le rôle fondamental d'amédée lefÈvre, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir...

12
Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de la Marine (1798-1869), en médecine du travail et en histoire de la médecine * par le D r Michel VALENTIN et le Médecin-Général Pierre-Marie NIAUSSAT Amédée Lefèvre, un nom banal, ignoré de l'immense majorité des Français, inconnu des médecins, même des toxicologues, évoquant à peine le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de la Marine ayant servi à Rochefort ou à Brest... C'est pourtant celui d'un homme qui sauva des milliers de vies, en luttant obstinément et méthodiquement pen- dant des années contre un fléau alors terrible, et toujours redoutable, le saturnisme méconnu. De tels précurseurs, dans le sens nouveau de l'histoire et, selon Fernand Braudel, « l'intérêt de leur vie ne s'en trouve pas amoindri ». Car ils sont les jalons qui permettent de comprendre et de marquer « l'éclatement des enveloppes anciennes ». En retraçant l'histoire d'une vie entièrement consacrée à servir la Marine, riche aussi bien en actes de courage qu'en recherches scientifiques et techniques de premier plan, ce n'est pas le souci complaisant d'écrire une monographie qui nous motive, mais celui de montrer les étapes d'une pensée et d'une action qui préfi- gurent la médecine du travail et l'ergonomie. Si l'on ajoute qu'Amédée Lefèvre fut aussi un historien très en avance sur son temps par la place qu'il donnait aux problèmes sociaux, les raisons de cette étude ne seront que plus justifiées. * Communication présentée à la séance du 9 juin 1979 de la Société française d'histoire de la médecine. 407

Upload: vannguyet

Post on 15-Sep-2018

213 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE,

médecin de la Marine (1798-1869),

en médecine du travail

et en histoire de la médecine *

par le D r Michel VALENTIN et le Médecin-Général Pierre-Marie NIAUSSAT

Amédée Lefèvre, un n o m banal , ignoré de l ' immense major i té des Français , inconnu des médecins , m ê m e des toxicologues, évoquant à peine le souvenir d 'une stèle ou d'un por t ra i t p o u r les médecins de la Marine ayant servi à Rochefort ou à Brest. . . C'est pou r t an t celui d 'un h o m m e qui sauva des mill iers de vies, en lu t t an t obs t inément et mé thod iquemen t pen­dant des années cont re un fléau alors terr ible , et toujours redoutable , le sa tu rn i sme méconnu . De tels p récurseurs , dans le sens nouveau de l 'histoire et, selon Fernand Braudel , « l ' intérêt de leur vie ne s'en t rouve pas amoindr i ». Car ils sont les ja lons qui pe rme t t en t de comprendre et de marque r « l 'éclatement des enveloppes anciennes ». En re t raçan t l 'histoire d 'une vie en t iè rement consacrée à servir la Marine, r iche aussi bien en actes de courage qu 'en recherches scientifiques et techniques de p remie r plan, ce n 'est pas le souci complaisant d 'écrire une monographie qui nous motive, mais celui de m o n t r e r les é tapes d 'une pensée et d 'une action qui préfi­gurent la médecine du travail et l 'ergonomie. Si l 'on ajoute qu 'Amédée Lefèvre fut aussi un his tor ien t rès en avance sur son temps p a r la place qu'il donnai t aux problèmes sociaux, les ra isons de cet te é tude ne seront que plus justifiées.

* Communication présentée à la séance du 9 juin 1979 de la Société française d'histoire de la médecine.

407

Page 2: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

Médecin-Général Inspecteur A. Lefèvre

(Portrait de la salle des Actes de la Direction du service de Santé de l'Arron­dissement marit ime de Rochefort.)

4 0 8

Page 3: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

Né à Paris le 4 ju in 1798, il avait passé son enfance à Rochefort où son père était e m b a r q u é comme commis aux vivres sur le vaisseau le Foudroyant. L'émouvant dossier conservé aux Archives du Service h is tor ique de la Marine nous apprend que « Lefèvre père , dont les chefs disent beaucoup de bien », l'avait fait e m b a r q u e r comme mousse , à 12 ans .

Novice t imonier sur YElbe, puis sur le Foudroyant, il p rend par t aux dures patroui l les de l 'escadre de l 'Atlantique cont re les Anglais, et passe avec succès le concours d'élève aspirant , devant un ju ry i t inérant prés idé pa r Monge. Mais une cor respondance de son père en 1813, et la réponse hauta ine de « Monseigneur le Ministre » nous app rennen t que, malgré sa réussite, « on n'a pu le recevoir, le n o m b r e des admis ayant été l imité ». Les événements de 1815 le t rouvent e m b a r q u é sur le Duc d'Angoulême, et c'est dans l 'entrepont de ce vaisseau qu'il p r épa re les examens d 'admission dans la carr ière vers laquelle il se sent ma in t enan t a t t i ré , celle du Service de santé de la Marine. Le 19 janvier 1816, il est admis à l 'Ecole de médecine navale de Rochefort , p a r un ju ry comprenan t Tuffet, Rejou et Jean-Baptis te Clémot, qui seront tous les trois m e m b r e s cor respondants de l 'Académie de médecine à sa formation. Car l 'Ecole de Rochefort , p remiè re é tape des é tudes médicales des élèves-médecins dont le cursus était alors en t recoupé par des emba rquemen t s , jouissai t , plus encore que celles de Brest et de Toulon, d 'une excellente et t rès ancienne réputa t ion .

Il passe deux ans de fructueuses é tudes à l 'Hôpital mar i t ime , remarqua­b lement organisé pour l 'enseignement avec ses laboratoires , ses cabinets d 'anatomie, son ja rd in bo tan ique et sa bibl iothèque de 6 000 volumes, conservée p a r Guil laume de Nassau-Sieghen, chirurgien de 2° classe et pr ince du Saint-Empire . Obtenant son p remie r galon en 1818, il embarque sur la gabar re l'Isère vers les côtes d'Afrique et la Guyane. Là, il est détaché en mission d 'exploration avec le pha rmac ien Stanislas Banon, professeur de l 'Ecole de Toulon, connu pour ses idées bonapar t i s tes , avec lequel il r emon te la rivière Mana, r a p p o r t a n t de mult iples observat ions et des collections d 'histoire naturel le p o u r le Muséum. N o m m é chirurgien de 2 e classe, le l" r avril 1823, il r en t re à Rochefort chargé de cours de bo tan ique médicale et de la prévôté de l 'Ecole, c'est-à-dire de la surveil lance pédagogique des élèves. Il commence ainsi ses fonctions d 'enseignement dans lesquelles il excellera toute sa vie.

En 1825, il pa r t au Levant sur le br ick le Marsouin, et cet te campagne lui pe rme t de p répare r , à p ropos des « Maladies les plus f réquentes dans les Echelles du Levant », une thèse qu'il passera à Montpell ier le 18 sep tembre 1827.

Chirurgien de l r" classe en 1828, il rejoint sur la frégate l'Atalante le corps expédi t ionnaire qui sout ient les Grecs dans leur lu t te p o u r l ' indépen­dance. Le 19 sep tembre 1828, la poudr iè re de Navarin, déjà célèbre pa r les épouvantables combats de 1827, subi t une série d'explosions en chaîne qui en t ra înent de lourdes per tes . Au cours de cet te ca tas t rophe , le courage et le dévouement d'Amédée Lefèvre furent tels que le général Schneider et l 'amiral Rosamel demandèren t pour lui la Légion d 'honneur , dont la croix lui fut remise au début de 1831.

409

Page 4: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

L'Hôpital marit ime de Rochefort au XIX e siècle.

410

Page 5: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

Rent ré en France, mar i é en 1834 avec la fille d 'un médecin de Bordeaux, il est en service à l 'Hôpital mar i t ime de Rochefort lorsqu' i l est envoyé quelques semaines à Toulon, pour l 'épidémie de choléra. Il envoie en 1835 un impor t an t mémoi re sur L'asthme à la Société de médecine de Toulouse qui lui décerne sa médai l le d'or. S'il l 'avait écrit , c'est qu'il étai t lui-même as thmat ique . Mais son auto-observation pleine d ' intérêt nous m o n t r e aussi qu'il supposai t déjà, au cont ra i re de bien des pathologistes de son époque, que l'étiologie de l ' as thme n 'étai t pas liée à des lésions organiques respira­toires ou cardio-vasculaires, mais à un dérèglement du système nerveux vago-sympathique en t ra înan t des phénomènes spasmodiques : « Les lésions organiques sont les effets et non la cause de l ' as thme ma l soigné. »

Puis sa passion de l 'enseignement va le r ep rend re p o u r de longues années lorsqu' i l est n o m m é , au concours de 1836, professeur à l 'Ecole de médecine navale de Rochefort . D 'abord t i tulaire de la chai re de mat iè re médicale, il p r e n d r a celle de pathologie in te rne et d'hygiène, en 1846, alors p r o m u médecin en chef, et ga rdan t ce pos te jusqu 'en 1854. Pendant 18 ans, il va se consacrer à ses é tudiants , publ ian t de mul t ip les ouvrages, en par t icul ier su r l 'épidémiologie de la fièvre typhoïde et de la pht is ie pulmonai re , sur la méningi te cérébro-spinale, sur la sa lubr i té de la région de Rochefort infestée encore p a r des marécages , sur les perfora t ions d 'ulcères gas t r iques aussi . Le choléra qui éclate en 1850 lui donne à la fois u n nouveau sujet d 'é tude et l 'occasion de se dévouer au point que, là encore, ses chefs lui font obteni r la rose t te d'officier à t i t re exceptionnel et le grade de p remie r médecin en chef, en 1851.

C'était un h o m m e de ca r ru r e puissante et de démarche lourde, comme ses por t ra i t s nous le mon t ren t , avec un regard plein de bonté . Ses é tudiants , qui avaient un culte pour lui, l 'appelaient parfois avec une inconsciente ironie « Sa turn in Lefèvre ». Car depuis des années , avec une obst inat ion et un acha rnemen t qui devaient plus t a rd confondre ses adversaires , il se penchai t sur le d r a m e de ce qu 'on appelai t alors « la colique sèche », faisant des centaines de vict imes dans les équipages et les é tats-majors des navires en campagne, et il soutenai t envers et cont re tous que le sa tu rn i sme en était la cause. Membre cor respondan t de l 'Académie de médecine depuis 1841, il lui faudra plus de vingt ans pour abou t i r à l 'effondrement des thèses refusant depuis des siècles une telle étiologie. Car la po lémique du p lomb remonte à la nuit des t emps .

Certes, depuis l 'Antiquité, d 'Hippocra te à Dioscoride, à Pline et à Paul d'Egine, de Rhazès ou Avicenne à Fernel ou aux médecins de la Renaissance, on connaissai t la toxicité professionnelle de ce méta l , avec ses douleurs a t roces , ses paralysies, ses t roubles ur ina i res . Milon, médecin d 'Henri IV ; Citois, a rch iâ t re de Richelieu ; Charles Le Pois à Pont-à-Mousson, soupçon­naient le rôle du p lomb dans les « coliques de Poi tou », que les Anglais comme Sydenham appelaient « coliques du Devonshire ». Le Hanovr ien Stockhusen, dans une é tonnan te recherche expér imenta le sur les « Hu t t en Katze », affirmait leur origine sa turn ine . Mais d 'aut res , co mme Jean Riolan, pensaient à des causes différentes, et appela ient parfois ce syndrome la « colique végétale ». E t Tronchin s'y laissera p rendre , dans le seul livre qu' i l

411

Page 6: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

ait publié, De colica pictonum, à la grande colère de Bouvart . Bordeu, Astruc, ennemis pou r t an t aussi de Tronchin, n 'osent pas non plus affirmer l 'unicité en t re la colique sa turn ine et la colique sèche, que reconnaî t ron t p re sque les cliniciens anglais au tou r de Sir George Baker , vers 1770.

Au début du X I X e siècle, Mérat , au teur de La colique métallique, croit toujours à des causes mul t ipes où le p lomb n'est pas le seul agent. Dans la Marine, pour t an t , cer ta ins avaient vu clair, se faisant les par t i sans de l 'opinion de Joseph-Jacques Gardane, qui avait t radu i t S tockhusen en 1776 et soutenai t que les coliques sèches à bord des vaisseaux étaient dues au p lomb et à ses p répara t ions : « Cette maladie a t t aque plus les états-majors , car les demeures des officiers sont tou jours peintes à neuf au début des campagnes ; les symptômes en sont les mêmes que dans la maladie des pe in t res avec la const ipat ion, les ré t rac t ions muscula i res et les paralysies . »

Mais à l 'époque d'Amédée Lefèvre, la théorie sa turn ine est à nouveau ba t t ue en brèche : pa r exemple, Segond la t ra i te « d 'e r reur choquan te ». Guépra t te déclare à l 'Académie de médecine, encore en 1857, que la « colique végétale » n'a rien à voir avec le p lomb. Malgré les thèses unicistes de Raoul, de Mauguin, de Mauduyt , médecins de la Marine, l ' i l lustre Fonssa-grives, médecin en chef et futur professeur à Montpellier, a u t e u r d 'un grand Traité d'hygiène navale, est réso lument cont re l 'opinion qui ra t t ache la colique sèche à l ' intoxication sa turnine , et Rochard, Directeur du Service de santé , publie un art icle int i tulé : De la non-identité de la colique sèche et de la colique de plomb.

Alors, pendan t des années , Lefèvre, qui deviendra en 1854 Directeur du Service de santé à Brest et y cont inuera ses recherches , accumule les documents , les expériences, avec une mé thode nouvelle qui sera celle de la future médecine du Travail .

On minimisai t la présence du p lomb à bord : il d émon t r e que, sur un vaisseau de 90 canons, on pouvait décompte r 13 226 kilos de p lomb à por tée des mains des équipages ou au contact des boissons ou des a l iments : tuyaux, bassins , revêtements , fours de cuisines, et m ê m e les 32 hublots des cabines d'officiers en p lomb pur . De plus, on util isait chaque année 5 000 kilos de céruse et 900 kilos de min ium de p lomb, sans compte r la l i tharge, les mast ics , les siccatifs, les vernis .

Dans les machines à vapeur , c'est pa r tonnes qu'i l faudrai t compte r .

Il fait rechercher le p lomb dans les cuisines dist i l latoires, dans les réservoirs d'eau douce, ces « charn iers » à s iphons de méta l doux remplis parfois, sous les t ropiques , d 'eau vinaigrée ou addi t ionnée de jus de ci t ron acide, dans les filtres eux-mêmes dont le d iaphragme lui para î t suspect . E t les résul ta ts sont tels qu'il fait p r é p a r e r pa r les pharmac iens en chef Vincent et Her land des Manuels s imples d 'analyse p ra t ique p e r m e t t a n t aux médecins emba rqués de déceler le p lomb ou ses sels dans les l iquides ou les a l iments , et aussi dans les objets usuels : car l 'étain renferme parfois ju squ ' à 50 % de p lomb, le zinc des caisses à eau plus de 3 %, enfin les poter ies de Lannilis souvent utilisées dans la vaisselle sont , elles aussi , plombifères et leurs émaux instables l ibèrent du p lomb avec les acides.

412

Page 7: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

Toutes ces consta ta t ions , chiffrées ou prouvées, dont les p remières remon­tent à 1846, se re t rouvent dans un des chapi t res de l 'ouvrage essentiel qu'il publ ie chez Baillière en 1859, r ep renan t son r appo r t au Ministre de p lus de 400 pages, sous le t i t re : Recherches sur les causes de la colique sèche observée sur les navires de guerre français. Si l 'on a joute à ce livre fonda­menta l les art icles pa ru s dans la Gazette des Hôpitaux, les Archives de Médecine navale, la Gazette médicale et les Archives d'Hygiène publique et de Médecine légale, ou les notes et communica t ions présentées à l 'Académie des sciences et à l 'Académie de médecine, de 1858 à 1864, on peut reconst i tuer toute la démarche construct ive et obst inée poursuivie p a r Amédée Lefèvre.

Il a commencé pa r faire un h is tor ique aussi détaillé que consciencieux, n 'omet tan t j amais de ci ter object ivement ceux qui ne pensent pas co mme lui à une étiologie p u r e m e n t sa turn ine .

Il a m o n t r é aux ingénieurs, au commandemen t , aux médecins , la pré­sence insoupçonnée et considérable du p lomb à bord, comme nous l 'avons résumé plus haut .

Il a repr is la relat ion détaillée des plus récentes « épidémies » de colique sèche avec leur cortège t ragique : sur les 250 r appor t s qu'il a uti l isés, le carac tère de gravité des épreuves subies pa r les équipages éclate au grand jour . En Guyane, alors que la maladie n'existe pas à te r re , il y eut 203 cas à bord de l'Africaine, soit les t rois qua r t s de l 'équipage d 'un ba teau dont les « charn iers » étaient en p lomb. Ceux-ci sont encore c la i rement en cause sur l'Erigone qui compta 407 cas, les seuls indemnes é tan t les mate lo ts ne buvant pas l'eau de ces réservoirs . Su r deux frégates naviguant de conserve, la Sybille et la Constanline, seule celle-ci, dont les s iphons sont en zinc p lombé, compte de nombreux cas de « colique sèche ». Enfin, p a r m i tant d 'autres , le cas le plus d r ama t ique est celui du ba teau sarde la Domingua, dont les 23 hommes d 'équipage et les 45 passagers sont tous a t te in ts de t roubles digestifs gravissimes et de paralysies, après avoir util isé l 'eau de boisson p répa rée pa r une machine dist i l latoire dont la chaudière avait été r écemment « é tamée ». A la suite du décès de trois d 'ent re eux, le consul de France, Berthelot , consul ta pa r le t t re Amédée Lefèvre, qu'il connaissai t . Celui-ci lui répond auss i tô t de faire rechercher p a r les médecins qui soignent les malades débarqués l 'existence du liséré gingival de Bur ton . Car là aussi , sur le plan clinique, l 'action de Lefèvre fut décisive, faisant r en t re r dans la p ra t ique couran te un signe que beaucoup ignoraient ou négligeaient.

L'histoire de ce signe essentiel de l ' imprégnat ion sa tu rn ine est elle-même t rop impor t an te pour que nous la relat ions complè tement au jourd 'hui , et nous p renons déjà date pour une communica t ion qui lui sera en t iè rement réservée. Qu'il nous suffise seulement d'en fixer les cur ieuses étapes : si Henry Bur ton (1799-1849), médecin de l 'hôpital Saint-Thomas de Londres , en fit une r emarquab le descript ion à la séance du 14 janvier 1840 de la « Royal Médical and Chirurgical Society », s'il fut le p remie r à en comprendre tout l ' intérêt pa thognomonique , d 'autres au teurs l 'avaient déjà décri t quelques années auparavant , p robab lement sans qu'il le sût, en par t icul ier des au teu r s français : Tanquere l des Planches, dans son Traité des maladies de plomb, paru en 1839, signale que « le p r emie r signe de la présence du p lomb dans

413

Page 8: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

l 'économie » est une teinte b leuâ t re de la por t ion des gencives la plus voisine des dents , « dans une é tendue d 'une à deux lignes » (page 3, t ome I) . E t il a joute (page 19) que cet te colorat ion est le p lus souvent, chez les ouvriers qui travail lent le p lomb, le « t ra i t carac tér i s t ique de l 'action pr imit ive de ce poison ». Dans son his tor ique, enfin, il cite Grisolle. Or, il semble que ce soit celui-ci, né à Fré jus en 1811, m o r t à Paris en 1869, m e m b r e de l 'Académie de médecine qui, dans sa thèse de 1835, ait le p remie r décri t (pages 35 et 36), chez les ouvriers cérusiers a t te in ts de colique de p lomb, « une colorat ion no i râ t re du collet des dents et de la por t ion cor respondante des gencives », qu'il regarde c o m m e un dépôt de sulfure de p lomb. Mais, dans le chapi t re qui a t rai t au diagnostic, il n 'en repar le plus, a lors que Tanquere l des Planches, et su r tou t Bur ton , élargissent s ingul ièrement la signification de ce signe, le dern ier concluant sa longue communica t ion en le regardan t comme « un salutaire aver t i ssement de l 'approche probable des plus sérieuses complicat ions appor tées pa r le p lomb sur le système nerveux », « a friendly warning of the probable approach of the more serious effects of lead on the nervous system ».

Mais il faudra bien des années p o u r que ce signe, de Bur ton , de Tan­querel ou de Grisolle, devienne réel lement opérat ionnel .

L'un d 'entre nous a r écemment insisté sur ce point capital , dans une communica t ion au Congrès des Sociétés savantes de Bordeaux, de 1979 : ce fut Lefèvre qui appr i t aux médecins de la Marine à rechercher le liséré gingival dans les cas suspects de sa tu rn i sme. Dans son mémoi re à l 'Académie des sciences du 26 novembre 1860, il insiste obs t inément sur ce signe, re t rouvé 28 fois sur 28, sur YAchéron, et 54 fois su r 60 à Macao. Tous les malades de la Domingua le présenta ient . Par contre , sur les navires dont on remplace les « charniers » soudés au p lomb p a r des réservoirs t ra i tés à l 'étain pur , non seulement la maladie disparaî t , mais encore on ne t rouve plus de mate lo ts p résen tan t le liséré gingival. Alors Cras, élève de Lefèvre, et futur médecin-général , peut écr i re dans sa thèse, en 1863 : « Le liséré de Bur ton n'a qu 'une signification : le p lomb. »

Maintenant Lefèvre, devenu Directeur à Brest depuis 1854, peut enfin faire appl iquer des mesures préventives draconiennes , grâce à sa posi t ion d'officier général ayant la confiance ent ière de son minis t re . Celui-ci, l 'amiral Hamelin, a ler té pa r le Préfet mar i t ime , impose aux ingénieurs et au comman­dement des réformes profondes et s imples :

1° L'usage du p lomb à bo rd doit ê t re proscr i t au max imum, et les sur­faces p lombées doivent ê t re recouvertes , p o u r éviter les contacts .

2° La céruse doit ê t re remplacée pa r le b lanc de zinc, le min ium pa r des sels non toxiques, les tuyaux de p lomb pa r du cuivre, du verre , du fer, du caoutchouc, de la porcelaine dure , les alliages au p lomb p a r de l 'étain pu r .

3° De sévères mesures d'hygiène doivent ê t re adoptées : soins de pro­pre té , lavage et lotions f réquentes des mains , des pieds, de la bouche et des dents , in terdict ion de p r e nd re les repas dans la salle des machines , sur­veillance par t icul ière et détect ions f réquentes des récipients dest inés à l 'eau de boisson ou aux al iments , contrôle, enfin, des pe in tures , vernis, mas t ics en par t icul ier .

414

Page 9: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

De plus, dans la dépêche qu'il adresse aux autor i tés mar i t imes de Brest , l 'amiral Hamel in ajoute quelques mo t s personnels : « Je ne te rminera i pas cet te démarche sans vous demande r de vouloir bien témoigner à M. Lefèvre l ' intérêt avec lequel j ' a i accueilli son travail . »

Bien d 'autres au tor i tés aura ient pu se jo indre au min is t re de la Marine pour r endre à Lefèvre ce jus te hommage : car il a la rgement dépassé le cadre naval dans ses mul t ip les t ravaux contre le sa tu rn i sme : il a signalé, nous l 'avons dit, le danger des poter ies usuelles mal cuites, il a a ler té les industr ie ls sur le rôle toxique des poussières dans les ateliers, en par t icul ier dans le man iemen t des cont repoids des mét ie rs textiles. Il a spécialement insisté sur les r isques subis pa r les impr imeur s .

Bientôt, tout au moins dans la Marine, son long effort va por t e r ses fruits : le 13 août 1862, il peut annoncer à l 'Académie de médecine : « Depuis qu 'on a pr is des précaut ions à bord , la maladie a déjà sensiblement diminué. » Long­temps encore, pour tan t , les adversai res de l'étiologie sa turn ine res te ront insensibles à ce que Fonsagrives appelle toujours « la sa turnophobie » d'Amédée Lefèvre.

Commandeur de la Légion d 'honneur , il est proposé pa r le Préfet mari­t ime au grade d ' Inspecteur . Ses notes por t en t une suite d'éloges que nous devons citer : « Dignité, capacité, sagesse, bienveillance, fermeté dans le commandemen t , supér ior i té des connaissances, élévation de ses sent iments , vénérat ion de ses inférieurs.. . » Mais il n 'est pas n o m m é , et il p r end sa re t ra i te en 1863, qu i t t an t Brest p o u r se re t i re r à Rochefort .

Alors, pendan t quelques années, cet h o m m e infatigable et p o u r t a n t tou­jou r s malade, va se consacrer à un travail r emarquab le : il écri t une Histoire du Service de santé dans la Marine militaire, qui pa ra î t r a en 1867, chez Bail-lière. Et ce livre de 500 pages in 8°, garni de mult iples p lans et de tableaux, peut faire p rofondément réfléchir les his tor iens actuels . Car, à t ravers l'his­toire d'un Corps mêlé à trois siècles d 'événements navals et mil i taires sur tous les g rands théâ t res d 'opérat ions dans le monde , dans un milieu où le service désintéressé et dangereux s'alliait à d ' innombrables recherches scien­tifiques t rop ignorées, Amédée Lefèvre étudie sans cesse les s i tuat ions sociales des groupes et des Corps en présence, mate lo ts et colons lointains, travail­leurs des arsenaux et jeunes é tudiants des Ecoles de médecine navale, officiers de vaisseau et médecins . Il fait une pa r t considérable aux crises sociales et poli t iques qui dé te rminen t le sor t mora l et matér ie l d 'un échan­tillon carac tér is t ique de la société française du X V I I e siècle au X I X e siècle. Il y a, dans cet ouvrage profondément détaillé et r iche de références précises, un souffle de puissante réflexion et de large visée qu 'on re t rouve dans les é tudes his tor iques les plus modernes , comme par exemple la r emarquab le thèse de le t t res de Jacques Léonard, soutenue à Rennes en 1967, sur Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835, où le nom d'Amédée Lefèvre est si souvent cité.

Il mouru t à Rochefort , le 12 décembre 1869, précédant de peu dans la tombe son fils, également médecin de la Marine. Une stèle, à l 'Hôpital mar i t ime , por te l ' inscription : « Au Directeur A. Lefèvre, la Marine reconnaissante - Extinct ion du sa tu rn i sme. »

415

Page 10: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

Médecin-Général Inspecteur Amédée Lefèvre

(Médaillon bas-relief de l'hôpital marit ime de Rochefort.)

416

Page 11: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement

En 1877, dans la deuxième édit ion de son Traité d'hygiène navale, son grand adversai re Fonssagrives avoue, enfin, s 'être t r o m p é : « Je reconnais avec bonheur l ' immensi té des services rendus pa r Lefèvre... Je suis fixé main­tenant su r la cause saturnine. . . C'est que les choses ont été éclairées d 'un jour nouveau... » Et en 1886, à l 'Ecole de médecine navale de Brest , le médecin en chef Ber t r and accueille ses élèves ainsi : « Comme les contes de fées qui ont cha rmé no t re enfance, le récit que je vais en t r ep rendre pour ra i t commencer en ces t e rmes : il y avait u n e fois ! car de la p ré t endue endémie qui en fait le thème, il ne res te plus rien, grâce à Lefèvre, p lus r ien qu 'un souvenir et une leçon... »

B I B L I O G R A P H I E

1. Archives du Service historique des Armées, Marine. Dossier d'Amédée Lefèvre. 2. Répertoire des travaux des médecins et pharmaciens de la Marine française de 1698

à 1873 par C. Berger & H. Rey. Paris, 1874. 3. J. LEONARD. — Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835. In 8°,

333 p., Klincksieck, Paris, 1967. 4. G. MAISONNEUVE. — « Eloge d'Amédée Lefèvre », ïn Archives de médecine navale,

Paris, 1872. 5. P.M. NIAUSSAT. — Les coliques sèches dans la Marine au XIXe siècle : Amédée

Lefèvre et son combat contre une tenace erreur médicale. 104e Congrès national des Sociétés savantes, avril 1979.

6. J. PONTY. — Amédée Lefèvre. Thèse de Bordeaux, 1895. 7. QUESNEL. — « Eloge funèbre de Lefèvre », in Archives de médecine navale. Paris,

1870. 8. M. VALENTIN. — « Trois précurseurs oubliés... » in Archives des maladies

professionnelles, T. 33, n° 4/5, p . 213 à 218, Masson, Paris, 1972. 9. M. VALENTIN. — « Théodore Tronchin... » in Archives des maladies professionnelles.

T. 38, n° 9, p. 845 à 856, Masson, Paris,' 1977. 10. M. VALENTIN. — Travail des hommes et savants oubliés. 21 x 27, 329 p., Docis, Paris,

1978 (p. 234 à 240). 11. A. LEFEVRE. — De l'asthme, in 8°, Paris, 1847. 12. A. LEFEVRE. — Recherches sur les causes de la colique sèche, in 8°, Baillière, Paris,

1859. 13 à 16. — A. LEFEVRE. — Communications à l'Académie des sciences des 26 novembre

et 9 octobre 1862, et à l'Académie de médecine du 13 août 1862. 17. A. LEFEVRE. — De l'emploi des cuisines distillatoires dans la Marine, in 8U, Paris, 1862. 18. A. LEFEVRE. — « Nouveaux documents concernant l'étiologie saturnine de la colique

sèche », in Archives de médecine navale, Paris, 1864. 19 à 21. A. LEFEVRE. — Articles sur le saturnisme dans La Gazette des hôpitaux

(29 juillet et 14 octobre 1858) et La Gazette médicale de Paris (1861). 22. A. LEFEVRE. — « Nécessité d'établir une surveillance sur la fabrication des poteries

communes vernissées au plomb », in Annales d'hygiène publique, Paris, 1861. 23. A. LEFEVRE. — Histoire du Service de santé de la Marine, in 8°, 500 p., Baillière,

Paris, 1867. 24. L. TANQUEREL DES PLANCHES. — Traité des maladies de plomb ou saturnines,

in 8°, 2 tomes, 552 + 552 p., Ferra, Paris, 1839. 25. A. GRISOLLE. — Essai sur la colique de plomb. Thèse n° 189, Paris, grand in 8",

84 p., Didot jeune, Paris, 1835. 26. H. BURTON. — « On a remarkable effect upon the human gums produced by the

obsorption of lead », extrait de Medico-chirurgical transactions, published by the Royal Medical and Chirurgical Society of London, Second series, Volume the fifth, Longman and Co, London, 1840, p. 63/79.

27. (à paraître) . — M. VALENTIN et P.M. NIAUSSAT. — La sombre histoire du liséré de Burton.

417

Page 12: Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir d'une stèle ou d'un portrait pour les médecins de ... en luttant obstinément et méthodiquement