texte apparaît en quantité dans des interventions qui ne sont pas fractionnées à l’intérieur d’une même vignette par un autre moyen que la ponctuation. Ceci confirme la réputation du style jacobsien, décrit notamment par sa saturation verbale, réputation qui n’implique pas nécessairement un reproche. Par exemple, selon Didier Barrière « l’effet de cette surcharge d’écriture, de ces sortes de gloses, est un remarquable contrepoint calligraphique soulignant le dessin »93. À propos de l’excès de texte dans les phylactères jacobsien, une hypothèse serait que Jacobs s’est inspiré du procédé dramatique du monologue narratif sans pouvoir l’adapter de façon satisfaisante. Force est de constater que dans de nombreuses occurrences de l’extrait analysé (15%), un personnage informe le lecteur en se donnant l’air de converser avec un allocutaire diégétique. Ce souci de la transparence informationnelle dénote le didactisme classique de Jacobs, qui veille à l’excès à la lisibilité de ses textes, à la compréhension de l’action par le lecteur. Ces longues tirades chargées d’informations trahissent la conventionalité du dialogue bédéique par rapport à la conversation ordinaire. Voici comment l’auteur lui-même décrit son style textuel :

Le texte, véritable contrepoint de l’image, comprend les commentaires, les dialogues et les

onomatopées, qui non seulement aident à la compréhension de l’action, mais constituent ce que l’on

pourrait appeler : le fond sonore de l’histoire. C’est pourquoi, il importe d’en soigner très sérieusement 

le style et l’écriture.94

93 Didier barrière, op. cit., p. 34. Ceci malgré le fait qu’E.P. Jacobs confiait à des collaborateurs le lettrage de ses phylactères.94 Edgar P. Jacobs, Un Opéra de papier, op. cit., p. 92.

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Il est certain que les dialogues théâtraux et bédéiques ne sont pas assimilables aux dialogues ordinaires, ne serait-ce qu’à cause des spécificités des dispositifs énonciatifs que j’ai décrites. En soi, tout objet littéraire est « écrit, prémédité, travaillé, donc infiniment plus cohérent que le dialogue spontané »95, mais le contenu textuel du Secret de l’Espadon se révèle « écrit » à l’excès.

Cette correction des propos en regard de laquelle les locutions tant soit peu laxistes apparaissent

comme les signes affectés de l’oralité, se trouve également déterminée par le fait que les personnages

sont très souvent amenés à s’expliquer ou à se raconter (toujours le message au lecteur) : souvent 

narrative  la  parole  des  protagonistes  doit  beaucoup  au modèle  linguistique  de  l’exposé  et/ou  de 

la présentation, i.e. d’une instance de discours née d’un besoin de rigueur et de formalisation. En

d’autres termes, les héros de BD réaliste sont trop polis pour être crédibles.96

Effectivement, si Jacobs use parfois d’un style oralisé conventionnel, c’est avec parcimonie, car il met en scène des gentlemen au parler, si pas « dramatique », pour le moins « littéraire ».

Deuxièmement, dans la mesure où 66% des interventions sont imputables à des personnages en interaction verbale, ce texte est majoritairement dialogal (vs monologal), c’est-à-dire qu’il met en présence plusieurs personnages-locuteurs produisant une intervention à l’intérieur de séquences d’échanges verbaux. Il faut remarquer que la retranscription de  ces  dialogues  apparaît,  pour  le moins,  lacunaire  :  d’une part,  certains échanges sont incomplets (l’un des deux termes étant éludé), d’autre part, certaines longues interventions contiennent plusieurs échanges (selon un découpage prosodique marqué typographiquement par le recours fréquent aux points de suspension). Cette transcription incomplète des échanges constitue un trait distinctif des dialogues bédéiques par rapport aux dialogues dramatiques.

Troisièmement, ce texte apparaît fondamentalement dialogique (vs monologique) au sens bakhtinien. En effet, il multiplie les voix énonciatives à différents niveaux de l’énonciation : (a) intratextuel, (b) cotextuel et (c) contextuel. 

(a) Au niveau intratextuel, j’ai relevé trois soliloques chez Ismaïl (26.11 et 27.4) et chez Hussein (27.2), c’est-à-dire des cas de dialogue intérieur (relation personnage-personnage) rappelant que « les séquences monogérées sont toujours, elles aussi, prises dans une coénonciation »97.

(b) Au niveau cotextuel, le dialogue m’est apparu encadré par l’abondant commentaire de régie (relation narrateur-personnages), qui représente 28% des interventions.

95 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 55.96 Pierre FresnauLt-derueLLe, « Le personnage de bande dessinée et ses langages », op. cit., p. 110.97 Jean-Michel adam, op. cit., p. 146.

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(c) Au niveau contextuel, le dialogue « apparemment produit par le ou les personnage(s), et

effectivement produit par l’auteur »98, voit sa polyphonie renforcée au niveau de la réception

(relation auteur-lecteur)99. À ce niveau, le lecteur est pris en compte à titre de « destinataire

(co-énonciateur, en fait) du récit »100. Cette dernière remarque soulève le délicat problème

de la gestion des niveaux de l’énonciation dans le texte théâtral : monogéré ou polygéré ? 

Comme l’explique Catherine Kerbrat-Orecchioni, le spectateur-lecteur a un statut de témoin

toléré aux yeux de l’acteur-auteur, en revanche il est un voyeur pour le personnage, qui

ignore conventionnellement sa présence101.

Le théâtre, c’est donc du « langage surpris », ou plutôt du « langage comme surpris » — car il s’agit

là d’un « faire-comme-si » dont bien entendu personne n’est dupe.102

Anne Reboul103 a ainsi observé que « l’ensemble d’un texte de théâtre, s’il est en apparence le

fruit de plusieurs locuteurs/scripteurs, les personnages, n’en est pas moins, dans les faits, le 

produit d’un énonciateur unique, l’auteur »104. Ce problème se pose aussi au lecteur de bande

dessinée. Depuis l’Antiquité, qui instaure la distinction entre mode narratif (récit) et mode

dramatique (dialogue), nous savons que le texte dramatique peut susciter tant une analyse

conversationnelle qu’une description narratologique105. Dans la première perspective, « [p]

rise en charge par plusieurs locuteurs (au moins deux), une séquence dialogale est […] par

définition polygérée »106. Pour adopter l’autre perspective, « il faut donc passer du niveau des

dialogues des acteurs-personnages de la représentation théâtrale à celui de la pièce comme

texte global communiqué par un auteur absent (narrateur) à un public présent (lecteur) »107.

98 Anne rebouL, op. cit., p. 51.99 Cette polyphonie apparaît renforcée par l’inclusion de l’auteur dans l’école de Bruxelles. La reconnaissance du style de la ligne claire implique l’identification d’une énonciation éditoriale qui « révèle la véritable polyphonie du texte qui, aussi bien dans le cas de la BD que de la représentation théâtrale, peut être en partie inscrite dans leur matérialité » (Eleni mouratidou, op. cit., p. 51). La question de l’énonciation institutionnelle dans la bande dessinée a été traitée en rapport avec le cas du théâtre par Jean-Christophe menu, La Bande dessinée et son double, Paris, L’Association, 2011, pp. 41-42.100 Jean-Michel adam, op. cit., p. 60.101 Dans le théâtre classique qui m’intéresse ici, toutes sortes de jeux de scènes (comme l’a parte) établissent une communication entre l’acteur-personnage et le spectateur.102 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 49.103 Anne Reboul reprend à Eddy Roulet la distinction monologique-dialogique (exposée à un risque de confusion avec la terminologie bakhtinienne) pour exprimer le rapport que Jean-Michel Adam, sauf erreur d’interprétation de ma part, qualifie de monogéré-polygéré.104 Anne rebouL, op. cit., p. 50.105 Est-ce vraiment une spécificité du texte théâtral ? Selon Jean-Michel Adam, commentant l’effet du principe dialogique, « il faut absolument penser le récit comme le produit d’une construction textuelle (plan de sa structure séquentielle propre) et d’une orientation pragmatique (plan de l’interaction langagière) ». (Jean-Michel adam, op. cit., p. 62.)106 Jean-Michel adam, op. cit., p. 146.107 Ibid., p. 171.

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Dans cette seconde perspective, narratologique, le texte de ce fragment de bande dessinée

relèverait du type de discours dialogal polyphonique monogéré, « qui a une structure d’intervention avec un seul énonciateur principal ».

Dans cette mesure, le niveau dialogal se trouverait manifesté par des échanges eux-mêmes insérés

dans des interventions à un niveau hiérarchique supérieur.108

Il y a donc deux logiques énonciatives antagonistes dans Le Secret de l’Espadon  :  celle du récit cherche à établir une relation avec le lecteur (établissant tacitement un pacte de lecture de type narratif), tandis que celle du dialogue l’ignore conventionnellement. Comme le personnage (vs l’acteur) de théâtre, le personnage d’une bande dessinée classique telle que Le Secret de l’Espadon semble ignorer la présence du lecteur-voyeur. Je n’ai pas souhaité traiter dans ce travail du problème narratologique des modalités de relation du discours, puisque c’est le discours rapporté qui m’intéressait exclusivement. Nous savons que la bande dessinée classique (typiquement la bande dessinée hergéenne) distingue les séquences dialoguées des commentaires narratifs de régie. Traditionnellement, elle le fait au moyen de la bulle et des récitatifs qui ne sont rien de plus que des équivalents à l’appareil d’organisation typographique du texte théâtral (les rubriques et les didascalies), c’est-à-dire des conventions, historiques et révocables.

Étant admise la différence essentielle de statut entre les didascalies et la parole en tant que composants

du texte théâtral (la didascalie est un discours de l’auteur et non du personnage), on observe que

les didascalies peuvent être soit actives — lorsqu’elles indiquent un changement de situation —,

soit instrumentales — lorsqu’elles apportent une indication favorisant l’intelligence des paroles

prononcées, ou aident à la compréhension de l’action d’ensemble ou de détail.109

Cependant, d’un point de vue narratologique l’assimilation des commentaires de régie bédéiques avec les didascalies ne tient pas la route, ne serait-ce que parce que les premiers instaurent entre l’auteur et le lecteur une instance médiatrice désignée comme le narrateur. D’un point de vue fonctionnel, cette assimilation ne paraît ni nécessaire ni suffisante. Nous savons que les didascalies déterminent dans le texte dramatique les conditions de mise en spectacle des dialogues. Comme le signale Eleni Mouratidou, dans la bande dessinée ces conditions sont mises en place par un matériau aussi bien verbal que non verbal, « parce que les éléments scripto-iconiques d’une BD peuvent également déterminer la façon dont celle-ci doit être lue »110. Une fois posée cette distinction générique, il faut voir en quoi constitue

108 Anne rebouL, op. cit., pp. 49 et 52-53.109 Michel VinaVer, op. cit., pp. 900-901.110 Eleni mouratidou, op. cit., p. 48.

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la spécificité des récitatifs du Secret de l’Espadon par rapport aux didascalies de la tragédie classique. L’abondance des récitatifs imputables à une voix narrative pose la question du rapport (de force) entre le récit et le dialogue, l’un maîtrisant éventuellement les modalités d’insertion de l’autre. En effet, chez Jacobs le discours du narrateur ne se détache pas toujours de la parole des personnages, son escorte attributive n’est pas toujours incontournable. À la différence d’une pièce de théâtre, je ne peux pas affirmer que dans cet album de bande dessinée « la seule instance conversationnellement pertinente, c’est celle des personnages : [que] c’est par rapport aux seuls personnages que fonctionnent les déictiques, et les maximes conversationnelles »111. Sans pouvoir creuser ici cette piste de recherches, je me bornerai à signaler que la bande dessinée comme les textes littéraires de tous genres semble le produit de l’intentionnalité de son (ses) auteur(s). Il y a donc matière à comparaison typologique entre le texte bédéique et celui d’autres genres littéraires :

Les mots d’un phylactère fonctionnent plutôt comme le monologue intérieur dans le roman — la

parole exprimée dans n’importe quel langue, réelle ou inventée, peut être attribuée à des personnages

figurés. […] Un tel dialogue diffère en nature du récitatif narratif souvent trouvé sous l’image ; ces 

mots, comme ceux du narrateur impersonnel dans un roman, racontent l’histoire sans adopter aucun

point de vue particulier.112

Comme le texte romanesque, le texte bédéique semble médiatisé par un narrateur, « sa spécificité consistant précisément [comme le texte dramatique] en ceci qu’en surface il semble produit par plusieurs intentionnalités différentes, les personnages »113. Dans le cas précis du Secret de l’Espadon, l’abondance des commentaires de régie, indices d’interventions du narrateur dans la diégèse, destinerait ce texte-là à un modèle d’analyse plus proche du récit que du drame, par exemple à un modèle d’analyse romanesque114.

Benoît Glaude

(Université catholique de Louvain)

111 Catherine Kerbrat-orecchioni, op. cit., p. 48.112 David carrier, op. cit., p. 42. Je traduis cette citation originale : « Words in speech balloon function much like the interior monologue in the novel – speech in any langage, real or made up, can be attributed to depicted characters. Usually one person speaks, but it is possible also to link such words to a group of speakers. Such dialogue differs in kind from the narrative often found bellow the picture; those words, like the impersonal narrator in a novel, tell the story without taking any particular point of view. »113 Anne rebouL, op. cit., p. 54.114 Dans les premiers temps de la prépublication du Secret de l’Espadon, E.P. Jacobs livre également au journal Tintin ses illustrations de La Guerre des mondes d’H.G. Wells. La parenté du Secret de l’Espadon avec ce roman est établie par certains commentateurs comme Claude Le Gallo : « L’Espadon est une très longue aventure (143 planches lors de sa parution dans Tintin), formule qui convenait parfaitement à l’auteur qui, pratiquant les rebondissements multiples, se montre souvent comme l’héritier des concepts du roman populaire avec en plus de solides attaches à des romanciers classiques comme Kipling et Wells auxquels on songe beaucoup dans cet épisode. » (Claude Le GaLLo, « Le Secret de l’Espadon », dans Phenix, Neuilly-sur-Seine, n°43, décembre 1975, p. 24.)

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Légende des illustrations

Figure 1. Vignette 26.4 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984 ; à droite : sa version originale, dans Tintin, n°9, 27 février 1947, p. 16, © Le Lombard 1947.

Figure 2. Vignette 14.1 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984 ; à droite : sa version originale, dans Tintin, n°9, 21 novembre 1946, p. 12, © Le Lombard 1946.

Figure 3. Les Vignette 25.1-6 du premier tome (1984) du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, telles qu’elles apparaissent dans leur version originale, dans Tintin, n°8, 20 février 1947, p. 16, © Le Lombard 1947.

Figure 4. Vignette 25.7 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984 ; à droite : sa version originale, dans Tintin, n°8, 20 février 1947, p. 16, © Le Lombard 1947.

Figure 5. Page 26 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984.

Figure 6. Page 27 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984.

Figure 7. Page 28 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984.

Figure 8. Segmentation narrative des planches 25 à 28 du premier tome du Secret de l’Espadon (éd. 1984).

Figure 9. Vignette 26.10 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984 ; à droite : sa version originale, dans Tintin, n°9, 27 février 1947, p. 16, © Le Lombard 1947.

Figure 10. Résumé schématique de la structure textuelle du dialogue S4a (vignettes 26.6-10).

Figure 11. Structure illocutoire de la séquence S4 (vignettes 26.6-12).

Figure 12. Vignette 28.2 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984 ; à droite : sa version originale, dans Tintin, n°11, 13 mars 1947, p. 16, © Le Lombard 1947.

Figure 13. Vignette 27.4 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984 ; à droite : sa version originale, dans Tintin, n°10, 6 mars 1947, p. 16, © Le Lombard 1947.

Figure 14. Mode d’insertion du monologue narratif lisible dans le soliloque d’Ismaïl (vignette 27.4).

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Figure 15. Imbrication des compositions des pages 26 à 28.

Figure 16. Vignettes 26.6-7 et 27.5-6 du premier tome du Secret de l’Espadon d’E.P. Jacobs, © Blake et Mortimer 1984

Figure 17. Relevé des séquences verbales dans les pages 26 à 28 du premier tome du Secret de l’Espadon (éd. 1984).

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