le refuge des hommes
DESCRIPTION
S’il y a bien un lieu où l’homme est encore à ses yeux l’égal de lui-même, il s’agit probablement bien de l’hôpital. Un lieu de neutralité, un havre, où la moralité est bienfaitrice et la même pour l’ensemble, et n’a aucun a priori en ce qui concerne les distinctions de genre. L’éthique s’élève gracieusement dans le cœur de ses hommes et de ses femmes qui veillent dans une bienveillance absolue à la bonne mise en pratique des traitements et des rémissions à travers le respect des individus, où l’égalité, la liberté et la fraternité possèdent encore un sens collectif.TRANSCRIPT
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Le refuge des hommes
Écrit
par
Stéphane de Saint-Aubain
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TABLES DES MATIÈRES
— Introduction page : 3
Chapitre 1er
— Trompe la mort page : 8
Chapitre 2ème
— Le patriarche page : 22
Chapitre 3ème
— L’hallucination page : 40
Chapitre 4ème
— Amnésie sélective page : 66
Chapitre 5ème
— La réquisition page : 82
Chapitre 6ème
— Oh my god page : 100
Chapitre 7ème
— L’hymne à la vie page : 117
Chapitre 8ème
— Les naufragés page : 129
Chapitre 9ème
— Le plan page : 152
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Introduction :
S’il y a bien un lieu où l’homme est encore à ses yeux l’égal de lui-même, il
s’agit probablement bien de l’hôpital. Un lieu de neutralité, un havre, où
la moralité est bienfaitrice et la même pour l’ensemble, et n’a aucun a
priori en ce qui concerne les distinctions de genre. L’éthique s’élève
gracieusement dans le cœur de ses hommes et de ses femmes qui veillent
dans une bienveillance absolue à la bonne mise en pratique des
traitements et des rémissions à travers le respect des individus, où
l’égalité, la liberté et la fraternité possèdent encore un sens collectif.
Connus de tous et pour tous, aujourd’hui nous pourrions l’appeler l’île des
naufragés. Un havre sécurisant mêlant des individus de classes et de races
sans distinction précise dans son ensemble, échouant dans un même but
et un même endroit. Un mélange des genres pas toujours vraiment bien
assorti d’ailleurs. Imaginairement, il peut s’apparenter à un poumon de
substitution, permettant de prévenir de potentielles asphyxies en lien
avec d’éventuels maux d’origines viscérales ou mentales des individus, en
oxygénant le sang, l’élément de principe à toute vie. L’humanité se côtoie
à travers de multiples états de maladies et pathologies engendrées par la
fatuité du destin. Celles-ci se distinguent de par leur caractère de gravités,
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insidieuses et sournoises, et sous diverses formes d’évolution.
Un petit point nécessaire sur l’évolution historique de l’hôpital s’impose
quant à son origine et à ses missions. Machine opérationnelle à soigner
conçue de l’homme pour l’homme, son nom premier était l’hospice, ayant
pour vocation d’accueillir les plus infortunés de la nasse à savoir les
malades, les vieux, les vagabonds, les fous, une boîte de Pandore en
somme, un fourre-tout géant peu enviable, destiné à contenir tous les
éléments indésirables et perturbateurs aux yeux d’une société. À l’origine,
la pratique médicale n’y avait pas lieu. Dès lors que l’on recentra la
maladie sur sa thérapeutique, le regard de nos concitoyens se fit un peu
plus compatissant, et devint un peu plus complaisant de l’intérêt général.
S’humanisant, et s’ouvrant peu à peu, l’hôpital se fondit dans le paysage
communautaire et suscita immédiatement l’intérêt général, s’élevant par
la même occasion au rang d’institution, se voulant de cette notion dite de
service public. Implacablement, l’hôpital s’imposait à nous dans
l’extrémité de nos vies. De nos jours, véritable fourmilière, médecins et
personnels soignants s’unissent et collaborent pour le bien commun et
dans l’intérêt de tous, donnant une véritable dimension sociale aux
missions qui lui incombent, et dans ses engagements. Cependant, à
l’heure actuelle, la situation dans laquelle ces personnels évoluent tend à
« clientéliser » la « patientèle », car le système a fait le choix de la
rentabilité au détriment du patient. Des études socio-économiques fiables
ont été mises à jour sur ce sujet et mettent largement en avant ces
dérives, détectées et analysées au plus juste dans un prisme macro-
économique par des analystes de renom. En effet, la difficulté vient de là :
comment prendre en charge correctement un « client » ordinaire, et dans
des conditions optimales, quand, à l’heure des grandes et nombreuses
restrictions budgétaires comme l’on nomme cela, qui paralysent « in
vitro » ce système de soin, l’humain n’est plus au cœur des véritables
préoccupations de la mission de soin du système de santé ? Pourtant,
croyez-moi, nous avons tous réellement la foi ! Et nous croyons
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réellement et fermement en nos missions, nous savons quelle chance
nous avons de vivre dans ce pays, fondé sur tant de valeurs humaines, que
les pères de la république ont si vaillamment défendu et préservé, pour
qu’il conserve ses lettres de noblesse dans les siècles à venir, et comme
nous le voyons aujourd’hui. Mais malheureusement, comment voulez-
vous que nous puissions travailler sereinement dans de telles conditions ?
La compassion pour ses semblables est nécessaire, certes, mais là n’est
pas tout. La tarification à l’activité en est bel et bien son exemple, une
grande imposture. Cette mesure, qui consiste à diminuer les dotations
financières tout en équilibrant les ressources économiques d’un
établissement de soins, est une belle hérésie. Un jour, quelle ne fut ma
stupéfaction, d’entendre au hasard d’une conversation, un individu, qui
me sembla être le gestionnaire, pardonnez-moi ce lapsus, je reformule, le
directeur du centre hospitalier, employant les termes d’« efficience
proactive ». Ces termes agressent comme une entrave malveillante, nos
petits tympans respectifs, prononcés dans l’un des nombreux couloirs de
longueurs interminables que compte l’établissement. Parlons-en de ces
portes, elles s’ouvrent aléatoirement et se referment en cadence
irrégulières, provoquant des déplacements d’air propices à vous donner la
maladie. Certains jours, nous pouvons y distinguer des silhouettes
singulières et irrégulières se fondre dans la pénombre angoissante, et où
la plupart de nos concitoyens étrangers à ces lieux détestent s’aventurer.
Cette formule de management, à la tonalité corrosive, blasphématoire à
la mode et au service de la technocratie avait été formulée dans ces lieux
saints, accentuée dans son intensité par l’effet caisse de résonance de ces
grands volumes structuraux. Ce qui veut dire, d’un point de vue général,
dans la traduction de l’interprétation au sens commun, que le personnel
n’est plus qu’une variable d’ajustement, évoluant dans une logique
comptable d’un plan de retour à l’équilibre des budgets hospitaliers,
ordonné par les Agences Régionales de Santé, missionné par le ministère
de la santé lui-même. — « d’ici, je vous entends déjà dire : »
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— « c’est du réchauffé ce qu’il nous raconte, épargne-nous tes poncifs s’il
te plaît ! »
— « non, hors de question, ceci est la réalité, et moi je baigne là-dedans,
je macère au quotidien dans cette marinade aigrelette, de la même
manière qu’un petit oignon à demi émergé, composant facultatif de cette
garniture aromatique, prête à déborder de son plat par l’imprégnation de
tous les aliments gonflés de jus. J’espère que la comparative culinaire de
cette image vous parle ? Peut-être ? Je peux continuer maintenant ! Merci
de votre compréhension, je vous demande de ne pas m’en tenir rigueur ».
Autant dire que les valeurs de l’institution en avaient pris un sérieux coup
depuis la mise en place de la tarification à l’activité en deux mille sept,
dans le cadre de la réforme du plan-hôpital de la même année. Inutile de
préciser, tant que nous y sommes, que les objectifs premiers ne sont plus
en rapport ni avec les engagements moraux, ni avec les pactes officiels, et
ne reflètent plus le visage bienveillant d’une société protectrice de ses
valeurs, et ne reposent plus sur les grands principes fondateurs
d’autrefois. Notre fierté nationale, chère à nos petits cœurs, l’hôpital,
n’est plus que l’ombre de lui-même, autrefois fleuron et icône de notre
pacte social. Il s’est enfoncé progressivement ces dernières années dans
une crise profonde, pour ne pas avoir vu les nouveaux changements
s’opérer et n’avoir pas su anticiper l’évolution des besoins, par le concept
d’hôpital-entreprise visant à donner avant tout ce pouvoir au
management administratif, aux dépens du pouvoir médical, ce qui n’avait
pas de sens. Le pouvoir en place s’était borné à chercher ailleurs,
paradoxalement, sans aucune réflexion prospective sur les modèles
hospitaliers adaptés à notre époque, l’état avait lancé dans les années
deux milles, un vaste investissement, dans deux plans de restructuration
du système de santé, de l’ordre de dix milliards d’euros, qui n’avait
absolument rien rapporté. La suite est à méditer, je vous laisse libre de
vos pensées et de vos réflexions. Avant tout, n’y voyez pas ici un manifeste
exhaustif vindicatif d’un quelconque appel à exécrer une instance
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étatique. Je me permettrais, si vous le voulez bien d’être le simple
rapporteur éclairé de l’un des nombreux services de l’hôpital ou j’officie
moi-même dans la fonction d’aide-soignant, dans un service d’urgence,
entendez par là, le collaborateur de l’infirmier sur le front des opérations
de gravité. Je ne reviendrai pas sur l’état de santé du système, je pense
avoir été suffisamment explicite, et ce qui dans l’idée, n’est pas du tout
l’objectif de ce récit. Je souhaiterais avec vous, si vous le voulez bien, vous
faire partager, et vous rendre compte de quelques scènes de vécu,
rencontrées dans d’autres situations ; et parfois dans d’autres services de
soins, auxquelles j’ai été confronté lors de ma carrière hospitalière. Pour
ce faire, je vais organiser mon récit sous forme de petites saynètes de
situations les plus communes, malheureuses pour certaines et cocasses
pour les autres, rencontrées sur le terrain, composé de portraits
d’hommes et de femmes dont par souci de discrétion, et surtout par
respect du secret médical nous changerons volontairement les identités et
les noms de naissance. Comme beaucoup ici sur cette terre bien basse,
victimes de la fatalité, de l’infortune, et des aléas de la destinée. Portraits
brossés par l’humble serviteur que je suis, et vous ferait l’inventaire de
celles-ci. N’y voyez pas là une certaine forme de complaisance de ma part,
ni même une forme de jugement de valeur, même si le contraire
effectivement s’impose quand même à votre bonne lecture. Je ne puis
retenir mes sentiments sur certaines injustices, c’est hors de mes forces.
Oui, je vous l’accorde mes prises de position n’ont pas forcément d’intérêt
à venir parasiter certains paragraphes dans le texte, je m’en excuse
honorablement et modestement par avance, mais, comme dit l’adage
populaire : « La vraie nature de l’homme revient au galop ». Voyez-y au
contraire le compte rendu objectif de la réalité, d’un homme simple et
sans prétention, installé aux premières loges de « l’humanitude », à
travers ses croyances et ses doutes. La comédie humaine est à Balzac, de
ce que ce récit est aux patients. Moi et mes paires avons pris la singulière
habitude d’appeler ce service très particulier, « la Cour des Miracles », car
il faut cependant distinguer les urgences absolues, bien moins
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nombreuses heureusement, des relatives. Les faits de ces scénarios, se
rapportent tous quels qu’ils soient à la détresse sous toutes ses formes,
avec des situations parfois théâtrales et burlesques, à la limite du
grotesque. Ni plus ni moins que la réflexion maculée et parfois au
contraire splendide de la nature existentielle de cette société dans
laquelle nous évoluons et somme amenée à devenir.
CHAPITRE 1er
Trompe la mort
Les grandes portes vitrées grincèrent, comme d’habitude, ce bruit strident
tiré des profondeurs lointain d’un mécanisme enrayé, nous rappelait la
possibilité de faire face à une situation dramatique, à laquelle la vie
pouvait jouer parfois de vilains et mauvais tours, et plus particulièrement
à celle ou celui qui lui tournait le dos. Dans ce grand sas démesuré, doté
de ses deux grands rideaux de ferraille mécanisés, ouvert aux quatre
vents, les courants d’air étaient légion, parfois même saisissants de par la
nature de l’évènement. L’ambulance rouge ou blanche selon ce que la
malchance déciderait et voudrait y faire entrer à l’intérieur, en fonction de
son bon vouloir, s’avançait énergiquement et libérait son chargement
d’hommes et de femmes en souffrance dans ce vaste monde qui pouvait
s’avérer être impitoyable. Cette grande loterie contingente ne faisait
aucun discernement parmi ses occupants ; accompagnés dans ce cortège
de souffrance, par des héros, ces secouristes valeureux, altruistes et
philanthropes œuvrant pour le bien de leurs semblables. Leur vocation
professionnelle et la passion de leur métier étaient les maîtres mots de
leur dévouement, ce qui était tout à leur honneur. Car leurs missions
indispensables étaient aussi à la hauteur de leurs promesses et de leurs
engagements de servitude pour leurs prochains. Je vous parle ici des
différents intervenants de la chaîne de soin ; hétérogène elle l’est
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indiscutablement, au nom de ses différents éléments constituants : les
pompiers, les ambulanciers, les forces de l’ordre. Des humanistes en
puissance, convaincus au service de la collectivité. Mais passons les
éloges, car mal employé, ils dépassent la définition de leur sens premier.
Des lumières célestes de forte intensité apprivoisées par des capteurs
dans le sas éclairaient instantanément l’espace, le rideau s’ouvrait ; qui
s’avérait être une porte coulissante automatisée. Elle donnait un accès
direct dans la salle d’accueil des urgences vitales, où tout ce petit monde
abandonné par la chance se confondait dans l’instant. Cette nouvelle
intrigue affligeante mettait en lumière la nature de la problématique à
venir. Voici notre homme, un sexagénaire de petite taille et trapu de ses
imposantes épaules ; tout recroquevillé sur lui-même, emmitouflée dans
un épais duvet bleu garni de matières isolantes. Ce corps, malmené par
l’ingratitude de la fatalité, était supporté tant bien que mal par un
brancard à la fois fonctionnel et désuet, en apparence d’un autre temps.
L’expression de son visage fin et sec laissait deviner, un penchant addictif
aux élixirs corrosifs de tous genres. Sur son large et proéminent front, des
sillons écartés et tiraillés mettaient en évidence de vieilles rides profondes
semblables à des vagues successives en perpétuel mouvement en face des
ressacs opposants. Quelques mèches de cheveux de couleur blanches et
clairsemées bataillaient dans cet espace désertique et anarchique, elles
s’accrochaient obstinément à son cuir chevelu. Le regard vague et à la fois
éteint se confondait dans des mirettes allongées, bleu claire, presque
opaques et fixait le vide dans une indifférence absolue. Celui-ci, amputé
de l’acuité de l’un de ses sens premier évoluait sans intention précise.
Hors du temps, sans réelle conscience de l’environnement dans lequel la
perception sensorielle ouvre la voie à ce guide essentiel vous menant aux
embranchements des chemins de ce monde. Sur sa large mâchoire carrée
en forme d’étau poussait une barbichette, qui ne devait pas excéder deux
jours. Son gros nez hypertrophié, déformé et renfrogné sur lequel étaient
visibles des petits vaisseaux sanguinolents et bleuissants, qui serpentaient
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sur cette grosse truffe au milieu de cette face ravagée par les abus. Le
reste du portrait formait un contraste saisissant avec sa moustache à
l’anglaise coupée au cordeau, linéaire et jaunie par le tabagisme. Les excès
et le poids des années avaient parachevé de sculpter ce faciès peu
enviable. Je connaissais par avance le motif de sa venue, par
raisonnement empirique, l’expérience des évènements passée, affûte nos
sens et nos capacités d’analyses. La prise en charge immédiate dans ma
fonction consiste dans un premier temps à évaluer la nature de l’urgence
sous l’autorité de l’infirmier et de mesurer les différentes constantes
physiologiques humaines, sorte de bilan à intégrer en première intention
à un examen médical d’ensemble. Cela consiste à mesurer les différents
paramètres vitaux que sont la tension artérielle, la fréquence respiratoire,
le pouls, la saturation en oxygène du sang, la température et plus
subjectivement mesurée, une douleur éventuelle. S’ajoutent à cela divers
examens un peu plus techniques permettant de déterminer d’autres
caractéristiques physiologiques. Les données étant reportées dans leur
dossier respectif, l’orientation dans le circuit se précise. Je m’affaire dans
un deuxième temps à améliorer le confort de proximité du patient et à lui
faciliter aisément l’accès à son environnement immédiat. Et
éventuellement dans la position qui est la sienne, si les circonstances
l’exigent, de mettre en œuvre des soins de nursing et du matériel
d’élimination (bassins, urinaux) pour le soustraire à davantage de
contraintes. Voilà pour l’essentiel de mes attributions, conditionnées par
un diplôme d’état, délivré à l’issue d’une formation s’étirant sur une
dizaine de mois. Le patient était installé, l’équipe paramédicale mobile
repartait à d’autres obligations, la routine façonnait son œuvre. Cet
homme-là n’avait pas fière allure en arrivant, cependant il avait l’attitude
d’un homme résigné, ou bien peut-être, tout bien considéré, habitué à
l’environnement dans lequel sa condition ne pouvait pas lui permettre
qu’il en soit autrement. De son temps, au regard de cette situation
sordide, Camus en aurait fait son affaire avec son lot d’absurdités ; car il y
avait matière à développer. Ses vêtements ; il serait plutôt juste de
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signifier, ces bouillons de culture alimentaires et bactériologiques
malodorants, imprégnés aux tissus de mauvaise qualité témoignaient
misérablement de la grande détresse de ce que pouvait être sa vie. Dans
ce vide intérieur, il semblait que son esprit avait déjà pris possession du
lieu le plus naturellement du monde. Les premiers mots qui sortirent de
sa bouche ne me semblèrent pas intelligibles et être encore moins en
adéquation avec leur signification. Une saturation en oxygène prise
instantanément, le constat d’une peau cyanosée, m’indiqua sur l’instant
une faible et mauvaise oxygénation sanguine. En approchant mon visage
au plus près de la victime, stupéfaite d’incompréhension, et de manière à
saisir l’origine de ces sons incompréhensibles, ou devrais-je dire plus
précisément de ces râles à la limite de l’audible, je perçus le souffle de sa
bouche humide, dans laquelle s’ajoutait à l’agression de mon odorat, des
remontées d’exhalaisons pestilentielles, s’extirpant des profondeurs et des
méandres de son corps. En observant plus attentivement, l’aspect et le
contenu de cette bouche ouverte puante, ou des déchets alimentaires
putréfiés s’étaient logés confortablement entre de larges espaces
interdentaires, je distinguai nettement une forme indéfinissable coincée
au fond de sa gorge. Dans ce charnier buccal à ciel ouvert, parsemé des
restes de ce que fut l’un de ses derniers repas d’ivrogne, il s’agissait
d’extraire probablement un corps étranger, que j’allais devoir expulser
sans ménagement. Je m’y employai dans la seconde et ni une ni deux,
juste à peine le temps de le dire, simultanément, je saisis notre homme
par la taille, et j’entrepris immédiatement de mettre en œuvre la
méthode de « Heimlich », méthode qui consiste à désobstruer les voies
aériennes. Pour ce faire, j’assis le patient sur son séant, penchai le buste
légèrement sur l’avant ; il se trouvait à la limite du malaise. Ses yeux
congestionnés de sang, s’évanouissaient progressivement dans le néant,
ses lourdes paupières semblaient à la peine de résister longtemps à cette
oppression physiologique ; martyrisées par un organe asphyxié par le
manque d’oxygène. Malgré les compressions sternales vigoureuses
dispensées à intervalles réguliers, le résultat obtenu resta décevant et
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improductif. Je m’égosillai à tout-va, à crier et à chercher de la rescousse
autour de moi, avec ce corps ballant, telle une marionnette inanimée,
jetée par son ventriloque. Ce type, ce parfait inconnu, dont le dernier râle
me serait possiblement destiné, se faisait pesant et flaccide dans mes
bras, tel un poids mort. Il n’y avait décidément personne dans les parages,
le désarroi que je ressentais par le constat de l’impuissance de mon
entreprise, cédait la place à de la rage de résignation. J’avais tant espéré
dans ce grand moment de solitude et soumis au bon vouloir de Dieu, à ce
qu’une âme en perdition de passage entende mes appels à l’aide. Du fond
de cette infinité temporelle, plus rien ne semblait aller dans le sens de
mes espérances. Tout en essayant d’arracher la bête à ses entrailles, je
m’obstinai à croire que Dieu resterait sourd à mes complaintes. À ce
moment précis, je constatai l’inertie du corps amorphe que je serrais
contre moi, et finissait de constater amèrement la vie s’y évanouir
inexorablement. Dans le désespoir, et en dernier recours, j’allongeai le
mourant sur le dos tant bien que mal et tentai un massage cardiaque,
mais en vain lui aussi. Le temps semblait s’être figé et restait indifférent
aux affaires humaines. Au milieu de ce chaos sans nom, des visages
hébétés et totalement insensibles de vieilles personnes paralytiques et
éreintées par les maladies dégénératives observaient ce spectacle
laborieusement sans émergence ou sursaut de lucidité. Ces vieilleries
impotentes étaient plus occupées, à refaire les mêmes gestes à l’infini,
sans vraiment comprendre l’intérêt de la chose qui me concernait.
Décidément, Dieu s’obstinait à ne pas reconnaître ses semblables parfois.
J’étais toujours le seul comédien sous les projecteurs, sans les textes et les
répliques, plantées là sur la scène ; égal au personnage central de cette
pièce sans scénario. Parachuté bien malgré lui dans cet esclandre, à la vue
d’une foule froide et inexpressive, qui semblait bien plus captivée à
observer une autre comédie vivante et moins ennuyeuse, devant se jouer
dans un autre espace-temps de l’irréalité. Sans ressources, abasourdi par
la situation, un sentiment de désarroi montait dans ma chair, ça en
devenait viscéral, j’étais littéralement agressé dans mon être, car j’étais
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pris au dépourvu. Cette représentation était inattendue, elle n’avait fait
l’objet d’aucune réclame de publicité, elle semblait juste avoir été écrite
pour moi et cet être entre la vie et la mort, mais ne pouvait pas se
produire, pas ici. La providence n’avait pas dit son dernier mot. Dans ce
naufrage cauchemardesque, contre toute attente Dieu dans toute sa
grandeur miséricordieuse et l’amour qu’il manifestait à l’égard de ses
prochains avait décidé de contrarier ses desseins, d’avoir pitié d’un être en
faiblesse et de secourir l’un de ses rejetons en perdition dans son
malheur. C’était dans ses prérogatives, ses voies sont impénétrables, était-
il dit, dans la grande voûte céleste.
Par miracle, une équipe du Service médical d’Urgence et de Réanimation
rentrait d’intervention sous la pluie battante du dehors. Ce concours de
circonstances, si s’en était un, était écrit là-haut dans les grands rouleaux
universels, comme le dirait Jacques le fataliste à son maître. Pour ma part,
l’arrivée de l’équipe était une bénédiction, je passai donc naturellement
« la main », expression du milieu, permettant de se soustraire à une
difficulté particulière, pouvant être résolue par un ou des tiers, avec des
moyens plus efficaces à mettre en œuvre. En effet, le simple fait d’y
consentir, beaucoup par la force des choses d’ailleurs, fut salvateur pour
notre patient que l’état actuel de la chose avait voulu voir mort et enterré.
Tout ceci m’avait paru durer une éternité, alors que finalement les
évènements s’étaient écoulés dans un laps de temps relativement court et
n’avaient pas excédé dix minutes. Ils avaient déjoué les plans funestes de
la prophétie, là était l’essentiel. Les jours futurs, j’allai m’enquérir de l’état
de santé de notre revenant, ce trompe-la-mort, dans le service de
médecine générale. En ouvrant la porte, à la place dans son lit, je trouvai
un homme alerte, tout sourire ; il me considéra étrangement et était dans
l’expectative de cette visite de courtoisie soudaine et inattendue. Il était
différent et, étonnamment, il ne ressemblait plus guerre à ce mourant
que je me représentais, et dont j’avais gardé les vagues réminiscences
dans les profondeurs de ma mémoire. Il était désormais plus vivant que
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jamais, se tenant là devant moi, dans la même configuration qui aurait été
la sienne dans un autre contexte. J’avais sur l’instant la nette sensation
d’être trahi par l’exacerbation de mes sens. Je me présentai, et lui fis le
récit exact et dramatique de l’évènement dont il avait été la malheureuse
victime. Dans ce drame, égal à l’urgence quotidienne, mais supérieure par
la gravité extrême que prenait la tournure, j’en avais oublié son nom. Il
amena la conversation sans a priori, et me fit assoir sur son lit. Il semblait
me considérer avec beaucoup d’empathie, et me narra son
autobiographie avec l’empressement d’un type prompt à la
communication, dont la fin de l’histoire elle, restait à écrire par son
auteur. Il s’appelait Monsieur Alphonse, il était né un jour de printemps
dans le quart nord-ouest des quartiers lyonnais, fils de Monsieur, qui était
comptable de son état, et de Madame, Docteure en pharmacie. Ils
travaillaient honorablement tous deux dans la proximité géographique
l’un de l’autre, voisins professionnels en somme, dans les riches artères de
l’hyper centre de la vieille ville, proche de la rue des antiquaires et de la
préfecture. Ce couple au caractère accommodant, et admirablement bien
assorti œuvrait au cœur des grands immeubles pluri centenaires du style
des grands volumes haussmannien. Il vécut sa jeunesse avec son frère et
ses deux sœurs dans le confort et le calme d’un quartier simple, mais sans
histoires avec les habitants et voisins du même acabit. Ils fréquentèrent
communément l’école du groupe scolaire, qui portait le même nom que le
quartier, jusqu’à la fin du cycle primaire. Monsieur Alphonse étudia au
lycée collège de Notre-Dame de Sion de Lyon ; il y fit de bonnes études,
qui lui ouvrirent la voie de l’école centrale lyonnaise pour l’industrie et le
commerce. Il devint ingénieur de conception de châssis de véhicules dans
un grand groupe français, dont nous ne ferons pas ici la promotion. Je
m’attardais dans la discussion avec ce personnage très sympathique au
demeurant, au lieu de quitter l’établissement, ma journée de travail
s’étant achevée depuis environ une heure. Il revint sur ses années de
bonheurs avec un petit sourire de nostalgie, et puéril de petit garçon. Il
vénérait, la période des vacances scolaires : elle signifiait pour lui la
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promesse de distractions infinies, lors des départs à la neige à la saison
hivernale, lorsqu’avec sa famille il quittait la ville pour rejoindre la
villégiature de montagne. Effectivement, ses parents y possédaient un
pied-à-terre, un chalet plus exactement, à Saint-Pierre de Chartreuse,
dans le parc naturel régional de Chartreuse, auquel Stendhal lui-même en
son temps donnait pour surnom « l’émeraude des Alpes ». Entre nous, il
est vrai que les Alpes, dont le massif gigantesque et étendu est devenu
emblématique parce qu’il abrite « le toit de l’Europe » le Mont-Blanc. Ces
hauteurs topographiques de reliefs positifs regorgent de trésors que sont
les splendides parcs naturels, des centaines de petits villages authentiques
fleurissent dans les vallées au bord des lacs, les alpages, refuge de
bouquetins, de chamois, et d’une grandiose faune protégée. Sa situation
dans un jeu de collines, de coteaux et de petits plateaux à l’ouest de la
partie montagneuse, et la présence de doux reliefs, propices au
développement de l’agriculture, en faisait un village authentique, à
distance duquel se trouvait la ville de Lyon, à une centaine de kilomètres
plus au Nord-Ouest, et à environ à deux heures et demie de route dans le
meilleur des cas, ce qui représentait déjà pour l’époque une sacrée bonne
distance. Dans sa jeunesse, et dans l’émulation de nouveaux plaisirs, qui
rompaient avec la monotonie du train routinier et aseptisé de la vie
urbaine, il affectionnait ces longs et distrayants déplacements inoubliables
assis confortablement sur les sièges de simili cuir rebondissant de la DS.
L’auto était bondée nécessairement de toute part pour l’occasion, de
malles bombées, et remplies à l’excès de diverses commodités pour la
durée du séjour, véhicule que ses parents avaient acheté chez le nouveau
concessionnaire de la zone marchande. L’acquisition fut faite
unanimement plusieurs mois avant le départ, et spécialement pour
assurer dans les meilleures conditions possibles ces longues migrations
saisonnières. Par la fenêtre, lorsque ses frères cessaient le chahut et les
gesticulations désordonnées, qui faisait tanguer la voiture d’un coup à
droite et le suivant à gauche, ce qui s’expliquait par la hâte de se
dégourdir un peu les membres, et trahissait aussi la lassitude des corps
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dans la position assise, son esprit vagabondait à travers la belle campagne
iséroise et rhônalpine. Ces aventures, agrémentées de paysages
pittoresques, propices aux vagabondages des pensées, amplifiaient
l’exaltation des yeux écarquillés d’un petit homme à peine âgé de huit
ans. Qu’elle ne fut pas son admiration, à la vue impressionnante
d’immenses et hautes formes indéfinissables, qui semblaient toucher le
ciel par leurs sommets, ainsi que par l’approche et la traversée des
authentiques villages montagnards tout droit sortis de l’imagination de
leurs rustres habitants. Il se laissait séduire par la réflexion sur la beauté
des hôtes de ces lieux, dans la contemplation exquise des différents
panoramas qui s’offraient bien volontiers à sa vue d’enfant, dans cet écrin
rocheux, recelant de plaines et vallées. L’organisation solennelle et stricte,
et quasi militaire que son père instaurait avec une attitude de donneur
d’ordres et l’énergie d’un lion, qu’il mettait en œuvre pour atteindre
l’objectif alpestre le fascinait. Si l’attitude de son paternel l’amusait, très
paradoxalement cette mise en scène lui renvoyait aussi l’image assez
vulgaire et traditionnelle d’une transhumance humaine saisonnière,
comme un berger mène son troupeau dans les hautes vallées
montagnardes. Dans ce cadre idyllique, de carte postale, la saison
hivernale lui offrait un vaste espace de jeux, illimité et ludique. L’espace
blanc était totalement incroyable, par la présence de neige abondante,
propice à toutes les activités de glisse, ce qu’il affectionnait plus que tout,
hormis le ski alpin un peu moins connu, qui en était à ses prémices. En
revanche, le ski nordique connaissait déjà son apogée, relayé par l’intérêt
général que les spectateurs passionnés de ces courses exprimaient et dont
les médias locaux, à leur tour vantaient les exploits innombrables des
meilleurs fondeurs de la discipline. À travers les forêts et les pâturages,
des parcours jalonnés serpentaient dans les blanches plaines, où étaient
proposés différents circuits de ski de fond, en fonction des différents
niveaux des pratiquants. Quels moments de majesté et de grâce il avait
ressentis lorsqu’il empruntait les chemins et les sentiers des pistes
balisées à travers le domaine enneigé. Tous ces chemins de traverse,
17
étaient bordés de sapinières alpestres, de forêts remarquables de Picéa et
d’Abies, ces arbres de la plate-forme subalpine inférieure, au milieu
desquels, il avait abordé les stations atypiques de l’étage montagnard.
Skiant avec fierté dans le sillage des traces des skis de son frère aîné d’une
dizaine d’années son aîné, et bien plus expérimenté que lui, duquel il avait
espoir de surpasser un jour. Il délaissait le ski certains jours de la semaine
pour la randonnée en raquettes dans les grands domaines vierges et
enneigés, avec ses deux frères cette fois, dont l’entraînement était bien
supérieur au sien. La difficulté physique ne lui permettait pas toujours de
terminer les parcours sans l’aide des deux autres qui, à mi-course, se
jaugeaient et entraient en compétition subitement sans crier gare, mais
que lui pressentait, en ayant pris le soin d’observer les attitudes
respectives de chacun. Ces deux autres s’appréciaient du coin l’œil, pour
essayer de deviner qui lancerait l’attaque le premier. Et tambour battant,
ils se mettaient à marcher avec furie, comme des dératés, laissant monter
dans l’air glacé leur souffle chaud sur de longues portions qui lui
paraissaient interminables. Ce petit jeu agaçant et propre à l’orgueil
mesurable de ces deux devanciers lui avait valu de méchantes courbatures
certains lendemains par l’effort intense et surhumain qu’il avait fallu
déployer dans l’espoir de raccourcir un peu plus la distance entre eux.
Que fallait-il ne pas faire pour ne pas paraître ridicule ! Mais par-dessus
tout, quelle idée de se mettre en difficulté par excès de fierté. Les étés,
l’escalade avec le club de grimpette des petits diables, dans un décor de
forêt et de vallées où se dressaient les belles aiguilles de calcaire de
l’Aiguillette Saint-Michel, entre le cirque de l’Aulp du Seuil et de la falaise
du grand Manti, était l’activité de référence des touristes, et en particulier
des enfants en villégiature d’été au village. Ils évoluaient encadrés par des
moniteurs d’expérience, sécurisés avec du matériel adapté aux grimpeurs
dans les hauteurs de la roche. Verticalisés sur les pans de murs rocheux
aux parois abruptes du col de Marcieu, situé à Saint-Bernard de Touvet et
dont l’altitude est estimée à mille cent mètres, dominant la vallée du
Grésivaudan, au pied des falaises de Chartreuse. L’escalade absorbait la
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majeure partie des journées des vacances estivales de pratiquants. Ces
journées étaient parfois entrecoupées de randonnées pédestres, pour
lesquelles son père, en féru de la discipline, avait porté énormément
d’intérêt à préparer scrupuleusement la marche et le jalonnement
minutieux des itinéraires à l’avance. En général en début d’après-midi,
après le déjeuner, chaussures de randonnée aux pieds, et sac à dos avec
trousse de secours et différents préparatifs nécessaires à l’expédition du
lendemain dans la musette, son père faisait en première intention le
circuit aller et retour. Il réapparaissait seulement pour l’heure du diner en
soirée, où il semblait, par l’intervention de ses réactions enjouées,
visiblement ravi de son organisation. Le grand marcheur et randonneur
chevronné qu’il était avait toujours une préférence pour l’une d’entre
elles, ou dans la progression ; il fallait contourner le large et fameux col du
Granier, qui relie les villages d’Entremont-le-vieux au sud, Apremont au
nord, Chapareillan à l’est, et dominé par la majestueuse montagne qui
porte le même nom. Vous entriez alors dans le massif des Préalpes qui
vous offrait une mosaïque de paysages variés, composés de forêts, de
torrents, de falaises, de vieux villages blottis dans le creux des clairières,
des vallons, et enfin des alpages haut perchés. Mon père, lors de ses
randonnées familiales, avait pour principe de s’adapter aux marcheurs les
plus faibles et les moins endurants, de manière à ce que tous les
participants puissent atteindre sans dommage et sans peine l’avènement
suprême, le point ultime. Cette randonnée fut idéale par la nature de ses
courbes de terrain, avec de faibles dénivelés et des panoramas
exceptionnellement remarquables et diversifiés. Dans cet environnement
préservé du tourisme de masse, nous pouvions remarquer la présence
admirable de la flore particulière des hautes prairies alpines, en particulier
les principales fleurs qu’il avait appris à identifier dans les cours de
botanique dispensés par l’école, où au fur et à mesure de la progression, il
avait distingué plusieurs variétés de sa connaissance : la Gentiane, les
renoncules des glaciers, la grande Pimprenelle, la Campanule du
Montcenis, l’Arnica, l’Androsace, la Benoîte rampante, et bien d’autres
19
encore.
Les souvenirs des choses oui, mais pas que, sa mémoire olfactive aussi le
ramenait à l’odeur des murs du chalet, fabriqués à partir de bois bruts
d’essences locales, et la présence sur ceux-ci des petites traînées marrons
clairs ; coulantes et collantes de sèves odorantes qui se figeaient parfois
comme de la colle sur les lames. D’ailleurs ces écoulements de sève
résinifères, il les apparentait aux bonbons Valda, à la matière de la
gomme, aromatisée à la menthe et à l’eucalyptus, ressemblant à de petits
rochers verts, sur lesquels le sucre scintillait de petites paillettes
lumineuses. Sa mère, une femme d’un caractère doux et d’une gentillesse
reconnue, portait une attention très maternelle au bien-être de ses
enfants et au devenir de chacun d’eux. Elle avait toujours de bonnes et
petites attentions les concernant, leur préparait le petit déjeuner de bon
matin, avec du bon lait entier naturel que le laitier déposait devant la
porte d’entrée cossue, dans sa Berthe en ferraille munie d’une unique
anse centrale recouverte de bois, et qui permettait de soulever tout son
poids d’une main ferme. Le bon lait entier fraîchement tiré à la main par
la fermière de la laiterie en contrebas, des pis de la vache abondance de
race savoyarde, réputée dans le milieu pour la qualité exceptionnelle de
son lait, et accessoirement pour son excellent rendement fromager. Ce
doux breuvage, pour l’occasion était doucement mélangé à de gros carrés
d’une tablette de chocolat suisse qu’elle fît parvenir, et cela une fois l’an
pour l’occasion, du grand marché traditionnel de l’hyper- centre du
mercredi matin. Et plus précisément au moment du chalandage de la
majestueuse place carrelée des Terreaux, autour de la magnifique
fontaine Bartholdi. Cet opulent chef d’œuvre, ce monument remarquable,
pesait à lui seul, la bagatelle de vingt-huit tonnes, dont vingt et-une de
plomb, et le tout sur une hauteur conséquente de quatre mètres et
quatre-vingt-cinq centimètres. Il faisait face et de plein front de l’hôtel de
ville. Son noiraud douceâtre, comme elle le nommait, était fondu
lentement à feu doux dans une casserole étamée, avec un petit morceau
20
de beurre mélangé à une cuillerée à café de crème fleurette. Et pour
accentuer le charme de l’authenticité, elle versait délicatement cette
préparation encore frémissante aux doux nectars bien caloriques dans des
bols épais de terre cuite, à gros pois blancs sur fond uni cerné par les
couleurs que couverait le reste de leur surface. Il devenait inutile de vous
dire et de vous préciser que dans ces moments de privilèges, ces doux
effluves divins montaient et embaumaient tout l’étage, ameutant ses
occupants sans réserve et à peine réveillés. Illico presto, la marmaille pas
très assurée dévalait bien vite les escaliers de type ; grosse échelle de
meunier ; artisanalement bien construits avec un véritable savoir-faire des
artisans menuisiers locaux. Il avait la particularité d’être constitué de
grosses marches épaisses et de bonne largeur des meilleures essences de
bois régionale. La fratrie était littéralement envoûtée à la vue de la belle
disposition des magnifiques assiettes blanches aux bords peints de liserés
bleus sur lesquelles figuraient des personnages, et des animaux rupestres
des traditionnelles assiettes chartreuses. Ce festin digne d’une tablée
royale contenait gracieusement les mets nécessaires et gourmands dans
la perspective immédiate d’apporter aux précieux petits sujets du roi un
petit déjeuner fortement complet, enclin à vous remplir l’estomac
jusqu’au repas du midi. La maîtresse de maison ne lésinait pas sur les
moyens et pour preuve, elle mettait à disposition de beaux morceaux de
beurre fermier couleur de miel, dans deux beurriers traditionnels disposés
en vis-à-vis à deux mètres d’intervalle l’un de l’autre, à côté desquels
n’avaient pas leur pareil, de superbes plats larges et tout en longueur ;
fabriqués avec de la terre cuite de pays et peints de motifs floraux des
montagnes, où reposait une brioche tranchée par la main maternelle ; de
celle que l’on sort des placards seulement pour les occasions des grands
jours. De divines tartines bien solennelles, mais surtout appétissantes ne
restaient pas en reste et se tenaient bien droite, rangées les unes
derrières les autres, grillées à point encore fumantes, issues du pain de
tradition confectionné par le boulanger du village de bonne heure et dans
le respect d’une bonne cuisson lente. Ce produit de qualité était obtenu à
21
partir des sacs de quarante kilogrammes de farine, livrée par le meunier
depuis son moulin dans le bas de la vallée. Ces désirables toasts étaient
éparpillés dans les corbeilles d’osiers sur la grosse et longue table en sapin
du nord massif, derrière le gros poêle en fonte. Des chaises en hêtre avec
des pieds ronds en bois d’épicéa, garnies de petits coussins en coton à
motif de petits carreaux rouges, dont le rembourrage était entièrement
écrasé par le poids de ces petits monstres encore soumis à l’éveil des
sens, venaient compléter le reste du mobilier à l’esprit montagnard du
chalet. De ce moment intimiste, il appréciait fortement la vue
panoramique à cent quatre-vingts degrés par les grandes fenêtres vitrées,
que les murs épais de pierre en forme de rotonde laissaient découvrir de
la vallée des Entremont. La neige en hiver recouvrait entièrement de son
grand manteau blanc, ces grandes étendues immaculées, que seules les
empreintes des animaux trahissaient l’existence. Mais revenons au
moment présent de l’histoire qui nous intéresse, il était l’heure de faire
les comptes, il me fallut comprendre et analyser les dysfonctionnements
de cette affaire qui nous avait conduits, lui et moi, dans cette impasse et
jetés dans la plus grande des difficultés. Pour quelles raisons personne
n’avait détecté en amont l’obstruction des voies aériennes ? Le personnel
manquait, où était-il ? Et en particulier l’infirmier ? Ce jour-là, il n’y avait
pas eu mort d’homme, c’est un fait, et ces questions n’avaient pas lieu
d’être. Pourquoi aurait-il fallu chercher des problèmes, là où il n’y en avait
pas ? N’importe quel homme, aussi misérable sa condition fut-elle, aurait
peut-être mérité une réponse avec un peu plus de compassion de la part
du genre humain. Ne trouvez-vous pas ? Et d’ailleurs, qu’en pensez-vous,
mes chers lecteurs ?
22
CHAPITRE 2ème
Le Patriarche
Nous sommes le jeudi vingt-quatre décembre au soir. Est-ce une soirée
particulière ? Non, pas vraiment. A-t-elle un caractère symbolique ? Non,
plus. Les gens qui travaillent à certains moments de l’année, en particulier
pour quelques-uns la veille de Noël, se surprennent parfois à analyser les
circonstances pour lesquelles certains s’aliènent malgré eux tout au long
de l’année et cherchent à leur donner un peu de compassion et de paix,
certes momentanées, mais tout de même. Cela dit au passage, cette
perception intérieure, je l’ai moi-même ressentie, et partagée avec un
certain nombre. Pendant la saison des agapes, nous vivons, une sorte de
trêve ou d’échappatoire inconscientes, ou tout renvoie à des souvenirs du
passé, avec son flot d’images du temps révolu ou prennent forme et
apparaissent des lieux connus et des personnages un peu plus gais, ornés
et décorés ou costumés à l’occasion des circonstances qui l’exigent. S’ils le
pouvaient, le personnel travaillant pendant ces périodes de fêtes
souhaiterait transposer ici sur leur lieu de travail ces scènes et ces images.
Ces murs blancs impassibles construits en contreplaqué n’ont guère de
sentiments à l’égard des hommes, et ne s’intéressent visiblement pas à la
nostalgie de ses hôtes, ne ressentant ni joie, ni peine, se contentant
d’exister sans but précis ; juste relégués au rang de la matière. Autour
d’eux, une formidable valse incessante de noria de brancards, animé de
plaintes et de douleurs est le lot quotidien de ces murs.
Réduits en nombre par l’organisation du service, les agents présents
fêtent cet évènement à leur manière, dans la conception que chacun
voudra bien apporter à l’importance de ce jour de fête, et selon leurs
envies. Ils improvisent avec des moyens de fortune pour rendre l’ordinaire
23
plus joyeux, dressent des tables singulières, en les joignant les unes aux
autres. Cela donne l’impression de se retrouver face à une grande et
longue tablée conviviale, dans l’esprit de celles des réfectoires des écoles,
ou des ordinaires militaires. Tout droit sorti du placard de l’oubli, au milieu
d’objets divers et désuets, un haut carton blanc avec, écrit dessus,
« Champagne brut » en grandes lettres de couleur noire, à première vue
en très mauvais état, rempli à ras bord d’accessoires de décors et d’un
sapin de Noël garni de ses boules, et guirlandes multicolores ayant été
utilisées une décennie durant à la même époque de l’année, fut délogé
d’une année d’inobservance. Cet apparat scintillant aux mille reflets
brillants et multicolores, viendra compléter le tableau et donnera par la
même occasion, l’esprit de Noël dans la salle de pause qui se transformera
en hall de fêtes juste pour l’espace d’une nuit. Ils s’affaireront également à
décorer de mille manières possibles l’entrée de la salle d’accueil des
patients, face aux grandes vitres d’un seul tenant, le temps d’une matinée
entière. Ils apporteront également le plus grand soin à mettre en place la
mini-crèche iconographique originelle à cet endroit passager, stratégique
en visibilité. Cette mise en scène était truffée de figurines et de
personnages immuables composant la Sainte Famille, reconstituée plus
vraie que nature, dans un décor féérique de religiosité. Tout se petit
monde figé dans de la matière de porcelaine, se retrouvera entouré de
morceaux de coton pour donner l’illusion d’un sol enneigé et rendre ainsi
la démarche crédible. Dans cette perspective idyllique et de bonne
volonté, dans la meilleure des dispositions possibles, pourront s’installer
les oubliés des contes de la nativité, et les égarés de Bethléem. Et ainsi,
toute la Sainte Famille regroupée dans l’étable biblique donnera un
semblant de joie et de gaieté à la détresse des infortunés de cette future
nuit sans étoiles, que le ciel lourd, chargé de nuages, crèvera pour
soulager son trop-plein d’humidité. Ainsi cette pluie froide et translucide
ce transformera peut-être, si la météorologie le permet, en petite poudre
blanche telle des morceaux de lambeaux de ouate déchirés, légers et
volatiles, condamnée à venir s’échouer avec mansuétude sur un sol déjà
24
froid, mais pas encore tout à fait glacé. Dans ce cadre merveilleux, tout ce
petit monde fêtera Noël ce soir à sa façon. Tout le monde peut-être, sauf
ces gens-là.
La pénombre du dehors, qui plongeait les âmes et les formes dans
l’obscurité totale, nous rappelait à peine ce que fut cette journée
ordinaire et comparable aux autres. Elle avait été triste et sombre. Le
Nordet ce vent glacial de Nord-est en provenance d’autres latitudes,
s’était levé en fin de matinée et avait redoublé brusquement d’intensité
après l’heure du midi, plongeant la vie du dehors dans la mélancolie. Ce
flux dépressionnaire persistant avait troublé les esprits de sa nébulosité,
mais aussi les idées et les humeurs au cours d’un long mois de décembre
froid et humide, mais ça vous, le saviez déjà.
— « Qu’aurions-nous pu espérer de plus à cet instant ? », « À quoi chacun
pouvait-il vraiment penser ? », hormis peut-être aux dernières
préparations du réveillon, qui devaient occuper pour le plus grand
nombre, toute une armée de cuisiniers et de cuisinières amatrices de
circonstance dans les logis. Ces marmitons en herbe s’apprêteraient à
recevoir les premiers convives qui pousseront le portillon, dans une
attitude pressante, comme se comportent les gens dans les files d’attente
d’un spectacle ; munis de leur carton d’invitation, ce précieux sésame
pourvoyeur de rêve. Au même moment, les émanations des bons petits
plats en cours de cuisson devaient chatouiller les papilles, et mettre nos
hôtes en appétit et dans les meilleures des dispositions possibles. Tous
sans exception seront dans l’attente d’une telle symphonie
gastronomique, dont le maître d’ouverture, muni de son beau tablier
réglementaire annoncerait bientôt le commencement ; dirigée par un
chef d’orchestre philharmonique en toque de calicot blanc sans bord,
finissant de mettre au point les derniers détails de la représentation
culinaires avec son ensemble musical. Alors, parlons-en de ces quatre
familles que sont : les cordes (violons, altos, violoncelles, contrebasses),
les bois (les flûtes, hautbois, clarinettes, saxophones, bassons), les cuivres
25
(trompettes, cors d’harmonie, trombones, tubas), les percussions pour les
claviers (xylophones, marimbas, vibraphones, glockenspiels, célestas, jeux
de cloches ou carillons tubulaires), les peaux (timbales, grosses caisses,
tambours d’orchestre, caisses claires), les accessoires (castagnettes,
fouets, maracas, triangles, grelots, tams-tams, sifflets, klaxons, sirènes).
Tous ces instruments sonores libèreront leurs notes musicales, en
s’apparentant aux ingrédients d’une recette riche en arôme, et se
mettront au diapason, ils formeront pour finalité un plat unique, propre à
émoustiller les palais des plus exigeants. En ce qui me concerne,
qu’importe, je n’assisterais pas à ce spectacle grandiose et plein de
promesses gustatives, qui de toute manière ne m’étaient pas destinées.
Cette année, le rideau restera immuablement immobile, laissant la scène
orpheline de ma présence, et tout cela m’était bien indifférent, car nous
fêterions cela entre agents symboliquement et sommairement, dans la
chaleur et la fournaise de notre petite salle de pause. Trente minutes
s’étaient déjà écoulées depuis la prise de mon service de vingt-et-une
heures. Les transmissions relayées par l’équipe de jour, je laissai libre
cours aux caprices du destin et des aléas, ils se chargeraient d’occuper
cette nuit en devenir bien naturellement, et tout serait dans l’ordre des
choses.
Mes collègues préparaient les festivités par le dressage des canapés,
fabriqués de leur personne avec des soins particuliers. Structurellement
des morceaux de baguettes traditionnelles d’antan coupées en plusieurs
parties égales à la forme biseautée, composaient le socle, lui-même
recouvert d’une compotée de pommes naturelles faite maison,
saupoudrée de sucre de canne, dans laquelle reposait une gousse de
vanille de Madagascar, insérée délicatement pendant la cuisson dans un
chaudron d’étain. À cette préparation venait s’ajouter une purée de
pruneaux réduite au vin rouge, mêlée à d’autres produits fruitiers sucrés,
dans laquelle on avait mélangé d’autres excipients aromatiques, d’épices,
de cannelle, de clou de girofle, et de badiane. Ensuite, nous découvrions
26
les éléments principaux, un petit morceau de lobe de foie gras entier mi-
cuit, ou l’on avait semé sur sa façade lisse et brillante, des petites
paillettes de fleur de sel de manière à amplifier le goût et l’élégance pour
les uns et une petite tranche encore légèrement rosée à cœur de magret
de canard fumé, finement ciselé pour les autres, saupoudré d’une pincée
de pistaches moulues et pour finir on ajoutait quatre brins de ciboulette
superposés dans la forme géométrique d’un parallélogramme, dans
l’intention certaine de sublimer ces petites merveilles gustatives. Il y avait
également une autre sorte de canapé, composée d’une crème, montée au
fouet, et à la force du poignet avec vigueur, mélangée à des brins de
ciboulette fraîchement émincés, aromatisée d’un trait de jus de citron
vert pressé pour rehausser la mesure d’acidité, qui donne ce délicat
piquant à la composition, et incorporé à la minute. La base de la garniture
était déposée sur une galette épaisse de type blinis réalisée
artisanalement, et venait recouvrir le tout tel une toiture gourmande,
d’une petite parure de saumon écossais ; fumée aux bois de hêtre
tranchée dans la longueur du filet moelleux tirant à mi-chemin entre
l’orangé et le rouge corail et, s’il vous plaît, ayant encore sa peau écaillée
d’origine. Cette rognure avait été peinte d’une traînée d’huile d’olive de
qualité pressée à froid et conditionnée dans une bouteille, dans laquelle
des branches de thym et de laurier lévitaient en macérant, mise en
déroute par une pincée de poivre de Sichuan moulue, qu’accompagnaient
quelques baies de genièvre subtilement séchées. Tous ces délices, qu’une
bouchée affamée anéantirait d’une becquée, étaient délicatement
disposés en ordre précis dans de petites assiettes cartonnées souples à
usage unique, de couleur or aux motifs verts en forme de feuille de
branche d’arbre. Par la même occasion, on enfournait dans le vieux four
noir les petites préparations de pâte feuilletée salées, de différentes
formes, garnies d’ingrédients divers, achetées ce jour même par une
commissionnaire, douée de surcroît du sens des affaires, et élue par nos
soins bien entendu. Les discussions allaient bon train, se mêlant les unes
aux autres et formaient un indéfinissable chahut extraordinaire, où l’on
27
parlait de sujets occupationnels auxquels nous accordions de
l’importance, et que nous avions en tête sur le moment. Ces
conversations allaient bon train, composées de tout et de rien et parfois
même tenues pour ne rien dire, histoire de meubler le temps. Les mots
devenus trop nombreux dans cet espace confiné ne semblaient plus
vouloir ne rien dire, orphelins de leur sens d’origine et faute de ne plus
pouvoir respirer, s’entrechoquaient anarchiquement dans un ordre
imprécis dans la structure d’une phrase. Des gouttes de condensations
commençaient à perler et se formaient de toutes parts dans l’espace
restreint de ce petit univers exigu, y compris dans les coins des vitres
saturées de buées, rendant l’atmosphère lourde d’humidité et pesante.
Cette liquéfaction dermatologique était obtenue par l’accumulation de la
sueur que les pores de la peau n’arrivaient plus normalement à contenir,
par l’effet de l’augmentation de la température corporelle. Certaines voix
dans ce mélange hétérogène, commençaient à montée en puissance,
accompagnées d’amples gestes un peu désordonnés, donnant au
caractère de la situation une dimension anormalement festive, dans un
lieu inapproprié à ce genre de réjouissances. Les coupes de champagne
avalées à la hâte aidant ; donnait à ce qui était à l’origine notre isoloir à
ragots, une atmosphère de bonne franquette. Toute cette petite bande de
drilles joyeuse s’apprêtait à se laisser emporter dans la joie et l’allégresse
que procure l’instant. L’entrée en matière n’eut qu’un goût de trop peu,
car le service nous rappelait à nos obligations, par l’effet de sonneries
répétées et insistantes du petit carillon au son strident placé à l’entrée du
sas d’accueil des urgences.
Quatre pompiers se présentaient à l’accueil, une équipe d’intervention,
composée de trois hommes de taille basse à moyenne, d’environs la
cinquantaine, l’air nonchalant avec des grades d’homme du rang, allant de
la Première Classe pour deux d’entre eux à celui de caporal-chef pour le
dernier. Ces trois soldats des flammes étaient accompagnés dans leur
mission d’une très grande jeune femme, très dynamique au physique
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plutôt agréable. Visiblement gradée de deux bâtons superposés et
horizontaux, lesquels devaient correspondre au galon de lieutenant dans
l’arborescence hiérarchique ; cet officier subalterne laissait deviner sous
sa jolie casquette rouge excessivement bombée à l’excès et vissée sur le
crâne, une chevelure volumineuse, que son couvre-chef devait bien avoir
du mal à contenir seul. Ce mélange des genres contrastait visiblement et
risiblement, surtout avec les trois autres à ce moment dans ce tableau si
cocasse et amusant. Chez l’un d’entre eux en particulier, d’où ressortait de
son visage et sous son nez une très grande moustache frisée aux
extrémités, mise en avant par de grosses pommettes rouges
proéminentes. Ils accompagnaient dans le cadre de leur intervention, un
homme qui semblait avoir toutes les difficultés du monde à respirer
normalement ; à la vue des amplitudes exagérées de son diaphragme qui
se soulevait violemment à intervalles irréguliers et qui faisait monter et
descendre sa tête théâtralement à chaque inspiration et expiration. Leurs
regards inquiets ne le quittaient pas une seconde, ils semblaient absorber
tout entier par ce type de grande corpulence, trapu, aux épaules carrées
et au teint mat et basané, aux origines lointaines certainement
méridionales. L’infirmier s’avança à son tour et entra en scène le plus
naturellement possible, et je lui emboîtai le pas dans sa foulée. La
situation renseignée par nos soldats du feu, nous essayâmes d’engager la
conversation, mais en vain. L’homme n’était pas vraiment bavard,
demeurait muet, et par son attitude méfiante que je décelais dans son
regard, n’avait pas la moindre intention d’engager la discussion. Il restait
égal à lui-même depuis son entrée dans le service, retranché dans son
mutisme suspect. Il nous manquait un certain nombre d’éléments
susceptibles le cas échéant de pouvoir immédiatement améliorer sa prise
en charge dans de bonnes mesures. En premier lieu, nous disposions
d’informations cliniques, annotées et collectées directement dans le
premier bilan circonstancié, par les différents renseignements reportés
sur la fiche du bilan d’intervention établie par les secouristes et qui nous
suggéraient que le patient était dyspnéique à la base. La détresse
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respiratoire étant majorée par l’obstruction des voies aériennes, liée aux
difficultés d’apparition des maladies saisonnières, celles que l’on nomme
grippe saisonnière, angine de poitrine, rhino-pharyngite, trachéite,
sinusite. De plus, sa consommation immodérée de tabac brun sans filtre ;
qui représentait la bagatelle d’un peu plus de deux paquets au quotidien
s’espaçant sur la durée d’une quarantaine d’années n’arrangeait rien au
problème, mais au contraire l’amplifiait davantage. Plus tard, le bilan
biologique confirmerait ce qui était déjà pressenti dès le départ, et
diagnostiqué par l’auscultation du pneumologue. Le compte-rendu
médical allait mettre en évidence la présence d’une infection virale, et un
affaiblissement majeur des défenses immunitaires qui, vicieusement,
étaient incapables de produire des anticorps pour défendre l’organisme
par une réponse immunitaire adaptée ; le résultat était sans appel et
tellement prévisible.
Au même instant, un bruit de foule compacte, comme ceux que l’on
rencontre dans les lieux publics bondés d’individus, nous parvenait de la
salle d’attente. Mais il s‘agissait ici de cris incongrus qui s’apparentaient
plus à ceux d’une révolte illégitime, dont l’origine de la revendication
restait indéterminée, et de nature à susciter la curiosité de chacun. Dans
tout ce raffut, nous n’aurions pas pu entendre une mouche voler,
cependant je discernais les protestations d’indignations d’une secrétaire
des admissions qui haussait le ton, et qui se donnait du mal à vouloir se
faire entendre. L’agent administratif en question essayait de contenir cette
ruée affolée qui envahissait littéralement l’espace où avait lieu ce remue-
ménage incessant, de laquelle des loups furieux hurlaient, se trouvant
visiblement aux abois, telle une meute pourchassant son gibier. Dans un
éclair, deux hommes tout droit sortis du néant, eux aussi biens
charpentés, et larges de carrure approchèrent à grand renfort de pas
rapides dans notre direction. Dans l’expression du visage, leurs regards
sournois nous considéraient avec désobligeance, se faisaient menaçants
et à la fois interrogateurs, comme si l’instant devait être solennel et leur
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appartenir de plein droit. Il fut évident, que nous n’étions à leur esprit que
des moyens nécessaires à l’atteinte d’un objectif, un passage obligé, mais
non indispensable dans la durée, pour résoudre une difficulté passagère.
Ces individus, nous confiait par la force des choses l’un des leurs, car ils
n’avaient probablement pas d’autre choix au vu de la problématique du
moment. Par surprise et contre toute attente, notre homme pas tout à
fait installé se redressa énergiquement, droit et raide dans son lit. Sous
son maillot de corps très cintré d’une mince épaisseur de tissu, des
muscles visibles, saillants et tendus se raidissaient de contractions. Dans
cette densité musculaire impressionnante, chaque faisceau de masse
sèche était mis en évidence d’une manière chirurgicale, laissant deviner
que malgré sa faiblesse et son âge, il était d’une nature spécifiquement
tonique. Je vous parle ici de cette force des gens manuels, notamment de
celle des ouvriers de chantiers soumis à de gros travaux et que la nature
dote naturellement de bons attributs pour pallier les efforts continus,
dans un élan de générosité. Néanmoins, sur le moment, il avait l’air d’un
chien enragé prêt à bondir. Les deux autres devenaient de plus en plus
insistants et déclenchaient une avalanche de paroles, une cascade de
mots pour la plupart incompréhensibles et débités avec une rapidité
déconcertante. Il n’était pas possible de leur expliquer sereinement quoi
que ce soit, ils n’étaient pas réceptifs aux paroles extérieures, et
durcissaient volontairement leurs oreilles pour ne pas entendre ; ce qui
avait pour conséquence de générer de l’énervement dans les deux camps.
Je commençais l’espace d’un instant à perdre progressivement la
disposition de mes moyens, mais me ressaisis tout à fait de la même
manière. À ce moment de la situation, un regard furtif et complice
échangé avec l’infirmier temporisait un peu l’inquiétude grandissante
dans ce tableau surréaliste. Nous reculions en catimini de manière à
accentuer l’espace qui nous séparait de ces individus, afin de ne pas leur
révéler le sentiment de crainte qui nous habitait. Mais la vraie question
était de savoir s’il ne fallait pas préparer une éventuelle retraite en cas de
force majeure. L’instinct humain, dans certaines circonstances s’apprête
31
fort bien au danger, et prend des dispositions adéquates et nécessaires à
sa survie, c’est du domaine de l’intuitif.
Alors débuta à guichet fermé un long entretien entre ces trois hommes
robustes qui nous tournaient à présent le dos, et nous cachaient du cercle
intime, en resserrant franchement l’espace entre eux. Au milieu du grand
hall des urgences, la conversation en aparté, initiée du cercle intime faisait
totalement abstraction des autres évènements, comme si rien d’autre
n’avait d’importance. Par moments, elle fut partagée par à-coups, de
grands gestes expansifs, d’une bonne envergure et très démonstratifs ;
entrecoupés d’éclats de voix, tels des fragments de sons brisés, virevoltant
dans l’atmosphère. Leurs yeux francs, farouches et perçants devaient se
mêler à ces signes inquiétants. Nous entendions toujours ce haut débit de
flots de paroles ininterrompues, toujours aussi inintelligibles, qui de
surcroît, semblaient totalement disproportionnées aux circonstances et
dénuées de sens à qui n’est pas coutumier du fait. Cette réunion plénière
informelle, semblait être maintenant close d’un accord commun, l’un
d’entre eux, le plus petit, qui s’avérait être aussi le plus vieux des trois, et
de ce que mon esprit un peu troublé me rapportait de ce moment, était
celui qui m’avait semblé avoir le plus parlé jusqu’ici ; se dirigea
franchement vers nous. Il avait sur le visage tout à coup l’expression d’un
être serein, détendu, disposé à prendre la parole d’une manière courtoise
et modérée. Comme par la magie d’un haut fait extraordinaire, il ouvrit la
bouche comme s’il était à présent intimidé ; lui conférant par la même
occasion, un air puéril d’enfant dépourvu d’amour et d’attention,
quémandant naïvement les bras de sa mère. La confusion était telle,
qu’elle s’immisçait dans mon for intérieur ; il venait à lui tout seul de
brouiller les esprits, et demanda modestement, dans la plus grande
simplicité, s’il pouvait avoir affaire à un toubib. C’était sans appel. À y
regarder de plus près ; les gens du voyage faisaient leur entrée remarquée
d’une manière originale et fracassante, non conventionnelle. Comme qui
dirait les habitués de ces procédés, qu’ils savent si bien mettre en œuvre,
32
étant coutumiers de ce genre de modes opératoires. Ils débarquaient
comme une vraie horde sauvage dans l’univers où l’on prodigue les bons
soins. Dans ce cas de figure, certes originale sur la forme, nous pouvions
au moins leur créditer le fait qu’ils avaient un don naturel pour l’art de la
mise en scène ; c’était totalement et théâtralement digne d’une mise en
lumière ubuesque. Pour un souci d’éthique, et dans mon impartialité qui
devient de rigueur, dont vous voudrez bien m’accorder de lui donner de
l’importance à ce moment du récit, je les nommerais les itinérants.
Ils ont eux aussi l’accès aux soins et à la consultation médicale de plein
droit, car il s’agit à l’heure actuelle de réduire les inégalités et les
disparités de santé entre les différentes peuplades qui composent le pays.
De plus, cette politique sociophilosophique s’inscrit dans le domaine de la
discrimination positive en tant que telle, et doit être l’unique conduite à
tenir dans tous les établissements de santé français. Selon les rapports
gouvernementaux, cette population est estimée à environ 400 000
hommes, femmes et enfants à l’heure actuelle. Leur histoire est
intimement liée à celle des Européens, étant pour la majorité des
descendants de résidents de longue date, ils possèdent la nationalité
française. La famille est l’unité de base chez les itinérants. L’ensemble du
clan se déplace systématiquement lors d’un évènement particulier, car
c’est la famille et le clan qui créent la cohésion au sein du groupe. Très
solidaire la communauté apporte son soutien à tous sans exception. Ils
ont un rapport intimement lié à la religion, de confession évangélique, des
regroupements ont lieu chaque année en France. Leurs principes leur sont
très chers, ils ne dérogent jamais à ces règles immuables et ancestrales.
En voici un exemple qui a toute son importance, et à ne jamais perdre de
vue. Lorsqu’un non sédentaire s’adresse à l’un d’eux, qu’importe le
contexte, l’interlocuteur sans forcément le savoir s’adresse avant tout à
l’ensemble de la famille. D’où l’importance de mesurer le poids des mots
avant toute communication.
Leur accueil en milieu hospitalier est contraignant et très particulier ; ils
33
n’ont pas forcément les mêmes notions que vous et moi, et de monsieur
tout le monde. Un décodage mutuel peut-être utile au départ, de manière
à bien clarifier les choses, pour ne pas se retrouver en porte à faux, et
surtout pour ne pas se laisser déborder par une situation devenue
ingérable, liée à l’incompréhension de part et d’autre. Et cela est valable
dans diverses configurations en rapport avec leurs habitudes, par
exemple, parfois le simple fait de respecter ou non certains facteurs
devient une source conflictuelle : les rendez-vous, l’attente, les horaires,
leurs peurs, leurs craintes, la douleur. D’ailleurs, parfois les relations avec
les professionnels de santé peuvent prendre assez vite une mauvaise
tournure, notamment quand certaines urgences se produisent subitement
voire simultanément au sein d’un même groupe. Cette teneur importune
a pour effet immédiat d’ajouter un stress supplémentaire à la
problématique existante, en renforçant aussitôt les sentiments
d’agressivité déjà présents envers les personnels. Sans appel, la demande
de prise en charge immédiate s’installe dans un rapport de force rapide et
insistant, et court-circuite totalement les procédures. Une mise en
pression rapide et spontanée est exercée auprès des personnels se
trouvant sur l’instant démunis. La maladie chez les itinérants est souvent
en lien avec de nombreuses croyances de caractère surnaturel,
l’interprétation des symptômes met en rapport le physique et le
psychologique, l’irrationnel et le religieux. Dans la situation qui nous
intéresse, travailler ensemble c’est souvent la réunion de deux mondes
différents de concepts, de peurs et de représentations interagissant de
manière pas toujours positive entre eux, malheureusement. Ce qui a pour
effet de rendre le relationnel complexe. Pour minimiser au maximum les
incompréhensions, il est essentiel de leur expliquer clairement les
évènements, et les orientations visées en vue de la programmation
d’éventuels soins et examens.
Nous installâmes rapidement le nouveau patient nécessitant une
attention particulière dans un box individuel d’hospitalisation de manière
34
à calmer les esprits. Au même instant, les sirènes des ambulances
rugissaient dans le lointain. Les véhicules chargés des équipes
médicalisées, sont réglementairement composés à leurs bords du
médecin urgentiste, d’un infirmier-anesthésiste et d’un conducteur
généralement détenteur du Diplôme d’État d’Ambulancier. Dans ce
véhicule d’intervention urgente, s’y trouve également du matériel
d’intervention composé de valises ou de sacs portatifs, étant en mesure
dans l’état, de répondre à une demande de prise en charge de secours
dans l’impératif absolu. D’autres équipes similaires à celles-ci démarraient
à leur tour rapidement et se dirigeaient en trombe sur de nouveaux lieux
d’intervention. Décidément de nouveaux drames devaient briser le
silence monacal du moment et ne reposaient toujours pas les esprits
échauffés. Peu de temps après tout ce charivari bruyant, l’air qui s’était
chargé de tension nerveuse, commençait à s’affranchir de ces mauvaises
ondes sur l’instant, et ne devrait être que d’une très courte pause, le
calme avant la tempête ; cela présageait l’arrivée imminente du futur
cortège. Les femmes bien en chair de tout âge, pour la majorité, vêtues
d’habits sombres ; parées de la tête au pied de tout genre de colliers et
d’apparats décoratifs, étaient accompagnées d’une légion d’enfants qui
s’interdisaient de rire. Même si pour certains on le voyait bien, ils se
contenaient, résistant avec une volonté surnaturelle, l’envie ne manquait
ostensiblement pas. Ces nistons dans les jupons des mères gigotaient à
tout-va et s’observaient mutuellement en douce, pour ne pas attirer les
foudres de ces dames austères et se trouvaient dans l’attente d’un geste
amusant qui lèverait automatiquement l’angoisse. Ils restaient muets, car
dans ces circonstances la parole est d’argent et le silence est d’or ; il est
bon de parler et meilleur de se taire, de ce que sont ces citations célèbres
et intemporelles, qui prennent tout leur sens ici, à l’intérieur du box de
consultation, où ils veillent inlassablement sur leur parent alité. Les
visages étaient graves et présageaient de l’inquiétude, pareille à une
assemblée à l’ambiance quasi religieuse. Les hommes en revanche quant
à eux avaient pris possession des lieux extérieurs. Les solides gaillards
35
parlaient entre eux, et l’on pouvait apercevoir de temps à autre des
nuages de fumée en forme de ronds concentriques de taille égale s’élever
dans les airs, émises par des ombres furtives, faiblement mises en lumière
par opposition à la pénombre, que des lampadaires extérieurs mettaient
en évidence. Cette foule masculine se déplaçait mécaniquement dans une
sorte de rituel qui consistait à effectuer des va-et-vient discontinus. Ils
partaient d’un point a, marchaient jusqu’au point B, ce qui représentait
approximativement une distance d’une dizaine de mètres à chaque fois.
Et vice versa, dans un sens comme dans l’autre, avec une attitude propre
qui consiste en une alternance de balancements d’épaules, accordés par
un déhanchement naturel sur l’avant. À les observer de plus près, à
travers cette expression corporelle, on aurait dit qu’ils étaient fin prêts à
en découdre à la moindre occasion avec un adversaire imaginaire, tout en
jetant des regards à la volée ; inquiets et hâtifs, sur leur proche par la
fenêtre. Leur nombre croissait et devenait de plus en plus conséquent, au
fur et à mesure que le temps s’écoulait, et commençait sérieusement à
entraver l’espace de circulation autour des box. Le médecin-chef,
accompagné de l’administrateur de garde, mis au fait en aval du
problème, dut intervenir quelques heures plus tard dans la soirée pour
essayer de désengorger la situation face à l’afflux massif de nouveaux
arrivants. La nouvelle mesure consistait à limiter les visites à un certain
nombre d’individus, et en alternant successivement par petits groupes et
à tour de rôle l’accès consécutif à la chambre provisoire d’hospitalisation.
Le parking des véhicules destiné aux visiteurs était littéralement pris
d’assaut dans son ensemble, par de grosses cylindrées et des bolides
surpuissants et imposants, qui devaient être destinés à la traction des
impressionnantes caravanes. Ces appartements mobiles étaient garés
anarchiquement dans l’espace, dans lesquelles de temps à autre, au
moment où les portes s’ouvraient, des petits faisceaux lumineux
éclairaient le parking et mettaient en évidence la surface bitumée ; on
aurait dit de petits feux follets éphémères qui disparaissaient tout juste le
temps d’un songe. Tous ces véhicules étaient éparpillés sans ordre précis,
36
en long et en large, et dans tous les sens de direction possibles. Toute
cette espèce de grand bazar faisait penser à un marché de nuit
fantomatique éclairé de lampions, par des commerçants spectraux, sans
étals, dont les marchandises n’existaient pas. Face à nous les questions
devenaient de plus en plus insistantes et pressantes, à la limite de la
menace parfois, et de nature trop précise, certaines d’entre elles auraient
été en passant plutôt destinées au médecin référent. Parlons-en de cet
oiseau rare : on ne l’avait pas vraiment vu, il avait délégué la prise en
charge médicale à un jeune interne du service, prétextant devoir terminer
une ou deux paperasses administratives urgentes. Ces types bien plantés
sur eux-mêmes, et pas des plus avenants d’ailleurs, cherchaient à nous
soutirer des informations que nous ne possédions pas. J’appréhendais
fortement pendant tout le temps de leur présence, les situations propres
aux guerres d’usure qui seraient susceptibles de nous conduire
inexorablement à un face à face, ou à un éventuel bras de fer
psychologique. J’étais bien embarrassé de la posture dans laquelle je me
trouvais, et dont je ne possédais pas les clés salvatrices, les codes
libérateurs, dans ces rapports humains complexes et circonstanciels, qui
apaiseraient sans doute les ardeurs de chacun. Malgré les dispositions
pleines de bon sens, mises en œuvre par les personnels à la demande des
cadres dirigeants, les allées et venues incessantes, continuèrent. Les
enfants qui s’étaient à peu près effacés dans le calme jusqu’ici
commençaient sérieusement à s’exciter depuis un certain temps déjà,
lassés à leur tour de contrarier leur nature turbulente, soumise à cette
longue attente ; prenant le service pour une cour de récréation grandeur
nature. Renforcés dans ce sentiment de lassitude bien légitime face à un
certain nombre de soignants, transformés à la hâte en moniteurs
improvisés de colonie de vacances, tout de blanc vêtus, et tentant
vainement et désespérément de les recadrer avec un sourire forcé, dans
ce qui s’apparentait maintenant à un jardin d’enfants inattendu. Certains
garnements, bien plus téméraires que les autres, les dépassant largement
de leur insolence, et dont les parents n’avaient pas donné de cadre ni de
37
limites destinées à freinées les ardeurs, s’en donnaient à cœur joie, et ne
ménageaient pas les peines de mes collègues, visiblement irrités de tant
de laisser-aller. Nos gardes d’enfants matérialisés pour la bonne cause se
donnaient du mal, ils se fatiguèrent très vite et abdiquèrent de la même
manière. Pris involontairement d’un étrange malaise à la limite de
l’écœurement ; cependant de l’empathie pouvait encore se lire sur ces
visages remplis de frustration. En effet, le burlesque de ce contexte ne
leur permettait plus d’exercer leur rôle premier, les nécessiteux qui ce
jour-là furent nombreux passèrent inévitablement au second plan. Les
femmes également sortaient de leurs réserves, qui jusqu’ici s’étaient
contentées de marquer leur présence auprès du souffrant. Elles posaient
des regards noirs sur les étrangers que nous étions. Les matrones
dévisageaient ces bêtes curieuses, en l’occurrence nous autres, les
travailleurs hospitaliers, qui déambulions dans les couloirs, animés par de
perpétuels mouvements en interactions, nous agitant sans cesse autour
de la sphère familiale. Personnellement, pour des raisons qui m’étaient
propres, j’avais apprécié, malgré la panade, les tonalités musicales des
voix portantes et chantantes non mesurées en intensité, libres de toute
censure et d’appartenance à notre univers de ces matriarches. Sur
l’instant on aurait dit qu’elles jouissaient, hors d’atteinte, de l’immunité
que procurait la non-adhésion aux codes de notre société. Ou bien
n’avaient-elles seulement pas du tout cette notion d’être ou de paraître à
nos yeux ? Qu’importe après tout, cela leur conférait à qui savait les
regarder et les entendre, cette chaleur aux notes de musique épicées où
l’harmonie s’enrichit naturellement dans certaine tessiture de voix
féminine. Avec cette faculté déconcertante à alterner les variations entre
les graves et les aigus spontanément par l’intermédiaire d’un savant
dosage, n’ayant rien à envier aux typologies vocales des altos et sopranos
de renoms. Ce sont des particularités remarquables, propres aux
caractères des femmes sanguines et méridionales, au teint hâlé et tanné,
éclatant de soleil et de nature, dont les effluves fugitifs parfument de leur
présence l’espace de notes poivrées d’une oisive vie de bohème. Histoire
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de remonter un peu le moral des troupes dans ce contexte anxiogène et
difficile à maîtriser, ou s’installait inévitablement une véritable guerre des
nerfs entre les deux parties, il aurait peut-être été plus utile de prescrire
de la « moralex », ou du « motivex » aux soignants de service ce jour-là. Il
fallut cependant se rendre à l’évidence, force était de constater que nous
perdions du terrain dans ce conflit interposé, et aussi bien admettre que
nous n’avions plus le contrôle de la situation dans le moment. Dans ce cas
de figure d’aucune concession possible, un interlocuteur ou un diplomate
important et influent en matière de discussions devait être
nécessairement nommé et reconnu de l’ensemble pour démêler ce qui
devenait un véritable préjudice pour les autres patients. Un personnage
trait d’union capable de jouer l’intermédiaire entre la communauté et le
service public, une médiation devenait inévitable, pour le bon
fonctionnement de l’ensemble. Car il devenait de bon ton de vous le
rappeler une seconde fois, nos occupants utilisaient des codes naturels au
sein de leur propre société, les rapports avec d’autres individus en dehors
de la communauté, n’étaient pas facilités par les mêmes représentations,
c’était ou à fait respectable certes, mais cette différence de culture était à
prendre en compte objectivement dans toute sa globalité.
L’ironie du sort, contrastait avec cette réalité qui parfois pouvait prendre
des tournures édifiantes et qui nous laissait à coup sûr pantois. D’un
commun accord, ils désignèrent unanimement pour les représenter bien
légitimement, le vecteur et la victime de tout ce désordre, à savoir le
patriarche, celui qui se trouvait être paradoxalement dans ce lit et qui ne
manifestait toujours pas beaucoup de sympathie particulière à notre
égard, sans animosité non plus remarquez. Comme à l’accoutumée, ils
s’écartèrent pour se réunir et devaient donner suite au devenir qui nous
intéresse. Entre-temps par mesure de sécurité, l’administrateur de garde
rappela le service, au regard de ce qui était devenu quasiment à ce
moment un tour de force inévitable, et qui devait s’empreindre
maintenant dans la durée. Car qu’on le veuille ou nom, il s’agissait bien ici
39
d’une dualité entre deux ensembles de traditions ancestrales
dissemblables. À cela venait s’ajouter par moment la difficulté de
coopérer en bonne intelligence. Décidément, la barrière des mœurs était
bien trop élevée, telle une montagne encore vierge de toute expédition,
pour la franchir et même une fois gravie, le versant opposé était à la fois
hostile et impraticable, de nature à vous rejeter dans les profondeurs de
ses pentes abruptes et glacées. Nous étions condamnés à l’immobilisme
en son sommet immaculé où sa cime donnait le vertige des hauteurs, où
l’air devenait irrespirable et froid, et où le malaise s’emparerait bien vite
d’un alpiniste non chevronné un peu trop téméraire. Ce n’est à ce prix
parfois que nous payions l’indifférence générale pour l’autre que nous
n’avions pas su voir ou entendre, et que le plus simplement du monde, en
toute sincérité, nous ne voulions pas forcément connaître. En tout état de
cause, il avait été décidé de rouvrir une unité du service de semaine, en
partie fermée le week-end, comme son nom l’indique, pour loger à bonne
enseigne toute cette grande famille dans la décence et dans un minimum
de confort. La décision fut acceptée et prise, la communauté adhéra sans
poser de problème particulier à ces nouvelles perspectives. Un
brancardier d’unité dépêché par ces obligations vint chercher le
patriarche, et le conduisit dans son brancard dans l’unité d’accueil,
accompagné des siens. Nous pouvions enfin reprendre le cours normal
des activités, sans nous soucier du reste. Les autres patients furent
auscultés et diagnostiqués sans complications, dans ce qu’aurait pu
provoquer cette extrême désorganisation passée. Dès lors, nous pouvions
de nouveau nous rattacher au train de la routine, et pour l’occasion
revenir à nos petits projets mis entre parenthèses quelques heures plus
tôt, le temps d’une dépaysante échappée belle d’une soirée de noël.
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CHAPITRE 3ème
L’hallucination
Certaines vies, illustres, laissent des traces indélébiles et profondément
marquées à jamais dans l’esprit de nos contemporains, les élevant
naturellement au rang de la postérité éternelle. Divinement relatées de
manière figée dans les manuels historiques qui appartiendront à
l’ensemble des générations futures et qui s’inscriront à jamais dans la
mémoire collective. Elles n’omettront pas de rendre compte au plus grand
nombre, des hasards et des aléas engendrant de hauts faits, et que
l’histoire qualifiera de remarquables. À l’échelle du temps, ces glorieuses
destinées d’entre toutes, citées en exemple pour des siècles et des siècles,
perpétueront leurs singularités honorifiques par orgueil, et avant tout
pour la très conventionnelle magnificence de leur passé. Car il s’agit
méthodiquement d’inscrire ces récits dans les viscères de nos âmes
prédisposées à entendre la grande messe de toutes les vérités glorifiées,
de ces grandes circonstances immuables. Des hommes et des femmes au
caractère bien trempé, et au courage valeureux ont inscrit leur nom au
panthéon des souvenirs à travers les âges, et statufié leur corps dans la
pierre des mémoires, des demi-dieux à l’apparence humaine, défiant au
possible toutes ces petites superficialités existentielles de la vie des gens
ordinaires.
Puis il y a comme vous et moi justement ces êtres ordinaires, des
personnes foncièrement prosaïques et bien moins remarquables, ce
contentant de venir grossir exponentiellement les rangs de l’humanité
déjà bien surchargée qui se trouvent être aussi la majorité. Nos actes
communs sont le poids de nos pensées, noyés dans la masse des
souvenirs, mais ô combien indispensables à la bonne tenue de la cité ! Et
la somme de l’ensemble nous procure de la sécurité, nous permet de
41
nous élever dans la contingence. Certes, nous sommes quand même
d’une certaine manière des exceptions individuelles, car nous possédons
pour nous les différentes expériences unitaires du vécu, qui influencent
l’objectivité de nos rapports entre les individus et le monde dans lequel
nous aspirons à devenir. Dans nos hôpitaux, calqués par la réalité du
dehors, qui n’est ni plus ni moins que son reflet, des évènements que je
qualifierai de pittoresques, pas forcément en rapport avec le domaine de
faits remarquables, mais au contraire, bien misérable dans la beauté du
monde, se déroulent parfois étrangement dans l’intimité de son enceinte.
Vous comme moi, nous ressentons parfois comme d’étranges moments de
déjà vu, nos sens trompés et habitués par l’expérience d’un ressenti
particulier, la possibilité d’avoir été nous-mêmes, mais dans d’autres
circonstances, dans un même lieu. La vie devait être une succession
d’évènements, réitérant les mêmes schémas empiriques, et les mêmes
pensées dans une infinité de possibles, définis par la mécanique précise
d’un mouvement métronomique. Cet instrument utilisé dans l’étude des
partitions donne un signal audible ou visuel permettant d’indiquer un
tempo. Égale à un tas de particules élémentaires en mouvance
désolidarisées entre elles, propulsées dans l’univers immense et
inconstant, ayant la conscience d’appartenir à un même noyau atomique.
Ces corpuscules libres posséderaient intimement la faculté de
compréhension, s’unissant à nouveau pour se matérialiser à l’infini dans
un autre espace-temps. Dans ces moments- là, dans le trouble des âmes,
nous reprenons aussitôt conscience d’être bien présents à l’instant « T »
dans le monde présent tel qu’il est, comme il nous apparaît dans cette
aspérité métaphysique. Parfois la complexité des pathologies
psychiatriques face à l’intensité extrême des délires, peuvent pousser nos
semblables dans leurs retranchements, sans notion de temps et de durée
et dépassent l’entendement des êtres dits normaux, non avertis. En voici
la preuve : Je faisais mon entrée cet après-midi-là, entrant dans le sillage
d’une journée ordinaire déjà bien entamée et égale aux autres par
l’aspect normatif qui caractérisait mon assuétude au service.
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Instinctivement, comme le veut l’habitude, je consultai une fois de plus la
planification qui me concernait ; tel un névrosé devant s’assurer
mécaniquement et plusieurs fois à l’avance d’avoir vu ce qu’il avait vu et
de ne pas penser la minute suivante à ce qu’il n’avait pas vraiment vu.
D’un point de vue comportemental, les névroses sont des maladies de la
personnalité de gravité mineure. Elles ne nécessitent pas
d’hospitalisation, lesquelles s’expriment par des troubles dont les malades
sont conscients et dont la survenue est liée à des traumatismes
psychologiques récents ou antérieurs. Dans son esprit, la réalité ne
présente aucune altération profonde, mais seulement une déformation. Il
existe plusieurs sortes de névrose : l’angoisse, le trouble panique, l’anxiété
chronique, la névrose phobique, l’hystérie obsessionnelle. Dans sa
« Psychopathologie de la vie quotidienne », Sigmund Freud présente les
névroses comme une expression de l’inconscient. Selon lui, c’est l’angoisse
qui constitue leur véritable moteur. Des signes cliniques viennent
renforcer et peuvent confirmer le diagnostic : l’insomnie, la perte de
l’appétit, la fatigue, et les troubles fonctionnels.
Après assimilation sûre et certaine de l’horaire de travail et de mon
positionnement dans celui du pôle, j’assurai la relève de l’équipe du matin
avec l’équipe du soir à l’Unité d’Hospitalisation de très Courte Durée.
Cette unité avait vocation à prendre en charge uniquement des patients
des urgences adultes, à soulager et à accueillir temporairement des
patients en transition, et accessoirement à visée psychiatrique. Ils sont
dirigés dans ce service dans l’attente d’un diagnostic clinique, afin
d’assurer le soin et d’affiner le diagnostic en fonction d’une éventuelle
orientation vers le service adapté à leur état. Dans une autre mesure, les
malades sont orientés dans le cadre d’un transfert interservices, ou si la
surveillance et la thérapeutique sont efficaces, d’autoriser le retour à
domicile ou dans d’autres structures dans une durée maximale de vingt-
quatre heures. Nous disposons de huit chambres d’hospitalisation, dont
une spécialement conçut pour les cas les plus difficiles, auxquelles des
43
personnels spécialisés et formés dans ce type de prise en charge sont
affectés par un organisme extérieur.
Cet après-midi, nous avions en tout et pour tout seulement deux
patients, dont Madame DELAMARRE, Simone de son prénom, une femme
dans la soixantaine naissante, arrivée en catastrophe cette nuit
accompagnée par les forces de l’ordre, pour déambulation dans un état
second manifeste avec agressivité déclarée envers les automobilistes et
agents sur la voie publique. Sa prise en charge avait été retardée
momentanément, m’avait-on renseigné. En effet, le personnel de nuit des
urgences avait été pris à partie, nos soignants menaient sur le front une
autre bataille rangée, soutenus par les pompiers, face à des jeunes gens
enivrés et extrêmement agressifs, à qui l’on ne pouvait faire entendre
raison. Résultat de l’opération, un infirmier et un pompier blessés à l’arme
blanche, qui ont dû être hospitalisés, mais heureusement sans
conséquences majeures. Ces violences préjudiciables, contrairement à ce
que l’on pourrait penser ; ne sont pas tant isolées que cela, bien au
contraire. Les faits d’agressions envers le personnel hospitalier s’étaient
grandement multipliés ces dernières années, mais malheureusement elles
ne sont pas toutes répertoriées à leur juste place. Elles se contentent
d’étoffer médiatiquement les faits divers des rubriques des journaux
locaux. Elles sont comptabilisées dans les rapports des commissions
d’hygiène et de sécurité du travail, ajoutées et noyées dans la masse des
nombreuses statistiques nationales, se soldant bien souvent par un non-
lieu sans intérêt majeur, n’ayant pas forcément le mérite d’exister.
S’acharnant tout simplement à vouloir venir augmenter les rangs des
évènements fortuits sans importance ; et pourtant Dieu sait que les
personnels de santé de France sont en souffrance. À cet effet, des fiches
d’effets des dits évènements indésirables sont systématiquement établies,
et bien souvent rédigées ; en surnombre ; elles se retrouvent en attente
sur un vieux secrétaire directoire, où elles s’entassent parmi les
nombreuses piles incommensurables de documents administratifs divers.
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Cela dit en passant, victime en partie de la désuète et lourde intendance
française, empreinte héréditaire persistante de l’ère napoléonienne
encore présente au vingt et unième siècle. À quand véritablement
l’allègement administratif de nos institutions ? Ceci a pour effet de
minimiser la pertinence des évènements relatés, et de les classer
commodément dans le sens de la verticalité. Et si par chance, elle devait
rester une rescapée du lot de la première heure, et toujours bien visible
au regard du cadre hospitalier, elle pourrait éventuellement être
considérée l’espace d’un instant, mais ne rêvons pas. Car même si notre
gentil « surveillant » s’affairait à bien vouloir daigner lui donner une once
d’importance, en laissant de côté certaines tâches transversales de la plus
haute importance, rien n’y ferait. Je vous parle de celles qui en principe ne
devraient pas être en rapport avec les responsabilités de son
poste. Parlez-lui-en, il semblerait que vous ayez touché une corde sensible
chez notre ange gardien, tenez ! Quand on parle du loup, regardez-le ! Il
fuit le lâche, aussitôt rattrapé d’une envie irrépressible d’assister à une
éventuelle et urgentissime « réunionite ». Vous avez dit quoi ? Désolé,
vraiment ! Traduisez plutôt ce sacro-saint mot par : inflammation sévère
et répétitive d’une absence régulière se substituant à l’activité
quotidienne, lorsque les véritables problèmes s’accumulent et surgissent
de toutes part. Je ne peux lui jeter la pierre qu’à moitié, quand il ne s’agit
pas d’un carriériste en puissance, dans la mesure où sa mission principale
est détournée volontairement de son rôle premier de surveillant de
proximité dans les soins ; et échangée contre un lavage de cerveau avec
greffée sur la tête une irrévérencieuse casquette de manager de
supermarché au service de la vulgarisation mercantile que sont devenus
le soin et l’humain.
— « À combien l’estimez- vous votre santé, Mesdames et Messieurs les
dirigeants de la haute sphère ? Vous assistez impassiblement et
insensiblement au déclin, mais surtout à la paupérisation des âmes
sensibles et altruistes que vous administrez, tout ceci est un non-sens. Vos
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intentions sont aussi plates et linéaires que la courbe mesurée d’un
électro-encéphalogramme ! »
— « Dites-moi, je veux le savoir, à qui avez-vous vendu vos âmes
corrompues, vous qui êtes assis dans votre impassible immoralité
complaisante, vous vous auto-suffisez à vous-même n’est-ce pas ?
Installés mollement sur vos séants adipeux avec vos largeurs disgracieuses
qu’une chaise au coussin moisi de style Louis XVI d’un cabinet ministériel
suranné à l’ambiance lourde et encaustiquée, qui s’avère être en fait
l’état-major de vos projets égoïstes, peine à contenir. Ne soyez pas
désobligeants, je vous en conjure, je n’ai rien contre vos derrières, si ce
n’est qu’un bon coup de pied bien placé sur ceux-ci, ne ferait pas de mal à
certains. Décidément, ne voyez-vous pas seulement que ces cœurs se
dessèchent et se tarissent, ces âmes se vident de leur joie substantielle
rien qu’en pensant au mauvais sens que prennent leur vie. Vous ne leur
inspirez que de la peur et du mépris par vos perpétuelles réformes
dénuées de bon sens. Vous asphyxiez de l’intérieur un système bien pensé
par vos directives insensées. Dans le même esprit, vous effacez sans
vergogne, de ce qu’il reste de moralité chez ces êtres dévoués à cette
cause commune ; comment pouvez-vous ne pas le voir ? Ou tout compte
fait, devrais-je dire comment ne voulez-vous pas le voir ? Ça revient d’une
certaine manière à scier la branche sur laquelle vous vous êtes perchés,
vous êtes-vous déjà imaginé avoir des problèmes de santé ! Ce qu’entre
nous je ne vous souhaite pas bien entendu, pas même à mon pire
ennemi »
— « Ah, mais, c’est que je vous entends d’ici vous dire tout bas »
— « Cause toujours l’artiste “réac”, on ne vit pas dans le même monde toi
et moi, moi non plus je ne te souhaite pas la maladie, à part si tu
continues à déblatérer de telles inepties du genre, non fondées et
démagogiques. Dis-moi au passage sais-tu seulement qu’à la différence
près, et pas la moindre d’ailleurs, d’entre nous deux, au cas où tu ne le
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saurais pas, ce qui m’étonnerait fortement, nous ne possédons pas le
même portefeuille toi et moi. J’aurais une prise en charge moyennant
finance, que dis-je ! Gracieuse bien heureusement encore, de par ma
notoriété passée et la qualité de mes proches relations, pour les
remerciements des petits services officieux rendus avec les frais de
fonctionnement prélevés par la levée de tes impôts de modeste
contribuable. Que dire également de tous ces retours sur investissement,
dus et à me rendre à titre de l’échange des bons et loyaux services,
attribuer depuis toujours à nos gourmands capitalistes. Rendez vous
compte, ces gens-là possèdent la majorité des établissements de soins
privés de ce pays, ils seront pour moi de véritables amis, un juste retour
des choses diront nous. Ils m’ouvriront toutes leurs bonnes intentions à
travers l’accès à une clinique de renommée privée, et de plus avec ces
meilleurs médecins et chirurgiens à la pointe du progrès, et toi qu’auras-
tu ? »
— « Vous le voyez bien maintenant, que nous évoluons dans une
médecine à deux vitesses, mais stoppons ici la polémique ».
— « Mais rassurez-vous, vous aussi serez jugés par vos pairs, vos égaux,
les autres méritants, mais à l’instar des êtres d’exception, l’histoire ne se
rappellera probablement pas de votre utilité dans ce siècle. Elle se
souviendra seulement de gens destructeurs de société, avides de pouvoir,
et au passage, je vous remercie de l’attention que vous n’apporterez pas à
mes remarques, dont je ne doute pas du manque de considération
qu’elles vous inspireront et qui feront la part belle à l’insignifiance à
laquelle elles aspirent. Qu’importe, en espérant tout de même ne pas
vous avoir fait perdre de votre temps si précieux, votre non obligé, Mlle la
moralité, qui ne saurait être la promise d’un destin malveillant ».
L’attitude de nos cadres s’inscrit dans une logique managériale, je
m’explique : leur formation initiale d’une année, leur permettent
d’acquérir des savoirs procéduraux en rapport avec la gestion humaine et
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matérielle d’une unité de soin. Cet enseignement se distingue également
par la pertinence de son contenu, à savoir être un véritable vecteur de
projets pour l’amélioration des conditions de travail des agents, acteurs au
cœur de la dimension du soin. En définitive, elle forme des chefs
diplomates aux qualités humaines indéniables, voilà pour le fond. La
forme sur le terrain quant à elle, je vous l’ai déjà expliquée un peu plus
haut, même s’il y a encore davantage de matière à développer.
Après ce bref égarement, occupons-nous de notre patiente identifiée,
auprès de sa carte d’identité, confondue avec les nombreuses autres
cartes d’achats, retirées expressément de son portefeuille, tapi dans un
capharnaüm extraordinaire, qui lui tenait lieu de sac à main. Comme dit
l’adage populaire bien de chez nous, tellement représentatif : « une vache
n’y retrouverait pas son veau ». Après l’enquête de moralité, il
apparaissait à l’étude du dossier, que cette dame ne possédait aucun
antécédent médical et judiciaire connu, elle semblait n’avoir existé que
cette nuit, était-ce là les signes du hasard, ce pourvoyeur inconséquent,
responsable désintéressé de l’errance des ombres immatériellement
visibles. J’allai à la rencontre de Madame DELAMARRE, pour lui prendre la
tension avec un sentiment en demi-teinte assez partagé, voire même
mitigé par rapport à l’appréhension de cette situation assez particulière.
La patiente alitée que je vis pour la première fois laissait deviner de belles
formes sous des draps fins et colorés ; ceux-ci en effet, épousaient
parfaitement les courbes de son corps fin et rectiligne, qui malgré sa
posture en position de chien de fusil, supposait aussi une grande taille
morphologique. Sur le moment, elle semblait se trouver dans une
insondable sérénité. Cette accalmie relative lui conférait bien visiblement,
et sans ambages, cette béatitude apparente. Pareillement à un ciel sans
tâche dans l’horizon, remarquable quand la vie s’apaise dans ses moments
intimistes de solitude avec soi-même, quand l’esprit se tourmente et se
complaît sans difficulté dans la dualité de la raison et de l’aliénation. Lui
avais-je à peine frôlé le bras avec délicatesse et avec prévenance pour lui
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prendre la tension, qu’une réaction disproportionnée et inappropriée me
fit reculer par surprise de plusieurs pas. Elle se retourna brusquement, et
me jeta instantanément un regard de terreur, chargé de haine à travers
des yeux démoniaques. Dans ce moment de surprise, j’avais sans
intention, mais sans nul doute foulé et piétiné son espace vital.
Finalement à froid, avec un peu de recul, je me surpris à penser que sa
réaction avait été proportionnelle à l’agression de sa sphère individuelle.
Se sentait-elle menacée par l’étranger hostile que devait représenter ce
visage inconnu ? En l’occurrence le mien, qui la tenait en respect à ce
moment-là. Elle m’avait pris au dépourvu à travers ce sursaut inopiné, qui
en disait long sur la dangerosité de la situation dans laquelle elle se
trouvait. Les contentions étaient prescrites pour sa sécurité aux deux bras
et jambes ; la maintenant fermement au lit dans lequel elle se trouvait,
pour éviter l’apparition d’éventuelles blessures et lésions dans ces
déchaînements incontrôlables. De temps à autre, l’émission
déconcertante d’un hurlement sauvage, à peu près identique à celui d’un
animal déchiré de fureur venait déchirer le silence d’une belle journée de
printemps ; auquel étaient associés des cris perçants et stridents
analogues à des âmes de pécheurs non repentis. Telles des apparitions
fantomatiques, condamnées à l’éternité des flammes de l’enfer pour les
méfaits dont ils avaient été les auteurs le temps d’une vie terrestre. Ces
agitations confuses me glaçaient d’effroi et me rappelaient par
intermittence durant l’exécution de mon travail la présence de cette
femme en souffrance. Vinrent s’ajouter à la complexité des moments
difficiles, sans raison et sans transition, des moments de latence, dans
lesquels elle semblait déraisonner au travers d’un relâchement nerveux.
Elle décrivait des aventures imaginaires, relatées d’une façon tout à fait
consciente. D’ailleurs, la précision avec laquelle elle dépeignait
l’environnement et la vie dans ses récits imaginaires était stupéfiante,
pour ne pas dire déconcertante. Péripéties romanesques narrées
prodigieusement, comme l’originalité d’une toile de maître d’où l’on avait
cette étrange impression que la vie ressortait et débordait du cadre à
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vouloir s’en échapper. Prendre la fuite pour ne pas pouvoir être contenu
par l’expansivité d’une nature luxuriante qui était la composante
dominante et la plus représentative dans le décor, laissant au second plan
l’humanité au travers d’ombres suggestives. C’est dans l’ordre des choses
me diriez-vous ! Cette dimension trompeuse rarement atteinte par son
réalisme et son naturel, et ainsi que par la qualité obsédante de l’œuvre
est amenée à déjouer l’œil critique et expert des plus influents amateurs
d’art. Cette sacrée scénariste y mettait du cœur à l’ouvrage pour rendre
présentable son expansive folie imaginaire. Finalement, était elle
comparable à certains artistes que l’on croît fous ? Fondamentalement
dotés d’une hypersensibilité d’âme et de cœur accru ; prédisposés à la
création des belles œuvres raffinées, leur permettant de saisir le sublime
la ou on l’attend le moins, au gré des rencontres hasardeuses, tout en
posant ainsi l’œil exercé sur la marche en avant du monde. Cette
propension innée de figer dans l’esprit certains moments de grâce avec un
élan de générosité, octroyée par d’uniques sensations et de sentiments
périssables, permettraient ils de fixer éperdument les éléments affectifs
de la vie sans grande difficulté ? Si oui le cas échéant, il s’agit d’une
qualité naturelle, de toute évidence. Malgré la maladie qui la déformait
de l’intérieur comme dû dehors, elle possédait de beaux restes, son visage
d’une beauté excessive à la forme triangulaire et aux traits fins ; soulignait
et mettait en avant très légèrement les petites fosses des petits creux de
ses joues rebondies. Elle-même, bien fermes et délicates, telles de petites
balles de forme concentrique. Son teint de peau ombragé et éclatant était
légèrement hâlé, et s’accordait mutuellement avec ses grands yeux bruns
en forme d’amande enfouis dans ses pommettes. Autant vous dire que ce
regard-là pouvait facilement exprimer sans objection les joies et les peines
des mauvais jours. Sur ce portrait d’idylle enviable était réservé une place
exiguë à un petit nez en trompette, accompagné d’une belle et longue
chevelure en cascade, où venaient contraster des reflets blonds et gris
argenté, laissant apparaître avec timidité de petites boucles vagabondes à
leur extrémité. Elles descendaient librement jusqu’à sa taille fine et
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athlétique, laissant découvrir à son tour de belles et longues jambes
toniques, filiformes, formées de muscles visibles et bien galbés comme en
possèdent les gens entraînés à la pratique sportive.
Mais le répit fut bref et de très courte durée, car ces crises épisodiques et
récidivistes, sur lesquelles je ne possédais aucune connaissance, du fait de
ne pas avoir pu mettre de nom sur cet état maladif, étaient pour moi des
inconnues, dont les présentations pathologiques ne m’étaient pas
destinées, et ne m’avaient pas non plus été présentées. Cependant, je
m’interrogeais et me renseignaient succinctement des causes
responsables, provoquant ces effets chez une personne, par anticipation
de la situation à laquelle il faudrait tout de même faire face, au moins
pour les attitudes à adopter et les soins à apporter, et cela était dans mes
attributions. De ce que l’on me rapporta, il s’agissait dans la situation qui
nous intéresse et par définition objective de chez notre artiste de l’abstrait
et de l’imaginaire, d’un développement d’une psychose hallucinatoire. Il
s’agit d’une pathologie psychiatrique qui se manifeste par un délire
hallucinatoire. Ce syndrome du délire chronique survient principalement
chez des sujets féminins, à un âge avancé, souvent isolé, auto- persécuté,
entraînant des hallucinations visuelles. Le malade se lance dans des
discours ininterrompus, et emploie la troisième personne du singulier
dans ses délires. Peuvent apparaître secondairement des troubles du
cours de la pensée, une diminution de l’affectivité, et des symptômes
paranoïaques. L’évolution de la maladie alterne avec des périodes de
rémission et d’aggravation. Les conséquences sont relativement lourdes
sur le plan personnel et social. En général, dans les mois qui précèdent la
maladie, un événement marquant survient, un deuil, des soucis d’ordre
professionnel, un divorce. Sa prise en charge s’effectue par un psychiatre,
et le traitement repose sur des traitements antipsychotiques. Il n’est pas
curatif, mais agit sur les symptômes de la maladie. Je n’ai jamais
exactement bien compris pourquoi les sciences en général accordaient cet
intérêt à la dénomination par des termes étymologiquement brutaux, que
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l’on pourrait qualifier plus simplement, surtout au regard d’une
pathologie des troubles du comportement. D’un point de vue de
l’ascendance des mots, de l’origine filiatique d’un terme basique,
pourquoi vouloir attribuer à tout prix des épîtres fortes et complexes ?
D’autant plus difficile à assimiler par le citoyen lambda pour désigner sa
maladie. Pour définir là en l’occurrence ce qu’est une construction
structurelle mentale, de l’esprit, viable ou non, me semble hors de sens.
Même si l’on peut concevoir bien sûr qu’il faille bien tôt assimiler les
rudiments abécédaires de nos langues respectives, par le simple fait de la
compréhension de tous et pour tous, par exemple d’appeler un animal, un
animal, un être humain, un humain.
Je pris la décision sur mon temps de pause, une fois les plateaux-repas
servis, de tenir compagnie à notre hôte, et de tenter de l’attirer l’espace
d’un instant dans notre réalité, et pourquoi pas, de percer la bulle
invisible qui la retenait prisonnière de son univers. Ce n’est pas bien, je
vous entends de nouveau — « de quel droit, prend- t’il de telles initiatives
celui-là ? Usurpateur vas ! » Mais en même temps, j’avoue que cela me
fascinait. L’envie me prenait à mon tour de m’immiscer dans son théâtre
intérieur, et de pouvoir observer cette fabuleuse comédie qui s’y jouait à
guichet fermé, sans spectateurs attentifs du monde réel ; hormis
possiblement, ce soignant indiscret et impatient d’assister à la
représentation, qui devant elle, jubilait de se trouver dans la loge
d’honneur. Parfois le simple fait de prendre le temps d’écouter et
d’observer vous procure d’agréables surprises et vous permet d’apporter
un nouveau regard sur la situation, car machinalement, la somme totale
de nos obligations ne nous rend pas toujours disponible aux autres, elles
nous rendent aveugles et sourds aux évènements quels qu’ils soient. Le
théâtre de la vie dans lequel nous préfigurons dans un ordre respectif,
précis et établi par le seul destin sous toutes ses formes et avec toute sa
troupe de comédiens, nous entraîne inexorablement dans une pléiade de
possibles. Chacun peut être amené à emprunter librement par sa volonté
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une voie de grande affluence, ou au contraire accéder aux chemins de
traverse, en sortant des sentiers battus, qui au final peuvent définir des
rencontres à venir, accompagnées de magnifiques concerts d’ouverture à
la musicalité terrestre. En ce qui me concerne, je prendrais le temps
d’observer cette tragi-comédie, de la considérer véritablement pour ce
qu’elle serait, mais aussi de l’apprécier, peu m’importe la difficulté de la
tâche. Elle en était là à ce moment, les poings et mains liés pareils à
l’Homme de Vitruve en position horizontale au plafond, le regard perdu
dans le vaste monde insondable des songes qui défilent et se
matérialisent devant des yeux inertes d’irréalité. Ces organes destinés à la
réception des influx visuels fixaient le néant sans lucidité, se contentant
de se fermer et de s’ouvrir sommairement dans leurs orbites pour reposer
son cerveau en effervescence. Surprise en pleine connivence avec son
délire, je me souviens de son rôle de « nez » ; enrôlée par des maisons
prestigieuses. Elle exerçait ses talents à Grâce, capitale mondialement
réputée pour son parfum, tantôt directrice de production hyperactive, par
qui les ordres jaillissaient par milliers sur des recommandations de toutes
sortes, qu’il fallait exécuter expressément, et selon ses moindres désirs.
Égale à un général d’infanterie menant ses troupes au combat dans une
cadence infernale ; elle menait, guidée par la candeur d’une main ferme
et assurée, son unité sur le front. Je me souviens d’un autre de ces rôles,
relevant une fois de plus de la fantasmagorie d’une chimère, de celui dans
lequel elle était l’héroïne, égérie gâtée de prévenances d’une maison de
haute couture, qui avait pignon sur la prestigieuse rue du Faubourg Saint-
Honoré. Elle se pavanait aux yeux de tous ; libre comme l’air, tournoyant
comme une figurine sur le socle d’une boîte à musique, vêtue d’une
magnifique robe satinée de velours noir, couverte de mille et un bijoux,
reposant majestueusement sur la partie inférieure de son cou. D’ailleurs,
il serait difficilement impossible de ne pas lui accorder le bénéfice du
doute concernant l’accord de ces pierreries et ornements d’apparats dans
cette illusion de l’esprit entre eux et le tissu. Et tout aussi certainement,
sans aucune mesure avec cette belle et merveilleuse peau hâlée, dont les
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femmes d’occitan gardent si jalousement le secret. Dans ce haut lieu de la
mode qui s’apparentait à Byzance, cette redoutable ambassadrice
autoproclamée usait du verbe haut pour asseoir son autorité, elle criait
désespérément à qui voulait l’entendre : « celle-ci est vraiment parfaite,
elle fera largement l’affaire ! » Faites-la juste retoucher, et tout cela dans
une répétition abasourdissante et sans fin. Ses yeux descendirent du ciel
et déconsidérèrent ce plafond sans image, qui devait s’apparenter à ce
moment, à la toile de projection des films de cinéma, où le souvenir de ce
long métrage tombait dans l’oubli existentiel et semblait déjà loin, laissant
derrière lui la possibilité de présager une suite. Finalement, elle n’avait
que simplement changé de place, et s’était brusquement tournée vers
moi me considérant d’une manière soupçonneuse sans me lâcher du
regard. Sur l’instant, je changeai de statut, la scénariste avait décidé, je ne
sais pour quelle raison, d’élever mon rôle dans la hiérarchie de cette
adaptation. Du figurant de seconde zone, qu’elle devinait sans voir, je
devenais soudain un élément clé du scénario, tel un personnage réel tout
en couleur avec un chapeau haut de forme. J’étais maintenant visible ;
elle s’adressait à moi sans me perdre de vue : — « êtes-vous cet
inspecteur untel, dont on m’a signalé la présence lors de mon absence
d’hier après-midi ? », je ne savais que lui dire, de peur de me faire
reléguer au second plan, c’est-à-dire a mon rôle initial. Je l’avoue, j’étais
un peu décontenancé sur le fait, mais paradoxalement, cette phrase avait
fait son effet sur la forme de la tournure dans ce moment de doute. Elle
était effectivement souvent absente ces derniers temps, et moi peut être
un peu trop présent, trop absorbé à essayer de comprendre cette force
curieuse de grandeur qui éveillait mon appétence à la curiosité. Je
répondis donc d’un simple « oui » sans consistance, qui agacerait sans nul
doute le personnage central qu’elle était, et la réponse ne se fit pas
attendre, mais tellement prévisible :
— « Permettez-moi de vous dire Monsieur, je n’ai pas besoin de vous, mes
égarements ne vous regardent d’aucune manière. Repassez plus tard, je
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vous accorderai un peu plus de mon temps » :
— Comment devais-je interpréter ces derniers mots dans la position qui
était la mienne ? Le doute subsistait en moi. Il est vrai que sur le moment
cela me plaisait de savoir que j’existais quand même dans son
subconscient, même sans repère bien précis, au beau milieu de cet
univers imaginaire et mystérieux sans réel fondement pour le commun
des mortels. J’étais présent en qualité d’inconnu du grand public, dans
cette production de l’esprit sans véritable scénario, dans lequel elle me
projetait de plein fouet bien malgré moi, qu’importe, pour elle, j’y figurais
vraiment. Étais-je simplement une image de sa cérébralité défaillante,
malléable et corvéable à merci qui pouvait prendre les différentes formes
et personnalités qu’elle désirait à tout instant, et composer avec à
souhait ? Ou bien au contraire, me voyait-elle comme je lui apparaissais
réellement, sous la forme d’un homme accoutré d’une tenue de soin de
couleur blanche, les yeux rivés sur sa personne, fixés à cet endroit au
milieu d’une chambre d’hôpital, dans ce qui lui restait de lucidité ? Peu
importe, je m’apprêtais à quitter la chambre, lorsqu’un homme
d’apparence distinguée, approcha à pas lent et mesuré dans ma direction.
L’expression que prenait son visage sérieux et austère témoignait d’une
vie qui ne lassait pas de laisser libre court aux plaisirs inutiles et au laisser-
aller. Contrairement aux apparences ; arrivé à ma hauteur, étrangement
son visage changea. Nous pouvions y lire sur l’instant de l’angoisse et de
l’inquiétude mêlée. De son ton courtois et aimable, il me demanda des
nouvelles sur l’état de santé de sa sœur qui, selon lui, avait accumulé
beaucoup de soucis importants, et me confia qu’il n’était pas surpris que
cela se passât ainsi. Je l’écoutai me raconter tous les déboires et
mauvaises fortunes que sa sœur avait endurés, de ces mauvais démons
qui lui avaient torturé l’esprit et que la destinée s’acharnait à vouloir
malmener, ainsi que, de ce qu’elle venait de subir de plein front ces
derniers temps. Plus le temps passait, plus il me parlait bien volontiers de
leur vie respective, j’étais incontestablement l’homme de la situation,
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celui qui correspondait parfaitement à la mise en confidence des tristes
sorts. Il arrivait de son domicile de Nantes en urgence ; après que le mari
de madame Delamarre, qui était à ce moment précis en déplacement
professionnel, l’avait joint instamment, avec beaucoup d’inquiétude sur
son téléphone personnel, quelques heures auparavant. Il avait jugé plus
sûr de contacter le frère de sa femme pour se rendre auprès d’elle, car
tous deux étaient très proches et inséparables depuis leur tendre enfance.
Ils étaient originaires d’Eze village dans le sud-est de la France, charmant
petit village provençal perché en nid d’aigle de l’arrière-pays niçois dans le
département des Alpes Maritimes. Hameau d’art et d’histoire, les ruines
de son château et ses étroites ruelles bordées d’échoppes, constituées des
vieilles pierres de charme chauffées par la chaleur du sud, avaient
conservé leurs beautés des années passées. Elles font encore aujourd’hui
le bonheur des passants et des curieux, surtout celui des artistes de tous
poils et des artisans des métiers d’art. Cet écrin bâti à flanc de roche qui
culmine à six cent soixante-quinze mètres au-dessus du niveau de la mer
surplombe la presqu’île de Saint-Jean Cap Ferrat. Dans un cadre
splendide, ce rubis d’exception suspendu laisse percevoir aisément en
contrebas, l’une des plages discrètes de la baie des anges, au bord de la
mer Méditerranée, nommée Eze sur mer et qui part du Cap Roux à la
pointe du Cabuel. Ce petit bijou azuréen est largement accessible par les
voies de desserte classiques du haut des corniches si atypiques de cette
région. Cette crique est ombragée par une pinède qui descend à la mer. À
un endroit légèrement en recul, masqué partiellement par une végétation
vivace, en empruntant un petit escalier naturel, dont les marches
composées des racines des arbres mêlées à de la terre de feux s’effacent
progressivement par l’usure du temps, elle rejoint un piton escarpé dans
la corniche. Perchée sur les hauteurs ; et tout en haut, se laisse découvrir
une église aux murs peints de tons chauds à la couleur ocre clair. Les
promeneurs seront toujours agréablement surpris par le jardin exotique,
créé en mille neuf cent quarante-neuf. Ce beau coin parfumé des essences
rares a été réhabilité depuis quelques années ; creusé à même la roche.
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Formé de terrasses et de jardinières naturelles où vivent sous des cieux
ensoleillés une collection botanique aux plantes succulentes et rares en
provenance des divers continents, que les Libeccio et sirocco
rafraîchissent fréquemment de leur souffle éolien. Petite fille, elle aimait
jouer aux billes les jeudis plutôt, quand il n’y avait pas école au quartier
de l’Aiguetta. Elle, son frère Jean, et la petite voisine Nicole, se
précipitaient sur les abords de la chapelle des pénitents blancs, près des
carrés cultivés d’œillets provençaux, qui fleurissaient au printemps et au
début de l’été, parfumant l’air, et qui annonçaient l’arrivée des beaux jours
de chaleurs. Les années passantes, des trous étaient apparus et en
faisaient des alliés idéals pour les parties de billes où Simone excellait
dans ce jeu populaire. Elle avait souvent agacé son jeune frère avec la
dextérité et la précision d’une diablesse dont elle faisait preuve et que
chacun par humilité lui reconnaissait bien. Sans état d’âme, elle appliquait
à toute chose l’adage préféré de son père « qui ose gagne, qui perd paye »
elle détroussait ainsi sans grande difficulté les petites Bourses bien
bombées qui contenaient les petites sphères précieuses de ses
adversaires, si faciles à remporter. Ce jeu était très courant dans les cours
de récréation, et sous les préaux d’écoles. La façon la plus classique d’y
jouer consistait à projeter sa bille en formant une pince avec le pouce et
l’index, puis donner une impulsion à ce dernier, qui percutait celle de son
partenaire de jeu. Celui qui faisait entrer l’objet roulant le premier dans le
trou, gagnait la partie et remportait le butin de son adversaire. De temps
en temps, durant ces parties durement menées, on entendait, madame
RUFIN, mère, qui appelait ses ouailles à l’heure de midi pour le déjeuner,
au moment immuable durant lesquels, les cloches sonnaient douze coups
à heure précise. Monsieur RUFIN, frère se souvient de la pissaladière
confectionnée avec amour par sa mère, il y avait là beaucoup de nostalgie
d’une époque révolue dans ce regard expressif, abondé de souvenirs, qui
se contentait de fixer le vide sans orientation précise. Elle embaumait l’air
chaud et sec de sa multiplicité de parfums subtils d’herbes aromatiques
provençales. Et que dire de la vieille demeure à façade du seizième siècle
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aux charmantes persiennes bleues, si hautes pour des yeux d’enfants,
qu’elle vous donnait le tournis à coup sûr. L’après-midi après la sieste,
surtout l’été, quand la chaleur devenait insupportable, et pour se
rafraîchir, elle se rendait à la fontaine du bourg, elle trempait ses doigts
fins et frêles dans l’eau froide, que recouvrait l’étendue du dôme massif
de pierre au-dessus de la surface ; sur laquelle il projetait son ombre
tempérée. Elle admirait, et se laissait surprendre par le clapotis de l’eau,
d’où s’échappaient de fines bulles aquatiques qui éclataient et libéraient
leur contenu d’air en arrivant à la surface lorsqu’elle faisait tourner sa
main, comme un tourbillon venu des profondeurs abyssales. Des petites
feuilles à demi émergées vert pâle de cressons, contenues entre deux
eaux, recouvraient partiellement la fontaine de ses pousses rampantes.
Dû dessous, les petites ombres grises animées et fugaces des tritons
venaient troubler par surprise la quiétude de ses rêveries en nageant
librement dans l’eau tiède, créant sur son passage un petit sillon léger
comme une vaguelette aux mille éclats d’argent, révélés par la
réverbération du soleil sur ce liquide limpide. Les mille lueurs des rayons
du soleil des fins de journée se reflétaient comme des étincelles dans un
jeu de lumière et d’ombres interposées, et rendaient l’air d’un soir
annoncé, un peu plus respirable. Des histoires de tritons, en voilà une,
dans laquelle Simone s’était sacrément fâchée, tel un fauve enragé après
Jean. Ce jour-là, pareil à un autre jour estival, il s’était rendu le matin de
bonne heure à la fontaine ; aventurier naturaliste d’un jour ; armé d’une
épuisette, il avait capturé l’une de ces petites bestioles. Sa mère l’avait
surpris dans le jardin sous la pergola ombragée par les grandes feuilles de
vigne à vouloir disséquer l’amphibien. Pour l’opération, il l’avait retourné
sur le dos, les quatre nageoires-pattes en l’air de la victime. Elle l’arrêta
net, l’invectiva pour l’occasion de tous les noms d’oiseaux du répertoire
ornithologique. Jean, pour sa défense, sur le coup un peu confuse,
redressa sa posture, haussa les épaules, il se reprit, et dit d’un air sérieux
et grave :
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— « c’est un sacrifice nécessaire pour les avancées de la science. Papy m’a
montré son livre de biologie animale, où on y voit comment on y
entrouvre la bête en deux pour comprendre le fonctionnement des
organes entre eux, et c’est Monsieur Charles, le naturaliste anglais, qui l’a
écrit d’abord ! » Voulait-il seulement parler de « de l’origine des espèces »
par Charles Darwin ? Il avait commencé à consigner des notes à l’aide
d’une plume dans un cahier d’écolier, à côté duquel se trouvait un papier
buvard taché par l’encre qui se déversait de l’encrier renversé par l’effet
de surprise. Mademoiselle Simone fut intransigeante, et se montra sous
ses jours de colère, ce qui eut pour cause d’effrayer définitivement Jean
dans cette histoire. Il abdiqua, sous un air de mou et, tout penaud,
rapporta la cause du conflit dans son milieu naturel, conscient et réalisant
avec du recul la bêtise qu’il venait de commettre sans réfléchir. Il revint la
peur au ventre. Il appréhendait à présent la réaction de son père qui
venait à l’instant de rentrer au domicile, et qui savait se montrer
intraitable quand la situation l’exigeait, espérant que sa sœur tienne sa
langue. Dans l’ensemble, ils vivaient heureux. La douceur de vivre du
climat s’apprêtait fort bien à toutes sortes de polissonneries d’enfants
insouciants, dont l’âme n’est pas encore corrompue. Évoluant au rythme
des chants des cigales, ayant élues résidence, dans les champs de rocailles
stériles environnants, ils se nourrissaient des fruits qu’ils n’avaient qu’à
cueillir dans les arbres exposés à l’ensoleillement généreux des terres
méridionales, dont les branches surchargées ne semblaient plus pouvoir
contenir tant de délices. Ces enfants baignés très tôt dans les douces
chaleurs du climat méridional étaient souvent accompagnés de la petite
Nicole, cette gentille gamine de sept ans aux attraits physiques
méditerranéens et au caractère de garçon manqué un peu désinvolte.
Toutes les occasions qui se présentaient étaient les bienvenues pour
braver les interdits. De plus, elle était casse-cou et intrépide comme
l’étaient les petits monstres turbulents de son âge, cet excès d’énergie
l’avait parfois desservie, ce qui lui avait valu de s’être fracturé les deux
bras à un an d’intervalle. L’affaire avait fait grand bruit au cœur de la
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bourgade Ezasques, ce qui avait été l’objet au début de son drame, de
toutes les curiosités de la part de ses camarades de classe. En effet chacun
des petits écoliers avait apposé sa griffe de circonstance, voire un gros
vilain gribouillage sur l’encombrant plâtre blanc. Le soir après l’école et
l’encas de seize heures, les devoirs et les leçons apprises pour le
lendemain, Simone dévalait les trois marches du perron à toute allure,
comme un félin poursuivant une proie de choix, et filait tout droit
rejoindre sa chère copine et camarade de classe. La maman de son amie
avait le secret des bonnes gaufres à la cannelle qu’elle confectionnait elle-
même avec beaucoup de soin. Cette mère attentionnée servait ces
craquantes gourmandises avec de la confiture de citron de Menton, bien
entendu, cela faisait le régal du goûter de nos deux chipies. Rien n’était de
trop, elle accompagnait la plupart du temps ces petits péchés quadrillés et
saupoudrés d’une pellicule de sucre glace, par un verre de la fameuse
limonade traditionnelle de la célèbre fabrique du pays d’Aix-en-Provence.
Une fois avalé, ce délicieux breuvage acidulé élaboré dans le respect de la
tradition séculaire faisait pétiller les yeux. Dans ce moment amusant, avec
un petit air de malice complice dans le regard, les filles se mettaient à rire
à en pleurer, car ici on riait bien volontiers de ces petits riens fugaces qui
ponctuent ces jours de bonheur dans la simplicité des bonnes choses.
Jean les avait bien accompagnées de temps en temps dans leurs
aventures, mais au final, il n’y trouvait pas toujours son intérêt. Son
caractère semblait s’être durci sans raison apparente, Simone et Nicole
s’en étaient persuadées. Notre Jean qui rit, se voulait présentement d’une
attitude austère, et parfois y mettait du cœur à l’ouvrage, laissant deviner
des occupations de la plus haute importance en affirmant qu’il y avait des
affaires de toute évidence plus sérieuses dans sa vie. Il montrait en effet
les premiers signes d’une intelligence précoce, et avait annoncé à son
père avec intérêt qu’il étudierait l’erpétologie, suite à l’obtention des
images des dinosaures par lesquelles la maîtresse l’avait récompensé pour
son bon travail en classe. Son grand-père qui était au courant du fait,
impressionné par l’intérêt que Jean avait apporté à la chose, lui avait
60
offert un imagier par compassion d’un aïeul bienveillant à la réussite
scolaire de son petit fils. L’illustration de toutes les espèces reptiliennes de
l’ère secondaire y figurait, référencée et illustrée par catégories dans un
beau et épais livre encyclopédique déniché volontairement par ses soins
dans une librairie niçoise, lorsqu’il s’était rendu au bureau de
l’administration de la défense et des anciens combattants à Nice. Rien sur
l’instant ne comptait plus au monde pour ce petit garçon que les grands
reptiles sauriens. Cependant, il lui manquait des éléments de réponse,
lacunes qu’il compenserait bien vite, car il devenait impensable pour un
petit génie de sa trempe de ne pas connaître toutes les subtiles
caractéristiques de ses grands protégés, mais surtout, pire, de rester dans
l’ignorance d’un tel savoir. Pour Noël, sa grande tante parisienne qui
habitait le Faubourg Saint Honoré leur avait rendu visite, comme elle était
à l’habitude une fois l’an. Coiffée de son éternel chapeau bibi noir en tissu
tulle, cette fière dame du monde lutétien avait apporté exclusivement
pour Jean, des reproductions miniatures de ces géants dans sa grosse
valise, innovante pour l’époque. Soulignons-le quand même, car le cadre
de celle-ci était en bois et recouvertes de fibres vulcanisées et donnait
l’aspect du cuir brut, qu’on ne pouvait acquérir dans ce temps- là que
dans les magasins spécialisés de la capitale. À la vue de ces figurines si
bien représentées, et plus vraies que nature, une joie incommensurable
jaillit de ce petit être émerveillé par l’ouverture en grand et instantané de
ses grands yeux noisette où l’allégresse demeurait dans l’instant. Ces
ophidiens terrestres hors norme, l’intéressèrent durant un certain temps,
tandis que les jeux des filles l’ennuyaient fermement : quelle idée de jouer
à la marelle, à la corde à sauter, et pire encore au chat perché ; les vrais
jeux de garçon, à ça oui !
À ces douze ans, son certificat d’études obtenu, elle quittait le petit
hameau de sa petite enfance, et prit le chemin de la grande ville voisine le
jour de la rentrée scolaire. Voyageant par le même train qui menait son
père à Nice, où il était pompier professionnel avec le grade de lieutenant
61
de compagnie. La ville est située au fond de la baie des Anges. Elle est
abritée dans sa cuvette par les hautes collines. Exposé plein ouest, le
Mont Vinaigrier culmine à trois cent soixante et onze mètres. Il est
constitué pour l’essentiel de calcaire massif aux strates étagées à la façon
d’un mille-feuille en « terrasses » de verdure. Sa partie nord est boisée et
plate. Au Nord-Ouest, proche de la vallée varoise et de la commune
d’Aspremont, du même nom que le Mont, se trouvent sous la
dénomination du « Mont Chauve » deux sommets jumeaux, le Mont
chauve d’Aspremont à l’ouest qui culmine à huit cent cinquante-trois
mètres de hauteur, et celui de Tourette à l’Est à sept cent quatre-vingt-
cinq mètres d’altitude. Ils sont entourés de collines verdoyantes et sont
occupés l’un et l’autre par d’anciennes fortifications. Au Nord-Est, au-
dessus de la baie de Roquebrune culmine à trois cent soixante-dix mètres
le mont Gros à la cime arrondie, ceinte de barres calcaires formées d’à-
pics, où se trouve l’observatoire de Nice. Accroché à la falaise du mont
Boron, dont le point le plus haut est à cent quatre-vingt-onze mètres, se
trouve le quartier niçois, construit sur ses flancs et à ses pieds. À l’arrière-
plan de ces petites sommités, le majestueux Mercantour joue les, trouble-
fête de par son imposante stature. Tous les jours, le paternel empruntait
par deux fois le chemin rocailleux, dit de la falaise de la Calanca, en
bordure du vallon du Duc et du chemin Nietzsche, dit de mer d’Eze. Sur le
chemin on peut observer à mi-parcours un moulin à huile hydraulique,
émergeant d’une végétation luxuriante et sauvage ; connu sous le nom de
« Moulin Perdu ». Heureusement pour lui, sa parfaite condition physique
lui permettait de supporter l’effort à la limite de l’escalade ascensionnelle
lors de la difficile montée sur le chemin du retour. Arrivé en contrebas, à
environ deux cents mètres à droite en longeant le quai face à la mer, se
trouve la mignonne petite gare ferroviaire. Ses murs colorés sont dans les
tons ocre de l’Estérel. La station de chemin de fer permet la jonction sur la
ligne Marseille-Saint-Charles à Vintimille et dessert les plus petites
localités existantes sur le parcours. Dans la continuité de son cursus
scolaire, elle fut pensionnaire du collège Henry Matis de l’Avenue Seilern,
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axe parallèle à l’Avenue Reine Victoria à Nice. Elle était accompagnée de
Nicole, elle aussi déracinée pour la bonne cause, celle de l’apprentissage
des indispensables rudiments de l’éducation obligatoire de l’institution
Républicaine. Cependant, elles n’étaient pas affectées dans les mêmes
classes, ce qui ne les empêcha jamais de se retrouver aux intercours, dans
la grande enceinte murée, comme les deux meilleures amies au monde
qu’elles étaient devenues. Les nouvelles matières que l’on enseignait
furent dans un premier temps un flux non négligeable de nouvelles
connaissances à assimiler dans une grande dynamique de travail, qui
s’imbriquait chacune respectivement au cours des jours suivants. Très
volontaires à la tâche, elles potassaient et bûchaient les devoirs sans
rechigner, car ils feraient sans doute l’objet des interrogations des
lendemains. Tout cela se passait le soir après le dîner pris dans le grand
réfectoire des élèves. Le repas s’apparentait à un chahut extraordinaire de
voix graves et aiguës, accompagnées parfois de cris plus ou moins
compréhensibles, qui résonnaient formidablement sous la forme d’écho
dans ce grand volume ou figuraient de remarquables voûtes d’ogives
quadripartites, que l’on retrouve dans certaines églises. Le réfectoire se
prêtait d’ailleurs fort bien à accueillir les vocalises des chanteurs lyriques
amateurs. Parfois allant jusqu’à donner mal au crâne chez nos petites
villageoises, lesquelles venaient des hauteurs où le calme prédominait et
n’avaient que faire de toute cette cacophonie où l’on ne s’entendait plus
respirer. Les résultats scolaires furent satisfaisants de parts et d’autres,
laissant entrevoir de très bonnes perspectives pour la suite des études. La
première année de cours avait été concluante et les évaluations dans les
carnets de notes de Mademoiselle Simone faisaient la fierté de Monsieur
et Madame Ruffin. Pour la remercier du travail accompli, à l’occasion de
sa treizième année, le jour de son anniversaire, ils lui avaient offert des
cours d’équitation dans un centre équestre du village voisin. Et toujours
dans le même esprit qui la caractérisait, elle valida la moitié du cycle
secondaire, ce qui lui permit de prétendre à l’étape suivante ; et pas des
moindres. Elle intégra le lycée d’enseignement secondaire Masséna de
63
Nice dans l’Avenue Félix Faure, qui fut autrefois le couvent des augustins
Déchaux, construit en mille six cent vingt-trois face au Pont-Vieux. Avec
les mêmes dispositions que pour le collège Henry Matis, elle fut
également pensionnaire à quinze ans, mais cette fois-ci avec des sorties
libres à l’heure du midi, plus exactement de douze heures à quatorze
heures, portion de jour dans lequel le puissant soleil de Provence vous
rappelle sa brulante présence. Dès la sortie de l’établissement, tout
invitait à la rêverie dans toutes ces artères commerçantes citadines,
animées par les voix des touristes de passage. Une fois engagé dans la rue
du pont Vieux, vous franchissiez les escaliers, et au sommet, que du
bonheur ! La belle niçoise se dévoilait à qui sait la regarder. Elle découvrit
jusque dans les moindres ruelles le Tout-Nice, durant ces trois années de
scolarité. Elle passa le plus clair de son temps dans la vieille ville, où elle
vagabondait dans les heures chaudes de ces débuts d’après-midi. Extasiée
par la présence des embaumantes senteurs des épices dans les rues
ensoleillées, inondées de la luminosité bienfaitrice et éblouissante, des
déclinaisons des couleurs. Du jaune safran au rouge-orangé, l’ocre,
couleur de la bonne humeur, évocatrice du style provençal et des marchés
aux douceurs d’épices, du bleu en camaïeu qui sent bon la lavande, le vert
tendre, qui évoque les champs d’oliviers, les jeux d’ombres sur les murs
des bâtisses provençales et leurs belles persiennes. Sans oublier à chaque
coin de rue les charmants petits escaliers reliant les ruelles qui
serpentaient dans la vieille ville, pleine de raccourcis élégants agrémentés
de vases fleuris et de jolis perrons, les mêmes accents chantants des
paysages du sud, de Giono et Daudet. C’était une véritable invitation aux
plaisirs des sens. Tout était presque parfait dans son existence.
Elle avait décroché son bac pendant cet été de grosse chaleur. Hormis la
perte de vue de Nicole, qui avait déménagé avec ses parents à
Montpellier, à la suite de la survenue d’un drame familial, son père
couvreur de métier s’était tué l’année du Baccalauréat sur un chantier, en
ratant dans sa descente l’un des barreaux d’une échelle de toit, entraînant
64
la chute mortelle sur une dizaine de mètres de hauteur. N’ayant plus la
capacité financière de subvenir aux besoins de la famille, sa mère et les
enfants étaient partis vivre auprès du frère de la mère de Nicole, dès lors,
Simone n’avait plus revu sa sœur de cœur depuis. La voici notre belle
Simone, devenue cette jeune et belle adolescente, elle s’était éclose
comme une fleur et ouverte à la vie. La jouvencelle s’étant muée en une
délicate jeune fille ; pareille à une doucereuse demoiselle à fleur de peau,
s’était spontanément orientée dans une voie que personne n’avait
imaginée. Elle avait pris la bonne et ferme décision de devenir infirmière.
Le relationnel lui paressait une bonne optique au regard de ce qu’elle se
représentait de sa personne, en fonction de son caractère modéré et
attentionné, de sa qualité de prendre soin des opprimés à travers leurs
faiblesses, d’assister les anciens, infirmes ou grabataires, que le temps
avait usés par la vie. Ses principes et ses qualités relationnelles
s’accommodaient fort bien à cette profession. Motivée par ses intentions,
elle intégra l’Institut en soin infirmier du Centre Hospitalier Universitaire
de Nice. Ce fut uniquement le hasard qui voulut que l’institut ouvrît ses
portes cette journée de l’année mille neuf cent soixante-quinze dans la
cité azuréenne.
Au milieu de ce récit, Jean, Monsieur RUFIN, m’apprit avec stupéfaction
que sa sœur exerçait en qualité d’infirmière à l’hôpital psychiatrique
voisin, dans l’unité de jour, à trois cents mètres d’ici. Un véritable
concours de circonstances avait voulu qu’elle se retrouvât bien malgré elle
hospitalisée de l’autre côté de cette mince frontière entre le soignant et le
patient — « quand on dit que la vie ne tient qu’à un fil, n’y a-t-il pas
réellement un peu de vrai là-dedans ? ». La direction de l’hôpital
employeur en question avait contacté son mari dans un premier temps,
s’inquiétant de ce qu’elle ne s’était pas présenté à son poste ce jour et
qu’elle ne s’en était pas justifié ; ce qui ne lui correspondait pas du tout.
Dans la position qui était la sienne, sans plus de précision, Monsieur
Ruffin avait estimé par bon sens de commencer à questionner les
65
établissements de soins de proximité, c’était effectivement la meilleure
intention raisonnable, la première des démarches à effectuer dans ce cas
de figure. La peur au ventre m’avouait-il, de la réponse positive qui
pouvait lui être faite, et accessoirement accompagnée de renseignements
funestes qui auraient pu sceller à tout jamais le sort de sa sœur et le sien
par la même occasion. Et effectivement, il avait opté pour une démarche
gagnante, laquelle lui laissait prendre concrètement la mesure de ce qui
l’attendait. En ce qui me concernait, la suite ce cette histoire ne m’était
pas destinée, elle s’inscrirait dans le devenir de cette famille occitane, je
retournais ainsi vaquer à mes responsabilités professionnelles ; la pause
réglementaire était terminée. J’appris de source sûre, qu’elle ne
reprendrait pas ses fonctions pour le moment, qu’elle se remettrait
péniblement d’une maladie dont le terme en vogue et à la mode paraît-il,
remplaçait le commun « mal de dos » du siècle dernier, que l’on nommait
outre-Atlantique « BURN-OUT », voulant dire littéralement qui se
consume de l’extérieure, mais replacé dans son contexte, qualifiait grosso
modo d’épuisement professionnel. Voici les grandes lignes : Il s’agit d’un
état de santé se caractérisant par une fatigue intense, susceptible de vous
faire perdre le contrôle et la capacité à aboutir à des résultats concrets en
lien avec votre activité du moment, ce mal nouvellement nommé, mais
déjà identifié concernerait dix pour cent des travailleurs en France, mais
serait a priori plus important dans le domaine du médical. Tout est dit. Je
prenais donc la fâcheuse mesure dimensionnelle que pouvait générer ce
terme, une fois de plus, certes pas hyper-technique, mais à la fois
tellement brutal et percutant. Depuis ce jour, il m’arrive de l’entendre un
peu plus régulièrement dans ma profession, bien plus présent sur le
devant de la scène, pour expliquer la situation des personnels en
difficulté, résultant des conditions professionnelles dégradées que subit
une nouvelle fois, comme j’aime à le rappeler, l’ensemble du personnel
soignant.
Des jours heureux viendront nous prouver le contraire, de ce que furent
66
nos pensées dans des moments dénués de moralité que subissent
certains hommes, par d’autres hommes libres de mal penser par et pour
eux-mêmes.
CHAPITRE 4ème
Amnésie sélective
La prise en charge du grand âge devient nécessairement et sans exception
l’affaire de tous. Ce phénomène est dans l’air du temps, suffisamment
relayé si j’ose dire par les retombées médiatiques ; souvent illustré dans
les premières pages des dramatiques faits divers. Dans le fond, qui ne se
sent pas vraiment concerné ? Ne nous voilons pas la face, mais à contrario
ouvrons les yeux, et prenons le temps d’analyser tranquillement la
situation telle qu’elle se présente réellement. Nous déambulons tous
aveuglément dans nos univers égoïstes et aseptisés, absorbés sans
réserve par nos emplois et nos diverses activités addictives. Nous sommes
dans une certaine mesure ; conditionnés psychologiquement par notre
passivité face aux écrans numériques et tactiles illusoires, ayant le simple
mérite de stimuler mollement l’influx synaptique de nos cerveaux
reptiliens. Surtout quand l’objet dont il est question n’est plus utilisé
judicieusement dans sa fonction première, et devient l’accessoire
secondaire, noyé lui aussi dans la masse des nombreuses applications.
Nous sommes plus particulièrement victimes de nos névroses, liées à
cette société consumériste, dans laquelle la norme dicte nos gestes et nos
actes au quotidien. Elle nous aveugle dans nos conduites à travers le
regard des autres, en passant notre temps à vouloir paraître, ce qui
engendre dans la pratique un nombre incalculable d’heures de présence
inutiles dans cette vraie vie. Nous sommes par la force des choses, dans
une quête permanente de l’égocentrique autre moi du dehors, nous nous
67
égarons dans l’illusoire « the place to be ». Dans une attitude qui consiste
à se comparer à la moindre occasion à travers ses attraits physiques et ses
petits bourrelets disgracieux récalcitrants, devant le moindre objet ayant
la particularité d’un pouvoir quelconque de réflexion. Projetant nos
silhouettes disgracieuses et nos courbes charnelles à la limite de l’obésité,
sans malheureusement nous renvoyer à notre nous véritable. La petite
ritournelle névrotique à encore de beaux jours devant elle, et ça à tous les
niveaux qu’exige la dictature des canons morphologiques. Cette norme
éphémère du moment dicte sa loi sans aucune concession, à des millions
d’humains nombrilistes. À l’heure actuelle, nous sommes
psychologiquement démunis et rattrapés par le temps qui passe et le
totalitarisme de la jeunesse, qui vous rappelle tous les jours, et sans cesse
la conduite à adopter pour retarder le processus du vieillissement, ce mal
visible qui vous ronge inexorablement le corps de l’intérieur. Une véritable
offensive stratégique se met en place, pour soi-disant contrer ce
phénomène physiologique. À travers le marketing publicitaire, les
publicités intempestives, où apparaissent des modèles de beauté
filiformes et anorexiques, masculins ou féminins, qui se glorifient d’être
devenus des standards de sex-appeal et reconnus comme tels. Peu
importe, la tyrannie de l’esthétisme et de ses sbires vous atomise
cérébralement votre libre arbitre dans l’ultime but de vous rendre accroc
à des remèdes miracles que l’on nomme plus communément la
Cosmétique. Sa pharmacie moléculaire s’adresse à tous, elle n’a pas de
couleur préférée, ne fait pas de distinction de race, de classe sociale,
d’appartenance, ne se soucie guère non plus de votre âge et de vous
finalement. Elle fait surtout des affaires pressantes avec qui veut bien
entendre ses mérites, tant vantés de l’éternelle jouvence sur votre corps.
Cette perfide illusion vous invite à vous rapprocher au plus près de ses
artifices trompeurs avec lesquels elle se chargera en tout bien et tout
honneur de vous délester d’un peu de votre fortune trop encombrante à
son gout. Observez-la plutôt dans son autosuffisance telle qu’elle est
vraiment ! Et voyez en elle son arrogance naturelle qui vous sourit
68
niaisement de mépris. C’est très tendance voyez-vous ! La beauté
intérieure ça se vend difficilement, pour un peu qu’on en possède un
peu ! Les industriels eux l’ont très bien compris et vantent tous les mérites
de leurs gammes de produits innovateurs plus performants les uns que les
autres en termes de résultat. Véritable cure de jouvence avec de
véritables principes hyperactifs, et pas du placébo, ça alors non et non !
Effaçant les traces du temps par une simple pilule miracle, ou avec
l’emploi d’une crème réparatrice merveilleuse, ô grands dieux, n’y aurait-il
pas une part de vous-même là-dedans ?
— « Rassurez-vous Seigneur, je ne suis pas naïf, loin de moi cette idée,
c’est que je ne veux pas vieillir, voilà tout ». La jeunesse éternelle est un
mirage, mais dans ce monde fantaisiste, rassasié de cynisme, les vérités
premières sont légions et toutes bercées par des rêves. Les oracles vous le
confirmeront, ils nous rappelleront constamment quel sera notre
véritable devenir, « naît poussière, meurt poussière ». C’est une simple
formule de vérité immuable, qui s’applique à tous, sans exception
possible dans l’extrémité de nos vies. Enfin théoriquement, et surtout si
l’eugénisme étatique n’intervient pas au nom d’une éthique d’évolution
au profit d’une nouvelle superhumanité, en devenir de perfection. La
mort pour finalité n’est simplement que la conclusion d’une existence
pour nous autres, humbles mortels. Alors puisque nous sommes quitte à
mourir bientôt, pourrions-nous ne pas vieillir paisiblement et
sereinement ? Le mercantilisme de l’or gris ne devrait pas avoir sa place
au sein de nos sociétés. C’est un très mauvais maître en réalité, usurpant
l’identité de sa déloyale ennemie, la bienfaitrice générosité. L’imposteur
se montre les jours de beau fixe et de préférence par temps calme, voilant
le ciel progressivement de son épaisse brume et de son immobilisme
ambiant. Plongeant implacablement le jour dans la pénombre par le
déchaînement soudain et successif des éléments climatériques, privant
ainsi les espèces vivantes des reflets salvateurs du soleil qui les réchauffe.
Il finit toujours par se faire démasquer, par l’odeur de ses stratagèmes
69
nauséabonds qu’il vaporise constamment sur l’appât du gain. Dans
l’espoir de duper son prochain, néanmoins certains d’entre nous
possèdent un odorat plus fin et plus sensible que le sien, bien plus subtil
et qui nous rend enclins à humer le parfum de la supercherie. Ne mettons
pas nos anciens au rebut, ou pis dans les usines de l’oubli à vieux.
Profitant d’une si belle aubaine, elles se chargeront d’alléger avec
beaucoup d’empressement les économies de vos parents d’une pension
durement capitalisée et modestement acquise avec beaucoup de labeurs.
Bien entendu, cela n’est pas une surprise, en échange d’une prestation de
services des plus médiocres. Ne les dépossédons pas arbitrairement de
leur dernier souffle d’espérance. Eux, ces proches ombres du passé, qui
tendent à rejoindre la légion de cadavres dans les cimetières en un vaste
éclair de lucidité. Pourquoi ne pas y voir au contraire une véritable valeur
ajoutée dans ces inventaires vivants ; registres de nos mémoires
communes, chargée de vécu, témoins d’une période révolue ? Changez de
regard ! Car il ne s’agit pas de donner des années à la vie, mais au
contraire de la vie aux années, ça tombe sous le sens n’est-ce pas ? J’aime
les adages, ce n’est pas nouveau, et vous le saviez déjà ! Mais celui-là
résume très bien à lui seul les difficultés de la prise en charge liée au
grand âge, qui va être le véritable défi du nouveau millénaire, de ce début
de siècle. Vous avez dit épique ? Ne l’est-il pas déjà ? Comme tous ceux
qui l’on précéder, à chaque temps ses affaires. Quelques-uns peut-être,
mais certainement pas la majorité peuvent encore compter sur la
présence et la proximité des aidants naturels. Je parle des proches
descendants, ou frères et sœurs de nos séniors encore vivants qui
subviennent tant bien que mal au quotidien, dans l’assistance des tâches
de leur vie quotidienne. Cette solidarité à ses limites, elle ne peut être
apportée qu’au profit des plus valides, les plus autonomes. La dimension
psychologique doit également être prise en ligne de compte, afin aussi de
les rassurer sur leur devenir, dans le but de les détachés l’espace d’un
instant au vide existentiel de la solitude. Pour les autres,
malheureusement grabataires, perturbés sur le plan cognitif et étant dans
70
l’incapacité totale de ne pouvoir se mouvoir, il deviendra bien plus
astreignant de les suppléer dans certaines tâches courantes. Dans ce cas
extrême et dans la mesure du possible, une éventuelle collaboration sera
nécessaire avec les agents intervenants des centres communaux de
l’action sociale. Cette réalité sociétale représente l’un des problèmes
majeurs dans la culture occidentale du vingt et unième siècle, les anciens
sont relégués au rang des inutilités, des laissés pour compte, en somme ils
sont les premiers oubliés de ce système. Dans les faits, nous avons
constaté, l’allongement de la vie aidant, l’arrivée de plus en plus
nombreuse de patients âgés présentant un certain nombre de multi
pathologies dégénératives comme les plus représentatives : Alzheimer,
Parkinson, et bien souvent associées à une altération de l’état général. Ces
patients se retrouvent dans un état de dénutrition avancé, avec un
amaigrissement visible, et dans un état asthénique très prononcé. Ces
trois problèmes s’accumulent les uns aux autres dans un cercle vicieux,
car si l’on maigrit, les besoins sont limités, puisqu’il y a de moins en moins
de muscles et de graisses, fatalement cela entraîne une difficulté à
exécuter le moindre effort. De la même manière, si l’on est exténué, les
déplacements se minimisent, et l’inactivité engendre une fonte
musculaire généralisée qui diminue d’autant plus les besoins et
logiquement l’appétit. Ce dernier se traduira par une fatigabilité
récurrente, provoquée par le manque nécessaire d’aliments à fournir
l’énergie, tout est donc lié. Même si la médecine fait des progrès pour
améliorer l’état de santé des personnes âgées, la plupart pourtant se
trouvent dans la dépendance. Plus elles vieillissent et plus statistiquement
l’autonomie se dégrade. C’est une des raisons pour laquelle, elles
peuplent en surnombre les unités de soins de longue durée des hôpitaux,
EHPAD, maisons de retraite, foyers logements ou encore foyers
occupationnels. Le grand âge et la dépendance vont de pair
malheureusement. Un axe d’effort plus important favoriserait une autre
prise en charge qu’est le maintien à domicile, qui existe déjà, cela dit,
mais en moindre proportion gardée au regard des grands schémas
71
classiques. À grande échelle, un maintien systématique à domicile
pourrait être envisagé dans les années futures. Un bien vieillir chez soi
impliquant l’intervention d’un certain nombre d’intervenants formés à la
dispense des soins, et en nombre supérieur, favoriseraient l’autonomie,
les actes et tâches journalière du bénéficiaire, soulageant ainsi en
parallèle les autres systèmes d’hébergement bien saturés. À cela s’impose
une réflexion globale, reposant essentiellement sur l’évolution des
mentalités et les rapports à la vieillesse dans notre pays. La prévention
des risques des maladies et accidents corporels joue un rôle majeur,
annuellement 9000 cas de chutes mortelles sont recensés, et les dégâts
séquellaires en termes de chimioprophylaxie au stade tertiaire sont
souvent irréversibles, et est la cause la plus répandue dans les accidents
domestiques. Les imprévus de la vie courante représentent un risque
important, pouvant porter préjudice aux ressources de la personne âgée.
Certaines familles décident de maintenir leurs parents au sein de leur
propre foyer, ce qui est honorable en soi, mais parfois, elles se mettent en
difficulté, pour avoir mal évalué les quotités de travaux difficiles qui
viennent s’ajouter à celles déjà existantes. Bien souvent quand il devient
difficile de subvenir à ses propres besoins et à ceux des autres, ce type de
population devient fatalement une charge supplémentaire au sens littéral
du terme. Dans ce cas de figure, nous assistons dans la majeure partie des
cas à une forme de maltraitance involontaire de la part des proches, ils se
retrouvent ainsi totalement démunis face à cette difficulté majeure. Il ne
faut pourtant pas perdre de vue cependant qu’elles sont extrêmement
vulnérables sur le plan global, et que certaines personnes, des proches,
pourraient être mal intentionnées à leur encontre, profitant de la
situation de faiblesse de la personne diminuée pour tirer profit de ses
biens ou autres faveurs à leur avantage.
Cette journée, je suis aide-soignant dans les chambres d’hospitalisation
des urgences, une journée ordinaire, dans un monde ordinaire. Je prends
la mesure du temps qui passe, cette variable universelle subtile et
72
insaisissable, interagissant dans une infinité de possibles, indomptable,
non palpable, qui s’écoule lentement et sûrement dans nos vies
éphémères. Sur l’instant, l’humble horloge mécanique, renseigne avec
précision qu’il est seize heures trente-deux minutes et seize secondes.
Cette pendule accrochée à environ de mètres de hauteur du sol, se
distingue par sa forme originale soit dit en passant, et par ses aiguilles,
matérialisées par des couverts. La grande représentée par une fourchette,
la petite par un couteau et les heures du cadran par douze différents
fruits. Chronos ne semblait ne jamais quitter son échelle et ne devais
indiscutablement pas lésiner sur l’exactitude temporelle, pour ne pas faire
cas de ses enfants restitués. Dieu majeur dans la mythologie grecque, il se
faisait un devoir constant et permanent de renseigner quiconque sur son
œuvre pour qui chercherait la précieuse mesure du temps. Je quittais du
regard la boîte spatio-temporel et dirigeais à présent mon attention dans
le long couloir en face de moi, où une ribambelle de gamins prenait la
direction de la salle de suture ; accompagné d’une femme un peu forte
qui devait être leur mère. L’un avait conservé une partie de son
déguisement d’homme squelette, laissant entrevoir une partie
découverte de son visage abîmé. De cet adorable petit minois, tombait en
monticules résiduels sur le sol, un grimage épais, mêlé de sang dont la
réalisation et l’application avait dû être bien difficile à mettre en œuvre, et
n’aurait pas vécu le temps suffisant à la hauteur de son investissement. Il
était en pleur ; ce petit squelette morbide sanglotant avait été restitué à
sa nature humaine. Accompagné d’un diablotin bien plus petit que lui, qui
agitait sa fourche en tous sens avec une ferveur farouche. Ce petit
monstre malveillant n’était pas prêt à abandonner sa quête délicieuse de
collecte de friandises nombreuse et variée dans les mille palais des
gourmandises. Les pauvres mortels pas suffisamment méfiants ouvraient
bien naturellement les portes de leur maison, et se faisaient surprendre
par ces petits êtres malintentionnés. Et à l’arrière-plan pour finir de
compléter cette galerie des horreurs se cachait une petite créature à la
croisée des mondes imaginaires que l’on trouve tapie dans la pénombre
73
des contes de sorcellerie enfantins et de celui des elfes. L’hybride haut
comme trois pommes se voulait plus avenant que les deux autres
terreurs, et bien plus dégourdi dans son costume légèrement trop large,
qui retombait de ses épaules continuellement et qu’il fallut sans cesse
réajusté. Il semblait un peu indifférent aux pérégrinations de ses
comparses, plus absorbé sans doute par la contemplation de cet univers
inconnu où des individus dans d’autres costumes un peu plus sobres de
couleur unie s’agitaient dans tous les sens. La maman s’adressait au
médecin d’un air désemparé, comme toutes les mères en détresse pour
leurs enfants, quoi de plus naturel me diriez-vous ? L’inverse en aurait été
plus surprenant. Il n’avait plus maintenant qu’à la rassurer, en lui disant
qu’il s’agissait d’une éraflure assez étendue, mais très superficielle en
profondeur. Que la gentille Infirmière prendrait soin de nettoyer et
désinfecter la plaie sur laquelle elle apposerait délicatement un petit
pansement coloré avec une flopée de petits ours tout mignons
représentés dessus. Une sonnette ? Entendez une alarme ! Cette furie
sonore s’activait dans l’une des chambres. Je laissai sans condition ces
petites horreurs curieuses aux bons soins de ma collègue, et me dirigeai
expressément dans la minute répondre à l’appel. Ces chambres assez
volumineuses sont conçues pour y accueillir un seul patient à la fois. On y
prodigue des soins d’urgence en rapport avec les prescriptions médicales.
Elles servent aussi d’une certaine manière de bureau non officiel de
consultation et accessoirement de confessionnal muet, permettant à tout
un chacun d’exposer ses misères. Les patients sont auscultés et
diagnostiqués en temps réel par ordre d’arrivée et selon le degré
d’urgence. Elles sont équipées d’un chariot d’urgence, tous pourvu de
divers éléments : on y trouve du matériel d’aspiration, de perfusion,
d’anesthésie, de ventilation, d’oxygénation, d’intubation, de réanimation à
la charge de reconditionnement exclusif après utilisation par l’Infirmière,
qui valide par un scellé la conformité au jour le jour. Tout ce contenu, bien
entendu peut être utilisé par les médecins, et officieusement dans
certains cas d’extrême urgence, toujours sous la responsabilité de notre
74
garde malade, par certains aides-soignants. Soit dit en passant, hors du
cadre légal, en effet vous n’intervenez que dans la mesure autorisée de
vos connaissances et compétences définies dans un référentiel d’activités
et de formations comme la loi l’exige. Sur le terrain la réalité en est tout
autrement différente et prend de multiples aspects dans la réponse à
apporter à l’extrême urgence dans cette notion dite de gravité
d’intervention. Le cas échéant seulement vous autorise à transgresser et
outrepasser illégalement les limites de ce référentiel, devenant pour
l’occasion tacitement caduque. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle
cette catégorie fonctionnelle demande un élargissement de ses
compétences et une véritable reconnaissance de son statut pour se
conformer aux dispositions statutaires en vigueur. De ce que nous
pourrions qualifier à la limite d’usurpation de savoir-faire sans
autorisation officielle, avec les conséquences que cela implique d’un point
de vue juridique pour le soignant et le patient. Nous appelons cela plus
communément dans le jargon hospitalier : des « glissements de tâche »,
phénomène qui n’est pas essentiellement exclusif à notre catégorie, mais
à la plupart des professions du domaine paramédical. Malheureusement
ces mauvaises pratiques sont cautionnées par l’ensemble des équipes,
sous forme d’habitudes qui tendent à se généraliser et devenir un mode
opératoire fréquent.
— « Hey, ho, il ya quelqu’un dans les Agences régionales de santé pour
faire remonter au ministère ces déformations professionnelles ?
Cautionnées par le bon principe du fonctionnement budgétaire, qui ferme
les yeux au nom de la sacro-sainte excuse de cette maudite rentabilité qui
s’inscrit dans ce contexte économique de morosité ambiante. Si possible,
pourriez-vous s’il vous plaît prendre en compte cet état de fait ? Et en
retour, y apporter une réflexion digne d’intérêt. Croyez-moi ! La solution
que vous y apporteriez nous dispenserait d’une perte de temps
considérable, de bien des maux et de déboires inutiles. Avec lesquels nous
pourrions largement mettre à profit de bien soigner nos malades, par la
75
mise en œuvre d’une formation adaptée à l’emploi ».
Laissons nos revendications de côté ; cet espace a été aménagé avec de
grands placards blancs, avec des étagères remplies de linge, de chemises,
de nécessaires de toilette, bassins et urinoirs. Toute cette logistique à
utilisation immédiate prend une place non négligeable, comme une sorte
de buanderie accessible, mise à la disposition du patient. Mais revenons à
notre préoccupation du moment, ce carillon fou s’acharnait à me
détacher de mes pensées. Monsieur LAFFONT, quatre- vingt-six ans, du
mois d’août de l’année mille neuf cent vingt-cinq, émerge d’un long songe
et s’extrait de sa bulle amnésique, ce vieillard un peu recroquevillé sur lui-
même arbore un regard de stupéfaction à la vue de ce nouveau cadre. Il
désire s’enquérir de la situation qui l’a amené expressément ici, là face à
moi, à cet instant, et dans quelles circonstances ? Quelles étaient les
raisons de sa venue ici ? D’ailleurs quelle heure pouvait-il bien être ? Il me
regardait avec une lueur profonde de désespoir, qui jaillissait de ses yeux
bleus d’une profondeur insondable. Ils exprimaient beaucoup de peine, et
me scrutaient de la tête aux pieds à la recherche d’une compassion si
infime fut-elle, tout cela ajouté à l’inquiétude et à la stupeur d’un homme
perdu. Ce gringalet décharné pour être dénutri, avait bifurqué de son
parcours de vie, ayant emprunté un mauvais sentier, un vague chemin de
traverse parsemé d’embûches qui contrariaient ce destin déjà si chargé de
mésaventure par le poids des années passées. Son visage cachectique
témoignait à lui tout seul de la sécheresse que son cœur devait supporter
dans ce moment d’égarement. Ce monde insensible à sa cause s’obstinait
à lui infliger des peines supplémentaires dans son infini malheur, et de ce
qui devait être encore une nouvelle épreuve à laquelle il devrait de
nouveau se soumettre. J’essayai dans l’instant de le réconforter, de lui
octroyé un peu d’humanité et ainsi par cette attitude à vouloir gagné
quelque peu sa confiance, je lui demandai avec sa permission, qu’il me
fasse un petit récit de son histoire.
Monsieur LAFFONT André était originaire du Guilvinec dans le Finistère-
76
sud, une commune du pays bigouden, zone portuaire de trafic maritime
majeure de Bretagne. De son temps, marin de père en fils et de condition
très modeste, il n’y avait pas d’autres choix d’activités possibles entre
l’agriculture ou la pêche. En ces temps là, on s’engageait sur-le-champ au
petit bonheur la chance, en fonction du bon vouloir et selon les besoins
du moment de l’armateur. Les p’tits gars du pays s’enrôlaient
massivement sur les flottes des chalutiers hauturiers en partance pour les
terre-neuvas au moment des campagnes de pêche à la morue. Là-bas le
long des côtes du Golfe du Saint-Laurent ; abritées des vents et des
courants. Ce mode de pêche était miraculeux et nourrissait l’Europe
entière, elle offrait du travail et un salaire aux familles nombreuses. La
« pesche à la molûe » se déroulait de différentes manières, en autonomie,
elle se déroulait au large des hauts fonds de Terre-Neuve, à bord des
doris, petites chaloupes à fond plat. Sédentaire, elle s’exerçait le long des
côtes à la journée. La région des bancs de poissons dans l’antarctique
nord était difficile d’accès, car réputée pour être une des mers les plus
dangereuses de la planète ; ses fluctuations saisonnières, ou « sautes
d’humeur » comme disent les initiés, rendent difficiles les conditions
atmosphériques. La saison hivernale qui s’étend sur environ six mois était
plus redoutée que tout le reste, avec des températures avoisinant parfois
au cœur de la saison, lors des fréquents régimes de haute pression polaire
et arctique, les moins trente degrés. Les vigoureux systèmes de tempêtes
venaient accentuer les sensations glaciales dans l’intérieur du Labrador.
Ces courageux travailleurs de la mer embarquaient sur des navires, des
chalutiers classiques à propulsion mécanique et par la suite à moteur
diésel. Avant l’embarquement, ils apportaient un soin scrupuleux à la
composition du sac marin, par un inventaire exhaustif, où il fallait
répertorier chaque composant d’une liste prédéfinie en fonction des
besoins du bord, en déballant sur une surface plate le contenu plusieurs
fois ; de manière à être sûr que rien ne manquerait à l’appel. Gare à celui
dont le sac manquait ! Il était condamné à subir la misère de son
étourderie durant toute la durée de la campagne. Puis venait la fermeture
77
du sac qui appelait aux quais, où criaient les coups de sirène. Dans la
pratique, la pêche se faisait sur le pont découvert à tous les vents et aux
caprices de la météorologie. Durant vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
rythmé par le résultat du traict du chalut, période pendant laquelle le
navire traînait le dispositif sur un temps donné variant d’une demi-heure
à trois heures. Tant que le poisson était disponible, toute l’équipe restait à
son poste, même de nuit, moment que l’on appelait « le bal nocturne » Il
n’était pas rare de travailler trente-six à quarante-huit heures d’affilée
pour les plus résistants, pour une moyenne quotidienne d’une quinzaine
d’heures, tant que le poisson abondait. En dehors de la pêche effective
venait l’étape du reconditionnement du chalut, qui consistait à le
ramender au plus vite, avant qu’il ne se déchire sur un étoc ou sur une
épave de grand fond. Tout ceci était loin d’être une sinécure, ces bagnards
du grand métier ne pouvaient espérer retrouver leur famille que six à sept
mois après le départ pour la grande aventure. Au vingtième siècle, avec
l’utilisation des nouvelles technologies, traverser l’océan atlantique n’était
plus une aventure périlleuse. En revanche, pêcher dans les eaux glacées et
dans le brouillard a toujours été une activité à risque. Des centaines de
bateaux se sont abimés en mer, malmenés par les tempêtes et les
icebergs dans des conditions climatiques catastrophiques. À bord les
accidents n’étaient pas rares, et l’hygiène manquait cruellement, ce qui
envenimait et majorait le processus de cicatrisation de la moindre
entaille, ou infection. Des navires-hôpitaux prenaient quelquefois part aux
campagnes et portaient une assistance sanitaire ou logistique aux
équipages.
Notre homme prit part à une dizaine de campagnes aux pêches boréales,
pendant lesquelles il vit de ses propres yeux des équipiers, pour certains
ses amis périr atrocement dans la sombre Islande, basculer du pont et se
noyer dans les eaux gelées de l’enfer arctique. Pour quelques-uns d’entre
eux ne savant même ne pas nager ; lors des manœuvres brutales et
inattendues que faisaient les navires. D’autres, malheureuses victimes des
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aléas de la destinée, revenaient à terre éclopés, se voyant perdre un ou
plusieurs membres, quand ils n’étaient pas rongés dans d’atroces
souffrances par la gangrène, et n’avaient à leur avantage aucune issue
salvatrice possible. Tous ces accidents professionnels bien regrettables
étaient courants à bord, plus particulièrement lorsque leurs amples
vêtements se prenaient dans les mailles du chalut, ou tout simplement à
la suite d’une inattention liée à la fatigue. Il entraperçut plusieurs fois des
navires se fracasser sur les écueils des rochers émergents, que le capitaine
n’avait pas vus et sus anticipés au moment du changement de cap. À
quarante ans, sa condition physique ne lui permît plus de pallier à des
tâches aussi éreintantes, il entama un brusque virage professionnel, et
bifurqua radicalement du monde marin pour celui des chemins de fer
dans la banlieue parisienne. Il gravit les échelons jusqu’à la fonction de
chef de gare à Brest, où il y prit définitivement sa retraite.
Ce patient est arrivé ce matin dans un état général altéré, le diagnostic
clinique n’était pas au demeurant très réjouissant et annonçait une
situation de sous-alimentation, accompagnée d’une déshydratation
intense, et le tout dans un état cutané et d’hygiène déplorable. Plusieurs
escarres de type quatre étaient apparues, ce qui signifie sur le plan
médical : perte des couches tissulaires, avec exposition de muscle et de
tendons, ou d’os, avec aspect nécrosé, profonds et larges. Les plaies
profondes et infectées couvraient partiellement la moitié de la surface de
son séant. Son visage accidenté portait des ecchymoses, ces lésions
apparentes étaient mises en évidence par son teint pâle à l’extrême. En
parallèle, une enquête sociale avait été menée à son terme et transmise
en fin de soirée au médecin référent par les services sociaux rattachés au
Centre Hospitalier. Le fac-similé se présentait sous forme d’un rapport,
dans lequel on pouvait y lire ceci dans un langage clair et concis :
Monsieur LAFFONT est actuellement pris en charge par ses enfants, et
réside plus particulièrement au domicile de son fils aîné. Grabataire et
atteint de la maladie d’Alzheimer depuis quelques années, il ne quitte que
79
très rarement son lit. Ses faibles ressources pécuniaires ne lui permettent
pas une considération de son dossier auprès des différentes structures de
logements de longue durée. Sans aide à domicile, la famille veut posséder
l’exclusivité dans le domaine, des soins et du confort à apporter à leur
parent. Entre temps, l’expertise médicale confirma l’hypothèse
maintenant avérée selon laquelle Monsieur B était soumis à des violences
physiques volontaires, inhérentes aux agissements d’un tiers, se
traduisant objectivement par des coups et blessures localisés au niveau de
la face. Un autre rapport de l’expertise en bonne et due forme de la
constatation, certifiée par l’autorité médicale fut transmis au poste de la
gendarmerie nationale de la ville qui ne devait pas tarder à arriver pour
dresser un procès-verbal et se saisir de cette affaire. Nous commençâmes
à lui redonner un peu d’espoir, il nous considérât un peu plus davantage le
temps passant. En ce qui concerne le plan cutané, nous lui fîmes une
toilette scrupuleusement complète, et mîmes en place un protocole de
soins de traitement d’escarres adapté à la situation qui l’exigeait
grandement. La situation dans laquelle se trouvait cet homme, soumis
manifestement à une grande souffrance, et sur tous les autres plans que
comporte l’aspect somatique et psychique questionnait. Ils laissaient
entrevoir la possibilité d’un abandon complet dans l’indifférence familiale.
Comment en étaient-ils arrivés à ce stade du désintérêt de l’un des leurs ?
Nous avions affaire ici à une sorte de barbarie sans nom. La force est
l’apanage des faibles, et la faiblesse la vertu des lâches, cependant, il ne
faut pas se méprendre, la justice humaine statuera sur ce cas, et ne
manqueras pas de rendre sa dignité à cet homme meurtri dans sa chaire
par de si mauvais traitements. Des tortionnaires capables de faire endurer
tant de sévices et de misères à un enfant de dieu ne s’en sortiront jamais
indemnes : leur cœur asséché de compassion et de noblesse est corrompu
et pauvre de ce qu’ils n’ont pas de bons sentiments. Au diable ! Que vos
âmes se repentissent de leurs péchés, et retrouvent la pureté originelle
qu’ont été vos enfances non perverties par les vices et la méchanceté, que
seule la nature d’un homme corrompue concède à la grandeur d’une âme
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insouciante et grandissante.
— « Nous souhaiterions parler à Monsieur L, concernant une éventuelle
déposition en rapport avec des coups et des blessures » la maréchaussée
prenait possession en cet instant de la chambre de notre patient. Les
vitres étaient transpercées de part en part cet après-midi-là par les doux
filets des rayons du soleil. De gros et épais nuages menaçants les avaient
laissé s’échapper, après avoir pris l’azur en otage depuis quelques heures,
ils réchauffaient instantanément le vide structurel. Cette luminosité
soudaine confortait aussi les esprits, tels des éclats lumineux futiles, dans
lesquels on décelait les particules fines des poussières rebelles qui
virevoltaient dans l’air. Enveloppées dans la douceur de ce début
d’automne elle laisserait encore peut-être espérer d’autres assez belles
journées égales à celle-ci.
Ils l’interrogèrent un long moment, ce qui eut pour effet de le déstabiliser
davantage, ce pauvre homme à la vue de ces uniformes perdait ses
moyens, il se trouvait physiquement dans une posture vicieuse. Ce marin
à présent sans capitaine se retrouvait maintenant totalement rétracté sur
lui-même, et n’entendait rien à la situation. Il n’était plus en mesure de
raisonner normalement, la confusion régnait à présent dans son esprit.
Monsieur L, n’existait plus, il s’était réfugié dans un mutisme qui se
prolongerait et laisserait libre court à la providence de statuer sur son
sort. Son visage prenait l’expression d’un homme qui ne savait plus à
quels saints se vouer. Il subissait de plein fouet l’interrogatoire formel
auquel il ne pouvait se soustraire au vu de la gravité des éléments. Le
voyant ainsi en difficulté, comme dans un éternel recommencement
d’une ritournelle endiablée, j’aurais aimé pouvoir prendre sa défense et
plaider pour sa misérable condition et répondre avec promptitude à ces
deux agents qui avaient virtuellement transformé le box en une sorte de
tribunal. Le tribunal correctionnel ouvre ses portes au public, et toute la
juridiction prend place dans ce gigantesque palais, le procureur de la
République, les juges professionnels, et le greffier.
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— « je déclare la séance ouverte » aurait annoncé l’huissier d’audience,
dans sa belle robe en lainage noire et revers de soierie également du
même ton de couleur, enrobant un Rabat plissé blanc. Les gens de loi, en
la personne du président et de ses deux assesseurs auraient pris place
dans la cour. Le jury composé des jurés titulaires, se trouveraient à leurs
places respectives, et écouteraient en observant et jugeant la plaidoirie
d’un avocat novice plaignant son affaire de circonstance dont je suis. Avec
quelle vigueur mon argumentaire leur aurait été magistral, condamnant
mes bourreaux sur place, les foudroyant par la seule force des mots, les
perçant de part en part de mes regards chargés de foudre. Avec quelle
émotion intense, un plaidoyer magnifique, dont les jurés totalement
ahuris par tant de ferveur à défendre la cause de mon client, n’auraient
pas hésité à demander la peine capitale au(x) prévenu (s) de la défense
auprès de Monsieur le Juge d’instruction si elle avait encore été en
vigueur.
Mais laissons à la justice ce qui lui appartient, c’est-à-dire la loi ! Par ordre
du médecin, je rassemblai le peu d’effets personnels qu’il possédait et
terminai l’inventaire aussi rapidement qu’il y avait de biens présents
autour de sa personne. En effet, le caractère d’urgence légitimait une
réponse rapide et adaptée à une attribution exceptionnelle d’ouverture
d’un lit supplémentaire dans une des unités de soins déjà totalement
surchargée ce jour-là. Tout le staff médical ému par les évènements était
présent aux urgences, le gérontologue accompagné de l’équipe mobile
gériatrique, de l’assistante sociale et pour finir, de la présence d’une
nutritionniste. Ils venaient de donner leur accord pour l’hospitalisation de
Monsieur L dans un service de médecine à orientation gérontologique.
J’étais conforté dans mes convictions à présent, j’avais pris conscience de
l’intérêt bénéfique que pouvait avoir les effets de la solidarité commune
sur des affaires comme celle-ci, par autant de bonnes volontés et d’âmes
charitables réunies par un intérêt commun, celui de sauver son prochain.
A contrario, je me posais la question de savoir combien de cas de
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maltraitance nous sommes en mesure de détecter chez ces patients qui
n’ont plus les moyens de verbaliser ou de se défendre dans de tels
ignobles desseins.
CHAPITRE 5ème
La réquisition
Certains lendemains difficiles aux urgences sont particulièrement
appréhendés par les soignants, en particulier ceux du week-end et des
fêtes, par l’ampleur de la démesure que peuvent prendre certaines
situations dans un contexte d’alcoolisme, et associé à certaines
substances psychotropes. Quelques données à titre informatives
supplémentaires viendront apporter quelques explications à ce
phénomène et permettrons d’apprécier la problématique dans son
ensemble. Pour vous donner un ordre d’idée, entre 2005 et 2013, la
proportion d’accidents mortels liés à une alcoolémie supérieure à zéro
virgule vingt-cinq grammes par litre d’air expiré, qui est la limite légale
autorisée, en toute proportion confondue et intervenant dans tous les
scénarios possibles a fait trois mille victimes pour l’année deux mille
treize. Pour un nombre de blessés avoisinant les sept pour cent de
l’ensemble des alcoolisations. Environ trois cents cas annuels
d’inculpation pour homicide involontaire par conducteur en état
alcoolique ont été prononcés dans cette période. En règle générale, trois
scénarios courants nécessitent une hospitalisation d’urgence plus ou
moins longue. Le premier cas est l’accident de la route mettant en cause
un tiers ou plusieurs victimes, et plusieurs véhicules impliqués. C’est un
contexte lourd de conséquences de par la gravité et les suites des
traumatismes subis, sans parler des séquelles irréversibles ou non,
occasionnées à autrui qui occasionneront des démêlés d’ordre judiciaire
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et assurantiel. La chaîne des moyens de secours mettra en œuvre des
moyens humains et matériels considérables à la hauteur de la dimension
des dégâts. Une alcoolémie positive du conducteur est relevée dans
trente pour cent des accidents mortels, et il est à savoir que dans plus des
trois quarts des cas, l’homme en est en partie responsable. L’alcool est
incompatible avec la conduite, elle a un effet désinhibiteur et euphorisant
qui modifie la perception des risques, provoque une mauvaise
coordination des mouvements et des gestes. Elle allonge les temps de
réaction, et engendre des troubles de la vision. Le mélange alcool-
cannabis étant le plus dangereux, il multiplie par quatorze le risque d’être
responsable d’un accident mortel. Le second cas concerne quelques-uns
pour qui après la fête vient la défaite d’une nuit un peu trop arrosée, par
la somme des diverses consommations excessives d’alcool ingérées. En
état d’ébriété majeur, ils perdent le contrôle de leur conscience, et
viennent s’échouer vulgairement sur la voie publique en perdant
connaissance. Tout particulièrement, les alcools forts occasionnent dans
une grande majorité des cas, un état de coma éthylique grave. Laissant
certains consommateurs sans souvenirs bien précis de ce que fut au
départ une soirée conviviale placée sous les signes de l’amitié, et du plaisir
de se réunir dans des moments festifs. Dans cet état de faiblesse, ils
deviennent des cibles potentiellement inoffensives, et peuvent devenir
des victimes malchanceuses de hasards infortunés. De graves problèmes
collatéraux de tout ordre en rapport avec cet état de faiblesse peuvent
surgir, et pouvons aisément imaginer la suite qui en découle. Une sorte
d’amnésie totale, ou bien littéralement avalée dans un trou noir, comme
ils décrivent l’incident durant la phase descendante. Et toujours avec le
même constat, avec les mêmes mots de ce que ressentent la plupart des
victimes, qui banalisent trop facilement la situation. Ces proies
accommodantes de l’alcool et de ses ravages seront transportées par les
pompiers et conduites au refuge, parmi les autres accidentés du jour. Le
dernier cas, et pas le moindre, est le facteur des troubles du
comportement liés à l’alcool, qui peuvent aller du simple forfait jusqu’à
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l’extrêmement irréparable, l’homicide volontaire. L’ingestion d’alcool à
haute dose provoque des troubles du comportement. Nous expliquons ce
phénomène dangereux par son impact sur le comportement de la
manière suivante, dont une partie de la réponse réside de son action sur
l’organisme : après l’ingestion, l’alcool passe très vite dans le sang pour
atteindre ensuite les zones riches en graisse ou en eau, le cerveau par
exemple. Comme d’autres substances psychotropes addictives, l’alcool
agit sur le système de récompense (zone du cerveau) qui gère notre
motivation à agir de manière adaptée en augmentant la décharge de
dopamine, à l’origine du bien-être, ou à haute dose l’ivresse. Il influence
également les circuits de certains des neurotransmetteurs et perturbe les
zones de contrôle et d’agitation du cerveau. Cette perturbation désinhibe
l’individu concerné et provoque une perte de contrôle de sa part
d’agressivité. Une situation anecdotique refait surface dans mes pensées,
un vrai cas d’école du genre « du cas numéro trois » serait peu dire ! Il se
fait vingt-deux heures, je m’occupais de finaliser les transmissions ciblées
d’un des dossiers de patient retourné à son domicile, lequel pour
l’occasion était attribué à une femme charmante. Elle avait été victime le
matin même d’une douleur thoracique à la seconde où elle se mit à
cueillir des pommes dans son verger. Selon ses dires, au moment de se
pencher pour saisir le fruit tant convoité, une vive douleur d’une forme
compressive s’était déclarée dans sa poitrine, et avait irradié son membre
inférieur gauche dans tout le prolongement de sa longueur. Malgré toute
la souffrance que lui procurait son mal, elle eut la présence d’esprit dans
ce mauvais scénario de ne pas s’affoler outre mesure et de descendre pas
à pas l’escabeau en aluminium sans précipitation. Toujours avec ces
mêmes précautions de rigueur, elle vint saisir son téléphone portatif
instinctivement dans sa poche, le portable fut dans cette mésaventure, et
un peu par chance, à la portée de sa main. Sans perdre davantage de
temps, tout en ne cédant toujours pas de terrain à la panique, elle
composa le numéro des services de secours, lesquels intervinrent dans
des délais relativement courts. Soulignons-le, l’une des belles et
85
nombreuses prouesses qu’il serait au passage de bon ton de saluer
l’efficacité et de créditer à ces sauveteurs. Parfois, quand les conditions de
travail nous le permettent, il est tellement appréciable d’échanger dans la
discussion, que l’on perd la notion du temps. Cette femme quadragénaire,
un peu bourgeoise bohème, d’origine parisienne, au parler franc,
correspondait assez bien finalement à la personnalité qu’elle véhiculait
extérieurement au prime abord. Cette rombière de la haute, libérée,
assumée à deux cents pour cent, conquérante à souhait, la démarche un
peu masculine, possédait la tête de l’emploi, comme l’on dit dans pareilles
circonstances. Cette image me renvoya, et d’ailleurs pour quelle raison ?
Je ne savais pas vraiment à vrai dire, peut-être à son accent, pourtant elle
n’avait pas le profil social, peu importe après tout ! Aux aventures de
Gavroche, le titi parisien un peu trop dégourdi, cet oiseau rare, rusé,
chapardeur des rues ; comparable à une allégorie où le sujet central se
trouve être une pie attirée par la rutilance de certains objets de valeur. Ce
personnage célèbre d’Hugo, s’aventurant dans des lieux interdits, des
tripots malfamés fréquentés par des hommes peu fréquentables. Des
âmes perdues avides de nouvelles expériences, de tous âges et de toutes
conditions, venant s’encanailler librement là où la débauche est le seul
mot d’ordre et la seule règle, montrant des dessous flatteurs comme ceux
que possèdent les maîtresses d’auberges libertines. Et tout cela bien
malgré lui, ajouterai-je ! Mais la suite du récit vous mettra en confidence
avec mes doutes et vous les confirmera, pour qui connaît le devenir du
gamin de la capitale.
— « Passons, je disais donc » — « Où en étais-je de mon histoire
d’ailleurs ? Oui notre Parisienne ! Euh non, la Bourgeoise-Bohème, ah, et
puis après tout, pour moi c’est du pareil au même ! » Elle se trouvait en
vacances dans sa luxueuse maison secondaire du bord de mer sur la côte
de granit rose, depuis environ une semaine. Tous les ans, elle aimait
retrouver son chez-soi provincial au calme que procure la campagne.
Toujours à la même époque, car l’automne dans la douceur propre à son
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arrière-saison l’apaisait par son si caractéristique effet d’immobilisme, ou
toute chose s’emblait être en sommeil latent, annonçant par anticipation
le déclin des belles et longues journées d’une saison révolue. Quoi qu’on
en dise l’été de la Saint-Martin, lui procurait la paix de l’esprit dont elle
sentait le besoin, elle se ressourçait loin des brouhahas incessants et
aliénants que les grandes villes procurent à leurs habitants le restant de
l’année. Architecte d’intérieur de formation, elle vivait dans un train
d’enfer au quotidien, malmenée par une disponibilité chronophage de
tous les instants, qu’exige la rigueur de sa profession, mais qu’elle adorait
par-dessus tout. Elle aimait à se définir par-dessus tout comme une
femme de « plain pied ». Son métier ne lui permettait pas beaucoup de
loisirs, elle l’avouait d’elle-même, que cette vie lui était quand même
invasive. Mais peu importe de ce que l’on en penserait, il s’agissait avant
tout d’un véritable sacrifice nécessaire pour ce réaliser pleinement. Avec
un soupçon d’amertume, au début, puis subitement son visage devint
grave et se contracta, elle me fixa de ses petits yeux gris tempétueux avec
un regard empesé, et sans détour. Cette statue maintenant figée dans du
marbre face à moi me déclara sur un ton offensif : « Vous savez, le fait
d’avoir sacrifiée ma vie de famille, en l’a plaçant délibérément au second
plan et entre parenthèses par la même occasion était sans nul doute, l’un
de mes choix personnels les plus difficiles à faire accepter ». Elle assumait
pleinement sa condition émancipatrice de « working girl » speedée par les
affaires, desquelles, cette battante était intimement persuadée que son
proche entourage ne manquerait pas au moment venu de lui en tenir
rigueur. Elle n’avait visiblement aucun doute là-dessus. Des opportunités
de carrière assez récentes lui avaient été offertes, et furent une grande
porte d’accès, à ce qu’elle estimait être de nouvelles perspectives
prometteuses, ouvrant la voie royale à d’autres projets tout aussi
enthousiasmants. Toute cette somme de travail supplémentaire digne des
douze travaux d’Hercule s’enchaînerait à celle existante, et viendrait
s’ajouter de nouveau à ce rythme infernal. Elle ne lui laisserait pour
compte, plus aucun répit cette fois. Dans cette frénésie, bouffée délirante
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inconsciente, elle prenait le temps de souffler, environ une quinzaine,
avec ses proches, dans l’esprit familial, là où vous savez. Dans ses grandes
échappées forestières, en harmonie avec les éléments naturels, elle aimait
à se régénérer dans l’air frais et humide et s’occuper des plaisirs que
procure la saison automnale. Elle aimait beaucoup l’immobilité de la
nature soumise aux caprices du temps doux, pluvieux et venté. Mais aussi
la couleur des arbres au feuillage doré et aux mille reflets or et orangé
avant leur dernier éclat de résistance, qu’une rafale de vent dépouillerait
et dénuderait de toute la frondaison originelle. Ainsi dépouillées de leurs
attributs feuillus, des branches difformes apparaîtraient tels des milliers
de bras aux doigts excessivement longs et fins d’aspect rachitique. Mais
avant tout, la cueillette des champignons était son passe-temps favori.
Elle connaissait une innombrable variété de ces organismes eucaryotes
pluricellulaires, apprise de son grand-père maternel. Il l’avait initiée à la
mycologie, dans la forêt domaniale de Fontainebleau qui au passage
couvre la bagatelle de dix-sept mille soixante-douze hectares. Bercée dans
cette douce tendresse, que son aïeul cultivait et des traditions
immémoriales qu’il lui transmettait ; ces trésors d’érudition séculaires lui
avaient également été enseignés. Rien n’était trop beau pour l’avenir de
sa petite fille chérie, la petite demoiselle le ressentait fort bien et finissait
de se rassurée sur cette légèreté immuable d’en jouir pleinement tout au
long de son existence. Elle s’accaparerait dans ces intimes moments, le
vieux sage pour elle seule. Depuis sa tendre enfance, elle comprit l’intérêt
que procuraient ces plaisirs simples, durant de longues et belles sorties
instructives enclines à éveiller l’intérêt et la curiosité pour
l’environnement naturel que sont les sous-bois. Dans cette végétation aux
senteurs si particulières d’humus en décomposition qui guident l’apprenti
mycologue dans les coins où l’on découvre les fabuleuses cueillettes. Sa
jeunesse, elle l’avait surtout vécue entre Fontainebleau et la montagne.
Elle insista également fortement et surtout par fierté, sur le fait que son
grand-père, un grand type très costaud, chirurgien orthopédique
hospitalier, avait été à l’origine de la création du village de la Clusaz, dont
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l’origine vient du mot « cluse » défilé, chemin resserré entre deux
montagnes, station hautement célèbre et nichée dans la montagne des
Alpes en Haute-Savoie, et plus précisément dans le massif des Aravis. En
mille neuf cent deux, l’ouverture d’une route reliant Annecy et la vallée de
Thônes au col des Aravis a permis à la Clusaz de voir le jour. Devinant le
futur potentiel du site, il y avait fait construire l’un des tout premiers
chalets de la future station de sports d’hiver que nous connaissons de
renommée aujourd’hui, connue dans le monde entier et très prisée. Elle
possédait visiblement beaucoup d’estime pour son grand-père, et
l’idolâtrait avec les éloges qui lui étaient dus. Elle devait citer l’illustre
personnage de son cœur plusieurs fois dans ses propos. Cette femme
inconnue ne se cacha pas et ne se priva pas non plus d’y apporter certains
détails, qu’aurait exigés de la discrétion dans ses circonstances. Sans
lésiner non plus sur les mots, pour me parler également de ses déboires,
tant qu’à être dans la confidence, que les circonstances devaient dévoiler
dans leur caractère intimiste et que le hasard avait menée jusqu’ici dans
notre conversation. Elle me révéla les stratagèmes illicites qu’elle mettait
en place pour tenir debout les dizaines d’heures quotidiennes durant
lesquelles elle s’acharnait à la tâche. Au début, je l’écoutais avec respect
et y portais toute l’attention qui était de rigueur dans la gravité du
moment. Puis avançant dans la durée interminable d’un monologue à
sens unique, elle prenait un ton emphatique et monocorde dans toute sa
splendeur. J’avais cessé d’écouter la description de certains aspects
particuliers de l’histoire, quand soudainement je fus tiré de cette
rétrospective pompeuse par une grosse voix rauque chargée d’invectives,
qui me fut salvatrice, et reposa pour un court moment mon cerveau
saturé d’informations. J’aperçus soudain une demi-douzaine de policiers
affublés de tenues d’intervention, dotés d’armements de gros calibre, et
celui qui devait être le chef donnait des prérogatives aux autres. Ils
venaient d’entrer d’un pas rapide et décidé dans le sas d’entrée des
urgences vitales. De mon poste d’observation, par les vitres du pupitre, je
pouvais les voir à ce moment s’agiter en tous sens, et entendre des injures
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fuser de toute part. Ces propos orduriers étaient formulés par une grosse
voix éraillée au timbre sombre, qui éclatait et déchirait l’aire de cette
grande surface, bondée de lits et de brancards. Ils venaient troubler
davantage le tumulte des cris incessants déjà bien insupportable des
autres patients en souffrance. Ces joutes verbales raisonnaient dans ce
début de nuit et présageaient du devenir de ce que serait la difficulté des
prochaines heures. D’autres patients ivres émettraient à leur tour des
clabauderies outrageuses, accompagné de paroles dénuées de sens, dans
un tourbillon d’images floues, où des idées incohérentes troubleraient les
esprits. Ce remue-ménage durait depuis un certain temps déjà. Ces
naufragés de la bouteille se devaient eux aussi par principe et courtoisie
d’être solidaires de l’état déplorable des autres bois sans soif, et dans un
élan de générosité maladroit, de faire cause commune. Ce fut une montée
en puissance extraordinaire de plaintes et de colères entremêlées. Une
aubaine inespérée de compatissance non raisonnée, qu’avaient les unes
envers les autres, ces créatures mortelles qui avaient été conviées à la
tablée de Dionysos. Ces âmes égarées déambulaient d’une manière
désordonnée, chancelante, n’ayant aucune notion du temps qui passe. Je
me remémorais la curiosité de cette bambochade, dont un détail semblait
m’échapper. Perché là-haut, sur mon perchoir céleste du pupitre, je
cherchais du regard ce qui manquait vraiment à ce spectacle un peu
sordide. J’imaginais l’excité qui ne se faisait pas oublier, avec des yeux à ce
moment à la limite de la révulsion. Les diatribes sortant de sa bouche
irrévérencieuse ne faiblissaient et devenaient de plus en plus cyniques.
Les policiers restaient maintenant impassibles et stoïques. La sérénité
qu’affichaient l’attitude et le sang froid avec lequel ils attendaient
l’urgentiste montrait qu’ils maîtrisaient calmement et sûrement la
situation et l’individu. Dans la routine et le quotidien qui avait forgé
durement ces hommes de loi dans l’exercice de leur fonction, il y eut
certainement des faits similaires en rapport auxquels l’attitude se devait
d’être ferme et à la fois relâchée. Ils devaient à n’importe qu’elle prix
garder leur sang-froid pour éviter un excès d’emportements de part et
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d’autre, ce qui s’avèrerait préjudiciable pour le devenir de l’affaire. Dans
l’état actuel des choses, je ne pouvais toujours pas distinguer cet inconnu
invisible à mes yeux sourcilleux. Dans le cadre d’une mise en garde à vue
en cellule, la procédure exige d’amener les gens ivres et/ou ayant enfreint
la loi, dans une structure de soins en étant accompagnés de l’autorité
judiciaire. L’instruction ordonne d’effectuer une petite visite de courtoisie
très formelle, pas toujours réciproque sur la forme d’ailleurs, en vue d’une
consultation médicale, afin d’obtenir un diagnostic certifié, par lequel le
médecin pratique un examen intégral. Sur le certificat médical apparaîtra
le recueil des antécédents médicaux, des éventuelles pathologies
associées et évolutives, des traumatismes éventuels récents. Le praticien
estimera si oui ou non l’intéressé ne présente pas d’incompatibilité avec
une mise en cellule par rapport à une médication particulière, et
s’assurera que la garde à vue ne sera pas à l’origine d’une interruption
thérapeutique. En outre, cela permet aussi sur le plan juridique de
dégager la responsabilité des forces de l’ordre en cas de litige. Dans la
pratique, le patient se déshabille, les données des constantes prises au
préalable sont reportées sur le certificat médical et une recherche
lésionnelle est recherchée et consignée. Des examens complémentaires
sous forme d’interrogatoire conditionneront une future autorisation de
sortie. Une circulaire datant de 1975, encadre cette procédure et stipule-
la remise en main propre d’un certificat médical aux forces de l’ordre. Le
document doit être exclusivement établi par un médecin sénior, ou par un
interne en médecine.
Les autres patients s’étaient un peu calmés, mais cette satanée voix
criarde semblait redoubler de fureur et surenchérir de quolibets en tout
genre. L’interne arriva et me demanda de commencer à m’intéresser à la
situation de l’homme en question. Qu’allais-je découvrir sous ces
hurlements de fureurs incessants, qui semblaient ne jamais vouloir
baisser en intensité. Tous me considéraient l’air grave et un peu ennuyé
me sembla-t-il. J’approchais avec méfiance. Vu le nombre d’agents
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engagés dans la manœuvre, j’envisageais le pire avant de me jeter dans la
bataille à corps perdu et me conditionnais donc à faire office de pare-feu
entre eux et le médecin, pardon le doctorant devrait-je dire ! Je retenais
mon souffle et me préparais mentalement à toute éventualité, remonté
pareil au toréro face à la bête enragée, aux yeux ensanglantés et cornes
acérées, qu’il affronterait au milieu de l’arène devant une foule
d’aficionados transcendés par la mesure de l’évènement. Le sang me
montait à la tête et me cognait dans les tempes, mon cœur s’emballait,
entrainant dans sa chamade mon pouls qui s’accélérait à son tour dans
une cadence infernale et qui devint tachycarde. Ma respiration devenait
un peu anarchique, je ne savais plus dans le moment s’’l fallait inspirer ou
l’inverse, c’était parti. Je tins la bête en respect du regard. Nous étions
dans la phase d’observation ; de celle qui conditionnerait l’issue de ce
combat. Ma première passe de cape serait la Verónica, la plus simple en
technique a réalisé, et aussi la plus belle en effet de style, celle qui donne
des frissons aux initiés, et qui fait la beauté du spectacle. L’animal était
féroce, cependant moins véloce et moins imposant qu’augurait le rendu
du tableau. Qu’importe, elle n’aurait qu’à bien se tenir, j’en viendrais à
bout dans un élan de grâce céleste. — « Ne vous méprenez pas sur mes
intentions, je vous rassure tout de suite, la mise à mort d’un animal n’est
pas vraiment l’un de mes fantasmes » la première phrase qu’il émit en ma
présence, était destinée à mon attention, d’une entrée en matière
exquise, tout à fait surprenante sur sa forme, en même temps si
prévisible.
— « Qu’est-ce qu’il veut ce pingouin-là ! » Il faisait peut-être allusion à ma
tunique blanche de soignant, dans laquelle se trouvait un être d’une
extrême maigreur, qui me caractérisait fort bien dans la situation
présente. Il venait par cette simple formule élogieuse à mon encontre, de
casser le mythe du toréro invincible. Ma présence semblait exciter
davantage l’homme de toute petite taille, même si le résultat qu’il
escomptait n’était pas très probant. Nous avions affaire à une personne
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sujette à une croissance biologique ralentie, un nain. Je comprenais à
présent ; d’où mon questionnement antérieur sur le propriétaire des
insultes que je n’avais pas vu de mon mirador, masqué par les
« Caroline » ; les chariots à linges sales en milieu hospitalier. Je considérais
cependant l’existence de l’épaisse tignasse aux cheveux raides et bouclés
nichée sur les hauteurs de la cime de son crâne. Elle paraissait
disproportionnée par rapport au reste de sa petite charpente. Toujours
est-il que ce bout d’homme énergique bondissait devant moi. Les poings
en garde comme un boxeur poids plume prêt à en découdre avec un
challenger trop provocant, qu’il allait mettre au tapis d’un coup de poing
bien placé avec force et vigueur. Sauf qu’il fut calmé rapidement, ses
ardeurs furent instantanément réduites en moins de temps qu’il ne faut
pour le dire, par l’intervention de ces gardes de proximité vigilants qui le
soupçonnèrent de vouloir porter un mauvais coup non réglementaire.
Manu militari, ils le firent s’asseoir sur une chaise en lui maintenant les
bras. Des relents d’alcool écœurants vinrent vicier l’atmosphère réduite du
bureau d’auscultation dès qu’il ouvrît la bouche pour vociférer. Il était à ce
moment ceint de toute part par un cordon imaginaire que donnait l’effet
du dispositif policier. Au moment de prendre les constantes, il me cracha
au visage, et en moins de deux secondes, il se retrouva le visage face
contre terre. Il s’obstinait même à ne pas vouloir coopérer dans cette
position, en agitant son corps en tous sens comme un diablotin, à vouloir
essayer dans cette rage de me mordre le bras. Je finis avec toutes les
peines du monde par lui prendre la tension qui sur le coup, fut largement
supérieure à la norme, majorée par l’énergie surhumaine qu’il déployait
pour résister à la manœuvre. Une fois les résultats consignés, je laissai la
place à notre médecin en devenir qui se retrouva à son tour, pris à partie
verbalement par cette petite boule de nerfs. L’interne en médecine ne se
laissa pas dépasser par la tournure que prenaient les choses, bien au
contraire, il commençait tout juste sa garde de nuit, et allait ajouter celle-
ci à une autre journée effective, officiée une heure plus tôt dans un autre
service de médecine. Au moment des premiers échanges, il avait pris la
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mesure de l’attitude insultante et menaçante de cet homme révolté, qu’il
ne connaissait nullement. L’autre l’invectivait toujours et sans
ménagement. Il jugea que la réaction de son interlocuteur était
disproportionnée et de nature non appropriée à un tel entretien. Il allait
faire en sorte et rapidement d’accélérer l’interrogatoire et de remettre
notre individu à la bonne place qu’il méritait et qui lui était destinée en ce
moment, dans une cellule de dégrisement. Et c’est ce que firent les forces
de l’ordre qui embarquèrent tant bien que mal l’antagoniste dans leur
fourgon. Dans le futur, nos chemins devaient une nouvelle fois se croiser
entre le patient et moi, en particulier lors d’une hospitalisation en rapport
avec un pneumothorax. Dans la prise en charge et dans l’échange
communicatif, étant lui-même cette fois-ci abstinent depuis plusieurs
semaines, je lui avais rafraichi la mémoire sur les difficultés qu’il avait
occasionnées dans le service quelques mois plus tôt. Il devait admettre les
faits sans rechigner et s’en excusait avec la plus grande sincérité. Au cours
de la conversation, il me fit part de sa volonté d’entamer une cure de
désintoxication, car il ressentait la difficulté à s’abstenir vis-à-vis de cet
élixir empoisonné. Il aurait très tôt le besoin d’être encadré dans un
programme spécifique de traitement de la maladie pour mener à bien ses
objectifs, et c’est ce qu’il fit. Il était passé des paroles aux actes et je le
retrouvai quelques jours plus tard lors d’un transfert dans l’unité
d’alcoologie au troisième étage. Assis sur une chaise, l’esprit reposé au
centre d’une salle destinée aux soins de suite et aux affections liées aux
conduites addictives ; dans laquelle il confessa son histoire comme s’il
avait été devant un prêtre, et dans les moindres détails. — « Voyez
comme les patients aiment à communiquer, lorsqu’ils trouvent un
soignant disposé à les entendre », il était originaire de Vannes, dans le
Morbihan, issu d’une famille ordinaire et modeste de trois enfants. Ils
habitaient la rue des Fontaines dans le vieux centre historique. Sa
scolarité se déroula à peu près normalement durant le cycle primaire. Il lui
faudrait arriver dans le cas présent à canaliser son tempérament impulsif
qui lui faisait tant défaut. Tout le temps en mouvement, ne tenant jamais
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sa place, habité par une énergie intérieure débordante, dévoreuse de la
patience de son entourage. Les nombreux rappels à l’ordre ponctuaient
son quotidien. La situation nécessitait la consultation d’un psychologue de
l’équipe socio-éducative de l’établissement scolaire tous les mercredis
matin pendant huit mois. La stratégie mise en place par le spécialiste, en
collaboration avec les parents, consistait à rééduquer l’enfant, en lui
imposant un apprentissage des normes comportementales par la
formulation claire des limites et des marges de manœuvre. Pour ce faire,
ils avaient dû essuyer des crises de colère à répétition. Le gamin se
rebellait à la moindre occasion, les excès de colère s’avéraient être
dramatiques pour lui-même et l’ensemble de la famille. Mais cela était
nécessaire dans ce cas de force majeure, et indispensable pour permettre
à l’enfant d’intégrer la dimension des possibles et dans l’optique d’une
réintégration sociale. Le « plan » avait fonctionné, les colères
s’estompaient peu à peu, quelques reliquats de fureur indésirables
refaisaient leur apparition soudainement, mais un simple rappel à l’ordre
suffisait à le remettre sur les rails. D’autre part son entourage avait
constaté de l’amélioration comportementale, jusqu’au maitre d’école qui
avait retrouvé un élève plus attentif et moins turbulent. Lui, tous ses
copains, et les camarades écoliers du quartier, passaient souvent leur
temps à la pêche autour de l’étang des Ducs, lequel grouillait de
blanchailles, et faisait l’objet de magnifiques, et nombreuses prises. Les
bottes aux pieds, munis de paniers de pêche à bandoulière sur l’épaule ;
ils s’en allaient comme cela au plan d’eau. Fiers et armés de toutes sortes
de cannes à pêche insolites, allant du vulgaire simple bout de bois d’une
longueur à peu près raisonnable sur lequel était tendu un simple fil à son
extrémité. Et parfois même d’une vulgaire ficelle, de celles qui servaient à
fermer les sacs de pommes de terre en toile de jute, qu’un hameçon
commun, garni d’une esche venait finaliser l’invention de fortune. Bien
loin donc de l’utilisation de cannes à coups de dernière génération en
fibre de carbone et de concept de dernière génération. L’autre terrain de
jeu favori, et pas des moindres était, les rues étroites empierrées de pavés
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de la vieille ville constituée de nombreuses maisons remarquables aux
pignons pointus, décorées de pans de bois et de colombages du
quinzième siècle eux-mêmes ornés de sculptures à thématique religieuse
sur la façade ; le rez-de-chaussée était occupé pour la plupart par un
commerce. Et où menées de front, avaient lieu des guerres de clans de
marmots en culotte courte dans des affrontements de mini chevaliers
costumés pour l’occasion. De légères armures de plastiques et de
chapeaux que l’industrie glacière offrait gracieusement pour l’un des
produits achetés, leurs faisaient office d’apparats supplémentaire. Des
épées de bois aux bouts arrondis bataillaient ferme sous les regards
amusés des passants. Ces marmots prenants part aux jeux de guerre dans
la cité irritaient sur leur passage les commerçants, dont ils étaient
susceptibles d’endommager la stabilité des étals extérieurs, de par
l’expansivité du combat. Parfois, certains d’entre eux mettaient en
déroute des adversaires affaiblis puis vaincus en les pourchassant très
loin ; de la s’en suivaient des courses poursuites effrénées. Des cris
d’enfants résonnaient sur la promenade des remparts, ce qui avait pour
effet d’effrayer les touristes surpris, depuis la porte de la prison scellée,
jusqu’à la porte Saint-Vincent. Nos petites canailles, assujetties à
l’essoufflement général, par l’effet de l’alourdissement du poids des
équipements, subissaient la fin de course complètement ; asphyxiés. Ils se
regroupaient au point de ralliement qui était convenu par les deux parties,
au pied de la célèbre cathédrale catholique Saint-Pierre. Historiquement,
l’édifice gothique, élevé sur une ancienne cathédrale romane fut
partiellement détruit au temps des invasions barbares. Pour finir, ils
allaient sceller un pacte de paix provisoire dans les jardins des remparts et
joueraient avec les balançoires, les tourniquets et les toboggans dans l’aire
de jeux conçue pour les polissons de leur âge. L’hégémonie royale ne
serait plus contestée, les révolutionnaires étaient graciés de la main du roi
exceptionnellement pour cette fois, mais un édit royal devait venir
authentifier la non-agression future. La reddition signée laissait la place à
de nouvelles alliances et aux amitiés retrouvées, et d’un accord commun,
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les perdants remettraient les bonbons aux vainqueurs du jour qu’ils
iraient acheter chez Hanna, l’estaminet au coin de la rue de la menée. Le
soir, après l’école, sur le chemin du retour, le gamin s’immobilisait
justement devant le bar-tabac de chez Hannie le Bance. Cherchant du coin
de l’œil son oncle, l’un des piliers de comptoir historique de l’institution
des fameuses arsouilles ; dont celui-ci était sans le savoir l’un des
principaux chefs de file, tel le personnage Bec salé, dans l’Assommoir de
Zola. Il avait pris l’habitude de s’assoir sur les marches en pierre de taille
du perron du bistrot, pour observer les allées et venues des différents
soiffards habitués de ces lieux. Ces gens-là, disait-il en conclusion « y
entraient tout tordu, et y sortaient, raides droits comme des piquets. Le
pauvre diable, le frère de son père était devenu aveugle à l’âge de vingt-
cinq ans, éboueur de profession, et prédisposé à la boisson comme l’était
sa mère avant lui. Depuis la fin de son adolescence, ce pauvre garçon avait
élu domicile chez Hannie, de l’ouverture jusqu’à l’heure du dîner, autant
dire jusqu’à la fermeture, ne jouons pas sur le champ sémantique je vous
prie ! C’est uniquement à ce moment-là, sur le tard, qu’il quittait le
bousin, affalé et à moitié endormi à même le comptoir, que la chaise de
bar toute chambranlante menaçait éminemment de basculer qu’il se
persuadait bien malgré lui de prendre le chemin du retour. Disons-le
clairement, quoi de bien reluisant de se retrouver seul dans une caravane
insalubre stationnée dans le milieu d’une cour de hangar désaffecté, qui
fut autrefois une entreprise de blanchisserie ! Il marchait ainsi à demi
conscient et titubant les six kilomètres du chemin inverse qui le séparait
de son taudis. Au quotidien et toute l’année il sillonnait la seule route de
sa connaissance, assisté de son assurance-vie, sa canne d’aveugle, mais
surtout il le devait certainement au secours providentiel du bon Dieu,
dont bénéficient tous les soulards. D’ailleurs, c’était à se demander, si ce
n’était pas la route qui modifiait sa trajectoire en fonction de l’état
d’ivresse du bonhomme. À la vue de son neveu, son visage s’illuminait.
Son petit lutin comme il l’appelait, venait quémander au quotidien sa
rasade de limonade, son paquet d’images des joueurs des équipes de
97
football et accessoirement des bonbons. Avant de se faire congédier
certains jours, quand l’oncle généreux était dans un état d’alcoolisation
trop avancé. La petite habitude devait coûter à l’ivrogne deux francs jour
en ce temps-là. Dans ce boui-boui, cette espèce de capharnaüm tout en
longueur, hormis le débit de boisson, vous y trouviez de l’épicerie, de la
quincaillerie, de l’outillage et bien d’autres choses allant de l’accessoire
inutile à l’objet insolite et pratique. Le produit phare le plus vendu était
sans aucun doute le paquet de pétards « mammouth », qu’affectionnaient
les moutards de la ville. Au nombre de six unités dans l’emballage, ces
minis bombes à mèche retardataire impressionnait de leur grosseur et de
leur particularité à produire une explosion assourdissante. Certains jours
de fête, il n’était pas rare d’entendre le bruit des déflagrations dans les
lointains de la ville. Les années passèrent avec la répétition des mêmes
jeux, des mêmes fréquentations de jeunesse et laissèrent la place aux
études supérieures. Il intégra une école de commerce à Quimper, d’où il
sortit diplômé d’un master de commerce international. Ses déboires
d’alcoolisme se multiplièrent ces dernières années, et l’avaient bien
souvent conduit dans des situations qui le dépassaient, parfois dans des
impasses. Dans les moments de sobriété, qui étaient les plus
représentatifs dans les premiers temps, fort heureusement pour lui, il
menait une vie tout à fait respectable de tout un chacun. En somme, un
autre lui-même, plus sombre, en conflit avec son double, se manifestait
quand inconsciemment le besoin de s’enivrer se faisait pressentir. En
dehors des effets néfastes de ses griseries, Rodrigue, ainsi s’appelait-il,
malgré sa petite taille, a toujours été respecté de ses proches. Son
caractère fort, parfois difficile à maîtriser, doublé d’un regard de flamme,
faisait de lui une vraie boule de nerfs. Dans son quotidien, son emploi de
directeur commercial dans un célèbre grand groupe bancaire français
occupait la majeure partie de son temps. Au sein duquel il manageait des
équipes de commerciaux itinérants, dont l’effectif suffisait à couvrir le
quart nord-est du pays. Ces derniers temps, la direction régionale, dans sa
politique du chiffre, avait augmenté les ratios des courbes de productivité
98
dans sa logique commerciale, ce qui eut pour effet d’augmenter le
nombre des rendez-vous journaliers. Parallèlement pour les mêmes
causes, les mêmes effets se produisirent. Ces derniers temps, le nombre
supérieur à la normale des « turnovers » liés à la suractivité s’était
considérablement multiplié, dans une logique exponentielle. En plus
d’honorer les rendez-vous, il se tenait informé en temps réel sur la
progression des objectifs qui tendait sans cesse à augmenter et qui par
l’effort inhumain de l’accroissement des ventes de produits bancaires de
chacun de ses commerciaux devenait irréaliste. Redoublant d’énergie,
pour conserver le meilleur de ses forces vives ; qui devenaient des
variables d’ajustement il devait redynamiser ses troupes en organisant des
séminaires par groupes de dix collaborateurs. Pour ce faire il louait au frais
de la compagnie une grande salle de réunion, toujours dans le même
hôtel de luxe, et environ une fois par mois. L’objectif étant d’améliorer la
stratégie de la « déballe commerciale ». Il s’agit ici d’une technique de
vente au nom un peu barbare où les participants apprennent ou
réapprennent les rudiments de base du métier. D’une sorte de canevas
commun, initié par le biais de jeux de rôles séquencés, dans une mise en
scène théâtrale, dont la pièce est subdivisée en plusieurs actes, eux-
mêmes structurés en plusieurs scènes. Ces comédiens d’un jour
interprétaient à tour de rôle cette comédie, prenant tantôt la place du
client, tantôt leur propre place de vendeur. Ils jouaient et rejouaient la
même minauderie jusqu’à la perfection pendant la journée entière. Avec
la tombée du rideau venait le débriefing de chaque prestataire durant les
quelques entractes qu’ils s’accordaient de temps à autre pour s’aérer un
peu l’esprit. Le soir venu, ils relâchaient totalement la pression. Rodrigue
les recevait un par un pour faire le point avec eux sur la motivation du
moment. Il s’enquérait des difficultés rencontrées, des doutes, des
ressentis, des incertitudes de chacun. Ensuite, place aux réjouissances
bien méritées. Pour renforcer la cohésion au sein de l’équipe, ils se
retrouvaient au restaurant de l’hôtel pour dîner dans la bonne humeur. Le
repas avalé et les verres d’alcool vidés, le minibus avec chauffeur les
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conduisait dans les bars du centre-ville, les récupérait à la fermeture, et
les ramenait à l’hôtel. Pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, nos
pseudos-banquiers itinérants jouaient au poker jusqu’au petit jour, les
bouteilles d’alcool aidant pour les maintenir éveillés. Malgré la réputation
de figure de proue, de fer de lance et de sa renommée pour la maîtrise
stratégique de sa force de frappe commerciale, ce petit soldat du temple
à la solde du capitalisme, animé d’une volonté de fer sans égale dans son
travail, approchait de la quarantaine. Pour la première fois, il dut se
rendre à l’évidence, et devait admettre la réalité : il ressentait les premiers
symptômes des méfaits de la sédentarité causés par les excès qu’il faisait.
Les repas trop copieux et non variés des restaurants et des fastfoods, les
apéritifs, les verres de vin, les digestifs lui avaient procuré de
l’embonpoint. Les trois paquets de cigarettes quotidiennement consumés
l’essoufflaient et amplifiaient le ressenti de la fatigue, cumulés aux
innombrables heures de travail qui devenaient incalculables. Ajouté à cela
le manque d’activité sportive diminuant sa tonicité naturelle faisait qu’il
supportait de moins en moins bien la pression commerciale, et subissait
les remontrances des cadres dirigeants du secteur. En effet, le concernant,
les écarts des chiffres des ventes comparatifs avec l’année antérieure
devenaient nettement inférieurs pour la même époque. Son train de vie
professionnel désastreux lui avait déjà coûté un divorce, car les dizaines
d’heures effectives minimums quotidiennes de travail et parfois certains
week-ends ne lui permettaient pas toujours de rentrer les soirs au
domicile. Ses absences prolongées l’avaient éloigné progressivement du
terreau familial et de la plupart de ses connaissances. Il se tuait lentement
mais sûrement à la tâche. L’homme avait dû être évacué en urgence d’une
brasserie de la ville dès son arrivée remarquée dans celle-ci, car il se
trouvait dans un état d’ivresse largement avancé, et accompagné de
connaissances imbibées, elles aussi dans cette soulerie. En clair, dans ce
lot improbable, il n’y en avait aucun pour rattraper les autres, aucun ne se
tenait à peu près correctement, et encore moins notre intéressé. Lui usait
d’une attitude trop agressive envers les personnels du restaurant et des
100
autres clients dans un contexte qui ne s’y prêtait pas. Le maître d’hôtel
avait bien essayé de le raisonner, en vain. L’homme n’était plus en mesure
de comprendre quoi que ce soit et, totalement désinhibé, semblait
vouloir baisser son pantalon dans la salle à manger à la vue de tous. De ce
que l’on pourrait qualifier d’exhibitionnisme, la plaisanterie avait déjà bien
assez duré et dépassait les bornes d’une patience fortement ébauchée.
Les grands moyens devenaient nécessaires, avant que la situation ne vire
à la débandade. Le directeur demanda expressément l’intervention des
forces de l’ordre au téléphone. Simultanément, l’un des cuisiniers quitta
ses fourneaux et décida de prendre le problème à bras le corps, il avait
jeté par la seule force de son courage le perturbateur hors de l’enceinte
du bistrot à coups de pied dans le derrière. Il s’apprêtait à lui envoyer une
bonne correction quand soudain, stoppé net dans son élan par la force
d’une droite bien placée atteignant son foie, notre combattant improvisé
s’écroula de tout son poids sur le trottoir devant les portes battantes du
restaurant. Il criait au- dehors à qui voulait bien entendre, qu’il était en
mesure d’en distribuer de semblables à qui voudrait bien le défier. Il
réitéra son invitation à tous les braves gens de la rue placés dans son
champ de vision troublé et rétréci, les yeux embués de vapeurs
alcooliques. Il se donnait en pâture dans un spectacle pathétique dans
lequel on le confondait à une bête immorale et dangereuse. Voici ce que
l’on me rapporta pour clôturer l’histoire. En revanche, la sienne elle, lui
survivra encore un bon bout de temps et alimentera par son récit, les
mémoires de chacun des acteurs ; témoins ce jour-là de cette scène tragi-
comique.
CHAPITRE 6ème
Oh my god !
101
Qu’en est-il de l’anglais médical chez les personnels hospitaliers ? La
question peut paraître simpliste, mais pourtant, elle peut parfois soulever
des questionnements sur la prise en charge des patients européens issus
de l’espace Schengen et accessoirement des autres continents. J’ai
constaté à plusieurs reprises les difficultés de compréhension dans les
langues étrangères lors d’échanges entre les acteurs de santé et les
patients étrangers ne parlant pas ou très peu la langue de Molière.
L’éducation nationale est à la peine dans l’enseignement des langues
vivantes étrangères. Cet état de fait est rapporté à travers diverses études
européennes en compétences linguistiques, et en particulier dans la
langue de Shakespeare, qui se veut être la langue universelle.
Objectivement, de par ma formation universitaire, j’ai eu la possibilité
d’exercer à l’étranger dans mon domaine de compétence. Un axe de
formation dans l’apprentissage des langues m’avait en effet permis de
m’expatrier assez facilement en Allemagne, en Angleterre, et au Brésil et
dans d’autres contrées. Sur le terrain, j’allais parfaire mes compétences en
la matière, par l’utilisation courante et quasi permanente de la langue
usitée durant ces périodes. Dans le cadre hospitalier, celui qui nous
concerne, il existe une formation à l’anglais médical dispensée sur deux
jours à durée égale scolaire. J’aimerais, si vous me le permettez, vous
donner mon avis à ce sujet. Effectivement, sur le plan technique, de par
l’exclusivité de l’utilisation de l’anglais médical, nous pouvons considérer
qu’elle apporte une véritable valeur ajoutée à la prise en charge
immédiate, c’est indéniable. Mais en revanche, d’un autre côté, sur le plan
relationnel, intrinsèquement, elle ne permet pas d’appréhender la
recherche en profondeur de la compréhension de par son contenu et de
la pertinence dans sa pratique. Elle n’a que très peu d’intérêt sur
l’accompagnement global. Sur le terrain nous constatons la véracité de
cette problématique. J’exerce dans une région à très forte implantation
102
anglophone, et je suis en mesure de pouvoir évaluer les difficultés de
chacun en la matière pour y être confronté. Je suis officiellement le
traducteur référent officieux dans ces circonstances, quand l’activité le
permet. Thomas Jefferson a dit un jour : « Tout homme a deux pays, le
sien et la France » vus de l’étranger, et plus particulièrement d’outre-
Manche, la France à des allures de carte postale. L’Anglais aime à vivre à la
mode française, et a un goût très prononcé pour les vieilles pierres de
notre contrée, qu’il qualifie de « So Charming », friand de sa culture, de sa
gastronomie de terroir. Enfin, la raison principale de son attachement
n’est point là. Viscéralement, il possède la culture de l’investissement, qui
est chez lui comme une seconde nature d’être « So British ». Des chiffres
éloquents parlent d’eux-mêmes : sur deux cent vingt mille résidences
secondaires appartenant à des étrangers en 2010 (sur un total d’environ
trois millions en France), nos amis britanniques en possèderaient
cinquante-trois mille deux cents, et la majorité d’entre eux souhaiteraient
devenir des résidents permanents. Quoique la tendance s’inverse sur le
plan économique, du fait de la dépréciation importante de la Livre sterling
qui leur permettait d’acquérir auparavant des biens immobiliers bien
moins chers qu’en Angleterre, ce phénomène n’est plus d’actualité. En
effet, l’offre immobilière était supérieure à la demande des biens existants
des ventes, du fait de la préférence locative du Français lambda de
s’engager dans l’avenir sans visibilité, ou se trouvant dans l’impossibilité
d’obtenir un crédit d’emprunt par des banques frileuses. Soumises à la loi
des marchés ; réticentes à les octroyer aux particuliers dans l’intention
d’achat d’un logement dans ce contexte de morosité ambiante encore un
peu tendu. Le nom le plus répandu en Angleterre est Smith, ce que
Dupont, ou Durand est à la France. Nous utiliserons donc ce nom
d’empreint pour notre récit à venir.
Le temps maussade de ces derniers jours semblait ne pas vouloir quitter
les vallées environnantes ; un lien intime devait les unir depuis la création
de l’univers. Il avait provisoirement enveloppé et étendu sur les plaines,
103
ses nappes blanches et sombres qui donnaient la mesure de ce qu’allaient
être les prémices de l’hiver. Il se chargerait bien assez vite de ralentir la
cadence des ardeurs de l’expansion végétale indispensable à la survie des
espèces ; dressée verticalement dans l’infini et recherchant la lumière
céleste au firmament de l’heure de midi. Ce climat délétère porteur de
dépressions saisonnières chez les hommes, terminerait bien assez vite de
figer cette campagne dans un profond sommeil de glace, les perles de
rosée n’auraient pas le temps de se laisser glisser futilement sur les brins
d’herbe déjà gelés. Ils formeraient d’un accord scellé et parfait de
circonstance, une espèce de combinaison hasardeuse. Les hôtes de ces
prairies se presseront à leur tour pour rejoindre leur refuge respectif, ne
pointant le bout de leur museau qu’occasionnellement, que lorsque
l’instinct commandera à l’animal d’en sortir par nécessité.
C’est dans cette ambiance saisonnière d’un dehors humide, que les
affaires du dedans me pressaient ce jour-là, à récupérer des lits
supplémentaires pour pallier rapidement à la demande pressante d’un
encombrement majeur aux urgences. Ils étaient stockés par dizaine dans
un espace de parcage au sous-sol. Dans la manœuvre, j’allais perdre
facilement une bonne demi- heure de mon temps à les rapatrier au rez-
de-chaussée, et encore, sous réserve que les ascenseurs soient
disponibles. Le service était totalement pris d’assaut sans ménagement et
sans condition. Une innombrable foule hétérogène, compacte par sa
forme et son volume s’agglutinait dans la salle d’attente. L’effectif soignant
était réduit momentanément au strict minimum, effet occasionné par les
interventions répétées du SMUR qui en était à sa cinquième sortie depuis
ce matin. L’absence du cinquième de l’équipe limitait par conséquent la
capacité d’action à faire face à cet afflux massif. Composant et improvisant
(serait les noms masculins les plus justes à employer) avec les moyens
humains restants, l’organisation avait été resserrée, les tâches de chacun
redistribuées instinctivement avec bon sens et justesse. Les dossiers
nouvellement arrivés s’accumulaient et débordaient en surnombre dans
104
les cases individuelles des bannettes. Les secrétaires aguerries et
patientes, pour qui apparemment la situation n’avait rien d’exceptionnel,
ne se laissaient pas dérouter dans leurs missions par les propos virulents
et déplacés de certains impatients. Ils haussaient la voix, n’ayant plus la
placidité nécessaire à subir l’attente. Par cette attitude perturbatrice à la
limite de l’inconvenant, ils voulaient faire partager leur mécontentement
à l’ensemble des usagers ; étant eux aussi dans la même disposition, mais
plus tempéré sur la suite à donner à ce genre de désagrément. Pour la
petite histoire, je me rapprochai du bureau paperassier de nos hôtesses
offensées ; accessible par une porte à l’arrière du bureau, dans le but de
mesurer l’humeur générale. Pour le principe de précaution, l’avant du
standard était sécurisé par de grands panneaux doublement vitrés, pour
contrer toute agression possible, et ne permettait aucune introduction
malintentionnée. Soudain, l’un d’entre eux se leva et quitta brusquement
sa chaise. Arrivé depuis « seulement » une demi-heure, ce petit homme
d’une cinquantaine d’années, un peu rondouillard et rougeaud du faciès,
s’était mis dans un état hystérique. Il criait sans retenue son
mécontentement à qui voulait l’entendre, tout en maintenant le fait qu’il
était dans l’attente d’une prise en charge depuis le début de la matinée.
Dans ce qui devenait une allocution solennelle et plaintive, il faisait la part
belle à un centre hospitalier de la région parisienne. Où selon lui l’attente
était nettement moindre à celle qu’il avait eu à endurer jusqu’ici dans cet
hôpital de province. Subtilement en réponse à cette fausse affirmation,
l’une des deux secrétaires, la plus entreprenante lui avait rétorqué
ouvertement et sans détour que Monsieur fabulait et avait l’art de jouer
avec les contrevérités dans l’objectif de spolier les autres usagers. J’avais
admiré sa farouche détermination à fermer le caquet de ce malotru. Un
peu surpris également par cette réplique savamment dosée, qui l’avait
renvoyé immédiatement dans les cordes, l’obligeant à s’assoir aussi vite
qu’il ne lui avait fallu de temps pour se lever de son siège. L’homme mal
avisé se retrouvait à présent un peu confus et tout penaud. Il feignait de
regarder et de fixer à présent ses belles chaussures rouges assorties au
105
même ton que son épais imperméable qui venait accentuer davantage la
rougeur écarlate de son visage. Contre toute attente, la vaine estocade de
l’indélicat avait eu au moins le mérite d’en faire sourire quelques-uns dans
ce hall des complaintes. Certains avaient eu du mal à cacher leur
approbation à cette réplique défensive, tellement l’intervention de l’autre
tournait au ridicule. Ces soldates engagées sur le front, savaient par
expérience des conflits passés, contenir de la meilleure des manières
possibles, les déferlantes marines qui s’abattaient sur elles avec la force
que l’on reconnaît aux océans démontés. Lors des grosses et houleuses
perturbations maritimes que nous connaissons, inattendues, soudaines et
dévastatrices ; ne s’apaisant rarement, que dans un calme absolu.
Quelques une se renforçaient, et doublaient en puissance, venant briser
les hautes digues, épaisses et insubmersibles de ses fracas énergiques et
répétés que les hommes avertis par les débordements passés avaient pris
soin de fabriquer cette sécurité entre eux et la possibilité d’un raz de
marée destructeur. Dès l’instant où je fus de nouveau disponible pour
l’accueil dans toute cette confusion générale, je pris avec empressement
le premier dossier accessible qui se confondait avec tant d’autres, et dans
l’ordre d’arrivée. Je m’apprêtais à prendre connaissance de l’intégral du
contenu, mais me ravisais aussitôt et fût tout à fait découragé d’en
commencer la lecture des le premier mot. Un expert en signe
hiéroglyphique serait peut être nécessairement plus indiqué pour traduire
la lettre du médecin traitant qui l’accompagnait, çà aurait été dans le cas
précis plus judicieux. Des signes orthographiques inconnus de l’écriture
moderne, dont j’étais incapable d’interpréter la signification et le sens ;
analogues à des cryptogrammes indéchiffrables ponctuait le courrier. La
raison d’une éventuelle prise en charge signifiée dans cette
correspondance médicale adressée à son confrère était tout simplement
illisible. Pressé par le temps, dont l’emprise ne m’était pas favorable, je la
laissais consciencieusement aux bons soins de qui voudrait bien lui
accorder un peu de son temps et d’intelligibilité. En tout état de cause, et
sans aucun doute sur l’étymologie du « Name », dont j’avais retenu en
106
tout et pour tout seulement le nom en anglais, qui lui était écrit en
grandes lettres capitales, j’appelais dans l’assistance Madame ou
Monsieur SMITH. Une dame âgée anglaise, très droite et un peu raide
dans son maintien de corps, le dos cambré et ramassé à la limite de
l’exagération, présentant un buste proéminent penché excessivement sur
l’avant se manifesta du fond de l’assemblée. Elle semblait s’être arrêtée de
respirer pour en arriver à maintenir une telle posture. Accompagnée d’un
grand, vieillard qui contrairement à elle était tout arque bouté et
bistourné. L’ancêtre portait un pantalon bouffant à la hauteur des cuisses,
muni de bandes passantes pour le port de la ceinture. Il arborait une
attitude impassible et imperturbable aux évènements en général et à la
présence bruyante de cette populace aux abois (le flegmatisme anglais
dans toute sa splendeur !). Je lui demandai poliment dans sa langue
shakespearienne de bien vouloir venir me rejoindre en salle de
consultation, où l’attendait l’infirmier complètement dépassé par la
tournure que prenait le début de cet après-midi-là, à laquelle il n’arrivait
plus à faire face. Comme si cela n’était pas suffisant, on réclamait aussi
concomitamment mon aide en salle de suture pour aider le médecin à
administrer de l’Entonox, un gaz analgésique aux effets parfois hilarants ;
chez un petit enfant d’environ deux ou trois ans. Selon la recherche
lésionnelle initiale en rapport au protocole et avec la manière dont
l’homme illustrait par des gestes la localisation du problème, l’infirmier
suspecta une suspicion de fracture à l’épaule gauche chez le patient
d’outre-Manche. Il débuta la prise en charge en immobilisant le membre
lésé. Avec une certaine appréhension quant à la suite à donner, car selon
ce que j’en avais déduit logiquement, la barrière de la langue pouvait
faussée l’examen clinique et fonctionnel. L’infirmier invita l’impotent à
regagner son siège respectif auprès de sa femme dans la salle d’attente.
Une fois, le petit garçon, recousu à l’arcade sourcilière et le matériel de
soins reconditionné, je m’apprêtais de nouveau à rejoindre mon binôme.
Malheureusement, sur le chemin des retrouvailles, un autre patient
m’avait interpellé et m’avait alerté sur les intentions d’une vieille dame
107
démente, amenée par les ambulanciers hospitaliers quelques heures plus
tôt. Elle essayait d’escalader tant bien que mal les barrières de sécurité du
brancard, les jambes bleuies et cyanosées, enchevêtrées et coincées entre
les tubes de métal. Elle déraisonnait, cherchant du regard désespérément,
un être invisible qu’elle nommait Vincent. J’avais la ferme intention de
remettre notre petite dame à la place qui était la sienne ; c’est-à-dire dans
cette civière surélevée sur roulette. Pour mener à bien cette périlleuse
entreprise, je pris l’initiative de lui retirer en priorité les mains qui lui
servaient d’appui pour se cramponner aux glissières. Bien mal m’en avait
pris ; j’aurais réussi à ramener les jambes par la même occasion si une
volée de claques ne m’avait pas subitement percuté le visage de plein
fouet dans une rapidité éclaire. Je n’en étais pas à ma première torgnole,
et ce ne serait pas la dernière non plus. Chez les personnes âgées
démentes, se sentant véritablement menacés, ces gestes de violence non
contrôlés sont récurrents. En revanche, le caractère agressif de cet état de
fait n’était pas non plus cautionnable. La difficulté rencontrée doit être
rapportée oralement aux transmissions et consignée dans le dossier
médical du patient. N’oublions pas que ces conduites indésirables peuvent
être apparentées à de la violence physique, et peuvent laisser des
traumatismes chez certains soignants, pouvant influencer négativement
leurs futures pratiques. C’est la raison pour laquelle, il faudrait dans la
mesure du possible prévoir un entretien à viser psychologique avec
l’agent agressé, pour déterminer le degré du traumatisme subit. Les
sonnettes hurlaient autour de nous dans un infernal charivari à l’unisson.
Certains patients plantés dans le décor depuis une dizaine d’heures
commençaient sérieusement à trouver le temps long et s’inquiétaient
sérieusement de ne trouver personne pour les renseigner sur leur devenir.
Ils réitéraient toujours les mêmes demandes légitimes, concernant les
différents résultats des biologies, qui avaient été prélevées quelques
heures en amont. D’autres se plaignaient de ne toujours pas avoir été
auscultés par un médecin. Quelques-uns réclamaient un bassin, ou un
urinal dans le but de satisfaire des besoins urgents à soulager dans la
108
minute ; ceux-là, les mêmes qui étaient alités dans une position des plus
inconfortables depuis des heures et qui étaient dans l’incapacité de
pouvoir se mouvoir. Il faudrait contenir ses petits désagréments
nécessaires dans les plus brefs délais. Les mêmes causes produisent donc
les mêmes effets, partant du principe inaltérable de cette formule, je
prenais en considération prioritairement les demandes de chacun en
respectant l’ordre du degré de gravité. De toute manière, je n’avais pas
véritablement d’autres choix au regard du nombre d’entrées et de ma
seule présence qui aurait nécessité le renfort de plusieurs personnes pour
faire face à la situation présente. Je mis en place les dispositifs
d’évacuation des matières prévus à cet effet, et mécaniquement apportai
toujours les mêmes éléments de réponse à toutes les questions qui
m’avaient été posées. Ces, fameux je ne sais pas, ou je n’en sais rien,
autres formulations toutes prêtes sonnant invraisemblablement le creux
dans l’esprit des gens. De ce que nous appelons communément des brans-
lits, est-ce la bonne orthographe ? Aucune idée, mes recherches sont
restées vaines à ce propos. Pour nous autres, il s’agit de lits
d’hospitalisation pouvant faire office de brancards. Ils devaient être
désinfectés et reconditionnés dans la foulée des départs pour palier aux
arrivées incessantes des nouveaux arrivants, que déposaient à intervalles
réguliers, le va-et-vient permanent des ambulances privés. Nous dûmes,
moi et l’infirmier, dans le caractère oppressant de ce contexte qui ne nous
permettait plus d’optimiser l’accueil dans les meilleures des dispositions,
répartir du mieux possible les tâches de chacun et de la manière la plus
judicieuse. La gestion des entrées devenait catastrophique. En fonction
des renseignements cliniques, et de ce qui me concernait, je prenais en
charge la partie des hospitalisations. Cela induit, le déshabillage,
l’installation, le recueil des constantes ; consignées au plus vite dans le
dossier médical, l’inventaire des effets personnels, la mise en place du
bracelet de sécurité sur les poignets, le positionnement des brancards et
des lits dans le sas. L’infirmier installé aux premières assises du service,
quant à lui, réceptionnait la bobologie, la traumatologie, les examens
109
divers à l’orientation des salles de soins. La stratégie mise en œuvre fut
payante : nous réussîmes à désengorger l’accueil assez rapidement, mais
au prix de quel effort me diriez-vous ? « Ma réponse sera claire et sans
appel, elle pourra faire certainement ultérieurement l’objet de certaines
critiques, ce qui est bien normal d’ailleurs, et je vous répondrai
franchement avec l’honnêteté qui me caractérise dans cette affaire ; au
détriment pur et simple de la qualité du soin, point. Car une situation
nous avait bel et bien échappé en attendant. Mais avant de vous en faire
part, et pour un souci de compréhension, il semble nécessaire de vous
informer davantage de la mission principale de l’Infirmier d’accueil et
d’orientation. »
Depuis 1985 l’(IAO) a une place essentielle au sein de l’organisation des
urgences : sa mission première est d’accueillir de manière individuelle, le
patient et ses accompagnants dès leur arrivée. Elle consiste aussi à définir
les besoins de santé et les priorités des soins à apporter. Dans un
deuxième temps enfin, d’orienter le patient en fonction de la nature de
l’urgence, dans l’une des unités spécifiques en rapport avec l’affection
constatée (salles de soins, box d’hospitalisation, déchocage, attente). Il
doit classer chaque entrée par ordre de priorité et organiser les
différentes prises en charge des patients ; aider, informer les intéressés et
leur famille. Rassurer et surveiller l’état général, notamment si celui-ci se
majore, ainsi que rendre compte et coordonner les soins. Pour ce faire, il
utilise une « échelle de tri » qui lui permet de catégoriser les patients se
présentant aux urgences selon le degré de gravité de l’urgence. C’est une
exigence d’un principe organisationnel qui va améliorer considérablement
la prise en charge dans le circuit et permettre ainsi de gagner du temps
dans certaines situations particulières. Comme par l’exemple très
évocateur ici même, d’une arrivée massive aux urgences, et ainsi au
préalable éviter une perte de chance liée à l’attente. L’échelle de tri est
composée de quatre niveaux dans un ordre de gravité croissant :
Le premier est le niveau aigu : urgence vitale, ou absolue, la prise en
110
charge médicale doit être immédiate.
Le deuxième niveau : urgence de premier contact médical dans un délai
inférieur à vingt minutes.
Le troisième niveau : urgence à examiner dans un délai de soixante
minutes.
Le quatrième niveau : urgence ressentie ou relevant d’une consultation ;
aucun caractère d’urgence ; à examiner dans les cent-vingt minutes.
Cet infirmier est un pilier majeur de la prise en charge au sein de la
structure d’urgence, car c’est lui qui repère les urgences vitales. Il doit être
conscient de ses responsabilités, car en cas d’erreur, les conséquences
juridiques et pénales engagées sont nombreuses et très importantes.
À l’issue de la consultation, l’infirmier lui avait prescrit lui-même une
radiographie de la région atteinte. Juridiquement, il s’agit à ce stade de
l’accueil, de savoir si l’infirmier est en mesure dans le cadre de son rôle
propre de pouvoir prescrire ce genre d’examens. Certains vous diront que
oui, citant en référence les énièmes alinéas d’articles de loi consultés sur
notre saint Légifrance national, d’autres vous diront l’inverse en mettant
en avant l’existence d’un flou juridique. En ma qualité d’aide-soignant, je
ne suis pas juge et parti, et pas du tout concerné. Maintenant dans la
pratique, en cas de litige ou d’erreur avérée, j’imagine que seul le tribunal
sera compétent pour juger les arguments de chacun en la matière. La
patiente anglaise n’avait pas émis une seule plainte. C’est ce qu’avait
constaté le manipulateur en radiologie, qui fut quand même un peu
surpris du fait. Il savait aussi par expérience que certaines personnes,
malgré une fracture diagnostiquée, pouvaient être atteintes d’une
insensibilité congénitale à la douleur. Un moment après le retour de la
patiente de l’unité de radiologie avec ses clichés, ces images
d’interprétations furent rapidement remises en main propre au médecin
par le brancardier. Au moment de la lecture des films radiologiques, rien
de particulier n’avait été décelé. Tout était matière à questionner dans
111
cette histoire, l’interprétateur aurait dû être étonné et se poser la
question de savoir quel intérêt avait motivé cette prescription. Il se
rapprocha de la patiente, mais lui aussi à l’entretien et par la réalisation
d’une auscultation, n’arrivait pas à son tour à se faire comprendre de la
vieille dame qui essayait elle et malgré tout de se faire entendre dans sa
langue d’origine. Je m’apprêtais justement à quitter mon service à dix-huit
heures ; heureux d’en finir et littéralement rincé de cette journée de
malheur, quand le médecin me fit appeler par l’intermédiaire d’un autre
agent pour clarifier l’interprétation de son entretien. Il en ressortait une
espèce de quiproquo, où nous fûmes tous trois passagèrement ennuyés.
J’entrais dans une phase dépressionnaire qui laissait augurer l’arrivée
imminente d’un orage que précèdent souvent deux nuages en opposition
arrivés à maturité, où se côtoient des courants d’air ascendants et
descendants susceptibles d’apporter de grosses précipitations et de forts
coups de vent. L’atmosphère de la salle de consultation se chargea
instantanément en colère et en incompréhension. Le médecin intérimaire
commençait à bouillir et faillit en effet se métamorphoser en tempête ; il
se décomposait intérieurement.
— « Oui, vous avez bien lu, nous avons des intérimaires à l’hôpital ! » Ben
oui ! Il en faut bien de ces petits gars-là ! Autrement comment faire ? Mais
n’en abusons pas, à titre informatif, certains d’entre eux ce comportent
comme de cupides assoiffés de l’argent, jouant en toute impunité sur la loi
de l’offre et de la demande, et à ce petit jeu là, il n’y a plus aucune limite,
et en sortent largement gagnant. Cet amour vénal du doré ; pour être
payée, une véritable fortune sur la base d’un forfait, où je n’exposerais pas
ici les montants, plombe les budgets de fonctionnement des hôpitaux.
Autre constat de disparité, au-dehors également, les médecins
généralistes font défaut, car les déserts médicaux évoluent dans une
logique de répartition, définie par des schémas régionaux d’organisation
des soins. Mais aussi, parce que certaines régions souffrent cruellement
d’un manque d’attractivité, ce qui crée des disparités dans l’offre médicale
112
sur le territoire national. Privant ainsi une partie de la population de
l’accès aux soins. Dans le cadre de la désertification médicale, il faut bien
admettre que les habitants des régions reculées sont les plus concernés
par ce phénomène. Ces régions ne sont pas forcément attirantes
géographiquement et certaines laissent indifférentes quant à l’hostilité de
leur climat. Beaucoup de ces professionnels prennent en compte aussi
l’aspect des spécificités des secteurs conventionnés qui définissent les
honoraires pratiqués par les médecins libéraux, qui conditionnent en
partie l’installation professionnelle et familiale. Nous pourrions citer en
exemple les régions du centre de la France, et les régions montagnardes,
jugées et réputées isolées et dures d’accès. Sur le plan hospitalier,
paradoxalement, si le nombre de médecins a augmenté, de plus en plus
de postes sont vacants notamment en anesthésie-réanimation. Le mis en
cause principale se nomme le numerus clausus qui traduit du latin,
exprime dans ce cas précis : seuil maximum qui limite le nombre de
candidats à un concours, à un poste. En effet, ce procédé impitoyable de
la sélection aux études de médecine n’a été relevé qu’en l’an deux mille
quatre dans cette spécialité. Ajoutez à cela une concurrence pécuniaire
bien plus attractive, ainsi que de meilleures conditions de travail et une
reconnaissance de la profession dans le secteur privé pour les plus jeunes
praticiens élus, et vous obtenez un meilleur recrutement au détriment du
secteur public. Mais également, des praticiens en pédiatrie, aux urgences,
manquent à l’appel des sirènes d’Ulysse, jusqu’à trente-cinq pour cent des
postes en radiologie. Ce qui entraîne fatalement un déséquilibre dans la
continuité des prises en charge. L’institution à recours sans autre
possibilité à l’intérim médical, dont nous connaissons maintenant les
aboutissants. Oh, et puis parlons-en encore après tout, ces procédés sont
tellement aberrants ! À mon sens, ces difficultés pèsent sur l’organisation
en accroissant la charge des équipes, quand il en reste. L’état des lieux
nous indique clairement que la loi de l’offre et la demande est aussi
coupable en la matière, mais nous déplorons surtout le manque de
réglementation qui encadre et qui légifère ces genres de procédés. L’appel
113
aux agences d’intérim engendre un coût supplémentaire immense et
alourdit immodérément le budget de fonctionnement de chaque
établissement lié à ce type de recours par la force des choses. Les
hôpitaux payent ces agences d’intérim au prix fort et parfois à des coûts
exorbitants. À titre d’exemple, je mettrais en évidence les forfaits
qu’appliquent celles-ci, environ mille euros la journée de travail toutes
disciplines confondues ; à ma connaissance, pouvant aller jusqu’à la
somme exorbitante de mille cinq-cents euros la garde de vingt-quatre
heures, qui dit mieux ? Imaginez maintenant la somme que peut avoir à
rembourser notre chère sécurité sociale à l’institution sur le nombre
d’appels à des intérimaires sur tout le territoire national, l’espace d’une
journée ordinaire, et multiplié par le nombre de jours dans une année.
Nous parlons ici de sommes faramineuses, dilapidées au profit de gens
sans scrupules que sont d’une part ces agences d’intérim, et de l’autre les
médecins pas du tout dignes d’Hippocrate, mais bien plus hypocrites. Ces
médecins sans éthique qui cautionnent ce genre de pratiques, tels des
mercenaires de la Santé. Ceux-ci qui ne font aucun cas de l’altruisme de
certains de leurs confrères, qui sont eux la majorité bien heureusement,
et qui servent avec passion et dévouement la cause qui est la leur. — « Je
vous prie mes chers lecteurs de bien vouloir excuser de nouveau mes
emportements excessifs, c’est ma nature qui l’exige. Cela ne se contrarie
pas une nature, ça se vit tout simplement. De plus, c’est un sujet sensible
qui vous concerne autant que moi. Je vous remercie de votre
compréhension qui me touche sincèrement ». Notre old Lady, dans tout
ce tumulte ? Traduction littéralement faite, la patiente, cette vieille dame,
m’expliqua dans un calme olympien qui aurait réconcilié les dieux de la
mythologie grecque sans exception, croyez-moi ! Qu’elle avait essayé
vainement par tous les moyens d’expliquer jusqu’ici qu’il ne s’agissait pas
d’elle, mais de son mari qui avait chuté de sa hauteur au domicile.
Cependant, il n’avait pas perdu connaissance, mais semblait légèrement
commotionné depuis cet incident. La situation s’éclaircissait enfin ; quand
l’homme avait regagné son siège, il avait donné le bon radiologique à sa
114
femme. Le soignant en charge d’accompagner le patient en radiologie,
n’n’avais pas été lui non plus en mesure de savoir s’il s’agissait de
l’homme ou de la femme, voyant celle-ci avec le bon à la main, sans voir
non plus le dispositif de maintien lésionnel du mari. Il en avait déduit
conséquemment à tort que l’examen était destiné à notre miss. Je
m’empressai par l’emploi de quelques mots compatissants de lui
présenter les excuses au nom de toute l’équipe, et plus spécialement de
tous les agents hospitaliers présents ce jour-là, pour minimiser les effets
de nos erreurs, excuses qu’elle accepta tout naturellement, et toujours
dans les mêmes dispositions dont elle faisait preuve jusqu’ici. J’allai
derechef rejoindre le conjoint en salle d’attente, qui était resté stoïque,
imperturbable et d’humeur égale jusqu’à mon arrivée, toujours dans la
même posture depuis environ deux heures. La seule nouveauté du
moment le concernant était qu’il maugréait dans son épaisse barbe
touffue, que son épaule le faisait souffrir, mais par-dessus tout, la longue
absence de sa femme lui pesait. De la même manière, je m’excusai auprès
de sa personne en lui expliquant l’absurdité de la situation, tout en le
rassurant quant à sa femme. Sa réaction ne se fit pas attendre : il me
regarda fixement dans les yeux, son visage prit une haute expression
solennelle, de celle dont usent sans ambages les aristocrates et les grands
bourgeois d’une grande conscience d’identité nobiliaire, aux droits
inaliénables, et appartenant de naissance au grand monde. Ce Lord
anglais de la « peerage of England » vous snobait de sa grande et haute
lignée historique qui vous rabaissait au possible. Elle exprimait la
grandeur de l’état de son sujet qui cherchait à vous faire prendre
conscience de votre insignifiante condition sociale. Attitude assassine,
dédaigneuse et outrageante par l’étroitesse d’esprit d’un être bien né.
— « Il y coule du sang bleu dans les veines de cet homme ! » constatation
établie, que rapporteraient nos compatriotes de tous les siècles, en lien
direct ou indirect avec cette caste si particulière. À cet instant, leur
ressentiment me parut encore plus vrai : à travers les âges, certaines
115
situations demeurent identiques, et nos pensées restent en adéquation
avec ces mêmes constatations. Puis faisant la preuve d’une empathie
forcée, agrémentée d’un grand sourire faussement amical, l’anglais vint
contrarier insidieusement son expression première. Entravée par une
attitude démesurément paternelle me semblait-il, et s’adressa à moi, en
me fixant de ses petits yeux marron accusateurs. Dans l’intensité du
travers de sa langue natale shakespearienne, il me confia tout bas dans
l’oreille que ça n’était rien, que de toute manière le temps ne le pressait
pas de mourir. De nouveau, je fus encore stupéfié de surprise par « the
man’s British Phlegm », liée à l’impassibilité acquise et innée des
Britanniques, qui leur impose naturellement ce recul humoristique vis-à-
vis des choses quelles qu’elles soient.
— « N’avez-vous pas gardé à l’esprit au cours du visionnage d’un film ou
d’une anecdote, une seule fois dans votre vie l’image d’une séquence
dans une situation donnée mettant en péril des personnages anglais un
peu loufoques, comme le sont beaucoup les aristocrates en général
(désolé pour le jugement de valeur à l’emporte-pièce qui n’est nullement
au détriment de la réalité) ? Lesquels répondaient aux dangers immédiats,
dans une indifférence totale, et par des répliques dans le style “British”
qui leur va si bien “God Save the Queen” ou encore “My God”. Cette
capacité à dominer les peurs et les périls, dans des attitudes mémorables,
tout en étant solennel à l’extrêmement correct et à la fois paisibles et
détachés que nous leur connaissons ? »
Il n’y eut aucune répercussion négative par des suites à donner, tout cela
était à mettre sur le compte d’une situation sui generis parmi tant
d’autres, qui était fâcheuse certes, mais sans conséquence pour la
personne sur le moment. A contrario, cela aurait pu aussi devenir plus
dramatique par l’orientation désastreuse qu’aurait prise la situation, si
nous n’avions pas à ce moment eu connaissance de cette erreur
d’appréciation, dont vous imaginez assez bien la suite ; le chirurgien et
tout le bataclan. Dans le cas précis, la langue était dirions-nous la
116
principale en cause dans ce litige. D’autres événements similaires,
notamment les erreurs d’identité, ont des issues bien plus lourdes en
termes de préjudices. Nous appelons dans une définition technique ; à
mettre en œuvre dans toutes les structures sanitaires des mesures
d’identitovigilance, signifiant textuellement : système de surveillance et
de prévention des erreurs et risques liés à l’identité des patients. Ce qu’il
faut savoir : les erreurs d’identification d’un patient peuvent intervenir à
tous les niveaux de la prise en charge, elles engagent la responsabilité des
établissements, et plus ou moins celle des agents, sans compter les
dommages financiers et médiatiques qu’elles génèrent. L’identitovigilance
s’inscrit dans un concept relativement récent. Ce terme apparaît dans un
manuel certifié par la Haute Autorité de Santé, rien que ça, vous rendez-
vous compte ! Non sérieusement, des groupes de travail réalisent des
études en la matière et veillent à la bonne pratique des protocoles mis en
place dans les établissements de soins. Elle s’articule par la création d’un
comité de pilotage, un quorum d’experts en la matière, d’une cellule
opérationnelle de la gestion des identités. Le mode de fonctionnement est
plus ou moins spécifique à chaque établissement. Sur le terrain, à mon
niveau, dans la pratique, nous nous enquérons de l’identité de la
personne, nous lui demandons de bien vouloir décliner son identité : nom
marital, accessoirement le nom de jeune fille, prénom, date de naissance,
et en cas de doute, nous réclamons une pièce d’identité valable. Au
préalable, les secrétaires médicales auront déjà connaissance de ces
éléments, lors de l’établissement de la fiche de circulation. Un bracelet
d’identification est apposé sur chaque patient, sur lequel apparaît la
dénomination de l’article (rire). Au moment de passer en caisse scan
achat, vous serez automatiquement détecté et un petit signal sonore
retentira, au regard du sac de pommes de terre que vous êtes ! Une
charmante hôtesse vous présentera le plus beau sourire de sa panoplie
pour vous accueillir bien aimablement. Je suis désolé de vous avoir peut-
être troublé par cette petite parenthèse humoristique, petit entracte sans
conséquence qui j’espère aura eu l’effet de vous faire sortir un peu la tête
117
du dedans.
Je reprends, et pour finir le bracelet est mis en place de façon
systématique. Un patient, un bracelet, ce n’est pas plus compliqué que
cela.
Voyez par vous-même où peuvent parfois mener des difficultés de
compréhension ou d’interprétation, quelles qu’elles soient, et plus
particulièrement lorsque l’on travaille avec nos compatriotes de l’espace
Schengen. Mais cela s’applique à bien d’autres circonstances dans
lesquelles, les suites par leur caractère de gravité deviennent parfois
irréversibles.
CHAPITRE 7ème
L’hymne à la vie
Il y a de cela quelques années, je fus détaché durant un mois et demi dans
le cadre d’un remplacement interprofessionnel. À l’époque, j’évoluais en
qualité de contractuel de la Fonction publique dans un service de
médecine à orientation de soins palliatifs. Un univers qui m’était
totalement inconnu, dont j’appréhendais la difficulté, tant sur le plan
relationnel, que pour la dimension technique, et en particulier,
l’accompagnement de fin de vie. Une modeste ébauche concernant le
sujet au cours de notre formation d’aide-soignant nous avait été
présentée un peu trop succinctement, et ne pouvait préparer
psychologiquement un futur professionnel aux responsabilités d’une telle
118
tâche. Pour ce faire, une réelle prise de conscience en rapport avec le
savoir-être de l’agent devenait la condition sine qua non de toute
implication possible dans la prise en charge d’un patient en fin de vie. La
possibilité d’évoluer les premiers temps en doublure aurait été aussi
particulièrement bénéfique et appréciée par le novice que j’étais dans ce
domaine, de manière à visualiser les pratiques des collègues plus
expérimentés dans la spécialité. Je vous avouerais maintenant avec le
recul nécessaire que cela aurait été un plus non négligeable, au regard de
ce qui m’attendait réellement au cours de cette nouvelle expérience. De
plus, je me souviens encore, et d’ailleurs, comment ne pas l’oublier, de
l’accueil austère qui m’avait été spécialement attribué lors de l’entretien,
quelques jours avant mon arrivée. Ce jour de février, l’attitude janséniste
de la cadre du service, me conforta dans l’idée que l’intégration d’un
nouvel agent même temporairement allait être compliquée, que le
moindre petit détail à caractère fautif en rapport avec mon inexpérience
serait en ma défaveur. Si insignifiant soit-il par sa nature inconséquente, il
prendrait des proportions surdimensionnées qui se payerais argent
comptant. J’étais en vis-à-vis avec une petite bonne femme pas très
avenante pour un sou, qui visuellement de prime abord ne m’inspirait
guère beaucoup de sympathie ; instinctivement, j’ai toujours eu cette
capacité d’analyser mes interlocuteurs dans les premiers contacts, cela je
ne l’explique pas !, c’est tout simplement viscéral !, ou peut-être du
domaine du ressentiment. Elle était expressivement hideuse de face
comme de profil. Son visage sec et rêche tiré à l’excès était même
désagréable à regardé, il n’était pas question ici d’un idéal de beauté, bien
loin de çà ! Et que dire à propos de la couleur de l’extrémité de ses doigts
jaunis et tachés par la nicotine, tirant sur le marron clair entre l’espace
interdigital de l’index et le majeur. Cette fumeuse au teint pâle, terne un
peu grisâtre devait avoir une consommation fortement excessive de
tabac. Remarquez !, à l’écouter attentivement cette petite mine sur sa
face s’accordait désagréablement bien avec le timbre de sa voix rauque et
nasillarde, ses cordes vocales se masculinisaient irrémédiablement et
119
amplifiait davantage sa laideur. Sur son crâne, quelques cheveux
clairsemés, mal décolorés à coup de teintures répétitives ; courts, fins et
secs, s’étaient implantés anarchiquement, en forme de touffes épaisses et
s’éparpillaient vulgairement sur cette caboche de piaf. Le pire dans
l’affaire je crois, venait de la physionomie que prenait son visage, que
couvraient d’horribles lunettes désuètes à grosses et épaisses branches
d’un autre temps, devançant de tout petits yeux marrons extrêmement
malicieux et narquois qui vous massacraient du regard ; renfoncés à
l’extrême, dans de petites orbites sombres. En exagérant juste un peu,
cette femme aurait pu être le clou du spectacle, l’une des attractions
principales d’une galerie des horreurs dont la description pouvait
constituer le comble paroxystique de l’écœurement. Au moment de
l’ouverture de sa bouche, je pouvais constater l’état pitoyable du
déchaussement quasi total de ses dents, pour la plupart dévitalisée, que
l’opération du Saint-Esprit faisait tenir miraculeusement sur ses
mâchoires. Une halitose indiscutablement avérée se traduisant par une
haleine fétide émanait dans la puanteur de ce gosier en forme de cœur
serré pareil à un bec. Ses lèvres, épaisses et crevassées par de petites
entailles mêlées à de petits lambeaux de peaux sèches dressées à la
verticale, lui conféraient l’image un peu curieuse d’un oiseau vulgaire et
grossier, qui présageait de mauvais augures. Il ne manquait plus, pour en
finir avec ce portrait très grossier et caricatural de cette espèce de
charretière, qu’une pipe de bois brut intercalée bien comme il faut dans
un des coins de son goulot infâme. L’image qu’elle véhiculait dans sa
fonction de cadre de santé d’un service de médecine contrastait
largement avec ce que j’avais imaginé d’un responsable évoluant dans une
telle unité. Aux antipodes de ce que devraient être au contraire dans la
logique de ce système, une personne impartiale et tolérante à l’écoute de
son personnel, altruiste et philanthrope. Elle n’avait décidément pas,
trouvais-je, le profil managérial de la mission qui lui était dévolue. Un peu
plus tard, avec suffisamment de recul, et de temps passé à la tâche et
dans la compréhension des arcanes du service, ma critique envers cette
120
cadre s’affinait, et j’étais en mesure de pouvoir penser que la compassion
chez elle, n’était qu’une étrangère absolument refoulée, dont les concepts
humains placés au second plan ne devaient pas atteindre son cœur
desséché par l’amertume. De quoi pouvait-elle bien souffrir ? Le calvaire
inexplicable de son insignifiante vie pesait peut-être un peu trop sur son
âme dépourvue de bonheur ? La vraie question à ce moment était de
comprendre quelle pouvait être sa place dans l’institution hospitalière
parmi ces hommes et femmes rongés par la maladie. Quelle idée se
faisait-elle réellement du prendre soin à travers cette attitude odieuse et
dédaigneuse récurrente qu’elle employait magistralement envers ses
personnels ? Durant la durée de ce premier contrat, je n’ai jamais
réellement réussi à percer à jour le mystère insondable de ce personnage
peu commun de par sa mauvaise personnalité, et dénué d’empathie
envers son prochain. Sa carapace d’acier ne laissant rien paraître, fermée
comme une huitre. Je ne devais pas attendre bien longtemps pour que
l’équipe me conforte dans l’idée que je m’en faisais. Malgré cet accueil
glacial, dont je vous épargnerai les détails de certains échanges, car
l’essentiel n’était pas là. Je m’imprégnai très rapidement des missions de
soins qui m’étaient confiées, qui furent pour moi un enrichissement
personnel de tous les instants et sur tous les plans de la psychologie
humaine, autant par l’apprentissage des protocoles liés aux soins palliatifs,
et aussi par l’entraide et la bonne entente de l’équipe, qui malgré la
difficulté d’une telle entreprise ne rechignaient jamais sur le travail.
Il avait le regard résigné et vide parfois ; le teint hagard telles les neiges
éternelles primitives et immaculées des hautes cimes, celles qui restaient
vierges de toute empreinte d’humanité, et cela dès l’aurore, juste avant
les premières heures qui précèdent leur chute. Deux petites billes
sphériques luisantes logées dans des cavités creuses, aux contours jaunis
par un ictère dans le milieu de son visage blême étincelaient et vous
jetaient bien volontiers un regard attentif et toujours interrogateur. Ces
yeux là, semblaient émerger des lointaines profondeurs de son esprit avec
121
une expression tendre et fraternelle. Un sourire fugace naissait de temps
à autre et surpassait la douleur infinie à laquelle il était soumis, telle une
perturbation insidieuse dévorant son organisme empoisonné par un mal
persistant. Son grand corps athlétique malgré la perte de muscles
porteurs était meurtri et œdématié de l’extrémité de ses membres
inférieurs à la hauteur supérieure de son cou. Il lui était difficile de se
mouvoir. Dans les premiers temps de son hospitalisation, pendant les
exceptionnels moments du quotidien auxquels la maladie lui octroyait
gracieusement quelques répits, nous apprîmes à nous connaître. Chaque
jour dans ces circonstances hasardeuses des débuts, où il fallait déployer
des trésors d’ingéniosité pour optimiser le confort du patient, nous
apprîmes à nous apprécier mutuellement tels deux compères qui
devenaient un peu plus complices au fil des jours. Mais je ne m’y trompais
pas, et ne perdais pas de vue l’issue tragique et en devenir que
deviendrait notre amitié si particulière de soignant a soigné. La relation
thérapeutique est centrée autour de mouvements transférentiels et
contre transférentiels. Chez le soignant les soins que nous apportons à
travers notre attention, ou au contraire, paradoxalement chez certains
d’entre nous par notre indifférence, notre mépris, peuvent générer un
déplacement de sentiments chez un patient. L’intensité de ces sentiments
ne doit pas se soustraire à l’objectivité professionnelle et thérapeutique
dans le prendre soin. Il s’agit ici de nommer concrètement ce que l’on
qualifie en psychiatrie de transfert entre un individu et un autre. Conduite
purement émotionnelle qui nous pousse à aimer, apprécier, détester, haïr
la personne qui se trouve dans cette sphère relationnelle. Les mécanismes
d’autodéfense qui consistent à se préserver, sont dans un premier temps,
d’identifier très rapidement la cause du malaise provoqué par ladite
situation, de prendre le recul nécessaire, et dans un second temps de
verbaliser des effets impactant sur les tiers de cette relation à l’ensemble
de l’équipe soignante pour ne pas se mettre en danger individuellement
ou collectivement. Nous échangeâmes longuement à travers de ce que fut
sa vie passée, de quelle manière il se la représentait instamment ; les
122
souvenirs heureux des meilleurs moments, mais aussi des peines les plus
sombres. Retraité depuis six mois environ, il avait été chef d’entreprise et
avait toujours placé la rigueur et la disponibilité au cœur de son métier ;
constamment au centre de ses préoccupations plutôt que d’éventuels
loisirs ou vacances. Acharné dans son travail, amoureux de son métier, cet
autodidacte né s’était forgé une âme de battant et avait gravi sans
difficulté les échelons à la sueur de son front. En contrepartie de sa
réussite, il avait sacrifié durant quelques années ses vacances d’été et
d’hiver, et par la même occasion énormément de temps libre pour la
bonne réussite de ses objectifs. Il m’avoua au passage qu’avec le recul
nécessaire il avait eu tort de s’en priver, car ce jour il en était à se
demander à quoi lui serviraient tant de biens éphémères dans sa dernière
demeure, avec l’honneur à titre posthume d’être l’un des résidents les
plus jeunes du champ de repos. Chaque jour passant, il verbalisait
toujours les mêmes rancœurs, à savoir qu’il ne comprenait plus l’homme
qu’il avait été ; par la maladie, il reconsidérait à présent toutes ces dures
années de sacrifices. Il me dit sincèrement qu’il regrettait amèrement
d’avoir eu les yeux uniquement rivés sur son travail. Qu’est-ce que cela lui
avait apporté vraiment dans l’absolu de s’être privé de tout ce temps qu’il
aurait pu mettre à contribution pour les siens, les loisirs ? Pourquoi
n’avait-il pas pris le temps de se reposer correctement ? S’il l’avait pris ce
temps, il n’en serait peut-être pas là, mourant, en fin de vie, dans cette
chambre d’hôpital à se ressasser les erreurs de son passé. Peut-être que
l’honneur méritait cette abnégation de soi après tout ? La gloire d’un
passé aujourd’hui révolu ? Avec la seule certitude inaltérable d’être le plus
riche du cimetière était une évidence, mais ne changeait rien à son
devenir, ce qui lui arrachait un sourire amer et forcé, rien que d’y songer. Il
avait tissé des liens fraternels avec les salariés dans son entreprise. Et de
quelle manière il en parlait ! Il possédait pareillement beaucoup de
respect pour ses fournisseurs, qu’il considérait plus comme de vrais
collaborateurs au sens de l’amitié ; ses proches confirmaient ses dires. Ses
amis employés comme il les nommait, ne manquaient pas non plus d’être
123
réguliers dans leur visite, et se succédaient chaque jour de la maladie
régulièrement les uns après les autres, non pas par pitié, mais par respect
pour l’homme bon et respectable qu’il était pour eux. Ce sexagénaire qui
jusqu’ici possédait le caractère d’un chien fou, malgré les maux
occasionnés par l’adversité qu’avait été sa vie, conservait de sa superbe,
dans son langage, et dans son savoir-être, mais ce qui me surprenait le
plus chez lui, c’était l’humilité qui le caractérisait à tout instant. Il me
questionnait souvent sur ma santé et mon moral, s’intéressait à ma vie,
me questionnait souvent, comme si j’étais au cœur de ses préoccupations,
moi qui étais en pleine force de l’âge. Ce n’était pas vraiment dans l’ordre
des choses à vrai dire, mais sans doute en avait-il besoin. Sa famille restait
unie dans l’éventualité et la possibilité d’une perte qui la guettait, se
rapprochant implacablement de l’échéance les jours passants. Cependant,
ils y faisaient face tous ensemble, ce qui facilitait la gestion des émotions,
la charge physique, cognitive, et psychique. Dans des liens indéfectibles,
sa femme lui rendait visite plusieurs fois dans la journée, et restait auprès
de lui certaines nuits quand le besoin du patient s’en faisait sentir. Elle
avait toujours des petites attentions toutes particulières pour cet homme
qu’elle aimait plus que tout et qui respirait la bonté d’une âme vertueuse.
J’étais devenu en quelque sorte le trait d’union de circonstance entre lui
et son malheur, une sorte de confident et d’homme de confiance. J’étais
également par la nature inattendue de ces évènements le référent
naturel, et l’informateur privilégié de ce qui pouvait les séparer, l’espace
de quelques heures, pendant lesquelles les contraintes d’une vie ordinaire
mettaient à rude épreuve le fait de ne pas être réunis dans les moments
ou ces derniers instants de communion devenaient de plus en plus
espacés. Chaque matin de la dernière semaine de son vivant, il me
confiait quels avaient été les rêves de la nuit passée. Étrangement l’un
d’eux revenait inéluctablement comme s’il avait toujours été enfoui dans
son subconscient, tapi et sommeillant au sein de ses entrailles. Il se
voyait, lui, cet adulte en perdition dans l’âge de raison, dont le corps
s’était mué dans la peau d’un enfant toujours apprêté à courir après cette
124
ombre insaisissable, qu’il paraissait ne jamais pouvoir atteindre de par sa
nature propre et immatérielle, s’essoufflant en bout de course. Et la scène
se répétait perpétuellement, toujours sur la même plage, laquelle l’avait
vu grandir un peu plus chaque année pendant les deux mois de camping
en famille durant les vacances estivales. Il finissait sa course à chaque fois
dans les bras de sa mère. Ne s’agissait-il pas que de son ombre
finalement ? Encore aujourd’hui, au moment même où j’écris ces lignes,
je me souviens des détails qu’il me fournissait avec une précision
chirurgicale. Dans son esprit encore un peu endormi, toutes ces images lui
semblaient tellement réelles, sa mère qu’il affectionnait comme tous les
enfants dans une tendresse sans fin, portait une ample robe jaune, dans
le style Empire et de toute simplicité. Avec une ceinture sous la poitrine
qui soulignait sa cambrure, parsemée de petits motifs aux fleurs orangées,
dans laquelle s’engouffrait une brise marine légère la faisant se soulever
légèrement dans un bruit sourd. Ses épais cheveux blonds tressés d’une
longueur interminable étaient dorés à souhait par l’ensoleillement d’une
généreuse journée. Les pointes qui frisaient légèrement à leurs extrémités
étaient balayées par l’air en mouvement que retenait enserré un bandeau
extensible vert en coton. Ses grands enfants d’une vingtaine d’années tous
les deux étudiants dans des facultés de la grande ville la plus proche, où
l’un étudiait l’histoire et l’autre la philosophie ; faisaient les allers et
retours au quotidien refrénaient au possible leur tristesse en présence de
leur père pour ne pas l’indisposer davantage. Dans de formidables élans
de compassion face aux souffrances qu’infligeait la maladie à leur père, ils
n’hésitaient pas à lui demander ouvertement et parfois avec rage de
continuer de faire face à ce cancer accapareur de vie. Ils avaient eux aussi
hérité de certains traits de caractère de leur père, et c’est ce qui faisait sa
force à vouloir s’acharner au quotidien face à la maladie. Il se battait
comme un lion enfermé dans une cage, dans laquelle l’esprit luttait contre
ce qu’était devenu ce corps sensible et amorphe. L’aîné des deux était
quand même d’une nature un peu plus sensible que l’autre. Certaines
émotions laissaient parfois lire en son cœur la vraie nature de ses
125
sentiments envers ce père allongé dans ce lit en souffrance, comme dans
un livre ouvert. Elles devenaient de moins en moins supportables ces
douleurs, il ne les supportait plus. Des escarres opportunistes
commençaient à s’installer sur tous les points d’appui que pouvait
comporter son corps dénutri, ses muscles continuaient à fondre
littéralement à vue d’œil, laissant la place peu à peu à un tas d’ossements
en déshérence abandonnée de sa chaire. Cette situation est un cas
d’école, qui rend favorable l’apparition des plaies cutanée dans une
station prolongée donnée. Il faut savoir que cette lésion dermatologique
est en rapport à une hypoxie tissulaire d’origine ischémique liée à une
compression des tissus mous entre un plan dur et une saillie osseuse. Elle
peut apparaître en l’espace d’une quinzaine de minutes. Il existe différents
stades, classés par ordre de gravité : dans le premier cas et le moins
contraignant, l’érythème disparaît normalement au levé de la pression.
Dans le second, l’érythème est persistant, il y a désépidermisation,
accompagnée de phlyctènes. Dans le troisième, la nécrose tissulaire
s’installe. Dans le quatrième et l’avant-dernier, apparaît une nécrose, mais
cette fois avec une perte de substance importante où dans la majeure
partie des cas on retrouve une plaie ouverte profonde après l’élimination
des tissus nécrotiques. Le dernier cas, lequel sera beaucoup plus lourd de
conséquences pour le patient, l’os devient visible avec l’apparition d’une
fistule avec ou sans signes infectieux. Les zones à risques, le sacrum,
l’ischion, le talon, l’occiput, le trochanter sont les points d’appui
principaux du corps humain. À titre préventif une vérification de l’état
cutané est indiquée plusieurs fois par jour chez un patient alité. Le
changement positionnel est prescrit toutes les deux heures au minimum
et il est nécessaire d’utiliser des draps en coton pour absorber l’humidité
accumulée qui favorise la destruction des tissus cutanés. Accessoirement
dans un cas comme celui-ci, il est judicieux de soustraire la problématique
à l’agent causal, de façon à ce que les surfaces cutanées ne soient pas en
contact direct les unes avec les autres ; et pour ce faire, ne pas hésiter à
utiliser plusieurs coussins munis au préalable de taies bien propres. Il
126
serait approprié de les apposées et de les intercalées sous les zones à
risques, limitant ainsi au maximum les risques d‘apparition de ces lésions,
qui peuvent se montrer redoutables à soignée par la suite. Au préalable,
chez un sujet sensible, la mise en place d’un matelas « alternating » anti-
escarres sera prescrit par le médecin. C’était à en pleurer, la douleur
s’intensifiait considérablement, son visage défait par la souffrance se
crispait toujours un peu plus au fur et à mesure du temps. Elle déformait
maintenant son beau visage inondé d’empathie, qui avait conservé
jusqu’ici son bel éclat de peau à ce teint halé, malgré la perturbation
insidieuse qui faisait rage dans l’ombre de cet homme. L’ordonnance
médicale d’une injection diffuse et permanente de morphine devenait
normalement nécessaire. Nous mettions tout en œuvre et dans la mesure
du possible pour soulager le patient et améliorer son confort. Le
traitement de la douleur, à ce stade tient compte de son mécanisme des
douleurs d’origine nociceptive et neuropathique, mais aussi également de
ses caractéristiques, la pathologie causale, type, intensité, durée,
localisation. L’on prendra en compte objectivement les données des
traitements associés et des prescriptions en cours. En fonction de tous ces
éléments du dossier, le médecin sera en mesure d’apporter une réponse
thérapeutique. Par la mise en place de traitements médicamenteux à titre
indicatif et d’exemple, constitué de plusieurs niveaux : le premier,
constitué des antalgiques non morphiniques (le paracétamol et anti-
inflammatoire non stéroïdien), le deuxième, par les opioïdes faibles
(codéines), le troisième et dernier, à base d’opioïdes forts (la morphine). Il
existe d’autres réponses non médicamenteuses dont la liste ne sera pas
exhaustive ; par la dispense de traitements physiques (kinésithérapies,
massages, physiothérapies) de traitements chirurgicaux, la
neurostimulation, l’hypnose.
Entre deux crises surhumaines, quelques moments de latence lui
permettaient de dormir par intervalles courts, mais de futiles soubresauts
douloureux venaient incessamment agiter la quiétude de son sommeil
127
déjà si perturbé. J’admirais avec respect le dévouement de chacun des
membres de sa famille, le sens de ce mot symbolique dans ces instants
prenait alors tout son sens durant ces quelques semaines passées à leur
côté, et portait cette reconnaissance honorable sur les plus hautes
marches de l’amour. Quelle belle leçon de courage ! C’était émouvant et
très épuisant, je les ai vus personnellement durant tout ce temps dans ce
qui pouvait passer pour une éternité pour nous autres, accompagner leur
père, son époux jusqu’à son dernier souffle, et tout cela en lui tenant ses
mains serrées dans les leurs. Une peine immense envahissait le cercle de
ses proches de perdre un homme de tant de valeur. À l’annonce du décès,
une foule de gens hétéroclites s’était massée dans le couloir. En réponse à
cette affluence, nous avions disposé des chaises contre le mur et dans
toute sa longueur. Les nombreux va-et-vient des parents proches et des
connaissances dans sa chambre qu’occupait une dizaine de personnes à la
fois et quasiment à plein temps laissaient place toutes les demi-heures
environ à un autre groupe du même nombre, et toujours aussi
hétérogène. Bientôt, une masse incalculable de pots de fleurs jonchait le
sol, recouvrant celui-ci d’un beau manteau multicolore et éclatant. Il y
avait des mufliers à grandes fleurs, que l’on aurait dits sortis d’un jardin
botanique remarquable. Ils illuminaient l’espace de leurs tiges érigées
pleines de grappes florales ; de divines bruyères, symbole de force et de
résistance, au feuillage persistant et aux fleurs de tons roses. Elles
prenaient leur place respective dans ce tapis bucolique ; détrônées par Sa
Majesté le lys séduisant et élégant, roi immuable de l’espèce végétale aux
luxuriantes feuilles caduques, étroites et vertes et qui dominait de sa
hauteur ses sujets. Les effluves d’essences qui se dégageaient de tout cet
ensemble végétal parfumaient agréablement l’environnement et
exaltaient les sensations olfactives. Ce qui frappait dans ce moment
sépulcral, c’était la physionomie des visages. Je ne savais s’ils étaient
tristes et résignés, ou bien apaisés et soulagés. Des plus jeunes aux plus
âgés, ils se recueillaient paisiblement dans la peine de la perte d’un être
cher, d’un mari, d’un père, d’un enfant, d’un frère, d’une sœur, d’un ami.
128
Un homme de principes et de convictions profondes s’en était allé. Ils les
avaient bien préparés à son départ éternel, sur un ton solennel. Il leur
disait souvent et sans retenue, comme le philosophe qu’il était, que la vie
valait la peine d’être vécue et que tout n’était qu’équilibre, le tout était de
savoir mesurer les hommes, sonder les cœurs, et les situations. Un
homme, en l’occurrence le chef de la famille montrait l’exemple, et
honorait ses devoirs, et celui-ci en était le parfait exemple. Un ami tendait
la main à ses frères dans le malheur et les secourait, peu importe les
circonstances. L’amitié est une vertu recherchée par tout individu, peu
importe sa race, sa couleur, sa provenance, elle n’a pas d’odeur, juste de la
compassion pour ses frères, elle se savoure par la qualité de sa réciprocité
que l’on reçoit de cet ami dans un échange. Être seul sans amis est la
seule façon de ne jamais atteindre ses certitudes, de ne jamais pouvoir
peser ses indifférences que dans l’autre. Autant dire que Dieu n’existerait
pas pour les hommes, mais pour lui-même.
Prévoyant, selon ses dires, il avait amassé suffisamment de biens et de
fortune, pour ne pas créer de misère à sa femme après son décès, à qui il
léguait sa bonne fortune, bâtie avec courage à l’image d’une bête de
somme, dans l’honnêteté, l’intelligence et comme une ritournelle de
circonstance, par la force du travail accompli. Charismatique, il l’était aussi
par la seule force de ses mots, dont l’énergie puisée de ses entrailles était
intarissable, une ressource naturelle qu’il maniait avec conviction, et sans
arrière-pensées. Il était contagieux au contact de ses interlocuteurs, il
captivait son auditoire qui ne pouvait que s’incliner devant de telles
paroles mesurées et sensées. Il possédait l’art de convaincre par une belle
rhétorique, dont il maîtrisait la mécanique, comme une belle gymnastique
intellectuelle. Et ne parlons pas de la maïeutique des belles phrases
savamment formulées, qu’il accouchait superbement dans ses discours à
en perdre haleine, et pour le bonheur de ses hôtes, il vous en faisait tant
que vous en redemandiez. Ce genre d’homme vous transmettait sans
difficulté sa joie de vivre bienveillante, et n’opposait que très rarement de
129
résistance à la bêtise de certains. Au contraire, il faisait souvent preuve de
diplomatie, dans les situations difficiles qu’ils maîtrisaient magistralement
et qu’il maniait d’une main de fer dans un gant de velours. Par tant de
qualité, il faisait l’admiration unanime, par tant de retenue. Sa femme ne
tarissait pas d’éloges sur ses beaux agréments qui caractérisaient si bien
sa personne ; et sur ce point, nous étions au diapason : je l’avais constaté
à travers nos conversations, tout cela se confirmait dans sa façon d’être.
Chez certaines personnes une sorte d’aura plane continuellement au-
dessus de leur être et le plus naturellement du monde, le simple fait
d’être en leur présence vous conforte sur les bonnes volontés dont
disposent les âmes humaines à jamais corrompues. Ce gars-là m’avait pris
aux tripes, il m’avait d’une certaine manière retourné l’esprit par tant de
clairvoyance et de lucidité.
En ce qui me concerne, je portais un nouveau regard d’espoir vers l’avenir.
Tant par la beauté de cette amitié vécue qu’il m’avait apportée, si courte
fût-elle, que par la compassion accrue que j’aurai envers mes patients
dans ce futur radieux, quand son image m’apparaîtra dans un simulacre
de souvenir. Je ne vous oublierai pas et serez à tout jamais dans ma
mémoire. Permettez-moi simplement de vous rendre l’honneur qui vous
est dû à travers cette bataille durement menée de tous les instants, à
laquelle vous avez su tenir tête. Une dernière fois monsieur P, j’ai été
honoré d’être votre humble serviteur dans votre malheur, car il s’agit de
votre histoire, vous vouliez vivre, rien de plus.
CHAPITRE 8ème
Les naufragés
130
Nous étions le vingt-cinquième jour du mois de mars aux urgences, aux
alentours de neuf heures du matin. Notre joyeuse petite bande de drilles
était à l’heure comme toujours, accompagnée des pompiers de garde du
centre de secours de la ville, emmitouflée dans de grandes et chaudes
parkas floquées de bandes auto réfléchissante, les mains bien au chaud
dans d’épais gants rembourrés d’une épaisse couche de Kevlar isolant. Ils
entraient avec grand fracas, le pas lourd, et l’on pouvait entendre dans la
pénombre des rires et des chants, dont seuls les ivrognes savaient la
mesure de l’intonation. Les allocations chômage de solidarité étaient
épuisées depuis un certain nombre de jours déjà, et la consommation
alcoolique manquait cruellement. Comme à l’habitude en cette fin de
mois, nos trois illustres compères, émergeant des bas-fonds de la plèbe et
bien connus du service ; quittaient leurs abris de fortune, une sorte de
campement improvisé, constitué de vulgaires tentes installées dans un
parc du centre-ville. Ils ne disposaient plus des ressources nécessaires
pour s’acheter au supermarché du coin, un quignon de pain et du jus de
raisin alcoolisé pour se réchauffer le corps. Au-dehors, le thermomètre
affichait les deux degrés constants au-dessous de zéro. La chaussée était
devenue glissante, un peu de grésil était tombé et s’était éparpillé sur la
ville endormie dans la nuit, elle avait formé des plaques de verglas sur le
sol en ce début de jour. Des stalactites glacées, en forme de cône,
garnissaient les rebords des toitures des maisons. Dans le jour naissant,
des filets de fumées grises, de formes inégales, s’échappaient
laborieusement des conduits de cheminées, où les restes épars de braises
incandescentes, de ce qu’avait été des bûches de bois ajoutées la veille
finissaient de se consumer. Ils avaient une drôle d’allure de charbonniers
en goguette, ces trois loustics rigolards qui s’en donnaient à cœur joie.
Leurs visages souillés par des monceaux disgracieux de crasse accumulée
par couches successives ressemblaient maintenant à d’obscènes masques.
Nos illustres personnages clownesques allaient user leur répertoire de
chants paillards qui semblaient ne jamais pouvoir s’épuiser, un peu aussi
pour notre plus grand bonheur. Malgré l’état pitoyable de leurs
131
apparences, de les entendre chanter, mettait du baume au cœur dans nos
vies. Leurs frocs démesurés et de travers sur leurs maigres tailles
résistaient difficilement à l’envie de se laisser tomber. Ces guenilles
encore fumantes d’humidité, chauffées par la chaleur du dedans, leur
conféraient une allure burlesque, égale à celle que Charlie Chaplin
possédait dans ses films muets, avec son pantalon retenu par une
ceinture de fortune constituée d’une ficelle ou d’un cordon de fil, et
terminée par une boucle simple. Avant toute démarche de soin, une prise
en charge sur le plan hygiénique était nécessaire et indiquée. L’un d’entre
eux, le plus grand par la taille et aussi le plus fin, possédait une grosse
veste triplement doublée aux tons criards façon « seventies » violet et
vert pâle, avec différents motifs montagnards dorés, du type de celles que
possédaient les skieurs de cette époque. Au moment du déshabillage, je
recueillais les effets personnels, et de la même manière tous les objets et
biens contenus à l’intérieur des poches. L’effet de surprise fut immédiat :
j’avais devant moi un vrai garde-manger sur patte, des restes de déchets
alimentaires éparpillés et mélangés les uns avec les autres y moisissaient
dans une répugnance pestilentielle. Trois épaisseurs de vêtements
successives unies dans un mélange improbable, collées entre elles par la
sueur, formaient une sorte de combinaison étanche et hermétique sans
nom. Le deuxième luron était un métis ; coiffé de grosses « dread locks »,
sortes de mèches de cheveux emmêlées entre elles naturellement. Il
portait une épaisse barbe tressée et était tatoué des pieds à la tête. Il me
considérait avec un air d’indifférence et sans conviction. Nous nous
connaissions, car il était l’un des résidents ponctuels attitrés du service.
Ce rasta man savait qu’il pouvait avoir confiance en moi ; là était
l’essentiel, ainsi en était-il. Lui aussi était accoutré d’une multitude
d’habits assez insolites qui se rapportaient à l’image de sa vie décousue,
qu’il n’avait en revanche peut-être pas choisie. Il portait une veste de cuir
marron clair, que le temps avait marqué de son empreinte, légèrement
craquelée et déchirée sous les coudières noires. En dessous de celle-ci, se
côtoyaient également plusieurs épaisseurs de vêtements assez originaux,
132
dont un haut de survêtement de marque de sport bien connue venait
ficeler l’ensemble. Je lui ôtai son hunier de tape-cul à l’aspect de velours
imbibé d’urine, que je pris bien soin de mettre dans un sac de plastique
blanc destiné aux effets personnels des patients, et retirai son caleçon
percé, où des monticules de selles séchées en tapissaient les parois
devenues raides. Il devenait inutile de disserter là encore sur les reflux
d’odeurs qui s’en dégageaient. Le dernier des trois, très large d’épaules et
bien charpenté, laissait déborder de son oripeau de pantalon un ventre
proéminent de tissus adipeux, malgré une fine taille. Il chantait et titubait,
le regard vide et imprécis, encore embrumé des vapeurs aériennes
émanant des bouteilles d’alcool qu’il devait avoir englouties cette nuit,
elle baignait son cerveau dans une léthargie connue de lui-même. Il se
trouvait similairement dans la même disposition vestimentaire que celle
des deux autres avec de pareilles inconvenances hygiéniques. Ils étaient
fin prêts à passer à l’étape suivante, et la plus redoutée, jusqu’au moment
où l’eau chaude réchauffait leur peau comme une bénédiction purifiante.
Je leur fournis à tour de rôle le nécessaire de toilette, dont les odeurs des
savons et des gels de douche leur renvoyaient un peu de familiarité avec
ce monde. Je les assistai souvent dans la manœuvre à accéder aux
surfaces les plus reculées du corps, car leur état chancelant ne leur
permettait pas toujours de pouvoir se laver correctement. Ils aimaient à
parler, se confier a vous dans ces moments. Cela leur procurait du bien-
être, sensation qu’ils oubliaient par la force des choses, et que n’autorisait
pas leur condition de rusticité minimaliste. Enfin ce n’est pas tout à fait
vrai, car il existait des foyers d’accueils pour les sans domicile fixe dans la
plupart des villes, où ils pouvaient se restaurer, dormir, et se doucher.
Mais la plupart d’entre eux n’en profitaient pas, ayant par fierté
personnelle, la conviction de ne pas devoir se rabaisser davantage devant
autrui. De plus, ces lieux étaient très fréquentés, bondés à l’excès, et y
trouver une place pour la nuit s’avérait souvent être assez compliqué, et
relevait parfois même de l’exploit. La précarité individuelle de chacun de
ces laissés pour compte, rejetés de la bonne société, ne leur autorisait
133
plus l’accès au confort minimum de base dans les rues. Autrefois
existaient les bains douches municipaux, qui constituaient un service
public d’hygiène des municipalités françaises, et qui étaient destinés aux
personnes ne possédant pas l’eau courante, et accessoirement aux
vagabonds. La plupart tombaient dans la déchéance et se résignaient à
accepter leur état. L’enveloppe charnelle n’était plus vécue et ressentie
comme une vitrine extérieure, mais au contraire devenait une tare, lourde
à entretenir et sans importance à travers le regard des autres qui ne la
voyaient plus comme telle. Dans l’univers hostile, des vagabonds, des
groupes de quelques quidams, hétéroclites par leurs genres et leurs
origines pouvaient se former, mais leur cohésion restait fragile et
temporaire. Il s’agissait bien souvent de regroupements d’individus, mais
pas forcément de groupes soudés par les mêmes valeurs, car ils ne
possédaient pas toujours de réels sentiments d’appartenance. Selon
L’INSEE, il aurait été recensé environ 150 000 sans-abris en France en
2014. Ces personnes sont difficiles à dénombrer. Vingt pour cent d’entre
eux auraient moins de vingt-cinq ans et dix-sept pour cent seraient des
femmes. Les sans domicile fixe chez les seize dix-huit ans, dans la
proportion des jeunes femmes, atteindrait soixante-dix pour cent.
Un sans-abri ne peut pas se permettre de tomber malade étant donnée la
lutte qu’il mène au quotidien pour survivre. L’alcool est très présent dans
la vie de la rue ; il donne l’illusion de pouvoir surmonter les difficultés que
sont le froid, la dépression, la solitude. Ce poison liquide addictif devient
sur le long terme un compagnon de route un peu trop fidèle dont on ne
peut se débarrasser par la suite, ce qui fait que la dépendance s’installe
progressivement. Nos trois bonshommes toilettés et reconditionnés
comme l’exigent les mesures d’hygiène, nous les installâmes chacun dans
un brancard, et leur apportâmes un petit déjeuner. À l’issue de celui-ci, ils
s’endormirent chacun leur tour comme de petits enfants.
Ils avaient tous la soixantaine, nous les côtoyions chaque jour dans la rue,
où ils squattaient inéluctablement toujours le même petit muret du
134
charcutier de la grande rue, depuis déjà pas mal de temps, accompagnés
chacun de son litron de petit rouge. De pauvres diables inoffensifs qui ne
posaient jamais de problèmes aux riverains, ni aux passants, hormis les
quelques désagréments odorants qu’ils dégageaient, restaient tout à fait
courtois et discrets dans leur attitude. Ils étaient plantés là, à cet endroit
bien précis dans le décor d’une petite ville médiévale de moyenne
importance. En particulier dans la grande place de la rue principale, tels
de vieux monuments sans valeur, en proie aux caprices du temps. Les
journées et les saisons se succédant, figés dans cette immesurable
variable universelle ; les habitudes s’étaient installées durablement, dans
des rites perpétuels bien structurés. Au petit matin, après le
ravitaillement de boisson, ils redevenaient les mendiants qu’ils étaient la
veille, et les veilles des jours précédents dans un éternel et sempiternel
recommencement. Pour ce faire, ils disposaient leur couvre-chef à même
le sol, et sollicitaient le bon vouloir des bons cœurs des badauds qui
faisaient le reste. Ils étaient très solidaires les uns envers les autres et
s’étaient bien trouvés ; ces compagnons d’infortune, dont le hasard avait
fait en sorte de croiser les destins, unissaient leurs âmes recluses dans ce
qu’il leur restait d’humanité.
Le Créole rastaquouère était facilement ouvert à la discussion. Cela ne lui
posait aucun problème d’aborder un sujet en particulier, quel qu’il soit. Il
avait cet air de détachement et de nonchalance légère que possèdent les
gens qui ne se sentent concernés de rien, et que la vie ne touche pas
particulièrement ; l’appréhension n’était pas dans ses prérogatives. C’est
ainsi, lors d’hospitalisations précédentes, que les conversations s’étaient
engagées le plus naturellement du monde. Pour prendre la mesure de
l’état actuel de la situation dans laquelle il vivait, au préalable je m’étais
instruit du dossier de suivi psychiatrique du patient. Un rapport des
services sanitaires de la ville y était consigné en pièce jointe. J’avais ce
besoin de comprendre ce qu’était la vie de chacun, tout en faisant les
liens que reliait chacune des pièces et fragments du puzzle, de faire l’état
135
des lieux de leur personnalité, et d’entrevoir l’univers de leur pensée.
Était-ce de la curiosité ? D’un point de vue théorique je ne pense pas,
était-ce une atteinte à leur liberté individuelle ? Difficile à dire, peut-être
après tout, dans une certaine mesure. Ou tout simplement par amour de
mon prochain ? Oui certainement ! Aristide était son prénom, mais, peu
importe, quel était son nom, cela m’était égal et indifférent. Sa jeunesse, il
l’avait vécue dans le pays qui l’avait vu naître ; la belle Martinique où ¨l’Ile
aux fleurs¨ durant une quinzaine d’années environ, jusqu’au jour où son
père, officier supérieur d’un régiment de troupe coloniale de l’armée de
terre, célèbre par ses exploits passés ; devait être muté de force dans un
état-major parisien en métropole. La famille tout entière déménagea dans
ce qui fut une nouvelle contrée inconnue, dont les codes et les mœurs
leur étaient totalement étrangers. Un sentiment assez déstabilisant que
partageaient les parents, tous deux Martiniquais de souche et l’ensemble
de la fratrie de sept enfants. Le colonel de son état, comme l’appelait son
fils Aristide avait fait ses armes à l’école des officiers de l’armée de Terre
de Saint-Cyr Coëtquidan, et avait eu un aperçu de ce qu’était la France
métropolitaine durant ces trois années de formation militaire effectuées
sur le territoire. En effet, l’ordinaire était devenu pesant, et s’écoulait
prestement dans cette civilisation telle une ruche bourdonnante et
hyperactive. Dans un premier temps, il fut surpris par ce bruit incessant
des trop nombreux véhicules à moteur, et aussi par les flots de paroles
continus que pouvaient débiter les « métros ». Ils semblaient ne jamais
s’arrêter de parler, sans espaces entre deux mots, sans pauses entre les
phrases qui misent à bout les unes aux autres ne paraissant plus vouloir
ne rien dire. Ces locutions ininterrompues s’enchaînaient mutuellement
dans une course frénétique. Parfois, il ne savait où donner de la tête, lui,
l’insulaire de l’exotisme, parachuté sans ménagement de sa Martinique de
cœur, du jour au lendemain, par une décision administrative des hautes
instances militaires. Cependant, il s’adapta tant bien que mal à sa nouvelle
vie, et se constitua un nouveau cercle d’amis proches, de la même
manière qu’il n’eut aucune difficulté à accéder à cette culture d’accueil et
136
de ces différentes mœurs, desquelles il tira quelques profits et avantages.
Que voulait-il me faire comprendre ? À dix-sept ans ; lassé de ses études,
auxquelles il n’accordait que très peu d’intérêt, et qui ne le captivaient
guère surtout. Il délaissa le système éducatif dit « classique » et s’orienta
sur le métier de chaudronnier. Apprenti, durant trois années, au cours
desquelles il apprit les rudiments de son futur métier, qu’il exerça pendant
quarante années de bons et loyaux services au profit de son entreprise.
Cette manufacture sidérurgique l’avait vu arriver depuis son premier jour
d’embauche, et de la même manière vu repartir au dernier jour, et ce
jusqu’à sa retraite. Il pratiquait la pêche en rivière, une passion dévorante
qu’il s’était découverte dans sa jeunesse et qu’il pratiqua assidument. Il se
ressourçait dans des cadres de verdures merveilleux, favorisant les
paresses les plus boudeuses. Avec une préférence pour les bordées de
forêts d’essences de pins, de chênes, de hêtres, de bouleaux, de peupliers,
aux cimes perdues dans la hauteur des cieux, desquelles de longues
racines tortueuses s’unissaient dans de majestueuses tresses s’échouant
dans le lit des courants. Des chaos parsemés de grandes pierres grises
rondes et lisses baignaient leur masse imposante depuis des temps
immémoriaux, dans ces eaux peu profondes, limpides et claires dont les
truites sauvages au petit point rouge sur les flancs, discrètes et craintives
apprécient les caches. En mouvement dans sa progression, à la recherche
des meilleurs trous, ceux dont les fins pêcheurs raffolent et ne divulguent
jamais la localisation. Sondant l’intérieur des petites cavités creusées dans
les fonds, par les caprices du temps, à ces endroits se forment des petits
tourbillons et des bains bouillonnants. Un fin mélange subtil et savant
s’opère avec l’air environnant, dans ce chaudron des matières, qui
oxygène davantage le liquide, où les poissons abondent et aiment à se
prélasser. Sa grande canne à pêche était relevée, le fil pressé dans la pince
bilatérale de ses doigts que formaient le pouce et l’index pour ne pas
laisser celui-ci se balancer à tout-va, au risque d’accrocher l’hameçon aux
différents obstacles naturels, et ainsi casser la fine ligne fragile et délicate.
Il déambulait à travers des fourrés, des prés aux hautes herbes, dans ce
137
carré vert bucolique où cohabitaient des primevères, que de petites
corolles jaunes ou roses illuminaient dès le mois de février. Les
pâquerettes s’illuminaient de petits éclats blancs, et éblouissaient tout cet
environnement par de petits soleils jaunes. La modeste Véronique que
l’on remarque à peine, pleine de charme avec ses petits pétales plus ou
moins bleus ; vous gratifiait d’une petite œillade discrète de l’avoir
remarquée. On y trouvait aussi la caractérielle ficaire très vivace de ses
belles fleurs jaunes safranées et thérapeutiques, qui apprécie fortement
cette belle compagnie, mais qui se laisse très peu apprivoiser. La
symbolique et emblématique violette, amoureuse éternelle et odorante,
qu’apprécient les parfumeurs pour la complexité de ses délicats parfums,
et bien d’autres que sont le lamier également appelé « l’ortie rouge »,
dont les fleurs se hissent au-dessus de l’herbe, le silène qui apprécie les
sols humides des bords des cours d’eau. Les insectes volants se posaient
sur les plates-formes d’atterrissage pratiques que sont les pétales de ces
bailleresses des prés, et se donnaient le droit de courtiser ces belles à la
recherche de nectars, dans ce garde-manger à ciel ouvert. Les graminées
élevées se balançant à l’extrémité de leurs grandes tiges étaient soumises
au caprice des rafales du souffle du Kornog qui ne les ménageait pas
toujours. Il traversait des plaines, guidé par endroits par les serpentins
inégaux des ruisseaux qui contrariaient la nature linéaire de son périple et
prenaient de la profondeur et de l’ampleur selon la disposition des
terrains les bordant. Des gués de faible profondeur, ponctuant
irrégulièrement la longueur de l’affluent et de petits ponts empierrés bâtis
en pierre de taille locale dans une forme arquée en plein cintre, laissaient
la possibilité d’évoluer sur la rive opposée. Quelquefois, dans ses grandes
échappées solitaires, perdu dans ses lointaines rêveries, il était totalement
et prodigieusement absorbé par la luxuriante campagne. De temps à
autre, au détour d’un sentier, il n’était pas rare de croiser le regard défiant
et surpris d’un animal sauvage. La bête sauvage dérangée sur son
territoire et occupée à trouver sa ration quotidienne d’herbes et de
racines nutritives ne se laissait pas approcher instinctivement par
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l’homme, cet élément perturbateur des sommets de l’espèce animale. Il
laissait comme cela ses pensées vagabonder dans l’errance de l’instant,
dans ce tableau verdoyant. L’observation passive des éléments premiers
libérait son esprit, les détails les plus insignifiants à l’œil nu, lui ; savaient
se les représenter avec précision. L’exactitude du moment, de l’instant
était fixée dans un véritable arrêt sur image que ses pupilles averties
photographiaient dans une netteté absolue. A contrario, sa vie affective
était un grand désert sentimental sans fond, stérile, surtout depuis la
perte de son épouse décédée depuis plusieurs mois ; après l’arrêt de son
activité. Il n’avait pas eu d’enfants, il me l’avait dit clairement et sans
ambiguïté, ils l’indisposaient depuis toujours. Sans surprise, il rencontra sa
deuxième dulcinée dans le troquet qu’il fréquentait tous les deux-trois
jours au début, puis ensuite tous les jours de l’ouverture à la fermeture. Il
la trouva belle les premiers temps et insupportable les jours d’après. Elle
l’avait mis à la rue de la maison qu’il louait jusqu’ici depuis des années, et
dans les derniers temps, lui interdisait de payer ses loyers. Dame bouteille
ne possédait pas d’état d’âme, elle se chargeait de vous détruire quand
bon lui semblait, et tout spécialement quand elle vous devient
indispensable. Elle s’était empressée de lui devenir nécessaire pour mieux
l’étouffer et corrompre son esprit de toute liberté. L’ivresse qu’elle lui
procurait ne le quittait plus : elle était sa deuxième nature. Il n’y avait plus
de place pour autre chose que son expansion envahissante ; elle savait
bien lui gâcher l’existence, cette sangsue ! Sa maison était devenue un
repaire d’ivrognes, où tous ses invités s’assommaient cordialement. Le
propriétaire avait dû l’exproprier de son logement qui était devenu
totalement insalubre, et les dégâts de tout genre occasionnés l’avaient
exaspéré. Il avait également constaté la présence de rats et de toutes
sortes de vermines. Le summum fut atteint au moment où les services
sociaux de la ville, alertés par la déclaration du bailleur, durent pénétrer
dans la maison. En entrant, ils avaient été surpris par l’odeur de
putréfaction qui en émanait, et en progressant dans l’environnement
totalement enfumé, où l’on n’y voyait pas à plus d’un mètre devant soi,
139
des craquements sous les pas laissaient présager le pire. L’atmosphère
viciée devenait asphyxiante. Ils durent créer des courants d’air pour
évacuer l’épaisse et aveuglante fumée et dissiper les odeurs infectes qui
imprégnaient maintenant les vêtements ; en ouvrant le plus largement
possible les fenêtres de l’habitation. Le spectacle glauque et morbide
qu’ils découvrirent leur fit froid dans le dos. La pièce principale, dans
laquelle ils se trouvaient s’apparentait à un cendrier géant à taille
humaine. Dans un coin, à l’écart des différents meubles vermoulus,
pourrissaient deux cadavres en décomposition de ce qui semblait être à
première vue des animaux et plus précisément les restes de ce que furent
autrefois des chiens.
Je connaissais l’histoire de chacun d’eux, celle de Philippe également, le
grand type fluet, dont les cheveux longs et gras recouvraient en partie son
visage blême et maladif et qui ne se confiait pas facilement. Il fallut
instaurer une relation de confiance sur le long terme, car il était assez
méfiant de nature, un peu renfrogné, et ours au caractère lourd. Était-ce
lié à son signe astrologique ? Chez certains poissons, il y aurait, paraît-il,
un intérêt à être introverti. Peut-être ne fallait-il pas qu’il faille justifier de
l’utilité de la personnalité du poisson pour le protéger ? Ça ne fait rien,
nous sommes ce que nous sommes, l’avenir en fera ce que bon lui
semble ! En tout état de cause, ça ne l’avait pas toujours aidé, ce trait de
caractère qu’est la timidité l’avait au contraire certainement desservi.
L’empêchant de se réaliser pleinement sur le plan social et professionnel.
Souvent il avait été moqué par son entourage pour cela. Certaines
personnes confondaient ce tempérament pusillanime avec de la faiblesse
ou de la timidité excessive, et le rabaissaient constamment et en toute
circonstance. À l’école il devait être sûrement moins cher d’éduquer et de
sociabiliser les élèves en groupe, que d’essayer de les formater et de
prendre en considération, ce que pouvaient être les faiblesses et les
qualités de chacun. Vous ne savez que trop bien comment les enfants sont
entre eux, en particulier lorsqu’ils décident d’un accord commun de
140
désigner qui sera le souffre-douleur, l’exutoire de leurs frustrations. En
général le plus faible, ou le plus chétif, corresponds bien au profil
recherché. Cette entreprise dans laquelle les gamins mettent du cœur à
l’ouvrage, dans le but d’exercer de la maltraitance sans sommation, le
mettait en permanence sur la défensive et sur le qui-vive, avec la boule au
ventre chaque jour d’école. Ses parents, des négociants dans le domaine
de la culture des pommes à cidre, absorbés par de lourdes tâches
quotidiennes et que les nombreux hectares de la propriété occupaient à
plein temps, du matin au soir, quelle que soit la saison, n’avaient que très
peu de temps disponible pour s’occuper des affaires d’école. Et entre
nous, au lieu de donner une éducation à leur fils, ils l’auraient plutôt
employé dans la pommeraie pour ramener le sou quotidien
supplémentaire, si l’école n’avait pas été obligatoire. Dans ces conditions
qui ne se prêtent pas à la réussite, l’échec scolaire ne tarderait pas bien
longtemps à suivre, car il n’avait jamais l’esprit libre pour assimiler
l’essentiel des connaissances requises à cet âge, période pendant laquelle
en règle générale les écoliers sont prédisposés à apprendre les leçons. La
mémoire est tout à fait disposée à engranger les connaissances
nécessaires à la progression intellectuelle de l’élève. Il évoluait dans un
cercle vicieux et ses camarades ne faisaient cas de sa souffrance ; à
présent, il était devenu la risée de l’ensemble de l’école. Il était catalogué
avec la mention spéciale de cancre muni d’un bonnet d’âne. La possibilité
pour lui d’intégrer désormais le groupe d’enfants devenait une affaire
impossible. Inexorablement et progressivement, les dommages
collatéraux affaiblissaient davantage son orgueil ; il se désocialisait. Sa vie
future serait marquée par les stigmates d’une blessure profonde, qui fut
terrible à vivre durant son adolescence, et qui n’était pas disposée à
cicatriser de sitôt. Ses choix furent conditionnés et orientés dans une
subjectivité de tous les instants ayant comme finalité l’échec. Dans son
adolescence, aux alentours d’une quinzaine d’années, il essaya d’entamer
quelques formations dans divers domaines, qu’il ne mena jamais à terme.
Il fut totalement déstructuré, tant sur le plan personnel que familial. Les
141
rapports aux autres devenaient catastrophiques, et psychologiquement
totalement déstructurés. Il ne possédait plus les armes et les codes
nécessaires pour faire face à certaines situations, il se mettait en danger.
Certains événements du passé en rapport avec l’humiliation qu’il avait
subie de la part de ses camarades refaisaient fréquemment surface et lui
renvoyaient l’image de certaines difficultés rencontrées durant sa
scolarité. Ces visions d’un autre temps troublaient ses pensées et créaient
de nouvelles frustrations qui lui furent insupportables à contrôlées ;
majorant à chaque fois un malaise profond qui était déjà sous-jacent. Ses
vieux démons ressurgissaient à certains moments quand il ne les attendait
pas. Ce handicap, devait laisser place par la suite à de la phobie sociale,
que l’on nomme dans un riche vocabulaire « agoraphobie ». L’enfance du
petit galopin en culotte courte tyrannisé laissa la place à l’adolescence ; la
fleur de l’âge, dans cette période d’une vie où les sens se décuplent au
centuple ; stimulés par des hormones en effervescence. Dans cette étape
charnière, on vit son existence à cent à l’heure en principe. Pour lui, elle
ne fut ni plus ni moins qu’un grand vide existentiel, inutile et sans intérêt.
Il y déambulait sans conscience de lui-même, s’autosuffisant dans son
insignifiance et sans but précis. Il errait parmi les hommes ; pareil à un
fantôme tourmenté, et ne les voyants plus, ils n’avaient plus d’importance
à ses yeux. L’accidenté, écorché vif dans sa chair, vagabondait par le
monde subissant la Bérézina sans avoir levé les armes aux quatre coins de
rue. Il perdit ses parents à dix-huit ans, dans un incendie sur les lieux de
villégiature où ils passèrent les seules vacances d’été qui ne leur fussent
jamais permises. Après avoir amassé un peu de fortune dans le cadre de
leur activité commerciale dans le Vercors, il était ainsi privé du seul lien
affectif qu’il possédait, pour être fils unique. Sans aucune notion de
comptabilité en matière pécuniaire, il dilapida l’argent généré par
l’entreprise familiale restant en un temps record. L’envie d’une éventuelle
succession professionnelle ne l’attirait guère davantage, le privant
définitivement d’un appui financier nécessaire à sa survie. Ce qui finit de
l’enfoncer un peu plus dans le néant lui dont la situation se trouvait déjà si
142
basse, tel un véritable coup de massue. Très vite, il se marginalisa,
fréquentant des groupes anarchistes et réactionnaires auxquels les sirènes
du désarroi le conduisirent inévitablement, et trouva chez eux et en eux,
la famille de substitution qu’il n’avait plus. Il côtoyait le milieu des punks,
mot d’outre-Atlantique signifiant au sens propre du terme voyous ou
vauriens. Cette mode avait pour but de s’identifier à un anarchisme
révolutionnaire qui consistait à renverser toutes les valeurs et tous les
codes vestimentaires, et caractérisait l’appartenance à un milieu rebelle
sans dieu ni loi. Dans ce contexte où la violence était de mise et n’était pas
rare, il s’agissait surtout et malgré tous de se faire respecter, et intégrer le
groupe des dominants, pour ne pas avoir à subir de vils et perpétuels
sévices par les autres vagabonds. Il existe une arborescence structurée et
hiérarchisée au sein de chaque groupuscule. Cette mouvance avait
rencontré beaucoup de succès dans une Angleterre en pleine crise
économique, sans politique sociale, quand le seul avenir des jeunes
prolétaires était le chômage de masse et la délinquance. Effet délétère,
qui les entraînait à leur insu dans une logique de refus du système. Il
vécut dans un grand chaos, où l’alcool et la drogue circulaient à plein
temps et à profusion. Toutes les sortes de ces substances étaient
banalisées devenant disponibles sans réserve lors des concerts de rock
alternatif et des réunions nocturnes de bastonnades. Après quelques
années de misère lors de sa première expérience passée dans la rue, il prit
conscience le temps d’un ultime sursaut d’orgueil de la lamentable vie
qu’il menait. Il songea pour la première fois depuis un certain nombre
d’années à devenir une personne ordinaire avec un emploi et une famille.
L’idée l’obséda durablement, quand un soir d’une de ses nombreuses
nuits de beuverie, il retrouva un compagnon de boisson qu’il fréquentait
de temps en temps, marin de profession dans la marine marchande sur
des navires-porte containers. Il revenait de deux mois de campagne en
mer. Sa dernière destination avait été Singapour, plaque tournante
économique et financière entre la zone pacifique et l’Europe et qui devait
son essor dans ce temps-là à une situation maritime exceptionnelle. À
143
l’extrémité est du détroit de Malacca était implantée cette cité marchande
des confins de l’Orient qui devait sa réputation aux exportations et à
l’expansion de son intense trafic maritime. Ce mousse lui dit qu’un
armateur projetait de recruter du personnel de pont pour de la navigation
au long cours. L’information ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd.
Philippe prit les renseignements nécessaires que l’autre lui fournit, et à la
première occasion, il se présenta chez l’armateur. Pour cette entrevue, il
se dégota des affaires convenables et propres. Il fut engagé sur le champ,
comme il était coutume à ce moment-là et navigua durant plusieurs
années pendant lesquelles il fit plusieurs fois le tour du monde. Il était
très fier de cette expérience : pour la première fois de son existence, il se
sentait vivant et utile, et prenait la mesure du bien que procurait un
emploi quand on y mettait du cœur à l’ouvrage. Je connaissais la plupart
de ses aventures, et aussi de celles qu’il vécut lors des nombreuses
escales ; desquelles il m’avait mis dans la confidence dans les détails.
L’une, parmi ses nombreuses haltes, devait attirer mon attention. Après
avoir livré sa grosse cargaison de divers appareils électroménagers en
Arabie Saoudite, son navire fit cap vers Madagascar. Durant la traversée, il
fit de nouveau escale à Djibouti, au pays de la corne de l’Afrique, situé sur
la côte ouest de la mer rouge, dans sa partie méridionale ; pour se
réapprovisionner en carburant et en vivres. Le bâtiment devait rester à
quai au port, quarante-huit heures de temps. Ils avaient quitté le port de
Doubaï en Arabie Saoudite, sur les bords de la mer morte depuis vingt-
quatre heures. Notre homme avait quartier libre avec les autres marins.
Le commissaire-chef de service rappela à l’équipage les consignes de
sécurité élémentaires. Ils furent briffés sur les mœurs du pays, et pour
finir renseignés sur l’horaire de présentation à l’embarcation. Pour
motiver son équipage, le commandant leur avait octroyé une avance sur
salaire. Ils quittèrent le navire en masse, se dispersèrent en petits groupes
d’individus, puis se noyèrent dans la foule très nombreuse des
autochtones. Ils épurèrent et dépensèrent sans compter l’argent qu’ils
avaient à leur disposition, dans tous les repaires de loup de mer du
144
centre-ville de la place Menelik et de la rue d’Éthiopie, accompagnés dans
leur chemin de croix par des militaires en permission de la Légion
étrangère. Ces soldats d’élite, robustes, avaient la sulfureuse réputation
d’hommes vaillants au cœur dur, et amoureux inconditionnel de la
bouteille. Ils égrainèrent bien vite lui et ses camarades le peu de temps
dont ils disposaient entre les filles de joie faciles et l’ivresse sans limites
où le temps n’existait plus et n’avait plus lieu d’être. Comme il aimait à
répéter à qui veut l’entendre, « la marine est l’école de la vie des hommes
libres et volages ». Ces quatre années d’embarquement passèrent bien
vite, mais un jour la rue, qui n’oubliait jamais les siens, le rappela dans son
giron bien aussi vite qu’il l’avait laissée. Telle une mère nourricière sans le
lait, pour un nourrisson en proie à la faim. Fatalement, tout cela l’emmena
progressivement à la clochardisation dans laquelle il se retrouvait encore.
Mais par-dessus tout, j’avais un faible entre guillemets pour l’ami Rémi, le
troubadour de service, bouffon de son état, diseur, conteur, et poète. Il
était une véritable figure de proue culturelle et emblématique dans le
secteur. L’original maniait l’art de la dialectique comme personne, et
aurait très certainement laissé Platon sur son séant ; il avait le verbe facile
et fin. Comédien hors pair, gouailleur, rieur, et bon vivant, il n’avait pas son
pareil pour captiver les foules : un véritable ménestrel des rues des temps
modernes. Combien de franches crises de rire, mes collègues et moi-
même avions eu à l’écouter nous déballer toutes ses histoires
extraordinaires ! Il méritait certainement d’être connu au-delà de sa
petite cité de caractère moyenâgeuse. Certains jours vous pouviez le
croiser au détour d’une rue, d’un chemin de traverse. Il faisait souvent des
présentations historiques de ces lieux aux touristes sous la forme
d’allocutions en rapport avec la cité chargée d’histoire moyennant
quelques pièces. Ceux-ci étaient agréablement surpris de se retrouver nez
à nez avec ce sacré bonhomme insolite. Ils pensaient peut-être que ce
personnage haut en couleur, vêtu comme un mage de l’arc en ciel, le
bâton magique à la main, était missionné par la municipalité pour amuser
145
la galerie. On l’aurait dit aimanté, un champ d’attraction haut sur patte, je
me souviens de sa capacité à rameuter les foules de passants ; il semblait
être tout à fait à son aise dans cette démarche relationnelle. Sa vie était
une comédie, un véritable pied de nez à la norme, par rapport à ce que
l’on pouvait attendre d’un fils de bonne famille de l’aristocratie. Il était né
à Avignon en mille neuf cent quarante-neuf, dans une bonne famille de
grande renommée, et de lignée apparentée à la monarchie française. Et
toujours selon ses dires, il se qualifiait ainsi selon ses termes : d’élève
moyen prédisposé aux grandes écoles que comptaient parmi leurs rangs
tous les rejetons de la noblesse républicaine. Il étudia toutes les subtilités
des lettres françaises et étrangères dans une école de lettres parisienne,
d’où il ressortit diplômé sans grande difficulté. Anticonformiste assumé,
l’écriture dans un premier temps avait été une source de revenus non
négligeable. Il écrivit des pièces de théâtre à Montmartre pour des
troupes d’amateurs, et il se produisait dans la peau de ses propres
personnages. Il fut repéré par la critique, à laquelle il n’accorda aucun
crédit. Il n’avait qu’une obsession : il voulait se sentir vivant. L’exubérance
hypocrite parisienne des bourgeois-bohèmes l’exaspérait viscéralement, il
revendit son bel appartement cossu et mit les voiles en direction
d’Angoulême en Poitou-Charentes. Il y loua un petit appartement sans
prétention d’écrivain sous les mansardes d’une grande bâtisse, sur la
place des halles en face de la mairie qui fut autrefois le château du Comte
d’Angoulême. Comme il le disait lui-même, ça faisait un peu cliché de
l’atmosphère balzacienne. Au rez-de-chaussée de cette maison classée
aux monuments historiques se trouvait un restaurant mi gastronomique,
mi-traditionnel de terroir. Le bruit que faisaient les casseroles en étain
l’amusait quand elles s’entrechoquaient entre elles chaque soir, quand
s’affairait tout un bataillon de cuisiniers et de serveurs à bichonner les
petits plats des clients dans ce palais des gourmandises réputé pour sa
bonne chère. Chez Jocelyne, dans ce restaurant qui portait son nom, nous
pouvions penser à une simple popote de quartier sans prétention. Plus
d’une fois, quand sa bourse le lui permettait encore, il y était allé dîner, et
146
appréciait grandement la cuisine de goût de la restauratrice. Cuisinière
d’origine bretonne de mère en fille, la passion intergénérationnelle se
transmettait dans la famille par filiation féminine. Elle lui avait fait part de
l’histoire qui l’avait amenée ici en Charente. Très tôt dans sa jeunesse
heureuse, elle s’était intéressée à l’environnement dans lequel elle
habitait avec sa mère. Son père marin pêcheur s’était noyé dans les eaux
de la Manche lors d’une campagne de pêche à la coquille Saint-Jacques. Il
était tombé dans ses eaux glacées sans savoir nager. Ce fut un deuil
terrible pour l’ensemble de la communauté, au sein de laquelle il était
réellement très apprécié et reconnu comme un membre influent. Elle et la
joyeuse troupe des mômes des proches alentours adoraient s’amuser à
cache-cache, dans le grand restaurant de spécialités marines, qui
appartenait à ses grands-parents. La grand-mère, figure emblématique de
la rue de la mer sur le boulevard de l’océan à Erquy, régnait sur ses terres,
où se côtoyaient d’autres restaurants, des débits de boisson, des bistrots
repères de marins, des commerces. Au bout du port ; encastrée sous un
éperon rocheux de granit rose, la criée vous faisait parvenir son concert
de fortes voix au lointain. En tendant l’oreille, vous entendiez les
aboyeurs, alerter et vanter les produits frais de la mer des principaux
arrivages de poisson et des fruits de mer, les jours des bonnes pêches.
Elles avaient du coffre ces bonnes femmes de pêcheurs tenant à
l’extérieur les étals poissonniers. Ce commerce faisait un bon appoint en
plus de la vente en criée. Elles vendaient la marée du jour, il y avait des
soles, des barbues, des saint-pierre, des turbots, des bars. Cette
magnifique marée fraîchement capturée, frétillait dans des caisses de
bois, et vous dévisageait avec ses yeux poisseux, d’un air hagard. La
patronne s’affairait toute l’année à ses fourneaux à satisfaire les nombreux
clients des terres environnantes qui descendaient à la côte les week-ends
et les jours chômés, prendre un bon bol d’air iodé et revigorant. Le grand-
père, patron marin pêcheur, possédait une flotte de chalutiers pour la
pêche hauturière au large du littoral, et ramenait après chaque sortie en
mer, les bons produits marins bien frais, qui garnissaient les assiettes du
147
restaurant et régalaient ses hôtes. Inutile de vous dire que la marchandise
était d’une qualité irréprochable ; de la mer au consommateur, il n’y avait
qu’un pas. Elle observait les jours de grande affluence, les passants se ruer
vers les dernières tables disponibles, prenant à peine le soin de consulter
le détail des menus de la carte, car la réputation de bonne adresse dont
jouissait l’établissement n’était plus à faire et dispensait du reste. Dans ce
grand théâtre culinaire, où tout un bataillon de personnels de restaurant
s’animait dans l’action à grandes enjambées répétitive ; couraient dans
tous les sens de la marche en avant des serveurs équilibristes et experts.
Les bras tendus, ils portaient horizontalement des séries d’assiettes
chevauchées les unes sur les autres, dans des dispositions
organisationnelles précises. Certains employaient des formules utilisant
des mots d’un langage professionnel qu’elle aimait entendre, et qui
forçaient le respect : « Chaud devant, je fais marcher la dix s’il vous plaît,
l’addition de la huit s’il vous plaît » et toute cette comédie verbale et
artistique amusait souvent les habitués des lieux qui appréciaient le
spectacle. Ces funambules aguerris étaient de véritables athlètes de haut
niveau et ils possédaient une sacrée bonne endurance, les bougres ! Ces
habitués à l’œil aiguisé étaient toujours surpris lorsqu’ils voyaient les
beaux plateaux de fruits de mer, expressément préparés et
somptueusement décorés. Ils étaient en mesure de faire la liste
exhaustive les yeux fermés de leur composition, simplement par jeu.
Plusieurs déclinaisons de formules de plateaux étaient proposées à la
clientèle, et en fonction des finances et des appétits de chacun, la
composition en changeait. Par exemple, pour le plus cher et le plus fourni,
vous y trouviez arrangé et présenté dans un doris en bois teinté, dont le
fond avait au préalable été garni d’algues et de goémons, les éléments
suivants : un homard sectionné en deux parties, deux demi-corps d’un
tourteau, une araignée de mer, un bouquet d’une dizaine de langoustines
dressées les corps vers l’avant. D’ailleurs les pattes étaient piquées dans le
prolongement de la queue derrière, quelques bulots dispersés çà et là, de
petites coquilles Saint-Jacques vides dans lesquelles reposaient un
148
bouquet de crevettes grises, des bigorneaux, et le tout orné de branches
de persil délicatement posées sur des demi-citrons coupés par la moitié et
sciés en dents de loup. À l’entrée, la salle de restaurant disposait d’une
trentaine de tables rondes et ovales, recouvertes de nappes de velours
aux reflets de ton crème. De belles compositions florales de saison étaient
posées dessus, lesquelles épousaient avec goût les décors de la
composition marine. Elles avaient la capacité d’accueillir selon le diamètre
et l’espace que l’on laissait entre elles une dizaine de clients à la fois. Un
immense bar au comptoir en étain aux dimensions extraordinaires était
installé à moins d’une dizaine de mètres en arrière avec des hublots en
trompe-l’œil. Le zinc, comme les Parisiens aiment communément à le
nommer, s’étirait sur toute la longueur de la salle jusqu’à l’escalier qui le
reliait à la cuisine, royaume de la tenancière, et donnait la mesure de la
qualité de l’établissement. Elle idolâtrait sa grand-mère, grande blonde
avec un peu d’embonpoint qui donne quand on la regarde, l’expression de
cette tendresse charnelle que les enfants adorent. Elle se souvenait bien
des samedis matin, lorsqu’elle accompagnait son égérie au marché de la
place de la poste. Des discussions s’enflammaient avec les petits
producteurs locaux de fruits et légumes frais ; parfaitement rangés par
catégories et familles sur un bel étal de bois, et avec qui, par principe, elle
essayait toujours de négocier les tarifs, tel un marchand de vaches à la
foire aux bestiaux de la Montbran. Dans son for intérieur, elle enviait
l’autorité avec laquelle sa Mamie se faisait respecter ; elle en imposait, on
ne la contrariait jamais, quelle bonne femme ! Elle maniait son équipe de
robustes cuisiniers vêtus de pantalon à carreaux bleus en pied de poule,
et d’une grande veste blanche floquée de l’enseigne, au doigt et à l’œil.
Comme un chef d’orchestre, elle annonçait fermement le détail des bons
de commande établis par le personnel de salle, que transmettait le maître
d’hôtel, l’énumérant à son tour oralement et à l’unisson à ses musiciens.
Sur le coup, la cuisine s’agitait instantanément, les placards et les tiroirs
remplis d’ustensiles et d’ingrédients alimentaires s’ouvraient et se
refermaient en cadence inégales. Les cuistots dressaient les plats dans les
149
assiettes, avec gout et dextérité. Composant par composant, en bonne
intelligence, ces artistes donnaient sa forme à l’œuvre en l’assemblant
avec une rapidité prodigieuse, tels des bâtisseurs donnant vie à un édifice
de saveurs.
— « Mettez-y-moi du volume là-dedans bon sang ! J’en ai marre de me
répéter, chargez correctement les assiettes nom d’une pipe ! ». Ainsi criait
le général à ses troupes, insatisfait de la conception, et telles étaient ses
jeux de mots dans ses réprimandes favorites. Son poste de
commandement était le passe d’envoi, au travers duquel transitaient tous
les assiettes et plateaux, et c’est là qu’était soumise chaque préparation
au jugement de son regard d’expertise, et rien n’échappait jamais à son
œil minutieux et exigeant. Pour faire entrer les plats préparés par les
commis cuisiniers sur cette merveilleuse scène ; armée de son torchon
propre et immaculé comme la neige, plié en quatre, attaché à son tablier
de coton, notre grande chef contrôlait la netteté du bord d’assiette qui
devait qui devait être essuyé et débarrassé de ses petites tâches de sauce
superflues et récurrentes. Une fois validée, l’assiette se retrouverait sous
les feux de la rampe, jugée par des spectateurs impatients. Au moment du
« coup de feu » dans le jargon de la restauration, le Chef seul ordonnait.
Gare à celui ou celle qui s’opposerait aux ordres de ce monstre de vanité
transcendé qu’elle était dans ce moment ! Car Son Altesse avait beaucoup
d’amour propre, et adorait la perfection des choses, surtout bien
maîtrisée ; un vrai monstre de caractère perché sur son promontoire ; au
cœur généreux, dont sa petite fille hériterait de ses qualités de plein droit.
Comme dit le dicton : « les chats ne font pas des chiens et vice versa ».
Elle avait appris l’art culinaire par sa mère, de sa grand-mère, et la
tradition se relayait comme cela naturellement, dans les mêmes
pratiques, et le même état d’esprit. Notre cuisinière de la génération qui
nous intéresse à présent, en la personne de Jocelyne, possédait donc les
bases de la cuisine familiale de pays. Pragmatique et désireuse
d’apprendre, elle décida de diversifier ses expériences, en élargissant ses
150
palettes de connaissances, par le biais de l’apprentissage des nouvelles
méthodes gastronomiques qui se développaient à cette époque dans un
formidable élan porté par l’intérêt de se distinguer dans les guides, dont
le prestigieux Michelin. Car, au cœur des temples de la gastronomie les
cuisiniers sont rois. Dans ce périple des savoirs procéduraux et des
saveurs, elle fut amenée à côtoyer les plus grands chefs en vogue du
moment. Pour parfaire davantage l’acquisition de cette science gustative,
elle apprit l’art délicat des plus grandes tables parisiennes de renommée,
qui se voulaient être à l’instant où elle parlait, sans égales. Ce fut au total
environ dix années passées à sillonner les régions et les terroirs que
compte le pays. Elle possédait les armes nécessaires pour s’implanter
dans son propre commerce, dans la région qu’elle affectionnait le plus,
celle où le destin décida qu’elle y rencontrerait son futur époux, maître
d’hôtel dans une chic brasserie à la mode du centre-ville. Dans sa
cathédrale, à la croisée des savoir-faire de la noble cuisine traditionnelle
et de l’exigeante gastronomique, elle mariait à merveille des ingrédients
de contrées lointaines et inattendues. Ceux-ci conféraient à l’ensemble de
sa cuisine des saveurs délicieuses et complexes, lesquelles atteignaient
bien souvent un degré de perfection inégalé. Elle bousculait les codes
dans son laboratoire, où l’alchimie était à la pointe de la recherche des
mariages les plus improbables et pourtant si réussis par l’originalité
inopinée de l’assemblage, même parfois accidentelle ; c’en était
déconcertant, bluffant. Elle ne tarderait pas non plus à faire sa renommée
dans les hauteurs de cette petite ville bourgeoise de province, où en
moyenne, l’assurance d’obtenir une réservation de table s’allongeait dans
le temps, victime de sa réputation, bien en dehors de ses frontières d’où
le vent des rumeurs avait colporté la promesse d’une cuisine succulente. Il
n’en fallait pas plus pour la rendre heureuse ; elle qui aimait avant tout les
plaisirs simples. Les testeurs d’enseignes des guides, des fines gueules au
palais fin unanime et largement convaincu, en avaient fait la réclame et
consigné par écrit la meilleure des notations. Malgré les éloges de ses
pairs, qui l’élurent membre de l’Académie française de la cuisine
151
gastronomique, elle mettait un point d’honneur tout à fait extraordinaire
à rester accessible, n’oubliant pas les valeurs dans lesquelles elle avait été
éduquée, et acceptait les critiques de chacun ; soit dit en passant,
toujours positives. Elle s’était liée d’amitié avec Rémi, dans des proses
formidables, dont il a le secret. Il poétisait la cuisine de Madame avec
merveille et avec une profondeur inatteignable dans ce domaine, dans
des proses formidables. Il savait parfaitement flatter les égos les plus
exigeants, mais la vraie raison n’était pas là : elle l’appréciait pour ce qu’il
était, un homme original et très attachant qui dînait chez une
sympathique restauratrice.
Il se rapprocha de l’univers troublant de la rue, là où tout commence,
attiré par la vie de Bohème. Il voulait la peindre, la mettre à nu dans son
style à lui, comme il la voyait et se la représentait, dans ses joies comme
dans ses malheurs, où se trouve l’essence de la civilisation, le mélange des
genres, des goûts. Il aimait battre le pavé à la recherche des hommes et
discuter le bout de gras dans les estaminets malfamés que fréquentait la
lie de la société dans toute sa déliquescence. Il se familiarisa avec ses
occupants les plus modestes. Il se fascinait pour toutes les tranches de vie
des hôtes de ces lieux, une muse infinie s’y tenait, le spectacle lui
apparaissait ici grandeur nature dont les scénaristes, se trouvaient être
eux-mêmes. Au final à force de trop bien la connaître, il était devenu l’une
de ses composantes majeures et identifiées comme telles. Il l’adora trop
pour la quitter ; les deux parties s’étaient mises d’accord sur les termes et
conditions d’un accord communs sur ce contrat pathétique de
cohabitation qui les lierait tous deux jusqu’à sa mort cet été-là. D’ailleurs
le maire lui-même s’était déplacé à ses funérailles, le reconnaissait
comme un homme de culture de la rue, il l’avait cité en exemple pour son
intelligence, et l’avait qualifié « d’être non conventionnel, original, épris
de liberté », mais surtout pour lui rendre l’hommage auquel il pouvait
prétendre en fin de phrase « d’utilité publique ». Il avait personnellement
accepté sa dernière requête, elle aussi originale, dans un élan de
152
générosité et pour lui rendre la gloire qui était la sienne, lui et bien
d’autres avaient jeté à la demande de l’intéressé ses cendres au pied d’un
vieux marronnier centenaire près de l’aire de jeux des petits enfants dans
le grand parc, écrin de verdure de la ville, avec un écriteau à son effigie
apposé sur le côté. Il se sentirait comme cela encore plus proche de
toutes les générations d’hommes futurs, épris comme lui de soif
d’affranchissement moral qui avait sacrifié son confort et les opportunités
pour se rapprocher encore au plus près des âmes de ses prochains. Les
deux autres acolytes furent anéantis et accusèrent le coup de perdre une
partie essentielle du groupe qui finissait de le désolidariser des autres
hommes.
CHAPITRE 9ème
LE PLAN
L’infrastructure routière de mon département est relativement dense. Elle
est composée de 7000 kilomètres de routes départementales du nord au
sud, de l’ouest à l’est. L’état structurel du bitume au sol reste correct,
cependant beaucoup d’axes secondaires restent dangereux lors des
perturbations saisonnières, du fait des intempéries hivernales, qui en sont
le bon exemple. Ici, point de montagnes et de reliefs très importants,
beaucoup de plaines à perte de vue. La Direction départementale de
l’Équipement ne devait pas s’attendre à cet épisode neigeux, première
offensive de l’hiver. La météo ne présageait pas non plus d’une grosse
vague de froid. Personne ne pouvait vraiment anticiper la tournure que
les évènements météorologiques prendraient cette nuit d’un début de
mois de décembre. Il était dix-huit heures trente. Je tournais la tête sans
raison précise dans la direction du ciel. Il était étonnamment
indescriptible. Depuis cet après-midi, il était indécis et changeait
constamment de couleur, et laissait apparaître des traînées hasardeuses
153
de cumulus chargés d’humidité ; un vrai ciel de traîne. Épisodiquement,
quelques timides éclaircies osaient contrarier ce défilé de grosses masses
grises, le vent seul était resté égal à lui-même. Il soufflait moyennement,
et même laborieusement jusqu’à l’essoufflement. Il nous épargnait par la
même occasion de subir la désagréable sensation de fraîcheur glacée de
ces grands jours de froid hivernal, qui transissent l’extrémité de vos
membres que sont vos pieds et vos mains. Malgré ce temps hiémal, il me
semblait entendre dans les arbres dévêtus environnants les chants égarés
de quelques oiseaux suicidaires, qui faisaient de la résistance à Dame
Nature.
Ce temps capricieux qui s’était installé depuis déjà quelques jours décida
de hâter les évènements, en dégradant ses conditions météorologiques
en début de soirée, laissant tomber quelques précipitations neigeuses
disparates, qui devaient se révéler être quelques flocons épars, échoués
sur les toitures humides au début de la chute, puis se transformant au fil
des heures froides progressivement en tempête de neige. Au-dehors, je
ne pouvais distinguer que du blanc, rien d’autre. Ayant reconditionné le
véhicule du SMUR que nous avions utilisé deux fois depuis mon arrivée, il
me fallut l’équiper très rapidement de pneus neige que l’on venait de
recevoir et prévoir les chaines en ferraille pour la circulation difficile. Rien
ne laissait présumer une fois encore de la longueur et de l’intensité de cet
épisode hivernal conséquent dont les chutes de neige étaient
inhabituelles pour la région, qui redoublaient de puissance et s’abattaient
sur un sol déjà bien recouvert d’une dizaine de centimètres de poudreuse.
L’environnement extérieur avait gelé en début de soirée, les températures
avaient brusquement chuté, accompagnées d’un petit vent de nord-est
glacial qui avait repris un peu de puissance après un début d’accalmie en
fin d’après-midi. On apercevait dans ce déluge évènementiel des gens qui
couraient pour se mettre à l’abri, allant des parkings visiteurs jusqu’au
grand hall principal ; déviés momentanément et sans ménagement de
leur trajectoire par les bourrasques d’Éole. Mes yeux suivirent
154
machinalement la direction des piétons sous le porche. Je distinguais sans
beaucoup de visibilité à la sortie de son véhicule, un chauffeur de taxi
accompagnant tant bien que mal dans une marche pas très bien assurée,
une petite grand-mère accoutrée d’un gros et beau manteau ; imitation
des fourrures animales, qui avançait laborieusement pas à pas jusqu’à
destination. À vingt et une heures trente, instinctivement, je prenais la
mesure de la difficulté qu’allait rencontrer l’équipe de nuit qui avait dû
sous-estimer l’ampleur du phénomène pour se rendre sur site. Et au final,
je présumais bien, car environ soixante pour cent de l’effectif théorique
total se présenta ; seulement les agents qui habitaient dans un espace
proche avaient eu accès à l’hôpital sans trop de difficulté par la route. Le
chef de service par ordre de l’administrateur hospitalier avait mis en place
la réquisition des agents de jour. Ce qui n’était pas une surprise et était
inévitable au sens de la gravité du bouleversement climatique qui se
profilait, et qui allait ne pas tarder à se manifester par la force des
caprices de la nature. À vingt-deux heures, l’appel du Centre Opérationnel
Départemental d’Incendie et de Secours annonçait la mise en place du
plan de secours grand froid routier par décision d’arrêté préfectoral, et qui
demandait de mobiliser tous les moyens à notre disposition pour faire
face à une arrivée massive de victimes des intempéries. Une vingtaine de
lits d’urgence supplémentaires furent dépêchés, et vinrent renforcer ceux
que nous possédions en attente et qui étaient répertoriés au profit des
Urgences. À cela s’ajoutèrent des couvertures de laine. Les cuisiniers
fourniraient des potages de légumes et des fruits. Les premières victimes
de cet afflux commencèrent à arriver aux alentours de vingt-trois heures
trente, avec les premiers fourgons sanitaires légers. Deux femmes
trentenaires, qui avaient quitté leur bureau du centre-ville aux alentours
de vingt-heures, n’avaient pas pu s’engager sur la bretelle autoroutière
surchargée d’automobiles presque à l’arrêt de cet axe principal du
département. Elles avaient été aussi surprises par la présence d’une autre
file de longs véhicules, composée essentiellement de camions semi-
remorques qui monopolisaient la voie de droite par leurs gabarits
155
imposants. Dans ce mauvais scénario, elles se trouvaient complètement
immobilisées sur cette voie, à environ deux kilomètres de leur point de
départ. L’une des deux, prise de panique sur le moment, de ne pas
pouvoir rejoindre le pavillon familial avait déclenché une crise d’angoisse ;
que des mécanismes d’autodéfense avaient mis en place bien
naturellement pour pallier à ce genre de circonstances. L’autre avait
immédiatement appelé les secours depuis son téléphone portable, à
l’arrivée des pompiers elles furent prises en charge et évacuées sur le
Centre Hospitalier.
Nous commençâmes à installer les premiers arrivants dans le hall
d’accueil général de l’hôpital, où des lits d’appoint avaient été disposés en
ordre serré, tel un dortoir d’une compagnie militaire. À chacun des
arrivants, nous fournissions une couverture de survie et un kit alimentaire
d’urgence confectionné par les personnels du service de restauration et
prévu à cet effet. Le trafic routier extrêmement dense s’immobilisa et
devait garder sur ses voies des milliers d’automobilistes prisonniers de ces
conditions climatiques. En première intention, les passagers laissaient les
moteurs tourner, mais bien vite, soit le carburant commençait à manquer,
soit les agents des forces de l’ordre et les pompiers, arrivaient à se faufiler
parmi cet enchevêtrement de véhicules fumants, et leur demandaient de
couper le contact tout en les dirigeants vers le poste médical avancé de la
protection civile. Effectivement, bien d’autres arrivèrent encore, un peu
refroidis par les températures extrêmes du dehors, mais dans l’ensemble,
ne s’offusquaient pas vraiment de la situation, que certains même
semblaient trouver amusante. Cette foule était assez hétérogène de par
sa constitution, car dans toute cette populace, tous les âges étaient
représentés, et s’y mêlaient des gens de toutes provenances
géographiques. Les enfants en bas âge, une fois rassurés par les parents et
la sécurité du lieu recherchaient les autres gamins pour jouer dans cette
cour géante. La récréation non officielle devait se prolonger dans ce qui
était de nouveaux moments d’amusement pour eux. Le recensement
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comptable des personnes amassées dans ce hall répertoriait
approximativement une centaine de rapatriés, où raisonnaient les voix de
chacun. J’avais la vague impression de me retrouver dans ces gares de
chemin de fer, bondées de voyageurs attendant leur train respectif sur les
quais, un point de transit où se côtoient des personnes de toutes les
origines, des étrangers qui avaient leurs préoccupations et qui étaient
attendus ailleurs et que les chemins sinueux et incertain du destin
mélangeaient au hasard, dans un synopsis que lui seul connaissait. Je me
suis souvent laissé aller à la réflexion dans ce moment-là, de savoir qui
étaient vraiment ces gens. Était-il possible que nous eussions quelque
chose, même trois fois rien en commun ? J’attendais même parfois des
signes de la providence, je cherchais des similitudes, des liens, le fil
conducteur d’une expression de visage d’un inconnu qui se poserait là
devant moi et me scruterait de la même manière. Cet anonyme
s’interrogeant aussi lui même sur ces questions existentielles. L’entrée des
trains en gare annonçait la fuite possible vers de nouveaux horizons, ou
de nouvelles destinées sans limites, la traversée de contrées magnifiques
où chacun des usagers pouvait laisser libre court à son imagination. La
simple vue d’un cadre bucolique, d’une campagne, d’une ville pouvait
susciter à chaque instant de l’émerveillement et un dépaysement
susceptible de vous émouvoir, ou au contraire, de vous rebuter de l’idée
que vous vous en faisiez. Nous nous croisons, dans des songes
éphémères, les yeux ouverts, nous distinguons des visages communs,
pareils à des masques carnavalesques de circonstance. Sans âme ; guidés
par des tourbillons inconséquents, invisibles, imprévisibles, éparpillant les
êtres dans une multitude de non-sens absolutistes. Des silhouettes
imaginées, constituées dans la forge de votre imagination, modelées dans
des formes imprécises, elles aussi précipitées dans les mouvements de
l’air qu’un marteau sur l’enclume d’un forgeron divin brasserait, en
s’abaissant sur le métal encore en fusion. Des détails parfois insignifiants,
mais pourvus de l’importance que vous y accorderez à cet instant « T »,
fixé à jamais dans l’éternité de votre regard, photographié visuellement et
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instantanément par le focus de votre attention que captivent des sens
profonds. Vous l’aurez rendu indispensable, indivisible par sa nature tout
entière, ce petit rien qui fera la différence retiendra l’attention pour
diverses raisons, connues seulement de vous-même. Serions-nous en
mesure de repeindre le souvenir, avec les mêmes précisions, aussi
minutieusement, lui rendre son naturel initial, de la même scène
originelle, quelque temps après avoir emprunté le sentier du devenir ?
Notre mémoire sélective la relèguerait au rang des vagues réminiscences
d’une existence vécue, bien au chaud enfoui dans l’abîme de votre
subconscient. — Connaissez-vous cette citation célèbre d’Héraclite,
penseur philosophe grec, légèrement revisitée par mes soins ou plutôt à
laquelle il me paraît plus précis d’apporter un petit supplément, mais qui
ne modifie en rien son sens premier : « on ne se baigne jamais deux fois
dans la même eau d’un même fleuve ». Toutes vos empreintes
imaginaires à jamais celées dans la mémoire du temps, traces indélébiles,
elles témoignent de votre passage providentiel sur la voie terrestre des
vivants, que les autres itinérants en quête d’une nouvelle existence
fouleront des mêmes pas, dans un sillage similaire, dans une autre
époque. À deux heures du matin, la neige avait cessé de tomber et avait
couvert les sols d’une trentaine de centimètres. Les allers et retours des
services de secours s’estompèrent progressivement et laissèrent la place à
un étrange calme au-dehors. Chacun guettait de l’intérieur les petites
améliorations qui pourraient laisser espérer un éventuel retour à
domicile. Quelques-uns, spécialement les enfants, avaient réussi à
s’endormir. La lutte anti sommeil n’avait pas eu raison de leur entreprise,
pendant que d’autres s’occupèrent à lire des journaux et des revues que
notre gérante de la presse, prisonnière des caprices du temps elle aussi,
avait mis gracieusement à la disposition de ses compagnons d’infortune.
J’étais soudainement rappelé à mon poste à l’accueil des urgences : le
Centre Opérationnel de Secours prévoyait d’orienter un acheminement au
Centre hospitalier d’une quarantaine de personnes retraitées qui se
trouvaient prises au piège depuis déjà un certain moment, dans un bus en
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excursion dans la région, et dont l’état général de quelques-uns devenait
préoccupant.
Elles arrivèrent en effet, environ une demi-heure plus tard pour les
premières. Certaines choquées et grelottantes étaient médicalisées, et les
moins résistantes enfouies dans des couvertures de survie. La situation
s’était dégradée dans les dernières heures avant l’évacuation du bus. Le
transport de voyageurs était stationné sur une aire d’autoroute à mi —
chemin de l’axe principal qui reliait les deux préfectures de chaque
département, séparées d’environ cent cinquante kilomètres l’une de
l’autre. Depuis son arrêt contraint et forcé, ce groupe touristique avait
vécu en autarcie dans une blanche campagne, caché à la vue du reste du
monde durant quelques heures. Le chauffage du transport en commun
avait bien fonctionné au départ puis, peu à peu, n’arrivait plus à fournir
suffisamment de chaleur pour la totalité de l’habitacle du véhicule.
Certains passagers d’un âge bien avancé subissaient de plein fouet et
dramatiquement la situation. Ils n’étaient plus en mesure de pouvoir se
mouvoir pour réchauffer un minimum les membres de leur corps transi et
engourdi par le froid constant qui s’était installé durablement. Cet état de
fait avait soumis leurs organismes à une dure épreuve, et les maintenait
dans un mode de survie avancé : les articulations étaient grippées, déjà
fragilisées pour certains par l’ostéoporose, devenaient moins
fonctionnelles. Le conducteur qui avait espéré une accalmie avait dû se
rendre à l’évidence par la persistance du phénomène qui ne semblait pas
devoir s’apaiser à court terme, et avait alerté les secours depuis son
téléphone portable, pour rendre compte de la situation dans laquelle il se
trouvait. Le préfet, qui se tenait au courant de l’évolution de la situation
minute par minute et en temps réel, ordonna la mise en sécurité des
touristes, et mit les moyens nécessaires pour y parvenir. Les maires de
chaque commune, disposant d’un centre de secours, du Centre de
Première Intervention, au Centre de secours principal, mobilisèrent
l’ensemble de leurs effectifs par un mode opératoire simple : chaque
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maire appelait le chef de corps de chaque caserne, qui rappelait ses
hommes au coup par coup. L’opération de sauvetage devait durer en tout
et pour tout quatre longues heures, de l’appel du conducteur, à l’arrivée
des rescapés dans l’enceinte hospitalière. Quand une hypothermie
accidentelle survient, elle devient la conséquence d’un dépassement des
mécanismes physiologiques de la thermorégulation face à l’agression du
froid. L’organisme s’épuise et limite la thermolyse, qui rend inefficace à
son tour la thermogénèse. La température normale s’équilibre aux
alentours de trente-sept degrés à quelques dixièmes près. Lorsque le
refroidissement extérieur s’accentue, l’organisme réagit par la
vasoconstriction qui diminue ainsi la perte calorique, surtout au niveau de
la peau par laquelle la déperdition est importante. Il est important de
diagnostiquer la prise en charge avec certitude immédiatement, de
vérifier qu’il s’agit bien d’une hypothermie et évaluer son degré de
gravité, car la rapidité et l’intensité du réchauffement sont conditionnées
à l’ampleur de celle-ci. Au-dessous de trente-cinq degrés, le
réchauffement s’opère spontanément en mettant le patient dans un
environnement chaud et sec à l’aide d’une couverture de survie posée à
même le corps, en plus de draps et de couvertures standardisées. Plus le
froid est intense, plus la déperdition thermique s’accélère, d’où la
nécessité de se vêtir suffisamment pour opposer un gradient thermique
important au froid. Le degré de gravité s’apprécie par la prise d’une
température. On parle d’hypothermie légère entre trente-cinq degrés et
trente-deux degrés, grave entre trente-deux degrés et vingt-huit degrés,
majeure sous les vingt-huit degrés. Entre vingt-huit degrés et trente-deux
degrés, une hospitalisation en unité de soins intensifs ou de réanimation
est préconisée. Le cas échéant, le froid peut provoquer des troubles du
rythme cardiaque, voire un arrêt de trente-deux degrés à trente-quatre
degrés, nécessitant une surveillance accrue. La vitesse idéale de
réchauffement se situe autour d’un degré toutes les heures pour éviter un
éventuel choc thermique, mais il ne faut pas d’immersion dans un bain
chaud, car elle provoquerait une vasodilatation brutale et fatale. Certains
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facteurs physiologiques peuvent amplifier le phénomène, comme des
maladies associées et certains facteurs favorisants que sont l’alcool, la
fatigue, la maigreur, la dénutrition.
En arrivant, ces naufragés retraités étaient exténués, et l’on pouvait lire
sur les visages l’épreuve qu’ils avaient endurée. Certains racontaient les
hivers rigoureux auxquels ils faisaient face dans leur jeunesse, avec des
moyens beaucoup plus rudimentaires. Ils prétendaient que les hivers
étaient bien plus longs et nettement plus intenses ; ils annonçaient des
quantités astronomiques de hauteur de neige, celles d’aujourd’hui étant
dérisoires et paralysant une région ou un pays qui avait perdu l’habitude
et la résistance à la rusticité, et qu’un rien mettait à genou. Ils spéculaient
sur le réchauffement climatique, la cause des hivers plus doux et
davantage pluvieux qui inondaient les villages construits un peu trop près
des cours d’eau dans les talwegs au fond des vallées. Un autre petit vieux
au visage un peu rougeaud avec une jolie petite moustache noire aux
pointes relevées dans le style de celle que portaient les grognards, et qui
laissait deviner un petit penchant pour les petites bolées régulières lors de
parties de chasse entre amis, un poil plus prétentieux avec un brin
d’exagération, affirmait que dans sa région, en Auvergne, au pied des
volcans, dans la plaine, des hauteurs de plus de quatre mètres avaient été
constatées et relevées dans les jours de fortes précipitations. Sa femme
qui semblait blasée par l’improbabilité de telles inepties, et qui devait
avoir peur de devenir avec son mari les clowns de service, le pris au
dépourvu, à la volée. Madame Martin, de son nom de petite bonne
femme, la soixantaine bien entamée, le visage rond constellé de petits
grains de beauté éparpillés et recouvrant toute la surface de cette figure,
avec un petit nez court pointant dans le milieu, laissait suggérer une
prédisposition à la gentillesse et à l’attachement de la valeur des choses.
Elle avançait à tâtons vers son mari, se tenant les hanches à deux mains, la
posture un peu courbée ; elle devait payer maintenant l’addition de la
besogne des travaux champêtres, d’une vie passée de longs labeurs,
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consacrée à l’élevage et à la culture. Elle l’avait contrarié de ses grands
sourcils bruns bien taillés de l’extérieur plus fourni, jusqu’à l’extrémité des
pointes plus fines et moins larges avec un sourire malicieux qui se formait
et illuminait son visage rond et lisse aux pommettes légèrement rosées.
Ces bajoues réchauffées par la chaleur du dedans, que laissaient découvrir
des yeux traversés par de petits filaments de vaisseaux rouges grossis tels
de petites veinules soumises à la fatigue. Elle lui cloua net son bec bavard
d’oiseau rare, toujours en proie à piailler des récits d’exploits ou de faits
surdimensionnés, et admit qu’il avait la fâcheuse tendance à compter
toujours plus d’œufs dans le cul de la poule qu’il n’en fallait. Lui se mit à
ricaner stupidement, prenant un air de vieux paysan visiblement
embarrassé, bête comme un chou, tout en baissant les yeux, et de
surcroît, se sachant démasqué dans sa fabulation, que son épouse un peu
gênée avait entrepris de saper à la base.
Un autre bougre surenchérit sur le fait que la jeunesse actuelle n’avait
plus de sang dans les veines et n’était pas aussi endurante que celle qu’il
avait connue durant son enfance dans laquelle je décelais de l’amertume
sur sa face rubiconde et naïve. Il était plus petit et tout frêle celui-là, les
lunettes perchées sur le bout du nez, la tête basse penchée en avant, et
où des yeux pétillants sortaient des verres en vous scrutant pensivement,
d’une voix rauque et enrouée. Toujours selon ses dires, cette jeunesse-là
devait être une victime de l’assistance moderne, qui ne la confrontait pas
davantage à la dureté du climat des saisons. Voyant ce petit attroupement
en pourparlers avec ardeur et passion, pour ce qui devait être l’un des
sujets de conversation qui occuperait le reste de cette nuit d’attente, un
petit groupe essentiellement composé de femmes vint se joindre au débat
qui s’enflammait. Chacun y apportant ses argumentaires bien fondés sur
ses diverses expériences empiriques. L’aspect singulier de leur affaire
résidait dans le fait qu’ils considéraient toujours un rapport
intergénérationnel entre ce qui était de leur époque et de ce qui
appartenait à celle d’aujourd’hui. Était-ce la nostalgie d’une époque
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révolue ? Ou ne peut-on pas plutôt y voir une certaine forme de
vieillissement sénescent ?
Au petit matin, la situation s’était considérablement améliorée. Nos
anciens étaient tous hors de danger, réunis devant le parking central,
devant le grand hall de l’hôpital, attendant patiemment l’arrivée de leur
car. Ils avaient en effet été prévenus par la société de transport qui les
véhiculait dans le cadre de leur périple, de la mise en service d’un
nouveau bus avec chauffeur qui, à l’instant même, faisait route à leur
rencontre. Les déneigeuses avaient dégagé les axes routiers et les routes
secondaires, laissant repartir les autres naufragés du bitume qui avaient
passé la nuit dans leurs voitures respectives, résistant tant que mal aux
premiers assauts de la saison hivernale. Les secours se chargeraient
d’acheminer les autres réfugiés. Il ne restait plus qu’à reconditionner les
matériels utilisés au cours de la nuit et à aller se coucher…