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1 Le refuge des hommes Écrit par Stéphane de Saint-Aubain

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S’il y a bien un lieu où l’homme est encore à ses yeux l’égal de lui-même, il s’agit probablement bien de l’hôpital. Un lieu de neutralité, un havre, où la moralité est bienfaitrice et la même pour l’ensemble, et n’a aucun a priori en ce qui concerne les distinctions de genre. L’éthique s’élève gracieusement dans le cœur de ses hommes et de ses femmes qui veillent dans une bienveillance absolue à la bonne mise en pratique des traitements et des rémissions à travers le respect des individus, où l’égalité, la liberté et la fraternité possèdent encore un sens collectif.

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Le refuge des hommes

Écrit

par

Stéphane de Saint-Aubain

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TABLES DES MATIÈRES

— Introduction page : 3

Chapitre 1er

— Trompe la mort page : 8

Chapitre 2ème

— Le patriarche page : 22

Chapitre 3ème

— L’hallucination page : 40

Chapitre 4ème

— Amnésie sélective page : 66

Chapitre 5ème

— La réquisition page : 82

Chapitre 6ème

— Oh my god page : 100

Chapitre 7ème

— L’hymne à la vie page : 117

Chapitre 8ème

— Les naufragés page : 129

Chapitre 9ème

— Le plan page : 152

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Introduction :

S’il y a bien un lieu où l’homme est encore à ses yeux l’égal de lui-même, il

s’agit probablement bien de l’hôpital. Un lieu de neutralité, un havre, où

la moralité est bienfaitrice et la même pour l’ensemble, et n’a aucun a

priori en ce qui concerne les distinctions de genre. L’éthique s’élève

gracieusement dans le cœur de ses hommes et de ses femmes qui veillent

dans une bienveillance absolue à la bonne mise en pratique des

traitements et des rémissions à travers le respect des individus, où

l’égalité, la liberté et la fraternité possèdent encore un sens collectif.

Connus de tous et pour tous, aujourd’hui nous pourrions l’appeler l’île des

naufragés. Un havre sécurisant mêlant des individus de classes et de races

sans distinction précise dans son ensemble, échouant dans un même but

et un même endroit. Un mélange des genres pas toujours vraiment bien

assorti d’ailleurs. Imaginairement, il peut s’apparenter à un poumon de

substitution, permettant de prévenir de potentielles asphyxies en lien

avec d’éventuels maux d’origines viscérales ou mentales des individus, en

oxygénant le sang, l’élément de principe à toute vie. L’humanité se côtoie

à travers de multiples états de maladies et pathologies engendrées par la

fatuité du destin. Celles-ci se distinguent de par leur caractère de gravités,

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insidieuses et sournoises, et sous diverses formes d’évolution.

Un petit point nécessaire sur l’évolution historique de l’hôpital s’impose

quant à son origine et à ses missions. Machine opérationnelle à soigner

conçue de l’homme pour l’homme, son nom premier était l’hospice, ayant

pour vocation d’accueillir les plus infortunés de la nasse à savoir les

malades, les vieux, les vagabonds, les fous, une boîte de Pandore en

somme, un fourre-tout géant peu enviable, destiné à contenir tous les

éléments indésirables et perturbateurs aux yeux d’une société. À l’origine,

la pratique médicale n’y avait pas lieu. Dès lors que l’on recentra la

maladie sur sa thérapeutique, le regard de nos concitoyens se fit un peu

plus compatissant, et devint un peu plus complaisant de l’intérêt général.

S’humanisant, et s’ouvrant peu à peu, l’hôpital se fondit dans le paysage

communautaire et suscita immédiatement l’intérêt général, s’élevant par

la même occasion au rang d’institution, se voulant de cette notion dite de

service public. Implacablement, l’hôpital s’imposait à nous dans

l’extrémité de nos vies. De nos jours, véritable fourmilière, médecins et

personnels soignants s’unissent et collaborent pour le bien commun et

dans l’intérêt de tous, donnant une véritable dimension sociale aux

missions qui lui incombent, et dans ses engagements. Cependant, à

l’heure actuelle, la situation dans laquelle ces personnels évoluent tend à

« clientéliser » la « patientèle », car le système a fait le choix de la

rentabilité au détriment du patient. Des études socio-économiques fiables

ont été mises à jour sur ce sujet et mettent largement en avant ces

dérives, détectées et analysées au plus juste dans un prisme macro-

économique par des analystes de renom. En effet, la difficulté vient de là :

comment prendre en charge correctement un « client » ordinaire, et dans

des conditions optimales, quand, à l’heure des grandes et nombreuses

restrictions budgétaires comme l’on nomme cela, qui paralysent « in

vitro » ce système de soin, l’humain n’est plus au cœur des véritables

préoccupations de la mission de soin du système de santé ? Pourtant,

croyez-moi, nous avons tous réellement la foi ! Et nous croyons

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réellement et fermement en nos missions, nous savons quelle chance

nous avons de vivre dans ce pays, fondé sur tant de valeurs humaines, que

les pères de la république ont si vaillamment défendu et préservé, pour

qu’il conserve ses lettres de noblesse dans les siècles à venir, et comme

nous le voyons aujourd’hui. Mais malheureusement, comment voulez-

vous que nous puissions travailler sereinement dans de telles conditions ?

La compassion pour ses semblables est nécessaire, certes, mais là n’est

pas tout. La tarification à l’activité en est bel et bien son exemple, une

grande imposture. Cette mesure, qui consiste à diminuer les dotations

financières tout en équilibrant les ressources économiques d’un

établissement de soins, est une belle hérésie. Un jour, quelle ne fut ma

stupéfaction, d’entendre au hasard d’une conversation, un individu, qui

me sembla être le gestionnaire, pardonnez-moi ce lapsus, je reformule, le

directeur du centre hospitalier, employant les termes d’« efficience

proactive ». Ces termes agressent comme une entrave malveillante, nos

petits tympans respectifs, prononcés dans l’un des nombreux couloirs de

longueurs interminables que compte l’établissement. Parlons-en de ces

portes, elles s’ouvrent aléatoirement et se referment en cadence

irrégulières, provoquant des déplacements d’air propices à vous donner la

maladie. Certains jours, nous pouvons y distinguer des silhouettes

singulières et irrégulières se fondre dans la pénombre angoissante, et où

la plupart de nos concitoyens étrangers à ces lieux détestent s’aventurer.

Cette formule de management, à la tonalité corrosive, blasphématoire à

la mode et au service de la technocratie avait été formulée dans ces lieux

saints, accentuée dans son intensité par l’effet caisse de résonance de ces

grands volumes structuraux. Ce qui veut dire, d’un point de vue général,

dans la traduction de l’interprétation au sens commun, que le personnel

n’est plus qu’une variable d’ajustement, évoluant dans une logique

comptable d’un plan de retour à l’équilibre des budgets hospitaliers,

ordonné par les Agences Régionales de Santé, missionné par le ministère

de la santé lui-même. — « d’ici, je vous entends déjà dire : »

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— « c’est du réchauffé ce qu’il nous raconte, épargne-nous tes poncifs s’il

te plaît ! »

— « non, hors de question, ceci est la réalité, et moi je baigne là-dedans,

je macère au quotidien dans cette marinade aigrelette, de la même

manière qu’un petit oignon à demi émergé, composant facultatif de cette

garniture aromatique, prête à déborder de son plat par l’imprégnation de

tous les aliments gonflés de jus. J’espère que la comparative culinaire de

cette image vous parle ? Peut-être ? Je peux continuer maintenant ! Merci

de votre compréhension, je vous demande de ne pas m’en tenir rigueur ».

Autant dire que les valeurs de l’institution en avaient pris un sérieux coup

depuis la mise en place de la tarification à l’activité en deux mille sept,

dans le cadre de la réforme du plan-hôpital de la même année. Inutile de

préciser, tant que nous y sommes, que les objectifs premiers ne sont plus

en rapport ni avec les engagements moraux, ni avec les pactes officiels, et

ne reflètent plus le visage bienveillant d’une société protectrice de ses

valeurs, et ne reposent plus sur les grands principes fondateurs

d’autrefois. Notre fierté nationale, chère à nos petits cœurs, l’hôpital,

n’est plus que l’ombre de lui-même, autrefois fleuron et icône de notre

pacte social. Il s’est enfoncé progressivement ces dernières années dans

une crise profonde, pour ne pas avoir vu les nouveaux changements

s’opérer et n’avoir pas su anticiper l’évolution des besoins, par le concept

d’hôpital-entreprise visant à donner avant tout ce pouvoir au

management administratif, aux dépens du pouvoir médical, ce qui n’avait

pas de sens. Le pouvoir en place s’était borné à chercher ailleurs,

paradoxalement, sans aucune réflexion prospective sur les modèles

hospitaliers adaptés à notre époque, l’état avait lancé dans les années

deux milles, un vaste investissement, dans deux plans de restructuration

du système de santé, de l’ordre de dix milliards d’euros, qui n’avait

absolument rien rapporté. La suite est à méditer, je vous laisse libre de

vos pensées et de vos réflexions. Avant tout, n’y voyez pas ici un manifeste

exhaustif vindicatif d’un quelconque appel à exécrer une instance

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étatique. Je me permettrais, si vous le voulez bien d’être le simple

rapporteur éclairé de l’un des nombreux services de l’hôpital ou j’officie

moi-même dans la fonction d’aide-soignant, dans un service d’urgence,

entendez par là, le collaborateur de l’infirmier sur le front des opérations

de gravité. Je ne reviendrai pas sur l’état de santé du système, je pense

avoir été suffisamment explicite, et ce qui dans l’idée, n’est pas du tout

l’objectif de ce récit. Je souhaiterais avec vous, si vous le voulez bien, vous

faire partager, et vous rendre compte de quelques scènes de vécu,

rencontrées dans d’autres situations ; et parfois dans d’autres services de

soins, auxquelles j’ai été confronté lors de ma carrière hospitalière. Pour

ce faire, je vais organiser mon récit sous forme de petites saynètes de

situations les plus communes, malheureuses pour certaines et cocasses

pour les autres, rencontrées sur le terrain, composé de portraits

d’hommes et de femmes dont par souci de discrétion, et surtout par

respect du secret médical nous changerons volontairement les identités et

les noms de naissance. Comme beaucoup ici sur cette terre bien basse,

victimes de la fatalité, de l’infortune, et des aléas de la destinée. Portraits

brossés par l’humble serviteur que je suis, et vous ferait l’inventaire de

celles-ci. N’y voyez pas là une certaine forme de complaisance de ma part,

ni même une forme de jugement de valeur, même si le contraire

effectivement s’impose quand même à votre bonne lecture. Je ne puis

retenir mes sentiments sur certaines injustices, c’est hors de mes forces.

Oui, je vous l’accorde mes prises de position n’ont pas forcément d’intérêt

à venir parasiter certains paragraphes dans le texte, je m’en excuse

honorablement et modestement par avance, mais, comme dit l’adage

populaire : « La vraie nature de l’homme revient au galop ». Voyez-y au

contraire le compte rendu objectif de la réalité, d’un homme simple et

sans prétention, installé aux premières loges de « l’humanitude », à

travers ses croyances et ses doutes. La comédie humaine est à Balzac, de

ce que ce récit est aux patients. Moi et mes paires avons pris la singulière

habitude d’appeler ce service très particulier, « la Cour des Miracles », car

il faut cependant distinguer les urgences absolues, bien moins

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nombreuses heureusement, des relatives. Les faits de ces scénarios, se

rapportent tous quels qu’ils soient à la détresse sous toutes ses formes,

avec des situations parfois théâtrales et burlesques, à la limite du

grotesque. Ni plus ni moins que la réflexion maculée et parfois au

contraire splendide de la nature existentielle de cette société dans

laquelle nous évoluons et somme amenée à devenir.

CHAPITRE 1er

Trompe la mort

Les grandes portes vitrées grincèrent, comme d’habitude, ce bruit strident

tiré des profondeurs lointain d’un mécanisme enrayé, nous rappelait la

possibilité de faire face à une situation dramatique, à laquelle la vie

pouvait jouer parfois de vilains et mauvais tours, et plus particulièrement

à celle ou celui qui lui tournait le dos. Dans ce grand sas démesuré, doté

de ses deux grands rideaux de ferraille mécanisés, ouvert aux quatre

vents, les courants d’air étaient légion, parfois même saisissants de par la

nature de l’évènement. L’ambulance rouge ou blanche selon ce que la

malchance déciderait et voudrait y faire entrer à l’intérieur, en fonction de

son bon vouloir, s’avançait énergiquement et libérait son chargement

d’hommes et de femmes en souffrance dans ce vaste monde qui pouvait

s’avérer être impitoyable. Cette grande loterie contingente ne faisait

aucun discernement parmi ses occupants ; accompagnés dans ce cortège

de souffrance, par des héros, ces secouristes valeureux, altruistes et

philanthropes œuvrant pour le bien de leurs semblables. Leur vocation

professionnelle et la passion de leur métier étaient les maîtres mots de

leur dévouement, ce qui était tout à leur honneur. Car leurs missions

indispensables étaient aussi à la hauteur de leurs promesses et de leurs

engagements de servitude pour leurs prochains. Je vous parle ici des

différents intervenants de la chaîne de soin ; hétérogène elle l’est

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indiscutablement, au nom de ses différents éléments constituants : les

pompiers, les ambulanciers, les forces de l’ordre. Des humanistes en

puissance, convaincus au service de la collectivité. Mais passons les

éloges, car mal employé, ils dépassent la définition de leur sens premier.

Des lumières célestes de forte intensité apprivoisées par des capteurs

dans le sas éclairaient instantanément l’espace, le rideau s’ouvrait ; qui

s’avérait être une porte coulissante automatisée. Elle donnait un accès

direct dans la salle d’accueil des urgences vitales, où tout ce petit monde

abandonné par la chance se confondait dans l’instant. Cette nouvelle

intrigue affligeante mettait en lumière la nature de la problématique à

venir. Voici notre homme, un sexagénaire de petite taille et trapu de ses

imposantes épaules ; tout recroquevillé sur lui-même, emmitouflée dans

un épais duvet bleu garni de matières isolantes. Ce corps, malmené par

l’ingratitude de la fatalité, était supporté tant bien que mal par un

brancard à la fois fonctionnel et désuet, en apparence d’un autre temps.

L’expression de son visage fin et sec laissait deviner, un penchant addictif

aux élixirs corrosifs de tous genres. Sur son large et proéminent front, des

sillons écartés et tiraillés mettaient en évidence de vieilles rides profondes

semblables à des vagues successives en perpétuel mouvement en face des

ressacs opposants. Quelques mèches de cheveux de couleur blanches et

clairsemées bataillaient dans cet espace désertique et anarchique, elles

s’accrochaient obstinément à son cuir chevelu. Le regard vague et à la fois

éteint se confondait dans des mirettes allongées, bleu claire, presque

opaques et fixait le vide dans une indifférence absolue. Celui-ci, amputé

de l’acuité de l’un de ses sens premier évoluait sans intention précise.

Hors du temps, sans réelle conscience de l’environnement dans lequel la

perception sensorielle ouvre la voie à ce guide essentiel vous menant aux

embranchements des chemins de ce monde. Sur sa large mâchoire carrée

en forme d’étau poussait une barbichette, qui ne devait pas excéder deux

jours. Son gros nez hypertrophié, déformé et renfrogné sur lequel étaient

visibles des petits vaisseaux sanguinolents et bleuissants, qui serpentaient

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sur cette grosse truffe au milieu de cette face ravagée par les abus. Le

reste du portrait formait un contraste saisissant avec sa moustache à

l’anglaise coupée au cordeau, linéaire et jaunie par le tabagisme. Les excès

et le poids des années avaient parachevé de sculpter ce faciès peu

enviable. Je connaissais par avance le motif de sa venue, par

raisonnement empirique, l’expérience des évènements passée, affûte nos

sens et nos capacités d’analyses. La prise en charge immédiate dans ma

fonction consiste dans un premier temps à évaluer la nature de l’urgence

sous l’autorité de l’infirmier et de mesurer les différentes constantes

physiologiques humaines, sorte de bilan à intégrer en première intention

à un examen médical d’ensemble. Cela consiste à mesurer les différents

paramètres vitaux que sont la tension artérielle, la fréquence respiratoire,

le pouls, la saturation en oxygène du sang, la température et plus

subjectivement mesurée, une douleur éventuelle. S’ajoutent à cela divers

examens un peu plus techniques permettant de déterminer d’autres

caractéristiques physiologiques. Les données étant reportées dans leur

dossier respectif, l’orientation dans le circuit se précise. Je m’affaire dans

un deuxième temps à améliorer le confort de proximité du patient et à lui

faciliter aisément l’accès à son environnement immédiat. Et

éventuellement dans la position qui est la sienne, si les circonstances

l’exigent, de mettre en œuvre des soins de nursing et du matériel

d’élimination (bassins, urinaux) pour le soustraire à davantage de

contraintes. Voilà pour l’essentiel de mes attributions, conditionnées par

un diplôme d’état, délivré à l’issue d’une formation s’étirant sur une

dizaine de mois. Le patient était installé, l’équipe paramédicale mobile

repartait à d’autres obligations, la routine façonnait son œuvre. Cet

homme-là n’avait pas fière allure en arrivant, cependant il avait l’attitude

d’un homme résigné, ou bien peut-être, tout bien considéré, habitué à

l’environnement dans lequel sa condition ne pouvait pas lui permettre

qu’il en soit autrement. De son temps, au regard de cette situation

sordide, Camus en aurait fait son affaire avec son lot d’absurdités ; car il y

avait matière à développer. Ses vêtements ; il serait plutôt juste de

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signifier, ces bouillons de culture alimentaires et bactériologiques

malodorants, imprégnés aux tissus de mauvaise qualité témoignaient

misérablement de la grande détresse de ce que pouvait être sa vie. Dans

ce vide intérieur, il semblait que son esprit avait déjà pris possession du

lieu le plus naturellement du monde. Les premiers mots qui sortirent de

sa bouche ne me semblèrent pas intelligibles et être encore moins en

adéquation avec leur signification. Une saturation en oxygène prise

instantanément, le constat d’une peau cyanosée, m’indiqua sur l’instant

une faible et mauvaise oxygénation sanguine. En approchant mon visage

au plus près de la victime, stupéfaite d’incompréhension, et de manière à

saisir l’origine de ces sons incompréhensibles, ou devrais-je dire plus

précisément de ces râles à la limite de l’audible, je perçus le souffle de sa

bouche humide, dans laquelle s’ajoutait à l’agression de mon odorat, des

remontées d’exhalaisons pestilentielles, s’extirpant des profondeurs et des

méandres de son corps. En observant plus attentivement, l’aspect et le

contenu de cette bouche ouverte puante, ou des déchets alimentaires

putréfiés s’étaient logés confortablement entre de larges espaces

interdentaires, je distinguai nettement une forme indéfinissable coincée

au fond de sa gorge. Dans ce charnier buccal à ciel ouvert, parsemé des

restes de ce que fut l’un de ses derniers repas d’ivrogne, il s’agissait

d’extraire probablement un corps étranger, que j’allais devoir expulser

sans ménagement. Je m’y employai dans la seconde et ni une ni deux,

juste à peine le temps de le dire, simultanément, je saisis notre homme

par la taille, et j’entrepris immédiatement de mettre en œuvre la

méthode de « Heimlich », méthode qui consiste à désobstruer les voies

aériennes. Pour ce faire, j’assis le patient sur son séant, penchai le buste

légèrement sur l’avant ; il se trouvait à la limite du malaise. Ses yeux

congestionnés de sang, s’évanouissaient progressivement dans le néant,

ses lourdes paupières semblaient à la peine de résister longtemps à cette

oppression physiologique ; martyrisées par un organe asphyxié par le

manque d’oxygène. Malgré les compressions sternales vigoureuses

dispensées à intervalles réguliers, le résultat obtenu resta décevant et

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improductif. Je m’égosillai à tout-va, à crier et à chercher de la rescousse

autour de moi, avec ce corps ballant, telle une marionnette inanimée,

jetée par son ventriloque. Ce type, ce parfait inconnu, dont le dernier râle

me serait possiblement destiné, se faisait pesant et flaccide dans mes

bras, tel un poids mort. Il n’y avait décidément personne dans les parages,

le désarroi que je ressentais par le constat de l’impuissance de mon

entreprise, cédait la place à de la rage de résignation. J’avais tant espéré

dans ce grand moment de solitude et soumis au bon vouloir de Dieu, à ce

qu’une âme en perdition de passage entende mes appels à l’aide. Du fond

de cette infinité temporelle, plus rien ne semblait aller dans le sens de

mes espérances. Tout en essayant d’arracher la bête à ses entrailles, je

m’obstinai à croire que Dieu resterait sourd à mes complaintes. À ce

moment précis, je constatai l’inertie du corps amorphe que je serrais

contre moi, et finissait de constater amèrement la vie s’y évanouir

inexorablement. Dans le désespoir, et en dernier recours, j’allongeai le

mourant sur le dos tant bien que mal et tentai un massage cardiaque,

mais en vain lui aussi. Le temps semblait s’être figé et restait indifférent

aux affaires humaines. Au milieu de ce chaos sans nom, des visages

hébétés et totalement insensibles de vieilles personnes paralytiques et

éreintées par les maladies dégénératives observaient ce spectacle

laborieusement sans émergence ou sursaut de lucidité. Ces vieilleries

impotentes étaient plus occupées, à refaire les mêmes gestes à l’infini,

sans vraiment comprendre l’intérêt de la chose qui me concernait.

Décidément, Dieu s’obstinait à ne pas reconnaître ses semblables parfois.

J’étais toujours le seul comédien sous les projecteurs, sans les textes et les

répliques, plantées là sur la scène ; égal au personnage central de cette

pièce sans scénario. Parachuté bien malgré lui dans cet esclandre, à la vue

d’une foule froide et inexpressive, qui semblait bien plus captivée à

observer une autre comédie vivante et moins ennuyeuse, devant se jouer

dans un autre espace-temps de l’irréalité. Sans ressources, abasourdi par

la situation, un sentiment de désarroi montait dans ma chair, ça en

devenait viscéral, j’étais littéralement agressé dans mon être, car j’étais

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pris au dépourvu. Cette représentation était inattendue, elle n’avait fait

l’objet d’aucune réclame de publicité, elle semblait juste avoir été écrite

pour moi et cet être entre la vie et la mort, mais ne pouvait pas se

produire, pas ici. La providence n’avait pas dit son dernier mot. Dans ce

naufrage cauchemardesque, contre toute attente Dieu dans toute sa

grandeur miséricordieuse et l’amour qu’il manifestait à l’égard de ses

prochains avait décidé de contrarier ses desseins, d’avoir pitié d’un être en

faiblesse et de secourir l’un de ses rejetons en perdition dans son

malheur. C’était dans ses prérogatives, ses voies sont impénétrables, était-

il dit, dans la grande voûte céleste.

Par miracle, une équipe du Service médical d’Urgence et de Réanimation

rentrait d’intervention sous la pluie battante du dehors. Ce concours de

circonstances, si s’en était un, était écrit là-haut dans les grands rouleaux

universels, comme le dirait Jacques le fataliste à son maître. Pour ma part,

l’arrivée de l’équipe était une bénédiction, je passai donc naturellement

« la main », expression du milieu, permettant de se soustraire à une

difficulté particulière, pouvant être résolue par un ou des tiers, avec des

moyens plus efficaces à mettre en œuvre. En effet, le simple fait d’y

consentir, beaucoup par la force des choses d’ailleurs, fut salvateur pour

notre patient que l’état actuel de la chose avait voulu voir mort et enterré.

Tout ceci m’avait paru durer une éternité, alors que finalement les

évènements s’étaient écoulés dans un laps de temps relativement court et

n’avaient pas excédé dix minutes. Ils avaient déjoué les plans funestes de

la prophétie, là était l’essentiel. Les jours futurs, j’allai m’enquérir de l’état

de santé de notre revenant, ce trompe-la-mort, dans le service de

médecine générale. En ouvrant la porte, à la place dans son lit, je trouvai

un homme alerte, tout sourire ; il me considéra étrangement et était dans

l’expectative de cette visite de courtoisie soudaine et inattendue. Il était

différent et, étonnamment, il ne ressemblait plus guerre à ce mourant

que je me représentais, et dont j’avais gardé les vagues réminiscences

dans les profondeurs de ma mémoire. Il était désormais plus vivant que

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jamais, se tenant là devant moi, dans la même configuration qui aurait été

la sienne dans un autre contexte. J’avais sur l’instant la nette sensation

d’être trahi par l’exacerbation de mes sens. Je me présentai, et lui fis le

récit exact et dramatique de l’évènement dont il avait été la malheureuse

victime. Dans ce drame, égal à l’urgence quotidienne, mais supérieure par

la gravité extrême que prenait la tournure, j’en avais oublié son nom. Il

amena la conversation sans a priori, et me fit assoir sur son lit. Il semblait

me considérer avec beaucoup d’empathie, et me narra son

autobiographie avec l’empressement d’un type prompt à la

communication, dont la fin de l’histoire elle, restait à écrire par son

auteur. Il s’appelait Monsieur Alphonse, il était né un jour de printemps

dans le quart nord-ouest des quartiers lyonnais, fils de Monsieur, qui était

comptable de son état, et de Madame, Docteure en pharmacie. Ils

travaillaient honorablement tous deux dans la proximité géographique

l’un de l’autre, voisins professionnels en somme, dans les riches artères de

l’hyper centre de la vieille ville, proche de la rue des antiquaires et de la

préfecture. Ce couple au caractère accommodant, et admirablement bien

assorti œuvrait au cœur des grands immeubles pluri centenaires du style

des grands volumes haussmannien. Il vécut sa jeunesse avec son frère et

ses deux sœurs dans le confort et le calme d’un quartier simple, mais sans

histoires avec les habitants et voisins du même acabit. Ils fréquentèrent

communément l’école du groupe scolaire, qui portait le même nom que le

quartier, jusqu’à la fin du cycle primaire. Monsieur Alphonse étudia au

lycée collège de Notre-Dame de Sion de Lyon ; il y fit de bonnes études,

qui lui ouvrirent la voie de l’école centrale lyonnaise pour l’industrie et le

commerce. Il devint ingénieur de conception de châssis de véhicules dans

un grand groupe français, dont nous ne ferons pas ici la promotion. Je

m’attardais dans la discussion avec ce personnage très sympathique au

demeurant, au lieu de quitter l’établissement, ma journée de travail

s’étant achevée depuis environ une heure. Il revint sur ses années de

bonheurs avec un petit sourire de nostalgie, et puéril de petit garçon. Il

vénérait, la période des vacances scolaires : elle signifiait pour lui la

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promesse de distractions infinies, lors des départs à la neige à la saison

hivernale, lorsqu’avec sa famille il quittait la ville pour rejoindre la

villégiature de montagne. Effectivement, ses parents y possédaient un

pied-à-terre, un chalet plus exactement, à Saint-Pierre de Chartreuse,

dans le parc naturel régional de Chartreuse, auquel Stendhal lui-même en

son temps donnait pour surnom « l’émeraude des Alpes ». Entre nous, il

est vrai que les Alpes, dont le massif gigantesque et étendu est devenu

emblématique parce qu’il abrite « le toit de l’Europe » le Mont-Blanc. Ces

hauteurs topographiques de reliefs positifs regorgent de trésors que sont

les splendides parcs naturels, des centaines de petits villages authentiques

fleurissent dans les vallées au bord des lacs, les alpages, refuge de

bouquetins, de chamois, et d’une grandiose faune protégée. Sa situation

dans un jeu de collines, de coteaux et de petits plateaux à l’ouest de la

partie montagneuse, et la présence de doux reliefs, propices au

développement de l’agriculture, en faisait un village authentique, à

distance duquel se trouvait la ville de Lyon, à une centaine de kilomètres

plus au Nord-Ouest, et à environ à deux heures et demie de route dans le

meilleur des cas, ce qui représentait déjà pour l’époque une sacrée bonne

distance. Dans sa jeunesse, et dans l’émulation de nouveaux plaisirs, qui

rompaient avec la monotonie du train routinier et aseptisé de la vie

urbaine, il affectionnait ces longs et distrayants déplacements inoubliables

assis confortablement sur les sièges de simili cuir rebondissant de la DS.

L’auto était bondée nécessairement de toute part pour l’occasion, de

malles bombées, et remplies à l’excès de diverses commodités pour la

durée du séjour, véhicule que ses parents avaient acheté chez le nouveau

concessionnaire de la zone marchande. L’acquisition fut faite

unanimement plusieurs mois avant le départ, et spécialement pour

assurer dans les meilleures conditions possibles ces longues migrations

saisonnières. Par la fenêtre, lorsque ses frères cessaient le chahut et les

gesticulations désordonnées, qui faisait tanguer la voiture d’un coup à

droite et le suivant à gauche, ce qui s’expliquait par la hâte de se

dégourdir un peu les membres, et trahissait aussi la lassitude des corps

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dans la position assise, son esprit vagabondait à travers la belle campagne

iséroise et rhônalpine. Ces aventures, agrémentées de paysages

pittoresques, propices aux vagabondages des pensées, amplifiaient

l’exaltation des yeux écarquillés d’un petit homme à peine âgé de huit

ans. Qu’elle ne fut pas son admiration, à la vue impressionnante

d’immenses et hautes formes indéfinissables, qui semblaient toucher le

ciel par leurs sommets, ainsi que par l’approche et la traversée des

authentiques villages montagnards tout droit sortis de l’imagination de

leurs rustres habitants. Il se laissait séduire par la réflexion sur la beauté

des hôtes de ces lieux, dans la contemplation exquise des différents

panoramas qui s’offraient bien volontiers à sa vue d’enfant, dans cet écrin

rocheux, recelant de plaines et vallées. L’organisation solennelle et stricte,

et quasi militaire que son père instaurait avec une attitude de donneur

d’ordres et l’énergie d’un lion, qu’il mettait en œuvre pour atteindre

l’objectif alpestre le fascinait. Si l’attitude de son paternel l’amusait, très

paradoxalement cette mise en scène lui renvoyait aussi l’image assez

vulgaire et traditionnelle d’une transhumance humaine saisonnière,

comme un berger mène son troupeau dans les hautes vallées

montagnardes. Dans ce cadre idyllique, de carte postale, la saison

hivernale lui offrait un vaste espace de jeux, illimité et ludique. L’espace

blanc était totalement incroyable, par la présence de neige abondante,

propice à toutes les activités de glisse, ce qu’il affectionnait plus que tout,

hormis le ski alpin un peu moins connu, qui en était à ses prémices. En

revanche, le ski nordique connaissait déjà son apogée, relayé par l’intérêt

général que les spectateurs passionnés de ces courses exprimaient et dont

les médias locaux, à leur tour vantaient les exploits innombrables des

meilleurs fondeurs de la discipline. À travers les forêts et les pâturages,

des parcours jalonnés serpentaient dans les blanches plaines, où étaient

proposés différents circuits de ski de fond, en fonction des différents

niveaux des pratiquants. Quels moments de majesté et de grâce il avait

ressentis lorsqu’il empruntait les chemins et les sentiers des pistes

balisées à travers le domaine enneigé. Tous ces chemins de traverse,

Page 17: Le refuge des hommes

17

étaient bordés de sapinières alpestres, de forêts remarquables de Picéa et

d’Abies, ces arbres de la plate-forme subalpine inférieure, au milieu

desquels, il avait abordé les stations atypiques de l’étage montagnard.

Skiant avec fierté dans le sillage des traces des skis de son frère aîné d’une

dizaine d’années son aîné, et bien plus expérimenté que lui, duquel il avait

espoir de surpasser un jour. Il délaissait le ski certains jours de la semaine

pour la randonnée en raquettes dans les grands domaines vierges et

enneigés, avec ses deux frères cette fois, dont l’entraînement était bien

supérieur au sien. La difficulté physique ne lui permettait pas toujours de

terminer les parcours sans l’aide des deux autres qui, à mi-course, se

jaugeaient et entraient en compétition subitement sans crier gare, mais

que lui pressentait, en ayant pris le soin d’observer les attitudes

respectives de chacun. Ces deux autres s’appréciaient du coin l’œil, pour

essayer de deviner qui lancerait l’attaque le premier. Et tambour battant,

ils se mettaient à marcher avec furie, comme des dératés, laissant monter

dans l’air glacé leur souffle chaud sur de longues portions qui lui

paraissaient interminables. Ce petit jeu agaçant et propre à l’orgueil

mesurable de ces deux devanciers lui avait valu de méchantes courbatures

certains lendemains par l’effort intense et surhumain qu’il avait fallu

déployer dans l’espoir de raccourcir un peu plus la distance entre eux.

Que fallait-il ne pas faire pour ne pas paraître ridicule ! Mais par-dessus

tout, quelle idée de se mettre en difficulté par excès de fierté. Les étés,

l’escalade avec le club de grimpette des petits diables, dans un décor de

forêt et de vallées où se dressaient les belles aiguilles de calcaire de

l’Aiguillette Saint-Michel, entre le cirque de l’Aulp du Seuil et de la falaise

du grand Manti, était l’activité de référence des touristes, et en particulier

des enfants en villégiature d’été au village. Ils évoluaient encadrés par des

moniteurs d’expérience, sécurisés avec du matériel adapté aux grimpeurs

dans les hauteurs de la roche. Verticalisés sur les pans de murs rocheux

aux parois abruptes du col de Marcieu, situé à Saint-Bernard de Touvet et

dont l’altitude est estimée à mille cent mètres, dominant la vallée du

Grésivaudan, au pied des falaises de Chartreuse. L’escalade absorbait la

Page 18: Le refuge des hommes

18

majeure partie des journées des vacances estivales de pratiquants. Ces

journées étaient parfois entrecoupées de randonnées pédestres, pour

lesquelles son père, en féru de la discipline, avait porté énormément

d’intérêt à préparer scrupuleusement la marche et le jalonnement

minutieux des itinéraires à l’avance. En général en début d’après-midi,

après le déjeuner, chaussures de randonnée aux pieds, et sac à dos avec

trousse de secours et différents préparatifs nécessaires à l’expédition du

lendemain dans la musette, son père faisait en première intention le

circuit aller et retour. Il réapparaissait seulement pour l’heure du diner en

soirée, où il semblait, par l’intervention de ses réactions enjouées,

visiblement ravi de son organisation. Le grand marcheur et randonneur

chevronné qu’il était avait toujours une préférence pour l’une d’entre

elles, ou dans la progression ; il fallait contourner le large et fameux col du

Granier, qui relie les villages d’Entremont-le-vieux au sud, Apremont au

nord, Chapareillan à l’est, et dominé par la majestueuse montagne qui

porte le même nom. Vous entriez alors dans le massif des Préalpes qui

vous offrait une mosaïque de paysages variés, composés de forêts, de

torrents, de falaises, de vieux villages blottis dans le creux des clairières,

des vallons, et enfin des alpages haut perchés. Mon père, lors de ses

randonnées familiales, avait pour principe de s’adapter aux marcheurs les

plus faibles et les moins endurants, de manière à ce que tous les

participants puissent atteindre sans dommage et sans peine l’avènement

suprême, le point ultime. Cette randonnée fut idéale par la nature de ses

courbes de terrain, avec de faibles dénivelés et des panoramas

exceptionnellement remarquables et diversifiés. Dans cet environnement

préservé du tourisme de masse, nous pouvions remarquer la présence

admirable de la flore particulière des hautes prairies alpines, en particulier

les principales fleurs qu’il avait appris à identifier dans les cours de

botanique dispensés par l’école, où au fur et à mesure de la progression, il

avait distingué plusieurs variétés de sa connaissance : la Gentiane, les

renoncules des glaciers, la grande Pimprenelle, la Campanule du

Montcenis, l’Arnica, l’Androsace, la Benoîte rampante, et bien d’autres

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19

encore.

Les souvenirs des choses oui, mais pas que, sa mémoire olfactive aussi le

ramenait à l’odeur des murs du chalet, fabriqués à partir de bois bruts

d’essences locales, et la présence sur ceux-ci des petites traînées marrons

clairs ; coulantes et collantes de sèves odorantes qui se figeaient parfois

comme de la colle sur les lames. D’ailleurs ces écoulements de sève

résinifères, il les apparentait aux bonbons Valda, à la matière de la

gomme, aromatisée à la menthe et à l’eucalyptus, ressemblant à de petits

rochers verts, sur lesquels le sucre scintillait de petites paillettes

lumineuses. Sa mère, une femme d’un caractère doux et d’une gentillesse

reconnue, portait une attention très maternelle au bien-être de ses

enfants et au devenir de chacun d’eux. Elle avait toujours de bonnes et

petites attentions les concernant, leur préparait le petit déjeuner de bon

matin, avec du bon lait entier naturel que le laitier déposait devant la

porte d’entrée cossue, dans sa Berthe en ferraille munie d’une unique

anse centrale recouverte de bois, et qui permettait de soulever tout son

poids d’une main ferme. Le bon lait entier fraîchement tiré à la main par

la fermière de la laiterie en contrebas, des pis de la vache abondance de

race savoyarde, réputée dans le milieu pour la qualité exceptionnelle de

son lait, et accessoirement pour son excellent rendement fromager. Ce

doux breuvage, pour l’occasion était doucement mélangé à de gros carrés

d’une tablette de chocolat suisse qu’elle fît parvenir, et cela une fois l’an

pour l’occasion, du grand marché traditionnel de l’hyper- centre du

mercredi matin. Et plus précisément au moment du chalandage de la

majestueuse place carrelée des Terreaux, autour de la magnifique

fontaine Bartholdi. Cet opulent chef d’œuvre, ce monument remarquable,

pesait à lui seul, la bagatelle de vingt-huit tonnes, dont vingt et-une de

plomb, et le tout sur une hauteur conséquente de quatre mètres et

quatre-vingt-cinq centimètres. Il faisait face et de plein front de l’hôtel de

ville. Son noiraud douceâtre, comme elle le nommait, était fondu

lentement à feu doux dans une casserole étamée, avec un petit morceau

Page 20: Le refuge des hommes

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de beurre mélangé à une cuillerée à café de crème fleurette. Et pour

accentuer le charme de l’authenticité, elle versait délicatement cette

préparation encore frémissante aux doux nectars bien caloriques dans des

bols épais de terre cuite, à gros pois blancs sur fond uni cerné par les

couleurs que couverait le reste de leur surface. Il devenait inutile de vous

dire et de vous préciser que dans ces moments de privilèges, ces doux

effluves divins montaient et embaumaient tout l’étage, ameutant ses

occupants sans réserve et à peine réveillés. Illico presto, la marmaille pas

très assurée dévalait bien vite les escaliers de type ; grosse échelle de

meunier ; artisanalement bien construits avec un véritable savoir-faire des

artisans menuisiers locaux. Il avait la particularité d’être constitué de

grosses marches épaisses et de bonne largeur des meilleures essences de

bois régionale. La fratrie était littéralement envoûtée à la vue de la belle

disposition des magnifiques assiettes blanches aux bords peints de liserés

bleus sur lesquelles figuraient des personnages, et des animaux rupestres

des traditionnelles assiettes chartreuses. Ce festin digne d’une tablée

royale contenait gracieusement les mets nécessaires et gourmands dans

la perspective immédiate d’apporter aux précieux petits sujets du roi un

petit déjeuner fortement complet, enclin à vous remplir l’estomac

jusqu’au repas du midi. La maîtresse de maison ne lésinait pas sur les

moyens et pour preuve, elle mettait à disposition de beaux morceaux de

beurre fermier couleur de miel, dans deux beurriers traditionnels disposés

en vis-à-vis à deux mètres d’intervalle l’un de l’autre, à côté desquels

n’avaient pas leur pareil, de superbes plats larges et tout en longueur ;

fabriqués avec de la terre cuite de pays et peints de motifs floraux des

montagnes, où reposait une brioche tranchée par la main maternelle ; de

celle que l’on sort des placards seulement pour les occasions des grands

jours. De divines tartines bien solennelles, mais surtout appétissantes ne

restaient pas en reste et se tenaient bien droite, rangées les unes

derrières les autres, grillées à point encore fumantes, issues du pain de

tradition confectionné par le boulanger du village de bonne heure et dans

le respect d’une bonne cuisson lente. Ce produit de qualité était obtenu à

Page 21: Le refuge des hommes

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partir des sacs de quarante kilogrammes de farine, livrée par le meunier

depuis son moulin dans le bas de la vallée. Ces désirables toasts étaient

éparpillés dans les corbeilles d’osiers sur la grosse et longue table en sapin

du nord massif, derrière le gros poêle en fonte. Des chaises en hêtre avec

des pieds ronds en bois d’épicéa, garnies de petits coussins en coton à

motif de petits carreaux rouges, dont le rembourrage était entièrement

écrasé par le poids de ces petits monstres encore soumis à l’éveil des

sens, venaient compléter le reste du mobilier à l’esprit montagnard du

chalet. De ce moment intimiste, il appréciait fortement la vue

panoramique à cent quatre-vingts degrés par les grandes fenêtres vitrées,

que les murs épais de pierre en forme de rotonde laissaient découvrir de

la vallée des Entremont. La neige en hiver recouvrait entièrement de son

grand manteau blanc, ces grandes étendues immaculées, que seules les

empreintes des animaux trahissaient l’existence. Mais revenons au

moment présent de l’histoire qui nous intéresse, il était l’heure de faire

les comptes, il me fallut comprendre et analyser les dysfonctionnements

de cette affaire qui nous avait conduits, lui et moi, dans cette impasse et

jetés dans la plus grande des difficultés. Pour quelles raisons personne

n’avait détecté en amont l’obstruction des voies aériennes ? Le personnel

manquait, où était-il ? Et en particulier l’infirmier ? Ce jour-là, il n’y avait

pas eu mort d’homme, c’est un fait, et ces questions n’avaient pas lieu

d’être. Pourquoi aurait-il fallu chercher des problèmes, là où il n’y en avait

pas ? N’importe quel homme, aussi misérable sa condition fut-elle, aurait

peut-être mérité une réponse avec un peu plus de compassion de la part

du genre humain. Ne trouvez-vous pas ? Et d’ailleurs, qu’en pensez-vous,

mes chers lecteurs ?

Page 22: Le refuge des hommes

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CHAPITRE 2ème

Le Patriarche

Nous sommes le jeudi vingt-quatre décembre au soir. Est-ce une soirée

particulière ? Non, pas vraiment. A-t-elle un caractère symbolique ? Non,

plus. Les gens qui travaillent à certains moments de l’année, en particulier

pour quelques-uns la veille de Noël, se surprennent parfois à analyser les

circonstances pour lesquelles certains s’aliènent malgré eux tout au long

de l’année et cherchent à leur donner un peu de compassion et de paix,

certes momentanées, mais tout de même. Cela dit au passage, cette

perception intérieure, je l’ai moi-même ressentie, et partagée avec un

certain nombre. Pendant la saison des agapes, nous vivons, une sorte de

trêve ou d’échappatoire inconscientes, ou tout renvoie à des souvenirs du

passé, avec son flot d’images du temps révolu ou prennent forme et

apparaissent des lieux connus et des personnages un peu plus gais, ornés

et décorés ou costumés à l’occasion des circonstances qui l’exigent. S’ils le

pouvaient, le personnel travaillant pendant ces périodes de fêtes

souhaiterait transposer ici sur leur lieu de travail ces scènes et ces images.

Ces murs blancs impassibles construits en contreplaqué n’ont guère de

sentiments à l’égard des hommes, et ne s’intéressent visiblement pas à la

nostalgie de ses hôtes, ne ressentant ni joie, ni peine, se contentant

d’exister sans but précis ; juste relégués au rang de la matière. Autour

d’eux, une formidable valse incessante de noria de brancards, animé de

plaintes et de douleurs est le lot quotidien de ces murs.

Réduits en nombre par l’organisation du service, les agents présents

fêtent cet évènement à leur manière, dans la conception que chacun

voudra bien apporter à l’importance de ce jour de fête, et selon leurs

envies. Ils improvisent avec des moyens de fortune pour rendre l’ordinaire

Page 23: Le refuge des hommes

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plus joyeux, dressent des tables singulières, en les joignant les unes aux

autres. Cela donne l’impression de se retrouver face à une grande et

longue tablée conviviale, dans l’esprit de celles des réfectoires des écoles,

ou des ordinaires militaires. Tout droit sorti du placard de l’oubli, au milieu

d’objets divers et désuets, un haut carton blanc avec, écrit dessus,

« Champagne brut » en grandes lettres de couleur noire, à première vue

en très mauvais état, rempli à ras bord d’accessoires de décors et d’un

sapin de Noël garni de ses boules, et guirlandes multicolores ayant été

utilisées une décennie durant à la même époque de l’année, fut délogé

d’une année d’inobservance. Cet apparat scintillant aux mille reflets

brillants et multicolores, viendra compléter le tableau et donnera par la

même occasion, l’esprit de Noël dans la salle de pause qui se transformera

en hall de fêtes juste pour l’espace d’une nuit. Ils s’affaireront également à

décorer de mille manières possibles l’entrée de la salle d’accueil des

patients, face aux grandes vitres d’un seul tenant, le temps d’une matinée

entière. Ils apporteront également le plus grand soin à mettre en place la

mini-crèche iconographique originelle à cet endroit passager, stratégique

en visibilité. Cette mise en scène était truffée de figurines et de

personnages immuables composant la Sainte Famille, reconstituée plus

vraie que nature, dans un décor féérique de religiosité. Tout se petit

monde figé dans de la matière de porcelaine, se retrouvera entouré de

morceaux de coton pour donner l’illusion d’un sol enneigé et rendre ainsi

la démarche crédible. Dans cette perspective idyllique et de bonne

volonté, dans la meilleure des dispositions possibles, pourront s’installer

les oubliés des contes de la nativité, et les égarés de Bethléem. Et ainsi,

toute la Sainte Famille regroupée dans l’étable biblique donnera un

semblant de joie et de gaieté à la détresse des infortunés de cette future

nuit sans étoiles, que le ciel lourd, chargé de nuages, crèvera pour

soulager son trop-plein d’humidité. Ainsi cette pluie froide et translucide

ce transformera peut-être, si la météorologie le permet, en petite poudre

blanche telle des morceaux de lambeaux de ouate déchirés, légers et

volatiles, condamnée à venir s’échouer avec mansuétude sur un sol déjà

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froid, mais pas encore tout à fait glacé. Dans ce cadre merveilleux, tout ce

petit monde fêtera Noël ce soir à sa façon. Tout le monde peut-être, sauf

ces gens-là.

La pénombre du dehors, qui plongeait les âmes et les formes dans

l’obscurité totale, nous rappelait à peine ce que fut cette journée

ordinaire et comparable aux autres. Elle avait été triste et sombre. Le

Nordet ce vent glacial de Nord-est en provenance d’autres latitudes,

s’était levé en fin de matinée et avait redoublé brusquement d’intensité

après l’heure du midi, plongeant la vie du dehors dans la mélancolie. Ce

flux dépressionnaire persistant avait troublé les esprits de sa nébulosité,

mais aussi les idées et les humeurs au cours d’un long mois de décembre

froid et humide, mais ça vous, le saviez déjà.

— « Qu’aurions-nous pu espérer de plus à cet instant ? », « À quoi chacun

pouvait-il vraiment penser ? », hormis peut-être aux dernières

préparations du réveillon, qui devaient occuper pour le plus grand

nombre, toute une armée de cuisiniers et de cuisinières amatrices de

circonstance dans les logis. Ces marmitons en herbe s’apprêteraient à

recevoir les premiers convives qui pousseront le portillon, dans une

attitude pressante, comme se comportent les gens dans les files d’attente

d’un spectacle ; munis de leur carton d’invitation, ce précieux sésame

pourvoyeur de rêve. Au même moment, les émanations des bons petits

plats en cours de cuisson devaient chatouiller les papilles, et mettre nos

hôtes en appétit et dans les meilleures des dispositions possibles. Tous

sans exception seront dans l’attente d’une telle symphonie

gastronomique, dont le maître d’ouverture, muni de son beau tablier

réglementaire annoncerait bientôt le commencement ; dirigée par un

chef d’orchestre philharmonique en toque de calicot blanc sans bord,

finissant de mettre au point les derniers détails de la représentation

culinaires avec son ensemble musical. Alors, parlons-en de ces quatre

familles que sont : les cordes (violons, altos, violoncelles, contrebasses),

les bois (les flûtes, hautbois, clarinettes, saxophones, bassons), les cuivres

Page 25: Le refuge des hommes

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(trompettes, cors d’harmonie, trombones, tubas), les percussions pour les

claviers (xylophones, marimbas, vibraphones, glockenspiels, célestas, jeux

de cloches ou carillons tubulaires), les peaux (timbales, grosses caisses,

tambours d’orchestre, caisses claires), les accessoires (castagnettes,

fouets, maracas, triangles, grelots, tams-tams, sifflets, klaxons, sirènes).

Tous ces instruments sonores libèreront leurs notes musicales, en

s’apparentant aux ingrédients d’une recette riche en arôme, et se

mettront au diapason, ils formeront pour finalité un plat unique, propre à

émoustiller les palais des plus exigeants. En ce qui me concerne,

qu’importe, je n’assisterais pas à ce spectacle grandiose et plein de

promesses gustatives, qui de toute manière ne m’étaient pas destinées.

Cette année, le rideau restera immuablement immobile, laissant la scène

orpheline de ma présence, et tout cela m’était bien indifférent, car nous

fêterions cela entre agents symboliquement et sommairement, dans la

chaleur et la fournaise de notre petite salle de pause. Trente minutes

s’étaient déjà écoulées depuis la prise de mon service de vingt-et-une

heures. Les transmissions relayées par l’équipe de jour, je laissai libre

cours aux caprices du destin et des aléas, ils se chargeraient d’occuper

cette nuit en devenir bien naturellement, et tout serait dans l’ordre des

choses.

Mes collègues préparaient les festivités par le dressage des canapés,

fabriqués de leur personne avec des soins particuliers. Structurellement

des morceaux de baguettes traditionnelles d’antan coupées en plusieurs

parties égales à la forme biseautée, composaient le socle, lui-même

recouvert d’une compotée de pommes naturelles faite maison,

saupoudrée de sucre de canne, dans laquelle reposait une gousse de

vanille de Madagascar, insérée délicatement pendant la cuisson dans un

chaudron d’étain. À cette préparation venait s’ajouter une purée de

pruneaux réduite au vin rouge, mêlée à d’autres produits fruitiers sucrés,

dans laquelle on avait mélangé d’autres excipients aromatiques, d’épices,

de cannelle, de clou de girofle, et de badiane. Ensuite, nous découvrions

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26

les éléments principaux, un petit morceau de lobe de foie gras entier mi-

cuit, ou l’on avait semé sur sa façade lisse et brillante, des petites

paillettes de fleur de sel de manière à amplifier le goût et l’élégance pour

les uns et une petite tranche encore légèrement rosée à cœur de magret

de canard fumé, finement ciselé pour les autres, saupoudré d’une pincée

de pistaches moulues et pour finir on ajoutait quatre brins de ciboulette

superposés dans la forme géométrique d’un parallélogramme, dans

l’intention certaine de sublimer ces petites merveilles gustatives. Il y avait

également une autre sorte de canapé, composée d’une crème, montée au

fouet, et à la force du poignet avec vigueur, mélangée à des brins de

ciboulette fraîchement émincés, aromatisée d’un trait de jus de citron

vert pressé pour rehausser la mesure d’acidité, qui donne ce délicat

piquant à la composition, et incorporé à la minute. La base de la garniture

était déposée sur une galette épaisse de type blinis réalisée

artisanalement, et venait recouvrir le tout tel une toiture gourmande,

d’une petite parure de saumon écossais ; fumée aux bois de hêtre

tranchée dans la longueur du filet moelleux tirant à mi-chemin entre

l’orangé et le rouge corail et, s’il vous plaît, ayant encore sa peau écaillée

d’origine. Cette rognure avait été peinte d’une traînée d’huile d’olive de

qualité pressée à froid et conditionnée dans une bouteille, dans laquelle

des branches de thym et de laurier lévitaient en macérant, mise en

déroute par une pincée de poivre de Sichuan moulue, qu’accompagnaient

quelques baies de genièvre subtilement séchées. Tous ces délices, qu’une

bouchée affamée anéantirait d’une becquée, étaient délicatement

disposés en ordre précis dans de petites assiettes cartonnées souples à

usage unique, de couleur or aux motifs verts en forme de feuille de

branche d’arbre. Par la même occasion, on enfournait dans le vieux four

noir les petites préparations de pâte feuilletée salées, de différentes

formes, garnies d’ingrédients divers, achetées ce jour même par une

commissionnaire, douée de surcroît du sens des affaires, et élue par nos

soins bien entendu. Les discussions allaient bon train, se mêlant les unes

aux autres et formaient un indéfinissable chahut extraordinaire, où l’on

Page 27: Le refuge des hommes

27

parlait de sujets occupationnels auxquels nous accordions de

l’importance, et que nous avions en tête sur le moment. Ces

conversations allaient bon train, composées de tout et de rien et parfois

même tenues pour ne rien dire, histoire de meubler le temps. Les mots

devenus trop nombreux dans cet espace confiné ne semblaient plus

vouloir ne rien dire, orphelins de leur sens d’origine et faute de ne plus

pouvoir respirer, s’entrechoquaient anarchiquement dans un ordre

imprécis dans la structure d’une phrase. Des gouttes de condensations

commençaient à perler et se formaient de toutes parts dans l’espace

restreint de ce petit univers exigu, y compris dans les coins des vitres

saturées de buées, rendant l’atmosphère lourde d’humidité et pesante.

Cette liquéfaction dermatologique était obtenue par l’accumulation de la

sueur que les pores de la peau n’arrivaient plus normalement à contenir,

par l’effet de l’augmentation de la température corporelle. Certaines voix

dans ce mélange hétérogène, commençaient à montée en puissance,

accompagnées d’amples gestes un peu désordonnés, donnant au

caractère de la situation une dimension anormalement festive, dans un

lieu inapproprié à ce genre de réjouissances. Les coupes de champagne

avalées à la hâte aidant ; donnait à ce qui était à l’origine notre isoloir à

ragots, une atmosphère de bonne franquette. Toute cette petite bande de

drilles joyeuse s’apprêtait à se laisser emporter dans la joie et l’allégresse

que procure l’instant. L’entrée en matière n’eut qu’un goût de trop peu,

car le service nous rappelait à nos obligations, par l’effet de sonneries

répétées et insistantes du petit carillon au son strident placé à l’entrée du

sas d’accueil des urgences.

Quatre pompiers se présentaient à l’accueil, une équipe d’intervention,

composée de trois hommes de taille basse à moyenne, d’environs la

cinquantaine, l’air nonchalant avec des grades d’homme du rang, allant de

la Première Classe pour deux d’entre eux à celui de caporal-chef pour le

dernier. Ces trois soldats des flammes étaient accompagnés dans leur

mission d’une très grande jeune femme, très dynamique au physique

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plutôt agréable. Visiblement gradée de deux bâtons superposés et

horizontaux, lesquels devaient correspondre au galon de lieutenant dans

l’arborescence hiérarchique ; cet officier subalterne laissait deviner sous

sa jolie casquette rouge excessivement bombée à l’excès et vissée sur le

crâne, une chevelure volumineuse, que son couvre-chef devait bien avoir

du mal à contenir seul. Ce mélange des genres contrastait visiblement et

risiblement, surtout avec les trois autres à ce moment dans ce tableau si

cocasse et amusant. Chez l’un d’entre eux en particulier, d’où ressortait de

son visage et sous son nez une très grande moustache frisée aux

extrémités, mise en avant par de grosses pommettes rouges

proéminentes. Ils accompagnaient dans le cadre de leur intervention, un

homme qui semblait avoir toutes les difficultés du monde à respirer

normalement ; à la vue des amplitudes exagérées de son diaphragme qui

se soulevait violemment à intervalles irréguliers et qui faisait monter et

descendre sa tête théâtralement à chaque inspiration et expiration. Leurs

regards inquiets ne le quittaient pas une seconde, ils semblaient absorber

tout entier par ce type de grande corpulence, trapu, aux épaules carrées

et au teint mat et basané, aux origines lointaines certainement

méridionales. L’infirmier s’avança à son tour et entra en scène le plus

naturellement possible, et je lui emboîtai le pas dans sa foulée. La

situation renseignée par nos soldats du feu, nous essayâmes d’engager la

conversation, mais en vain. L’homme n’était pas vraiment bavard,

demeurait muet, et par son attitude méfiante que je décelais dans son

regard, n’avait pas la moindre intention d’engager la discussion. Il restait

égal à lui-même depuis son entrée dans le service, retranché dans son

mutisme suspect. Il nous manquait un certain nombre d’éléments

susceptibles le cas échéant de pouvoir immédiatement améliorer sa prise

en charge dans de bonnes mesures. En premier lieu, nous disposions

d’informations cliniques, annotées et collectées directement dans le

premier bilan circonstancié, par les différents renseignements reportés

sur la fiche du bilan d’intervention établie par les secouristes et qui nous

suggéraient que le patient était dyspnéique à la base. La détresse

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respiratoire étant majorée par l’obstruction des voies aériennes, liée aux

difficultés d’apparition des maladies saisonnières, celles que l’on nomme

grippe saisonnière, angine de poitrine, rhino-pharyngite, trachéite,

sinusite. De plus, sa consommation immodérée de tabac brun sans filtre ;

qui représentait la bagatelle d’un peu plus de deux paquets au quotidien

s’espaçant sur la durée d’une quarantaine d’années n’arrangeait rien au

problème, mais au contraire l’amplifiait davantage. Plus tard, le bilan

biologique confirmerait ce qui était déjà pressenti dès le départ, et

diagnostiqué par l’auscultation du pneumologue. Le compte-rendu

médical allait mettre en évidence la présence d’une infection virale, et un

affaiblissement majeur des défenses immunitaires qui, vicieusement,

étaient incapables de produire des anticorps pour défendre l’organisme

par une réponse immunitaire adaptée ; le résultat était sans appel et

tellement prévisible.

Au même instant, un bruit de foule compacte, comme ceux que l’on

rencontre dans les lieux publics bondés d’individus, nous parvenait de la

salle d’attente. Mais il s‘agissait ici de cris incongrus qui s’apparentaient

plus à ceux d’une révolte illégitime, dont l’origine de la revendication

restait indéterminée, et de nature à susciter la curiosité de chacun. Dans

tout ce raffut, nous n’aurions pas pu entendre une mouche voler,

cependant je discernais les protestations d’indignations d’une secrétaire

des admissions qui haussait le ton, et qui se donnait du mal à vouloir se

faire entendre. L’agent administratif en question essayait de contenir cette

ruée affolée qui envahissait littéralement l’espace où avait lieu ce remue-

ménage incessant, de laquelle des loups furieux hurlaient, se trouvant

visiblement aux abois, telle une meute pourchassant son gibier. Dans un

éclair, deux hommes tout droit sortis du néant, eux aussi biens

charpentés, et larges de carrure approchèrent à grand renfort de pas

rapides dans notre direction. Dans l’expression du visage, leurs regards

sournois nous considéraient avec désobligeance, se faisaient menaçants

et à la fois interrogateurs, comme si l’instant devait être solennel et leur

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30

appartenir de plein droit. Il fut évident, que nous n’étions à leur esprit que

des moyens nécessaires à l’atteinte d’un objectif, un passage obligé, mais

non indispensable dans la durée, pour résoudre une difficulté passagère.

Ces individus, nous confiait par la force des choses l’un des leurs, car ils

n’avaient probablement pas d’autre choix au vu de la problématique du

moment. Par surprise et contre toute attente, notre homme pas tout à

fait installé se redressa énergiquement, droit et raide dans son lit. Sous

son maillot de corps très cintré d’une mince épaisseur de tissu, des

muscles visibles, saillants et tendus se raidissaient de contractions. Dans

cette densité musculaire impressionnante, chaque faisceau de masse

sèche était mis en évidence d’une manière chirurgicale, laissant deviner

que malgré sa faiblesse et son âge, il était d’une nature spécifiquement

tonique. Je vous parle ici de cette force des gens manuels, notamment de

celle des ouvriers de chantiers soumis à de gros travaux et que la nature

dote naturellement de bons attributs pour pallier les efforts continus,

dans un élan de générosité. Néanmoins, sur le moment, il avait l’air d’un

chien enragé prêt à bondir. Les deux autres devenaient de plus en plus

insistants et déclenchaient une avalanche de paroles, une cascade de

mots pour la plupart incompréhensibles et débités avec une rapidité

déconcertante. Il n’était pas possible de leur expliquer sereinement quoi

que ce soit, ils n’étaient pas réceptifs aux paroles extérieures, et

durcissaient volontairement leurs oreilles pour ne pas entendre ; ce qui

avait pour conséquence de générer de l’énervement dans les deux camps.

Je commençais l’espace d’un instant à perdre progressivement la

disposition de mes moyens, mais me ressaisis tout à fait de la même

manière. À ce moment de la situation, un regard furtif et complice

échangé avec l’infirmier temporisait un peu l’inquiétude grandissante

dans ce tableau surréaliste. Nous reculions en catimini de manière à

accentuer l’espace qui nous séparait de ces individus, afin de ne pas leur

révéler le sentiment de crainte qui nous habitait. Mais la vraie question

était de savoir s’il ne fallait pas préparer une éventuelle retraite en cas de

force majeure. L’instinct humain, dans certaines circonstances s’apprête

Page 31: Le refuge des hommes

31

fort bien au danger, et prend des dispositions adéquates et nécessaires à

sa survie, c’est du domaine de l’intuitif.

Alors débuta à guichet fermé un long entretien entre ces trois hommes

robustes qui nous tournaient à présent le dos, et nous cachaient du cercle

intime, en resserrant franchement l’espace entre eux. Au milieu du grand

hall des urgences, la conversation en aparté, initiée du cercle intime faisait

totalement abstraction des autres évènements, comme si rien d’autre

n’avait d’importance. Par moments, elle fut partagée par à-coups, de

grands gestes expansifs, d’une bonne envergure et très démonstratifs ;

entrecoupés d’éclats de voix, tels des fragments de sons brisés, virevoltant

dans l’atmosphère. Leurs yeux francs, farouches et perçants devaient se

mêler à ces signes inquiétants. Nous entendions toujours ce haut débit de

flots de paroles ininterrompues, toujours aussi inintelligibles, qui de

surcroît, semblaient totalement disproportionnées aux circonstances et

dénuées de sens à qui n’est pas coutumier du fait. Cette réunion plénière

informelle, semblait être maintenant close d’un accord commun, l’un

d’entre eux, le plus petit, qui s’avérait être aussi le plus vieux des trois, et

de ce que mon esprit un peu troublé me rapportait de ce moment, était

celui qui m’avait semblé avoir le plus parlé jusqu’ici ; se dirigea

franchement vers nous. Il avait sur le visage tout à coup l’expression d’un

être serein, détendu, disposé à prendre la parole d’une manière courtoise

et modérée. Comme par la magie d’un haut fait extraordinaire, il ouvrit la

bouche comme s’il était à présent intimidé ; lui conférant par la même

occasion, un air puéril d’enfant dépourvu d’amour et d’attention,

quémandant naïvement les bras de sa mère. La confusion était telle,

qu’elle s’immisçait dans mon for intérieur ; il venait à lui tout seul de

brouiller les esprits, et demanda modestement, dans la plus grande

simplicité, s’il pouvait avoir affaire à un toubib. C’était sans appel. À y

regarder de plus près ; les gens du voyage faisaient leur entrée remarquée

d’une manière originale et fracassante, non conventionnelle. Comme qui

dirait les habitués de ces procédés, qu’ils savent si bien mettre en œuvre,

Page 32: Le refuge des hommes

32

étant coutumiers de ce genre de modes opératoires. Ils débarquaient

comme une vraie horde sauvage dans l’univers où l’on prodigue les bons

soins. Dans ce cas de figure, certes originale sur la forme, nous pouvions

au moins leur créditer le fait qu’ils avaient un don naturel pour l’art de la

mise en scène ; c’était totalement et théâtralement digne d’une mise en

lumière ubuesque. Pour un souci d’éthique, et dans mon impartialité qui

devient de rigueur, dont vous voudrez bien m’accorder de lui donner de

l’importance à ce moment du récit, je les nommerais les itinérants.

Ils ont eux aussi l’accès aux soins et à la consultation médicale de plein

droit, car il s’agit à l’heure actuelle de réduire les inégalités et les

disparités de santé entre les différentes peuplades qui composent le pays.

De plus, cette politique sociophilosophique s’inscrit dans le domaine de la

discrimination positive en tant que telle, et doit être l’unique conduite à

tenir dans tous les établissements de santé français. Selon les rapports

gouvernementaux, cette population est estimée à environ 400 000

hommes, femmes et enfants à l’heure actuelle. Leur histoire est

intimement liée à celle des Européens, étant pour la majorité des

descendants de résidents de longue date, ils possèdent la nationalité

française. La famille est l’unité de base chez les itinérants. L’ensemble du

clan se déplace systématiquement lors d’un évènement particulier, car

c’est la famille et le clan qui créent la cohésion au sein du groupe. Très

solidaire la communauté apporte son soutien à tous sans exception. Ils

ont un rapport intimement lié à la religion, de confession évangélique, des

regroupements ont lieu chaque année en France. Leurs principes leur sont

très chers, ils ne dérogent jamais à ces règles immuables et ancestrales.

En voici un exemple qui a toute son importance, et à ne jamais perdre de

vue. Lorsqu’un non sédentaire s’adresse à l’un d’eux, qu’importe le

contexte, l’interlocuteur sans forcément le savoir s’adresse avant tout à

l’ensemble de la famille. D’où l’importance de mesurer le poids des mots

avant toute communication.

Leur accueil en milieu hospitalier est contraignant et très particulier ; ils

Page 33: Le refuge des hommes

33

n’ont pas forcément les mêmes notions que vous et moi, et de monsieur

tout le monde. Un décodage mutuel peut-être utile au départ, de manière

à bien clarifier les choses, pour ne pas se retrouver en porte à faux, et

surtout pour ne pas se laisser déborder par une situation devenue

ingérable, liée à l’incompréhension de part et d’autre. Et cela est valable

dans diverses configurations en rapport avec leurs habitudes, par

exemple, parfois le simple fait de respecter ou non certains facteurs

devient une source conflictuelle : les rendez-vous, l’attente, les horaires,

leurs peurs, leurs craintes, la douleur. D’ailleurs, parfois les relations avec

les professionnels de santé peuvent prendre assez vite une mauvaise

tournure, notamment quand certaines urgences se produisent subitement

voire simultanément au sein d’un même groupe. Cette teneur importune

a pour effet immédiat d’ajouter un stress supplémentaire à la

problématique existante, en renforçant aussitôt les sentiments

d’agressivité déjà présents envers les personnels. Sans appel, la demande

de prise en charge immédiate s’installe dans un rapport de force rapide et

insistant, et court-circuite totalement les procédures. Une mise en

pression rapide et spontanée est exercée auprès des personnels se

trouvant sur l’instant démunis. La maladie chez les itinérants est souvent

en lien avec de nombreuses croyances de caractère surnaturel,

l’interprétation des symptômes met en rapport le physique et le

psychologique, l’irrationnel et le religieux. Dans la situation qui nous

intéresse, travailler ensemble c’est souvent la réunion de deux mondes

différents de concepts, de peurs et de représentations interagissant de

manière pas toujours positive entre eux, malheureusement. Ce qui a pour

effet de rendre le relationnel complexe. Pour minimiser au maximum les

incompréhensions, il est essentiel de leur expliquer clairement les

évènements, et les orientations visées en vue de la programmation

d’éventuels soins et examens.

Nous installâmes rapidement le nouveau patient nécessitant une

attention particulière dans un box individuel d’hospitalisation de manière

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34

à calmer les esprits. Au même instant, les sirènes des ambulances

rugissaient dans le lointain. Les véhicules chargés des équipes

médicalisées, sont réglementairement composés à leurs bords du

médecin urgentiste, d’un infirmier-anesthésiste et d’un conducteur

généralement détenteur du Diplôme d’État d’Ambulancier. Dans ce

véhicule d’intervention urgente, s’y trouve également du matériel

d’intervention composé de valises ou de sacs portatifs, étant en mesure

dans l’état, de répondre à une demande de prise en charge de secours

dans l’impératif absolu. D’autres équipes similaires à celles-ci démarraient

à leur tour rapidement et se dirigeaient en trombe sur de nouveaux lieux

d’intervention. Décidément de nouveaux drames devaient briser le

silence monacal du moment et ne reposaient toujours pas les esprits

échauffés. Peu de temps après tout ce charivari bruyant, l’air qui s’était

chargé de tension nerveuse, commençait à s’affranchir de ces mauvaises

ondes sur l’instant, et ne devrait être que d’une très courte pause, le

calme avant la tempête ; cela présageait l’arrivée imminente du futur

cortège. Les femmes bien en chair de tout âge, pour la majorité, vêtues

d’habits sombres ; parées de la tête au pied de tout genre de colliers et

d’apparats décoratifs, étaient accompagnées d’une légion d’enfants qui

s’interdisaient de rire. Même si pour certains on le voyait bien, ils se

contenaient, résistant avec une volonté surnaturelle, l’envie ne manquait

ostensiblement pas. Ces nistons dans les jupons des mères gigotaient à

tout-va et s’observaient mutuellement en douce, pour ne pas attirer les

foudres de ces dames austères et se trouvaient dans l’attente d’un geste

amusant qui lèverait automatiquement l’angoisse. Ils restaient muets, car

dans ces circonstances la parole est d’argent et le silence est d’or ; il est

bon de parler et meilleur de se taire, de ce que sont ces citations célèbres

et intemporelles, qui prennent tout leur sens ici, à l’intérieur du box de

consultation, où ils veillent inlassablement sur leur parent alité. Les

visages étaient graves et présageaient de l’inquiétude, pareille à une

assemblée à l’ambiance quasi religieuse. Les hommes en revanche quant

à eux avaient pris possession des lieux extérieurs. Les solides gaillards

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parlaient entre eux, et l’on pouvait apercevoir de temps à autre des

nuages de fumée en forme de ronds concentriques de taille égale s’élever

dans les airs, émises par des ombres furtives, faiblement mises en lumière

par opposition à la pénombre, que des lampadaires extérieurs mettaient

en évidence. Cette foule masculine se déplaçait mécaniquement dans une

sorte de rituel qui consistait à effectuer des va-et-vient discontinus. Ils

partaient d’un point a, marchaient jusqu’au point B, ce qui représentait

approximativement une distance d’une dizaine de mètres à chaque fois.

Et vice versa, dans un sens comme dans l’autre, avec une attitude propre

qui consiste en une alternance de balancements d’épaules, accordés par

un déhanchement naturel sur l’avant. À les observer de plus près, à

travers cette expression corporelle, on aurait dit qu’ils étaient fin prêts à

en découdre à la moindre occasion avec un adversaire imaginaire, tout en

jetant des regards à la volée ; inquiets et hâtifs, sur leur proche par la

fenêtre. Leur nombre croissait et devenait de plus en plus conséquent, au

fur et à mesure que le temps s’écoulait, et commençait sérieusement à

entraver l’espace de circulation autour des box. Le médecin-chef,

accompagné de l’administrateur de garde, mis au fait en aval du

problème, dut intervenir quelques heures plus tard dans la soirée pour

essayer de désengorger la situation face à l’afflux massif de nouveaux

arrivants. La nouvelle mesure consistait à limiter les visites à un certain

nombre d’individus, et en alternant successivement par petits groupes et

à tour de rôle l’accès consécutif à la chambre provisoire d’hospitalisation.

Le parking des véhicules destiné aux visiteurs était littéralement pris

d’assaut dans son ensemble, par de grosses cylindrées et des bolides

surpuissants et imposants, qui devaient être destinés à la traction des

impressionnantes caravanes. Ces appartements mobiles étaient garés

anarchiquement dans l’espace, dans lesquelles de temps à autre, au

moment où les portes s’ouvraient, des petits faisceaux lumineux

éclairaient le parking et mettaient en évidence la surface bitumée ; on

aurait dit de petits feux follets éphémères qui disparaissaient tout juste le

temps d’un songe. Tous ces véhicules étaient éparpillés sans ordre précis,

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en long et en large, et dans tous les sens de direction possibles. Toute

cette espèce de grand bazar faisait penser à un marché de nuit

fantomatique éclairé de lampions, par des commerçants spectraux, sans

étals, dont les marchandises n’existaient pas. Face à nous les questions

devenaient de plus en plus insistantes et pressantes, à la limite de la

menace parfois, et de nature trop précise, certaines d’entre elles auraient

été en passant plutôt destinées au médecin référent. Parlons-en de cet

oiseau rare : on ne l’avait pas vraiment vu, il avait délégué la prise en

charge médicale à un jeune interne du service, prétextant devoir terminer

une ou deux paperasses administratives urgentes. Ces types bien plantés

sur eux-mêmes, et pas des plus avenants d’ailleurs, cherchaient à nous

soutirer des informations que nous ne possédions pas. J’appréhendais

fortement pendant tout le temps de leur présence, les situations propres

aux guerres d’usure qui seraient susceptibles de nous conduire

inexorablement à un face à face, ou à un éventuel bras de fer

psychologique. J’étais bien embarrassé de la posture dans laquelle je me

trouvais, et dont je ne possédais pas les clés salvatrices, les codes

libérateurs, dans ces rapports humains complexes et circonstanciels, qui

apaiseraient sans doute les ardeurs de chacun. Malgré les dispositions

pleines de bon sens, mises en œuvre par les personnels à la demande des

cadres dirigeants, les allées et venues incessantes, continuèrent. Les

enfants qui s’étaient à peu près effacés dans le calme jusqu’ici

commençaient sérieusement à s’exciter depuis un certain temps déjà,

lassés à leur tour de contrarier leur nature turbulente, soumise à cette

longue attente ; prenant le service pour une cour de récréation grandeur

nature. Renforcés dans ce sentiment de lassitude bien légitime face à un

certain nombre de soignants, transformés à la hâte en moniteurs

improvisés de colonie de vacances, tout de blanc vêtus, et tentant

vainement et désespérément de les recadrer avec un sourire forcé, dans

ce qui s’apparentait maintenant à un jardin d’enfants inattendu. Certains

garnements, bien plus téméraires que les autres, les dépassant largement

de leur insolence, et dont les parents n’avaient pas donné de cadre ni de

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limites destinées à freinées les ardeurs, s’en donnaient à cœur joie, et ne

ménageaient pas les peines de mes collègues, visiblement irrités de tant

de laisser-aller. Nos gardes d’enfants matérialisés pour la bonne cause se

donnaient du mal, ils se fatiguèrent très vite et abdiquèrent de la même

manière. Pris involontairement d’un étrange malaise à la limite de

l’écœurement ; cependant de l’empathie pouvait encore se lire sur ces

visages remplis de frustration. En effet, le burlesque de ce contexte ne

leur permettait plus d’exercer leur rôle premier, les nécessiteux qui ce

jour-là furent nombreux passèrent inévitablement au second plan. Les

femmes également sortaient de leurs réserves, qui jusqu’ici s’étaient

contentées de marquer leur présence auprès du souffrant. Elles posaient

des regards noirs sur les étrangers que nous étions. Les matrones

dévisageaient ces bêtes curieuses, en l’occurrence nous autres, les

travailleurs hospitaliers, qui déambulions dans les couloirs, animés par de

perpétuels mouvements en interactions, nous agitant sans cesse autour

de la sphère familiale. Personnellement, pour des raisons qui m’étaient

propres, j’avais apprécié, malgré la panade, les tonalités musicales des

voix portantes et chantantes non mesurées en intensité, libres de toute

censure et d’appartenance à notre univers de ces matriarches. Sur

l’instant on aurait dit qu’elles jouissaient, hors d’atteinte, de l’immunité

que procurait la non-adhésion aux codes de notre société. Ou bien

n’avaient-elles seulement pas du tout cette notion d’être ou de paraître à

nos yeux ? Qu’importe après tout, cela leur conférait à qui savait les

regarder et les entendre, cette chaleur aux notes de musique épicées où

l’harmonie s’enrichit naturellement dans certaine tessiture de voix

féminine. Avec cette faculté déconcertante à alterner les variations entre

les graves et les aigus spontanément par l’intermédiaire d’un savant

dosage, n’ayant rien à envier aux typologies vocales des altos et sopranos

de renoms. Ce sont des particularités remarquables, propres aux

caractères des femmes sanguines et méridionales, au teint hâlé et tanné,

éclatant de soleil et de nature, dont les effluves fugitifs parfument de leur

présence l’espace de notes poivrées d’une oisive vie de bohème. Histoire

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38

de remonter un peu le moral des troupes dans ce contexte anxiogène et

difficile à maîtriser, ou s’installait inévitablement une véritable guerre des

nerfs entre les deux parties, il aurait peut-être été plus utile de prescrire

de la « moralex », ou du « motivex » aux soignants de service ce jour-là. Il

fallut cependant se rendre à l’évidence, force était de constater que nous

perdions du terrain dans ce conflit interposé, et aussi bien admettre que

nous n’avions plus le contrôle de la situation dans le moment. Dans ce cas

de figure d’aucune concession possible, un interlocuteur ou un diplomate

important et influent en matière de discussions devait être

nécessairement nommé et reconnu de l’ensemble pour démêler ce qui

devenait un véritable préjudice pour les autres patients. Un personnage

trait d’union capable de jouer l’intermédiaire entre la communauté et le

service public, une médiation devenait inévitable, pour le bon

fonctionnement de l’ensemble. Car il devenait de bon ton de vous le

rappeler une seconde fois, nos occupants utilisaient des codes naturels au

sein de leur propre société, les rapports avec d’autres individus en dehors

de la communauté, n’étaient pas facilités par les mêmes représentations,

c’était ou à fait respectable certes, mais cette différence de culture était à

prendre en compte objectivement dans toute sa globalité.

L’ironie du sort, contrastait avec cette réalité qui parfois pouvait prendre

des tournures édifiantes et qui nous laissait à coup sûr pantois. D’un

commun accord, ils désignèrent unanimement pour les représenter bien

légitimement, le vecteur et la victime de tout ce désordre, à savoir le

patriarche, celui qui se trouvait être paradoxalement dans ce lit et qui ne

manifestait toujours pas beaucoup de sympathie particulière à notre

égard, sans animosité non plus remarquez. Comme à l’accoutumée, ils

s’écartèrent pour se réunir et devaient donner suite au devenir qui nous

intéresse. Entre-temps par mesure de sécurité, l’administrateur de garde

rappela le service, au regard de ce qui était devenu quasiment à ce

moment un tour de force inévitable, et qui devait s’empreindre

maintenant dans la durée. Car qu’on le veuille ou nom, il s’agissait bien ici

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d’une dualité entre deux ensembles de traditions ancestrales

dissemblables. À cela venait s’ajouter par moment la difficulté de

coopérer en bonne intelligence. Décidément, la barrière des mœurs était

bien trop élevée, telle une montagne encore vierge de toute expédition,

pour la franchir et même une fois gravie, le versant opposé était à la fois

hostile et impraticable, de nature à vous rejeter dans les profondeurs de

ses pentes abruptes et glacées. Nous étions condamnés à l’immobilisme

en son sommet immaculé où sa cime donnait le vertige des hauteurs, où

l’air devenait irrespirable et froid, et où le malaise s’emparerait bien vite

d’un alpiniste non chevronné un peu trop téméraire. Ce n’est à ce prix

parfois que nous payions l’indifférence générale pour l’autre que nous

n’avions pas su voir ou entendre, et que le plus simplement du monde, en

toute sincérité, nous ne voulions pas forcément connaître. En tout état de

cause, il avait été décidé de rouvrir une unité du service de semaine, en

partie fermée le week-end, comme son nom l’indique, pour loger à bonne

enseigne toute cette grande famille dans la décence et dans un minimum

de confort. La décision fut acceptée et prise, la communauté adhéra sans

poser de problème particulier à ces nouvelles perspectives. Un

brancardier d’unité dépêché par ces obligations vint chercher le

patriarche, et le conduisit dans son brancard dans l’unité d’accueil,

accompagné des siens. Nous pouvions enfin reprendre le cours normal

des activités, sans nous soucier du reste. Les autres patients furent

auscultés et diagnostiqués sans complications, dans ce qu’aurait pu

provoquer cette extrême désorganisation passée. Dès lors, nous pouvions

de nouveau nous rattacher au train de la routine, et pour l’occasion

revenir à nos petits projets mis entre parenthèses quelques heures plus

tôt, le temps d’une dépaysante échappée belle d’une soirée de noël.

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CHAPITRE 3ème

L’hallucination

Certaines vies, illustres, laissent des traces indélébiles et profondément

marquées à jamais dans l’esprit de nos contemporains, les élevant

naturellement au rang de la postérité éternelle. Divinement relatées de

manière figée dans les manuels historiques qui appartiendront à

l’ensemble des générations futures et qui s’inscriront à jamais dans la

mémoire collective. Elles n’omettront pas de rendre compte au plus grand

nombre, des hasards et des aléas engendrant de hauts faits, et que

l’histoire qualifiera de remarquables. À l’échelle du temps, ces glorieuses

destinées d’entre toutes, citées en exemple pour des siècles et des siècles,

perpétueront leurs singularités honorifiques par orgueil, et avant tout

pour la très conventionnelle magnificence de leur passé. Car il s’agit

méthodiquement d’inscrire ces récits dans les viscères de nos âmes

prédisposées à entendre la grande messe de toutes les vérités glorifiées,

de ces grandes circonstances immuables. Des hommes et des femmes au

caractère bien trempé, et au courage valeureux ont inscrit leur nom au

panthéon des souvenirs à travers les âges, et statufié leur corps dans la

pierre des mémoires, des demi-dieux à l’apparence humaine, défiant au

possible toutes ces petites superficialités existentielles de la vie des gens

ordinaires.

Puis il y a comme vous et moi justement ces êtres ordinaires, des

personnes foncièrement prosaïques et bien moins remarquables, ce

contentant de venir grossir exponentiellement les rangs de l’humanité

déjà bien surchargée qui se trouvent être aussi la majorité. Nos actes

communs sont le poids de nos pensées, noyés dans la masse des

souvenirs, mais ô combien indispensables à la bonne tenue de la cité ! Et

la somme de l’ensemble nous procure de la sécurité, nous permet de

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nous élever dans la contingence. Certes, nous sommes quand même

d’une certaine manière des exceptions individuelles, car nous possédons

pour nous les différentes expériences unitaires du vécu, qui influencent

l’objectivité de nos rapports entre les individus et le monde dans lequel

nous aspirons à devenir. Dans nos hôpitaux, calqués par la réalité du

dehors, qui n’est ni plus ni moins que son reflet, des évènements que je

qualifierai de pittoresques, pas forcément en rapport avec le domaine de

faits remarquables, mais au contraire, bien misérable dans la beauté du

monde, se déroulent parfois étrangement dans l’intimité de son enceinte.

Vous comme moi, nous ressentons parfois comme d’étranges moments de

déjà vu, nos sens trompés et habitués par l’expérience d’un ressenti

particulier, la possibilité d’avoir été nous-mêmes, mais dans d’autres

circonstances, dans un même lieu. La vie devait être une succession

d’évènements, réitérant les mêmes schémas empiriques, et les mêmes

pensées dans une infinité de possibles, définis par la mécanique précise

d’un mouvement métronomique. Cet instrument utilisé dans l’étude des

partitions donne un signal audible ou visuel permettant d’indiquer un

tempo. Égale à un tas de particules élémentaires en mouvance

désolidarisées entre elles, propulsées dans l’univers immense et

inconstant, ayant la conscience d’appartenir à un même noyau atomique.

Ces corpuscules libres posséderaient intimement la faculté de

compréhension, s’unissant à nouveau pour se matérialiser à l’infini dans

un autre espace-temps. Dans ces moments- là, dans le trouble des âmes,

nous reprenons aussitôt conscience d’être bien présents à l’instant « T »

dans le monde présent tel qu’il est, comme il nous apparaît dans cette

aspérité métaphysique. Parfois la complexité des pathologies

psychiatriques face à l’intensité extrême des délires, peuvent pousser nos

semblables dans leurs retranchements, sans notion de temps et de durée

et dépassent l’entendement des êtres dits normaux, non avertis. En voici

la preuve : Je faisais mon entrée cet après-midi-là, entrant dans le sillage

d’une journée ordinaire déjà bien entamée et égale aux autres par

l’aspect normatif qui caractérisait mon assuétude au service.

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Instinctivement, comme le veut l’habitude, je consultai une fois de plus la

planification qui me concernait ; tel un névrosé devant s’assurer

mécaniquement et plusieurs fois à l’avance d’avoir vu ce qu’il avait vu et

de ne pas penser la minute suivante à ce qu’il n’avait pas vraiment vu.

D’un point de vue comportemental, les névroses sont des maladies de la

personnalité de gravité mineure. Elles ne nécessitent pas

d’hospitalisation, lesquelles s’expriment par des troubles dont les malades

sont conscients et dont la survenue est liée à des traumatismes

psychologiques récents ou antérieurs. Dans son esprit, la réalité ne

présente aucune altération profonde, mais seulement une déformation. Il

existe plusieurs sortes de névrose : l’angoisse, le trouble panique, l’anxiété

chronique, la névrose phobique, l’hystérie obsessionnelle. Dans sa

« Psychopathologie de la vie quotidienne », Sigmund Freud présente les

névroses comme une expression de l’inconscient. Selon lui, c’est l’angoisse

qui constitue leur véritable moteur. Des signes cliniques viennent

renforcer et peuvent confirmer le diagnostic : l’insomnie, la perte de

l’appétit, la fatigue, et les troubles fonctionnels.

Après assimilation sûre et certaine de l’horaire de travail et de mon

positionnement dans celui du pôle, j’assurai la relève de l’équipe du matin

avec l’équipe du soir à l’Unité d’Hospitalisation de très Courte Durée.

Cette unité avait vocation à prendre en charge uniquement des patients

des urgences adultes, à soulager et à accueillir temporairement des

patients en transition, et accessoirement à visée psychiatrique. Ils sont

dirigés dans ce service dans l’attente d’un diagnostic clinique, afin

d’assurer le soin et d’affiner le diagnostic en fonction d’une éventuelle

orientation vers le service adapté à leur état. Dans une autre mesure, les

malades sont orientés dans le cadre d’un transfert interservices, ou si la

surveillance et la thérapeutique sont efficaces, d’autoriser le retour à

domicile ou dans d’autres structures dans une durée maximale de vingt-

quatre heures. Nous disposons de huit chambres d’hospitalisation, dont

une spécialement conçut pour les cas les plus difficiles, auxquelles des

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43

personnels spécialisés et formés dans ce type de prise en charge sont

affectés par un organisme extérieur.

Cet après-midi, nous avions en tout et pour tout seulement deux

patients, dont Madame DELAMARRE, Simone de son prénom, une femme

dans la soixantaine naissante, arrivée en catastrophe cette nuit

accompagnée par les forces de l’ordre, pour déambulation dans un état

second manifeste avec agressivité déclarée envers les automobilistes et

agents sur la voie publique. Sa prise en charge avait été retardée

momentanément, m’avait-on renseigné. En effet, le personnel de nuit des

urgences avait été pris à partie, nos soignants menaient sur le front une

autre bataille rangée, soutenus par les pompiers, face à des jeunes gens

enivrés et extrêmement agressifs, à qui l’on ne pouvait faire entendre

raison. Résultat de l’opération, un infirmier et un pompier blessés à l’arme

blanche, qui ont dû être hospitalisés, mais heureusement sans

conséquences majeures. Ces violences préjudiciables, contrairement à ce

que l’on pourrait penser ; ne sont pas tant isolées que cela, bien au

contraire. Les faits d’agressions envers le personnel hospitalier s’étaient

grandement multipliés ces dernières années, mais malheureusement elles

ne sont pas toutes répertoriées à leur juste place. Elles se contentent

d’étoffer médiatiquement les faits divers des rubriques des journaux

locaux. Elles sont comptabilisées dans les rapports des commissions

d’hygiène et de sécurité du travail, ajoutées et noyées dans la masse des

nombreuses statistiques nationales, se soldant bien souvent par un non-

lieu sans intérêt majeur, n’ayant pas forcément le mérite d’exister.

S’acharnant tout simplement à vouloir venir augmenter les rangs des

évènements fortuits sans importance ; et pourtant Dieu sait que les

personnels de santé de France sont en souffrance. À cet effet, des fiches

d’effets des dits évènements indésirables sont systématiquement établies,

et bien souvent rédigées ; en surnombre ; elles se retrouvent en attente

sur un vieux secrétaire directoire, où elles s’entassent parmi les

nombreuses piles incommensurables de documents administratifs divers.

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Cela dit en passant, victime en partie de la désuète et lourde intendance

française, empreinte héréditaire persistante de l’ère napoléonienne

encore présente au vingt et unième siècle. À quand véritablement

l’allègement administratif de nos institutions ? Ceci a pour effet de

minimiser la pertinence des évènements relatés, et de les classer

commodément dans le sens de la verticalité. Et si par chance, elle devait

rester une rescapée du lot de la première heure, et toujours bien visible

au regard du cadre hospitalier, elle pourrait éventuellement être

considérée l’espace d’un instant, mais ne rêvons pas. Car même si notre

gentil « surveillant » s’affairait à bien vouloir daigner lui donner une once

d’importance, en laissant de côté certaines tâches transversales de la plus

haute importance, rien n’y ferait. Je vous parle de celles qui en principe ne

devraient pas être en rapport avec les responsabilités de son

poste. Parlez-lui-en, il semblerait que vous ayez touché une corde sensible

chez notre ange gardien, tenez ! Quand on parle du loup, regardez-le ! Il

fuit le lâche, aussitôt rattrapé d’une envie irrépressible d’assister à une

éventuelle et urgentissime « réunionite ». Vous avez dit quoi ? Désolé,

vraiment ! Traduisez plutôt ce sacro-saint mot par : inflammation sévère

et répétitive d’une absence régulière se substituant à l’activité

quotidienne, lorsque les véritables problèmes s’accumulent et surgissent

de toutes part. Je ne peux lui jeter la pierre qu’à moitié, quand il ne s’agit

pas d’un carriériste en puissance, dans la mesure où sa mission principale

est détournée volontairement de son rôle premier de surveillant de

proximité dans les soins ; et échangée contre un lavage de cerveau avec

greffée sur la tête une irrévérencieuse casquette de manager de

supermarché au service de la vulgarisation mercantile que sont devenus

le soin et l’humain.

— « À combien l’estimez- vous votre santé, Mesdames et Messieurs les

dirigeants de la haute sphère ? Vous assistez impassiblement et

insensiblement au déclin, mais surtout à la paupérisation des âmes

sensibles et altruistes que vous administrez, tout ceci est un non-sens. Vos

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intentions sont aussi plates et linéaires que la courbe mesurée d’un

électro-encéphalogramme ! »

— « Dites-moi, je veux le savoir, à qui avez-vous vendu vos âmes

corrompues, vous qui êtes assis dans votre impassible immoralité

complaisante, vous vous auto-suffisez à vous-même n’est-ce pas ?

Installés mollement sur vos séants adipeux avec vos largeurs disgracieuses

qu’une chaise au coussin moisi de style Louis XVI d’un cabinet ministériel

suranné à l’ambiance lourde et encaustiquée, qui s’avère être en fait

l’état-major de vos projets égoïstes, peine à contenir. Ne soyez pas

désobligeants, je vous en conjure, je n’ai rien contre vos derrières, si ce

n’est qu’un bon coup de pied bien placé sur ceux-ci, ne ferait pas de mal à

certains. Décidément, ne voyez-vous pas seulement que ces cœurs se

dessèchent et se tarissent, ces âmes se vident de leur joie substantielle

rien qu’en pensant au mauvais sens que prennent leur vie. Vous ne leur

inspirez que de la peur et du mépris par vos perpétuelles réformes

dénuées de bon sens. Vous asphyxiez de l’intérieur un système bien pensé

par vos directives insensées. Dans le même esprit, vous effacez sans

vergogne, de ce qu’il reste de moralité chez ces êtres dévoués à cette

cause commune ; comment pouvez-vous ne pas le voir ? Ou tout compte

fait, devrais-je dire comment ne voulez-vous pas le voir ? Ça revient d’une

certaine manière à scier la branche sur laquelle vous vous êtes perchés,

vous êtes-vous déjà imaginé avoir des problèmes de santé ! Ce qu’entre

nous je ne vous souhaite pas bien entendu, pas même à mon pire

ennemi »

— « Ah, mais, c’est que je vous entends d’ici vous dire tout bas »

— « Cause toujours l’artiste “réac”, on ne vit pas dans le même monde toi

et moi, moi non plus je ne te souhaite pas la maladie, à part si tu

continues à déblatérer de telles inepties du genre, non fondées et

démagogiques. Dis-moi au passage sais-tu seulement qu’à la différence

près, et pas la moindre d’ailleurs, d’entre nous deux, au cas où tu ne le

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saurais pas, ce qui m’étonnerait fortement, nous ne possédons pas le

même portefeuille toi et moi. J’aurais une prise en charge moyennant

finance, que dis-je ! Gracieuse bien heureusement encore, de par ma

notoriété passée et la qualité de mes proches relations, pour les

remerciements des petits services officieux rendus avec les frais de

fonctionnement prélevés par la levée de tes impôts de modeste

contribuable. Que dire également de tous ces retours sur investissement,

dus et à me rendre à titre de l’échange des bons et loyaux services,

attribuer depuis toujours à nos gourmands capitalistes. Rendez vous

compte, ces gens-là possèdent la majorité des établissements de soins

privés de ce pays, ils seront pour moi de véritables amis, un juste retour

des choses diront nous. Ils m’ouvriront toutes leurs bonnes intentions à

travers l’accès à une clinique de renommée privée, et de plus avec ces

meilleurs médecins et chirurgiens à la pointe du progrès, et toi qu’auras-

tu ? »

— « Vous le voyez bien maintenant, que nous évoluons dans une

médecine à deux vitesses, mais stoppons ici la polémique ».

— « Mais rassurez-vous, vous aussi serez jugés par vos pairs, vos égaux,

les autres méritants, mais à l’instar des êtres d’exception, l’histoire ne se

rappellera probablement pas de votre utilité dans ce siècle. Elle se

souviendra seulement de gens destructeurs de société, avides de pouvoir,

et au passage, je vous remercie de l’attention que vous n’apporterez pas à

mes remarques, dont je ne doute pas du manque de considération

qu’elles vous inspireront et qui feront la part belle à l’insignifiance à

laquelle elles aspirent. Qu’importe, en espérant tout de même ne pas

vous avoir fait perdre de votre temps si précieux, votre non obligé, Mlle la

moralité, qui ne saurait être la promise d’un destin malveillant ».

L’attitude de nos cadres s’inscrit dans une logique managériale, je

m’explique : leur formation initiale d’une année, leur permettent

d’acquérir des savoirs procéduraux en rapport avec la gestion humaine et

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matérielle d’une unité de soin. Cet enseignement se distingue également

par la pertinence de son contenu, à savoir être un véritable vecteur de

projets pour l’amélioration des conditions de travail des agents, acteurs au

cœur de la dimension du soin. En définitive, elle forme des chefs

diplomates aux qualités humaines indéniables, voilà pour le fond. La

forme sur le terrain quant à elle, je vous l’ai déjà expliquée un peu plus

haut, même s’il y a encore davantage de matière à développer.

Après ce bref égarement, occupons-nous de notre patiente identifiée,

auprès de sa carte d’identité, confondue avec les nombreuses autres

cartes d’achats, retirées expressément de son portefeuille, tapi dans un

capharnaüm extraordinaire, qui lui tenait lieu de sac à main. Comme dit

l’adage populaire bien de chez nous, tellement représentatif : « une vache

n’y retrouverait pas son veau ». Après l’enquête de moralité, il

apparaissait à l’étude du dossier, que cette dame ne possédait aucun

antécédent médical et judiciaire connu, elle semblait n’avoir existé que

cette nuit, était-ce là les signes du hasard, ce pourvoyeur inconséquent,

responsable désintéressé de l’errance des ombres immatériellement

visibles. J’allai à la rencontre de Madame DELAMARRE, pour lui prendre la

tension avec un sentiment en demi-teinte assez partagé, voire même

mitigé par rapport à l’appréhension de cette situation assez particulière.

La patiente alitée que je vis pour la première fois laissait deviner de belles

formes sous des draps fins et colorés ; ceux-ci en effet, épousaient

parfaitement les courbes de son corps fin et rectiligne, qui malgré sa

posture en position de chien de fusil, supposait aussi une grande taille

morphologique. Sur le moment, elle semblait se trouver dans une

insondable sérénité. Cette accalmie relative lui conférait bien visiblement,

et sans ambages, cette béatitude apparente. Pareillement à un ciel sans

tâche dans l’horizon, remarquable quand la vie s’apaise dans ses moments

intimistes de solitude avec soi-même, quand l’esprit se tourmente et se

complaît sans difficulté dans la dualité de la raison et de l’aliénation. Lui

avais-je à peine frôlé le bras avec délicatesse et avec prévenance pour lui

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prendre la tension, qu’une réaction disproportionnée et inappropriée me

fit reculer par surprise de plusieurs pas. Elle se retourna brusquement, et

me jeta instantanément un regard de terreur, chargé de haine à travers

des yeux démoniaques. Dans ce moment de surprise, j’avais sans

intention, mais sans nul doute foulé et piétiné son espace vital.

Finalement à froid, avec un peu de recul, je me surpris à penser que sa

réaction avait été proportionnelle à l’agression de sa sphère individuelle.

Se sentait-elle menacée par l’étranger hostile que devait représenter ce

visage inconnu ? En l’occurrence le mien, qui la tenait en respect à ce

moment-là. Elle m’avait pris au dépourvu à travers ce sursaut inopiné, qui

en disait long sur la dangerosité de la situation dans laquelle elle se

trouvait. Les contentions étaient prescrites pour sa sécurité aux deux bras

et jambes ; la maintenant fermement au lit dans lequel elle se trouvait,

pour éviter l’apparition d’éventuelles blessures et lésions dans ces

déchaînements incontrôlables. De temps à autre, l’émission

déconcertante d’un hurlement sauvage, à peu près identique à celui d’un

animal déchiré de fureur venait déchirer le silence d’une belle journée de

printemps ; auquel étaient associés des cris perçants et stridents

analogues à des âmes de pécheurs non repentis. Telles des apparitions

fantomatiques, condamnées à l’éternité des flammes de l’enfer pour les

méfaits dont ils avaient été les auteurs le temps d’une vie terrestre. Ces

agitations confuses me glaçaient d’effroi et me rappelaient par

intermittence durant l’exécution de mon travail la présence de cette

femme en souffrance. Vinrent s’ajouter à la complexité des moments

difficiles, sans raison et sans transition, des moments de latence, dans

lesquels elle semblait déraisonner au travers d’un relâchement nerveux.

Elle décrivait des aventures imaginaires, relatées d’une façon tout à fait

consciente. D’ailleurs, la précision avec laquelle elle dépeignait

l’environnement et la vie dans ses récits imaginaires était stupéfiante,

pour ne pas dire déconcertante. Péripéties romanesques narrées

prodigieusement, comme l’originalité d’une toile de maître d’où l’on avait

cette étrange impression que la vie ressortait et débordait du cadre à

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vouloir s’en échapper. Prendre la fuite pour ne pas pouvoir être contenu

par l’expansivité d’une nature luxuriante qui était la composante

dominante et la plus représentative dans le décor, laissant au second plan

l’humanité au travers d’ombres suggestives. C’est dans l’ordre des choses

me diriez-vous ! Cette dimension trompeuse rarement atteinte par son

réalisme et son naturel, et ainsi que par la qualité obsédante de l’œuvre

est amenée à déjouer l’œil critique et expert des plus influents amateurs

d’art. Cette sacrée scénariste y mettait du cœur à l’ouvrage pour rendre

présentable son expansive folie imaginaire. Finalement, était elle

comparable à certains artistes que l’on croît fous ? Fondamentalement

dotés d’une hypersensibilité d’âme et de cœur accru ; prédisposés à la

création des belles œuvres raffinées, leur permettant de saisir le sublime

la ou on l’attend le moins, au gré des rencontres hasardeuses, tout en

posant ainsi l’œil exercé sur la marche en avant du monde. Cette

propension innée de figer dans l’esprit certains moments de grâce avec un

élan de générosité, octroyée par d’uniques sensations et de sentiments

périssables, permettraient ils de fixer éperdument les éléments affectifs

de la vie sans grande difficulté ? Si oui le cas échéant, il s’agit d’une

qualité naturelle, de toute évidence. Malgré la maladie qui la déformait

de l’intérieur comme dû dehors, elle possédait de beaux restes, son visage

d’une beauté excessive à la forme triangulaire et aux traits fins ; soulignait

et mettait en avant très légèrement les petites fosses des petits creux de

ses joues rebondies. Elle-même, bien fermes et délicates, telles de petites

balles de forme concentrique. Son teint de peau ombragé et éclatant était

légèrement hâlé, et s’accordait mutuellement avec ses grands yeux bruns

en forme d’amande enfouis dans ses pommettes. Autant vous dire que ce

regard-là pouvait facilement exprimer sans objection les joies et les peines

des mauvais jours. Sur ce portrait d’idylle enviable était réservé une place

exiguë à un petit nez en trompette, accompagné d’une belle et longue

chevelure en cascade, où venaient contraster des reflets blonds et gris

argenté, laissant apparaître avec timidité de petites boucles vagabondes à

leur extrémité. Elles descendaient librement jusqu’à sa taille fine et

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athlétique, laissant découvrir à son tour de belles et longues jambes

toniques, filiformes, formées de muscles visibles et bien galbés comme en

possèdent les gens entraînés à la pratique sportive.

Mais le répit fut bref et de très courte durée, car ces crises épisodiques et

récidivistes, sur lesquelles je ne possédais aucune connaissance, du fait de

ne pas avoir pu mettre de nom sur cet état maladif, étaient pour moi des

inconnues, dont les présentations pathologiques ne m’étaient pas

destinées, et ne m’avaient pas non plus été présentées. Cependant, je

m’interrogeais et me renseignaient succinctement des causes

responsables, provoquant ces effets chez une personne, par anticipation

de la situation à laquelle il faudrait tout de même faire face, au moins

pour les attitudes à adopter et les soins à apporter, et cela était dans mes

attributions. De ce que l’on me rapporta, il s’agissait dans la situation qui

nous intéresse et par définition objective de chez notre artiste de l’abstrait

et de l’imaginaire, d’un développement d’une psychose hallucinatoire. Il

s’agit d’une pathologie psychiatrique qui se manifeste par un délire

hallucinatoire. Ce syndrome du délire chronique survient principalement

chez des sujets féminins, à un âge avancé, souvent isolé, auto- persécuté,

entraînant des hallucinations visuelles. Le malade se lance dans des

discours ininterrompus, et emploie la troisième personne du singulier

dans ses délires. Peuvent apparaître secondairement des troubles du

cours de la pensée, une diminution de l’affectivité, et des symptômes

paranoïaques. L’évolution de la maladie alterne avec des périodes de

rémission et d’aggravation. Les conséquences sont relativement lourdes

sur le plan personnel et social. En général, dans les mois qui précèdent la

maladie, un événement marquant survient, un deuil, des soucis d’ordre

professionnel, un divorce. Sa prise en charge s’effectue par un psychiatre,

et le traitement repose sur des traitements antipsychotiques. Il n’est pas

curatif, mais agit sur les symptômes de la maladie. Je n’ai jamais

exactement bien compris pourquoi les sciences en général accordaient cet

intérêt à la dénomination par des termes étymologiquement brutaux, que

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l’on pourrait qualifier plus simplement, surtout au regard d’une

pathologie des troubles du comportement. D’un point de vue de

l’ascendance des mots, de l’origine filiatique d’un terme basique,

pourquoi vouloir attribuer à tout prix des épîtres fortes et complexes ?

D’autant plus difficile à assimiler par le citoyen lambda pour désigner sa

maladie. Pour définir là en l’occurrence ce qu’est une construction

structurelle mentale, de l’esprit, viable ou non, me semble hors de sens.

Même si l’on peut concevoir bien sûr qu’il faille bien tôt assimiler les

rudiments abécédaires de nos langues respectives, par le simple fait de la

compréhension de tous et pour tous, par exemple d’appeler un animal, un

animal, un être humain, un humain.

Je pris la décision sur mon temps de pause, une fois les plateaux-repas

servis, de tenir compagnie à notre hôte, et de tenter de l’attirer l’espace

d’un instant dans notre réalité, et pourquoi pas, de percer la bulle

invisible qui la retenait prisonnière de son univers. Ce n’est pas bien, je

vous entends de nouveau — « de quel droit, prend- t’il de telles initiatives

celui-là ? Usurpateur vas ! » Mais en même temps, j’avoue que cela me

fascinait. L’envie me prenait à mon tour de m’immiscer dans son théâtre

intérieur, et de pouvoir observer cette fabuleuse comédie qui s’y jouait à

guichet fermé, sans spectateurs attentifs du monde réel ; hormis

possiblement, ce soignant indiscret et impatient d’assister à la

représentation, qui devant elle, jubilait de se trouver dans la loge

d’honneur. Parfois le simple fait de prendre le temps d’écouter et

d’observer vous procure d’agréables surprises et vous permet d’apporter

un nouveau regard sur la situation, car machinalement, la somme totale

de nos obligations ne nous rend pas toujours disponible aux autres, elles

nous rendent aveugles et sourds aux évènements quels qu’ils soient. Le

théâtre de la vie dans lequel nous préfigurons dans un ordre respectif,

précis et établi par le seul destin sous toutes ses formes et avec toute sa

troupe de comédiens, nous entraîne inexorablement dans une pléiade de

possibles. Chacun peut être amené à emprunter librement par sa volonté

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une voie de grande affluence, ou au contraire accéder aux chemins de

traverse, en sortant des sentiers battus, qui au final peuvent définir des

rencontres à venir, accompagnées de magnifiques concerts d’ouverture à

la musicalité terrestre. En ce qui me concerne, je prendrais le temps

d’observer cette tragi-comédie, de la considérer véritablement pour ce

qu’elle serait, mais aussi de l’apprécier, peu m’importe la difficulté de la

tâche. Elle en était là à ce moment, les poings et mains liés pareils à

l’Homme de Vitruve en position horizontale au plafond, le regard perdu

dans le vaste monde insondable des songes qui défilent et se

matérialisent devant des yeux inertes d’irréalité. Ces organes destinés à la

réception des influx visuels fixaient le néant sans lucidité, se contentant

de se fermer et de s’ouvrir sommairement dans leurs orbites pour reposer

son cerveau en effervescence. Surprise en pleine connivence avec son

délire, je me souviens de son rôle de « nez » ; enrôlée par des maisons

prestigieuses. Elle exerçait ses talents à Grâce, capitale mondialement

réputée pour son parfum, tantôt directrice de production hyperactive, par

qui les ordres jaillissaient par milliers sur des recommandations de toutes

sortes, qu’il fallait exécuter expressément, et selon ses moindres désirs.

Égale à un général d’infanterie menant ses troupes au combat dans une

cadence infernale ; elle menait, guidée par la candeur d’une main ferme

et assurée, son unité sur le front. Je me souviens d’un autre de ces rôles,

relevant une fois de plus de la fantasmagorie d’une chimère, de celui dans

lequel elle était l’héroïne, égérie gâtée de prévenances d’une maison de

haute couture, qui avait pignon sur la prestigieuse rue du Faubourg Saint-

Honoré. Elle se pavanait aux yeux de tous ; libre comme l’air, tournoyant

comme une figurine sur le socle d’une boîte à musique, vêtue d’une

magnifique robe satinée de velours noir, couverte de mille et un bijoux,

reposant majestueusement sur la partie inférieure de son cou. D’ailleurs,

il serait difficilement impossible de ne pas lui accorder le bénéfice du

doute concernant l’accord de ces pierreries et ornements d’apparats dans

cette illusion de l’esprit entre eux et le tissu. Et tout aussi certainement,

sans aucune mesure avec cette belle et merveilleuse peau hâlée, dont les

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femmes d’occitan gardent si jalousement le secret. Dans ce haut lieu de la

mode qui s’apparentait à Byzance, cette redoutable ambassadrice

autoproclamée usait du verbe haut pour asseoir son autorité, elle criait

désespérément à qui voulait l’entendre : « celle-ci est vraiment parfaite,

elle fera largement l’affaire ! » Faites-la juste retoucher, et tout cela dans

une répétition abasourdissante et sans fin. Ses yeux descendirent du ciel

et déconsidérèrent ce plafond sans image, qui devait s’apparenter à ce

moment, à la toile de projection des films de cinéma, où le souvenir de ce

long métrage tombait dans l’oubli existentiel et semblait déjà loin, laissant

derrière lui la possibilité de présager une suite. Finalement, elle n’avait

que simplement changé de place, et s’était brusquement tournée vers

moi me considérant d’une manière soupçonneuse sans me lâcher du

regard. Sur l’instant, je changeai de statut, la scénariste avait décidé, je ne

sais pour quelle raison, d’élever mon rôle dans la hiérarchie de cette

adaptation. Du figurant de seconde zone, qu’elle devinait sans voir, je

devenais soudain un élément clé du scénario, tel un personnage réel tout

en couleur avec un chapeau haut de forme. J’étais maintenant visible ;

elle s’adressait à moi sans me perdre de vue : — « êtes-vous cet

inspecteur untel, dont on m’a signalé la présence lors de mon absence

d’hier après-midi ? », je ne savais que lui dire, de peur de me faire

reléguer au second plan, c’est-à-dire a mon rôle initial. Je l’avoue, j’étais

un peu décontenancé sur le fait, mais paradoxalement, cette phrase avait

fait son effet sur la forme de la tournure dans ce moment de doute. Elle

était effectivement souvent absente ces derniers temps, et moi peut être

un peu trop présent, trop absorbé à essayer de comprendre cette force

curieuse de grandeur qui éveillait mon appétence à la curiosité. Je

répondis donc d’un simple « oui » sans consistance, qui agacerait sans nul

doute le personnage central qu’elle était, et la réponse ne se fit pas

attendre, mais tellement prévisible :

— « Permettez-moi de vous dire Monsieur, je n’ai pas besoin de vous, mes

égarements ne vous regardent d’aucune manière. Repassez plus tard, je

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vous accorderai un peu plus de mon temps » :

— Comment devais-je interpréter ces derniers mots dans la position qui

était la mienne ? Le doute subsistait en moi. Il est vrai que sur le moment

cela me plaisait de savoir que j’existais quand même dans son

subconscient, même sans repère bien précis, au beau milieu de cet

univers imaginaire et mystérieux sans réel fondement pour le commun

des mortels. J’étais présent en qualité d’inconnu du grand public, dans

cette production de l’esprit sans véritable scénario, dans lequel elle me

projetait de plein fouet bien malgré moi, qu’importe, pour elle, j’y figurais

vraiment. Étais-je simplement une image de sa cérébralité défaillante,

malléable et corvéable à merci qui pouvait prendre les différentes formes

et personnalités qu’elle désirait à tout instant, et composer avec à

souhait ? Ou bien au contraire, me voyait-elle comme je lui apparaissais

réellement, sous la forme d’un homme accoutré d’une tenue de soin de

couleur blanche, les yeux rivés sur sa personne, fixés à cet endroit au

milieu d’une chambre d’hôpital, dans ce qui lui restait de lucidité ? Peu

importe, je m’apprêtais à quitter la chambre, lorsqu’un homme

d’apparence distinguée, approcha à pas lent et mesuré dans ma direction.

L’expression que prenait son visage sérieux et austère témoignait d’une

vie qui ne lassait pas de laisser libre court aux plaisirs inutiles et au laisser-

aller. Contrairement aux apparences ; arrivé à ma hauteur, étrangement

son visage changea. Nous pouvions y lire sur l’instant de l’angoisse et de

l’inquiétude mêlée. De son ton courtois et aimable, il me demanda des

nouvelles sur l’état de santé de sa sœur qui, selon lui, avait accumulé

beaucoup de soucis importants, et me confia qu’il n’était pas surpris que

cela se passât ainsi. Je l’écoutai me raconter tous les déboires et

mauvaises fortunes que sa sœur avait endurés, de ces mauvais démons

qui lui avaient torturé l’esprit et que la destinée s’acharnait à vouloir

malmener, ainsi que, de ce qu’elle venait de subir de plein front ces

derniers temps. Plus le temps passait, plus il me parlait bien volontiers de

leur vie respective, j’étais incontestablement l’homme de la situation,

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celui qui correspondait parfaitement à la mise en confidence des tristes

sorts. Il arrivait de son domicile de Nantes en urgence ; après que le mari

de madame Delamarre, qui était à ce moment précis en déplacement

professionnel, l’avait joint instamment, avec beaucoup d’inquiétude sur

son téléphone personnel, quelques heures auparavant. Il avait jugé plus

sûr de contacter le frère de sa femme pour se rendre auprès d’elle, car

tous deux étaient très proches et inséparables depuis leur tendre enfance.

Ils étaient originaires d’Eze village dans le sud-est de la France, charmant

petit village provençal perché en nid d’aigle de l’arrière-pays niçois dans le

département des Alpes Maritimes. Hameau d’art et d’histoire, les ruines

de son château et ses étroites ruelles bordées d’échoppes, constituées des

vieilles pierres de charme chauffées par la chaleur du sud, avaient

conservé leurs beautés des années passées. Elles font encore aujourd’hui

le bonheur des passants et des curieux, surtout celui des artistes de tous

poils et des artisans des métiers d’art. Cet écrin bâti à flanc de roche qui

culmine à six cent soixante-quinze mètres au-dessus du niveau de la mer

surplombe la presqu’île de Saint-Jean Cap Ferrat. Dans un cadre

splendide, ce rubis d’exception suspendu laisse percevoir aisément en

contrebas, l’une des plages discrètes de la baie des anges, au bord de la

mer Méditerranée, nommée Eze sur mer et qui part du Cap Roux à la

pointe du Cabuel. Ce petit bijou azuréen est largement accessible par les

voies de desserte classiques du haut des corniches si atypiques de cette

région. Cette crique est ombragée par une pinède qui descend à la mer. À

un endroit légèrement en recul, masqué partiellement par une végétation

vivace, en empruntant un petit escalier naturel, dont les marches

composées des racines des arbres mêlées à de la terre de feux s’effacent

progressivement par l’usure du temps, elle rejoint un piton escarpé dans

la corniche. Perchée sur les hauteurs ; et tout en haut, se laisse découvrir

une église aux murs peints de tons chauds à la couleur ocre clair. Les

promeneurs seront toujours agréablement surpris par le jardin exotique,

créé en mille neuf cent quarante-neuf. Ce beau coin parfumé des essences

rares a été réhabilité depuis quelques années ; creusé à même la roche.

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Formé de terrasses et de jardinières naturelles où vivent sous des cieux

ensoleillés une collection botanique aux plantes succulentes et rares en

provenance des divers continents, que les Libeccio et sirocco

rafraîchissent fréquemment de leur souffle éolien. Petite fille, elle aimait

jouer aux billes les jeudis plutôt, quand il n’y avait pas école au quartier

de l’Aiguetta. Elle, son frère Jean, et la petite voisine Nicole, se

précipitaient sur les abords de la chapelle des pénitents blancs, près des

carrés cultivés d’œillets provençaux, qui fleurissaient au printemps et au

début de l’été, parfumant l’air, et qui annonçaient l’arrivée des beaux jours

de chaleurs. Les années passantes, des trous étaient apparus et en

faisaient des alliés idéals pour les parties de billes où Simone excellait

dans ce jeu populaire. Elle avait souvent agacé son jeune frère avec la

dextérité et la précision d’une diablesse dont elle faisait preuve et que

chacun par humilité lui reconnaissait bien. Sans état d’âme, elle appliquait

à toute chose l’adage préféré de son père « qui ose gagne, qui perd paye »

elle détroussait ainsi sans grande difficulté les petites Bourses bien

bombées qui contenaient les petites sphères précieuses de ses

adversaires, si faciles à remporter. Ce jeu était très courant dans les cours

de récréation, et sous les préaux d’écoles. La façon la plus classique d’y

jouer consistait à projeter sa bille en formant une pince avec le pouce et

l’index, puis donner une impulsion à ce dernier, qui percutait celle de son

partenaire de jeu. Celui qui faisait entrer l’objet roulant le premier dans le

trou, gagnait la partie et remportait le butin de son adversaire. De temps

en temps, durant ces parties durement menées, on entendait, madame

RUFIN, mère, qui appelait ses ouailles à l’heure de midi pour le déjeuner,

au moment immuable durant lesquels, les cloches sonnaient douze coups

à heure précise. Monsieur RUFIN, frère se souvient de la pissaladière

confectionnée avec amour par sa mère, il y avait là beaucoup de nostalgie

d’une époque révolue dans ce regard expressif, abondé de souvenirs, qui

se contentait de fixer le vide sans orientation précise. Elle embaumait l’air

chaud et sec de sa multiplicité de parfums subtils d’herbes aromatiques

provençales. Et que dire de la vieille demeure à façade du seizième siècle

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aux charmantes persiennes bleues, si hautes pour des yeux d’enfants,

qu’elle vous donnait le tournis à coup sûr. L’après-midi après la sieste,

surtout l’été, quand la chaleur devenait insupportable, et pour se

rafraîchir, elle se rendait à la fontaine du bourg, elle trempait ses doigts

fins et frêles dans l’eau froide, que recouvrait l’étendue du dôme massif

de pierre au-dessus de la surface ; sur laquelle il projetait son ombre

tempérée. Elle admirait, et se laissait surprendre par le clapotis de l’eau,

d’où s’échappaient de fines bulles aquatiques qui éclataient et libéraient

leur contenu d’air en arrivant à la surface lorsqu’elle faisait tourner sa

main, comme un tourbillon venu des profondeurs abyssales. Des petites

feuilles à demi émergées vert pâle de cressons, contenues entre deux

eaux, recouvraient partiellement la fontaine de ses pousses rampantes.

Dû dessous, les petites ombres grises animées et fugaces des tritons

venaient troubler par surprise la quiétude de ses rêveries en nageant

librement dans l’eau tiède, créant sur son passage un petit sillon léger

comme une vaguelette aux mille éclats d’argent, révélés par la

réverbération du soleil sur ce liquide limpide. Les mille lueurs des rayons

du soleil des fins de journée se reflétaient comme des étincelles dans un

jeu de lumière et d’ombres interposées, et rendaient l’air d’un soir

annoncé, un peu plus respirable. Des histoires de tritons, en voilà une,

dans laquelle Simone s’était sacrément fâchée, tel un fauve enragé après

Jean. Ce jour-là, pareil à un autre jour estival, il s’était rendu le matin de

bonne heure à la fontaine ; aventurier naturaliste d’un jour ; armé d’une

épuisette, il avait capturé l’une de ces petites bestioles. Sa mère l’avait

surpris dans le jardin sous la pergola ombragée par les grandes feuilles de

vigne à vouloir disséquer l’amphibien. Pour l’opération, il l’avait retourné

sur le dos, les quatre nageoires-pattes en l’air de la victime. Elle l’arrêta

net, l’invectiva pour l’occasion de tous les noms d’oiseaux du répertoire

ornithologique. Jean, pour sa défense, sur le coup un peu confuse,

redressa sa posture, haussa les épaules, il se reprit, et dit d’un air sérieux

et grave :

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— « c’est un sacrifice nécessaire pour les avancées de la science. Papy m’a

montré son livre de biologie animale, où on y voit comment on y

entrouvre la bête en deux pour comprendre le fonctionnement des

organes entre eux, et c’est Monsieur Charles, le naturaliste anglais, qui l’a

écrit d’abord ! » Voulait-il seulement parler de « de l’origine des espèces »

par Charles Darwin ? Il avait commencé à consigner des notes à l’aide

d’une plume dans un cahier d’écolier, à côté duquel se trouvait un papier

buvard taché par l’encre qui se déversait de l’encrier renversé par l’effet

de surprise. Mademoiselle Simone fut intransigeante, et se montra sous

ses jours de colère, ce qui eut pour cause d’effrayer définitivement Jean

dans cette histoire. Il abdiqua, sous un air de mou et, tout penaud,

rapporta la cause du conflit dans son milieu naturel, conscient et réalisant

avec du recul la bêtise qu’il venait de commettre sans réfléchir. Il revint la

peur au ventre. Il appréhendait à présent la réaction de son père qui

venait à l’instant de rentrer au domicile, et qui savait se montrer

intraitable quand la situation l’exigeait, espérant que sa sœur tienne sa

langue. Dans l’ensemble, ils vivaient heureux. La douceur de vivre du

climat s’apprêtait fort bien à toutes sortes de polissonneries d’enfants

insouciants, dont l’âme n’est pas encore corrompue. Évoluant au rythme

des chants des cigales, ayant élues résidence, dans les champs de rocailles

stériles environnants, ils se nourrissaient des fruits qu’ils n’avaient qu’à

cueillir dans les arbres exposés à l’ensoleillement généreux des terres

méridionales, dont les branches surchargées ne semblaient plus pouvoir

contenir tant de délices. Ces enfants baignés très tôt dans les douces

chaleurs du climat méridional étaient souvent accompagnés de la petite

Nicole, cette gentille gamine de sept ans aux attraits physiques

méditerranéens et au caractère de garçon manqué un peu désinvolte.

Toutes les occasions qui se présentaient étaient les bienvenues pour

braver les interdits. De plus, elle était casse-cou et intrépide comme

l’étaient les petits monstres turbulents de son âge, cet excès d’énergie

l’avait parfois desservie, ce qui lui avait valu de s’être fracturé les deux

bras à un an d’intervalle. L’affaire avait fait grand bruit au cœur de la

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bourgade Ezasques, ce qui avait été l’objet au début de son drame, de

toutes les curiosités de la part de ses camarades de classe. En effet chacun

des petits écoliers avait apposé sa griffe de circonstance, voire un gros

vilain gribouillage sur l’encombrant plâtre blanc. Le soir après l’école et

l’encas de seize heures, les devoirs et les leçons apprises pour le

lendemain, Simone dévalait les trois marches du perron à toute allure,

comme un félin poursuivant une proie de choix, et filait tout droit

rejoindre sa chère copine et camarade de classe. La maman de son amie

avait le secret des bonnes gaufres à la cannelle qu’elle confectionnait elle-

même avec beaucoup de soin. Cette mère attentionnée servait ces

craquantes gourmandises avec de la confiture de citron de Menton, bien

entendu, cela faisait le régal du goûter de nos deux chipies. Rien n’était de

trop, elle accompagnait la plupart du temps ces petits péchés quadrillés et

saupoudrés d’une pellicule de sucre glace, par un verre de la fameuse

limonade traditionnelle de la célèbre fabrique du pays d’Aix-en-Provence.

Une fois avalé, ce délicieux breuvage acidulé élaboré dans le respect de la

tradition séculaire faisait pétiller les yeux. Dans ce moment amusant, avec

un petit air de malice complice dans le regard, les filles se mettaient à rire

à en pleurer, car ici on riait bien volontiers de ces petits riens fugaces qui

ponctuent ces jours de bonheur dans la simplicité des bonnes choses.

Jean les avait bien accompagnées de temps en temps dans leurs

aventures, mais au final, il n’y trouvait pas toujours son intérêt. Son

caractère semblait s’être durci sans raison apparente, Simone et Nicole

s’en étaient persuadées. Notre Jean qui rit, se voulait présentement d’une

attitude austère, et parfois y mettait du cœur à l’ouvrage, laissant deviner

des occupations de la plus haute importance en affirmant qu’il y avait des

affaires de toute évidence plus sérieuses dans sa vie. Il montrait en effet

les premiers signes d’une intelligence précoce, et avait annoncé à son

père avec intérêt qu’il étudierait l’erpétologie, suite à l’obtention des

images des dinosaures par lesquelles la maîtresse l’avait récompensé pour

son bon travail en classe. Son grand-père qui était au courant du fait,

impressionné par l’intérêt que Jean avait apporté à la chose, lui avait

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offert un imagier par compassion d’un aïeul bienveillant à la réussite

scolaire de son petit fils. L’illustration de toutes les espèces reptiliennes de

l’ère secondaire y figurait, référencée et illustrée par catégories dans un

beau et épais livre encyclopédique déniché volontairement par ses soins

dans une librairie niçoise, lorsqu’il s’était rendu au bureau de

l’administration de la défense et des anciens combattants à Nice. Rien sur

l’instant ne comptait plus au monde pour ce petit garçon que les grands

reptiles sauriens. Cependant, il lui manquait des éléments de réponse,

lacunes qu’il compenserait bien vite, car il devenait impensable pour un

petit génie de sa trempe de ne pas connaître toutes les subtiles

caractéristiques de ses grands protégés, mais surtout, pire, de rester dans

l’ignorance d’un tel savoir. Pour Noël, sa grande tante parisienne qui

habitait le Faubourg Saint Honoré leur avait rendu visite, comme elle était

à l’habitude une fois l’an. Coiffée de son éternel chapeau bibi noir en tissu

tulle, cette fière dame du monde lutétien avait apporté exclusivement

pour Jean, des reproductions miniatures de ces géants dans sa grosse

valise, innovante pour l’époque. Soulignons-le quand même, car le cadre

de celle-ci était en bois et recouvertes de fibres vulcanisées et donnait

l’aspect du cuir brut, qu’on ne pouvait acquérir dans ce temps- là que

dans les magasins spécialisés de la capitale. À la vue de ces figurines si

bien représentées, et plus vraies que nature, une joie incommensurable

jaillit de ce petit être émerveillé par l’ouverture en grand et instantané de

ses grands yeux noisette où l’allégresse demeurait dans l’instant. Ces

ophidiens terrestres hors norme, l’intéressèrent durant un certain temps,

tandis que les jeux des filles l’ennuyaient fermement : quelle idée de jouer

à la marelle, à la corde à sauter, et pire encore au chat perché ; les vrais

jeux de garçon, à ça oui !

À ces douze ans, son certificat d’études obtenu, elle quittait le petit

hameau de sa petite enfance, et prit le chemin de la grande ville voisine le

jour de la rentrée scolaire. Voyageant par le même train qui menait son

père à Nice, où il était pompier professionnel avec le grade de lieutenant

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de compagnie. La ville est située au fond de la baie des Anges. Elle est

abritée dans sa cuvette par les hautes collines. Exposé plein ouest, le

Mont Vinaigrier culmine à trois cent soixante et onze mètres. Il est

constitué pour l’essentiel de calcaire massif aux strates étagées à la façon

d’un mille-feuille en « terrasses » de verdure. Sa partie nord est boisée et

plate. Au Nord-Ouest, proche de la vallée varoise et de la commune

d’Aspremont, du même nom que le Mont, se trouvent sous la

dénomination du « Mont Chauve » deux sommets jumeaux, le Mont

chauve d’Aspremont à l’ouest qui culmine à huit cent cinquante-trois

mètres de hauteur, et celui de Tourette à l’Est à sept cent quatre-vingt-

cinq mètres d’altitude. Ils sont entourés de collines verdoyantes et sont

occupés l’un et l’autre par d’anciennes fortifications. Au Nord-Est, au-

dessus de la baie de Roquebrune culmine à trois cent soixante-dix mètres

le mont Gros à la cime arrondie, ceinte de barres calcaires formées d’à-

pics, où se trouve l’observatoire de Nice. Accroché à la falaise du mont

Boron, dont le point le plus haut est à cent quatre-vingt-onze mètres, se

trouve le quartier niçois, construit sur ses flancs et à ses pieds. À l’arrière-

plan de ces petites sommités, le majestueux Mercantour joue les, trouble-

fête de par son imposante stature. Tous les jours, le paternel empruntait

par deux fois le chemin rocailleux, dit de la falaise de la Calanca, en

bordure du vallon du Duc et du chemin Nietzsche, dit de mer d’Eze. Sur le

chemin on peut observer à mi-parcours un moulin à huile hydraulique,

émergeant d’une végétation luxuriante et sauvage ; connu sous le nom de

« Moulin Perdu ». Heureusement pour lui, sa parfaite condition physique

lui permettait de supporter l’effort à la limite de l’escalade ascensionnelle

lors de la difficile montée sur le chemin du retour. Arrivé en contrebas, à

environ deux cents mètres à droite en longeant le quai face à la mer, se

trouve la mignonne petite gare ferroviaire. Ses murs colorés sont dans les

tons ocre de l’Estérel. La station de chemin de fer permet la jonction sur la

ligne Marseille-Saint-Charles à Vintimille et dessert les plus petites

localités existantes sur le parcours. Dans la continuité de son cursus

scolaire, elle fut pensionnaire du collège Henry Matis de l’Avenue Seilern,

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axe parallèle à l’Avenue Reine Victoria à Nice. Elle était accompagnée de

Nicole, elle aussi déracinée pour la bonne cause, celle de l’apprentissage

des indispensables rudiments de l’éducation obligatoire de l’institution

Républicaine. Cependant, elles n’étaient pas affectées dans les mêmes

classes, ce qui ne les empêcha jamais de se retrouver aux intercours, dans

la grande enceinte murée, comme les deux meilleures amies au monde

qu’elles étaient devenues. Les nouvelles matières que l’on enseignait

furent dans un premier temps un flux non négligeable de nouvelles

connaissances à assimiler dans une grande dynamique de travail, qui

s’imbriquait chacune respectivement au cours des jours suivants. Très

volontaires à la tâche, elles potassaient et bûchaient les devoirs sans

rechigner, car ils feraient sans doute l’objet des interrogations des

lendemains. Tout cela se passait le soir après le dîner pris dans le grand

réfectoire des élèves. Le repas s’apparentait à un chahut extraordinaire de

voix graves et aiguës, accompagnées parfois de cris plus ou moins

compréhensibles, qui résonnaient formidablement sous la forme d’écho

dans ce grand volume ou figuraient de remarquables voûtes d’ogives

quadripartites, que l’on retrouve dans certaines églises. Le réfectoire se

prêtait d’ailleurs fort bien à accueillir les vocalises des chanteurs lyriques

amateurs. Parfois allant jusqu’à donner mal au crâne chez nos petites

villageoises, lesquelles venaient des hauteurs où le calme prédominait et

n’avaient que faire de toute cette cacophonie où l’on ne s’entendait plus

respirer. Les résultats scolaires furent satisfaisants de parts et d’autres,

laissant entrevoir de très bonnes perspectives pour la suite des études. La

première année de cours avait été concluante et les évaluations dans les

carnets de notes de Mademoiselle Simone faisaient la fierté de Monsieur

et Madame Ruffin. Pour la remercier du travail accompli, à l’occasion de

sa treizième année, le jour de son anniversaire, ils lui avaient offert des

cours d’équitation dans un centre équestre du village voisin. Et toujours

dans le même esprit qui la caractérisait, elle valida la moitié du cycle

secondaire, ce qui lui permit de prétendre à l’étape suivante ; et pas des

moindres. Elle intégra le lycée d’enseignement secondaire Masséna de

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Nice dans l’Avenue Félix Faure, qui fut autrefois le couvent des augustins

Déchaux, construit en mille six cent vingt-trois face au Pont-Vieux. Avec

les mêmes dispositions que pour le collège Henry Matis, elle fut

également pensionnaire à quinze ans, mais cette fois-ci avec des sorties

libres à l’heure du midi, plus exactement de douze heures à quatorze

heures, portion de jour dans lequel le puissant soleil de Provence vous

rappelle sa brulante présence. Dès la sortie de l’établissement, tout

invitait à la rêverie dans toutes ces artères commerçantes citadines,

animées par les voix des touristes de passage. Une fois engagé dans la rue

du pont Vieux, vous franchissiez les escaliers, et au sommet, que du

bonheur ! La belle niçoise se dévoilait à qui sait la regarder. Elle découvrit

jusque dans les moindres ruelles le Tout-Nice, durant ces trois années de

scolarité. Elle passa le plus clair de son temps dans la vieille ville, où elle

vagabondait dans les heures chaudes de ces débuts d’après-midi. Extasiée

par la présence des embaumantes senteurs des épices dans les rues

ensoleillées, inondées de la luminosité bienfaitrice et éblouissante, des

déclinaisons des couleurs. Du jaune safran au rouge-orangé, l’ocre,

couleur de la bonne humeur, évocatrice du style provençal et des marchés

aux douceurs d’épices, du bleu en camaïeu qui sent bon la lavande, le vert

tendre, qui évoque les champs d’oliviers, les jeux d’ombres sur les murs

des bâtisses provençales et leurs belles persiennes. Sans oublier à chaque

coin de rue les charmants petits escaliers reliant les ruelles qui

serpentaient dans la vieille ville, pleine de raccourcis élégants agrémentés

de vases fleuris et de jolis perrons, les mêmes accents chantants des

paysages du sud, de Giono et Daudet. C’était une véritable invitation aux

plaisirs des sens. Tout était presque parfait dans son existence.

Elle avait décroché son bac pendant cet été de grosse chaleur. Hormis la

perte de vue de Nicole, qui avait déménagé avec ses parents à

Montpellier, à la suite de la survenue d’un drame familial, son père

couvreur de métier s’était tué l’année du Baccalauréat sur un chantier, en

ratant dans sa descente l’un des barreaux d’une échelle de toit, entraînant

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la chute mortelle sur une dizaine de mètres de hauteur. N’ayant plus la

capacité financière de subvenir aux besoins de la famille, sa mère et les

enfants étaient partis vivre auprès du frère de la mère de Nicole, dès lors,

Simone n’avait plus revu sa sœur de cœur depuis. La voici notre belle

Simone, devenue cette jeune et belle adolescente, elle s’était éclose

comme une fleur et ouverte à la vie. La jouvencelle s’étant muée en une

délicate jeune fille ; pareille à une doucereuse demoiselle à fleur de peau,

s’était spontanément orientée dans une voie que personne n’avait

imaginée. Elle avait pris la bonne et ferme décision de devenir infirmière.

Le relationnel lui paressait une bonne optique au regard de ce qu’elle se

représentait de sa personne, en fonction de son caractère modéré et

attentionné, de sa qualité de prendre soin des opprimés à travers leurs

faiblesses, d’assister les anciens, infirmes ou grabataires, que le temps

avait usés par la vie. Ses principes et ses qualités relationnelles

s’accommodaient fort bien à cette profession. Motivée par ses intentions,

elle intégra l’Institut en soin infirmier du Centre Hospitalier Universitaire

de Nice. Ce fut uniquement le hasard qui voulut que l’institut ouvrît ses

portes cette journée de l’année mille neuf cent soixante-quinze dans la

cité azuréenne.

Au milieu de ce récit, Jean, Monsieur RUFIN, m’apprit avec stupéfaction

que sa sœur exerçait en qualité d’infirmière à l’hôpital psychiatrique

voisin, dans l’unité de jour, à trois cents mètres d’ici. Un véritable

concours de circonstances avait voulu qu’elle se retrouvât bien malgré elle

hospitalisée de l’autre côté de cette mince frontière entre le soignant et le

patient — « quand on dit que la vie ne tient qu’à un fil, n’y a-t-il pas

réellement un peu de vrai là-dedans ? ». La direction de l’hôpital

employeur en question avait contacté son mari dans un premier temps,

s’inquiétant de ce qu’elle ne s’était pas présenté à son poste ce jour et

qu’elle ne s’en était pas justifié ; ce qui ne lui correspondait pas du tout.

Dans la position qui était la sienne, sans plus de précision, Monsieur

Ruffin avait estimé par bon sens de commencer à questionner les

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établissements de soins de proximité, c’était effectivement la meilleure

intention raisonnable, la première des démarches à effectuer dans ce cas

de figure. La peur au ventre m’avouait-il, de la réponse positive qui

pouvait lui être faite, et accessoirement accompagnée de renseignements

funestes qui auraient pu sceller à tout jamais le sort de sa sœur et le sien

par la même occasion. Et effectivement, il avait opté pour une démarche

gagnante, laquelle lui laissait prendre concrètement la mesure de ce qui

l’attendait. En ce qui me concernait, la suite ce cette histoire ne m’était

pas destinée, elle s’inscrirait dans le devenir de cette famille occitane, je

retournais ainsi vaquer à mes responsabilités professionnelles ; la pause

réglementaire était terminée. J’appris de source sûre, qu’elle ne

reprendrait pas ses fonctions pour le moment, qu’elle se remettrait

péniblement d’une maladie dont le terme en vogue et à la mode paraît-il,

remplaçait le commun « mal de dos » du siècle dernier, que l’on nommait

outre-Atlantique « BURN-OUT », voulant dire littéralement qui se

consume de l’extérieure, mais replacé dans son contexte, qualifiait grosso

modo d’épuisement professionnel. Voici les grandes lignes : Il s’agit d’un

état de santé se caractérisant par une fatigue intense, susceptible de vous

faire perdre le contrôle et la capacité à aboutir à des résultats concrets en

lien avec votre activité du moment, ce mal nouvellement nommé, mais

déjà identifié concernerait dix pour cent des travailleurs en France, mais

serait a priori plus important dans le domaine du médical. Tout est dit. Je

prenais donc la fâcheuse mesure dimensionnelle que pouvait générer ce

terme, une fois de plus, certes pas hyper-technique, mais à la fois

tellement brutal et percutant. Depuis ce jour, il m’arrive de l’entendre un

peu plus régulièrement dans ma profession, bien plus présent sur le

devant de la scène, pour expliquer la situation des personnels en

difficulté, résultant des conditions professionnelles dégradées que subit

une nouvelle fois, comme j’aime à le rappeler, l’ensemble du personnel

soignant.

Des jours heureux viendront nous prouver le contraire, de ce que furent

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66

nos pensées dans des moments dénués de moralité que subissent

certains hommes, par d’autres hommes libres de mal penser par et pour

eux-mêmes.

CHAPITRE 4ème

Amnésie sélective

La prise en charge du grand âge devient nécessairement et sans exception

l’affaire de tous. Ce phénomène est dans l’air du temps, suffisamment

relayé si j’ose dire par les retombées médiatiques ; souvent illustré dans

les premières pages des dramatiques faits divers. Dans le fond, qui ne se

sent pas vraiment concerné ? Ne nous voilons pas la face, mais à contrario

ouvrons les yeux, et prenons le temps d’analyser tranquillement la

situation telle qu’elle se présente réellement. Nous déambulons tous

aveuglément dans nos univers égoïstes et aseptisés, absorbés sans

réserve par nos emplois et nos diverses activités addictives. Nous sommes

dans une certaine mesure ; conditionnés psychologiquement par notre

passivité face aux écrans numériques et tactiles illusoires, ayant le simple

mérite de stimuler mollement l’influx synaptique de nos cerveaux

reptiliens. Surtout quand l’objet dont il est question n’est plus utilisé

judicieusement dans sa fonction première, et devient l’accessoire

secondaire, noyé lui aussi dans la masse des nombreuses applications.

Nous sommes plus particulièrement victimes de nos névroses, liées à

cette société consumériste, dans laquelle la norme dicte nos gestes et nos

actes au quotidien. Elle nous aveugle dans nos conduites à travers le

regard des autres, en passant notre temps à vouloir paraître, ce qui

engendre dans la pratique un nombre incalculable d’heures de présence

inutiles dans cette vraie vie. Nous sommes par la force des choses, dans

une quête permanente de l’égocentrique autre moi du dehors, nous nous

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égarons dans l’illusoire « the place to be ». Dans une attitude qui consiste

à se comparer à la moindre occasion à travers ses attraits physiques et ses

petits bourrelets disgracieux récalcitrants, devant le moindre objet ayant

la particularité d’un pouvoir quelconque de réflexion. Projetant nos

silhouettes disgracieuses et nos courbes charnelles à la limite de l’obésité,

sans malheureusement nous renvoyer à notre nous véritable. La petite

ritournelle névrotique à encore de beaux jours devant elle, et ça à tous les

niveaux qu’exige la dictature des canons morphologiques. Cette norme

éphémère du moment dicte sa loi sans aucune concession, à des millions

d’humains nombrilistes. À l’heure actuelle, nous sommes

psychologiquement démunis et rattrapés par le temps qui passe et le

totalitarisme de la jeunesse, qui vous rappelle tous les jours, et sans cesse

la conduite à adopter pour retarder le processus du vieillissement, ce mal

visible qui vous ronge inexorablement le corps de l’intérieur. Une véritable

offensive stratégique se met en place, pour soi-disant contrer ce

phénomène physiologique. À travers le marketing publicitaire, les

publicités intempestives, où apparaissent des modèles de beauté

filiformes et anorexiques, masculins ou féminins, qui se glorifient d’être

devenus des standards de sex-appeal et reconnus comme tels. Peu

importe, la tyrannie de l’esthétisme et de ses sbires vous atomise

cérébralement votre libre arbitre dans l’ultime but de vous rendre accroc

à des remèdes miracles que l’on nomme plus communément la

Cosmétique. Sa pharmacie moléculaire s’adresse à tous, elle n’a pas de

couleur préférée, ne fait pas de distinction de race, de classe sociale,

d’appartenance, ne se soucie guère non plus de votre âge et de vous

finalement. Elle fait surtout des affaires pressantes avec qui veut bien

entendre ses mérites, tant vantés de l’éternelle jouvence sur votre corps.

Cette perfide illusion vous invite à vous rapprocher au plus près de ses

artifices trompeurs avec lesquels elle se chargera en tout bien et tout

honneur de vous délester d’un peu de votre fortune trop encombrante à

son gout. Observez-la plutôt dans son autosuffisance telle qu’elle est

vraiment ! Et voyez en elle son arrogance naturelle qui vous sourit

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niaisement de mépris. C’est très tendance voyez-vous ! La beauté

intérieure ça se vend difficilement, pour un peu qu’on en possède un

peu ! Les industriels eux l’ont très bien compris et vantent tous les mérites

de leurs gammes de produits innovateurs plus performants les uns que les

autres en termes de résultat. Véritable cure de jouvence avec de

véritables principes hyperactifs, et pas du placébo, ça alors non et non !

Effaçant les traces du temps par une simple pilule miracle, ou avec

l’emploi d’une crème réparatrice merveilleuse, ô grands dieux, n’y aurait-il

pas une part de vous-même là-dedans ?

— « Rassurez-vous Seigneur, je ne suis pas naïf, loin de moi cette idée,

c’est que je ne veux pas vieillir, voilà tout ». La jeunesse éternelle est un

mirage, mais dans ce monde fantaisiste, rassasié de cynisme, les vérités

premières sont légions et toutes bercées par des rêves. Les oracles vous le

confirmeront, ils nous rappelleront constamment quel sera notre

véritable devenir, « naît poussière, meurt poussière ». C’est une simple

formule de vérité immuable, qui s’applique à tous, sans exception

possible dans l’extrémité de nos vies. Enfin théoriquement, et surtout si

l’eugénisme étatique n’intervient pas au nom d’une éthique d’évolution

au profit d’une nouvelle superhumanité, en devenir de perfection. La

mort pour finalité n’est simplement que la conclusion d’une existence

pour nous autres, humbles mortels. Alors puisque nous sommes quitte à

mourir bientôt, pourrions-nous ne pas vieillir paisiblement et

sereinement ? Le mercantilisme de l’or gris ne devrait pas avoir sa place

au sein de nos sociétés. C’est un très mauvais maître en réalité, usurpant

l’identité de sa déloyale ennemie, la bienfaitrice générosité. L’imposteur

se montre les jours de beau fixe et de préférence par temps calme, voilant

le ciel progressivement de son épaisse brume et de son immobilisme

ambiant. Plongeant implacablement le jour dans la pénombre par le

déchaînement soudain et successif des éléments climatériques, privant

ainsi les espèces vivantes des reflets salvateurs du soleil qui les réchauffe.

Il finit toujours par se faire démasquer, par l’odeur de ses stratagèmes

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nauséabonds qu’il vaporise constamment sur l’appât du gain. Dans

l’espoir de duper son prochain, néanmoins certains d’entre nous

possèdent un odorat plus fin et plus sensible que le sien, bien plus subtil

et qui nous rend enclins à humer le parfum de la supercherie. Ne mettons

pas nos anciens au rebut, ou pis dans les usines de l’oubli à vieux.

Profitant d’une si belle aubaine, elles se chargeront d’alléger avec

beaucoup d’empressement les économies de vos parents d’une pension

durement capitalisée et modestement acquise avec beaucoup de labeurs.

Bien entendu, cela n’est pas une surprise, en échange d’une prestation de

services des plus médiocres. Ne les dépossédons pas arbitrairement de

leur dernier souffle d’espérance. Eux, ces proches ombres du passé, qui

tendent à rejoindre la légion de cadavres dans les cimetières en un vaste

éclair de lucidité. Pourquoi ne pas y voir au contraire une véritable valeur

ajoutée dans ces inventaires vivants ; registres de nos mémoires

communes, chargée de vécu, témoins d’une période révolue ? Changez de

regard ! Car il ne s’agit pas de donner des années à la vie, mais au

contraire de la vie aux années, ça tombe sous le sens n’est-ce pas ? J’aime

les adages, ce n’est pas nouveau, et vous le saviez déjà ! Mais celui-là

résume très bien à lui seul les difficultés de la prise en charge liée au

grand âge, qui va être le véritable défi du nouveau millénaire, de ce début

de siècle. Vous avez dit épique ? Ne l’est-il pas déjà ? Comme tous ceux

qui l’on précéder, à chaque temps ses affaires. Quelques-uns peut-être,

mais certainement pas la majorité peuvent encore compter sur la

présence et la proximité des aidants naturels. Je parle des proches

descendants, ou frères et sœurs de nos séniors encore vivants qui

subviennent tant bien que mal au quotidien, dans l’assistance des tâches

de leur vie quotidienne. Cette solidarité à ses limites, elle ne peut être

apportée qu’au profit des plus valides, les plus autonomes. La dimension

psychologique doit également être prise en ligne de compte, afin aussi de

les rassurer sur leur devenir, dans le but de les détachés l’espace d’un

instant au vide existentiel de la solitude. Pour les autres,

malheureusement grabataires, perturbés sur le plan cognitif et étant dans

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l’incapacité totale de ne pouvoir se mouvoir, il deviendra bien plus

astreignant de les suppléer dans certaines tâches courantes. Dans ce cas

extrême et dans la mesure du possible, une éventuelle collaboration sera

nécessaire avec les agents intervenants des centres communaux de

l’action sociale. Cette réalité sociétale représente l’un des problèmes

majeurs dans la culture occidentale du vingt et unième siècle, les anciens

sont relégués au rang des inutilités, des laissés pour compte, en somme ils

sont les premiers oubliés de ce système. Dans les faits, nous avons

constaté, l’allongement de la vie aidant, l’arrivée de plus en plus

nombreuse de patients âgés présentant un certain nombre de multi

pathologies dégénératives comme les plus représentatives : Alzheimer,

Parkinson, et bien souvent associées à une altération de l’état général. Ces

patients se retrouvent dans un état de dénutrition avancé, avec un

amaigrissement visible, et dans un état asthénique très prononcé. Ces

trois problèmes s’accumulent les uns aux autres dans un cercle vicieux,

car si l’on maigrit, les besoins sont limités, puisqu’il y a de moins en moins

de muscles et de graisses, fatalement cela entraîne une difficulté à

exécuter le moindre effort. De la même manière, si l’on est exténué, les

déplacements se minimisent, et l’inactivité engendre une fonte

musculaire généralisée qui diminue d’autant plus les besoins et

logiquement l’appétit. Ce dernier se traduira par une fatigabilité

récurrente, provoquée par le manque nécessaire d’aliments à fournir

l’énergie, tout est donc lié. Même si la médecine fait des progrès pour

améliorer l’état de santé des personnes âgées, la plupart pourtant se

trouvent dans la dépendance. Plus elles vieillissent et plus statistiquement

l’autonomie se dégrade. C’est une des raisons pour laquelle, elles

peuplent en surnombre les unités de soins de longue durée des hôpitaux,

EHPAD, maisons de retraite, foyers logements ou encore foyers

occupationnels. Le grand âge et la dépendance vont de pair

malheureusement. Un axe d’effort plus important favoriserait une autre

prise en charge qu’est le maintien à domicile, qui existe déjà, cela dit,

mais en moindre proportion gardée au regard des grands schémas

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71

classiques. À grande échelle, un maintien systématique à domicile

pourrait être envisagé dans les années futures. Un bien vieillir chez soi

impliquant l’intervention d’un certain nombre d’intervenants formés à la

dispense des soins, et en nombre supérieur, favoriseraient l’autonomie,

les actes et tâches journalière du bénéficiaire, soulageant ainsi en

parallèle les autres systèmes d’hébergement bien saturés. À cela s’impose

une réflexion globale, reposant essentiellement sur l’évolution des

mentalités et les rapports à la vieillesse dans notre pays. La prévention

des risques des maladies et accidents corporels joue un rôle majeur,

annuellement 9000 cas de chutes mortelles sont recensés, et les dégâts

séquellaires en termes de chimioprophylaxie au stade tertiaire sont

souvent irréversibles, et est la cause la plus répandue dans les accidents

domestiques. Les imprévus de la vie courante représentent un risque

important, pouvant porter préjudice aux ressources de la personne âgée.

Certaines familles décident de maintenir leurs parents au sein de leur

propre foyer, ce qui est honorable en soi, mais parfois, elles se mettent en

difficulté, pour avoir mal évalué les quotités de travaux difficiles qui

viennent s’ajouter à celles déjà existantes. Bien souvent quand il devient

difficile de subvenir à ses propres besoins et à ceux des autres, ce type de

population devient fatalement une charge supplémentaire au sens littéral

du terme. Dans ce cas de figure, nous assistons dans la majeure partie des

cas à une forme de maltraitance involontaire de la part des proches, ils se

retrouvent ainsi totalement démunis face à cette difficulté majeure. Il ne

faut pourtant pas perdre de vue cependant qu’elles sont extrêmement

vulnérables sur le plan global, et que certaines personnes, des proches,

pourraient être mal intentionnées à leur encontre, profitant de la

situation de faiblesse de la personne diminuée pour tirer profit de ses

biens ou autres faveurs à leur avantage.

Cette journée, je suis aide-soignant dans les chambres d’hospitalisation

des urgences, une journée ordinaire, dans un monde ordinaire. Je prends

la mesure du temps qui passe, cette variable universelle subtile et

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72

insaisissable, interagissant dans une infinité de possibles, indomptable,

non palpable, qui s’écoule lentement et sûrement dans nos vies

éphémères. Sur l’instant, l’humble horloge mécanique, renseigne avec

précision qu’il est seize heures trente-deux minutes et seize secondes.

Cette pendule accrochée à environ de mètres de hauteur du sol, se

distingue par sa forme originale soit dit en passant, et par ses aiguilles,

matérialisées par des couverts. La grande représentée par une fourchette,

la petite par un couteau et les heures du cadran par douze différents

fruits. Chronos ne semblait ne jamais quitter son échelle et ne devais

indiscutablement pas lésiner sur l’exactitude temporelle, pour ne pas faire

cas de ses enfants restitués. Dieu majeur dans la mythologie grecque, il se

faisait un devoir constant et permanent de renseigner quiconque sur son

œuvre pour qui chercherait la précieuse mesure du temps. Je quittais du

regard la boîte spatio-temporel et dirigeais à présent mon attention dans

le long couloir en face de moi, où une ribambelle de gamins prenait la

direction de la salle de suture ; accompagné d’une femme un peu forte

qui devait être leur mère. L’un avait conservé une partie de son

déguisement d’homme squelette, laissant entrevoir une partie

découverte de son visage abîmé. De cet adorable petit minois, tombait en

monticules résiduels sur le sol, un grimage épais, mêlé de sang dont la

réalisation et l’application avait dû être bien difficile à mettre en œuvre, et

n’aurait pas vécu le temps suffisant à la hauteur de son investissement. Il

était en pleur ; ce petit squelette morbide sanglotant avait été restitué à

sa nature humaine. Accompagné d’un diablotin bien plus petit que lui, qui

agitait sa fourche en tous sens avec une ferveur farouche. Ce petit

monstre malveillant n’était pas prêt à abandonner sa quête délicieuse de

collecte de friandises nombreuse et variée dans les mille palais des

gourmandises. Les pauvres mortels pas suffisamment méfiants ouvraient

bien naturellement les portes de leur maison, et se faisaient surprendre

par ces petits êtres malintentionnés. Et à l’arrière-plan pour finir de

compléter cette galerie des horreurs se cachait une petite créature à la

croisée des mondes imaginaires que l’on trouve tapie dans la pénombre

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73

des contes de sorcellerie enfantins et de celui des elfes. L’hybride haut

comme trois pommes se voulait plus avenant que les deux autres

terreurs, et bien plus dégourdi dans son costume légèrement trop large,

qui retombait de ses épaules continuellement et qu’il fallut sans cesse

réajusté. Il semblait un peu indifférent aux pérégrinations de ses

comparses, plus absorbé sans doute par la contemplation de cet univers

inconnu où des individus dans d’autres costumes un peu plus sobres de

couleur unie s’agitaient dans tous les sens. La maman s’adressait au

médecin d’un air désemparé, comme toutes les mères en détresse pour

leurs enfants, quoi de plus naturel me diriez-vous ? L’inverse en aurait été

plus surprenant. Il n’avait plus maintenant qu’à la rassurer, en lui disant

qu’il s’agissait d’une éraflure assez étendue, mais très superficielle en

profondeur. Que la gentille Infirmière prendrait soin de nettoyer et

désinfecter la plaie sur laquelle elle apposerait délicatement un petit

pansement coloré avec une flopée de petits ours tout mignons

représentés dessus. Une sonnette ? Entendez une alarme ! Cette furie

sonore s’activait dans l’une des chambres. Je laissai sans condition ces

petites horreurs curieuses aux bons soins de ma collègue, et me dirigeai

expressément dans la minute répondre à l’appel. Ces chambres assez

volumineuses sont conçues pour y accueillir un seul patient à la fois. On y

prodigue des soins d’urgence en rapport avec les prescriptions médicales.

Elles servent aussi d’une certaine manière de bureau non officiel de

consultation et accessoirement de confessionnal muet, permettant à tout

un chacun d’exposer ses misères. Les patients sont auscultés et

diagnostiqués en temps réel par ordre d’arrivée et selon le degré

d’urgence. Elles sont équipées d’un chariot d’urgence, tous pourvu de

divers éléments : on y trouve du matériel d’aspiration, de perfusion,

d’anesthésie, de ventilation, d’oxygénation, d’intubation, de réanimation à

la charge de reconditionnement exclusif après utilisation par l’Infirmière,

qui valide par un scellé la conformité au jour le jour. Tout ce contenu, bien

entendu peut être utilisé par les médecins, et officieusement dans

certains cas d’extrême urgence, toujours sous la responsabilité de notre

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74

garde malade, par certains aides-soignants. Soit dit en passant, hors du

cadre légal, en effet vous n’intervenez que dans la mesure autorisée de

vos connaissances et compétences définies dans un référentiel d’activités

et de formations comme la loi l’exige. Sur le terrain la réalité en est tout

autrement différente et prend de multiples aspects dans la réponse à

apporter à l’extrême urgence dans cette notion dite de gravité

d’intervention. Le cas échéant seulement vous autorise à transgresser et

outrepasser illégalement les limites de ce référentiel, devenant pour

l’occasion tacitement caduque. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle

cette catégorie fonctionnelle demande un élargissement de ses

compétences et une véritable reconnaissance de son statut pour se

conformer aux dispositions statutaires en vigueur. De ce que nous

pourrions qualifier à la limite d’usurpation de savoir-faire sans

autorisation officielle, avec les conséquences que cela implique d’un point

de vue juridique pour le soignant et le patient. Nous appelons cela plus

communément dans le jargon hospitalier : des « glissements de tâche »,

phénomène qui n’est pas essentiellement exclusif à notre catégorie, mais

à la plupart des professions du domaine paramédical. Malheureusement

ces mauvaises pratiques sont cautionnées par l’ensemble des équipes,

sous forme d’habitudes qui tendent à se généraliser et devenir un mode

opératoire fréquent.

— « Hey, ho, il ya quelqu’un dans les Agences régionales de santé pour

faire remonter au ministère ces déformations professionnelles ?

Cautionnées par le bon principe du fonctionnement budgétaire, qui ferme

les yeux au nom de la sacro-sainte excuse de cette maudite rentabilité qui

s’inscrit dans ce contexte économique de morosité ambiante. Si possible,

pourriez-vous s’il vous plaît prendre en compte cet état de fait ? Et en

retour, y apporter une réflexion digne d’intérêt. Croyez-moi ! La solution

que vous y apporteriez nous dispenserait d’une perte de temps

considérable, de bien des maux et de déboires inutiles. Avec lesquels nous

pourrions largement mettre à profit de bien soigner nos malades, par la

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75

mise en œuvre d’une formation adaptée à l’emploi ».

Laissons nos revendications de côté ; cet espace a été aménagé avec de

grands placards blancs, avec des étagères remplies de linge, de chemises,

de nécessaires de toilette, bassins et urinoirs. Toute cette logistique à

utilisation immédiate prend une place non négligeable, comme une sorte

de buanderie accessible, mise à la disposition du patient. Mais revenons à

notre préoccupation du moment, ce carillon fou s’acharnait à me

détacher de mes pensées. Monsieur LAFFONT, quatre- vingt-six ans, du

mois d’août de l’année mille neuf cent vingt-cinq, émerge d’un long songe

et s’extrait de sa bulle amnésique, ce vieillard un peu recroquevillé sur lui-

même arbore un regard de stupéfaction à la vue de ce nouveau cadre. Il

désire s’enquérir de la situation qui l’a amené expressément ici, là face à

moi, à cet instant, et dans quelles circonstances ? Quelles étaient les

raisons de sa venue ici ? D’ailleurs quelle heure pouvait-il bien être ? Il me

regardait avec une lueur profonde de désespoir, qui jaillissait de ses yeux

bleus d’une profondeur insondable. Ils exprimaient beaucoup de peine, et

me scrutaient de la tête aux pieds à la recherche d’une compassion si

infime fut-elle, tout cela ajouté à l’inquiétude et à la stupeur d’un homme

perdu. Ce gringalet décharné pour être dénutri, avait bifurqué de son

parcours de vie, ayant emprunté un mauvais sentier, un vague chemin de

traverse parsemé d’embûches qui contrariaient ce destin déjà si chargé de

mésaventure par le poids des années passées. Son visage cachectique

témoignait à lui tout seul de la sécheresse que son cœur devait supporter

dans ce moment d’égarement. Ce monde insensible à sa cause s’obstinait

à lui infliger des peines supplémentaires dans son infini malheur, et de ce

qui devait être encore une nouvelle épreuve à laquelle il devrait de

nouveau se soumettre. J’essayai dans l’instant de le réconforter, de lui

octroyé un peu d’humanité et ainsi par cette attitude à vouloir gagné

quelque peu sa confiance, je lui demandai avec sa permission, qu’il me

fasse un petit récit de son histoire.

Monsieur LAFFONT André était originaire du Guilvinec dans le Finistère-

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sud, une commune du pays bigouden, zone portuaire de trafic maritime

majeure de Bretagne. De son temps, marin de père en fils et de condition

très modeste, il n’y avait pas d’autres choix d’activités possibles entre

l’agriculture ou la pêche. En ces temps là, on s’engageait sur-le-champ au

petit bonheur la chance, en fonction du bon vouloir et selon les besoins

du moment de l’armateur. Les p’tits gars du pays s’enrôlaient

massivement sur les flottes des chalutiers hauturiers en partance pour les

terre-neuvas au moment des campagnes de pêche à la morue. Là-bas le

long des côtes du Golfe du Saint-Laurent ; abritées des vents et des

courants. Ce mode de pêche était miraculeux et nourrissait l’Europe

entière, elle offrait du travail et un salaire aux familles nombreuses. La

« pesche à la molûe » se déroulait de différentes manières, en autonomie,

elle se déroulait au large des hauts fonds de Terre-Neuve, à bord des

doris, petites chaloupes à fond plat. Sédentaire, elle s’exerçait le long des

côtes à la journée. La région des bancs de poissons dans l’antarctique

nord était difficile d’accès, car réputée pour être une des mers les plus

dangereuses de la planète ; ses fluctuations saisonnières, ou « sautes

d’humeur » comme disent les initiés, rendent difficiles les conditions

atmosphériques. La saison hivernale qui s’étend sur environ six mois était

plus redoutée que tout le reste, avec des températures avoisinant parfois

au cœur de la saison, lors des fréquents régimes de haute pression polaire

et arctique, les moins trente degrés. Les vigoureux systèmes de tempêtes

venaient accentuer les sensations glaciales dans l’intérieur du Labrador.

Ces courageux travailleurs de la mer embarquaient sur des navires, des

chalutiers classiques à propulsion mécanique et par la suite à moteur

diésel. Avant l’embarquement, ils apportaient un soin scrupuleux à la

composition du sac marin, par un inventaire exhaustif, où il fallait

répertorier chaque composant d’une liste prédéfinie en fonction des

besoins du bord, en déballant sur une surface plate le contenu plusieurs

fois ; de manière à être sûr que rien ne manquerait à l’appel. Gare à celui

dont le sac manquait ! Il était condamné à subir la misère de son

étourderie durant toute la durée de la campagne. Puis venait la fermeture

Page 77: Le refuge des hommes

77

du sac qui appelait aux quais, où criaient les coups de sirène. Dans la

pratique, la pêche se faisait sur le pont découvert à tous les vents et aux

caprices de la météorologie. Durant vingt-quatre heures sur vingt-quatre,

rythmé par le résultat du traict du chalut, période pendant laquelle le

navire traînait le dispositif sur un temps donné variant d’une demi-heure

à trois heures. Tant que le poisson était disponible, toute l’équipe restait à

son poste, même de nuit, moment que l’on appelait « le bal nocturne » Il

n’était pas rare de travailler trente-six à quarante-huit heures d’affilée

pour les plus résistants, pour une moyenne quotidienne d’une quinzaine

d’heures, tant que le poisson abondait. En dehors de la pêche effective

venait l’étape du reconditionnement du chalut, qui consistait à le

ramender au plus vite, avant qu’il ne se déchire sur un étoc ou sur une

épave de grand fond. Tout ceci était loin d’être une sinécure, ces bagnards

du grand métier ne pouvaient espérer retrouver leur famille que six à sept

mois après le départ pour la grande aventure. Au vingtième siècle, avec

l’utilisation des nouvelles technologies, traverser l’océan atlantique n’était

plus une aventure périlleuse. En revanche, pêcher dans les eaux glacées et

dans le brouillard a toujours été une activité à risque. Des centaines de

bateaux se sont abimés en mer, malmenés par les tempêtes et les

icebergs dans des conditions climatiques catastrophiques. À bord les

accidents n’étaient pas rares, et l’hygiène manquait cruellement, ce qui

envenimait et majorait le processus de cicatrisation de la moindre

entaille, ou infection. Des navires-hôpitaux prenaient quelquefois part aux

campagnes et portaient une assistance sanitaire ou logistique aux

équipages.

Notre homme prit part à une dizaine de campagnes aux pêches boréales,

pendant lesquelles il vit de ses propres yeux des équipiers, pour certains

ses amis périr atrocement dans la sombre Islande, basculer du pont et se

noyer dans les eaux gelées de l’enfer arctique. Pour quelques-uns d’entre

eux ne savant même ne pas nager ; lors des manœuvres brutales et

inattendues que faisaient les navires. D’autres, malheureuses victimes des

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78

aléas de la destinée, revenaient à terre éclopés, se voyant perdre un ou

plusieurs membres, quand ils n’étaient pas rongés dans d’atroces

souffrances par la gangrène, et n’avaient à leur avantage aucune issue

salvatrice possible. Tous ces accidents professionnels bien regrettables

étaient courants à bord, plus particulièrement lorsque leurs amples

vêtements se prenaient dans les mailles du chalut, ou tout simplement à

la suite d’une inattention liée à la fatigue. Il entraperçut plusieurs fois des

navires se fracasser sur les écueils des rochers émergents, que le capitaine

n’avait pas vus et sus anticipés au moment du changement de cap. À

quarante ans, sa condition physique ne lui permît plus de pallier à des

tâches aussi éreintantes, il entama un brusque virage professionnel, et

bifurqua radicalement du monde marin pour celui des chemins de fer

dans la banlieue parisienne. Il gravit les échelons jusqu’à la fonction de

chef de gare à Brest, où il y prit définitivement sa retraite.

Ce patient est arrivé ce matin dans un état général altéré, le diagnostic

clinique n’était pas au demeurant très réjouissant et annonçait une

situation de sous-alimentation, accompagnée d’une déshydratation

intense, et le tout dans un état cutané et d’hygiène déplorable. Plusieurs

escarres de type quatre étaient apparues, ce qui signifie sur le plan

médical : perte des couches tissulaires, avec exposition de muscle et de

tendons, ou d’os, avec aspect nécrosé, profonds et larges. Les plaies

profondes et infectées couvraient partiellement la moitié de la surface de

son séant. Son visage accidenté portait des ecchymoses, ces lésions

apparentes étaient mises en évidence par son teint pâle à l’extrême. En

parallèle, une enquête sociale avait été menée à son terme et transmise

en fin de soirée au médecin référent par les services sociaux rattachés au

Centre Hospitalier. Le fac-similé se présentait sous forme d’un rapport,

dans lequel on pouvait y lire ceci dans un langage clair et concis :

Monsieur LAFFONT est actuellement pris en charge par ses enfants, et

réside plus particulièrement au domicile de son fils aîné. Grabataire et

atteint de la maladie d’Alzheimer depuis quelques années, il ne quitte que

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très rarement son lit. Ses faibles ressources pécuniaires ne lui permettent

pas une considération de son dossier auprès des différentes structures de

logements de longue durée. Sans aide à domicile, la famille veut posséder

l’exclusivité dans le domaine, des soins et du confort à apporter à leur

parent. Entre temps, l’expertise médicale confirma l’hypothèse

maintenant avérée selon laquelle Monsieur B était soumis à des violences

physiques volontaires, inhérentes aux agissements d’un tiers, se

traduisant objectivement par des coups et blessures localisés au niveau de

la face. Un autre rapport de l’expertise en bonne et due forme de la

constatation, certifiée par l’autorité médicale fut transmis au poste de la

gendarmerie nationale de la ville qui ne devait pas tarder à arriver pour

dresser un procès-verbal et se saisir de cette affaire. Nous commençâmes

à lui redonner un peu d’espoir, il nous considérât un peu plus davantage le

temps passant. En ce qui concerne le plan cutané, nous lui fîmes une

toilette scrupuleusement complète, et mîmes en place un protocole de

soins de traitement d’escarres adapté à la situation qui l’exigeait

grandement. La situation dans laquelle se trouvait cet homme, soumis

manifestement à une grande souffrance, et sur tous les autres plans que

comporte l’aspect somatique et psychique questionnait. Ils laissaient

entrevoir la possibilité d’un abandon complet dans l’indifférence familiale.

Comment en étaient-ils arrivés à ce stade du désintérêt de l’un des leurs ?

Nous avions affaire ici à une sorte de barbarie sans nom. La force est

l’apanage des faibles, et la faiblesse la vertu des lâches, cependant, il ne

faut pas se méprendre, la justice humaine statuera sur ce cas, et ne

manqueras pas de rendre sa dignité à cet homme meurtri dans sa chaire

par de si mauvais traitements. Des tortionnaires capables de faire endurer

tant de sévices et de misères à un enfant de dieu ne s’en sortiront jamais

indemnes : leur cœur asséché de compassion et de noblesse est corrompu

et pauvre de ce qu’ils n’ont pas de bons sentiments. Au diable ! Que vos

âmes se repentissent de leurs péchés, et retrouvent la pureté originelle

qu’ont été vos enfances non perverties par les vices et la méchanceté, que

seule la nature d’un homme corrompue concède à la grandeur d’une âme

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insouciante et grandissante.

— « Nous souhaiterions parler à Monsieur L, concernant une éventuelle

déposition en rapport avec des coups et des blessures » la maréchaussée

prenait possession en cet instant de la chambre de notre patient. Les

vitres étaient transpercées de part en part cet après-midi-là par les doux

filets des rayons du soleil. De gros et épais nuages menaçants les avaient

laissé s’échapper, après avoir pris l’azur en otage depuis quelques heures,

ils réchauffaient instantanément le vide structurel. Cette luminosité

soudaine confortait aussi les esprits, tels des éclats lumineux futiles, dans

lesquels on décelait les particules fines des poussières rebelles qui

virevoltaient dans l’air. Enveloppées dans la douceur de ce début

d’automne elle laisserait encore peut-être espérer d’autres assez belles

journées égales à celle-ci.

Ils l’interrogèrent un long moment, ce qui eut pour effet de le déstabiliser

davantage, ce pauvre homme à la vue de ces uniformes perdait ses

moyens, il se trouvait physiquement dans une posture vicieuse. Ce marin

à présent sans capitaine se retrouvait maintenant totalement rétracté sur

lui-même, et n’entendait rien à la situation. Il n’était plus en mesure de

raisonner normalement, la confusion régnait à présent dans son esprit.

Monsieur L, n’existait plus, il s’était réfugié dans un mutisme qui se

prolongerait et laisserait libre court à la providence de statuer sur son

sort. Son visage prenait l’expression d’un homme qui ne savait plus à

quels saints se vouer. Il subissait de plein fouet l’interrogatoire formel

auquel il ne pouvait se soustraire au vu de la gravité des éléments. Le

voyant ainsi en difficulté, comme dans un éternel recommencement

d’une ritournelle endiablée, j’aurais aimé pouvoir prendre sa défense et

plaider pour sa misérable condition et répondre avec promptitude à ces

deux agents qui avaient virtuellement transformé le box en une sorte de

tribunal. Le tribunal correctionnel ouvre ses portes au public, et toute la

juridiction prend place dans ce gigantesque palais, le procureur de la

République, les juges professionnels, et le greffier.

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— « je déclare la séance ouverte » aurait annoncé l’huissier d’audience,

dans sa belle robe en lainage noire et revers de soierie également du

même ton de couleur, enrobant un Rabat plissé blanc. Les gens de loi, en

la personne du président et de ses deux assesseurs auraient pris place

dans la cour. Le jury composé des jurés titulaires, se trouveraient à leurs

places respectives, et écouteraient en observant et jugeant la plaidoirie

d’un avocat novice plaignant son affaire de circonstance dont je suis. Avec

quelle vigueur mon argumentaire leur aurait été magistral, condamnant

mes bourreaux sur place, les foudroyant par la seule force des mots, les

perçant de part en part de mes regards chargés de foudre. Avec quelle

émotion intense, un plaidoyer magnifique, dont les jurés totalement

ahuris par tant de ferveur à défendre la cause de mon client, n’auraient

pas hésité à demander la peine capitale au(x) prévenu (s) de la défense

auprès de Monsieur le Juge d’instruction si elle avait encore été en

vigueur.

Mais laissons à la justice ce qui lui appartient, c’est-à-dire la loi ! Par ordre

du médecin, je rassemblai le peu d’effets personnels qu’il possédait et

terminai l’inventaire aussi rapidement qu’il y avait de biens présents

autour de sa personne. En effet, le caractère d’urgence légitimait une

réponse rapide et adaptée à une attribution exceptionnelle d’ouverture

d’un lit supplémentaire dans une des unités de soins déjà totalement

surchargée ce jour-là. Tout le staff médical ému par les évènements était

présent aux urgences, le gérontologue accompagné de l’équipe mobile

gériatrique, de l’assistante sociale et pour finir, de la présence d’une

nutritionniste. Ils venaient de donner leur accord pour l’hospitalisation de

Monsieur L dans un service de médecine à orientation gérontologique.

J’étais conforté dans mes convictions à présent, j’avais pris conscience de

l’intérêt bénéfique que pouvait avoir les effets de la solidarité commune

sur des affaires comme celle-ci, par autant de bonnes volontés et d’âmes

charitables réunies par un intérêt commun, celui de sauver son prochain.

A contrario, je me posais la question de savoir combien de cas de

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maltraitance nous sommes en mesure de détecter chez ces patients qui

n’ont plus les moyens de verbaliser ou de se défendre dans de tels

ignobles desseins.

CHAPITRE 5ème

La réquisition

Certains lendemains difficiles aux urgences sont particulièrement

appréhendés par les soignants, en particulier ceux du week-end et des

fêtes, par l’ampleur de la démesure que peuvent prendre certaines

situations dans un contexte d’alcoolisme, et associé à certaines

substances psychotropes. Quelques données à titre informatives

supplémentaires viendront apporter quelques explications à ce

phénomène et permettrons d’apprécier la problématique dans son

ensemble. Pour vous donner un ordre d’idée, entre 2005 et 2013, la

proportion d’accidents mortels liés à une alcoolémie supérieure à zéro

virgule vingt-cinq grammes par litre d’air expiré, qui est la limite légale

autorisée, en toute proportion confondue et intervenant dans tous les

scénarios possibles a fait trois mille victimes pour l’année deux mille

treize. Pour un nombre de blessés avoisinant les sept pour cent de

l’ensemble des alcoolisations. Environ trois cents cas annuels

d’inculpation pour homicide involontaire par conducteur en état

alcoolique ont été prononcés dans cette période. En règle générale, trois

scénarios courants nécessitent une hospitalisation d’urgence plus ou

moins longue. Le premier cas est l’accident de la route mettant en cause

un tiers ou plusieurs victimes, et plusieurs véhicules impliqués. C’est un

contexte lourd de conséquences de par la gravité et les suites des

traumatismes subis, sans parler des séquelles irréversibles ou non,

occasionnées à autrui qui occasionneront des démêlés d’ordre judiciaire

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83

et assurantiel. La chaîne des moyens de secours mettra en œuvre des

moyens humains et matériels considérables à la hauteur de la dimension

des dégâts. Une alcoolémie positive du conducteur est relevée dans

trente pour cent des accidents mortels, et il est à savoir que dans plus des

trois quarts des cas, l’homme en est en partie responsable. L’alcool est

incompatible avec la conduite, elle a un effet désinhibiteur et euphorisant

qui modifie la perception des risques, provoque une mauvaise

coordination des mouvements et des gestes. Elle allonge les temps de

réaction, et engendre des troubles de la vision. Le mélange alcool-

cannabis étant le plus dangereux, il multiplie par quatorze le risque d’être

responsable d’un accident mortel. Le second cas concerne quelques-uns

pour qui après la fête vient la défaite d’une nuit un peu trop arrosée, par

la somme des diverses consommations excessives d’alcool ingérées. En

état d’ébriété majeur, ils perdent le contrôle de leur conscience, et

viennent s’échouer vulgairement sur la voie publique en perdant

connaissance. Tout particulièrement, les alcools forts occasionnent dans

une grande majorité des cas, un état de coma éthylique grave. Laissant

certains consommateurs sans souvenirs bien précis de ce que fut au

départ une soirée conviviale placée sous les signes de l’amitié, et du plaisir

de se réunir dans des moments festifs. Dans cet état de faiblesse, ils

deviennent des cibles potentiellement inoffensives, et peuvent devenir

des victimes malchanceuses de hasards infortunés. De graves problèmes

collatéraux de tout ordre en rapport avec cet état de faiblesse peuvent

surgir, et pouvons aisément imaginer la suite qui en découle. Une sorte

d’amnésie totale, ou bien littéralement avalée dans un trou noir, comme

ils décrivent l’incident durant la phase descendante. Et toujours avec le

même constat, avec les mêmes mots de ce que ressentent la plupart des

victimes, qui banalisent trop facilement la situation. Ces proies

accommodantes de l’alcool et de ses ravages seront transportées par les

pompiers et conduites au refuge, parmi les autres accidentés du jour. Le

dernier cas, et pas le moindre, est le facteur des troubles du

comportement liés à l’alcool, qui peuvent aller du simple forfait jusqu’à

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84

l’extrêmement irréparable, l’homicide volontaire. L’ingestion d’alcool à

haute dose provoque des troubles du comportement. Nous expliquons ce

phénomène dangereux par son impact sur le comportement de la

manière suivante, dont une partie de la réponse réside de son action sur

l’organisme : après l’ingestion, l’alcool passe très vite dans le sang pour

atteindre ensuite les zones riches en graisse ou en eau, le cerveau par

exemple. Comme d’autres substances psychotropes addictives, l’alcool

agit sur le système de récompense (zone du cerveau) qui gère notre

motivation à agir de manière adaptée en augmentant la décharge de

dopamine, à l’origine du bien-être, ou à haute dose l’ivresse. Il influence

également les circuits de certains des neurotransmetteurs et perturbe les

zones de contrôle et d’agitation du cerveau. Cette perturbation désinhibe

l’individu concerné et provoque une perte de contrôle de sa part

d’agressivité. Une situation anecdotique refait surface dans mes pensées,

un vrai cas d’école du genre « du cas numéro trois » serait peu dire ! Il se

fait vingt-deux heures, je m’occupais de finaliser les transmissions ciblées

d’un des dossiers de patient retourné à son domicile, lequel pour

l’occasion était attribué à une femme charmante. Elle avait été victime le

matin même d’une douleur thoracique à la seconde où elle se mit à

cueillir des pommes dans son verger. Selon ses dires, au moment de se

pencher pour saisir le fruit tant convoité, une vive douleur d’une forme

compressive s’était déclarée dans sa poitrine, et avait irradié son membre

inférieur gauche dans tout le prolongement de sa longueur. Malgré toute

la souffrance que lui procurait son mal, elle eut la présence d’esprit dans

ce mauvais scénario de ne pas s’affoler outre mesure et de descendre pas

à pas l’escabeau en aluminium sans précipitation. Toujours avec ces

mêmes précautions de rigueur, elle vint saisir son téléphone portatif

instinctivement dans sa poche, le portable fut dans cette mésaventure, et

un peu par chance, à la portée de sa main. Sans perdre davantage de

temps, tout en ne cédant toujours pas de terrain à la panique, elle

composa le numéro des services de secours, lesquels intervinrent dans

des délais relativement courts. Soulignons-le, l’une des belles et

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nombreuses prouesses qu’il serait au passage de bon ton de saluer

l’efficacité et de créditer à ces sauveteurs. Parfois, quand les conditions de

travail nous le permettent, il est tellement appréciable d’échanger dans la

discussion, que l’on perd la notion du temps. Cette femme quadragénaire,

un peu bourgeoise bohème, d’origine parisienne, au parler franc,

correspondait assez bien finalement à la personnalité qu’elle véhiculait

extérieurement au prime abord. Cette rombière de la haute, libérée,

assumée à deux cents pour cent, conquérante à souhait, la démarche un

peu masculine, possédait la tête de l’emploi, comme l’on dit dans pareilles

circonstances. Cette image me renvoya, et d’ailleurs pour quelle raison ?

Je ne savais pas vraiment à vrai dire, peut-être à son accent, pourtant elle

n’avait pas le profil social, peu importe après tout ! Aux aventures de

Gavroche, le titi parisien un peu trop dégourdi, cet oiseau rare, rusé,

chapardeur des rues ; comparable à une allégorie où le sujet central se

trouve être une pie attirée par la rutilance de certains objets de valeur. Ce

personnage célèbre d’Hugo, s’aventurant dans des lieux interdits, des

tripots malfamés fréquentés par des hommes peu fréquentables. Des

âmes perdues avides de nouvelles expériences, de tous âges et de toutes

conditions, venant s’encanailler librement là où la débauche est le seul

mot d’ordre et la seule règle, montrant des dessous flatteurs comme ceux

que possèdent les maîtresses d’auberges libertines. Et tout cela bien

malgré lui, ajouterai-je ! Mais la suite du récit vous mettra en confidence

avec mes doutes et vous les confirmera, pour qui connaît le devenir du

gamin de la capitale.

— « Passons, je disais donc » — « Où en étais-je de mon histoire

d’ailleurs ? Oui notre Parisienne ! Euh non, la Bourgeoise-Bohème, ah, et

puis après tout, pour moi c’est du pareil au même ! » Elle se trouvait en

vacances dans sa luxueuse maison secondaire du bord de mer sur la côte

de granit rose, depuis environ une semaine. Tous les ans, elle aimait

retrouver son chez-soi provincial au calme que procure la campagne.

Toujours à la même époque, car l’automne dans la douceur propre à son

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arrière-saison l’apaisait par son si caractéristique effet d’immobilisme, ou

toute chose s’emblait être en sommeil latent, annonçant par anticipation

le déclin des belles et longues journées d’une saison révolue. Quoi qu’on

en dise l’été de la Saint-Martin, lui procurait la paix de l’esprit dont elle

sentait le besoin, elle se ressourçait loin des brouhahas incessants et

aliénants que les grandes villes procurent à leurs habitants le restant de

l’année. Architecte d’intérieur de formation, elle vivait dans un train

d’enfer au quotidien, malmenée par une disponibilité chronophage de

tous les instants, qu’exige la rigueur de sa profession, mais qu’elle adorait

par-dessus tout. Elle aimait à se définir par-dessus tout comme une

femme de « plain pied ». Son métier ne lui permettait pas beaucoup de

loisirs, elle l’avouait d’elle-même, que cette vie lui était quand même

invasive. Mais peu importe de ce que l’on en penserait, il s’agissait avant

tout d’un véritable sacrifice nécessaire pour ce réaliser pleinement. Avec

un soupçon d’amertume, au début, puis subitement son visage devint

grave et se contracta, elle me fixa de ses petits yeux gris tempétueux avec

un regard empesé, et sans détour. Cette statue maintenant figée dans du

marbre face à moi me déclara sur un ton offensif : « Vous savez, le fait

d’avoir sacrifiée ma vie de famille, en l’a plaçant délibérément au second

plan et entre parenthèses par la même occasion était sans nul doute, l’un

de mes choix personnels les plus difficiles à faire accepter ». Elle assumait

pleinement sa condition émancipatrice de « working girl » speedée par les

affaires, desquelles, cette battante était intimement persuadée que son

proche entourage ne manquerait pas au moment venu de lui en tenir

rigueur. Elle n’avait visiblement aucun doute là-dessus. Des opportunités

de carrière assez récentes lui avaient été offertes, et furent une grande

porte d’accès, à ce qu’elle estimait être de nouvelles perspectives

prometteuses, ouvrant la voie royale à d’autres projets tout aussi

enthousiasmants. Toute cette somme de travail supplémentaire digne des

douze travaux d’Hercule s’enchaînerait à celle existante, et viendrait

s’ajouter de nouveau à ce rythme infernal. Elle ne lui laisserait pour

compte, plus aucun répit cette fois. Dans cette frénésie, bouffée délirante

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87

inconsciente, elle prenait le temps de souffler, environ une quinzaine,

avec ses proches, dans l’esprit familial, là où vous savez. Dans ses grandes

échappées forestières, en harmonie avec les éléments naturels, elle aimait

à se régénérer dans l’air frais et humide et s’occuper des plaisirs que

procure la saison automnale. Elle aimait beaucoup l’immobilité de la

nature soumise aux caprices du temps doux, pluvieux et venté. Mais aussi

la couleur des arbres au feuillage doré et aux mille reflets or et orangé

avant leur dernier éclat de résistance, qu’une rafale de vent dépouillerait

et dénuderait de toute la frondaison originelle. Ainsi dépouillées de leurs

attributs feuillus, des branches difformes apparaîtraient tels des milliers

de bras aux doigts excessivement longs et fins d’aspect rachitique. Mais

avant tout, la cueillette des champignons était son passe-temps favori.

Elle connaissait une innombrable variété de ces organismes eucaryotes

pluricellulaires, apprise de son grand-père maternel. Il l’avait initiée à la

mycologie, dans la forêt domaniale de Fontainebleau qui au passage

couvre la bagatelle de dix-sept mille soixante-douze hectares. Bercée dans

cette douce tendresse, que son aïeul cultivait et des traditions

immémoriales qu’il lui transmettait ; ces trésors d’érudition séculaires lui

avaient également été enseignés. Rien n’était trop beau pour l’avenir de

sa petite fille chérie, la petite demoiselle le ressentait fort bien et finissait

de se rassurée sur cette légèreté immuable d’en jouir pleinement tout au

long de son existence. Elle s’accaparerait dans ces intimes moments, le

vieux sage pour elle seule. Depuis sa tendre enfance, elle comprit l’intérêt

que procuraient ces plaisirs simples, durant de longues et belles sorties

instructives enclines à éveiller l’intérêt et la curiosité pour

l’environnement naturel que sont les sous-bois. Dans cette végétation aux

senteurs si particulières d’humus en décomposition qui guident l’apprenti

mycologue dans les coins où l’on découvre les fabuleuses cueillettes. Sa

jeunesse, elle l’avait surtout vécue entre Fontainebleau et la montagne.

Elle insista également fortement et surtout par fierté, sur le fait que son

grand-père, un grand type très costaud, chirurgien orthopédique

hospitalier, avait été à l’origine de la création du village de la Clusaz, dont

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l’origine vient du mot « cluse » défilé, chemin resserré entre deux

montagnes, station hautement célèbre et nichée dans la montagne des

Alpes en Haute-Savoie, et plus précisément dans le massif des Aravis. En

mille neuf cent deux, l’ouverture d’une route reliant Annecy et la vallée de

Thônes au col des Aravis a permis à la Clusaz de voir le jour. Devinant le

futur potentiel du site, il y avait fait construire l’un des tout premiers

chalets de la future station de sports d’hiver que nous connaissons de

renommée aujourd’hui, connue dans le monde entier et très prisée. Elle

possédait visiblement beaucoup d’estime pour son grand-père, et

l’idolâtrait avec les éloges qui lui étaient dus. Elle devait citer l’illustre

personnage de son cœur plusieurs fois dans ses propos. Cette femme

inconnue ne se cacha pas et ne se priva pas non plus d’y apporter certains

détails, qu’aurait exigés de la discrétion dans ses circonstances. Sans

lésiner non plus sur les mots, pour me parler également de ses déboires,

tant qu’à être dans la confidence, que les circonstances devaient dévoiler

dans leur caractère intimiste et que le hasard avait menée jusqu’ici dans

notre conversation. Elle me révéla les stratagèmes illicites qu’elle mettait

en place pour tenir debout les dizaines d’heures quotidiennes durant

lesquelles elle s’acharnait à la tâche. Au début, je l’écoutais avec respect

et y portais toute l’attention qui était de rigueur dans la gravité du

moment. Puis avançant dans la durée interminable d’un monologue à

sens unique, elle prenait un ton emphatique et monocorde dans toute sa

splendeur. J’avais cessé d’écouter la description de certains aspects

particuliers de l’histoire, quand soudainement je fus tiré de cette

rétrospective pompeuse par une grosse voix rauque chargée d’invectives,

qui me fut salvatrice, et reposa pour un court moment mon cerveau

saturé d’informations. J’aperçus soudain une demi-douzaine de policiers

affublés de tenues d’intervention, dotés d’armements de gros calibre, et

celui qui devait être le chef donnait des prérogatives aux autres. Ils

venaient d’entrer d’un pas rapide et décidé dans le sas d’entrée des

urgences vitales. De mon poste d’observation, par les vitres du pupitre, je

pouvais les voir à ce moment s’agiter en tous sens, et entendre des injures

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fuser de toute part. Ces propos orduriers étaient formulés par une grosse

voix éraillée au timbre sombre, qui éclatait et déchirait l’aire de cette

grande surface, bondée de lits et de brancards. Ils venaient troubler

davantage le tumulte des cris incessants déjà bien insupportable des

autres patients en souffrance. Ces joutes verbales raisonnaient dans ce

début de nuit et présageaient du devenir de ce que serait la difficulté des

prochaines heures. D’autres patients ivres émettraient à leur tour des

clabauderies outrageuses, accompagné de paroles dénuées de sens, dans

un tourbillon d’images floues, où des idées incohérentes troubleraient les

esprits. Ce remue-ménage durait depuis un certain temps déjà. Ces

naufragés de la bouteille se devaient eux aussi par principe et courtoisie

d’être solidaires de l’état déplorable des autres bois sans soif, et dans un

élan de générosité maladroit, de faire cause commune. Ce fut une montée

en puissance extraordinaire de plaintes et de colères entremêlées. Une

aubaine inespérée de compatissance non raisonnée, qu’avaient les unes

envers les autres, ces créatures mortelles qui avaient été conviées à la

tablée de Dionysos. Ces âmes égarées déambulaient d’une manière

désordonnée, chancelante, n’ayant aucune notion du temps qui passe. Je

me remémorais la curiosité de cette bambochade, dont un détail semblait

m’échapper. Perché là-haut, sur mon perchoir céleste du pupitre, je

cherchais du regard ce qui manquait vraiment à ce spectacle un peu

sordide. J’imaginais l’excité qui ne se faisait pas oublier, avec des yeux à ce

moment à la limite de la révulsion. Les diatribes sortant de sa bouche

irrévérencieuse ne faiblissaient et devenaient de plus en plus cyniques.

Les policiers restaient maintenant impassibles et stoïques. La sérénité

qu’affichaient l’attitude et le sang froid avec lequel ils attendaient

l’urgentiste montrait qu’ils maîtrisaient calmement et sûrement la

situation et l’individu. Dans la routine et le quotidien qui avait forgé

durement ces hommes de loi dans l’exercice de leur fonction, il y eut

certainement des faits similaires en rapport auxquels l’attitude se devait

d’être ferme et à la fois relâchée. Ils devaient à n’importe qu’elle prix

garder leur sang-froid pour éviter un excès d’emportements de part et

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d’autre, ce qui s’avèrerait préjudiciable pour le devenir de l’affaire. Dans

l’état actuel des choses, je ne pouvais toujours pas distinguer cet inconnu

invisible à mes yeux sourcilleux. Dans le cadre d’une mise en garde à vue

en cellule, la procédure exige d’amener les gens ivres et/ou ayant enfreint

la loi, dans une structure de soins en étant accompagnés de l’autorité

judiciaire. L’instruction ordonne d’effectuer une petite visite de courtoisie

très formelle, pas toujours réciproque sur la forme d’ailleurs, en vue d’une

consultation médicale, afin d’obtenir un diagnostic certifié, par lequel le

médecin pratique un examen intégral. Sur le certificat médical apparaîtra

le recueil des antécédents médicaux, des éventuelles pathologies

associées et évolutives, des traumatismes éventuels récents. Le praticien

estimera si oui ou non l’intéressé ne présente pas d’incompatibilité avec

une mise en cellule par rapport à une médication particulière, et

s’assurera que la garde à vue ne sera pas à l’origine d’une interruption

thérapeutique. En outre, cela permet aussi sur le plan juridique de

dégager la responsabilité des forces de l’ordre en cas de litige. Dans la

pratique, le patient se déshabille, les données des constantes prises au

préalable sont reportées sur le certificat médical et une recherche

lésionnelle est recherchée et consignée. Des examens complémentaires

sous forme d’interrogatoire conditionneront une future autorisation de

sortie. Une circulaire datant de 1975, encadre cette procédure et stipule-

la remise en main propre d’un certificat médical aux forces de l’ordre. Le

document doit être exclusivement établi par un médecin sénior, ou par un

interne en médecine.

Les autres patients s’étaient un peu calmés, mais cette satanée voix

criarde semblait redoubler de fureur et surenchérir de quolibets en tout

genre. L’interne arriva et me demanda de commencer à m’intéresser à la

situation de l’homme en question. Qu’allais-je découvrir sous ces

hurlements de fureurs incessants, qui semblaient ne jamais vouloir

baisser en intensité. Tous me considéraient l’air grave et un peu ennuyé

me sembla-t-il. J’approchais avec méfiance. Vu le nombre d’agents

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engagés dans la manœuvre, j’envisageais le pire avant de me jeter dans la

bataille à corps perdu et me conditionnais donc à faire office de pare-feu

entre eux et le médecin, pardon le doctorant devrait-je dire ! Je retenais

mon souffle et me préparais mentalement à toute éventualité, remonté

pareil au toréro face à la bête enragée, aux yeux ensanglantés et cornes

acérées, qu’il affronterait au milieu de l’arène devant une foule

d’aficionados transcendés par la mesure de l’évènement. Le sang me

montait à la tête et me cognait dans les tempes, mon cœur s’emballait,

entrainant dans sa chamade mon pouls qui s’accélérait à son tour dans

une cadence infernale et qui devint tachycarde. Ma respiration devenait

un peu anarchique, je ne savais plus dans le moment s’’l fallait inspirer ou

l’inverse, c’était parti. Je tins la bête en respect du regard. Nous étions

dans la phase d’observation ; de celle qui conditionnerait l’issue de ce

combat. Ma première passe de cape serait la Verónica, la plus simple en

technique a réalisé, et aussi la plus belle en effet de style, celle qui donne

des frissons aux initiés, et qui fait la beauté du spectacle. L’animal était

féroce, cependant moins véloce et moins imposant qu’augurait le rendu

du tableau. Qu’importe, elle n’aurait qu’à bien se tenir, j’en viendrais à

bout dans un élan de grâce céleste. — « Ne vous méprenez pas sur mes

intentions, je vous rassure tout de suite, la mise à mort d’un animal n’est

pas vraiment l’un de mes fantasmes » la première phrase qu’il émit en ma

présence, était destinée à mon attention, d’une entrée en matière

exquise, tout à fait surprenante sur sa forme, en même temps si

prévisible.

— « Qu’est-ce qu’il veut ce pingouin-là ! » Il faisait peut-être allusion à ma

tunique blanche de soignant, dans laquelle se trouvait un être d’une

extrême maigreur, qui me caractérisait fort bien dans la situation

présente. Il venait par cette simple formule élogieuse à mon encontre, de

casser le mythe du toréro invincible. Ma présence semblait exciter

davantage l’homme de toute petite taille, même si le résultat qu’il

escomptait n’était pas très probant. Nous avions affaire à une personne

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sujette à une croissance biologique ralentie, un nain. Je comprenais à

présent ; d’où mon questionnement antérieur sur le propriétaire des

insultes que je n’avais pas vu de mon mirador, masqué par les

« Caroline » ; les chariots à linges sales en milieu hospitalier. Je considérais

cependant l’existence de l’épaisse tignasse aux cheveux raides et bouclés

nichée sur les hauteurs de la cime de son crâne. Elle paraissait

disproportionnée par rapport au reste de sa petite charpente. Toujours

est-il que ce bout d’homme énergique bondissait devant moi. Les poings

en garde comme un boxeur poids plume prêt à en découdre avec un

challenger trop provocant, qu’il allait mettre au tapis d’un coup de poing

bien placé avec force et vigueur. Sauf qu’il fut calmé rapidement, ses

ardeurs furent instantanément réduites en moins de temps qu’il ne faut

pour le dire, par l’intervention de ces gardes de proximité vigilants qui le

soupçonnèrent de vouloir porter un mauvais coup non réglementaire.

Manu militari, ils le firent s’asseoir sur une chaise en lui maintenant les

bras. Des relents d’alcool écœurants vinrent vicier l’atmosphère réduite du

bureau d’auscultation dès qu’il ouvrît la bouche pour vociférer. Il était à ce

moment ceint de toute part par un cordon imaginaire que donnait l’effet

du dispositif policier. Au moment de prendre les constantes, il me cracha

au visage, et en moins de deux secondes, il se retrouva le visage face

contre terre. Il s’obstinait même à ne pas vouloir coopérer dans cette

position, en agitant son corps en tous sens comme un diablotin, à vouloir

essayer dans cette rage de me mordre le bras. Je finis avec toutes les

peines du monde par lui prendre la tension qui sur le coup, fut largement

supérieure à la norme, majorée par l’énergie surhumaine qu’il déployait

pour résister à la manœuvre. Une fois les résultats consignés, je laissai la

place à notre médecin en devenir qui se retrouva à son tour, pris à partie

verbalement par cette petite boule de nerfs. L’interne en médecine ne se

laissa pas dépasser par la tournure que prenaient les choses, bien au

contraire, il commençait tout juste sa garde de nuit, et allait ajouter celle-

ci à une autre journée effective, officiée une heure plus tôt dans un autre

service de médecine. Au moment des premiers échanges, il avait pris la

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mesure de l’attitude insultante et menaçante de cet homme révolté, qu’il

ne connaissait nullement. L’autre l’invectivait toujours et sans

ménagement. Il jugea que la réaction de son interlocuteur était

disproportionnée et de nature non appropriée à un tel entretien. Il allait

faire en sorte et rapidement d’accélérer l’interrogatoire et de remettre

notre individu à la bonne place qu’il méritait et qui lui était destinée en ce

moment, dans une cellule de dégrisement. Et c’est ce que firent les forces

de l’ordre qui embarquèrent tant bien que mal l’antagoniste dans leur

fourgon. Dans le futur, nos chemins devaient une nouvelle fois se croiser

entre le patient et moi, en particulier lors d’une hospitalisation en rapport

avec un pneumothorax. Dans la prise en charge et dans l’échange

communicatif, étant lui-même cette fois-ci abstinent depuis plusieurs

semaines, je lui avais rafraichi la mémoire sur les difficultés qu’il avait

occasionnées dans le service quelques mois plus tôt. Il devait admettre les

faits sans rechigner et s’en excusait avec la plus grande sincérité. Au cours

de la conversation, il me fit part de sa volonté d’entamer une cure de

désintoxication, car il ressentait la difficulté à s’abstenir vis-à-vis de cet

élixir empoisonné. Il aurait très tôt le besoin d’être encadré dans un

programme spécifique de traitement de la maladie pour mener à bien ses

objectifs, et c’est ce qu’il fit. Il était passé des paroles aux actes et je le

retrouvai quelques jours plus tard lors d’un transfert dans l’unité

d’alcoologie au troisième étage. Assis sur une chaise, l’esprit reposé au

centre d’une salle destinée aux soins de suite et aux affections liées aux

conduites addictives ; dans laquelle il confessa son histoire comme s’il

avait été devant un prêtre, et dans les moindres détails. — « Voyez

comme les patients aiment à communiquer, lorsqu’ils trouvent un

soignant disposé à les entendre », il était originaire de Vannes, dans le

Morbihan, issu d’une famille ordinaire et modeste de trois enfants. Ils

habitaient la rue des Fontaines dans le vieux centre historique. Sa

scolarité se déroula à peu près normalement durant le cycle primaire. Il lui

faudrait arriver dans le cas présent à canaliser son tempérament impulsif

qui lui faisait tant défaut. Tout le temps en mouvement, ne tenant jamais

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sa place, habité par une énergie intérieure débordante, dévoreuse de la

patience de son entourage. Les nombreux rappels à l’ordre ponctuaient

son quotidien. La situation nécessitait la consultation d’un psychologue de

l’équipe socio-éducative de l’établissement scolaire tous les mercredis

matin pendant huit mois. La stratégie mise en place par le spécialiste, en

collaboration avec les parents, consistait à rééduquer l’enfant, en lui

imposant un apprentissage des normes comportementales par la

formulation claire des limites et des marges de manœuvre. Pour ce faire,

ils avaient dû essuyer des crises de colère à répétition. Le gamin se

rebellait à la moindre occasion, les excès de colère s’avéraient être

dramatiques pour lui-même et l’ensemble de la famille. Mais cela était

nécessaire dans ce cas de force majeure, et indispensable pour permettre

à l’enfant d’intégrer la dimension des possibles et dans l’optique d’une

réintégration sociale. Le « plan » avait fonctionné, les colères

s’estompaient peu à peu, quelques reliquats de fureur indésirables

refaisaient leur apparition soudainement, mais un simple rappel à l’ordre

suffisait à le remettre sur les rails. D’autre part son entourage avait

constaté de l’amélioration comportementale, jusqu’au maitre d’école qui

avait retrouvé un élève plus attentif et moins turbulent. Lui, tous ses

copains, et les camarades écoliers du quartier, passaient souvent leur

temps à la pêche autour de l’étang des Ducs, lequel grouillait de

blanchailles, et faisait l’objet de magnifiques, et nombreuses prises. Les

bottes aux pieds, munis de paniers de pêche à bandoulière sur l’épaule ;

ils s’en allaient comme cela au plan d’eau. Fiers et armés de toutes sortes

de cannes à pêche insolites, allant du vulgaire simple bout de bois d’une

longueur à peu près raisonnable sur lequel était tendu un simple fil à son

extrémité. Et parfois même d’une vulgaire ficelle, de celles qui servaient à

fermer les sacs de pommes de terre en toile de jute, qu’un hameçon

commun, garni d’une esche venait finaliser l’invention de fortune. Bien

loin donc de l’utilisation de cannes à coups de dernière génération en

fibre de carbone et de concept de dernière génération. L’autre terrain de

jeu favori, et pas des moindres était, les rues étroites empierrées de pavés

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de la vieille ville constituée de nombreuses maisons remarquables aux

pignons pointus, décorées de pans de bois et de colombages du

quinzième siècle eux-mêmes ornés de sculptures à thématique religieuse

sur la façade ; le rez-de-chaussée était occupé pour la plupart par un

commerce. Et où menées de front, avaient lieu des guerres de clans de

marmots en culotte courte dans des affrontements de mini chevaliers

costumés pour l’occasion. De légères armures de plastiques et de

chapeaux que l’industrie glacière offrait gracieusement pour l’un des

produits achetés, leurs faisaient office d’apparats supplémentaire. Des

épées de bois aux bouts arrondis bataillaient ferme sous les regards

amusés des passants. Ces marmots prenants part aux jeux de guerre dans

la cité irritaient sur leur passage les commerçants, dont ils étaient

susceptibles d’endommager la stabilité des étals extérieurs, de par

l’expansivité du combat. Parfois, certains d’entre eux mettaient en

déroute des adversaires affaiblis puis vaincus en les pourchassant très

loin ; de la s’en suivaient des courses poursuites effrénées. Des cris

d’enfants résonnaient sur la promenade des remparts, ce qui avait pour

effet d’effrayer les touristes surpris, depuis la porte de la prison scellée,

jusqu’à la porte Saint-Vincent. Nos petites canailles, assujetties à

l’essoufflement général, par l’effet de l’alourdissement du poids des

équipements, subissaient la fin de course complètement ; asphyxiés. Ils se

regroupaient au point de ralliement qui était convenu par les deux parties,

au pied de la célèbre cathédrale catholique Saint-Pierre. Historiquement,

l’édifice gothique, élevé sur une ancienne cathédrale romane fut

partiellement détruit au temps des invasions barbares. Pour finir, ils

allaient sceller un pacte de paix provisoire dans les jardins des remparts et

joueraient avec les balançoires, les tourniquets et les toboggans dans l’aire

de jeux conçue pour les polissons de leur âge. L’hégémonie royale ne

serait plus contestée, les révolutionnaires étaient graciés de la main du roi

exceptionnellement pour cette fois, mais un édit royal devait venir

authentifier la non-agression future. La reddition signée laissait la place à

de nouvelles alliances et aux amitiés retrouvées, et d’un accord commun,

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les perdants remettraient les bonbons aux vainqueurs du jour qu’ils

iraient acheter chez Hanna, l’estaminet au coin de la rue de la menée. Le

soir, après l’école, sur le chemin du retour, le gamin s’immobilisait

justement devant le bar-tabac de chez Hannie le Bance. Cherchant du coin

de l’œil son oncle, l’un des piliers de comptoir historique de l’institution

des fameuses arsouilles ; dont celui-ci était sans le savoir l’un des

principaux chefs de file, tel le personnage Bec salé, dans l’Assommoir de

Zola. Il avait pris l’habitude de s’assoir sur les marches en pierre de taille

du perron du bistrot, pour observer les allées et venues des différents

soiffards habitués de ces lieux. Ces gens-là, disait-il en conclusion « y

entraient tout tordu, et y sortaient, raides droits comme des piquets. Le

pauvre diable, le frère de son père était devenu aveugle à l’âge de vingt-

cinq ans, éboueur de profession, et prédisposé à la boisson comme l’était

sa mère avant lui. Depuis la fin de son adolescence, ce pauvre garçon avait

élu domicile chez Hannie, de l’ouverture jusqu’à l’heure du dîner, autant

dire jusqu’à la fermeture, ne jouons pas sur le champ sémantique je vous

prie ! C’est uniquement à ce moment-là, sur le tard, qu’il quittait le

bousin, affalé et à moitié endormi à même le comptoir, que la chaise de

bar toute chambranlante menaçait éminemment de basculer qu’il se

persuadait bien malgré lui de prendre le chemin du retour. Disons-le

clairement, quoi de bien reluisant de se retrouver seul dans une caravane

insalubre stationnée dans le milieu d’une cour de hangar désaffecté, qui

fut autrefois une entreprise de blanchisserie ! Il marchait ainsi à demi

conscient et titubant les six kilomètres du chemin inverse qui le séparait

de son taudis. Au quotidien et toute l’année il sillonnait la seule route de

sa connaissance, assisté de son assurance-vie, sa canne d’aveugle, mais

surtout il le devait certainement au secours providentiel du bon Dieu,

dont bénéficient tous les soulards. D’ailleurs, c’était à se demander, si ce

n’était pas la route qui modifiait sa trajectoire en fonction de l’état

d’ivresse du bonhomme. À la vue de son neveu, son visage s’illuminait.

Son petit lutin comme il l’appelait, venait quémander au quotidien sa

rasade de limonade, son paquet d’images des joueurs des équipes de

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football et accessoirement des bonbons. Avant de se faire congédier

certains jours, quand l’oncle généreux était dans un état d’alcoolisation

trop avancé. La petite habitude devait coûter à l’ivrogne deux francs jour

en ce temps-là. Dans ce boui-boui, cette espèce de capharnaüm tout en

longueur, hormis le débit de boisson, vous y trouviez de l’épicerie, de la

quincaillerie, de l’outillage et bien d’autres choses allant de l’accessoire

inutile à l’objet insolite et pratique. Le produit phare le plus vendu était

sans aucun doute le paquet de pétards « mammouth », qu’affectionnaient

les moutards de la ville. Au nombre de six unités dans l’emballage, ces

minis bombes à mèche retardataire impressionnait de leur grosseur et de

leur particularité à produire une explosion assourdissante. Certains jours

de fête, il n’était pas rare d’entendre le bruit des déflagrations dans les

lointains de la ville. Les années passèrent avec la répétition des mêmes

jeux, des mêmes fréquentations de jeunesse et laissèrent la place aux

études supérieures. Il intégra une école de commerce à Quimper, d’où il

sortit diplômé d’un master de commerce international. Ses déboires

d’alcoolisme se multiplièrent ces dernières années, et l’avaient bien

souvent conduit dans des situations qui le dépassaient, parfois dans des

impasses. Dans les moments de sobriété, qui étaient les plus

représentatifs dans les premiers temps, fort heureusement pour lui, il

menait une vie tout à fait respectable de tout un chacun. En somme, un

autre lui-même, plus sombre, en conflit avec son double, se manifestait

quand inconsciemment le besoin de s’enivrer se faisait pressentir. En

dehors des effets néfastes de ses griseries, Rodrigue, ainsi s’appelait-il,

malgré sa petite taille, a toujours été respecté de ses proches. Son

caractère fort, parfois difficile à maîtriser, doublé d’un regard de flamme,

faisait de lui une vraie boule de nerfs. Dans son quotidien, son emploi de

directeur commercial dans un célèbre grand groupe bancaire français

occupait la majeure partie de son temps. Au sein duquel il manageait des

équipes de commerciaux itinérants, dont l’effectif suffisait à couvrir le

quart nord-est du pays. Ces derniers temps, la direction régionale, dans sa

politique du chiffre, avait augmenté les ratios des courbes de productivité

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dans sa logique commerciale, ce qui eut pour effet d’augmenter le

nombre des rendez-vous journaliers. Parallèlement pour les mêmes

causes, les mêmes effets se produisirent. Ces derniers temps, le nombre

supérieur à la normale des « turnovers » liés à la suractivité s’était

considérablement multiplié, dans une logique exponentielle. En plus

d’honorer les rendez-vous, il se tenait informé en temps réel sur la

progression des objectifs qui tendait sans cesse à augmenter et qui par

l’effort inhumain de l’accroissement des ventes de produits bancaires de

chacun de ses commerciaux devenait irréaliste. Redoublant d’énergie,

pour conserver le meilleur de ses forces vives ; qui devenaient des

variables d’ajustement il devait redynamiser ses troupes en organisant des

séminaires par groupes de dix collaborateurs. Pour ce faire il louait au frais

de la compagnie une grande salle de réunion, toujours dans le même

hôtel de luxe, et environ une fois par mois. L’objectif étant d’améliorer la

stratégie de la « déballe commerciale ». Il s’agit ici d’une technique de

vente au nom un peu barbare où les participants apprennent ou

réapprennent les rudiments de base du métier. D’une sorte de canevas

commun, initié par le biais de jeux de rôles séquencés, dans une mise en

scène théâtrale, dont la pièce est subdivisée en plusieurs actes, eux-

mêmes structurés en plusieurs scènes. Ces comédiens d’un jour

interprétaient à tour de rôle cette comédie, prenant tantôt la place du

client, tantôt leur propre place de vendeur. Ils jouaient et rejouaient la

même minauderie jusqu’à la perfection pendant la journée entière. Avec

la tombée du rideau venait le débriefing de chaque prestataire durant les

quelques entractes qu’ils s’accordaient de temps à autre pour s’aérer un

peu l’esprit. Le soir venu, ils relâchaient totalement la pression. Rodrigue

les recevait un par un pour faire le point avec eux sur la motivation du

moment. Il s’enquérait des difficultés rencontrées, des doutes, des

ressentis, des incertitudes de chacun. Ensuite, place aux réjouissances

bien méritées. Pour renforcer la cohésion au sein de l’équipe, ils se

retrouvaient au restaurant de l’hôtel pour dîner dans la bonne humeur. Le

repas avalé et les verres d’alcool vidés, le minibus avec chauffeur les

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99

conduisait dans les bars du centre-ville, les récupérait à la fermeture, et

les ramenait à l’hôtel. Pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, nos

pseudos-banquiers itinérants jouaient au poker jusqu’au petit jour, les

bouteilles d’alcool aidant pour les maintenir éveillés. Malgré la réputation

de figure de proue, de fer de lance et de sa renommée pour la maîtrise

stratégique de sa force de frappe commerciale, ce petit soldat du temple

à la solde du capitalisme, animé d’une volonté de fer sans égale dans son

travail, approchait de la quarantaine. Pour la première fois, il dut se

rendre à l’évidence, et devait admettre la réalité : il ressentait les premiers

symptômes des méfaits de la sédentarité causés par les excès qu’il faisait.

Les repas trop copieux et non variés des restaurants et des fastfoods, les

apéritifs, les verres de vin, les digestifs lui avaient procuré de

l’embonpoint. Les trois paquets de cigarettes quotidiennement consumés

l’essoufflaient et amplifiaient le ressenti de la fatigue, cumulés aux

innombrables heures de travail qui devenaient incalculables. Ajouté à cela

le manque d’activité sportive diminuant sa tonicité naturelle faisait qu’il

supportait de moins en moins bien la pression commerciale, et subissait

les remontrances des cadres dirigeants du secteur. En effet, le concernant,

les écarts des chiffres des ventes comparatifs avec l’année antérieure

devenaient nettement inférieurs pour la même époque. Son train de vie

professionnel désastreux lui avait déjà coûté un divorce, car les dizaines

d’heures effectives minimums quotidiennes de travail et parfois certains

week-ends ne lui permettaient pas toujours de rentrer les soirs au

domicile. Ses absences prolongées l’avaient éloigné progressivement du

terreau familial et de la plupart de ses connaissances. Il se tuait lentement

mais sûrement à la tâche. L’homme avait dû être évacué en urgence d’une

brasserie de la ville dès son arrivée remarquée dans celle-ci, car il se

trouvait dans un état d’ivresse largement avancé, et accompagné de

connaissances imbibées, elles aussi dans cette soulerie. En clair, dans ce

lot improbable, il n’y en avait aucun pour rattraper les autres, aucun ne se

tenait à peu près correctement, et encore moins notre intéressé. Lui usait

d’une attitude trop agressive envers les personnels du restaurant et des

Page 100: Le refuge des hommes

100

autres clients dans un contexte qui ne s’y prêtait pas. Le maître d’hôtel

avait bien essayé de le raisonner, en vain. L’homme n’était plus en mesure

de comprendre quoi que ce soit et, totalement désinhibé, semblait

vouloir baisser son pantalon dans la salle à manger à la vue de tous. De ce

que l’on pourrait qualifier d’exhibitionnisme, la plaisanterie avait déjà bien

assez duré et dépassait les bornes d’une patience fortement ébauchée.

Les grands moyens devenaient nécessaires, avant que la situation ne vire

à la débandade. Le directeur demanda expressément l’intervention des

forces de l’ordre au téléphone. Simultanément, l’un des cuisiniers quitta

ses fourneaux et décida de prendre le problème à bras le corps, il avait

jeté par la seule force de son courage le perturbateur hors de l’enceinte

du bistrot à coups de pied dans le derrière. Il s’apprêtait à lui envoyer une

bonne correction quand soudain, stoppé net dans son élan par la force

d’une droite bien placée atteignant son foie, notre combattant improvisé

s’écroula de tout son poids sur le trottoir devant les portes battantes du

restaurant. Il criait au- dehors à qui voulait bien entendre, qu’il était en

mesure d’en distribuer de semblables à qui voudrait bien le défier. Il

réitéra son invitation à tous les braves gens de la rue placés dans son

champ de vision troublé et rétréci, les yeux embués de vapeurs

alcooliques. Il se donnait en pâture dans un spectacle pathétique dans

lequel on le confondait à une bête immorale et dangereuse. Voici ce que

l’on me rapporta pour clôturer l’histoire. En revanche, la sienne elle, lui

survivra encore un bon bout de temps et alimentera par son récit, les

mémoires de chacun des acteurs ; témoins ce jour-là de cette scène tragi-

comique.

CHAPITRE 6ème

Oh my god !

Page 101: Le refuge des hommes

101

Qu’en est-il de l’anglais médical chez les personnels hospitaliers ? La

question peut paraître simpliste, mais pourtant, elle peut parfois soulever

des questionnements sur la prise en charge des patients européens issus

de l’espace Schengen et accessoirement des autres continents. J’ai

constaté à plusieurs reprises les difficultés de compréhension dans les

langues étrangères lors d’échanges entre les acteurs de santé et les

patients étrangers ne parlant pas ou très peu la langue de Molière.

L’éducation nationale est à la peine dans l’enseignement des langues

vivantes étrangères. Cet état de fait est rapporté à travers diverses études

européennes en compétences linguistiques, et en particulier dans la

langue de Shakespeare, qui se veut être la langue universelle.

Objectivement, de par ma formation universitaire, j’ai eu la possibilité

d’exercer à l’étranger dans mon domaine de compétence. Un axe de

formation dans l’apprentissage des langues m’avait en effet permis de

m’expatrier assez facilement en Allemagne, en Angleterre, et au Brésil et

dans d’autres contrées. Sur le terrain, j’allais parfaire mes compétences en

la matière, par l’utilisation courante et quasi permanente de la langue

usitée durant ces périodes. Dans le cadre hospitalier, celui qui nous

concerne, il existe une formation à l’anglais médical dispensée sur deux

jours à durée égale scolaire. J’aimerais, si vous me le permettez, vous

donner mon avis à ce sujet. Effectivement, sur le plan technique, de par

l’exclusivité de l’utilisation de l’anglais médical, nous pouvons considérer

qu’elle apporte une véritable valeur ajoutée à la prise en charge

immédiate, c’est indéniable. Mais en revanche, d’un autre côté, sur le plan

relationnel, intrinsèquement, elle ne permet pas d’appréhender la

recherche en profondeur de la compréhension de par son contenu et de

la pertinence dans sa pratique. Elle n’a que très peu d’intérêt sur

l’accompagnement global. Sur le terrain nous constatons la véracité de

cette problématique. J’exerce dans une région à très forte implantation

Page 102: Le refuge des hommes

102

anglophone, et je suis en mesure de pouvoir évaluer les difficultés de

chacun en la matière pour y être confronté. Je suis officiellement le

traducteur référent officieux dans ces circonstances, quand l’activité le

permet. Thomas Jefferson a dit un jour : « Tout homme a deux pays, le

sien et la France » vus de l’étranger, et plus particulièrement d’outre-

Manche, la France à des allures de carte postale. L’Anglais aime à vivre à la

mode française, et a un goût très prononcé pour les vieilles pierres de

notre contrée, qu’il qualifie de « So Charming », friand de sa culture, de sa

gastronomie de terroir. Enfin, la raison principale de son attachement

n’est point là. Viscéralement, il possède la culture de l’investissement, qui

est chez lui comme une seconde nature d’être « So British ». Des chiffres

éloquents parlent d’eux-mêmes : sur deux cent vingt mille résidences

secondaires appartenant à des étrangers en 2010 (sur un total d’environ

trois millions en France), nos amis britanniques en possèderaient

cinquante-trois mille deux cents, et la majorité d’entre eux souhaiteraient

devenir des résidents permanents. Quoique la tendance s’inverse sur le

plan économique, du fait de la dépréciation importante de la Livre sterling

qui leur permettait d’acquérir auparavant des biens immobiliers bien

moins chers qu’en Angleterre, ce phénomène n’est plus d’actualité. En

effet, l’offre immobilière était supérieure à la demande des biens existants

des ventes, du fait de la préférence locative du Français lambda de

s’engager dans l’avenir sans visibilité, ou se trouvant dans l’impossibilité

d’obtenir un crédit d’emprunt par des banques frileuses. Soumises à la loi

des marchés ; réticentes à les octroyer aux particuliers dans l’intention

d’achat d’un logement dans ce contexte de morosité ambiante encore un

peu tendu. Le nom le plus répandu en Angleterre est Smith, ce que

Dupont, ou Durand est à la France. Nous utiliserons donc ce nom

d’empreint pour notre récit à venir.

Le temps maussade de ces derniers jours semblait ne pas vouloir quitter

les vallées environnantes ; un lien intime devait les unir depuis la création

de l’univers. Il avait provisoirement enveloppé et étendu sur les plaines,

Page 103: Le refuge des hommes

103

ses nappes blanches et sombres qui donnaient la mesure de ce qu’allaient

être les prémices de l’hiver. Il se chargerait bien assez vite de ralentir la

cadence des ardeurs de l’expansion végétale indispensable à la survie des

espèces ; dressée verticalement dans l’infini et recherchant la lumière

céleste au firmament de l’heure de midi. Ce climat délétère porteur de

dépressions saisonnières chez les hommes, terminerait bien assez vite de

figer cette campagne dans un profond sommeil de glace, les perles de

rosée n’auraient pas le temps de se laisser glisser futilement sur les brins

d’herbe déjà gelés. Ils formeraient d’un accord scellé et parfait de

circonstance, une espèce de combinaison hasardeuse. Les hôtes de ces

prairies se presseront à leur tour pour rejoindre leur refuge respectif, ne

pointant le bout de leur museau qu’occasionnellement, que lorsque

l’instinct commandera à l’animal d’en sortir par nécessité.

C’est dans cette ambiance saisonnière d’un dehors humide, que les

affaires du dedans me pressaient ce jour-là, à récupérer des lits

supplémentaires pour pallier rapidement à la demande pressante d’un

encombrement majeur aux urgences. Ils étaient stockés par dizaine dans

un espace de parcage au sous-sol. Dans la manœuvre, j’allais perdre

facilement une bonne demi- heure de mon temps à les rapatrier au rez-

de-chaussée, et encore, sous réserve que les ascenseurs soient

disponibles. Le service était totalement pris d’assaut sans ménagement et

sans condition. Une innombrable foule hétérogène, compacte par sa

forme et son volume s’agglutinait dans la salle d’attente. L’effectif soignant

était réduit momentanément au strict minimum, effet occasionné par les

interventions répétées du SMUR qui en était à sa cinquième sortie depuis

ce matin. L’absence du cinquième de l’équipe limitait par conséquent la

capacité d’action à faire face à cet afflux massif. Composant et improvisant

(serait les noms masculins les plus justes à employer) avec les moyens

humains restants, l’organisation avait été resserrée, les tâches de chacun

redistribuées instinctivement avec bon sens et justesse. Les dossiers

nouvellement arrivés s’accumulaient et débordaient en surnombre dans

Page 104: Le refuge des hommes

104

les cases individuelles des bannettes. Les secrétaires aguerries et

patientes, pour qui apparemment la situation n’avait rien d’exceptionnel,

ne se laissaient pas dérouter dans leurs missions par les propos virulents

et déplacés de certains impatients. Ils haussaient la voix, n’ayant plus la

placidité nécessaire à subir l’attente. Par cette attitude perturbatrice à la

limite de l’inconvenant, ils voulaient faire partager leur mécontentement

à l’ensemble des usagers ; étant eux aussi dans la même disposition, mais

plus tempéré sur la suite à donner à ce genre de désagrément. Pour la

petite histoire, je me rapprochai du bureau paperassier de nos hôtesses

offensées ; accessible par une porte à l’arrière du bureau, dans le but de

mesurer l’humeur générale. Pour le principe de précaution, l’avant du

standard était sécurisé par de grands panneaux doublement vitrés, pour

contrer toute agression possible, et ne permettait aucune introduction

malintentionnée. Soudain, l’un d’entre eux se leva et quitta brusquement

sa chaise. Arrivé depuis « seulement » une demi-heure, ce petit homme

d’une cinquantaine d’années, un peu rondouillard et rougeaud du faciès,

s’était mis dans un état hystérique. Il criait sans retenue son

mécontentement à qui voulait l’entendre, tout en maintenant le fait qu’il

était dans l’attente d’une prise en charge depuis le début de la matinée.

Dans ce qui devenait une allocution solennelle et plaintive, il faisait la part

belle à un centre hospitalier de la région parisienne. Où selon lui l’attente

était nettement moindre à celle qu’il avait eu à endurer jusqu’ici dans cet

hôpital de province. Subtilement en réponse à cette fausse affirmation,

l’une des deux secrétaires, la plus entreprenante lui avait rétorqué

ouvertement et sans détour que Monsieur fabulait et avait l’art de jouer

avec les contrevérités dans l’objectif de spolier les autres usagers. J’avais

admiré sa farouche détermination à fermer le caquet de ce malotru. Un

peu surpris également par cette réplique savamment dosée, qui l’avait

renvoyé immédiatement dans les cordes, l’obligeant à s’assoir aussi vite

qu’il ne lui avait fallu de temps pour se lever de son siège. L’homme mal

avisé se retrouvait à présent un peu confus et tout penaud. Il feignait de

regarder et de fixer à présent ses belles chaussures rouges assorties au

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105

même ton que son épais imperméable qui venait accentuer davantage la

rougeur écarlate de son visage. Contre toute attente, la vaine estocade de

l’indélicat avait eu au moins le mérite d’en faire sourire quelques-uns dans

ce hall des complaintes. Certains avaient eu du mal à cacher leur

approbation à cette réplique défensive, tellement l’intervention de l’autre

tournait au ridicule. Ces soldates engagées sur le front, savaient par

expérience des conflits passés, contenir de la meilleure des manières

possibles, les déferlantes marines qui s’abattaient sur elles avec la force

que l’on reconnaît aux océans démontés. Lors des grosses et houleuses

perturbations maritimes que nous connaissons, inattendues, soudaines et

dévastatrices ; ne s’apaisant rarement, que dans un calme absolu.

Quelques une se renforçaient, et doublaient en puissance, venant briser

les hautes digues, épaisses et insubmersibles de ses fracas énergiques et

répétés que les hommes avertis par les débordements passés avaient pris

soin de fabriquer cette sécurité entre eux et la possibilité d’un raz de

marée destructeur. Dès l’instant où je fus de nouveau disponible pour

l’accueil dans toute cette confusion générale, je pris avec empressement

le premier dossier accessible qui se confondait avec tant d’autres, et dans

l’ordre d’arrivée. Je m’apprêtais à prendre connaissance de l’intégral du

contenu, mais me ravisais aussitôt et fût tout à fait découragé d’en

commencer la lecture des le premier mot. Un expert en signe

hiéroglyphique serait peut être nécessairement plus indiqué pour traduire

la lettre du médecin traitant qui l’accompagnait, çà aurait été dans le cas

précis plus judicieux. Des signes orthographiques inconnus de l’écriture

moderne, dont j’étais incapable d’interpréter la signification et le sens ;

analogues à des cryptogrammes indéchiffrables ponctuait le courrier. La

raison d’une éventuelle prise en charge signifiée dans cette

correspondance médicale adressée à son confrère était tout simplement

illisible. Pressé par le temps, dont l’emprise ne m’était pas favorable, je la

laissais consciencieusement aux bons soins de qui voudrait bien lui

accorder un peu de son temps et d’intelligibilité. En tout état de cause, et

sans aucun doute sur l’étymologie du « Name », dont j’avais retenu en

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106

tout et pour tout seulement le nom en anglais, qui lui était écrit en

grandes lettres capitales, j’appelais dans l’assistance Madame ou

Monsieur SMITH. Une dame âgée anglaise, très droite et un peu raide

dans son maintien de corps, le dos cambré et ramassé à la limite de

l’exagération, présentant un buste proéminent penché excessivement sur

l’avant se manifesta du fond de l’assemblée. Elle semblait s’être arrêtée de

respirer pour en arriver à maintenir une telle posture. Accompagnée d’un

grand, vieillard qui contrairement à elle était tout arque bouté et

bistourné. L’ancêtre portait un pantalon bouffant à la hauteur des cuisses,

muni de bandes passantes pour le port de la ceinture. Il arborait une

attitude impassible et imperturbable aux évènements en général et à la

présence bruyante de cette populace aux abois (le flegmatisme anglais

dans toute sa splendeur !). Je lui demandai poliment dans sa langue

shakespearienne de bien vouloir venir me rejoindre en salle de

consultation, où l’attendait l’infirmier complètement dépassé par la

tournure que prenait le début de cet après-midi-là, à laquelle il n’arrivait

plus à faire face. Comme si cela n’était pas suffisant, on réclamait aussi

concomitamment mon aide en salle de suture pour aider le médecin à

administrer de l’Entonox, un gaz analgésique aux effets parfois hilarants ;

chez un petit enfant d’environ deux ou trois ans. Selon la recherche

lésionnelle initiale en rapport au protocole et avec la manière dont

l’homme illustrait par des gestes la localisation du problème, l’infirmier

suspecta une suspicion de fracture à l’épaule gauche chez le patient

d’outre-Manche. Il débuta la prise en charge en immobilisant le membre

lésé. Avec une certaine appréhension quant à la suite à donner, car selon

ce que j’en avais déduit logiquement, la barrière de la langue pouvait

faussée l’examen clinique et fonctionnel. L’infirmier invita l’impotent à

regagner son siège respectif auprès de sa femme dans la salle d’attente.

Une fois, le petit garçon, recousu à l’arcade sourcilière et le matériel de

soins reconditionné, je m’apprêtais de nouveau à rejoindre mon binôme.

Malheureusement, sur le chemin des retrouvailles, un autre patient

m’avait interpellé et m’avait alerté sur les intentions d’une vieille dame

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démente, amenée par les ambulanciers hospitaliers quelques heures plus

tôt. Elle essayait d’escalader tant bien que mal les barrières de sécurité du

brancard, les jambes bleuies et cyanosées, enchevêtrées et coincées entre

les tubes de métal. Elle déraisonnait, cherchant du regard désespérément,

un être invisible qu’elle nommait Vincent. J’avais la ferme intention de

remettre notre petite dame à la place qui était la sienne ; c’est-à-dire dans

cette civière surélevée sur roulette. Pour mener à bien cette périlleuse

entreprise, je pris l’initiative de lui retirer en priorité les mains qui lui

servaient d’appui pour se cramponner aux glissières. Bien mal m’en avait

pris ; j’aurais réussi à ramener les jambes par la même occasion si une

volée de claques ne m’avait pas subitement percuté le visage de plein

fouet dans une rapidité éclaire. Je n’en étais pas à ma première torgnole,

et ce ne serait pas la dernière non plus. Chez les personnes âgées

démentes, se sentant véritablement menacés, ces gestes de violence non

contrôlés sont récurrents. En revanche, le caractère agressif de cet état de

fait n’était pas non plus cautionnable. La difficulté rencontrée doit être

rapportée oralement aux transmissions et consignée dans le dossier

médical du patient. N’oublions pas que ces conduites indésirables peuvent

être apparentées à de la violence physique, et peuvent laisser des

traumatismes chez certains soignants, pouvant influencer négativement

leurs futures pratiques. C’est la raison pour laquelle, il faudrait dans la

mesure du possible prévoir un entretien à viser psychologique avec

l’agent agressé, pour déterminer le degré du traumatisme subit. Les

sonnettes hurlaient autour de nous dans un infernal charivari à l’unisson.

Certains patients plantés dans le décor depuis une dizaine d’heures

commençaient sérieusement à trouver le temps long et s’inquiétaient

sérieusement de ne trouver personne pour les renseigner sur leur devenir.

Ils réitéraient toujours les mêmes demandes légitimes, concernant les

différents résultats des biologies, qui avaient été prélevées quelques

heures en amont. D’autres se plaignaient de ne toujours pas avoir été

auscultés par un médecin. Quelques-uns réclamaient un bassin, ou un

urinal dans le but de satisfaire des besoins urgents à soulager dans la

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minute ; ceux-là, les mêmes qui étaient alités dans une position des plus

inconfortables depuis des heures et qui étaient dans l’incapacité de

pouvoir se mouvoir. Il faudrait contenir ses petits désagréments

nécessaires dans les plus brefs délais. Les mêmes causes produisent donc

les mêmes effets, partant du principe inaltérable de cette formule, je

prenais en considération prioritairement les demandes de chacun en

respectant l’ordre du degré de gravité. De toute manière, je n’avais pas

véritablement d’autres choix au regard du nombre d’entrées et de ma

seule présence qui aurait nécessité le renfort de plusieurs personnes pour

faire face à la situation présente. Je mis en place les dispositifs

d’évacuation des matières prévus à cet effet, et mécaniquement apportai

toujours les mêmes éléments de réponse à toutes les questions qui

m’avaient été posées. Ces, fameux je ne sais pas, ou je n’en sais rien,

autres formulations toutes prêtes sonnant invraisemblablement le creux

dans l’esprit des gens. De ce que nous appelons communément des brans-

lits, est-ce la bonne orthographe ? Aucune idée, mes recherches sont

restées vaines à ce propos. Pour nous autres, il s’agit de lits

d’hospitalisation pouvant faire office de brancards. Ils devaient être

désinfectés et reconditionnés dans la foulée des départs pour palier aux

arrivées incessantes des nouveaux arrivants, que déposaient à intervalles

réguliers, le va-et-vient permanent des ambulances privés. Nous dûmes,

moi et l’infirmier, dans le caractère oppressant de ce contexte qui ne nous

permettait plus d’optimiser l’accueil dans les meilleures des dispositions,

répartir du mieux possible les tâches de chacun et de la manière la plus

judicieuse. La gestion des entrées devenait catastrophique. En fonction

des renseignements cliniques, et de ce qui me concernait, je prenais en

charge la partie des hospitalisations. Cela induit, le déshabillage,

l’installation, le recueil des constantes ; consignées au plus vite dans le

dossier médical, l’inventaire des effets personnels, la mise en place du

bracelet de sécurité sur les poignets, le positionnement des brancards et

des lits dans le sas. L’infirmier installé aux premières assises du service,

quant à lui, réceptionnait la bobologie, la traumatologie, les examens

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109

divers à l’orientation des salles de soins. La stratégie mise en œuvre fut

payante : nous réussîmes à désengorger l’accueil assez rapidement, mais

au prix de quel effort me diriez-vous ? « Ma réponse sera claire et sans

appel, elle pourra faire certainement ultérieurement l’objet de certaines

critiques, ce qui est bien normal d’ailleurs, et je vous répondrai

franchement avec l’honnêteté qui me caractérise dans cette affaire ; au

détriment pur et simple de la qualité du soin, point. Car une situation

nous avait bel et bien échappé en attendant. Mais avant de vous en faire

part, et pour un souci de compréhension, il semble nécessaire de vous

informer davantage de la mission principale de l’Infirmier d’accueil et

d’orientation. »

Depuis 1985 l’(IAO) a une place essentielle au sein de l’organisation des

urgences : sa mission première est d’accueillir de manière individuelle, le

patient et ses accompagnants dès leur arrivée. Elle consiste aussi à définir

les besoins de santé et les priorités des soins à apporter. Dans un

deuxième temps enfin, d’orienter le patient en fonction de la nature de

l’urgence, dans l’une des unités spécifiques en rapport avec l’affection

constatée (salles de soins, box d’hospitalisation, déchocage, attente). Il

doit classer chaque entrée par ordre de priorité et organiser les

différentes prises en charge des patients ; aider, informer les intéressés et

leur famille. Rassurer et surveiller l’état général, notamment si celui-ci se

majore, ainsi que rendre compte et coordonner les soins. Pour ce faire, il

utilise une « échelle de tri » qui lui permet de catégoriser les patients se

présentant aux urgences selon le degré de gravité de l’urgence. C’est une

exigence d’un principe organisationnel qui va améliorer considérablement

la prise en charge dans le circuit et permettre ainsi de gagner du temps

dans certaines situations particulières. Comme par l’exemple très

évocateur ici même, d’une arrivée massive aux urgences, et ainsi au

préalable éviter une perte de chance liée à l’attente. L’échelle de tri est

composée de quatre niveaux dans un ordre de gravité croissant :

Le premier est le niveau aigu : urgence vitale, ou absolue, la prise en

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110

charge médicale doit être immédiate.

Le deuxième niveau : urgence de premier contact médical dans un délai

inférieur à vingt minutes.

Le troisième niveau : urgence à examiner dans un délai de soixante

minutes.

Le quatrième niveau : urgence ressentie ou relevant d’une consultation ;

aucun caractère d’urgence ; à examiner dans les cent-vingt minutes.

Cet infirmier est un pilier majeur de la prise en charge au sein de la

structure d’urgence, car c’est lui qui repère les urgences vitales. Il doit être

conscient de ses responsabilités, car en cas d’erreur, les conséquences

juridiques et pénales engagées sont nombreuses et très importantes.

À l’issue de la consultation, l’infirmier lui avait prescrit lui-même une

radiographie de la région atteinte. Juridiquement, il s’agit à ce stade de

l’accueil, de savoir si l’infirmier est en mesure dans le cadre de son rôle

propre de pouvoir prescrire ce genre d’examens. Certains vous diront que

oui, citant en référence les énièmes alinéas d’articles de loi consultés sur

notre saint Légifrance national, d’autres vous diront l’inverse en mettant

en avant l’existence d’un flou juridique. En ma qualité d’aide-soignant, je

ne suis pas juge et parti, et pas du tout concerné. Maintenant dans la

pratique, en cas de litige ou d’erreur avérée, j’imagine que seul le tribunal

sera compétent pour juger les arguments de chacun en la matière. La

patiente anglaise n’avait pas émis une seule plainte. C’est ce qu’avait

constaté le manipulateur en radiologie, qui fut quand même un peu

surpris du fait. Il savait aussi par expérience que certaines personnes,

malgré une fracture diagnostiquée, pouvaient être atteintes d’une

insensibilité congénitale à la douleur. Un moment après le retour de la

patiente de l’unité de radiologie avec ses clichés, ces images

d’interprétations furent rapidement remises en main propre au médecin

par le brancardier. Au moment de la lecture des films radiologiques, rien

de particulier n’avait été décelé. Tout était matière à questionner dans

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111

cette histoire, l’interprétateur aurait dû être étonné et se poser la

question de savoir quel intérêt avait motivé cette prescription. Il se

rapprocha de la patiente, mais lui aussi à l’entretien et par la réalisation

d’une auscultation, n’arrivait pas à son tour à se faire comprendre de la

vieille dame qui essayait elle et malgré tout de se faire entendre dans sa

langue d’origine. Je m’apprêtais justement à quitter mon service à dix-huit

heures ; heureux d’en finir et littéralement rincé de cette journée de

malheur, quand le médecin me fit appeler par l’intermédiaire d’un autre

agent pour clarifier l’interprétation de son entretien. Il en ressortait une

espèce de quiproquo, où nous fûmes tous trois passagèrement ennuyés.

J’entrais dans une phase dépressionnaire qui laissait augurer l’arrivée

imminente d’un orage que précèdent souvent deux nuages en opposition

arrivés à maturité, où se côtoient des courants d’air ascendants et

descendants susceptibles d’apporter de grosses précipitations et de forts

coups de vent. L’atmosphère de la salle de consultation se chargea

instantanément en colère et en incompréhension. Le médecin intérimaire

commençait à bouillir et faillit en effet se métamorphoser en tempête ; il

se décomposait intérieurement.

— « Oui, vous avez bien lu, nous avons des intérimaires à l’hôpital ! » Ben

oui ! Il en faut bien de ces petits gars-là ! Autrement comment faire ? Mais

n’en abusons pas, à titre informatif, certains d’entre eux ce comportent

comme de cupides assoiffés de l’argent, jouant en toute impunité sur la loi

de l’offre et de la demande, et à ce petit jeu là, il n’y a plus aucune limite,

et en sortent largement gagnant. Cet amour vénal du doré ; pour être

payée, une véritable fortune sur la base d’un forfait, où je n’exposerais pas

ici les montants, plombe les budgets de fonctionnement des hôpitaux.

Autre constat de disparité, au-dehors également, les médecins

généralistes font défaut, car les déserts médicaux évoluent dans une

logique de répartition, définie par des schémas régionaux d’organisation

des soins. Mais aussi, parce que certaines régions souffrent cruellement

d’un manque d’attractivité, ce qui crée des disparités dans l’offre médicale

Page 112: Le refuge des hommes

112

sur le territoire national. Privant ainsi une partie de la population de

l’accès aux soins. Dans le cadre de la désertification médicale, il faut bien

admettre que les habitants des régions reculées sont les plus concernés

par ce phénomène. Ces régions ne sont pas forcément attirantes

géographiquement et certaines laissent indifférentes quant à l’hostilité de

leur climat. Beaucoup de ces professionnels prennent en compte aussi

l’aspect des spécificités des secteurs conventionnés qui définissent les

honoraires pratiqués par les médecins libéraux, qui conditionnent en

partie l’installation professionnelle et familiale. Nous pourrions citer en

exemple les régions du centre de la France, et les régions montagnardes,

jugées et réputées isolées et dures d’accès. Sur le plan hospitalier,

paradoxalement, si le nombre de médecins a augmenté, de plus en plus

de postes sont vacants notamment en anesthésie-réanimation. Le mis en

cause principale se nomme le numerus clausus qui traduit du latin,

exprime dans ce cas précis : seuil maximum qui limite le nombre de

candidats à un concours, à un poste. En effet, ce procédé impitoyable de

la sélection aux études de médecine n’a été relevé qu’en l’an deux mille

quatre dans cette spécialité. Ajoutez à cela une concurrence pécuniaire

bien plus attractive, ainsi que de meilleures conditions de travail et une

reconnaissance de la profession dans le secteur privé pour les plus jeunes

praticiens élus, et vous obtenez un meilleur recrutement au détriment du

secteur public. Mais également, des praticiens en pédiatrie, aux urgences,

manquent à l’appel des sirènes d’Ulysse, jusqu’à trente-cinq pour cent des

postes en radiologie. Ce qui entraîne fatalement un déséquilibre dans la

continuité des prises en charge. L’institution à recours sans autre

possibilité à l’intérim médical, dont nous connaissons maintenant les

aboutissants. Oh, et puis parlons-en encore après tout, ces procédés sont

tellement aberrants ! À mon sens, ces difficultés pèsent sur l’organisation

en accroissant la charge des équipes, quand il en reste. L’état des lieux

nous indique clairement que la loi de l’offre et la demande est aussi

coupable en la matière, mais nous déplorons surtout le manque de

réglementation qui encadre et qui légifère ces genres de procédés. L’appel

Page 113: Le refuge des hommes

113

aux agences d’intérim engendre un coût supplémentaire immense et

alourdit immodérément le budget de fonctionnement de chaque

établissement lié à ce type de recours par la force des choses. Les

hôpitaux payent ces agences d’intérim au prix fort et parfois à des coûts

exorbitants. À titre d’exemple, je mettrais en évidence les forfaits

qu’appliquent celles-ci, environ mille euros la journée de travail toutes

disciplines confondues ; à ma connaissance, pouvant aller jusqu’à la

somme exorbitante de mille cinq-cents euros la garde de vingt-quatre

heures, qui dit mieux ? Imaginez maintenant la somme que peut avoir à

rembourser notre chère sécurité sociale à l’institution sur le nombre

d’appels à des intérimaires sur tout le territoire national, l’espace d’une

journée ordinaire, et multiplié par le nombre de jours dans une année.

Nous parlons ici de sommes faramineuses, dilapidées au profit de gens

sans scrupules que sont d’une part ces agences d’intérim, et de l’autre les

médecins pas du tout dignes d’Hippocrate, mais bien plus hypocrites. Ces

médecins sans éthique qui cautionnent ce genre de pratiques, tels des

mercenaires de la Santé. Ceux-ci qui ne font aucun cas de l’altruisme de

certains de leurs confrères, qui sont eux la majorité bien heureusement,

et qui servent avec passion et dévouement la cause qui est la leur. — « Je

vous prie mes chers lecteurs de bien vouloir excuser de nouveau mes

emportements excessifs, c’est ma nature qui l’exige. Cela ne se contrarie

pas une nature, ça se vit tout simplement. De plus, c’est un sujet sensible

qui vous concerne autant que moi. Je vous remercie de votre

compréhension qui me touche sincèrement ». Notre old Lady, dans tout

ce tumulte ? Traduction littéralement faite, la patiente, cette vieille dame,

m’expliqua dans un calme olympien qui aurait réconcilié les dieux de la

mythologie grecque sans exception, croyez-moi ! Qu’elle avait essayé

vainement par tous les moyens d’expliquer jusqu’ici qu’il ne s’agissait pas

d’elle, mais de son mari qui avait chuté de sa hauteur au domicile.

Cependant, il n’avait pas perdu connaissance, mais semblait légèrement

commotionné depuis cet incident. La situation s’éclaircissait enfin ; quand

l’homme avait regagné son siège, il avait donné le bon radiologique à sa

Page 114: Le refuge des hommes

114

femme. Le soignant en charge d’accompagner le patient en radiologie,

n’n’avais pas été lui non plus en mesure de savoir s’il s’agissait de

l’homme ou de la femme, voyant celle-ci avec le bon à la main, sans voir

non plus le dispositif de maintien lésionnel du mari. Il en avait déduit

conséquemment à tort que l’examen était destiné à notre miss. Je

m’empressai par l’emploi de quelques mots compatissants de lui

présenter les excuses au nom de toute l’équipe, et plus spécialement de

tous les agents hospitaliers présents ce jour-là, pour minimiser les effets

de nos erreurs, excuses qu’elle accepta tout naturellement, et toujours

dans les mêmes dispositions dont elle faisait preuve jusqu’ici. J’allai

derechef rejoindre le conjoint en salle d’attente, qui était resté stoïque,

imperturbable et d’humeur égale jusqu’à mon arrivée, toujours dans la

même posture depuis environ deux heures. La seule nouveauté du

moment le concernant était qu’il maugréait dans son épaisse barbe

touffue, que son épaule le faisait souffrir, mais par-dessus tout, la longue

absence de sa femme lui pesait. De la même manière, je m’excusai auprès

de sa personne en lui expliquant l’absurdité de la situation, tout en le

rassurant quant à sa femme. Sa réaction ne se fit pas attendre : il me

regarda fixement dans les yeux, son visage prit une haute expression

solennelle, de celle dont usent sans ambages les aristocrates et les grands

bourgeois d’une grande conscience d’identité nobiliaire, aux droits

inaliénables, et appartenant de naissance au grand monde. Ce Lord

anglais de la « peerage of England » vous snobait de sa grande et haute

lignée historique qui vous rabaissait au possible. Elle exprimait la

grandeur de l’état de son sujet qui cherchait à vous faire prendre

conscience de votre insignifiante condition sociale. Attitude assassine,

dédaigneuse et outrageante par l’étroitesse d’esprit d’un être bien né.

— « Il y coule du sang bleu dans les veines de cet homme ! » constatation

établie, que rapporteraient nos compatriotes de tous les siècles, en lien

direct ou indirect avec cette caste si particulière. À cet instant, leur

ressentiment me parut encore plus vrai : à travers les âges, certaines

Page 115: Le refuge des hommes

115

situations demeurent identiques, et nos pensées restent en adéquation

avec ces mêmes constatations. Puis faisant la preuve d’une empathie

forcée, agrémentée d’un grand sourire faussement amical, l’anglais vint

contrarier insidieusement son expression première. Entravée par une

attitude démesurément paternelle me semblait-il, et s’adressa à moi, en

me fixant de ses petits yeux marron accusateurs. Dans l’intensité du

travers de sa langue natale shakespearienne, il me confia tout bas dans

l’oreille que ça n’était rien, que de toute manière le temps ne le pressait

pas de mourir. De nouveau, je fus encore stupéfié de surprise par « the

man’s British Phlegm », liée à l’impassibilité acquise et innée des

Britanniques, qui leur impose naturellement ce recul humoristique vis-à-

vis des choses quelles qu’elles soient.

— « N’avez-vous pas gardé à l’esprit au cours du visionnage d’un film ou

d’une anecdote, une seule fois dans votre vie l’image d’une séquence

dans une situation donnée mettant en péril des personnages anglais un

peu loufoques, comme le sont beaucoup les aristocrates en général

(désolé pour le jugement de valeur à l’emporte-pièce qui n’est nullement

au détriment de la réalité) ? Lesquels répondaient aux dangers immédiats,

dans une indifférence totale, et par des répliques dans le style “British”

qui leur va si bien “God Save the Queen” ou encore “My God”. Cette

capacité à dominer les peurs et les périls, dans des attitudes mémorables,

tout en étant solennel à l’extrêmement correct et à la fois paisibles et

détachés que nous leur connaissons ? »

Il n’y eut aucune répercussion négative par des suites à donner, tout cela

était à mettre sur le compte d’une situation sui generis parmi tant

d’autres, qui était fâcheuse certes, mais sans conséquence pour la

personne sur le moment. A contrario, cela aurait pu aussi devenir plus

dramatique par l’orientation désastreuse qu’aurait prise la situation, si

nous n’avions pas à ce moment eu connaissance de cette erreur

d’appréciation, dont vous imaginez assez bien la suite ; le chirurgien et

tout le bataclan. Dans le cas précis, la langue était dirions-nous la

Page 116: Le refuge des hommes

116

principale en cause dans ce litige. D’autres événements similaires,

notamment les erreurs d’identité, ont des issues bien plus lourdes en

termes de préjudices. Nous appelons dans une définition technique ; à

mettre en œuvre dans toutes les structures sanitaires des mesures

d’identitovigilance, signifiant textuellement : système de surveillance et

de prévention des erreurs et risques liés à l’identité des patients. Ce qu’il

faut savoir : les erreurs d’identification d’un patient peuvent intervenir à

tous les niveaux de la prise en charge, elles engagent la responsabilité des

établissements, et plus ou moins celle des agents, sans compter les

dommages financiers et médiatiques qu’elles génèrent. L’identitovigilance

s’inscrit dans un concept relativement récent. Ce terme apparaît dans un

manuel certifié par la Haute Autorité de Santé, rien que ça, vous rendez-

vous compte ! Non sérieusement, des groupes de travail réalisent des

études en la matière et veillent à la bonne pratique des protocoles mis en

place dans les établissements de soins. Elle s’articule par la création d’un

comité de pilotage, un quorum d’experts en la matière, d’une cellule

opérationnelle de la gestion des identités. Le mode de fonctionnement est

plus ou moins spécifique à chaque établissement. Sur le terrain, à mon

niveau, dans la pratique, nous nous enquérons de l’identité de la

personne, nous lui demandons de bien vouloir décliner son identité : nom

marital, accessoirement le nom de jeune fille, prénom, date de naissance,

et en cas de doute, nous réclamons une pièce d’identité valable. Au

préalable, les secrétaires médicales auront déjà connaissance de ces

éléments, lors de l’établissement de la fiche de circulation. Un bracelet

d’identification est apposé sur chaque patient, sur lequel apparaît la

dénomination de l’article (rire). Au moment de passer en caisse scan

achat, vous serez automatiquement détecté et un petit signal sonore

retentira, au regard du sac de pommes de terre que vous êtes ! Une

charmante hôtesse vous présentera le plus beau sourire de sa panoplie

pour vous accueillir bien aimablement. Je suis désolé de vous avoir peut-

être troublé par cette petite parenthèse humoristique, petit entracte sans

conséquence qui j’espère aura eu l’effet de vous faire sortir un peu la tête

Page 117: Le refuge des hommes

117

du dedans.

Je reprends, et pour finir le bracelet est mis en place de façon

systématique. Un patient, un bracelet, ce n’est pas plus compliqué que

cela.

Voyez par vous-même où peuvent parfois mener des difficultés de

compréhension ou d’interprétation, quelles qu’elles soient, et plus

particulièrement lorsque l’on travaille avec nos compatriotes de l’espace

Schengen. Mais cela s’applique à bien d’autres circonstances dans

lesquelles, les suites par leur caractère de gravité deviennent parfois

irréversibles.

CHAPITRE 7ème

L’hymne à la vie

Il y a de cela quelques années, je fus détaché durant un mois et demi dans

le cadre d’un remplacement interprofessionnel. À l’époque, j’évoluais en

qualité de contractuel de la Fonction publique dans un service de

médecine à orientation de soins palliatifs. Un univers qui m’était

totalement inconnu, dont j’appréhendais la difficulté, tant sur le plan

relationnel, que pour la dimension technique, et en particulier,

l’accompagnement de fin de vie. Une modeste ébauche concernant le

sujet au cours de notre formation d’aide-soignant nous avait été

présentée un peu trop succinctement, et ne pouvait préparer

psychologiquement un futur professionnel aux responsabilités d’une telle

Page 118: Le refuge des hommes

118

tâche. Pour ce faire, une réelle prise de conscience en rapport avec le

savoir-être de l’agent devenait la condition sine qua non de toute

implication possible dans la prise en charge d’un patient en fin de vie. La

possibilité d’évoluer les premiers temps en doublure aurait été aussi

particulièrement bénéfique et appréciée par le novice que j’étais dans ce

domaine, de manière à visualiser les pratiques des collègues plus

expérimentés dans la spécialité. Je vous avouerais maintenant avec le

recul nécessaire que cela aurait été un plus non négligeable, au regard de

ce qui m’attendait réellement au cours de cette nouvelle expérience. De

plus, je me souviens encore, et d’ailleurs, comment ne pas l’oublier, de

l’accueil austère qui m’avait été spécialement attribué lors de l’entretien,

quelques jours avant mon arrivée. Ce jour de février, l’attitude janséniste

de la cadre du service, me conforta dans l’idée que l’intégration d’un

nouvel agent même temporairement allait être compliquée, que le

moindre petit détail à caractère fautif en rapport avec mon inexpérience

serait en ma défaveur. Si insignifiant soit-il par sa nature inconséquente, il

prendrait des proportions surdimensionnées qui se payerais argent

comptant. J’étais en vis-à-vis avec une petite bonne femme pas très

avenante pour un sou, qui visuellement de prime abord ne m’inspirait

guère beaucoup de sympathie ; instinctivement, j’ai toujours eu cette

capacité d’analyser mes interlocuteurs dans les premiers contacts, cela je

ne l’explique pas !, c’est tout simplement viscéral !, ou peut-être du

domaine du ressentiment. Elle était expressivement hideuse de face

comme de profil. Son visage sec et rêche tiré à l’excès était même

désagréable à regardé, il n’était pas question ici d’un idéal de beauté, bien

loin de çà ! Et que dire à propos de la couleur de l’extrémité de ses doigts

jaunis et tachés par la nicotine, tirant sur le marron clair entre l’espace

interdigital de l’index et le majeur. Cette fumeuse au teint pâle, terne un

peu grisâtre devait avoir une consommation fortement excessive de

tabac. Remarquez !, à l’écouter attentivement cette petite mine sur sa

face s’accordait désagréablement bien avec le timbre de sa voix rauque et

nasillarde, ses cordes vocales se masculinisaient irrémédiablement et

Page 119: Le refuge des hommes

119

amplifiait davantage sa laideur. Sur son crâne, quelques cheveux

clairsemés, mal décolorés à coup de teintures répétitives ; courts, fins et

secs, s’étaient implantés anarchiquement, en forme de touffes épaisses et

s’éparpillaient vulgairement sur cette caboche de piaf. Le pire dans

l’affaire je crois, venait de la physionomie que prenait son visage, que

couvraient d’horribles lunettes désuètes à grosses et épaisses branches

d’un autre temps, devançant de tout petits yeux marrons extrêmement

malicieux et narquois qui vous massacraient du regard ; renfoncés à

l’extrême, dans de petites orbites sombres. En exagérant juste un peu,

cette femme aurait pu être le clou du spectacle, l’une des attractions

principales d’une galerie des horreurs dont la description pouvait

constituer le comble paroxystique de l’écœurement. Au moment de

l’ouverture de sa bouche, je pouvais constater l’état pitoyable du

déchaussement quasi total de ses dents, pour la plupart dévitalisée, que

l’opération du Saint-Esprit faisait tenir miraculeusement sur ses

mâchoires. Une halitose indiscutablement avérée se traduisant par une

haleine fétide émanait dans la puanteur de ce gosier en forme de cœur

serré pareil à un bec. Ses lèvres, épaisses et crevassées par de petites

entailles mêlées à de petits lambeaux de peaux sèches dressées à la

verticale, lui conféraient l’image un peu curieuse d’un oiseau vulgaire et

grossier, qui présageait de mauvais augures. Il ne manquait plus, pour en

finir avec ce portrait très grossier et caricatural de cette espèce de

charretière, qu’une pipe de bois brut intercalée bien comme il faut dans

un des coins de son goulot infâme. L’image qu’elle véhiculait dans sa

fonction de cadre de santé d’un service de médecine contrastait

largement avec ce que j’avais imaginé d’un responsable évoluant dans une

telle unité. Aux antipodes de ce que devraient être au contraire dans la

logique de ce système, une personne impartiale et tolérante à l’écoute de

son personnel, altruiste et philanthrope. Elle n’avait décidément pas,

trouvais-je, le profil managérial de la mission qui lui était dévolue. Un peu

plus tard, avec suffisamment de recul, et de temps passé à la tâche et

dans la compréhension des arcanes du service, ma critique envers cette

Page 120: Le refuge des hommes

120

cadre s’affinait, et j’étais en mesure de pouvoir penser que la compassion

chez elle, n’était qu’une étrangère absolument refoulée, dont les concepts

humains placés au second plan ne devaient pas atteindre son cœur

desséché par l’amertume. De quoi pouvait-elle bien souffrir ? Le calvaire

inexplicable de son insignifiante vie pesait peut-être un peu trop sur son

âme dépourvue de bonheur ? La vraie question à ce moment était de

comprendre quelle pouvait être sa place dans l’institution hospitalière

parmi ces hommes et femmes rongés par la maladie. Quelle idée se

faisait-elle réellement du prendre soin à travers cette attitude odieuse et

dédaigneuse récurrente qu’elle employait magistralement envers ses

personnels ? Durant la durée de ce premier contrat, je n’ai jamais

réellement réussi à percer à jour le mystère insondable de ce personnage

peu commun de par sa mauvaise personnalité, et dénué d’empathie

envers son prochain. Sa carapace d’acier ne laissant rien paraître, fermée

comme une huitre. Je ne devais pas attendre bien longtemps pour que

l’équipe me conforte dans l’idée que je m’en faisais. Malgré cet accueil

glacial, dont je vous épargnerai les détails de certains échanges, car

l’essentiel n’était pas là. Je m’imprégnai très rapidement des missions de

soins qui m’étaient confiées, qui furent pour moi un enrichissement

personnel de tous les instants et sur tous les plans de la psychologie

humaine, autant par l’apprentissage des protocoles liés aux soins palliatifs,

et aussi par l’entraide et la bonne entente de l’équipe, qui malgré la

difficulté d’une telle entreprise ne rechignaient jamais sur le travail.

Il avait le regard résigné et vide parfois ; le teint hagard telles les neiges

éternelles primitives et immaculées des hautes cimes, celles qui restaient

vierges de toute empreinte d’humanité, et cela dès l’aurore, juste avant

les premières heures qui précèdent leur chute. Deux petites billes

sphériques luisantes logées dans des cavités creuses, aux contours jaunis

par un ictère dans le milieu de son visage blême étincelaient et vous

jetaient bien volontiers un regard attentif et toujours interrogateur. Ces

yeux là, semblaient émerger des lointaines profondeurs de son esprit avec

Page 121: Le refuge des hommes

121

une expression tendre et fraternelle. Un sourire fugace naissait de temps

à autre et surpassait la douleur infinie à laquelle il était soumis, telle une

perturbation insidieuse dévorant son organisme empoisonné par un mal

persistant. Son grand corps athlétique malgré la perte de muscles

porteurs était meurtri et œdématié de l’extrémité de ses membres

inférieurs à la hauteur supérieure de son cou. Il lui était difficile de se

mouvoir. Dans les premiers temps de son hospitalisation, pendant les

exceptionnels moments du quotidien auxquels la maladie lui octroyait

gracieusement quelques répits, nous apprîmes à nous connaître. Chaque

jour dans ces circonstances hasardeuses des débuts, où il fallait déployer

des trésors d’ingéniosité pour optimiser le confort du patient, nous

apprîmes à nous apprécier mutuellement tels deux compères qui

devenaient un peu plus complices au fil des jours. Mais je ne m’y trompais

pas, et ne perdais pas de vue l’issue tragique et en devenir que

deviendrait notre amitié si particulière de soignant a soigné. La relation

thérapeutique est centrée autour de mouvements transférentiels et

contre transférentiels. Chez le soignant les soins que nous apportons à

travers notre attention, ou au contraire, paradoxalement chez certains

d’entre nous par notre indifférence, notre mépris, peuvent générer un

déplacement de sentiments chez un patient. L’intensité de ces sentiments

ne doit pas se soustraire à l’objectivité professionnelle et thérapeutique

dans le prendre soin. Il s’agit ici de nommer concrètement ce que l’on

qualifie en psychiatrie de transfert entre un individu et un autre. Conduite

purement émotionnelle qui nous pousse à aimer, apprécier, détester, haïr

la personne qui se trouve dans cette sphère relationnelle. Les mécanismes

d’autodéfense qui consistent à se préserver, sont dans un premier temps,

d’identifier très rapidement la cause du malaise provoqué par ladite

situation, de prendre le recul nécessaire, et dans un second temps de

verbaliser des effets impactant sur les tiers de cette relation à l’ensemble

de l’équipe soignante pour ne pas se mettre en danger individuellement

ou collectivement. Nous échangeâmes longuement à travers de ce que fut

sa vie passée, de quelle manière il se la représentait instamment ; les

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122

souvenirs heureux des meilleurs moments, mais aussi des peines les plus

sombres. Retraité depuis six mois environ, il avait été chef d’entreprise et

avait toujours placé la rigueur et la disponibilité au cœur de son métier ;

constamment au centre de ses préoccupations plutôt que d’éventuels

loisirs ou vacances. Acharné dans son travail, amoureux de son métier, cet

autodidacte né s’était forgé une âme de battant et avait gravi sans

difficulté les échelons à la sueur de son front. En contrepartie de sa

réussite, il avait sacrifié durant quelques années ses vacances d’été et

d’hiver, et par la même occasion énormément de temps libre pour la

bonne réussite de ses objectifs. Il m’avoua au passage qu’avec le recul

nécessaire il avait eu tort de s’en priver, car ce jour il en était à se

demander à quoi lui serviraient tant de biens éphémères dans sa dernière

demeure, avec l’honneur à titre posthume d’être l’un des résidents les

plus jeunes du champ de repos. Chaque jour passant, il verbalisait

toujours les mêmes rancœurs, à savoir qu’il ne comprenait plus l’homme

qu’il avait été ; par la maladie, il reconsidérait à présent toutes ces dures

années de sacrifices. Il me dit sincèrement qu’il regrettait amèrement

d’avoir eu les yeux uniquement rivés sur son travail. Qu’est-ce que cela lui

avait apporté vraiment dans l’absolu de s’être privé de tout ce temps qu’il

aurait pu mettre à contribution pour les siens, les loisirs ? Pourquoi

n’avait-il pas pris le temps de se reposer correctement ? S’il l’avait pris ce

temps, il n’en serait peut-être pas là, mourant, en fin de vie, dans cette

chambre d’hôpital à se ressasser les erreurs de son passé. Peut-être que

l’honneur méritait cette abnégation de soi après tout ? La gloire d’un

passé aujourd’hui révolu ? Avec la seule certitude inaltérable d’être le plus

riche du cimetière était une évidence, mais ne changeait rien à son

devenir, ce qui lui arrachait un sourire amer et forcé, rien que d’y songer. Il

avait tissé des liens fraternels avec les salariés dans son entreprise. Et de

quelle manière il en parlait ! Il possédait pareillement beaucoup de

respect pour ses fournisseurs, qu’il considérait plus comme de vrais

collaborateurs au sens de l’amitié ; ses proches confirmaient ses dires. Ses

amis employés comme il les nommait, ne manquaient pas non plus d’être

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123

réguliers dans leur visite, et se succédaient chaque jour de la maladie

régulièrement les uns après les autres, non pas par pitié, mais par respect

pour l’homme bon et respectable qu’il était pour eux. Ce sexagénaire qui

jusqu’ici possédait le caractère d’un chien fou, malgré les maux

occasionnés par l’adversité qu’avait été sa vie, conservait de sa superbe,

dans son langage, et dans son savoir-être, mais ce qui me surprenait le

plus chez lui, c’était l’humilité qui le caractérisait à tout instant. Il me

questionnait souvent sur ma santé et mon moral, s’intéressait à ma vie,

me questionnait souvent, comme si j’étais au cœur de ses préoccupations,

moi qui étais en pleine force de l’âge. Ce n’était pas vraiment dans l’ordre

des choses à vrai dire, mais sans doute en avait-il besoin. Sa famille restait

unie dans l’éventualité et la possibilité d’une perte qui la guettait, se

rapprochant implacablement de l’échéance les jours passants. Cependant,

ils y faisaient face tous ensemble, ce qui facilitait la gestion des émotions,

la charge physique, cognitive, et psychique. Dans des liens indéfectibles,

sa femme lui rendait visite plusieurs fois dans la journée, et restait auprès

de lui certaines nuits quand le besoin du patient s’en faisait sentir. Elle

avait toujours des petites attentions toutes particulières pour cet homme

qu’elle aimait plus que tout et qui respirait la bonté d’une âme vertueuse.

J’étais devenu en quelque sorte le trait d’union de circonstance entre lui

et son malheur, une sorte de confident et d’homme de confiance. J’étais

également par la nature inattendue de ces évènements le référent

naturel, et l’informateur privilégié de ce qui pouvait les séparer, l’espace

de quelques heures, pendant lesquelles les contraintes d’une vie ordinaire

mettaient à rude épreuve le fait de ne pas être réunis dans les moments

ou ces derniers instants de communion devenaient de plus en plus

espacés. Chaque matin de la dernière semaine de son vivant, il me

confiait quels avaient été les rêves de la nuit passée. Étrangement l’un

d’eux revenait inéluctablement comme s’il avait toujours été enfoui dans

son subconscient, tapi et sommeillant au sein de ses entrailles. Il se

voyait, lui, cet adulte en perdition dans l’âge de raison, dont le corps

s’était mué dans la peau d’un enfant toujours apprêté à courir après cette

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124

ombre insaisissable, qu’il paraissait ne jamais pouvoir atteindre de par sa

nature propre et immatérielle, s’essoufflant en bout de course. Et la scène

se répétait perpétuellement, toujours sur la même plage, laquelle l’avait

vu grandir un peu plus chaque année pendant les deux mois de camping

en famille durant les vacances estivales. Il finissait sa course à chaque fois

dans les bras de sa mère. Ne s’agissait-il pas que de son ombre

finalement ? Encore aujourd’hui, au moment même où j’écris ces lignes,

je me souviens des détails qu’il me fournissait avec une précision

chirurgicale. Dans son esprit encore un peu endormi, toutes ces images lui

semblaient tellement réelles, sa mère qu’il affectionnait comme tous les

enfants dans une tendresse sans fin, portait une ample robe jaune, dans

le style Empire et de toute simplicité. Avec une ceinture sous la poitrine

qui soulignait sa cambrure, parsemée de petits motifs aux fleurs orangées,

dans laquelle s’engouffrait une brise marine légère la faisant se soulever

légèrement dans un bruit sourd. Ses épais cheveux blonds tressés d’une

longueur interminable étaient dorés à souhait par l’ensoleillement d’une

généreuse journée. Les pointes qui frisaient légèrement à leurs extrémités

étaient balayées par l’air en mouvement que retenait enserré un bandeau

extensible vert en coton. Ses grands enfants d’une vingtaine d’années tous

les deux étudiants dans des facultés de la grande ville la plus proche, où

l’un étudiait l’histoire et l’autre la philosophie ; faisaient les allers et

retours au quotidien refrénaient au possible leur tristesse en présence de

leur père pour ne pas l’indisposer davantage. Dans de formidables élans

de compassion face aux souffrances qu’infligeait la maladie à leur père, ils

n’hésitaient pas à lui demander ouvertement et parfois avec rage de

continuer de faire face à ce cancer accapareur de vie. Ils avaient eux aussi

hérité de certains traits de caractère de leur père, et c’est ce qui faisait sa

force à vouloir s’acharner au quotidien face à la maladie. Il se battait

comme un lion enfermé dans une cage, dans laquelle l’esprit luttait contre

ce qu’était devenu ce corps sensible et amorphe. L’aîné des deux était

quand même d’une nature un peu plus sensible que l’autre. Certaines

émotions laissaient parfois lire en son cœur la vraie nature de ses

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125

sentiments envers ce père allongé dans ce lit en souffrance, comme dans

un livre ouvert. Elles devenaient de moins en moins supportables ces

douleurs, il ne les supportait plus. Des escarres opportunistes

commençaient à s’installer sur tous les points d’appui que pouvait

comporter son corps dénutri, ses muscles continuaient à fondre

littéralement à vue d’œil, laissant la place peu à peu à un tas d’ossements

en déshérence abandonnée de sa chaire. Cette situation est un cas

d’école, qui rend favorable l’apparition des plaies cutanée dans une

station prolongée donnée. Il faut savoir que cette lésion dermatologique

est en rapport à une hypoxie tissulaire d’origine ischémique liée à une

compression des tissus mous entre un plan dur et une saillie osseuse. Elle

peut apparaître en l’espace d’une quinzaine de minutes. Il existe différents

stades, classés par ordre de gravité : dans le premier cas et le moins

contraignant, l’érythème disparaît normalement au levé de la pression.

Dans le second, l’érythème est persistant, il y a désépidermisation,

accompagnée de phlyctènes. Dans le troisième, la nécrose tissulaire

s’installe. Dans le quatrième et l’avant-dernier, apparaît une nécrose, mais

cette fois avec une perte de substance importante où dans la majeure

partie des cas on retrouve une plaie ouverte profonde après l’élimination

des tissus nécrotiques. Le dernier cas, lequel sera beaucoup plus lourd de

conséquences pour le patient, l’os devient visible avec l’apparition d’une

fistule avec ou sans signes infectieux. Les zones à risques, le sacrum,

l’ischion, le talon, l’occiput, le trochanter sont les points d’appui

principaux du corps humain. À titre préventif une vérification de l’état

cutané est indiquée plusieurs fois par jour chez un patient alité. Le

changement positionnel est prescrit toutes les deux heures au minimum

et il est nécessaire d’utiliser des draps en coton pour absorber l’humidité

accumulée qui favorise la destruction des tissus cutanés. Accessoirement

dans un cas comme celui-ci, il est judicieux de soustraire la problématique

à l’agent causal, de façon à ce que les surfaces cutanées ne soient pas en

contact direct les unes avec les autres ; et pour ce faire, ne pas hésiter à

utiliser plusieurs coussins munis au préalable de taies bien propres. Il

Page 126: Le refuge des hommes

126

serait approprié de les apposées et de les intercalées sous les zones à

risques, limitant ainsi au maximum les risques d‘apparition de ces lésions,

qui peuvent se montrer redoutables à soignée par la suite. Au préalable,

chez un sujet sensible, la mise en place d’un matelas « alternating » anti-

escarres sera prescrit par le médecin. C’était à en pleurer, la douleur

s’intensifiait considérablement, son visage défait par la souffrance se

crispait toujours un peu plus au fur et à mesure du temps. Elle déformait

maintenant son beau visage inondé d’empathie, qui avait conservé

jusqu’ici son bel éclat de peau à ce teint halé, malgré la perturbation

insidieuse qui faisait rage dans l’ombre de cet homme. L’ordonnance

médicale d’une injection diffuse et permanente de morphine devenait

normalement nécessaire. Nous mettions tout en œuvre et dans la mesure

du possible pour soulager le patient et améliorer son confort. Le

traitement de la douleur, à ce stade tient compte de son mécanisme des

douleurs d’origine nociceptive et neuropathique, mais aussi également de

ses caractéristiques, la pathologie causale, type, intensité, durée,

localisation. L’on prendra en compte objectivement les données des

traitements associés et des prescriptions en cours. En fonction de tous ces

éléments du dossier, le médecin sera en mesure d’apporter une réponse

thérapeutique. Par la mise en place de traitements médicamenteux à titre

indicatif et d’exemple, constitué de plusieurs niveaux : le premier,

constitué des antalgiques non morphiniques (le paracétamol et anti-

inflammatoire non stéroïdien), le deuxième, par les opioïdes faibles

(codéines), le troisième et dernier, à base d’opioïdes forts (la morphine). Il

existe d’autres réponses non médicamenteuses dont la liste ne sera pas

exhaustive ; par la dispense de traitements physiques (kinésithérapies,

massages, physiothérapies) de traitements chirurgicaux, la

neurostimulation, l’hypnose.

Entre deux crises surhumaines, quelques moments de latence lui

permettaient de dormir par intervalles courts, mais de futiles soubresauts

douloureux venaient incessamment agiter la quiétude de son sommeil

Page 127: Le refuge des hommes

127

déjà si perturbé. J’admirais avec respect le dévouement de chacun des

membres de sa famille, le sens de ce mot symbolique dans ces instants

prenait alors tout son sens durant ces quelques semaines passées à leur

côté, et portait cette reconnaissance honorable sur les plus hautes

marches de l’amour. Quelle belle leçon de courage ! C’était émouvant et

très épuisant, je les ai vus personnellement durant tout ce temps dans ce

qui pouvait passer pour une éternité pour nous autres, accompagner leur

père, son époux jusqu’à son dernier souffle, et tout cela en lui tenant ses

mains serrées dans les leurs. Une peine immense envahissait le cercle de

ses proches de perdre un homme de tant de valeur. À l’annonce du décès,

une foule de gens hétéroclites s’était massée dans le couloir. En réponse à

cette affluence, nous avions disposé des chaises contre le mur et dans

toute sa longueur. Les nombreux va-et-vient des parents proches et des

connaissances dans sa chambre qu’occupait une dizaine de personnes à la

fois et quasiment à plein temps laissaient place toutes les demi-heures

environ à un autre groupe du même nombre, et toujours aussi

hétérogène. Bientôt, une masse incalculable de pots de fleurs jonchait le

sol, recouvrant celui-ci d’un beau manteau multicolore et éclatant. Il y

avait des mufliers à grandes fleurs, que l’on aurait dits sortis d’un jardin

botanique remarquable. Ils illuminaient l’espace de leurs tiges érigées

pleines de grappes florales ; de divines bruyères, symbole de force et de

résistance, au feuillage persistant et aux fleurs de tons roses. Elles

prenaient leur place respective dans ce tapis bucolique ; détrônées par Sa

Majesté le lys séduisant et élégant, roi immuable de l’espèce végétale aux

luxuriantes feuilles caduques, étroites et vertes et qui dominait de sa

hauteur ses sujets. Les effluves d’essences qui se dégageaient de tout cet

ensemble végétal parfumaient agréablement l’environnement et

exaltaient les sensations olfactives. Ce qui frappait dans ce moment

sépulcral, c’était la physionomie des visages. Je ne savais s’ils étaient

tristes et résignés, ou bien apaisés et soulagés. Des plus jeunes aux plus

âgés, ils se recueillaient paisiblement dans la peine de la perte d’un être

cher, d’un mari, d’un père, d’un enfant, d’un frère, d’une sœur, d’un ami.

Page 128: Le refuge des hommes

128

Un homme de principes et de convictions profondes s’en était allé. Ils les

avaient bien préparés à son départ éternel, sur un ton solennel. Il leur

disait souvent et sans retenue, comme le philosophe qu’il était, que la vie

valait la peine d’être vécue et que tout n’était qu’équilibre, le tout était de

savoir mesurer les hommes, sonder les cœurs, et les situations. Un

homme, en l’occurrence le chef de la famille montrait l’exemple, et

honorait ses devoirs, et celui-ci en était le parfait exemple. Un ami tendait

la main à ses frères dans le malheur et les secourait, peu importe les

circonstances. L’amitié est une vertu recherchée par tout individu, peu

importe sa race, sa couleur, sa provenance, elle n’a pas d’odeur, juste de la

compassion pour ses frères, elle se savoure par la qualité de sa réciprocité

que l’on reçoit de cet ami dans un échange. Être seul sans amis est la

seule façon de ne jamais atteindre ses certitudes, de ne jamais pouvoir

peser ses indifférences que dans l’autre. Autant dire que Dieu n’existerait

pas pour les hommes, mais pour lui-même.

Prévoyant, selon ses dires, il avait amassé suffisamment de biens et de

fortune, pour ne pas créer de misère à sa femme après son décès, à qui il

léguait sa bonne fortune, bâtie avec courage à l’image d’une bête de

somme, dans l’honnêteté, l’intelligence et comme une ritournelle de

circonstance, par la force du travail accompli. Charismatique, il l’était aussi

par la seule force de ses mots, dont l’énergie puisée de ses entrailles était

intarissable, une ressource naturelle qu’il maniait avec conviction, et sans

arrière-pensées. Il était contagieux au contact de ses interlocuteurs, il

captivait son auditoire qui ne pouvait que s’incliner devant de telles

paroles mesurées et sensées. Il possédait l’art de convaincre par une belle

rhétorique, dont il maîtrisait la mécanique, comme une belle gymnastique

intellectuelle. Et ne parlons pas de la maïeutique des belles phrases

savamment formulées, qu’il accouchait superbement dans ses discours à

en perdre haleine, et pour le bonheur de ses hôtes, il vous en faisait tant

que vous en redemandiez. Ce genre d’homme vous transmettait sans

difficulté sa joie de vivre bienveillante, et n’opposait que très rarement de

Page 129: Le refuge des hommes

129

résistance à la bêtise de certains. Au contraire, il faisait souvent preuve de

diplomatie, dans les situations difficiles qu’ils maîtrisaient magistralement

et qu’il maniait d’une main de fer dans un gant de velours. Par tant de

qualité, il faisait l’admiration unanime, par tant de retenue. Sa femme ne

tarissait pas d’éloges sur ses beaux agréments qui caractérisaient si bien

sa personne ; et sur ce point, nous étions au diapason : je l’avais constaté

à travers nos conversations, tout cela se confirmait dans sa façon d’être.

Chez certaines personnes une sorte d’aura plane continuellement au-

dessus de leur être et le plus naturellement du monde, le simple fait

d’être en leur présence vous conforte sur les bonnes volontés dont

disposent les âmes humaines à jamais corrompues. Ce gars-là m’avait pris

aux tripes, il m’avait d’une certaine manière retourné l’esprit par tant de

clairvoyance et de lucidité.

En ce qui me concerne, je portais un nouveau regard d’espoir vers l’avenir.

Tant par la beauté de cette amitié vécue qu’il m’avait apportée, si courte

fût-elle, que par la compassion accrue que j’aurai envers mes patients

dans ce futur radieux, quand son image m’apparaîtra dans un simulacre

de souvenir. Je ne vous oublierai pas et serez à tout jamais dans ma

mémoire. Permettez-moi simplement de vous rendre l’honneur qui vous

est dû à travers cette bataille durement menée de tous les instants, à

laquelle vous avez su tenir tête. Une dernière fois monsieur P, j’ai été

honoré d’être votre humble serviteur dans votre malheur, car il s’agit de

votre histoire, vous vouliez vivre, rien de plus.

CHAPITRE 8ème

Les naufragés

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130

Nous étions le vingt-cinquième jour du mois de mars aux urgences, aux

alentours de neuf heures du matin. Notre joyeuse petite bande de drilles

était à l’heure comme toujours, accompagnée des pompiers de garde du

centre de secours de la ville, emmitouflée dans de grandes et chaudes

parkas floquées de bandes auto réfléchissante, les mains bien au chaud

dans d’épais gants rembourrés d’une épaisse couche de Kevlar isolant. Ils

entraient avec grand fracas, le pas lourd, et l’on pouvait entendre dans la

pénombre des rires et des chants, dont seuls les ivrognes savaient la

mesure de l’intonation. Les allocations chômage de solidarité étaient

épuisées depuis un certain nombre de jours déjà, et la consommation

alcoolique manquait cruellement. Comme à l’habitude en cette fin de

mois, nos trois illustres compères, émergeant des bas-fonds de la plèbe et

bien connus du service ; quittaient leurs abris de fortune, une sorte de

campement improvisé, constitué de vulgaires tentes installées dans un

parc du centre-ville. Ils ne disposaient plus des ressources nécessaires

pour s’acheter au supermarché du coin, un quignon de pain et du jus de

raisin alcoolisé pour se réchauffer le corps. Au-dehors, le thermomètre

affichait les deux degrés constants au-dessous de zéro. La chaussée était

devenue glissante, un peu de grésil était tombé et s’était éparpillé sur la

ville endormie dans la nuit, elle avait formé des plaques de verglas sur le

sol en ce début de jour. Des stalactites glacées, en forme de cône,

garnissaient les rebords des toitures des maisons. Dans le jour naissant,

des filets de fumées grises, de formes inégales, s’échappaient

laborieusement des conduits de cheminées, où les restes épars de braises

incandescentes, de ce qu’avait été des bûches de bois ajoutées la veille

finissaient de se consumer. Ils avaient une drôle d’allure de charbonniers

en goguette, ces trois loustics rigolards qui s’en donnaient à cœur joie.

Leurs visages souillés par des monceaux disgracieux de crasse accumulée

par couches successives ressemblaient maintenant à d’obscènes masques.

Nos illustres personnages clownesques allaient user leur répertoire de

chants paillards qui semblaient ne jamais pouvoir s’épuiser, un peu aussi

pour notre plus grand bonheur. Malgré l’état pitoyable de leurs

Page 131: Le refuge des hommes

131

apparences, de les entendre chanter, mettait du baume au cœur dans nos

vies. Leurs frocs démesurés et de travers sur leurs maigres tailles

résistaient difficilement à l’envie de se laisser tomber. Ces guenilles

encore fumantes d’humidité, chauffées par la chaleur du dedans, leur

conféraient une allure burlesque, égale à celle que Charlie Chaplin

possédait dans ses films muets, avec son pantalon retenu par une

ceinture de fortune constituée d’une ficelle ou d’un cordon de fil, et

terminée par une boucle simple. Avant toute démarche de soin, une prise

en charge sur le plan hygiénique était nécessaire et indiquée. L’un d’entre

eux, le plus grand par la taille et aussi le plus fin, possédait une grosse

veste triplement doublée aux tons criards façon « seventies » violet et

vert pâle, avec différents motifs montagnards dorés, du type de celles que

possédaient les skieurs de cette époque. Au moment du déshabillage, je

recueillais les effets personnels, et de la même manière tous les objets et

biens contenus à l’intérieur des poches. L’effet de surprise fut immédiat :

j’avais devant moi un vrai garde-manger sur patte, des restes de déchets

alimentaires éparpillés et mélangés les uns avec les autres y moisissaient

dans une répugnance pestilentielle. Trois épaisseurs de vêtements

successives unies dans un mélange improbable, collées entre elles par la

sueur, formaient une sorte de combinaison étanche et hermétique sans

nom. Le deuxième luron était un métis ; coiffé de grosses « dread locks »,

sortes de mèches de cheveux emmêlées entre elles naturellement. Il

portait une épaisse barbe tressée et était tatoué des pieds à la tête. Il me

considérait avec un air d’indifférence et sans conviction. Nous nous

connaissions, car il était l’un des résidents ponctuels attitrés du service.

Ce rasta man savait qu’il pouvait avoir confiance en moi ; là était

l’essentiel, ainsi en était-il. Lui aussi était accoutré d’une multitude

d’habits assez insolites qui se rapportaient à l’image de sa vie décousue,

qu’il n’avait en revanche peut-être pas choisie. Il portait une veste de cuir

marron clair, que le temps avait marqué de son empreinte, légèrement

craquelée et déchirée sous les coudières noires. En dessous de celle-ci, se

côtoyaient également plusieurs épaisseurs de vêtements assez originaux,

Page 132: Le refuge des hommes

132

dont un haut de survêtement de marque de sport bien connue venait

ficeler l’ensemble. Je lui ôtai son hunier de tape-cul à l’aspect de velours

imbibé d’urine, que je pris bien soin de mettre dans un sac de plastique

blanc destiné aux effets personnels des patients, et retirai son caleçon

percé, où des monticules de selles séchées en tapissaient les parois

devenues raides. Il devenait inutile de disserter là encore sur les reflux

d’odeurs qui s’en dégageaient. Le dernier des trois, très large d’épaules et

bien charpenté, laissait déborder de son oripeau de pantalon un ventre

proéminent de tissus adipeux, malgré une fine taille. Il chantait et titubait,

le regard vide et imprécis, encore embrumé des vapeurs aériennes

émanant des bouteilles d’alcool qu’il devait avoir englouties cette nuit,

elle baignait son cerveau dans une léthargie connue de lui-même. Il se

trouvait similairement dans la même disposition vestimentaire que celle

des deux autres avec de pareilles inconvenances hygiéniques. Ils étaient

fin prêts à passer à l’étape suivante, et la plus redoutée, jusqu’au moment

où l’eau chaude réchauffait leur peau comme une bénédiction purifiante.

Je leur fournis à tour de rôle le nécessaire de toilette, dont les odeurs des

savons et des gels de douche leur renvoyaient un peu de familiarité avec

ce monde. Je les assistai souvent dans la manœuvre à accéder aux

surfaces les plus reculées du corps, car leur état chancelant ne leur

permettait pas toujours de pouvoir se laver correctement. Ils aimaient à

parler, se confier a vous dans ces moments. Cela leur procurait du bien-

être, sensation qu’ils oubliaient par la force des choses, et que n’autorisait

pas leur condition de rusticité minimaliste. Enfin ce n’est pas tout à fait

vrai, car il existait des foyers d’accueils pour les sans domicile fixe dans la

plupart des villes, où ils pouvaient se restaurer, dormir, et se doucher.

Mais la plupart d’entre eux n’en profitaient pas, ayant par fierté

personnelle, la conviction de ne pas devoir se rabaisser davantage devant

autrui. De plus, ces lieux étaient très fréquentés, bondés à l’excès, et y

trouver une place pour la nuit s’avérait souvent être assez compliqué, et

relevait parfois même de l’exploit. La précarité individuelle de chacun de

ces laissés pour compte, rejetés de la bonne société, ne leur autorisait

Page 133: Le refuge des hommes

133

plus l’accès au confort minimum de base dans les rues. Autrefois

existaient les bains douches municipaux, qui constituaient un service

public d’hygiène des municipalités françaises, et qui étaient destinés aux

personnes ne possédant pas l’eau courante, et accessoirement aux

vagabonds. La plupart tombaient dans la déchéance et se résignaient à

accepter leur état. L’enveloppe charnelle n’était plus vécue et ressentie

comme une vitrine extérieure, mais au contraire devenait une tare, lourde

à entretenir et sans importance à travers le regard des autres qui ne la

voyaient plus comme telle. Dans l’univers hostile, des vagabonds, des

groupes de quelques quidams, hétéroclites par leurs genres et leurs

origines pouvaient se former, mais leur cohésion restait fragile et

temporaire. Il s’agissait bien souvent de regroupements d’individus, mais

pas forcément de groupes soudés par les mêmes valeurs, car ils ne

possédaient pas toujours de réels sentiments d’appartenance. Selon

L’INSEE, il aurait été recensé environ 150 000 sans-abris en France en

2014. Ces personnes sont difficiles à dénombrer. Vingt pour cent d’entre

eux auraient moins de vingt-cinq ans et dix-sept pour cent seraient des

femmes. Les sans domicile fixe chez les seize dix-huit ans, dans la

proportion des jeunes femmes, atteindrait soixante-dix pour cent.

Un sans-abri ne peut pas se permettre de tomber malade étant donnée la

lutte qu’il mène au quotidien pour survivre. L’alcool est très présent dans

la vie de la rue ; il donne l’illusion de pouvoir surmonter les difficultés que

sont le froid, la dépression, la solitude. Ce poison liquide addictif devient

sur le long terme un compagnon de route un peu trop fidèle dont on ne

peut se débarrasser par la suite, ce qui fait que la dépendance s’installe

progressivement. Nos trois bonshommes toilettés et reconditionnés

comme l’exigent les mesures d’hygiène, nous les installâmes chacun dans

un brancard, et leur apportâmes un petit déjeuner. À l’issue de celui-ci, ils

s’endormirent chacun leur tour comme de petits enfants.

Ils avaient tous la soixantaine, nous les côtoyions chaque jour dans la rue,

où ils squattaient inéluctablement toujours le même petit muret du

Page 134: Le refuge des hommes

134

charcutier de la grande rue, depuis déjà pas mal de temps, accompagnés

chacun de son litron de petit rouge. De pauvres diables inoffensifs qui ne

posaient jamais de problèmes aux riverains, ni aux passants, hormis les

quelques désagréments odorants qu’ils dégageaient, restaient tout à fait

courtois et discrets dans leur attitude. Ils étaient plantés là, à cet endroit

bien précis dans le décor d’une petite ville médiévale de moyenne

importance. En particulier dans la grande place de la rue principale, tels

de vieux monuments sans valeur, en proie aux caprices du temps. Les

journées et les saisons se succédant, figés dans cette immesurable

variable universelle ; les habitudes s’étaient installées durablement, dans

des rites perpétuels bien structurés. Au petit matin, après le

ravitaillement de boisson, ils redevenaient les mendiants qu’ils étaient la

veille, et les veilles des jours précédents dans un éternel et sempiternel

recommencement. Pour ce faire, ils disposaient leur couvre-chef à même

le sol, et sollicitaient le bon vouloir des bons cœurs des badauds qui

faisaient le reste. Ils étaient très solidaires les uns envers les autres et

s’étaient bien trouvés ; ces compagnons d’infortune, dont le hasard avait

fait en sorte de croiser les destins, unissaient leurs âmes recluses dans ce

qu’il leur restait d’humanité.

Le Créole rastaquouère était facilement ouvert à la discussion. Cela ne lui

posait aucun problème d’aborder un sujet en particulier, quel qu’il soit. Il

avait cet air de détachement et de nonchalance légère que possèdent les

gens qui ne se sentent concernés de rien, et que la vie ne touche pas

particulièrement ; l’appréhension n’était pas dans ses prérogatives. C’est

ainsi, lors d’hospitalisations précédentes, que les conversations s’étaient

engagées le plus naturellement du monde. Pour prendre la mesure de

l’état actuel de la situation dans laquelle il vivait, au préalable je m’étais

instruit du dossier de suivi psychiatrique du patient. Un rapport des

services sanitaires de la ville y était consigné en pièce jointe. J’avais ce

besoin de comprendre ce qu’était la vie de chacun, tout en faisant les

liens que reliait chacune des pièces et fragments du puzzle, de faire l’état

Page 135: Le refuge des hommes

135

des lieux de leur personnalité, et d’entrevoir l’univers de leur pensée.

Était-ce de la curiosité ? D’un point de vue théorique je ne pense pas,

était-ce une atteinte à leur liberté individuelle ? Difficile à dire, peut-être

après tout, dans une certaine mesure. Ou tout simplement par amour de

mon prochain ? Oui certainement ! Aristide était son prénom, mais, peu

importe, quel était son nom, cela m’était égal et indifférent. Sa jeunesse, il

l’avait vécue dans le pays qui l’avait vu naître ; la belle Martinique où ¨l’Ile

aux fleurs¨ durant une quinzaine d’années environ, jusqu’au jour où son

père, officier supérieur d’un régiment de troupe coloniale de l’armée de

terre, célèbre par ses exploits passés ; devait être muté de force dans un

état-major parisien en métropole. La famille tout entière déménagea dans

ce qui fut une nouvelle contrée inconnue, dont les codes et les mœurs

leur étaient totalement étrangers. Un sentiment assez déstabilisant que

partageaient les parents, tous deux Martiniquais de souche et l’ensemble

de la fratrie de sept enfants. Le colonel de son état, comme l’appelait son

fils Aristide avait fait ses armes à l’école des officiers de l’armée de Terre

de Saint-Cyr Coëtquidan, et avait eu un aperçu de ce qu’était la France

métropolitaine durant ces trois années de formation militaire effectuées

sur le territoire. En effet, l’ordinaire était devenu pesant, et s’écoulait

prestement dans cette civilisation telle une ruche bourdonnante et

hyperactive. Dans un premier temps, il fut surpris par ce bruit incessant

des trop nombreux véhicules à moteur, et aussi par les flots de paroles

continus que pouvaient débiter les « métros ». Ils semblaient ne jamais

s’arrêter de parler, sans espaces entre deux mots, sans pauses entre les

phrases qui misent à bout les unes aux autres ne paraissant plus vouloir

ne rien dire. Ces locutions ininterrompues s’enchaînaient mutuellement

dans une course frénétique. Parfois, il ne savait où donner de la tête, lui,

l’insulaire de l’exotisme, parachuté sans ménagement de sa Martinique de

cœur, du jour au lendemain, par une décision administrative des hautes

instances militaires. Cependant, il s’adapta tant bien que mal à sa nouvelle

vie, et se constitua un nouveau cercle d’amis proches, de la même

manière qu’il n’eut aucune difficulté à accéder à cette culture d’accueil et

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136

de ces différentes mœurs, desquelles il tira quelques profits et avantages.

Que voulait-il me faire comprendre ? À dix-sept ans ; lassé de ses études,

auxquelles il n’accordait que très peu d’intérêt, et qui ne le captivaient

guère surtout. Il délaissa le système éducatif dit « classique » et s’orienta

sur le métier de chaudronnier. Apprenti, durant trois années, au cours

desquelles il apprit les rudiments de son futur métier, qu’il exerça pendant

quarante années de bons et loyaux services au profit de son entreprise.

Cette manufacture sidérurgique l’avait vu arriver depuis son premier jour

d’embauche, et de la même manière vu repartir au dernier jour, et ce

jusqu’à sa retraite. Il pratiquait la pêche en rivière, une passion dévorante

qu’il s’était découverte dans sa jeunesse et qu’il pratiqua assidument. Il se

ressourçait dans des cadres de verdures merveilleux, favorisant les

paresses les plus boudeuses. Avec une préférence pour les bordées de

forêts d’essences de pins, de chênes, de hêtres, de bouleaux, de peupliers,

aux cimes perdues dans la hauteur des cieux, desquelles de longues

racines tortueuses s’unissaient dans de majestueuses tresses s’échouant

dans le lit des courants. Des chaos parsemés de grandes pierres grises

rondes et lisses baignaient leur masse imposante depuis des temps

immémoriaux, dans ces eaux peu profondes, limpides et claires dont les

truites sauvages au petit point rouge sur les flancs, discrètes et craintives

apprécient les caches. En mouvement dans sa progression, à la recherche

des meilleurs trous, ceux dont les fins pêcheurs raffolent et ne divulguent

jamais la localisation. Sondant l’intérieur des petites cavités creusées dans

les fonds, par les caprices du temps, à ces endroits se forment des petits

tourbillons et des bains bouillonnants. Un fin mélange subtil et savant

s’opère avec l’air environnant, dans ce chaudron des matières, qui

oxygène davantage le liquide, où les poissons abondent et aiment à se

prélasser. Sa grande canne à pêche était relevée, le fil pressé dans la pince

bilatérale de ses doigts que formaient le pouce et l’index pour ne pas

laisser celui-ci se balancer à tout-va, au risque d’accrocher l’hameçon aux

différents obstacles naturels, et ainsi casser la fine ligne fragile et délicate.

Il déambulait à travers des fourrés, des prés aux hautes herbes, dans ce

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137

carré vert bucolique où cohabitaient des primevères, que de petites

corolles jaunes ou roses illuminaient dès le mois de février. Les

pâquerettes s’illuminaient de petits éclats blancs, et éblouissaient tout cet

environnement par de petits soleils jaunes. La modeste Véronique que

l’on remarque à peine, pleine de charme avec ses petits pétales plus ou

moins bleus ; vous gratifiait d’une petite œillade discrète de l’avoir

remarquée. On y trouvait aussi la caractérielle ficaire très vivace de ses

belles fleurs jaunes safranées et thérapeutiques, qui apprécie fortement

cette belle compagnie, mais qui se laisse très peu apprivoiser. La

symbolique et emblématique violette, amoureuse éternelle et odorante,

qu’apprécient les parfumeurs pour la complexité de ses délicats parfums,

et bien d’autres que sont le lamier également appelé « l’ortie rouge »,

dont les fleurs se hissent au-dessus de l’herbe, le silène qui apprécie les

sols humides des bords des cours d’eau. Les insectes volants se posaient

sur les plates-formes d’atterrissage pratiques que sont les pétales de ces

bailleresses des prés, et se donnaient le droit de courtiser ces belles à la

recherche de nectars, dans ce garde-manger à ciel ouvert. Les graminées

élevées se balançant à l’extrémité de leurs grandes tiges étaient soumises

au caprice des rafales du souffle du Kornog qui ne les ménageait pas

toujours. Il traversait des plaines, guidé par endroits par les serpentins

inégaux des ruisseaux qui contrariaient la nature linéaire de son périple et

prenaient de la profondeur et de l’ampleur selon la disposition des

terrains les bordant. Des gués de faible profondeur, ponctuant

irrégulièrement la longueur de l’affluent et de petits ponts empierrés bâtis

en pierre de taille locale dans une forme arquée en plein cintre, laissaient

la possibilité d’évoluer sur la rive opposée. Quelquefois, dans ses grandes

échappées solitaires, perdu dans ses lointaines rêveries, il était totalement

et prodigieusement absorbé par la luxuriante campagne. De temps à

autre, au détour d’un sentier, il n’était pas rare de croiser le regard défiant

et surpris d’un animal sauvage. La bête sauvage dérangée sur son

territoire et occupée à trouver sa ration quotidienne d’herbes et de

racines nutritives ne se laissait pas approcher instinctivement par

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138

l’homme, cet élément perturbateur des sommets de l’espèce animale. Il

laissait comme cela ses pensées vagabonder dans l’errance de l’instant,

dans ce tableau verdoyant. L’observation passive des éléments premiers

libérait son esprit, les détails les plus insignifiants à l’œil nu, lui ; savaient

se les représenter avec précision. L’exactitude du moment, de l’instant

était fixée dans un véritable arrêt sur image que ses pupilles averties

photographiaient dans une netteté absolue. A contrario, sa vie affective

était un grand désert sentimental sans fond, stérile, surtout depuis la

perte de son épouse décédée depuis plusieurs mois ; après l’arrêt de son

activité. Il n’avait pas eu d’enfants, il me l’avait dit clairement et sans

ambiguïté, ils l’indisposaient depuis toujours. Sans surprise, il rencontra sa

deuxième dulcinée dans le troquet qu’il fréquentait tous les deux-trois

jours au début, puis ensuite tous les jours de l’ouverture à la fermeture. Il

la trouva belle les premiers temps et insupportable les jours d’après. Elle

l’avait mis à la rue de la maison qu’il louait jusqu’ici depuis des années, et

dans les derniers temps, lui interdisait de payer ses loyers. Dame bouteille

ne possédait pas d’état d’âme, elle se chargeait de vous détruire quand

bon lui semblait, et tout spécialement quand elle vous devient

indispensable. Elle s’était empressée de lui devenir nécessaire pour mieux

l’étouffer et corrompre son esprit de toute liberté. L’ivresse qu’elle lui

procurait ne le quittait plus : elle était sa deuxième nature. Il n’y avait plus

de place pour autre chose que son expansion envahissante ; elle savait

bien lui gâcher l’existence, cette sangsue ! Sa maison était devenue un

repaire d’ivrognes, où tous ses invités s’assommaient cordialement. Le

propriétaire avait dû l’exproprier de son logement qui était devenu

totalement insalubre, et les dégâts de tout genre occasionnés l’avaient

exaspéré. Il avait également constaté la présence de rats et de toutes

sortes de vermines. Le summum fut atteint au moment où les services

sociaux de la ville, alertés par la déclaration du bailleur, durent pénétrer

dans la maison. En entrant, ils avaient été surpris par l’odeur de

putréfaction qui en émanait, et en progressant dans l’environnement

totalement enfumé, où l’on n’y voyait pas à plus d’un mètre devant soi,

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139

des craquements sous les pas laissaient présager le pire. L’atmosphère

viciée devenait asphyxiante. Ils durent créer des courants d’air pour

évacuer l’épaisse et aveuglante fumée et dissiper les odeurs infectes qui

imprégnaient maintenant les vêtements ; en ouvrant le plus largement

possible les fenêtres de l’habitation. Le spectacle glauque et morbide

qu’ils découvrirent leur fit froid dans le dos. La pièce principale, dans

laquelle ils se trouvaient s’apparentait à un cendrier géant à taille

humaine. Dans un coin, à l’écart des différents meubles vermoulus,

pourrissaient deux cadavres en décomposition de ce qui semblait être à

première vue des animaux et plus précisément les restes de ce que furent

autrefois des chiens.

Je connaissais l’histoire de chacun d’eux, celle de Philippe également, le

grand type fluet, dont les cheveux longs et gras recouvraient en partie son

visage blême et maladif et qui ne se confiait pas facilement. Il fallut

instaurer une relation de confiance sur le long terme, car il était assez

méfiant de nature, un peu renfrogné, et ours au caractère lourd. Était-ce

lié à son signe astrologique ? Chez certains poissons, il y aurait, paraît-il,

un intérêt à être introverti. Peut-être ne fallait-il pas qu’il faille justifier de

l’utilité de la personnalité du poisson pour le protéger ? Ça ne fait rien,

nous sommes ce que nous sommes, l’avenir en fera ce que bon lui

semble ! En tout état de cause, ça ne l’avait pas toujours aidé, ce trait de

caractère qu’est la timidité l’avait au contraire certainement desservi.

L’empêchant de se réaliser pleinement sur le plan social et professionnel.

Souvent il avait été moqué par son entourage pour cela. Certaines

personnes confondaient ce tempérament pusillanime avec de la faiblesse

ou de la timidité excessive, et le rabaissaient constamment et en toute

circonstance. À l’école il devait être sûrement moins cher d’éduquer et de

sociabiliser les élèves en groupe, que d’essayer de les formater et de

prendre en considération, ce que pouvaient être les faiblesses et les

qualités de chacun. Vous ne savez que trop bien comment les enfants sont

entre eux, en particulier lorsqu’ils décident d’un accord commun de

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140

désigner qui sera le souffre-douleur, l’exutoire de leurs frustrations. En

général le plus faible, ou le plus chétif, corresponds bien au profil

recherché. Cette entreprise dans laquelle les gamins mettent du cœur à

l’ouvrage, dans le but d’exercer de la maltraitance sans sommation, le

mettait en permanence sur la défensive et sur le qui-vive, avec la boule au

ventre chaque jour d’école. Ses parents, des négociants dans le domaine

de la culture des pommes à cidre, absorbés par de lourdes tâches

quotidiennes et que les nombreux hectares de la propriété occupaient à

plein temps, du matin au soir, quelle que soit la saison, n’avaient que très

peu de temps disponible pour s’occuper des affaires d’école. Et entre

nous, au lieu de donner une éducation à leur fils, ils l’auraient plutôt

employé dans la pommeraie pour ramener le sou quotidien

supplémentaire, si l’école n’avait pas été obligatoire. Dans ces conditions

qui ne se prêtent pas à la réussite, l’échec scolaire ne tarderait pas bien

longtemps à suivre, car il n’avait jamais l’esprit libre pour assimiler

l’essentiel des connaissances requises à cet âge, période pendant laquelle

en règle générale les écoliers sont prédisposés à apprendre les leçons. La

mémoire est tout à fait disposée à engranger les connaissances

nécessaires à la progression intellectuelle de l’élève. Il évoluait dans un

cercle vicieux et ses camarades ne faisaient cas de sa souffrance ; à

présent, il était devenu la risée de l’ensemble de l’école. Il était catalogué

avec la mention spéciale de cancre muni d’un bonnet d’âne. La possibilité

pour lui d’intégrer désormais le groupe d’enfants devenait une affaire

impossible. Inexorablement et progressivement, les dommages

collatéraux affaiblissaient davantage son orgueil ; il se désocialisait. Sa vie

future serait marquée par les stigmates d’une blessure profonde, qui fut

terrible à vivre durant son adolescence, et qui n’était pas disposée à

cicatriser de sitôt. Ses choix furent conditionnés et orientés dans une

subjectivité de tous les instants ayant comme finalité l’échec. Dans son

adolescence, aux alentours d’une quinzaine d’années, il essaya d’entamer

quelques formations dans divers domaines, qu’il ne mena jamais à terme.

Il fut totalement déstructuré, tant sur le plan personnel que familial. Les

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141

rapports aux autres devenaient catastrophiques, et psychologiquement

totalement déstructurés. Il ne possédait plus les armes et les codes

nécessaires pour faire face à certaines situations, il se mettait en danger.

Certains événements du passé en rapport avec l’humiliation qu’il avait

subie de la part de ses camarades refaisaient fréquemment surface et lui

renvoyaient l’image de certaines difficultés rencontrées durant sa

scolarité. Ces visions d’un autre temps troublaient ses pensées et créaient

de nouvelles frustrations qui lui furent insupportables à contrôlées ;

majorant à chaque fois un malaise profond qui était déjà sous-jacent. Ses

vieux démons ressurgissaient à certains moments quand il ne les attendait

pas. Ce handicap, devait laisser place par la suite à de la phobie sociale,

que l’on nomme dans un riche vocabulaire « agoraphobie ». L’enfance du

petit galopin en culotte courte tyrannisé laissa la place à l’adolescence ; la

fleur de l’âge, dans cette période d’une vie où les sens se décuplent au

centuple ; stimulés par des hormones en effervescence. Dans cette étape

charnière, on vit son existence à cent à l’heure en principe. Pour lui, elle

ne fut ni plus ni moins qu’un grand vide existentiel, inutile et sans intérêt.

Il y déambulait sans conscience de lui-même, s’autosuffisant dans son

insignifiance et sans but précis. Il errait parmi les hommes ; pareil à un

fantôme tourmenté, et ne les voyants plus, ils n’avaient plus d’importance

à ses yeux. L’accidenté, écorché vif dans sa chair, vagabondait par le

monde subissant la Bérézina sans avoir levé les armes aux quatre coins de

rue. Il perdit ses parents à dix-huit ans, dans un incendie sur les lieux de

villégiature où ils passèrent les seules vacances d’été qui ne leur fussent

jamais permises. Après avoir amassé un peu de fortune dans le cadre de

leur activité commerciale dans le Vercors, il était ainsi privé du seul lien

affectif qu’il possédait, pour être fils unique. Sans aucune notion de

comptabilité en matière pécuniaire, il dilapida l’argent généré par

l’entreprise familiale restant en un temps record. L’envie d’une éventuelle

succession professionnelle ne l’attirait guère davantage, le privant

définitivement d’un appui financier nécessaire à sa survie. Ce qui finit de

l’enfoncer un peu plus dans le néant lui dont la situation se trouvait déjà si

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basse, tel un véritable coup de massue. Très vite, il se marginalisa,

fréquentant des groupes anarchistes et réactionnaires auxquels les sirènes

du désarroi le conduisirent inévitablement, et trouva chez eux et en eux,

la famille de substitution qu’il n’avait plus. Il côtoyait le milieu des punks,

mot d’outre-Atlantique signifiant au sens propre du terme voyous ou

vauriens. Cette mode avait pour but de s’identifier à un anarchisme

révolutionnaire qui consistait à renverser toutes les valeurs et tous les

codes vestimentaires, et caractérisait l’appartenance à un milieu rebelle

sans dieu ni loi. Dans ce contexte où la violence était de mise et n’était pas

rare, il s’agissait surtout et malgré tous de se faire respecter, et intégrer le

groupe des dominants, pour ne pas avoir à subir de vils et perpétuels

sévices par les autres vagabonds. Il existe une arborescence structurée et

hiérarchisée au sein de chaque groupuscule. Cette mouvance avait

rencontré beaucoup de succès dans une Angleterre en pleine crise

économique, sans politique sociale, quand le seul avenir des jeunes

prolétaires était le chômage de masse et la délinquance. Effet délétère,

qui les entraînait à leur insu dans une logique de refus du système. Il

vécut dans un grand chaos, où l’alcool et la drogue circulaient à plein

temps et à profusion. Toutes les sortes de ces substances étaient

banalisées devenant disponibles sans réserve lors des concerts de rock

alternatif et des réunions nocturnes de bastonnades. Après quelques

années de misère lors de sa première expérience passée dans la rue, il prit

conscience le temps d’un ultime sursaut d’orgueil de la lamentable vie

qu’il menait. Il songea pour la première fois depuis un certain nombre

d’années à devenir une personne ordinaire avec un emploi et une famille.

L’idée l’obséda durablement, quand un soir d’une de ses nombreuses

nuits de beuverie, il retrouva un compagnon de boisson qu’il fréquentait

de temps en temps, marin de profession dans la marine marchande sur

des navires-porte containers. Il revenait de deux mois de campagne en

mer. Sa dernière destination avait été Singapour, plaque tournante

économique et financière entre la zone pacifique et l’Europe et qui devait

son essor dans ce temps-là à une situation maritime exceptionnelle. À

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l’extrémité est du détroit de Malacca était implantée cette cité marchande

des confins de l’Orient qui devait sa réputation aux exportations et à

l’expansion de son intense trafic maritime. Ce mousse lui dit qu’un

armateur projetait de recruter du personnel de pont pour de la navigation

au long cours. L’information ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd.

Philippe prit les renseignements nécessaires que l’autre lui fournit, et à la

première occasion, il se présenta chez l’armateur. Pour cette entrevue, il

se dégota des affaires convenables et propres. Il fut engagé sur le champ,

comme il était coutume à ce moment-là et navigua durant plusieurs

années pendant lesquelles il fit plusieurs fois le tour du monde. Il était

très fier de cette expérience : pour la première fois de son existence, il se

sentait vivant et utile, et prenait la mesure du bien que procurait un

emploi quand on y mettait du cœur à l’ouvrage. Je connaissais la plupart

de ses aventures, et aussi de celles qu’il vécut lors des nombreuses

escales ; desquelles il m’avait mis dans la confidence dans les détails.

L’une, parmi ses nombreuses haltes, devait attirer mon attention. Après

avoir livré sa grosse cargaison de divers appareils électroménagers en

Arabie Saoudite, son navire fit cap vers Madagascar. Durant la traversée, il

fit de nouveau escale à Djibouti, au pays de la corne de l’Afrique, situé sur

la côte ouest de la mer rouge, dans sa partie méridionale ; pour se

réapprovisionner en carburant et en vivres. Le bâtiment devait rester à

quai au port, quarante-huit heures de temps. Ils avaient quitté le port de

Doubaï en Arabie Saoudite, sur les bords de la mer morte depuis vingt-

quatre heures. Notre homme avait quartier libre avec les autres marins.

Le commissaire-chef de service rappela à l’équipage les consignes de

sécurité élémentaires. Ils furent briffés sur les mœurs du pays, et pour

finir renseignés sur l’horaire de présentation à l’embarcation. Pour

motiver son équipage, le commandant leur avait octroyé une avance sur

salaire. Ils quittèrent le navire en masse, se dispersèrent en petits groupes

d’individus, puis se noyèrent dans la foule très nombreuse des

autochtones. Ils épurèrent et dépensèrent sans compter l’argent qu’ils

avaient à leur disposition, dans tous les repaires de loup de mer du

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centre-ville de la place Menelik et de la rue d’Éthiopie, accompagnés dans

leur chemin de croix par des militaires en permission de la Légion

étrangère. Ces soldats d’élite, robustes, avaient la sulfureuse réputation

d’hommes vaillants au cœur dur, et amoureux inconditionnel de la

bouteille. Ils égrainèrent bien vite lui et ses camarades le peu de temps

dont ils disposaient entre les filles de joie faciles et l’ivresse sans limites

où le temps n’existait plus et n’avait plus lieu d’être. Comme il aimait à

répéter à qui veut l’entendre, « la marine est l’école de la vie des hommes

libres et volages ». Ces quatre années d’embarquement passèrent bien

vite, mais un jour la rue, qui n’oubliait jamais les siens, le rappela dans son

giron bien aussi vite qu’il l’avait laissée. Telle une mère nourricière sans le

lait, pour un nourrisson en proie à la faim. Fatalement, tout cela l’emmena

progressivement à la clochardisation dans laquelle il se retrouvait encore.

Mais par-dessus tout, j’avais un faible entre guillemets pour l’ami Rémi, le

troubadour de service, bouffon de son état, diseur, conteur, et poète. Il

était une véritable figure de proue culturelle et emblématique dans le

secteur. L’original maniait l’art de la dialectique comme personne, et

aurait très certainement laissé Platon sur son séant ; il avait le verbe facile

et fin. Comédien hors pair, gouailleur, rieur, et bon vivant, il n’avait pas son

pareil pour captiver les foules : un véritable ménestrel des rues des temps

modernes. Combien de franches crises de rire, mes collègues et moi-

même avions eu à l’écouter nous déballer toutes ses histoires

extraordinaires ! Il méritait certainement d’être connu au-delà de sa

petite cité de caractère moyenâgeuse. Certains jours vous pouviez le

croiser au détour d’une rue, d’un chemin de traverse. Il faisait souvent des

présentations historiques de ces lieux aux touristes sous la forme

d’allocutions en rapport avec la cité chargée d’histoire moyennant

quelques pièces. Ceux-ci étaient agréablement surpris de se retrouver nez

à nez avec ce sacré bonhomme insolite. Ils pensaient peut-être que ce

personnage haut en couleur, vêtu comme un mage de l’arc en ciel, le

bâton magique à la main, était missionné par la municipalité pour amuser

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la galerie. On l’aurait dit aimanté, un champ d’attraction haut sur patte, je

me souviens de sa capacité à rameuter les foules de passants ; il semblait

être tout à fait à son aise dans cette démarche relationnelle. Sa vie était

une comédie, un véritable pied de nez à la norme, par rapport à ce que

l’on pouvait attendre d’un fils de bonne famille de l’aristocratie. Il était né

à Avignon en mille neuf cent quarante-neuf, dans une bonne famille de

grande renommée, et de lignée apparentée à la monarchie française. Et

toujours selon ses dires, il se qualifiait ainsi selon ses termes : d’élève

moyen prédisposé aux grandes écoles que comptaient parmi leurs rangs

tous les rejetons de la noblesse républicaine. Il étudia toutes les subtilités

des lettres françaises et étrangères dans une école de lettres parisienne,

d’où il ressortit diplômé sans grande difficulté. Anticonformiste assumé,

l’écriture dans un premier temps avait été une source de revenus non

négligeable. Il écrivit des pièces de théâtre à Montmartre pour des

troupes d’amateurs, et il se produisait dans la peau de ses propres

personnages. Il fut repéré par la critique, à laquelle il n’accorda aucun

crédit. Il n’avait qu’une obsession : il voulait se sentir vivant. L’exubérance

hypocrite parisienne des bourgeois-bohèmes l’exaspérait viscéralement, il

revendit son bel appartement cossu et mit les voiles en direction

d’Angoulême en Poitou-Charentes. Il y loua un petit appartement sans

prétention d’écrivain sous les mansardes d’une grande bâtisse, sur la

place des halles en face de la mairie qui fut autrefois le château du Comte

d’Angoulême. Comme il le disait lui-même, ça faisait un peu cliché de

l’atmosphère balzacienne. Au rez-de-chaussée de cette maison classée

aux monuments historiques se trouvait un restaurant mi gastronomique,

mi-traditionnel de terroir. Le bruit que faisaient les casseroles en étain

l’amusait quand elles s’entrechoquaient entre elles chaque soir, quand

s’affairait tout un bataillon de cuisiniers et de serveurs à bichonner les

petits plats des clients dans ce palais des gourmandises réputé pour sa

bonne chère. Chez Jocelyne, dans ce restaurant qui portait son nom, nous

pouvions penser à une simple popote de quartier sans prétention. Plus

d’une fois, quand sa bourse le lui permettait encore, il y était allé dîner, et

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appréciait grandement la cuisine de goût de la restauratrice. Cuisinière

d’origine bretonne de mère en fille, la passion intergénérationnelle se

transmettait dans la famille par filiation féminine. Elle lui avait fait part de

l’histoire qui l’avait amenée ici en Charente. Très tôt dans sa jeunesse

heureuse, elle s’était intéressée à l’environnement dans lequel elle

habitait avec sa mère. Son père marin pêcheur s’était noyé dans les eaux

de la Manche lors d’une campagne de pêche à la coquille Saint-Jacques. Il

était tombé dans ses eaux glacées sans savoir nager. Ce fut un deuil

terrible pour l’ensemble de la communauté, au sein de laquelle il était

réellement très apprécié et reconnu comme un membre influent. Elle et la

joyeuse troupe des mômes des proches alentours adoraient s’amuser à

cache-cache, dans le grand restaurant de spécialités marines, qui

appartenait à ses grands-parents. La grand-mère, figure emblématique de

la rue de la mer sur le boulevard de l’océan à Erquy, régnait sur ses terres,

où se côtoyaient d’autres restaurants, des débits de boisson, des bistrots

repères de marins, des commerces. Au bout du port ; encastrée sous un

éperon rocheux de granit rose, la criée vous faisait parvenir son concert

de fortes voix au lointain. En tendant l’oreille, vous entendiez les

aboyeurs, alerter et vanter les produits frais de la mer des principaux

arrivages de poisson et des fruits de mer, les jours des bonnes pêches.

Elles avaient du coffre ces bonnes femmes de pêcheurs tenant à

l’extérieur les étals poissonniers. Ce commerce faisait un bon appoint en

plus de la vente en criée. Elles vendaient la marée du jour, il y avait des

soles, des barbues, des saint-pierre, des turbots, des bars. Cette

magnifique marée fraîchement capturée, frétillait dans des caisses de

bois, et vous dévisageait avec ses yeux poisseux, d’un air hagard. La

patronne s’affairait toute l’année à ses fourneaux à satisfaire les nombreux

clients des terres environnantes qui descendaient à la côte les week-ends

et les jours chômés, prendre un bon bol d’air iodé et revigorant. Le grand-

père, patron marin pêcheur, possédait une flotte de chalutiers pour la

pêche hauturière au large du littoral, et ramenait après chaque sortie en

mer, les bons produits marins bien frais, qui garnissaient les assiettes du

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restaurant et régalaient ses hôtes. Inutile de vous dire que la marchandise

était d’une qualité irréprochable ; de la mer au consommateur, il n’y avait

qu’un pas. Elle observait les jours de grande affluence, les passants se ruer

vers les dernières tables disponibles, prenant à peine le soin de consulter

le détail des menus de la carte, car la réputation de bonne adresse dont

jouissait l’établissement n’était plus à faire et dispensait du reste. Dans ce

grand théâtre culinaire, où tout un bataillon de personnels de restaurant

s’animait dans l’action à grandes enjambées répétitive ; couraient dans

tous les sens de la marche en avant des serveurs équilibristes et experts.

Les bras tendus, ils portaient horizontalement des séries d’assiettes

chevauchées les unes sur les autres, dans des dispositions

organisationnelles précises. Certains employaient des formules utilisant

des mots d’un langage professionnel qu’elle aimait entendre, et qui

forçaient le respect : « Chaud devant, je fais marcher la dix s’il vous plaît,

l’addition de la huit s’il vous plaît » et toute cette comédie verbale et

artistique amusait souvent les habitués des lieux qui appréciaient le

spectacle. Ces funambules aguerris étaient de véritables athlètes de haut

niveau et ils possédaient une sacrée bonne endurance, les bougres ! Ces

habitués à l’œil aiguisé étaient toujours surpris lorsqu’ils voyaient les

beaux plateaux de fruits de mer, expressément préparés et

somptueusement décorés. Ils étaient en mesure de faire la liste

exhaustive les yeux fermés de leur composition, simplement par jeu.

Plusieurs déclinaisons de formules de plateaux étaient proposées à la

clientèle, et en fonction des finances et des appétits de chacun, la

composition en changeait. Par exemple, pour le plus cher et le plus fourni,

vous y trouviez arrangé et présenté dans un doris en bois teinté, dont le

fond avait au préalable été garni d’algues et de goémons, les éléments

suivants : un homard sectionné en deux parties, deux demi-corps d’un

tourteau, une araignée de mer, un bouquet d’une dizaine de langoustines

dressées les corps vers l’avant. D’ailleurs les pattes étaient piquées dans le

prolongement de la queue derrière, quelques bulots dispersés çà et là, de

petites coquilles Saint-Jacques vides dans lesquelles reposaient un

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bouquet de crevettes grises, des bigorneaux, et le tout orné de branches

de persil délicatement posées sur des demi-citrons coupés par la moitié et

sciés en dents de loup. À l’entrée, la salle de restaurant disposait d’une

trentaine de tables rondes et ovales, recouvertes de nappes de velours

aux reflets de ton crème. De belles compositions florales de saison étaient

posées dessus, lesquelles épousaient avec goût les décors de la

composition marine. Elles avaient la capacité d’accueillir selon le diamètre

et l’espace que l’on laissait entre elles une dizaine de clients à la fois. Un

immense bar au comptoir en étain aux dimensions extraordinaires était

installé à moins d’une dizaine de mètres en arrière avec des hublots en

trompe-l’œil. Le zinc, comme les Parisiens aiment communément à le

nommer, s’étirait sur toute la longueur de la salle jusqu’à l’escalier qui le

reliait à la cuisine, royaume de la tenancière, et donnait la mesure de la

qualité de l’établissement. Elle idolâtrait sa grand-mère, grande blonde

avec un peu d’embonpoint qui donne quand on la regarde, l’expression de

cette tendresse charnelle que les enfants adorent. Elle se souvenait bien

des samedis matin, lorsqu’elle accompagnait son égérie au marché de la

place de la poste. Des discussions s’enflammaient avec les petits

producteurs locaux de fruits et légumes frais ; parfaitement rangés par

catégories et familles sur un bel étal de bois, et avec qui, par principe, elle

essayait toujours de négocier les tarifs, tel un marchand de vaches à la

foire aux bestiaux de la Montbran. Dans son for intérieur, elle enviait

l’autorité avec laquelle sa Mamie se faisait respecter ; elle en imposait, on

ne la contrariait jamais, quelle bonne femme ! Elle maniait son équipe de

robustes cuisiniers vêtus de pantalon à carreaux bleus en pied de poule,

et d’une grande veste blanche floquée de l’enseigne, au doigt et à l’œil.

Comme un chef d’orchestre, elle annonçait fermement le détail des bons

de commande établis par le personnel de salle, que transmettait le maître

d’hôtel, l’énumérant à son tour oralement et à l’unisson à ses musiciens.

Sur le coup, la cuisine s’agitait instantanément, les placards et les tiroirs

remplis d’ustensiles et d’ingrédients alimentaires s’ouvraient et se

refermaient en cadence inégales. Les cuistots dressaient les plats dans les

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assiettes, avec gout et dextérité. Composant par composant, en bonne

intelligence, ces artistes donnaient sa forme à l’œuvre en l’assemblant

avec une rapidité prodigieuse, tels des bâtisseurs donnant vie à un édifice

de saveurs.

— « Mettez-y-moi du volume là-dedans bon sang ! J’en ai marre de me

répéter, chargez correctement les assiettes nom d’une pipe ! ». Ainsi criait

le général à ses troupes, insatisfait de la conception, et telles étaient ses

jeux de mots dans ses réprimandes favorites. Son poste de

commandement était le passe d’envoi, au travers duquel transitaient tous

les assiettes et plateaux, et c’est là qu’était soumise chaque préparation

au jugement de son regard d’expertise, et rien n’échappait jamais à son

œil minutieux et exigeant. Pour faire entrer les plats préparés par les

commis cuisiniers sur cette merveilleuse scène ; armée de son torchon

propre et immaculé comme la neige, plié en quatre, attaché à son tablier

de coton, notre grande chef contrôlait la netteté du bord d’assiette qui

devait qui devait être essuyé et débarrassé de ses petites tâches de sauce

superflues et récurrentes. Une fois validée, l’assiette se retrouverait sous

les feux de la rampe, jugée par des spectateurs impatients. Au moment du

« coup de feu » dans le jargon de la restauration, le Chef seul ordonnait.

Gare à celui ou celle qui s’opposerait aux ordres de ce monstre de vanité

transcendé qu’elle était dans ce moment ! Car Son Altesse avait beaucoup

d’amour propre, et adorait la perfection des choses, surtout bien

maîtrisée ; un vrai monstre de caractère perché sur son promontoire ; au

cœur généreux, dont sa petite fille hériterait de ses qualités de plein droit.

Comme dit le dicton : « les chats ne font pas des chiens et vice versa ».

Elle avait appris l’art culinaire par sa mère, de sa grand-mère, et la

tradition se relayait comme cela naturellement, dans les mêmes

pratiques, et le même état d’esprit. Notre cuisinière de la génération qui

nous intéresse à présent, en la personne de Jocelyne, possédait donc les

bases de la cuisine familiale de pays. Pragmatique et désireuse

d’apprendre, elle décida de diversifier ses expériences, en élargissant ses

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palettes de connaissances, par le biais de l’apprentissage des nouvelles

méthodes gastronomiques qui se développaient à cette époque dans un

formidable élan porté par l’intérêt de se distinguer dans les guides, dont

le prestigieux Michelin. Car, au cœur des temples de la gastronomie les

cuisiniers sont rois. Dans ce périple des savoirs procéduraux et des

saveurs, elle fut amenée à côtoyer les plus grands chefs en vogue du

moment. Pour parfaire davantage l’acquisition de cette science gustative,

elle apprit l’art délicat des plus grandes tables parisiennes de renommée,

qui se voulaient être à l’instant où elle parlait, sans égales. Ce fut au total

environ dix années passées à sillonner les régions et les terroirs que

compte le pays. Elle possédait les armes nécessaires pour s’implanter

dans son propre commerce, dans la région qu’elle affectionnait le plus,

celle où le destin décida qu’elle y rencontrerait son futur époux, maître

d’hôtel dans une chic brasserie à la mode du centre-ville. Dans sa

cathédrale, à la croisée des savoir-faire de la noble cuisine traditionnelle

et de l’exigeante gastronomique, elle mariait à merveille des ingrédients

de contrées lointaines et inattendues. Ceux-ci conféraient à l’ensemble de

sa cuisine des saveurs délicieuses et complexes, lesquelles atteignaient

bien souvent un degré de perfection inégalé. Elle bousculait les codes

dans son laboratoire, où l’alchimie était à la pointe de la recherche des

mariages les plus improbables et pourtant si réussis par l’originalité

inopinée de l’assemblage, même parfois accidentelle ; c’en était

déconcertant, bluffant. Elle ne tarderait pas non plus à faire sa renommée

dans les hauteurs de cette petite ville bourgeoise de province, où en

moyenne, l’assurance d’obtenir une réservation de table s’allongeait dans

le temps, victime de sa réputation, bien en dehors de ses frontières d’où

le vent des rumeurs avait colporté la promesse d’une cuisine succulente. Il

n’en fallait pas plus pour la rendre heureuse ; elle qui aimait avant tout les

plaisirs simples. Les testeurs d’enseignes des guides, des fines gueules au

palais fin unanime et largement convaincu, en avaient fait la réclame et

consigné par écrit la meilleure des notations. Malgré les éloges de ses

pairs, qui l’élurent membre de l’Académie française de la cuisine

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gastronomique, elle mettait un point d’honneur tout à fait extraordinaire

à rester accessible, n’oubliant pas les valeurs dans lesquelles elle avait été

éduquée, et acceptait les critiques de chacun ; soit dit en passant,

toujours positives. Elle s’était liée d’amitié avec Rémi, dans des proses

formidables, dont il a le secret. Il poétisait la cuisine de Madame avec

merveille et avec une profondeur inatteignable dans ce domaine, dans

des proses formidables. Il savait parfaitement flatter les égos les plus

exigeants, mais la vraie raison n’était pas là : elle l’appréciait pour ce qu’il

était, un homme original et très attachant qui dînait chez une

sympathique restauratrice.

Il se rapprocha de l’univers troublant de la rue, là où tout commence,

attiré par la vie de Bohème. Il voulait la peindre, la mettre à nu dans son

style à lui, comme il la voyait et se la représentait, dans ses joies comme

dans ses malheurs, où se trouve l’essence de la civilisation, le mélange des

genres, des goûts. Il aimait battre le pavé à la recherche des hommes et

discuter le bout de gras dans les estaminets malfamés que fréquentait la

lie de la société dans toute sa déliquescence. Il se familiarisa avec ses

occupants les plus modestes. Il se fascinait pour toutes les tranches de vie

des hôtes de ces lieux, une muse infinie s’y tenait, le spectacle lui

apparaissait ici grandeur nature dont les scénaristes, se trouvaient être

eux-mêmes. Au final à force de trop bien la connaître, il était devenu l’une

de ses composantes majeures et identifiées comme telles. Il l’adora trop

pour la quitter ; les deux parties s’étaient mises d’accord sur les termes et

conditions d’un accord communs sur ce contrat pathétique de

cohabitation qui les lierait tous deux jusqu’à sa mort cet été-là. D’ailleurs

le maire lui-même s’était déplacé à ses funérailles, le reconnaissait

comme un homme de culture de la rue, il l’avait cité en exemple pour son

intelligence, et l’avait qualifié « d’être non conventionnel, original, épris

de liberté », mais surtout pour lui rendre l’hommage auquel il pouvait

prétendre en fin de phrase « d’utilité publique ». Il avait personnellement

accepté sa dernière requête, elle aussi originale, dans un élan de

Page 152: Le refuge des hommes

152

générosité et pour lui rendre la gloire qui était la sienne, lui et bien

d’autres avaient jeté à la demande de l’intéressé ses cendres au pied d’un

vieux marronnier centenaire près de l’aire de jeux des petits enfants dans

le grand parc, écrin de verdure de la ville, avec un écriteau à son effigie

apposé sur le côté. Il se sentirait comme cela encore plus proche de

toutes les générations d’hommes futurs, épris comme lui de soif

d’affranchissement moral qui avait sacrifié son confort et les opportunités

pour se rapprocher encore au plus près des âmes de ses prochains. Les

deux autres acolytes furent anéantis et accusèrent le coup de perdre une

partie essentielle du groupe qui finissait de le désolidariser des autres

hommes.

CHAPITRE 9ème

LE PLAN

L’infrastructure routière de mon département est relativement dense. Elle

est composée de 7000 kilomètres de routes départementales du nord au

sud, de l’ouest à l’est. L’état structurel du bitume au sol reste correct,

cependant beaucoup d’axes secondaires restent dangereux lors des

perturbations saisonnières, du fait des intempéries hivernales, qui en sont

le bon exemple. Ici, point de montagnes et de reliefs très importants,

beaucoup de plaines à perte de vue. La Direction départementale de

l’Équipement ne devait pas s’attendre à cet épisode neigeux, première

offensive de l’hiver. La météo ne présageait pas non plus d’une grosse

vague de froid. Personne ne pouvait vraiment anticiper la tournure que

les évènements météorologiques prendraient cette nuit d’un début de

mois de décembre. Il était dix-huit heures trente. Je tournais la tête sans

raison précise dans la direction du ciel. Il était étonnamment

indescriptible. Depuis cet après-midi, il était indécis et changeait

constamment de couleur, et laissait apparaître des traînées hasardeuses

Page 153: Le refuge des hommes

153

de cumulus chargés d’humidité ; un vrai ciel de traîne. Épisodiquement,

quelques timides éclaircies osaient contrarier ce défilé de grosses masses

grises, le vent seul était resté égal à lui-même. Il soufflait moyennement,

et même laborieusement jusqu’à l’essoufflement. Il nous épargnait par la

même occasion de subir la désagréable sensation de fraîcheur glacée de

ces grands jours de froid hivernal, qui transissent l’extrémité de vos

membres que sont vos pieds et vos mains. Malgré ce temps hiémal, il me

semblait entendre dans les arbres dévêtus environnants les chants égarés

de quelques oiseaux suicidaires, qui faisaient de la résistance à Dame

Nature.

Ce temps capricieux qui s’était installé depuis déjà quelques jours décida

de hâter les évènements, en dégradant ses conditions météorologiques

en début de soirée, laissant tomber quelques précipitations neigeuses

disparates, qui devaient se révéler être quelques flocons épars, échoués

sur les toitures humides au début de la chute, puis se transformant au fil

des heures froides progressivement en tempête de neige. Au-dehors, je

ne pouvais distinguer que du blanc, rien d’autre. Ayant reconditionné le

véhicule du SMUR que nous avions utilisé deux fois depuis mon arrivée, il

me fallut l’équiper très rapidement de pneus neige que l’on venait de

recevoir et prévoir les chaines en ferraille pour la circulation difficile. Rien

ne laissait présumer une fois encore de la longueur et de l’intensité de cet

épisode hivernal conséquent dont les chutes de neige étaient

inhabituelles pour la région, qui redoublaient de puissance et s’abattaient

sur un sol déjà bien recouvert d’une dizaine de centimètres de poudreuse.

L’environnement extérieur avait gelé en début de soirée, les températures

avaient brusquement chuté, accompagnées d’un petit vent de nord-est

glacial qui avait repris un peu de puissance après un début d’accalmie en

fin d’après-midi. On apercevait dans ce déluge évènementiel des gens qui

couraient pour se mettre à l’abri, allant des parkings visiteurs jusqu’au

grand hall principal ; déviés momentanément et sans ménagement de

leur trajectoire par les bourrasques d’Éole. Mes yeux suivirent

Page 154: Le refuge des hommes

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machinalement la direction des piétons sous le porche. Je distinguais sans

beaucoup de visibilité à la sortie de son véhicule, un chauffeur de taxi

accompagnant tant bien que mal dans une marche pas très bien assurée,

une petite grand-mère accoutrée d’un gros et beau manteau ; imitation

des fourrures animales, qui avançait laborieusement pas à pas jusqu’à

destination. À vingt et une heures trente, instinctivement, je prenais la

mesure de la difficulté qu’allait rencontrer l’équipe de nuit qui avait dû

sous-estimer l’ampleur du phénomène pour se rendre sur site. Et au final,

je présumais bien, car environ soixante pour cent de l’effectif théorique

total se présenta ; seulement les agents qui habitaient dans un espace

proche avaient eu accès à l’hôpital sans trop de difficulté par la route. Le

chef de service par ordre de l’administrateur hospitalier avait mis en place

la réquisition des agents de jour. Ce qui n’était pas une surprise et était

inévitable au sens de la gravité du bouleversement climatique qui se

profilait, et qui allait ne pas tarder à se manifester par la force des

caprices de la nature. À vingt-deux heures, l’appel du Centre Opérationnel

Départemental d’Incendie et de Secours annonçait la mise en place du

plan de secours grand froid routier par décision d’arrêté préfectoral, et qui

demandait de mobiliser tous les moyens à notre disposition pour faire

face à une arrivée massive de victimes des intempéries. Une vingtaine de

lits d’urgence supplémentaires furent dépêchés, et vinrent renforcer ceux

que nous possédions en attente et qui étaient répertoriés au profit des

Urgences. À cela s’ajoutèrent des couvertures de laine. Les cuisiniers

fourniraient des potages de légumes et des fruits. Les premières victimes

de cet afflux commencèrent à arriver aux alentours de vingt-trois heures

trente, avec les premiers fourgons sanitaires légers. Deux femmes

trentenaires, qui avaient quitté leur bureau du centre-ville aux alentours

de vingt-heures, n’avaient pas pu s’engager sur la bretelle autoroutière

surchargée d’automobiles presque à l’arrêt de cet axe principal du

département. Elles avaient été aussi surprises par la présence d’une autre

file de longs véhicules, composée essentiellement de camions semi-

remorques qui monopolisaient la voie de droite par leurs gabarits

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155

imposants. Dans ce mauvais scénario, elles se trouvaient complètement

immobilisées sur cette voie, à environ deux kilomètres de leur point de

départ. L’une des deux, prise de panique sur le moment, de ne pas

pouvoir rejoindre le pavillon familial avait déclenché une crise d’angoisse ;

que des mécanismes d’autodéfense avaient mis en place bien

naturellement pour pallier à ce genre de circonstances. L’autre avait

immédiatement appelé les secours depuis son téléphone portable, à

l’arrivée des pompiers elles furent prises en charge et évacuées sur le

Centre Hospitalier.

Nous commençâmes à installer les premiers arrivants dans le hall

d’accueil général de l’hôpital, où des lits d’appoint avaient été disposés en

ordre serré, tel un dortoir d’une compagnie militaire. À chacun des

arrivants, nous fournissions une couverture de survie et un kit alimentaire

d’urgence confectionné par les personnels du service de restauration et

prévu à cet effet. Le trafic routier extrêmement dense s’immobilisa et

devait garder sur ses voies des milliers d’automobilistes prisonniers de ces

conditions climatiques. En première intention, les passagers laissaient les

moteurs tourner, mais bien vite, soit le carburant commençait à manquer,

soit les agents des forces de l’ordre et les pompiers, arrivaient à se faufiler

parmi cet enchevêtrement de véhicules fumants, et leur demandaient de

couper le contact tout en les dirigeants vers le poste médical avancé de la

protection civile. Effectivement, bien d’autres arrivèrent encore, un peu

refroidis par les températures extrêmes du dehors, mais dans l’ensemble,

ne s’offusquaient pas vraiment de la situation, que certains même

semblaient trouver amusante. Cette foule était assez hétérogène de par

sa constitution, car dans toute cette populace, tous les âges étaient

représentés, et s’y mêlaient des gens de toutes provenances

géographiques. Les enfants en bas âge, une fois rassurés par les parents et

la sécurité du lieu recherchaient les autres gamins pour jouer dans cette

cour géante. La récréation non officielle devait se prolonger dans ce qui

était de nouveaux moments d’amusement pour eux. Le recensement

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156

comptable des personnes amassées dans ce hall répertoriait

approximativement une centaine de rapatriés, où raisonnaient les voix de

chacun. J’avais la vague impression de me retrouver dans ces gares de

chemin de fer, bondées de voyageurs attendant leur train respectif sur les

quais, un point de transit où se côtoient des personnes de toutes les

origines, des étrangers qui avaient leurs préoccupations et qui étaient

attendus ailleurs et que les chemins sinueux et incertain du destin

mélangeaient au hasard, dans un synopsis que lui seul connaissait. Je me

suis souvent laissé aller à la réflexion dans ce moment-là, de savoir qui

étaient vraiment ces gens. Était-il possible que nous eussions quelque

chose, même trois fois rien en commun ? J’attendais même parfois des

signes de la providence, je cherchais des similitudes, des liens, le fil

conducteur d’une expression de visage d’un inconnu qui se poserait là

devant moi et me scruterait de la même manière. Cet anonyme

s’interrogeant aussi lui même sur ces questions existentielles. L’entrée des

trains en gare annonçait la fuite possible vers de nouveaux horizons, ou

de nouvelles destinées sans limites, la traversée de contrées magnifiques

où chacun des usagers pouvait laisser libre court à son imagination. La

simple vue d’un cadre bucolique, d’une campagne, d’une ville pouvait

susciter à chaque instant de l’émerveillement et un dépaysement

susceptible de vous émouvoir, ou au contraire, de vous rebuter de l’idée

que vous vous en faisiez. Nous nous croisons, dans des songes

éphémères, les yeux ouverts, nous distinguons des visages communs,

pareils à des masques carnavalesques de circonstance. Sans âme ; guidés

par des tourbillons inconséquents, invisibles, imprévisibles, éparpillant les

êtres dans une multitude de non-sens absolutistes. Des silhouettes

imaginées, constituées dans la forge de votre imagination, modelées dans

des formes imprécises, elles aussi précipitées dans les mouvements de

l’air qu’un marteau sur l’enclume d’un forgeron divin brasserait, en

s’abaissant sur le métal encore en fusion. Des détails parfois insignifiants,

mais pourvus de l’importance que vous y accorderez à cet instant « T »,

fixé à jamais dans l’éternité de votre regard, photographié visuellement et

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157

instantanément par le focus de votre attention que captivent des sens

profonds. Vous l’aurez rendu indispensable, indivisible par sa nature tout

entière, ce petit rien qui fera la différence retiendra l’attention pour

diverses raisons, connues seulement de vous-même. Serions-nous en

mesure de repeindre le souvenir, avec les mêmes précisions, aussi

minutieusement, lui rendre son naturel initial, de la même scène

originelle, quelque temps après avoir emprunté le sentier du devenir ?

Notre mémoire sélective la relèguerait au rang des vagues réminiscences

d’une existence vécue, bien au chaud enfoui dans l’abîme de votre

subconscient. — Connaissez-vous cette citation célèbre d’Héraclite,

penseur philosophe grec, légèrement revisitée par mes soins ou plutôt à

laquelle il me paraît plus précis d’apporter un petit supplément, mais qui

ne modifie en rien son sens premier : « on ne se baigne jamais deux fois

dans la même eau d’un même fleuve ». Toutes vos empreintes

imaginaires à jamais celées dans la mémoire du temps, traces indélébiles,

elles témoignent de votre passage providentiel sur la voie terrestre des

vivants, que les autres itinérants en quête d’une nouvelle existence

fouleront des mêmes pas, dans un sillage similaire, dans une autre

époque. À deux heures du matin, la neige avait cessé de tomber et avait

couvert les sols d’une trentaine de centimètres. Les allers et retours des

services de secours s’estompèrent progressivement et laissèrent la place à

un étrange calme au-dehors. Chacun guettait de l’intérieur les petites

améliorations qui pourraient laisser espérer un éventuel retour à

domicile. Quelques-uns, spécialement les enfants, avaient réussi à

s’endormir. La lutte anti sommeil n’avait pas eu raison de leur entreprise,

pendant que d’autres s’occupèrent à lire des journaux et des revues que

notre gérante de la presse, prisonnière des caprices du temps elle aussi,

avait mis gracieusement à la disposition de ses compagnons d’infortune.

J’étais soudainement rappelé à mon poste à l’accueil des urgences : le

Centre Opérationnel de Secours prévoyait d’orienter un acheminement au

Centre hospitalier d’une quarantaine de personnes retraitées qui se

trouvaient prises au piège depuis déjà un certain moment, dans un bus en

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158

excursion dans la région, et dont l’état général de quelques-uns devenait

préoccupant.

Elles arrivèrent en effet, environ une demi-heure plus tard pour les

premières. Certaines choquées et grelottantes étaient médicalisées, et les

moins résistantes enfouies dans des couvertures de survie. La situation

s’était dégradée dans les dernières heures avant l’évacuation du bus. Le

transport de voyageurs était stationné sur une aire d’autoroute à mi —

chemin de l’axe principal qui reliait les deux préfectures de chaque

département, séparées d’environ cent cinquante kilomètres l’une de

l’autre. Depuis son arrêt contraint et forcé, ce groupe touristique avait

vécu en autarcie dans une blanche campagne, caché à la vue du reste du

monde durant quelques heures. Le chauffage du transport en commun

avait bien fonctionné au départ puis, peu à peu, n’arrivait plus à fournir

suffisamment de chaleur pour la totalité de l’habitacle du véhicule.

Certains passagers d’un âge bien avancé subissaient de plein fouet et

dramatiquement la situation. Ils n’étaient plus en mesure de pouvoir se

mouvoir pour réchauffer un minimum les membres de leur corps transi et

engourdi par le froid constant qui s’était installé durablement. Cet état de

fait avait soumis leurs organismes à une dure épreuve, et les maintenait

dans un mode de survie avancé : les articulations étaient grippées, déjà

fragilisées pour certains par l’ostéoporose, devenaient moins

fonctionnelles. Le conducteur qui avait espéré une accalmie avait dû se

rendre à l’évidence par la persistance du phénomène qui ne semblait pas

devoir s’apaiser à court terme, et avait alerté les secours depuis son

téléphone portable, pour rendre compte de la situation dans laquelle il se

trouvait. Le préfet, qui se tenait au courant de l’évolution de la situation

minute par minute et en temps réel, ordonna la mise en sécurité des

touristes, et mit les moyens nécessaires pour y parvenir. Les maires de

chaque commune, disposant d’un centre de secours, du Centre de

Première Intervention, au Centre de secours principal, mobilisèrent

l’ensemble de leurs effectifs par un mode opératoire simple : chaque

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159

maire appelait le chef de corps de chaque caserne, qui rappelait ses

hommes au coup par coup. L’opération de sauvetage devait durer en tout

et pour tout quatre longues heures, de l’appel du conducteur, à l’arrivée

des rescapés dans l’enceinte hospitalière. Quand une hypothermie

accidentelle survient, elle devient la conséquence d’un dépassement des

mécanismes physiologiques de la thermorégulation face à l’agression du

froid. L’organisme s’épuise et limite la thermolyse, qui rend inefficace à

son tour la thermogénèse. La température normale s’équilibre aux

alentours de trente-sept degrés à quelques dixièmes près. Lorsque le

refroidissement extérieur s’accentue, l’organisme réagit par la

vasoconstriction qui diminue ainsi la perte calorique, surtout au niveau de

la peau par laquelle la déperdition est importante. Il est important de

diagnostiquer la prise en charge avec certitude immédiatement, de

vérifier qu’il s’agit bien d’une hypothermie et évaluer son degré de

gravité, car la rapidité et l’intensité du réchauffement sont conditionnées

à l’ampleur de celle-ci. Au-dessous de trente-cinq degrés, le

réchauffement s’opère spontanément en mettant le patient dans un

environnement chaud et sec à l’aide d’une couverture de survie posée à

même le corps, en plus de draps et de couvertures standardisées. Plus le

froid est intense, plus la déperdition thermique s’accélère, d’où la

nécessité de se vêtir suffisamment pour opposer un gradient thermique

important au froid. Le degré de gravité s’apprécie par la prise d’une

température. On parle d’hypothermie légère entre trente-cinq degrés et

trente-deux degrés, grave entre trente-deux degrés et vingt-huit degrés,

majeure sous les vingt-huit degrés. Entre vingt-huit degrés et trente-deux

degrés, une hospitalisation en unité de soins intensifs ou de réanimation

est préconisée. Le cas échéant, le froid peut provoquer des troubles du

rythme cardiaque, voire un arrêt de trente-deux degrés à trente-quatre

degrés, nécessitant une surveillance accrue. La vitesse idéale de

réchauffement se situe autour d’un degré toutes les heures pour éviter un

éventuel choc thermique, mais il ne faut pas d’immersion dans un bain

chaud, car elle provoquerait une vasodilatation brutale et fatale. Certains

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facteurs physiologiques peuvent amplifier le phénomène, comme des

maladies associées et certains facteurs favorisants que sont l’alcool, la

fatigue, la maigreur, la dénutrition.

En arrivant, ces naufragés retraités étaient exténués, et l’on pouvait lire

sur les visages l’épreuve qu’ils avaient endurée. Certains racontaient les

hivers rigoureux auxquels ils faisaient face dans leur jeunesse, avec des

moyens beaucoup plus rudimentaires. Ils prétendaient que les hivers

étaient bien plus longs et nettement plus intenses ; ils annonçaient des

quantités astronomiques de hauteur de neige, celles d’aujourd’hui étant

dérisoires et paralysant une région ou un pays qui avait perdu l’habitude

et la résistance à la rusticité, et qu’un rien mettait à genou. Ils spéculaient

sur le réchauffement climatique, la cause des hivers plus doux et

davantage pluvieux qui inondaient les villages construits un peu trop près

des cours d’eau dans les talwegs au fond des vallées. Un autre petit vieux

au visage un peu rougeaud avec une jolie petite moustache noire aux

pointes relevées dans le style de celle que portaient les grognards, et qui

laissait deviner un petit penchant pour les petites bolées régulières lors de

parties de chasse entre amis, un poil plus prétentieux avec un brin

d’exagération, affirmait que dans sa région, en Auvergne, au pied des

volcans, dans la plaine, des hauteurs de plus de quatre mètres avaient été

constatées et relevées dans les jours de fortes précipitations. Sa femme

qui semblait blasée par l’improbabilité de telles inepties, et qui devait

avoir peur de devenir avec son mari les clowns de service, le pris au

dépourvu, à la volée. Madame Martin, de son nom de petite bonne

femme, la soixantaine bien entamée, le visage rond constellé de petits

grains de beauté éparpillés et recouvrant toute la surface de cette figure,

avec un petit nez court pointant dans le milieu, laissait suggérer une

prédisposition à la gentillesse et à l’attachement de la valeur des choses.

Elle avançait à tâtons vers son mari, se tenant les hanches à deux mains, la

posture un peu courbée ; elle devait payer maintenant l’addition de la

besogne des travaux champêtres, d’une vie passée de longs labeurs,

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consacrée à l’élevage et à la culture. Elle l’avait contrarié de ses grands

sourcils bruns bien taillés de l’extérieur plus fourni, jusqu’à l’extrémité des

pointes plus fines et moins larges avec un sourire malicieux qui se formait

et illuminait son visage rond et lisse aux pommettes légèrement rosées.

Ces bajoues réchauffées par la chaleur du dedans, que laissaient découvrir

des yeux traversés par de petits filaments de vaisseaux rouges grossis tels

de petites veinules soumises à la fatigue. Elle lui cloua net son bec bavard

d’oiseau rare, toujours en proie à piailler des récits d’exploits ou de faits

surdimensionnés, et admit qu’il avait la fâcheuse tendance à compter

toujours plus d’œufs dans le cul de la poule qu’il n’en fallait. Lui se mit à

ricaner stupidement, prenant un air de vieux paysan visiblement

embarrassé, bête comme un chou, tout en baissant les yeux, et de

surcroît, se sachant démasqué dans sa fabulation, que son épouse un peu

gênée avait entrepris de saper à la base.

Un autre bougre surenchérit sur le fait que la jeunesse actuelle n’avait

plus de sang dans les veines et n’était pas aussi endurante que celle qu’il

avait connue durant son enfance dans laquelle je décelais de l’amertume

sur sa face rubiconde et naïve. Il était plus petit et tout frêle celui-là, les

lunettes perchées sur le bout du nez, la tête basse penchée en avant, et

où des yeux pétillants sortaient des verres en vous scrutant pensivement,

d’une voix rauque et enrouée. Toujours selon ses dires, cette jeunesse-là

devait être une victime de l’assistance moderne, qui ne la confrontait pas

davantage à la dureté du climat des saisons. Voyant ce petit attroupement

en pourparlers avec ardeur et passion, pour ce qui devait être l’un des

sujets de conversation qui occuperait le reste de cette nuit d’attente, un

petit groupe essentiellement composé de femmes vint se joindre au débat

qui s’enflammait. Chacun y apportant ses argumentaires bien fondés sur

ses diverses expériences empiriques. L’aspect singulier de leur affaire

résidait dans le fait qu’ils considéraient toujours un rapport

intergénérationnel entre ce qui était de leur époque et de ce qui

appartenait à celle d’aujourd’hui. Était-ce la nostalgie d’une époque

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révolue ? Ou ne peut-on pas plutôt y voir une certaine forme de

vieillissement sénescent ?

Au petit matin, la situation s’était considérablement améliorée. Nos

anciens étaient tous hors de danger, réunis devant le parking central,

devant le grand hall de l’hôpital, attendant patiemment l’arrivée de leur

car. Ils avaient en effet été prévenus par la société de transport qui les

véhiculait dans le cadre de leur périple, de la mise en service d’un

nouveau bus avec chauffeur qui, à l’instant même, faisait route à leur

rencontre. Les déneigeuses avaient dégagé les axes routiers et les routes

secondaires, laissant repartir les autres naufragés du bitume qui avaient

passé la nuit dans leurs voitures respectives, résistant tant que mal aux

premiers assauts de la saison hivernale. Les secours se chargeraient

d’acheminer les autres réfugiés. Il ne restait plus qu’à reconditionner les

matériels utilisés au cours de la nuit et à aller se coucher…