le recrutement des juges en france - erudit

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Droits d'auteur © Faculté de droit, Section de droit civil, Université d'Ottawa, 2006 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 22 juin 2022 15:55 Revue générale de droit Le recrutement des juges en France Jean-Michel Marchand Volume 36, numéro 4, 2006 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1027165ar DOI : https://doi.org/10.7202/1027165ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Éditions Wilson & Lafleur, inc. ISSN 0035-3086 (imprimé) 2292-2512 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Marchand, J.-M. (2006). Le recrutement des juges en France. Revue générale de droit, 36(4), 675–688. https://doi.org/10.7202/1027165ar Résumé de l'article Selon sa conception de la théorie de la séparation des pouvoirs, il existe en France une double juridiction, civile et administrative. L’auteur décrit et commente le recrutement des juges de l’ordre judiciaire ainsi que des tribunaux administratifs, en insistant particulièrement sur le concours et les conditions de nomination. Si les modes de recrutement se révèlent complexes et variés, ils se caractérisent par leur pragmatisme.

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Droits d'auteur © Faculté de droit, Section de droit civil, Université d'Ottawa,2006

Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 22 juin 2022 15:55

Revue générale de droit

Le recrutement des juges en FranceJean-Michel Marchand

Volume 36, numéro 4, 2006

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1027165arDOI : https://doi.org/10.7202/1027165ar

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Éditeur(s)Éditions Wilson & Lafleur, inc.

ISSN0035-3086 (imprimé)2292-2512 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleMarchand, J.-M. (2006). Le recrutement des juges en France. Revue générale dedroit, 36(4), 675–688. https://doi.org/10.7202/1027165ar

Résumé de l'articleSelon sa conception de la théorie de la séparation des pouvoirs, il existe enFrance une double juridiction, civile et administrative. L’auteur décrit etcommente le recrutement des juges de l’ordre judiciaire ainsi que destribunaux administratifs, en insistant particulièrement sur le concours et lesconditions de nomination. Si les modes de recrutement se révèlent complexeset variés, ils se caractérisent par leur pragmatisme.

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Le recrutement des juges en France

JEAN-MICHEL MARCHAND Président honoraire du tribunal administratif de Rennes, France

RESUME

Selon sa conception de la théorie de la séparation des pouvoirs, il existe en France une double juridiction, civile et administrative. L'auteur décrit et commente le recrutement des juges de l'ordre judiciaire ainsi que des tribunaux administratifs, en insistant particulièrement sur le concours et les conditions de nomination. Si les modes de recrutement se révèlent complexes et variés, ils se caractérisent par leur pragmatisme.

ABSTRACT

According to its understanding of the theory of the separation of power, there exists in France a dual jurisdiction, civil and administrative. The author describes and explains the selection of judge process of the judiciary and the admnistrative tribunals, focussing on the competitive examination and conditions of nomination. Despite the complexity and variety of selection methods, all are pragmatic.

SOMMAIRE

Introduction 676

Première partie : Des principes directeurs d'inspiration commune.... 678

A. Des règles de recrutement fixées dans le cadre de l'État par le législateur 678

B. Une recherche de neutralité qui n'exclut pas le pragma­tisme 679

Deuxième partie : Des recrutements variés pour des corps divers 682

A. La diversité des corps de magistrats 682

(2006) S6R.G.D. 675-688

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B. Des modes de recrutement variés 683

Conclusion 688

INTRODUCTION

Le mode de recrutement des juges en France ne peut être analysé et compris sans une référence au cadre institu­tionnel national, caractérisé par l'existence de deux ordres juridictionnels qui est elle-même, très largement, la consé­quence du principe de la séparation des pouvoirs.

Une approche historique de la dualité des ordres juridic­tionnels français est ici indispensable.

Déjà en février 1641, YÉdit de Saint-Germain formula une règle générale « faisant très expresses inhibitions et défenses » aux cours judiciaires « de prendre connaissance d'aucunes affaires [...] qui peuvent concerner l 'Etat et gouvernement d'icelui ». Un peu plus tard, Montesquieu estimait que le pou­voir déjuger, qui doit être distinct du pouvoir exécutif, n'est que celui de juger les « crimes » et les « différends des particuliers ». Selon lui, le jugement des litiges administratifs devait aller devant l'administration elle-même car il va de pair avec l'action d'administrer. Cette conception particulière du rôle des juges à l'égard des affaires de l'État s'imposa et prévalut durant tout l'Ancien Régime. La révolution française ne remit pas en cause cette approche. En 1790, l'assemblée constituante rejeta deux propositions : celle de confier la connaissance des litiges admi­nistratifs aux juridictions judiciaires, par crainte que celles-ci ne troublent l'action de l'administration; celle d'instituer des juridictions administratives qui seraient regardées comme des juridictions d'exception. On res ta donc dans un système d'administrateur-juge. Il fallut attendre le Consulat et la consti­tution de l'an VIII pour voir émerger un embryon de justice administrative sous la forme d'une « administration consulta­tive » confiée, respectivement, au Conseil d'État (au niveau national) et aux conseils de préfecture (à l'échelon départe­mental). Napoléon regardait le Conseil d'État comme un « corps demi administratif, demi judiciaire », c'est-à-dire un corps où se rencontrent et s'harmonisent l'esprit de l'administration et le

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MARCHAND Le recrutement des juges en France 677

sens de la justice. Cette conception s'est imposée tout au long du XIXe et du XXe siècle et n 'a pas to ta lement d isparu aujourd'hui dans certains esprits même si les juges administra­tifs ont acquis leur indépendance, grâce à quelques textes qui ont assis leur autorité1, grâce aussi à la jurisprudence. Souli­gnons à cet égard l'abondante production jurisprudentielle par laquelle le Conseil d'Etat a construit lui-même son existence et affirmé son indépendance à l'égard du pouvoir exécutif2. On peut aussi citer, ici, une importante décision du Conseil consti­tutionnel du 23 janvier 1987 qui précise que

conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République celui selon lequel à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judi­ciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridic­tion administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises dans l'exercice des prérogatives de puissance publique.

Dans un tel contexte historique, il était inévitable que le recrutement des juges porte la marque du dualisme juridic­tionnel qui s'est peu à peu instauré au fil du XIXe et du début du XXe siècle.

Aujourd'hui les juridictions tant administratives que judi­ciaires partagent , en matière de recrutement, un certain nombre de principes et de règles hérités de notre conception générale de l'État, du droit constitutionnel et du droit de la fonction publique française (Première partie). Mais on com­prend aisément que, compte tenu du poids de l'histoire et des particularités de notre système institutionnel, chaque ordre de juridiction ait mis en place des modes de recrutement variés et autonomes pour chaque corps de mag i s t r a t s (Deuxième partie).

1. Voir notamment : l'Ordonnance du 31 juillet 1945 et le Décret du 30 juillet 1963.

2. Voir notamment : CE 13 décembre 1889, CADOT, rec. Lebon, p. 1148 (refu­sant, notamment, le système de l'administrateur-juge) ; CE 19 octobre 1962, CANAL, ROBIN et GODOT, rec. Lebon p. 552 (annulant la création de la Cour militaire de justice, juridiction pénale spécialisée dont la création avait été décidée par le général De Gaulle).

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PREMIÈRE PARTIE : DES PRINCIPES DIRECTEURS D'INSPIRATION COMMUNE

Deux points essentiels doivent être soulignés ici : d'une part, toutes les règles de recrutement sont fixées dans le cadre de l'Etat par le législateur (A); d'autre part, les recrute­ments obéissent à un principe de neutralité qui, cependant, n'exclut pas un certain réalisme (B).

A. DES RÈGLES DE, RECRUTEMENT FIXÉES DANS LE CADRE DE L'ÉTAT PAR LE LÉGISLATEUR

1. — Le recrutement des magistrats se fait exclusive­ment dans le cadre de l'État; en effet, les juridictions admi­nistratives et judiciaires sont des institutions d'État fCE, Sect. 27 février 2004, Mme POPIN). Seul l'État est donc com­pétent pour organiser, au sens le plus large du terme, le ser­vice public de la justice. C'est une conséquence du principe de la souveraineté nationale dans un domaine traditionnelle­ment et exclusivement régalien, et ce principe a, du reste, une valeur constitutionnelle (Cons.Const. 5 mai 1998, «Droit d'asile » : les juridictions, tant judiciaires qu'administratives, exercent « des fonctions inséparables de l'exercice de la souve­raineté nationale »).

L'État, dans l'exercice de sa mission régalienne, est certes tenu de respecter les conventions internationales liant la France (notamment la Convention européenne de sauve­garde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, conclue dans le cadre du Conseil de l'Europe) mais, pour le reste, il est totalement indépendant.

En matière de recrutement, l'État est notamment en droit de réserver l'accès aux fonctions de juges aux candidats ayant la nationalité française.

À noter qu'il n'existe pas aujourd'hui d'espace juridic­tionnel européen pour les nominations d'étrangers, ressortis­sants d'autres États de la Communauté européenne, à des fonctions de juge au sein des juridictions françaises; la règle est identique dans les autres pays de la Communauté euro­péenne.

On indiquera enfin que, d'une manière générale, les juri­dictions nationales ne sont jamais soumises à l'autorité des

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juridictions internationales et le Conseil d'État a pris soin de le rappeler (CE, 11 février 2004, Mme CHEVROL, p. 67) même si le poids moral des juridictions européennes est évi­demment considérable...

2. — La constitution de la Ve République, reprenant en cela les principes les plus traditionnels, réserve exclusive­ment au législateur le soin de fixer les règles concernant le statut des magistrats (article 34 de la constitution). Il en résulte que la loi fixe les règles de recrutement, le pouvoir réglementaire n'ayant, en la matière, qu'un pouvoir résiduel d'exécution.

Et le législateur, lui-même, est tenu de respecter le prin­cipe de l'indépendance des juridictions (Cons.Const. 22 juillet 1980, «Lois de validation»; Cons.Const 29 décembre 1986, «Loi de finances rectificative pour 1986»; Cons.Const 11 jan­vier 1990, « limitation des dépenses électorales ») ainsi que le principe de l'existence d'une juridiction administrative auto­nome (Cons.Const. 23 janvier 1987, «conseil de la concur­rence »).

Quant aux nominations, elles prennent la forme, après que les candidats aux fonctions de juges aient réussi leur par­cours de sélection, de décrets signés du Président de la Répu­blique, dont on rappellera qu'il est, aux termes de l'article 64 de la constitution, le « garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire ». Mais ce pouvoir est purement formel et l'on ima­gine pas, sauf hypothèse de faits graves qui ne se seraient révélés que tardivement (ex. : condamnation pénale ou procé­dure pénale en cours), que le Président de la République refuse de signer le décret de nomination d'un postulant ayant passé avec succès toutes les épreuves de sélection.

B. UNE RECHERCHE DE NEUTRALITÉ QUI N'EXCLUT PAS LE PRAGMATISME

1. — La fonction publique française est organisée autour du principe du recrutement par concours et le recrutement des juges n'échappe pas à ce schéma3; le système du concours

3. À noter que, statutairement, les magistrats judiciaires ne sont pas des fonc­tionnaires.

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est, en effet, considéré comme étant le plus à même de per­mettre de recruter, avec un maximum d'indépendance et d'impartialité4, des agents compétents tout en respectant l'égalité des chances entre les candidats.

Chaque ordre de juridiction organise son ou ses con­cours, ce qui se conçoit aisément compte tenu de la spécificité de chaque ordre; mais on pourrait très bien imaginer des con­cours communs, les candidats retenus étant ensuite astreints à une spécialisation. Une telle unicité n'a encore jamais été envisagée sérieusement, mais la question sera peut-être posée un jour...

En pratique, on note, pour chaque ordre, l'existence d'un concours principal et de concours annexes ou complémen­taires, ce qui permet d'ouvrir les recrutements à des candidats venant d'horizons divers et ayant des parcours professionnels différents.

Le programme des concours est naturellement à compo­sante juridique (études de dossiers, notes de synthèse, com­mentaires d'arrêts, dissertations...) mais est également très largement ouvert à la culture générale (« grand oral »). Pour schématiser notre système de recrutement, on pourrait dire que nos concours de recrutement privilégient la culture de 1' « honnête homme » au détriment du technicien spécialiste. C'est peut-être contestable, mais ce système a tout de même pour avantage de recruter des magistrats ayant générale­ment une culture étendue et donc une ouverture d'esprit qui leur permettra ensuite, au cours de leur carrière de juges, d'exercer plusieurs types de fonctions souvent très distinctes les unes des autres. Cette approche ne devrait pas poser de problème sous réserve qu'une formation de spécialiste et même de « technicien » de la procédure soit ensuite dispensée durant un temps suffisamment long au cours d'une période d'« apprentissage » et qu'une formation professionnelle con­tinue soit dispensée ensuite en cours de carrière. Sur ce point, force est d'admettre, hélas, que la situation n'est pas parfaite

4. Voir la décision BAREL du 28 mai 1954 (rec. Lebon p. 308) par laquelle le Conseil d'État a annulé la décision du ministre chargé de la fonction publique inter­disant à des candidats de se présenter à l'ENA, motif pris de leurs opinions politi­ques.

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même si elle s'est largement améliorée. Trop souvent les for­mations restent brèves et coupées des réalités économiques et sociales, ce qui pourrait expliquer — au moins pour partie — l'incompréhension manifestée par une large fraction de l'opi­nion publique à l'égard de la justice, et aussi quelques déra­pages.

2. — Des recrutements individuels permettent d'ouvrir l'éventail en direction de personnes venant d'horizons socio­professionnels différents; cet apport s'avère d 'autant plus bénéfique que, dans le système jur id ic t ionnel français, nombre de fonctions sont exercées collégialement et que les besoins de création de postes de magistrats sont considéra­bles.

Le recrutement direct sur titre et le tour extérieur est pratiqué dans les deux ordres de juridictions. Cette pratique est non seulement utile mais aussi in téressante car elle permet d'assurer un «brassage culturel et professionnel». Toute la difficulté est cependant d'éviter les nominations poli­t iques ou de complaisance. Concrètement les procédures mises en place permettent aujourd'hui de pallier cette diffi­culté (sélection par des commissions indépendantes qui font des propositions à l'autorité investie du pouvoir de nomina­tion, laquelle se trouve le plus souvent liée par ces proposi­tions).

Par ailleurs, le système dit du « détachement » permet d'accueillir temporairement des fonctionnaires dans des juri­dictions; il permet aussi de mettre en place des « passerelles » entre les deux ordres de juridictions, des juges judiciaires devenant, pendant quelques années, juges administratifs et réciproquement. Cette pratique est très intéressante dès lors qu'elle favorise une meilleure compréhension entre les deux ordres de juridiction et qu'elle enrichit la culture profession­nelle de chacun. Peu utilisée pendant longtemps, elle tend à se développer; mais il faut certainement aller plus loin...

Comme on le voit au travers des développements qui précèdent, le recrutement de tous les magistrats repose sur un socle commun qui, dans une large mesure, est celui de l'ensemble de la fonction publique française. Mais ce socle commun n'empêche pas l'arborescence de règles propres à chaque ordre de juridiction.

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DEUXIÈME PARTIE : DES RECRUTEMENTS VARIÉS POUR DES CORPS DIVERS

L'existence de plusieurs corps de magistrats ayant des besoins de recrutement à la fois massifs et spécifiques conduit à la mise en place de procédures de recrutement variées et complexes.

A. LA DIVERSITÉ DES CORPS DE MAGISTRATS

La dualité des ordres juridictionnels aurait pu logique­ment conduire à l'instauration de deux corps uniques de magistrats, chacun ayant son mode propre de recrutement.

La réalité est sensiblement plus complexe. 1. — Les magistrats judiciaires appartiennent à un corps

unique, qu'ils exercent dans une juridiction du premier degré (tribunal d'instance ou tribunal de grande instance), dans une juridiction d'appel, ou dans la juridiction suprême (la Cour de cassation). Dès leur recrutement, ils sont intégrés dans ce même corps.

Le système a le mérite de la simplicité et de la cohérence puisque finalement tous ces juges exercent, à des degrés divers de la hiérarchie, des fonctions qui, sans être identi­ques, poursuivent la même finalité.

Finalement, dans l'ordre judiciaire, ne sont dotées de statuts particuliers que les juridictions spécialisées, telles que, par exemple, les juridictions prud'homales (chargées de régler les conflits du travail), ou les tribunaux de commerce, en raison — précisément — de la spécificité de leurs fonc­tions.

2. — À la différence de ce qui a été dit précédemment pour les juges judiciaires, il n'existe pas de corps unique de juges administratifs, mais deux corps distincts.

Les membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ont leur propre statut (Loi 86-14 du 6 janvier 1986 modifiée; article L 231-1 du Code de justice administrative) lequel est d'ailleurs hybride puisqu'en dehors des dispositions particulières de la Loi du 6 janvier 1986, qui leur apportent de réelles garanties d'indépendance, ils sont soumis au statut général de la fonction publique.

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La situation des membres du Conseil d'État, qui ont aussi leur statut, n'est pas vraiment différente puisqu'ils sont également des fonctionnaires (article L131-1 du Code de jus­tice administrative, et Décret 63-767 du 30 juillet 1963 modifié, aujourd'hui abrogé et intégré dans le Code de justice administrative).

Cette dualité statutaire au sein de l'ordre administratif est historiquement tout à fait compréhensible. On peut s'interroger néanmoins sur le point de savoir si elle est tou­jours justifiée. Certes le Conseil d'État a une importante mis­sion de conseil du gouvernement que n'ont que tout à fait résiduellement les juges administratifs du premier degré ou les juges d'appel auprès des préfets des départements ou des régions. Mais il est permis de se demander, alors même que la haute assemblée fait preuve de la plus extrême rigueur dans l'exercice de ses missions, si, notamment sous la pression du juge européen et de l'opinion dominante, le Conseil d'État pourra, en raison d'une «théorie des apparences», parfois invoquée sans discernement, conserver ce rôle de conseil. N'y a-t-il pas là un mélange des genres appelé, un jour, à être iné­luctablement remis en question? Et il est évident que le jour où toutes les juridictions administratives se verraient can­tonner à une activité contentieuse, la dualité statutaire n'aurait alors plus de vraie raison d'être maintenue, d'autant que, par le biais des nominations internes, le passage des juridictions du premier degré et d'appel vers le Conseil d'État se fait plus fréquent.

À noter enfin que les membres des juridictions finan­cières (Cour des comptes et Chambres régionales de comptes), lesquelles sont des juridictions administratives, ont aussi leurs statuts particuliers.

B. DES MODES DE RECRUTEMENT VARIÉS

1. — Dans les juridictions judiciaires, c'est YOrdonnance 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée, portant Loi organique relative au statut de la magistrature qui, dans ses articles 17 et suivants, organise les modes de recrutement.

L'architecture des textes applicables en matière de recru­tement est complexe et, aussi, particulièrement complète. Elle

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permet, pour répondre aux besoins des juridictions5, des recru­tements à plusieurs grades de la hiérarchie, en tenant compte de l'expérience éventuelle et de l'âge. Il faut bien voir, en effet, que ce sont les besoins en magistrats qui justifient seuls l'exis­tence de tous ces concours et modes de recrutement. a. Première possibilité : le recrutement en qualité d'auditeurs de justice.

Trois concours sont prévus par l'article 17 de l'Ordon­nance du 22 décembre 1958 : • Le premier concours est un concours « étudiant » ouvert aux

candidats ayant 27 ans au plus l'année du concours et justi­fiant de certains diplômes de l 'enseignement supérieur (Institut d'études politiques; quatre années d'études supé­rieures; ancien élève d'une Ecole normale supérieure).

• Le deuxième concours est ouvert aux fonctionnaires de l 'Etat, des collectivités terri toriales, aux militaires, aux agents des collectivités territoriales et de leurs établisse­ments publics justifiant de quatre années de service en cette qualité.

• Le troisième concours est ouvert aux personnes justifiant, durant huit années au total, d'une ou plusieurs activités professionnelles, d'un ou plusieurs manda t s de membre d'une assemblée élue d'une collectivité territoriale ou de fonctions juridictionnelles à titre non professionnel.

Une possibilité de recrutement direct en qualité d'audi­teur de justice est aussi ouverte par l'article 18-1 de l'Ordon­nance; il s'agit bien d'un tour extérieur mais le nombre de places est limité au 1/5 du nombre des auditeurs issus du con­cours. b. Deuxième possibilité : le recrutement aux emplois des second et premier grades (articles 21-1, 22, 23 et suiv. de l'Ordonnance du 22 décembre 1958).

Un recrutement par concours complémentaire permet de pourvoir annuellement des emplois du second ou du premier

5. À la fin de 2004, les juridictions judiciaires de droit commun comptaient plus de 6 800 magistrats.

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grade. Il est caractérisé par l'exigence d'une expérience pro­fessionnelle approfondie (dix ou quinze ans selon les grades) et par des conditions d'âge peu courantes dans la fonction publique (35 ans au moins pour le second grade; 50 au moins pour le premier grade).

Pour ces grades également il existe des possibilités de recrutement direct (dans la proportion du 1/5). c. Troisième possibilité : le recrutement de magistrats tempo­raires (article 41-10 et suiv. de l'Ordonnance du 22 décembre 1958) et de juges de proximité (articles 46-10 et suiv. de cette même Ordonnance).

L'objectif clairement affirmé est de combler des emplois vacants en faisant appel pour une durée limitée à des per­sonnes pouvant avoir atteint l'âge de la retraite mais ayant une expérience certaine les désignant pour exercer des fonc­tions juridictionnelles dans des juridictions du premier degré. La durée des fonctions est limitée à sept ans non renouvelables. d. Quatrième possibilité : le détachement judiciaire (articles 41 et suiv. de l'Ordonnance du 22 décembre 1958)

Il permet à des membres des corps recrutés par la voie de l'Ecole nationale d'administration, à des professeurs et maîtres de conférences, d'exercer des fonctions des premier et second grades pendant une durée maximale de cinq ans. Les candidats sont sélectionnés par une commission et les nomi­nations interviennent sur avis conforme de celle-ci.

On soulignera enfin, pour achever cette présentation des modes de recrutement des magistrats judiciaires, le rôle déterminant joué par l'Ecole nationale de la magistrature qui intervient non seulement dans la formation des auditeurs de justice mais aussi dans celle des magistrats recrutés directe­ment au niveau du second ou du premier grade et même dans celle des magistrats recrutés à titre temporaire ou des juges de proximité. Cette formation fait l'objet de critiques; il lui est reproché, en particulier, d'être trop théorique, parfois trop courte, et de ne pas suffisamment s'ouvrir vers l'extérieur.

2. — Curieusement, alors que les membres des juridictions administratives appartiennent à des corps différents et ont des statuts distincts, leur mode de recrutement est d'une architec­ture moins compliquée que celle des juridictions judiciaires.

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Les membres du Conseil d'État peuvent être recrutés6, en qualité d'auditeurs, par la voie de l'École nationale d'admi­nistration (quatre à cinq par an), celle-ci ayant remplacé en 1946 le concours institué par Bonaparte en 1803 pour les auditeurs et qui fut d'ailleurs le premier grand concours de la fonction publique... On soulignera ici une particularité très originale : la possibilité pour des hauts fonctionnaires jeunes et nécessairement peu expérimentés d'intégrer un grand corps de l'État jouant le rôle d'une juridiction suprême; vue de l'extérieur cette possibilité peut étonner. En réalité, compte tenu du faible nombre d'auditeurs recrutés, de leur qualité et de leur encadrement, le système fonctionne de façon non critiquable.

Pour le Conseil d'État, on notera la diminution progres­sive du recrutement au tour extérieur, ce qui va dans le sens d'une neutralité certaine; mais il est vrai, aussi, que le Con­seil d'État n'a pas d'énormes besoins de recrutement. Pour les maîtres des requêtes la part du tour extérieur est passée des deux tiers au tiers, puis au quart en vertu d'une Loi du 8 avril 1910; pour les conseillers d'État, elle est passée de la moitié au tiers depuis une Loi du 1er mars 1923.

On indiquera aussi qu'une partie des nominations au tour extérieur, pour les maîtres des requêtes et les conseillers d'État, est réservée aux membres des tribunaux administra­tifs et cours administratives d'appel; en pratique, en applica­tion d'un mode de calcul assez savant, deux nominations comme maîtres des requêtes interviennent tous les deux ans et un poste de conseiller d'État sur six est réservé aux mem­bres des tribunaux administratifs et des cours administra­tives d'appel. Ce système a pour effet de l imiter les conséquences de l'absence de corps unique de magistrats administratifs.

Pour éviter les nominations à caractère politique, le vice-président du Conseil d'État fait connaître chaque année les besoins du corps; il indique aussi les types d'expériences et de compétences dont le Conseil d'État a particulièrement besoin; par ailleurs, le vice-président donne un avis indivi­duel sur chaque proposition de nomination, à l'exception des

6. Effectif budgétaire fin 2005 : 216; en activité : 186.

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MARCHAND Le recrutement des juges en France 687

membres des tribunaux administratifs et cours administra­tives d'appel pour lesquels il formule directement des proposi­tions. Enfin, les nominations au tour extérieur sont susceptibles de recours contentieux devant le Conseil d'Etat lui-même (CE, ass.16 déc. 1988, Association générale des administrateurs civils, p. 450; CE, ass. 16 déc. 1988, Bléton, p. 451). En pratique, il faut admettre que les précautions prises pour éviter des nominations à caractère politique fonc­tionnent bien; mais il reste à savoir si elles sont toujours bien comprises...

Puisqu'ils appartiennent à un autre corps, les membres des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel7 ont aussi leurs modes de recrutement propres.

Le recrutement normal, comme pour le Conseil d'État, est assuré par FEcole nationale d'administration qui, cepen­dant, ne peut fournir la totalité des effectifs qui seraient nécessaires. En pratique, dix à quinze conseillers de tribu­naux administratifs et cours administratives d'appel sont effectivement recrutés par la voie de l'Ecole nationale d'admi­nistration chaque année, pour des besoins qui dépassent régulièrement les cinquante conseillers !

On retrouve ici un peu la situation des juridictions judi­ciaires... Et c'est ce qui justifie l'organisation, chaque année, d'un concours de recrutement complémentaire offrant trente à quarante postes et ouvert à des étudiants âgés de plus de 25 ans à la date du concours, et à des fonctionnaires justifiant d'une certaine ancienneté et de diplômes. Situation para­doxale, c'est ce mode de recrutement dérogatoire qui fournit l'essentiel des nouveaux recrutés à la place de la voie normale de l'École nationale d'administration. Fort heureusement ce recrutement complémentaire ne souffre pas de critiques quant au niveau des candidats et des magistrats recrutés.

Par ailleurs, à l'instar de ce qui se passe dans les juridic­tions judiciaires et au Conseil d'État, les tribunaux adminis­tratifs et cours administratives d'appel connaissent le recrutement par le tour extérieur; il n'appelle pas ici d'obser­vations particulières sauf pour dire qu'il est très encadré et qu'il ne connaît pas de dérive partisane ou politique.

7. 960 magistrats en activité à la fin de 2005.

Page 15: Le recrutement des juges en France - Erudit

688 Revue générale de droit (2006) 36 R.G.D. 675-688

Dernier point : si les magistrats judiciaires ont une véri­table école de formation avec l'École nationale de la magis­trature, il n'existe pas d'équivalent dans les juridictions administratives, la formation étant assurée directement par le Conseil d'État. Celui-ci ne dispose assurément pas des mêmes moyens que l'École nationale de la magistrature, mais la for­mation dispensée, qui s'est enrichie au fil des années, est de qualité, sans néanmoins pouvoir répondre à tous les besoins. On pourrait, en particulier, s'interroger sur la courte durée de la formation donnée aux membres des tribunaux administra­tifs (six mois) et sur la faible place de la formation permanente.

CONCLUSION

Les modes de recrutement des juges français sont com­plexes, pour partie compte tenu de la diversité des statuts qui, certes, ne simplifie pas les données du problème, mais surtout en raison des besoins en magistrats qu'appelle la société dans laquelle nous vivons : d'où la multiplication quasi naturelle et inévitable des modes de recrutement...

Malgré cela, tous les besoins quantitatifs ne sont pas couverts; mais, fort heureusement, les concours attirent de très nombreux candidats; ainsi la qualité des impétrants reste bonne et, par voie de conséquence, les niveaux de recru­tement sont satisfaisants. Et surtout, même dans le cadre des « tours extérieurs », l'impartialité est respectée et les nomina­tions restent empreintes de la neutralité indispensable.

Jean-Michel Marchand Tribunal administratif de Rennes Hôtel de Bizien 3, Contour de la Motte 35044 Rennes Cedex, France Téléc. : (011) 33-2 99-63-56-84