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Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les oppositions métaéthiques Mémoire Hugo Tremblay Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Hugo Tremblay, 2014

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Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les oppositions métaéthiques

Mémoire

Hugo Tremblay

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Hugo Tremblay, 2014

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Résumé

Les oppositions entre réalisme et antiréalisme puis entre cognitivisme et non-

cognitivisme jouent un rôle central dans la typologie des théories métaéthiques. Elles

n’arrivent toutefois plus à bien délimiter les positions en jeu. La théorie métaéthique

développée dans ce mémoire se heurte à ce problème. Ainsi, l’objectif de ce mémoire est

triple. Il tente, d’abord, de remettre en question les oppositions entre réalisme et

antiréalisme, puis entre cognitivisme et non-cognitivisme. Il propose ainsi, d’une part, de

remplacer la première opposition par une tripartition des familles métaéthiques et, d’autre

part, de réconcilier les aspects en apparence contradictoires du cognitivisme et du non-

cognitivisme. Il cherche, ensuite, à défendre une théorie métaéthique particulière – le

réalisme phénoménologique subjectiviste. Cette théorie impliquant le relativisme moral, il

veut, enfin, répondre aux objections communément présentées contre celui-ci.

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Summary

The oppositions between realism and anti-realism and between cognitivism and non-

cognitivism play a central role in the typology of metaethical theories. However, they

cannot correctly circumscribe the positions at stake nowadays. The metaethical theory

developed in this paper faces this problem. Thus, the objective of this paper is threefold. It

attempts, first, to question the opposition between realism and anti-realism, and between

cognitivism and non-cognitivism. It thus proposes, in the beginning, to replace the first

opposition by a tripartite division of metaethical families and, afterward, to reconcile the

apparently contradictory aspects of cognitivism and non-cognitivism. It seeks then to

defend a particular metaethical theory – the subjectivist phenomenological realism. This

theory involving moral relativism, it wants to finally overcome the objections commonly

brought against it.

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Table des matières

Résumé iii

Summary v

Table des matières vii

Introduction 1

Chapitre 1 : Par-delà le réalisme et l’antiréalisme 5

Une brève histoire de la métaéthique 7

G.E Moore et le naturalisme 7

La critique du réalisme moral 9

L’explosion des positions métaéthiques 10

L’indépendance de l’esprit 12

Deux formes d’indépendance de l’esprit 14

Indépendance ontologique : formelle ou matérielle 16

Indépendance ontologique et perception 18

L’indépendance épistémique 19

Trois familles de théories métaéthiques 23

Chapitre 2 : Réconcilier le cognitivisme et le non-cognitivisme moral 29

Les enjeux traditionnels du cognitivisme et non-cognitivisme moral 31

Forces et faiblesses du cognitivisme moral 31

Forces et faiblesses du non-cognitivisme moral 33

Le problème moral 36

Le cognitivisme moral : deux thèses distinctes 37

La théorie humienne de la motivation et ses critiques 39

Le jugement moral : entre désir et croyance 41

Qu’est-ce qu’un désir ? 41

Le rôle des émotions dans nos jugements moraux 45

Du désir moral à la croyance morale 49

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Le jugement moral relève-t-il des croyances ou des désirs ? 53

Qu’est-ce qu’une croyance morale vraie ? 55

Le réalisme phénoménologique subjectiviste 56

Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le réalisme substantiel 57

Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le nihilisme moral métaéthique 58

Chapitre 3 : Une défense du relativisme moral 61

Relativisme descriptif et relativisme métaéthique 63

Le relativisme phénoménologique subjectiviste : une théorie relativiste 64

Relativisme moral et objectivité 66

Première objection : une position incohérente 69

Une chose ne peut être à la fois vraie et fausse 71

Seconde objection : la présumée existence de valeurs universelles 74

Le relativisme et la convergence culturelle des jugements moraux 77

Pourquoi certaines valeurs morales semblent-elles universelles ? 78

Conclusion 81

Bibliographie 85

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Introduction

La métaéthique s’intéresse à la nature de la moralité. Son champ est ainsi délimité par

des questions comme celles-ci1 :

(1) Ontologie morale : Existe-t-il quelque chose comme des faits moraux ou des

propriétés morales dans le monde ?

(2) Épistémologie morale : La connaissance morale est-elle possible ? Comment

pouvons-nous avoir accès aux faits moraux s’ils existent ?

(3) Sémantique morale : Quelle est la signification de termes moraux comme

« bien », « juste » ou « obligatoire » ? Quels sont les états d’esprit exprimés par

les énoncés moraux ?

(4) Psychologie morale : Quel lien y a-t-il entre les jugements moraux et la

motivation à agir ?

Ces questions ont intéressé des philosophes de tous les siècles – de Socrate aux

philosophes contemporains –, mais c’est principalement au cours du 20e siècle qu’elles se

sont précisées et que la métaéthique a connu ses plus grands développements2. En fait, il est

commun de situer les débuts de la métaéthique à la fin du 19e siècle, avec le développement

du « non-naturalisme3 » en éthique par des philosophes comme Henry Sidgwick et G.E

Moore. Dans les décennies qui suivent, les oppositions s’organisent principalement autour

de positions dites « non cognitivistes », diamétralement opposées aux canons du non-

naturalisme4.

La façon dont la métaéthique s’est développée au début du siècle n’est pas sans

importance. Elle s’est articulée en fonction d’oppositions tranchées, divisant les différentes

familles de théories métaéthiques selon les réponses données à certaines questions précises.

1 Je m’inspire ici du découpage proposé dans Miller, 2003, p. 2.

2 Dorwall, Gibbard et Railton, 1992.

3 Hurka, 2011, p. 1.

4 Dorwall, Gibbard et Railton, 1992, pp. 116-120 ; Hurka, 2011, p. 1.

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Le réalisme s’oppose ainsi à l’antiréalisme, le cognitivisme au non-cognitivisme, le

rationalisme à l’émotivisme, l’objectivisme au subjectivisme, l’universalisme au

relativisme, etc. Parmi ces oppositions, les débats sur le réalisme et le cognitivisme ont

acquis un statut particulier ; ces catégories jouent un rôle central dans la typologie des

théories métaéthiques auxquelles on demande de répondre aux deux questions suivantes :

(1) Existe-t-il des faits moraux indépendants des êtres humains ? Oui (réalisme

moral) ; non (antiréalisme moral).

(2) Les jugements moraux relèvent-ils de croyances ou d’états conatifs ? De

croyances (cognitivisme) ; d’états conatifs (non-cognitivisme).

Mais l’opposition entre réalisme et antiréalisme, d’une part, puis celle entre

cognitivisme et non-cognitivisme, d’autre part, posent problème. En effet, de nombreuses

théories métaéthiques possèdent des caractéristiques propres à chacun des courants

opposés, alors que ces derniers sont jugés mutuellement exclusifs. C’est d’ailleurs à ce

problème que se heurte la théorie métaéthique développée dans ce mémoire.

À la lumière de ce constat, l’objectif de ce mémoire est triple. Il tente, d’abord, de

remettre en question les oppositions entre réalisme et antiréalisme, puis entre cognitivisme

et non-cognitivisme. Il propose ainsi, d’une part, de remplacer la première opposition par

une tripartition des familles métaéthiques et, d’autre part, de réconcilier les aspects en

apparence contradictoires du cognitivisme et du non-cognitivisme. Il cherche, ensuite, à

défendre une théorie métaéthique particulière – le réalisme phénoménologique

subjectiviste. Cette théorie impliquant le relativisme moral, il veut, enfin, répondre aux

objections communément présentées contre celui-ci.

Le premier chapitre plaide en faveur de l’abandon de l’opposition dichotomique entre

réalisme et antiréalisme moral au profit d’une tripartition. L’objectif est de démontrer que

l’idée « d’indépendance de l’esprit » – une idée centrale à la question du réalisme moral –

peut être comprise selon deux sens différents : l’indépendance ontologique et

l’indépendance épistémique. Cette distinction nous encourage à concevoir trois grandes

approches ontologiques en métaéthique : le réalisme moral substantiel, le réalisme moral

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phénoménologique et le nihilisme moral métaéthique. Une telle tripartition a l’avantage de

rendre compte de deux genres distincts de réalités morales dont cherchent à témoigner les

métaéthiciens : une réalité phénoménologique par opposition à une réalité substantielle.

En tant que famille de théories, le réalisme phénoménologique admet différentes

explications de ce qu’est l’expérience morale, ouvrant vers différentes variantes de cette

théorie. Le second chapitre expose et défend l’une de ces variantes : le réalisme

phénoménologique subjectiviste, une théorie inspirée des travaux de Stéphane Lemaire5 et

Jesse Prinz6. Selon le réalisme phénoménologique subjectiviste, le phénomène moral ne

s’explique pas par la perception d’une réalité morale objective, mais par l’expérience

d’émotions morales subjectives sur lesquelles nous formons des croyances. En fonction

d’une telle explication, cette théorie a l’avantage de réconcilier (et donc de rejeter

l’opposition entre) le cognitivisme et le non-cognitivisme. Selon la thèse défendue, le désir

moral et la croyance morale ne sont pas réellement des entités distinctes, mais plutôt deux

façons de se rapporter à l’expérience subjective du désir moral : l’expérience du désir moral

telle qu’elle est vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en constante relation avec

l’expérience du désir moral telle que nous projetons, par notre imagination, qu’elle est ou

sera vécue dans certaines situations (la croyance morale).

Parce qu’il soutient que la vérité des croyances morales est attestée par les

expériences émotionnelles subjectives des individus, le réalisme phénoménologique

subjectiviste implique le relativisme moral. Mais le relativisme moral fait face à

d’importantes objections. Ainsi, pour renforcer la défense du réalisme phénoménologique

subjectiviste, le troisième chapitre s’attaque à deux des principales objections faites au

relativisme : l’incohérence apparente du relativisme et la présumée existence de valeurs

morales universelles. Après avoir clarifié en quoi la théorie défendue implique le

relativisme métaéthique par opposition au relativisme descriptif, je soutiens que

l’incohérence apparente du relativisme métaéthique est résolue lorsque l’on distingue

correctement les différents niveaux de jugements en cause dans la réflexion métaéthique

(moral, métaéthique et épistémologique). Par la suite, j’explique comment la théorie

5 Lemaire, 2008.

6 Prinz, 2007.

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subjectiviste défendue au second chapitre permet tout de même d’expliquer la convergence

de nombreux jugements moraux. Ainsi, il est possible d’expliquer cette convergence sans

pour autant adhérer à l’universalisme moral.

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Chapitre 1 : Par-delà le réalisme et l’antiréalisme

Il n’est pas rare de présenter les différentes théories métaéthiques comme appartenant

à l’une ou l’autre de deux grandes familles de théories opposées7 : le réalisme et

l’antiréalisme moral8. On trouve au cœur de cette opposition la question de l’indépendance

de l’esprit : existe-t-il des faits moraux indépendants de nous ?

Cette question est fondamentalement problématique, car tous ne s’entendent pas sur

ce que signifie « l’indépendance de l’esprit ». Autant des réalistes que des antiréalistes nous

disent que, dans un sens, la moralité est indépendante de l’esprit humain, mais dans un

autre, elle ne l’est pas. Par exemple, pour un réaliste comme Ruwen Ogien :

La notion d’indépendance ne doit pas être prise au sens absolu. Nous pouvons

envisager toutes sortes de formes intermédiaires entre une réalité qui serait

parfaitement indépendante de nous et une autre qui ne le serait pas du tout9.

D’un autre côté, des antiréalistes comme Christine Korsgaard, David Copp et Jesse

Prinz n’hésitent pas à parler respectivement de « réalisme procédural10

», de « réalisme de

base11

» et de « réalisme interne12

» pour qualifier leurs théories antiréalistes, car bien

qu’antiréalistes, ces théories admettent que le phénomène moral est dans un sens

indépendant de l’esprit.

7 Brink, 1989, pp. 6-8 ; Fisher et Kirchin, 2006, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 3-5. L’opposition entre

cognitivisme et non-cognitivisme est aussi l’une des principales dichotomies employées pour qualifier les

théories métaéthiques. Cette seconde opposition sera examinée dans le second chapitre. 8 Ce mémoire énonce à de nombreuses reprises les termes de « réalisme moral » et « d’antiréalisme moral ».

Afin d’éviter d’alourdir le texte, ces termes seront parfois énoncés sans le qualificatif « moral » (soit

seulement « réalisme » et « antiréalisme »). Néanmoins, ces termes se référeront toujours à la question du

réalisme et de l’antiréalisme moral, et non pas à la question du réalisme et de l’antiréalisme comme thèse

ontologique globale. La précision est importante, car comme le souligne Alexander Miller :

La question de la nature et de la plausibilité du réalisme est pertinente pour un grand nombre de

sujets d’intérêt, incluant l’éthique, l’esthétique, la causalité, la modalité, la science, les

mathématiques, la sémantique, puis les objets matériels quotidiens du monde macroscopique et leurs

propriétés. Bien qu’il soit possible d’accepter (ou de rejeter) le réalisme pour l’ensemble de ces

sujets, il est plus commun pour les philosophes d’être distinctement réalistes ou antiréalistes à

l’égard de divers sujets (Miller, 2012, Introduction. Je traduis de l’anglais.)

9 Ogien, 1999, p. 52.

10 Korsgaard, 1996, p. 35.

11 Copp, 2005, pp. 271-272.

12 Jesse Prinz, 2007, p. 14.

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Ce phénomène est révélateur. Il suggère que nous avons aujourd’hui intérêt à aller au-

delà de la dichotomie entre réalisme et antiréalisme pour bien rendre compte des grandes

familles de théories métaéthiques. Cette dichotomie ne met pas correctement en lumière des

divergences majeures que l’on retrouve à l’intérieur des théories particulières associées à

l’une ou l’autre de ces deux grandes familles, particulièrement en ce qui a trait à la question

de l’indépendance de l’esprit. En donnant l’impression de scinder la réflexion métaéthique

entre deux grandes approches ontologiques, cette dichotomie ne fait qu’obscurcir les

véritables présupposés des différentes théories métaéthiques.

Dans ce chapitre, je montrerai en premier lieu comment cette opposition dualiste s’est

développée et pourquoi elle a eu initialement une pertinence. Brièvement résumée, l’idée

est que, jusqu’au milieu du 20e siècle, le débat entre réalistes et antiréalistes ne portait pas

sur la question de l’indépendance de l’esprit. Jusqu’à ce point, le débat métaéthique visait

principalement à déterminer si les jugements moraux relevaient de croyances ou d’états

conatifs. Mais dans la seconde moitié du 20e siècle, l’opposition entre cognitivisme et non-

cognitivisme a cessé d’être le principal enjeu. En effet, à ce moment, la signification et les

implications de nombreux concepts inhérents à la métaéthique – des concepts comme

« indépendance de l’esprit », « cognitivisme », et « vérité » – furent réinterprétées et

précisées13

. Pour cette raison, la simple dichotomie réalisme/antiréalisme ne parvient plus à

rendre compte correctement de ce que les théories métaéthiques concurrentes défendent

réellement.

À la suite de cette analyse, je démontrerai que l’idée de l’indépendance de l’esprit est

celle qui est au centre de la question du réalisme moral. Mais il y a une difficulté

importante, celle-ci vient du fait que le sens de l’idée d’indépendance de l’esprit est

équivoque. Il faut faire la distinction entre ce que je nomme une indépendance ontologique

et une indépendance épistémique à l’égard de l’esprit.

Une telle distinction a pour conséquence de mener à trois approches différentes pour

aborder la question du réalisme moral. Ces trois approches seront explicitées en proposant

13

La métaéthique n’est aujourd’hui plus principalement concernée par des questions de philosophie du

langage, elle s’est ouverte à de nombreux autres domaines comme l’ontologie, l’épistémologie, la

phénoménologie, et la psychologie morale (Brink, 1989, p. ix ; Miller, 2003, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 114,

158-159 ; Virvidakis, 1999, pp. 420-422).

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une nouvelle division des théories métaéthiques en trois grandes familles : le réalisme

substantiel, le réalisme phénoménologique et le nihilisme moral métaéthique. L’objectif

n’est pas de proposer de nouveaux termes dans un domaine qui en regorge déjà

suffisamment. Il s’agit plutôt de clarifier le domaine de la métaéthique en distinguant et en

explicitant trois formes d’approches métaéthiques bien distinctes ayant des visées et des

implications complètement différentes.

Une brève histoire de la métaéthique

Pour comprendre comment s’est développé le problème de l’indépendance de l’esprit

au sein de la question du réalisme moral, il nous faut en premier lieu examiner comment

l’opposition entre réalisme et antiréalisme moral a vu le jour. L’idée est de démontrer que si

cette opposition n’est aujourd’hui plus adéquate, elle a eu initialement sa pertinence. C’était

le cas lorsque réalisme et antiréalisme étaient pratiquement synonymes de cognitivisme et

non cognitivisme.

G.E Moore et le naturalisme

Au début du 20e siècle, avec la position réaliste non naturaliste de G.E Moore et son

« argument de la question ouverte » (open question argument)14

, le débat métaéthique était

surtout orienté en fonction de l’opposition entre deux théories réalistes : le naturalisme et le

non-naturalisme15

. Les deux théories s’opposaient sur la réponse que l’on peut donner à la

question suivante : lorsque nous employons des termes à connotation morale – des termes

comme « bien », « mal » ou « juste » –, pouvons-nous définir ces termes sans faire

référence à d’autres termes à connotation morale ? En d’autres mots, lorsque nous

cherchons à donner un sens à des termes impliquant des jugements moraux ou normatifs –

soit des termes qui nous dictent comment agir d’un point de vue moral, et non pas

seulement à décrire comment le monde est –, pouvons-nous le faire seulement en référant à

14

L’ouvrage classique de Moore dans lequel l’on retrouve une première version détaillée de sa position et

l’argument de la question ouverte est son Principia Ethica (1903). 15

Ruwen Ogien soutient que le naturalisme ne fait pas partie du réalisme moral (1999, p. 25). Mais dans son

cas, ce qu’il entend par « réalisme moral » relève plus d’une théorie métaéthique particulière. Il ne s’agit

pas de la famille de théories telle qu’elle est comprise dans ce travail.

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des termes ou à des faits naturels16

? Pouvons-nous, par exemple, légitimement affirmer

que « ce qui est bien (un fait normatif) est ce qui est plaisant (un état psychologique

naturel) » comme le font les hédonistes ? Mais si « bien » et « plaisant » sont synonymes,

ne s’agit-il pas là d’une définition circulaire et arbitraire du bien qui reviendrait à dire « ce

qui est plaisant est ce qui est plaisant », sans réellement expliquer ce qu’est l’essence du

bien17

?

Pour les non-naturalistes, la seule façon de définir un concept moral, c’est en faisant

référence à un autre concept moral. Nous ne pouvons jamais définir les jugements moraux

en faisant strictement appel à des faits naturels. Cela n’empêche pas qu’il existe des vérités

morales, mais nous sommes aptes à percevoir ces vérités par des intuitions morales plutôt

que par nos sens habituels18

.

De leur côté, les naturalistes considèrent qu’il est possible de réduire les propriétés

morales (normatives) à des propriétés et faits naturels relevant d’une explication

scientifique du monde – par des termes psychologiques ou physiques, par exemple. Selon

eux, nous pouvons comprendre et décrire les faits moraux comme n’importe quelle autre

réalité physique. Et nous pouvons accéder à ces faits par les mêmes sens qui nous servent à

percevoir le monde physique.

Bien qu’ils s’opposent sur la nature ontologique des faits moraux (relèvent-ils d’une

réalité distincte du monde naturel ou non ?), les naturalistes et les non-naturalistes

s’entendent toutefois sur un point fondamental : les faits moraux existent bel et bien et ils

sont indépendants des êtres humains19

. Selon eux, le bien trouve ses fondements dans des

faits objectifs indépendants de nous ; il ne relève pas d’une construction humaine. Il s’agit

d’une défense de ce que nous appelons le réalisme moral. Nous accédons aux faits moraux

16

La plupart des ouvrages d’introduction à la métaéthique présentent l’opposition classique entre le

naturalisme et le non-naturalisme puis la contribution de Moore à ce sujet. Pour un résumé de cette

opposition et de la position de Moore, voir entre autres : Hurka, 2010 ; Miller, 2003, pp. 10-25 ; Ogien,

1999, pp. 7-15. 17

Baldwin, 2010, pp. 286-287. 18

Tous les non-naturalistes ne s’entendent pas sur les facultés qui permettent d’accéder et de connaître cette

vérité morale qui serait distincte du monde naturel, néanmoins, l’appel à un « sens moral » ou à une

« intuition morale » est une stratégie commune. Voir Brink, 1989, pp. 2-3 et Ridge, 2013, Section 3. 19

Il est à noter que si nous reconnaissons généralement que les réalistes défendent l’indépendance des faits

moraux à l’égard de l’esprit humain, ce que nous entendons par « indépendance de l’esprit » peut s’avérer

très complexe. Je m’attaque à cette question dans la section Le problème de l’indépendance de l’esprit.

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extérieurs et indépendants de nous par le biais de différentes facultés humaines, comme

nous accédons aux objets du monde physique par nos sens. Par exemple, nous percevons

les couleurs par la vue – une faculté que possède l’humain –, mais les propriétés faisant

qu’un objet est d’une certaine couleur existent indépendamment de nous. Il en va de même

pour les faits moraux, peu importe la faculté nous permettant de les percevoir.

La critique du réalisme moral

Vers les années 1930-1940, certains philosophes se sont opposés aux réalistes moraux

en affirmant que l’idée de « faits moraux » n’avait tout simplement aucun sens20

. Pour les

« antiréalistes », la moralité ne relève pas d’une réalité objective indépendante de nous.

Ainsi, les jugements moraux ne peuvent pas avoir pour objet des faits sur lesquels nous

avons développé des croyances objectivement fondées. Les jugements moraux expriment

plutôt des états conatifs : des états mentaux (des états inévitablement subjectifs) qui nous

poussent à l’action et qui ne peuvent pas en eux-mêmes être dits vrais ou faux. Cette façon

de concevoir la moralité prit le nom de non-cognitivisme21

. Indirectement, elle prit aussi le

nom d’antiréalisme, puisque celle-ci s’opposait à la thèse centrale du réalisme moral :

l’existence d’une réalité morale objective et indépendante de nous. La notion d’antiréalisme

s’élargira éventuellement pour inclure d’autres théories métaéthiques que le non-

cognitivisme (comme les théories de l’erreur et le constructivisme), mais antiréalisme et

non-cognitivisme furent initialement considérés comme synonymes. À ce point de la

réflexion métaéthique, l’opposition réalisme/antiréalisme pouvait être comprise comme

l’opposition entre les théories réalistes cognitivistes et les théories antiréalistes non-

cognitivistes.

Dans les années qui ont suivi ses premières formulations, l’antiréalisme non

cognitiviste est devenu une position classique en métaéthique22

. En raison de sa facilité à

20

Darwall, Gibbard et Railton, 1992, p. 119. 21

Au tout début du non-cognitivisme, A.J. Ayer affirmera que les états conatifs en cause étaient des émotions ;

sa théorie non cognitiviste portera alors le nom d’émotivisme (Ayer, 1936). D’autres philosophes

défendront cette idée (principalement C. L. Stevenson [1937, 1944]) mais les possibilités d’états conatifs

impliqués et de théories non cognitivistes se multiplieront avec le temps (l’expressivisme de Blackburn et

Gibbard, le prescriptivisme de Hare). Voir Van Roojen, 2012, Section 2 pour un survol de cette évolution. 22

Darwall, Gibbard et Railton, 1992, pp. 120-121.

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rendre compte de l’aspect motivant des jugements moraux, il offre une option fort

intéressante à l’alternative réaliste entre naturalisme et non-naturalisme23

. Darwall, Gibbard

et Railton font d’ailleurs remarquer que contrairement à ce que l’on aurait pu penser, le

principal bénéficiaire du débat entre naturalisme et non-naturalisme ne sera pas l’un ou

l’autre de ces deux camps, mais bien le non-cognitivisme24

.

Ainsi, jusqu’au milieu du 20e siècle, l’opposition entre réalisme et antiréalisme avait

sa pertinence. Elle opposait tout simplement les cognitivistes (qu’ils soient naturalistes ou

non-naturalistes) aux non-cognitivistes.

L’explosion des positions métaéthiques

Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, le nombre de théories métaéthiques a

explosé ; les théories métaéthiques se sont diversifiées et sont devenues de plus en plus

sophistiquées et précises25

. Du côté des antiréalistes, au-delà des sophistications du non-

cognitivisme26

, on peut noter le développement des théories de l’erreur et du

constructivisme moral27

. Par le biais de ces développements, on constate aussi de nouvelles

théories de la vérité et de nouvelles conceptions à propos de la logique des énoncés

moraux28

. Alors que du côté des réalistes, il sera principalement question de « modérer »

les implications du réalisme moral quant à l’idée d’indépendance de l’esprit, d’expliquer

comment nous avons accès à cette réalité morale, puis d’expliquer comment celle-ci peut

nous motiver à agir29

. Le plus souvent, la stratégie est de développer des théories

permettant de préserver les aspects favorables d’une position sans pour autant hériter de ses

23

Mark Schroeder, 2010, p. 13. 24

Darwall, Gibbard et Railton, 1992, p. 119. 25

Ibid., pp. 121-124, pour un survol de différents développements à partir de 1950. 26

Les principaux représentants étant Ayer, Stevenson, Hare, et plus près de nous, Gibbard et Blackburn. Voir

Van Roojen, 2012, Section 2 pour un survol de l’évolution du non-cognitivisme. 27

Joyce, 2009. 28

Pour ce qui est des théories de la vérité, on peut entre autres penser à l’opposition entre les théories

minimalistes (Smith, 1999, Section « Minimalism » ; Stoljar et Damnjanovic, 2012, Introduction) et les

théories plus substantielles (Ogien, 1999, pp. 170-171). Pour ce qui des théories sur la logique des énoncés

moraux, on peut penser aux travaux de Hare (1952, 1970) et Blackburn (1984, 1988) à propos d’une logique

des attitudes, puis à ceux de Gibbard (1992) qui défend une logique des normes. Nous reviendrons sur ces

questions au second chapitre. 29

Pour les naturalistes, il faut répondre à l’argument de la question ouverte de Moore (1903). Pour les non-

naturalistes, il faut répondre à l’argument de l’étrangeté de Mackie (1977, pp. 36-42). Voir Joyce, 2009,

Supplément 4.1 et Miller, 2003, pp. 116-118 pour un résumé de l’argument.

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11

implications négatives. Si l’on admet parfois certaines implications négatives, on cherche

alors à les atténuer.

De telles stratégies ont eu pour effet d’amener les métaéthiciens à dépasser les

domaines d’investigation initialement empruntés dans la réflexion métaéthique

(principalement la philosophie du langage). Il ne s’agit plus seulement de penser

l’opposition sémantique entre cognitivisme et non-cognitivisme30

. Les métaéthiciens

s’attaquent aujourd’hui à des questions de tous les domaines ; que ce soit l’ontologie,

l’épistémologie, la sémantique, la phénoménologie ou la psychologie morale31

. Cette

sophistication des théories métaéthiques a permis d’approfondir et d’entraîner de nouvelles

interprétations à l’égard de concepts tels que l’indépendance de l’esprit, les croyances, les

états conatifs, et l’idée de vérité morale. En raison de ces multiples développements, la

dichotomie réalisme/antiréalisme moral ne permet plus de rendre compte correctement des

divergences majeures que l’on retrouve entre les théories associées à l’une ou l’autre de ces

deux familles.

Bref, si auparavant l’opposition entre réalistes et antiréalistes se résumait

pratiquement à l’opposition entre réalistes cognitivistes et antiréalistes non cognitivistes, les

choses ne sont plus aussi simples. Nous avons aujourd’hui mis en lumière l’existence de

théories antiréalistes cognitivistes comme les théories de l’erreur32

et le constructivisme33

.

30

Joyce, 2009, Section 1; Ogien, 1999, pp. 181-182. 31

Brink, 1989, p. ix ; Miller, 2003, pp. 2-3 ; Ogien, 1999, pp. 114, 158-159 ; Virvidakis, 1999, pp. 420-422. 32

Comme le réalisme et le cognitivisme moral, les théories de l’erreur affirment que le langage contenant des

jugements moraux vise bel et bien à décrire une réalité morale objective et. Néanmoins, selon les théoriciens

de l’erreur, puisqu’il n’existe aucune réalité morale dans le monde qui pourrait rendre nos croyances sur

cette (supposée) réalité vraies, les jugements moraux sont constamment faux. Bref, pour les théoriciens de

l’erreur, les jugements moraux portent sur un contenu illusoire, et tous ces jugements sont dans l’erreur.

Mais attention, les théories de l’erreur n’impliquent pas qu’on ne puisse rien dire de vrai sur la moralité. On

peut par exemple dire qu’il n’existe pas de réalité morale ni de propriétés morales, soit précisément ce

qu’affirment les théories de l’erreur. Par analogie, la position des théoriciens de l’erreur à l’égard de la

moralité est parfois comparée à celle des athées à l’égard de Dieu (ou des dieux). La première

caractérisation des théories de l’erreur est associée à J.L. Mackie (1977). Pour un survol des théories de

l’erreur, voir entre autres Fisher et Kirchin, 2006, pp. 8-9, 69-71 ; Joyce, 1999, Section 4 ; Miller, 2003,

chapitre 6. 33

Les constructivistes affirment à l’instar des réalistes que les jugements moraux peuvent être vrais et qu’il ne

s’agit pas d’une illusion. Toutefois, le constructivisme est bien une théorie métaéthique antiréaliste, car il

affirme que s’il existe des faits moraux, ceux-ci ne sont pas indépendants de l’esprit humain mais plutôt

construits par l’esprit humain en fonction d’une procédure réflexive particulière. Pour le constructivisme,

les croyances morales vraies sont celles qui découlent d’une application adéquate de la procédure réflexive

morale. Ceci étant dit, le constructivisme a un statut assez particulier ; tous ne s’entendent pas pour dire

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12

En somme, le fait qu’une théorie métaéthique souscrive au cognitivisme moral n’est pas

suffisant pour déterminer si cette théorie doit être associée au réalisme moral34

.

En fait, pour bien comprendre les véritables enjeux qui occupent les réflexions

centrées sur le réalisme et l’antiréalisme, il faut surtout se concentrer sur les implications

qui découlent de la question de l’indépendance de l’esprit.

L’indépendance de l’esprit

Si la question du cognitivisme et du non-cognitivisme est distincte de celle du

réalisme et de l’antiréalisme moral, nous pouvons néanmoins affirmer qu’il existe tout de

même une thèse centrale permettant de distinguer le réalisme moral de l’antiréalisme : la

question de l’indépendance des faits moraux à l’égard de l’esprit. À première vue, il s’agit

effectivement d’une thèse à laquelle tiennent les réalistes : les faits moraux existent et ils

sont indépendants de notre esprit35

. Lorsque nous développons une croyance sur ces faits, la

croyance est avérée (ou non) en fonction de l’adéquation entre notre croyance et la réalité

morale, indépendante de nous.

Ce serait effectivement une distinction pertinente si les réalistes moraux étaient tous

d’accord pour dire que la moralité est entièrement indépendante de l’esprit humain, et

inversement, si les antiréalistes moraux étaient tous d’accord pour dire que la moralité est

entièrement dépendante de l’esprit humain. Mais comme le fait remarquer Richard Joyce, la

chose est aujourd’hui beaucoup plus nuancée36

; de nos jours, « l’énoncé “X est

(in)dépendant de l’esprit” est certainement trop vague pour permettre de comprendre ce

qu’on entend par de telles métaphores si chargées de sens37

. »

Ainsi, pour un réaliste comme Ruwen Ogien :

qu’il s’agit d’une théorie métaéthique. Certains l’associent plutôt à l’éthique normative (voir Darwall,

Gibbard et Railton, 1992, pp. 137-144) et d’autres considèrent qu’il ne s’agit pas d’une théorie antiréaliste,

mais plutôt d’une théorie qui se situerait quelque part entre le réalisme et l’antiréalisme (Enoch, 2009,

pp. 324-326). On retrouve toutefois dans Street, 2010 des arguments convaincants en faveur de l’idée selon

laquelle le constructivisme peut être à la fois une théorie normative et une théorie métaéthique antiréaliste. 34

Ogien, 1999, p. 113. 35

Miller, 2012, Introduction ; Street, 2010, p. 370. 36

Dans Virvidakis, 1999, l’auteur parle de « stratégies de modération » du réalisme moral. 37

Joyce, 2009, Section 5. Je traduis de l’anglais.

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La notion d’indépendance ne doit pas être prise au sens absolu. Nous pouvons

envisager toutes sortes de formes intermédiaires entre une réalité qui serait

parfaitement indépendante de nous et une autre qui ne le serait pas du tout38

.

Et Ogien n’est pas le seul réaliste à penser ainsi. Lorsqu’il présente les différentes

stratégies de modération du réalisme moral, Stelios Virvidakis souligne que « si tout

réalisme implique une sorte de transcendance de la réalité par rapport aux données dont

nous sommes capables de disposer, il semble que cette transcendance ne puisse pas être

absolue en éthique39

. »

Par ailleurs, de nombreux antiréalistes ne sont pas prêts à affirmer que la moralité est

complètement dépendante de l’être humain. D’ailleurs, certains antiréalistes n’hésitent pas

à utiliser le terme de « réalisme » doublé d’un qualificatif pour nommer leurs théories. Mais

malgré la part de réalisme et d’indépendance que supposent ces théories antiréalistes, les

défenseurs de ces dernières affirment que leur position demeure bien distincte du réalisme

moral.

Par exemple, Christine Korsgaard parle de « réalisme procédural » par opposition au

« réalisme substantiel ». Contrairement au réalisme substantiel – qui se trouve à être le

réalisme moral traditionnel –, le réalisme procédural n’implique pas l’existence d’une

réalité morale indépendante de l’esprit humain.

Le réalisme procédural ne requiert pas l’existence d’entités intrinsèquement

normatives, autant pour la moralité que pour tout type d’énoncé normatif. Il est

compatible avec l’idée que les conclusions morales sont le dictat de la raison

pratique, ou la projection de sentiments humains, ou les résultats d’une certaine

procédure constructive similaire à celle décrite par John Rawls40

.

De son côté, Jesse Prinz fait une distinction entre le « réalisme externe » – soit le

réalisme moral traditionnel –, puis le « réalisme interne », sa position au sujet de l’existence

des faits moraux :

Le terme « réalisme » est parfois réservé pour un type d’indépendance de l’esprit :

le fait que a est F est réel, selon cette interprétation, ne dépend pas de notre

compréhension que a est F. [...] Appelons cela le réalisme externe. Le réalisme

38

Ogien, 1999, p. 52. 39

Virvidakis, 1999, p. 424. 40

Korsgaard, 1996, p. 35. Je traduis de l’anglais.

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interne, par opposition, est l’idée selon laquelle a est F est un fait, mais ce fait

dépend de notre compréhension de a est F41

.

David Copp fait quant à lui la distinction entre ce qu’il nomme un « réalisme

indépendant de tout point de vue » et un réalisme de base – ce dernier impliquant

nécessairement la dépendance à un sujet42

.

Et finalement, Richard Joyce décrit le « subjectivisme » (tel qu’il l’entend) comme

étant une théorie qui « conçoit que les faits moraux existent tout en affirmant, pour une

raison à déterminer, qu’ils sont constitués par un exercice de l’esprit humain43

».

Pour ces antiréalistes, dans un sens, la moralité est dépendante des êtres humains – la

moralité naît en raison d’une certaine expérience humaine –, et dans un autre, la moralité

est indépendante de l’être humain – ce qui nous permet de dire qu’un jugement moral est

correct ou vrai (le cas échéant) est indépendant de l’esprit humain. Cela est manifeste : le

terme « indépendant » est ici équivoque44

et il faut clarifier ce que l’expression « les faits

moraux sont indépendants (ou dépendants) de notre esprit » signifie pour un réaliste ou un

antiréaliste.

Deux formes d’indépendance de l’esprit

Pour bien comprendre la forme d’indépendance de l’esprit défendue par certains

antiréalistes, il est pertinent d’utiliser un exemple de Jesse Prinz formulé dans The

Emotional Construction of Moral45

. Selon lui, même si certains faits nécessitent l’esprit

humain pour exister, il n’est pas incohérent d’affirmer que ces faits peuvent aussi admettre

une forme d’indépendance à l’égard de l’esprit humain. Pour soutenir son point, il s’appuie

sur la psychologie (comprise ici comme la science visant à comprendre le fonctionnement

de l’esprit humain).

41

Prinz, 2007, p. 14. Je traduis de l’anglais. 42

Copp, 2005, p. 271. 43

Joyce, 2009, Section « 1. Characterizing moral anti-realism ». Je traduis de l’anglais. 44

Voir Prinz, 2007, chapitre 4, pour un survol des différentes façons dont on peut concevoir l’objectivité et

l’indépendance de l’esprit en fonction de divers degrés de « robustesse ». 45

Voir Prinz, 2007, pp. 140-145 pour un développement plus complet sur la question.

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L’idée peut être ainsi résumée : personne ne peut sincèrement affirmer que la

psychologie pourrait exister sans l’existence des êtres humains. L’« objet » d’étude de la

psychologie étant l’esprit humain, sans l’existence de l’être humain, il n’y a plus d’objet à

étudier. En ce sens, la psychologie est dépendante de l’esprit humain. Néanmoins, la

psychologie vise à décrire de façon objective et impartiale le fonctionnement de l’esprit

humain ; elle cherche à expliquer l’esprit comme s’il s’agissait d’un objet indépendant et

sans lien avec les observateurs qui décrivent cet esprit. Une fois que l’objet existe, la

connaissance objective que nous visons à avoir à propos de l’objet et de son

fonctionnement ne dépend pas de notre compréhension personnelle ni de ce que nous

voulons qu’il soit, mais bien de l’objet en lui-même. Indépendamment de nos désirs et de

nos croyances actuelles, nous concevons qu’il existe une certaine vérité objective à propos

du fonctionnement de l’esprit humain ; nous tendons vers cette vérité si la psychologie (le

domaine d’étude scientifique) décrit correctement l’objet qu’elle vise à comprendre.

En fait, nous pouvons encore plus facilement expliciter l’idée d’une connaissance

véridique indépendante de nous en l’appliquant à des objets dont l’existence est

complètement indépendante de nous – contrairement à, par exemple, la psychologie

humaine qui nécessite l’humain pour exister. À titre d’exemple, en physique et en

astronomie, lorsque nous étudions le système solaire, nous admettons généralement que

nous pouvons avoir une connaissance qui va en s’améliorant au sujet d’un tel objet d’étude.

C’est le cas si la connaissance scientifique que nous développons à l’égard de cet objet tend

de plus en plus à être en adéquation avec ce qu’il est réellement. La connaissance objective

que nous pouvons avoir à propos de l’objet est indépendante de l’esprit humain. Elle peut

être vue comme « inscrite » dans l’objet, en quelque sorte, et nous tentons de déchiffrer

cette réalité indépendante de nous du mieux que nous le pouvons.

De tels exemples nous permettent en fait de constater qu’il existe deux types

d’indépendance de l’esprit. En suivant la terminologie de Brian Leiter – qui, lui, cherche

plutôt à distinguer deux formes d’objectivité de la loi, mais la même idée s’applique –, nous

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pouvons parler d’une indépendance ontologique par opposition à une indépendance

épistémique46

.

Un objet ou un phénomène est ontologiquement indépendant de l’esprit humain

lorsque l’esprit humain n’est pas ce qui est cause, volontairement ou involontairement, de

l’existence de cet objet. Dans le cas de l’indépendance épistémique, un objet permet une

connaissance épistémiquement indépendante lorsque ce n’est pas l’être humain qui

détermine ce qui fait qu’une croyance à propos de cet objet peut être dite vraie ou fausse.

Ainsi, un individu (ou un groupe d’individus) peut être réputé avoir une meilleure

compréhension d’un objet lorsque sa compréhension tend à être en adéquation avec ce que

l’objet est réellement (que celui-ci soit ontologiquement indépendant de l’esprit humain ou

non), indépendamment de ce que nous croyons au sujet de cet objet.

Indépendance ontologique : formelle ou matérielle

Au sujet de l’indépendance ontologique, deux précisions s’imposent.

D’une part, il faut reconnaître qu’un objet matériel ou un phénomène dont l’existence

initiale dépend, volontairement ou involontairement, de l’être humain peut tout de même

avoir une existence ontologique indépendante de l’esprit humain à la suite de sa création47

.

C’est qu’il faut distinguer ce que nous pourrions considérer comme étant deux

« perspectives ontologiques » d’un objet : son existence formelle et son existence

matérielle.

Pour exemplifier ces deux perspectives, nous pouvons premièrement prendre

l’exemple d’une invention technique comme l’automobile. En gros, l’idée est la suivante :

bien que l’aspect formel de l’objet – l’agencement des pièces qui font ce qu’on appelle une

automobile – ne soit pas indépendant de l’esprit humain (car l’aspect formel de l’objet est

46

Brian Leiter (2001, p. 3). Prinz (2007, p. 139) résume brièvement cette approche, et par la suite (pp. 140-

141), il aborde la distinction entre les propriétés fortement ou faiblement indépendantes de représentation,

puis la distinction entre les faits transcendantaux et psychologiques. C’est une idée similaire qui est ici

reprise par la distinction entre indépendance ontologique (fait transcendantal chez Prinz) et indépendance

épistémique (fait psychologique indépendant de représentation dans un sens fort). Le vocabulaire que

j’emploie permet de marquer plus explicitement l’idée des différentes formes d’indépendance de l’esprit. 47

On peut déduire cette idée de Miller, 2012, Introduction et Joyce, 2009, Section 5.

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causé par un agencement volontaire de pièces assemblées par l’humain dans un but précis),

l’objet matériel en tant que tel est, lui, bien indépendant de l’esprit humain ; une automobile

en tant qu’objet physique ne cesse pas d’exister si l’être humain cesse d’exister.

Dans ce dernier cas, nous avons un exemple de création technique qui résulte d’une

activité volontaire de l’humain et qui a pour conséquence un objet ontologiquement

dépendant de l’esprit humain (du point de vue formel de l’objet, mais pas du point de vue

matériel). Mais dans d’autres cas, un objet ou un phénomène peut avoir une dépendance

ontologique à l’égard de l’esprit humain, même lorsque l’existence de cet objet ou de ce

phénomène ne résulte pas d’une action volontaire de l’humain. C’est le cas par exemple de

l’esprit humain ; celui-ci existe parce que l’humain existe, mais il ne dépend aucunement

d’une volonté créatrice de notre part. De même, nous pouvons aussi être involontairement

la cause initiatrice de certains phénomènes. Par exemple, comme le souligne Richard

Joyce48

, le fait que nous soyons causalement responsables du réchauffement climatique est

ontologiquement dépendant de nous49

(d’un point de vue formel), bien que ce soit là un

effet involontaire de notre interaction avec l’environnement. Néanmoins, si l’apparition

initiale du phénomène nécessite l’être humain, une fois que ce phénomène existe, son

existence physique ne dépend plus de nous. Ce phénomène ne cesse pas d’exister au

moment où nous cessons d’exister. Ainsi, d’un point de vue matériel, ce phénomène est

ontologiquement indépendant de nous, mais sa cause formelle – ce qui fait que

l’environnement s’est organisé d’une certaine façon que nous appelons réchauffement

climatique – est ontologiquement dépendante de nous, malgré le fait que nous ayons

involontairement causé ce phénomène.

Bref, il n’y a pas de contradiction à affirmer qu’un objet peut être dans un sens

ontologiquement dépendant de nous – d’une perspective formelle –, et dans un autre,

ontologiquement indépendant de nous – d’une perspective matérielle.

48

Joyce, 2009, Section 5. 49

En supposant que nous obtenions un consensus au sujet de notre rôle à jouer dans ce phénomène.

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Indépendance ontologique et perception

D’autre part, l’indépendance ontologique ne nécessite pas l’absence de toute

perception humaine pour être avérée. En d’autres mots, ce n’est pas parce que l’humain

perçoit de façon subjective une certaine réalité extérieure à lui, que cette réalité est alors

nécessairement l’une de ses créations et qu’elle est ontologiquement dépendante de son

esprit.

Un exemple classique à ce sujet est celui des couleurs, ou plus généralement, de ce

que les philosophes depuis Locke appellent les qualités secondes (Locke reprenait lui-

même ce concept de Robert Boyle50

).

Les qualités premières d’un objet sont des propriétés que l’objet possède

indépendamment de nous – des qualités telles qu’occuper un espace, être en

mouvement ou au repos, avoir une solidité et une texture. Les qualités secondes sont

des dispositions des objets qui ont pour effet de produire des idées en nous comme

les couleurs, les goûts, les odeurs et les autres sensations qui sont causées par

l’interaction de notre système perceptif particulier avec les qualités premières de ces

objets. Nos idées des qualités premières ressemblent aux qualités dans les objets,

alors que nos idées des qualités secondes ne ressemblent pas aux capacités qui

produisent ces qualités51

.

Bref, tout objet – qu’il soit ontologiquement indépendant de nous ou non – possède

des qualités premières. Certaines de ces qualités premières produisent des effets particuliers

sur nous – des effets comme les couleurs, par exemple – et ces effets sont ce que nous

appelons les qualités secondes. Ces effets – les qualités secondes – découlent de

l’interaction entre notre système perceptif et certaines qualités premières d’un objet. Ainsi,

s’il n’y a pas de sujet pouvant percevoir, il ne peut y avoir de qualités secondes. Mais si la

perception d’une qualité seconde dépend de l’existence d’un sujet (et de son système

perceptif), l’existence des qualités premières, elle, ne dépend pas de l’individu. La

perception d’une qualité seconde est donc ontologiquement dépendante de nous, mais pas

les qualités premières qui permettent les qualités secondes. Les qualités premières existent

indépendamment de nous, et ce, malgré le fait qu’elles peuvent entraîner la perception de

certaines qualités secondes nécessitant l’existence d’un sujet.

50

Uzgalis, 2012, Section 2.2. Je traduis de l’anglais. 51

Idem.

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19

Dans cette optique, il est possible de concevoir que l’expérience de la moralité nous

vient de la perception de certaines qualités secondes qui découlent de l’existence de

certaines qualités premières spécifiques, des qualités premières que nous pourrions appeler

des propriétés morales. Ainsi, les propriétés morales seraient ontologiquement

indépendantes de nous, bien que les qualités secondes qu’elles produisent – l’expérience

morale propre à chaque sujet – seraient ontologiquement dépendantes de nous. Et même si

les propriétés morales ont comme seule et unique fonction de produire des qualités

secondes ayant un effet précis sur les êtres humains – celui de percevoir le bien et le mal –,

et que sans êtres humains, il n’y aurait personne pour percevoir l’effet de ces propriétés, il

n’en demeure pas moins que ces propriétés en tant que telles demeurent ontologiquement

indépendantes de l’être humain.

Ce point est important, car plusieurs réalistes traditionnels considèrent qu’un tel

fonctionnement des propriétés morales est ce qui rend les faits moraux dépendants de

l’esprit humain – par exemple, « les conceptions dispositionalistes de John McDowell et de

David Wiggins [ou] le réalisme associé aux "concepts dépendant de réactions humaines" de

Mark Johnston et de Philip Pettit52

». Mais, comme nous venons de le voir, bien que la

perception des effets d’une propriété morale soit nécessairement dépendante de notre

esprit, cela n’entraîne pas pour autant que la propriété morale en tant que telle est

dépendante de notre esprit.

La question de l’indépendance ontologique étant clarifiée, il faut maintenant préciser

ce que l’on entend par « indépendance épistémique ».

L’indépendance épistémique

Si la question de l’indépendance ontologique porte sur ce qui fait qu’un objet existe

ou non (existe-t-il indépendamment de nous, ou existe-t-il parce que nous en sommes la

cause volontaire ou involontaire ?), la question de l’indépendance épistémique porte sur les

fondements de la connaissance que nous pouvons avoir à propos d’un objet. Plus

précisément, la question est la suivante : pour un objet donné, est-ce que ce sont les

52

Virvidakis, 1999, p. 422.

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décisions des êtres humains qui permettent d’établir en quoi une connaissance sur cet objet

est vraie ou fausse, ou est-ce que cela ne dépend pas de nous ? Pour mieux comprendre ce

que cela veut dire, je ferai appel à un exemple : celui de l’athéisme.

Pour un athée, nous ne pouvons pas avoir une connaissance épistémologiquement

indépendante de Dieu (ou des dieux), car pour lui, Dieu n’existe pas indépendamment de ce

que nous avons créé à ce sujet. Pour lui, la seule connaissance vraie à propos de Dieu est

qu’il s’agit d’une fiction créée par l’être humain, et que toutes les constructions de la

pensée et du langage à propos de Dieu sont fausses ; elles ne réfèrent à rien qui existe autre

que ce que nous avons inventé à cet égard. Ces constructions relèvent plutôt de fictions qui

dépendent directement des doctrines inventées par les différentes religions. Ainsi, pour

l’athée, la connaissance de Dieu est épistémiquement dépendante de notre esprit, car nous

sommes les créateurs de Dieu et de tout ce qui entoure cette idée (peu importe les doctrines

à ce sujet). Ce faisant, les doctrines que nous avons inventées à ce sujet sont les fondements

qui nous permettent de dire si une croyance au sujet de Dieu est vraie ou fausse. La valeur

de vérité d’une croyance, par exemple « le Père, le Fils et le Saint-Esprit, égaux, participant

d’une même essence (la Sainte-Trinité) », peut changer en fonction de la doctrine à laquelle

nous la confrontons.

Toutefois, malgré sa croyance en l’inexistence de Dieu, l’athée doit admettre qu’il est

possible d’avoir une connaissance épistémiquement indépendante à l’égard des croyances

religieuses, en tant que phénomène sociologique ou historique53

, et ce, peu importe le bien-

fondé de l’objet sur lequel portent les croyances religieuses (l’existence de Dieu et ce qui

en découle). En effet, il s’agit là d’un fait sociologique que nous ne pouvons pas nier :

plusieurs êtres humains ont cru et croient toujours en l’existence d’un Dieu. Que Dieu

existe ou non, l’athée ne peut nier que les croyances à son sujet ont eu un effet majeur sur la

vie de nombreux êtres humains. Conséquemment, nous pouvons étudier ce phénomène et

essayer de le comprendre tel qu’il s’est manifesté jusqu’à ce jour. Dans ce dernier cas, pour

un athée, bien que nous puissions juger que la connaissance de Dieu est épistémiquement

53

C’est une idée que l’on retrouve sous une forme similaire dans Prinz, 2007, pp. 140-141. Le principe

général étant que dès lors où une action (physique ou mentale) est accomplie par un individu, le fait que

celle-ci ait existé d’une façon particulière dans le temps est un fait objectif qui ne dépend pas de ce que nous

croyons.

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dépendante de nous (puisque nous aurions créé cette idée de toutes pièces), cela n’empêche

pas que ces croyances ont mené à un phénomène ontologiquement dépendant de nous –

l’existence des religions à titre de fait sociologique – qui admet tout de même une

connaissance épistémiquement indépendante de nous (la bonne connaissance du fait

sociologique tel qu’il s’est manifesté à travers l’histoire).

Bien sûr, si nous pouvons avoir une connaissance épistémiquement indépendante

d’un phénomène ontologiquement dépendant de nous – comme un fait sociologique ou le

fonctionnement de notre psychologie, par exemple –, il est par ailleurs aussi nécessaire que

nous puissions avoir une connaissance épistémiquement indépendante d’une réalité qui est

ontologiquement indépendante de nous. Cela est en fait inévitable : si un objet existe

indépendamment de l’être humain, son fonctionnement n’est pas déterminé par nous. En

d’autres mots, un objet ontologiquement indépendant de nous ne peut pas admettre une

connaissance épistémiquement dépendante de nous. Par exemple, si nous jugeons que le

système solaire existe physiquement et que cette existence est ontologiquement

indépendante de nous, il est alors nécessaire d’admettre que son fonctionnement n’est pas

déterminé par nous et qu’il existe une connaissance épistémiquement indépendante à ce

sujet.

Néanmoins, qu’une telle connaissance soit possible n’entraîne pas que nous y sommes

parvenus et que nous y parviendrons un jour. Il s’agit tout simplement d’un horizon vers

lequel nous pouvons tendre. La précision est importante. Il faut bien comprendre que

l’indépendance ou la dépendance épistémique ne concerne pas la connaissance que nous

avons développée jusqu’à ce jour ou la connaissance que nous développerons dans le futur

à propos d’un objet donné (une connaissance qui évoluera et changera inévitablement avec

le temps). La question de l’indépendance ou de la dépendance épistémique concerne plutôt

ce vers quoi doit objectivement tendre une connaissance vraie à l’égard d’un objet. Et plus

précisément, elle concerne ce qui fonde cette connaissance vraie : des faits indépendants

des êtres humains54

ou des décisions humaines pouvant changer avec le temps.

54

L’étude de l’histoire humaine repose sur des faits indépendants des êtres humains puisque nous ne pouvons

plus changer ce qui est fait. La bonne compréhension des faits historiques ne dépend pas de nos décisions

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22

Ceci étant dit, il est manifeste que pour certains objets ou phénomènes, tous ne

s’entendent pas à savoir si ces derniers admettent une connaissance épistémiquement

indépendante de nous. Par exemple, pour l’athée, nous pouvons seulement avoir une

connaissance de Dieu épistémiquement dépendante de nous, puisque Dieu relève d’une

pure création humaine. Alors que pour le croyant, Dieu est ontologiquement et

épistémiquement indépendant de nous, même si la connaissance humaine qu’il est possible

d’en avoir sera toujours imparfaite. Ainsi, dans les cas controversés, la distinction entre

dépendance et indépendance épistémique ne permet pas d’établir les critères précis à partir

desquels déterminer si un objet admet ou non une connaissance épistémiquement

indépendante55

. Elle indique seulement qu’il existe deux types de fondements possibles

quant à la connaissance objective d’un objet et des vérités sur celui-ci. Dans le cas de la

connaissance épistémiquement dépendante de nous, l’être humain est celui qui construit

« un objet de connaissance », qui établit quelle connaissance nous pouvons en avoir, puis ce

qui est vrai et faux à ce sujet. Dans le cas de la connaissance épistémiquement indépendante

de nous, les fondements de cette connaissance – ce qui détermine les critères permettant de

dire si une croyance sur un objet est vraie ou fausse – sont, le mot le dit, indépendants de

nous.

Finalement, il faut comprendre que les objets impliquant une connaissance

épistémiquement dépendante de nous ne sont pas nécessairement moins importants pour

nous que ceux qui admettent une connaissance épistémiquement indépendante de nous. Il

serait absurde de croire que toutes les connaissances épistémiquement dépendantes de nous

sont inutiles et qu’elles doivent être abandonnées. Au contraire, à moins d’adhérer à une

forme extrême de platonisme, nous devons reconnaître que de nombreuses créations

humaines relèvent uniquement de ce que nous avons voulu en faire, et non pas d’une vérité

objective épistémiquement indépendante de nous. Le fait que ces créations soient des

actuelles, mais de décisions humaines telles qu’elles furent prises dans le passé et du déroulement des

choses. 55

Certains penseurs jugent que ce qui relève du domaine de la science est garant d’objets admettant une

connaissance épistémiquement indépendante de nous. Ainsi, la méthode scientifique permettrait de parvenir

à une connaissance objective et indépendante de notre compréhension, par opposition aux théories

métaphysiques qui ne porteraient que sur des objets qui sont épistémiquement dépendants de nous. Pour une

critique d’une telle idée, voir Sayre-McCord, 1999 qui explique en quoi le réalisme scientifique et le

réalisme moral reposent ultimement sur les mêmes présupposés en ce qui concerne les critères de

justification.

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23

inventions humaines épistémiquement dépendantes de nous ne leur enlève pas

nécessairement de valeur ou d’utilité. Comme le fait très bien remarquer Jesse Prinz :

Les gens qui se sentent inconfortables avec l’idée que la moralité découle de nous,

devraient considérer d’autres choses qui découlent de nous, telles que la médecine,

la politique, et les arts. Le fait que l’art est une construction sociale ne lui enlève en

rien sa valeur. Nous ne nous attendons pas à ce que les institutions d’art

s’effondrent du moment où nous découvrons que l’art est un produit inventé par

l’être humain56

.

Les notions d’indépendance ontologique et épistémique étant maintenant mieux

comprises, voyons quelles sont les implications d’une telle distinction pour le réalisme

moral.

Trois familles de théories métaéthiques

C’est au sujet de l’indépendance de l’esprit que s’opposent les théories réalistes et les

théories antiréalistes. Et en raison des deux différents sens que peut prendre l’idée

« d’indépendance de l’esprit » – soit indépendance ontologique et épistémique –, nous

devrions maintenant comprendre l’intérêt de rejeter la dichotomie réalisme/antiréalisme

moral. En effet, si les termes de « réalisme » et « d’antiréalisme » visent principalement à

distinguer les théories métaéthiques qui affirment l’indépendance des faits moraux à l’égard

de l’esprit de celles qui refusent une telle indépendance, alors cette simple opposition

dualiste ne permet pas de savoir à quel des deux sens l’on fait référence. Pour tenir compte

des deux formes d’indépendance de l’esprit présentées, il faut proposer une tripartition57

qui permet de bien distinguer la position de chacune des théories métaéthiques quant à ces

deux formes d’indépendance.

Il ne s’agit pas de proposer de nouvelles catégories qui regrouperaient des positions

très précises et qui s’inscriraient en parallèle à d’autres familles de thèses existantes. Le

domaine de la métaéthique est déjà suffisamment chargé en théories de toutes sortes se

distinguant sur des points souvent très spécifiques. L’objectif de notre proposition est plutôt

56

Prinz, 2007, p. 8. Je traduis de l’anglais. 57

À partir des deux sens de « indépendance de l’esprit » identifiés, il est en théorie possible de former quatre

combinaisons différentes. Toutefois, la combinaison « indépendance ontologique » et « dépendance

épistémique » étant conceptuellement impossible, il reste trois combinaisons possibles. Ce sont ces trois

combinaisons qui forment la tripartition proposée.

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24

de clarifier le domaine de la métaéthique en distinguant et en explicitant trois formes

d’approches métaéthiques générales, ayant des visées et des conséquences fort différentes.

Voici ces trois approches :

(1) Le réalisme moral substantiel58

: Les faits moraux sont ontologiquement

indépendants de l’esprit humain et, par le fait même, nous pouvons en avoir une

connaissance qui est épistémiquement indépendante de nous. À cet égard, la

moralité et les propriétés qu’elle suppose relèvent d’une réalité substantielle

indépendante de nous qui nous précède (comme les lois de la physique nous

précèdent).

(2) Le réalisme moral phénoménologique : Les faits moraux dépendent de l’existence

de l’esprit humain (ils sont ontologiquement dépendants de nous), mais il existe

néanmoins une expérience morale partagée et non illusoire dont la connaissance

est épistémiquement indépendante de notre esprit. Ainsi, il existe une

connaissance morale objective qui n’est pas déterminée par l’être humain, mais

celle-ci porte sur la manière dont nous faisons l’expérience de ce que nous

appelons la moralité, et non pas sur des propriétés morales ontologiquement

indépendantes de nous.

(3) Le nihilisme moral métaéthique59

: Les faits moraux n’ont aucun fondement

ontologique indépendant de nous, et s’il existe une connaissance morale, celle-ci

est épistémiquement dépendante de nous. Dans ce dernier cas, l’ensemble de ce

que nous appelons la moralité est une construction humaine illusoire qui peut

varier d’un individu à un autre, ou d’un groupe d’individus à un autre.

58

Je m’inspire ici de Korsgaard, 1996, p. 35 où cette dernière fait la distinction entre un réalisme moral

substantiel et un réalisme moral procédural. Néanmoins, si je maintiens l’idée de ce qu’elle appelle le

réalisme substantiel, j’oppose plutôt cette forme de réalisme au réalisme moral phénoménologique, une

famille de théories à l’intérieur de laquelle on pourrait retrouver l’idée de réalisme moral procédural. 59

Je précise « métaéthique » puisqu’une telle conception n’implique pas nécessairement que l’on défende le

nihilisme moral du point de vue de l’éthique normative. Je fais la distinction entre un nihilisme moral

métaéthique, qui porte sur les fondements ontologiques et épistémiques de la moralité, et un nihilisme moral

normatif, qui soutiendrait que nous n’avons pas à nous soumettre à aucun système moral.

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25

Cette division étant proposée, voyons un peu plus en détail ce que chacune de ces

familles implique.

Le réalisme substantiel regroupe les théories réalistes traditionnelles (naturalistes et

non-naturalistes). L’objectif des théories métaéthiques adhérant à cette famille est

d’expliquer en quoi consistent les propriétés morales, puis comment il nous est possible de

les connaître et de les percevoir. Par ailleurs, il importe de souligner que les propriétés

morales demeurent ontologiquement indépendantes de nous-mêmes si seul l’être humain

est apte à percevoir ces propriétés, et que la seule fonction de ces propriétés consiste à nous

permettre de distinguer le bien du mal. En effet, tel qu’expliqué précédemment60

, c’est

notre perception de ces propriétés morales qui est ontologiquement dépendante de notre

existence, et non pas les propriétés morales en elles-mêmes.

De son côté, puisqu’il affirme l’existence d’une expérience morale commune à tous et

épistémiquement indépendante de nous, le réalisme phénoménologique doit décrire en quoi

consiste exactement cette expérience, et comment celle-ci mène à des jugements moraux

communs ou non. En effet, le réalisme phénoménologique peut autant nous mener à ces

deux conclusions contraires. Les théories constructivistes « kantiennes » sont des exemples

de théories métaéthiques qui affirment que la véritable expérience morale est celle qui nous

mène à la compréhension de vérités morales universelles et objectives (les impératifs

catégoriques de Kant). D’un autre côté, les théories non cognitivistes (l’émotivisme,

l’expressivisme, etc.), les théories de la sensibilité et les théories constructivistes

humiennes sont toutes des théories métaéthiques décrivant l’expérience morale comme une

chose unique et commune – du point de vue du type d’expérience –, bien que cette

expérience ne mène pas nécessairement aux mêmes jugements moraux d’un individu à

l’autre.

Finalement, l’objectif des théories métaéthiques adhérant au nihilisme moral

métaéthique – soit l’approche à laquelle adhèrent les théoriciens de l’erreur – est

d’expliquer pourquoi nous sommes dans l’erreur lorsque nous affirmons que la moralité

relève d’une expérience commune ou d’une réalité morale indépendante de nous. En

60

Voir la section « Indépendance ontologique et perception » de ce mémoire.

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d’autres mots, les nihilistes moraux métaéthiques doivent expliquer en quoi les principales

thèses des réalistes substantiels et des réalistes phénoménologiques sont erronées. Ils

doivent démontrer, premièrement, qu’il n’y a pas de faits moraux extérieurs à nous qui

pourraient être adéquatement décrits par notre langage (il s’agit là d’une illusion), et

deuxièmement, qu’il n’existe pas non plus d’expérience phénoménologique commune dont

tous feraient l’expérience lorsque des jugements moraux sont en jeu.

Dans ce sens, l’illusion de la moralité décrite par les théoriciens de l’erreur n’est pas

considérée comme une expérience phénoménologique commune. En effet, le type d’illusion

ici en cause suppose une construction humaine fictive qui varie en fonction des individus et

cultures qui ont construit cette fiction (comme les athées considèrent que toutes les

croyances à propos de Dieu ne sont que des fictions variant en fonction des différentes

religions). Peut-être avons-nous développé un langage à l’égard de la moralité, et peut-être

ce langage a-t-il une influence sur notre imagination, mais ce langage décrit tout au plus des

conventions sociales localisées ou des idées qui varient d’un individu à l’autre (et d’un

groupe d’individus à l’autre). Ce faisant, les nihilistes moraux métaéthiques cherchent aussi

parfois à expliquer en quoi le langage moral peut avoir une utilité ou non.

À la lumière de ces différentes distinctions, il apparaît qu’une telle tripartition a pour

premier avantage de permettre de mieux comprendre les présupposés fondamentaux à la

base de chacune des théories métaéthiques et les principaux objectifs de ces dernières. Elle

permet aussi de cesser de voir les théories généralement associées à l’antiréalisme moral

comme étant nécessairement en désaccord avec l’idée d’une « réalité morale ». Pour les

antiréalistes pouvant être associés au réalisme phénoménologique, il existe quelque chose

comme une réalité morale, mais cette dernière doit être comprise non pas comme réalité

substantielle ontologiquement indépendante de nous, mais comme expérience morale

commune bien réelle ; il ne s’agit pas d’une illusion. C’est à ce genre de « réalisme » que

s’identifient des auteurs pourtant associés à l’antiréalisme, comme David Copp, Christine

Korsgaard, et Jesse Prinz.

Bien qu’elle soit ontologiquement dépendante de nous, l’expérience morale des

réalistes phénoménologiques a des fondements qui sont épistémiquement indépendants de

nous ; nous pouvons réussir à correctement la comprendre en étudiant le phénomène tel

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qu’il se manifeste chez tous les êtres humains. Bref, pour les réalistes phénoménologiques,

l’expérience morale n’a rien d’arbitraire ; lorsque des jugements moraux sont en cause, le

type d’expérience vécue par les individus est toujours le même. Et ce peut être le cas même

si cette expérience commune n’implique pas nécessairement que nous devons tous adhérer

aux mêmes jugements moraux.

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Chapitre 2 : Réconcilier le cognitivisme et le non-

cognitivisme moral

Nous avons vu au premier chapitre que la question du cognitivisme est bien distincte

de la question du réalisme moral. C’est que le réalisme moral s’intéresse surtout à des

enjeux ontologiques, alors que le cognitivisme relève davantage de questions centrées sur la

philosophie de l’esprit, la sémantique, et l’épistémologie morale. En d’autres mots, si la

question du réalisme moral porte sur l’existence (ou l’inexistence) d’une certaine réalité

morale, et par le fait même, sur l’existence (ou l’inexistence) d’une connaissance

indépendante de nous à ce sujet, la question du cognitivisme porte sur la façon dont nous

connaissons cette réalité (ou cette illusion) morale. Elle vise à répondre à des questions du

type61

:

(1) Si elle existe, comment percevons-nous la réalité morale ?

(2) Quel état d’esprit les jugements moraux impliquent-ils ?

(3) Comment pouvons-nous exprimer ces jugements par le langage ?

(4) Ces jugements peuvent-ils être dits vrais ou faux ?

Ainsi, bien que les deux questions (celle du cognitivisme et celle du réalisme)

puissent avoir une influence l’une sur l’autre, elles demeurent indépendantes. Une théorie

favorisant le réalisme substantiel, le réalisme phénoménologique ou le nihilisme

métaéthique peut tout autant défendre le cognitivisme que le non-cognitivisme moral.

Néanmoins, la façon dont cette défense sera développée variera en fonction des

présupposés ontologiques que l’on admet.

Ce chapitre vise à clarifier la question du cognitivisme moral en proposant une théorie

métaéthique subjectiviste exemplifiant les caractéristiques du réalisme phénoménologique.

À la suite de Jesse Prinz, je soutiens que le phénomène moral a des fondements

épistémiquement indépendants de nous ; il s’explique par l’expérience universelle de

certaines émotions dites morales comme la colère, le mépris, le dégoût, la culpabilité et la

61

Mark Schroeder, 2010, pp. 4-9 ; Zimmerman, 2010, pp. 1-3.

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30

honte62

. À partir de ces émotions morales, nous pouvons former des désirs moraux, à savoir

le désir d’éviter de ressentir des émotions morales négatives. Mais l’expérience du désir

moral est seulement la première condition de la moralité. La moralité dépend aussi d’une

seconde condition : être apte à former des croyances à propos de ces désirs moraux.

Pour développer une telle théorie, je soutiendrai que le véritable enjeu opposant les

cognitivistes et les non-cognitivistes n’est pas celui de la valeur de vérité des jugements

moraux, mais plutôt celui des états mentaux en cause : les jugements moraux relèvent-ils

d’états cognitifs (des croyances) ou d’états conatifs (des états nous poussant à l’action). En

centrant le débat sur la question des états mentaux impliqués, il devient inévitable de faire

référence à la théorie humienne de la motivation, que ce soit pour l’admettre ou pour la

critiquer. À la suite de Ruwen Ogien, je soutiens que la dichotomie entre croyances morales

et désirs moraux doit être abandonnée63

. Pour justifier cette position, je m’inspirerai

d’abord de la thèse de Stéphane Lemaire64

au sujet du rôle des émotions dans nos désirs,

pour ensuite exposer la théorie de Prinz au sujet des émotions morales.

Ce faisant, le réalisme phénoménologique subjectiviste réconcilie le cognitivisme et

le non-cognitivisme moral en rejetant la dichotomie qui oppose ces deux positions. Selon

cette théorie, le désir moral et la croyance morale ne sont pas réellement des entités

distinctes, mais plutôt deux façons de se rapporter à l’expérience subjective du désir moral :

l’expérience du désir moral telle qu’elle est vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en

constante relation avec l’expérience du désir moral telle que nous projetons, par notre

imagination, qu’elle est ou sera vécue dans certaines situations (la croyance morale). Cette

façon de voir les choses permet de rendre compte à la fois du rôle motivant des croyances

morales – puisqu’elles ne font qu’exprimer nos croyances à propos d’états motivants, à

savoir nos désirs – et de leur aspect descriptif et objectif – car lorsque je fais un jugement

moral, j’exprime réellement une croyance à propos d’une expérience qui peut être attestée

comme étant vraie ou fausse.

62

Prinz, 2007. 63

Ogien, 1999, pp. 108-110. 64

Lemaire, 2008.

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31

Les enjeux traditionnels du cognitivisme et non-cognitivisme moral

Forces et faiblesses du cognitivisme moral

La thèse du cognitivisme moral peut être ainsi résumée : les jugements moraux

relèvent de croyances qui peuvent être dites vraies ou fausses. Et par opposition, le non-

cognitivisme associe les jugements moraux à des états conatifs qui ne peuvent être dits

vrais ou faux65

. Les deux conceptions ont leurs forces et leurs faiblesses.

En affirmant que les jugements moraux relèvent de croyances visant66

à décrire un

contenu factuel indépendant de nous, le cognitivisme rend bien compte des formulations

affirmatives et descriptives dans lesquelles nous employons habituellement les jugements

moraux67

. Cet aspect factuel et descriptif du langage moral est ce qui fait la première force

du cognitivisme. En fait, pour un philosophe comme David Brink, c’est précisément ce qui

fait la popularité de cette position : « Nous commençons (tacitement) comme des

cognitivistes et réalistes en éthique. [Nous croyons] que les énoncés moraux sont des

assertions qui peuvent être vraies ou fausses ; et [que] certaines personnes perçoivent mieux

les faits moraux que d’autres68

».

Ainsi, non seulement le cognitivisme rend-il facilement compte du caractère

descriptif du langage moral sans avoir à développer une théorie du langage propre à celui-ci

(ce que doit faire le non-cognitivisme), mais il a aussi l’avantage de mettre clairement en

évidence le fait que les jugements moraux aspirent à l’objectivité69

. Comme toute

affirmation descriptive vise à décrire un fait du monde, le jugement moral vise aussi à

décrire une réalité que l’on peut connaître. Il suffit alors que le jugement soit en adéquation

avec cette réalité pour être vrai. Si ce n’est pas le cas, il est faux. Il ne s’agit pas d’une

65

Joyce, 2009, Section 3 ; Mark Schroeder, 2010, p. 12 ; Van Roojen, 2012, Introduction. 66

Que ce contenu existe, comme dans les théories du réalisme substantiel, ou non, comme dans les théories de

l’erreur. Dans ce dernier cas, les théoriciens de l’erreur soutiennent que les jugements moraux visent à

décrire un contenu factuel, mais que celui-ci n’a finalement aucune véritable existence. Conséquemment,

pour les théoriciens de l’erreur, tous les jugements moraux sont faux. 67

Fischer et Kirchin, 2006, pp. 2-3 et 8. 68

Brink, 1989, p. 23. Je traduis de l’anglais. 69

Encore une fois, un théoricien de l’erreur peut admettre cette aspiration à l’objectivité, tout en soutenant

que cette aspiration est vouée à l’échec (puisqu’il n’y a aucun objet à connaître).

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question subjective, mais d’une aptitude à décrire correctement une réalité objective. C’est

là l’autre intérêt des positions cognitivistes, comme le souligne Michael Smith :

Nous semblons penser que les interrogations morales ont des réponses correctes ;

que ces réponses correctes le sont en vertu du fait qu’elles font référence à des faits

moraux objectifs ; que ces faits moraux sont entièrement déterminés par des

circonstances, et que, en nous engageant dans une conversation à propos

d’arguments moraux, nous pouvons découvrir ce que sont ces faits moraux

déterminés par des circonstances70

.

Mais le cognitivisme ne présente pas que des avantages. Si le langage moral

cognitiviste semble bien décrire des faits du monde, comment ces faits en eux-mêmes

peuvent-ils nous motiver à agir ?

Pour mieux comprendre l’enjeu, il faut avoir en tête la théorie humienne de la

motivation. Celle-ci soutient que les croyances et les désirs sont deux états psychologiques

distincts, et que seuls les désirs peuvent nous motiver à agir, jamais les croyances. Dans

cette conception de la psychologie humaine, une croyance vise à décrire le monde. Ce

faisant, nous devons corriger nos croyances lorsque nous prenons conscience qu’elles ne

sont pas en adéquation avec ce qu’elles visent à décrire.

Par exemple, si j’ai la croyance qu’il fait beau dehors alors qu’il pleut, je dois changer

ma croyance pour qu’elle soit en adéquation avec l’état de fait dont je cherche à rendre

compte : la météo là où je me trouve. Ce n’est pas le monde qui doit s’adapter à nos

croyances, mais plutôt nous qui devons adapter nos croyances en fonction de ce que le

monde est. Ce faisant, les croyances ne peuvent pas avoir d’influence sur nos actions, ou

plutôt, elles peuvent seulement nous indiquer les moyens à prendre pour satisfaire certains

désirs. Car, contrairement aux croyances, nos désirs nous incitent à modifier le monde qui

nous entoure afin qu’il soit conforme à ce qu’on veut qu’il soit. En résumé, le désir est la

pulsion qui nous pousse à agir, et la croyance nous permet alors de déterminer les moyens –

conformément aux faits – permettant de satisfaire ce désir71

.

70

Smith, 1994, p. 6. Je traduis de l’anglais. 71

L’on retrouve cette théorie en termes de passions et raison – plutôt qu’entre termes de désirs et croyance –

dans Hume, 1740, pp. 50-54. La théorie en termes de désirs et croyances se retrouve formulée dans de

nombreux ouvrages. Voir entre autres : Lemaire, 2008, pp. 77-78 ; Ogien, 1999, pp. 74-77 ; Smith, 1994,

pp. 7-9.

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33

Même si Hume considère que les jugements moraux relèvent des désirs – il juge que

les jugements moraux doivent nécessairement nous motiver à agir72

– il est possible

d’adhérer à la théorie humienne de la motivation sans pour autant adhérer à la théorie

humienne de la moralité. On peut considérer que les croyances et les désirs relèvent bien de

deux états distincts et que seuls les désirs peuvent nous motiver à agir – conformément à ce

que Hume croyait –, tout en soutenant que les jugements moraux relèvent de croyances et

non pas de désirs. Dans ce dernier cas, les jugements moraux ne peuvent donc pas

réellement nous motiver à agir. C’est ce qu’on appelle l’externalisme motivationnel73

.

Le modèle humien ne pose pas de problème pour les croyances non morales. En effet,

pour ce type de croyances, il n’est pas problématique de soutenir qu’une croyance n’a pas

d’influence sur nos motivations à agir. Du moins, tant qu’il n’y a pas de désir qui peut être

éveillé par ma croyance. Par exemple, le fait de croire que le petit objet rond et rouge

devant moi est une pomme n’a pas d’influence sur mes motivations à agir, à moins que

j’aie un désir qui soit lié à cet objet (le désir de manger une pomme, par exemple). Mais

pour une croyance morale, il s’agit d’un problème fondamental. Il semble en effet étrange,

voire absurde, de dire que si je crois qu’une chose est mal, cela n’entraîne pas pour autant

une motivation à agir conformément à cette croyance74

. Au contraire, il est largement admis

que les jugements moraux sont nécessairement motivants. C’est ce qu’on appelle

l’internalisme motivationnel75

. Mais comment expliquer que les croyances morales sont

motivantes si nous affirmons que la théorie humienne de la motivation est valide76

et que

les jugements moraux relèvent de croyances ? Il s’agit là de l’un des principaux problèmes

que doit expliquer le cognitivisme.

Forces et faiblesses du non-cognitivisme moral

Si le cognitivisme peine à expliquer le lien entre croyance morale et motivation à agir,

le non-cognitivisme explique ce lien sans aucune difficulté. C’est le cas car il a pour thèse

72

Hume, 1740, pp. 50-51. 73

Rosati, 2008, Section 3.2. 74

Mark Schroeder, 2010, pp. 9-12 ; Smith, 1994, pp. 6-7. 75

Rosati, 2008, Section 3.2. 76

Une théorie que certains philosophes, comme Michael Smith, considèrent être la théorie de la psychologie

humaine « standard ». Smith, 1994, p. 7.

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centrale d’affirmer que les jugements moraux ne font qu’exprimer un état d’esprit conatif :

un état qui nous pousse à l’action. Pour Mark Schroeder, c’est la principale raison qui attire

les philosophes vers le non-cognitivisme77

. Ainsi, si plusieurs amorcent leur réflexion

éthique en ayant l’intuition du cognitivisme moral – tel que David Brink le soulignait78

–,

cette intuition est parfois abandonnée en faveur du non-cognitivisme. Une explication

simple de l’internalisme motivationnel est un aspect qui semble en effet manquer au

cognitivisme moral. Il ne peut y parvenir qu’en faisant appel à des explications plus

complexes qui sont à leur tour critiquées79

.

Mais cette force a aussi un coût. Par opposition au cognitivisme qui explique

facilement les formulations descriptives du langage moral et les arguments logiques qui

découlent des propositions pouvant être faites avec ce langage, le non-cognitivisme se

heurte au problème de Frege-Geach. L’exemple d’argument logique suivant tiré de l’article

« Assertion » de Peter Geach80

permet de bien expliquer le problème :

(P1) Si tourmenter le chat est mal, alors demander à votre petit frère de tourmenter le

chat est mal ;

(P2) Tourmenter le chat est mal ;

(C) Donc demander à votre petit frère de tourmenter le chat est mal.

À première vue, cet argument modus ponens est tout à fait valide. La prémisse P1

contient les propositions A et B, où A implique B (en langage formel : A → B, soit

l’antécédent A = « Tourmenter le chat est mal », et la conclusion B = « Demander à votre

petit frère de tourmenter le chat est mal »), et P2 contient la simple assertion de la

proposition A. Du moins, cet argument modus ponens est valide si l’on juge que la

proposition A, « Tourmenter le chat est mal », est la même dans P1 et P2, et qu’il s’agit

bien d’une proposition, ce que peut faire un cognitiviste. Mais pour un non-cognitiviste, la

tâche ne peut se résumer à cela, puisqu’il nie précisément qu’un énoncé moral comme P2,

77

Mark Schroeder, 2010, p. 13. 78

Brink, 1989, p. 23. Je traduis de l’anglais. 79

L’une des stratégies habituelles consiste à postuler que les faits moraux ont une nature telle qu’ils ont une

influence sur nos désirs. C’est contre une théorie de ce genre que l’argument de l’étrangeté de Mackie

s’oppose (1977, pp. 36-42). Voir Joyce, 2009, Supplément 4.1 et Miller, 2003, pp. 116-118 pour un résumé

de l’argument. 80

Geach, 1965, p. 463. Je traduis de l’anglais.

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35

soit « Tourmenter le chat est mal » relève d’une proposition ; pour ce dernier, P2 n’est que

l’expression d’un état conatif qui ne peut être dit vrai ou faux. La théorie du non-

cognitiviste le force donc à affirmer que la proposition A contenue à la fois dans P1 et P2

relève en fait d’un cas d’équivocité, et la conclusion C ne peut donc pas découler de telles

prémisses81

.

Le problème pour le non-cognitiviste est que malgré ce que le force à admettre sa

théorie, cet argument modus ponens est bel et bien valide pour quiconque emploie celui-ci ;

celui qui formule cet argument fait bien référence aux mêmes concepts lorsqu’il les

emploie dans P1 et P2. Le non-cognitiviste doit donc expliquer comment ce genre

d’argument moral couramment employé dans notre langage peut être valide, malgré les

implications de sa théorie.

Par ailleurs, en plus de ce problème, le non-cognitiviste doit aussi tenter d’expliquer

en quoi les débats moraux peuvent avoir une utilité. Si les jugements moraux ne servent

qu’à exprimer des états conatifs et que ceux-ci ne peuvent pas être vrais ou faux, alors ils ne

peuvent pas être en adéquation avec une réalité objective sur laquelle nous pouvons nous

entendre. Dans ce cas, pourquoi débattons-nous à propos des jugements moraux que nous

devons adopter ? Pourquoi tenter de convaincre autrui du bien-fondé de nos jugements

moraux, si ceux-ci ne relèvent que de l’expression d’un désir personnel et qu’il n’existe

aucun « standard » objectif permettant de définir ce qui est bien et ce qui est mal au-delà de

nos sentiments personnels ou de nos pratiques culturelles82

?

D’une part, un tel relativisme des jugements moraux est loin de faire l’unanimité.

D’autre part, certains philosophes comme James Rachel font remarquer que les valeurs

fondamentales des êtres humains ne sont peut-être pas si différentes après tout83

. Dans ce

dernier cas, comment expliquer une telle convergence des jugements moraux s’ils ne font

qu’exprimer des sentiments personnels plutôt que des faits objectifs ?

81

Ce problème classique se retrouve résumé dans de nombreux ouvrages de métaéthiques. Voir entre autres :

Lemaire, 2008, pp. 83-85 ; Mark Schroeder, 2010, pp. 50-54 ; Van Roojen, 2012, Section 4.1. 82

Rachel, 2001, pp. 57-59. 83

Ibid., pp. 59-61.

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36

Le problème moral

À la lumière d’un tel tableau des forces et faiblesses du cognitivisme et du non-

cognitivisme, une évidence apparaît : ce qui fait la force d’une position se révèle être la

faiblesse de l’autre, et vice-versa. En effet, si le cognitivisme explique bien l’aspect

descriptif et objectif des jugements moraux, il rend difficilement compte de l’aspect

motivant des jugements moraux (en tenant compte de la théorie humienne de la

motivation). Inversement, si le non-cognitivisme explique parfaitement l’aspect motivant

des jugements moraux (toujours en tenant compte de la théorie humienne de la motivation),

il peine à offrir une explication satisfaisante du caractère descriptif et objectif du langage

moral.

Cette opposition ne serait pas problématique si nous avions communément l’intuition

que seulement l’une des forces est réellement pertinente – disons l’aspect motivant des

jugements moraux –, alors que l’autre n’a pas d’importance – disons l’aspect descriptif et

objectif du langage moral –, mais ce n’est pas le cas. Comme le fait remarquer Michael

Smith, nous avons généralement l’intuition que les jugements moraux et le langage moral

supposent trois propriétés84

:

(1) Les jugements moraux de la forme de « il est bien que je X » expriment une

croyance possédée par un agent à propos d’un fait objectif du monde, un fait à

propos de ce qu’il est bien de faire pour lui.

(2) Si quelqu’un juge qu’il est bien de faire X alors, ceteris paribus, il est motivé à

faire X.

(3) Un agent est motivé à agir d’une certaine façon dans le cas où il a un désir qui va

dans ce sens et une croyance moyen-fin associée, où la croyance et le désir

relèvent, dans les termes de Hume, d’une existence distincte.

Mais en fonction de ce que nous avons vu au sujet des forces et faiblesses du

cognitivisme et du non-cognitivisme, si l’on adhère à la proposition (3) – soit la théorie

84

Smith, 1994, p. 12. Je traduis de l’anglais.

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humienne de la motivation –, les propositions (1) et (2) relèvent en fait de deux théories

contradictoires et opposées : le cognitivisme et le non-cognitivisme. Notre intuition de base

semble donc nous mener à une contradiction et à une incohérence. C’est ce que Michael

Smith appelle « le problème moral85

», et il faut chercher à le résoudre si l’on veut proposer

une théorie métaéthique convaincante.

Le cognitivisme moral : deux thèses distinctes

J’ai présenté le cognitivisme moral comme étant la thèse soutenant que les jugements

moraux relèvent de croyances qui peuvent être dites vraies ou fausses. Mais il faut en fait

constater que le cognitivisme (et par opposition, le non-cognitivisme) implique deux thèses

distinctes86

:

(1) Les états mentaux exprimés par les jugements moraux sont des croyances (plutôt

que des états conatifs);

(2) Ces jugements peuvent être dits vrais ou faux.

Bien que les deux thèses soient liées, les deux n’en sont pas moins distinctes. Et cette

distinction n’est pas sans importance. Elle est ce qui permet de cerner plus précisément

l’aspect fondamental qui oppose les cognitivistes et les non-cognitivistes : soit l’opposition

entre croyance et état conatif.

Lorsque l’on considère les conséquences du cognitivisme et du non-cognitivisme sur

la valeur de vérité des jugements moraux, puis sur les constructions descriptives et logiques

qu’il est possible de faire avec le langage moral, il ne s’agit pas de la question centrale,

mais plutôt d’une question qui vient en second lieu. Celle-ci relève des conséquences des

théories de la vérité ou du langage auxquelles l’on adhère. Plus précisément, cette question

concerne les implications des théories de la vérité et du langage lorsqu’elles sont appliquées

à l’opposition entre croyances et états conatifs.

85

Idem, pp. 11-13. 86

Van Roojen, 2012, Section 1.

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Par exemple, si l’on adhère à certaines conceptions minimalistes de la vérité, il est

envisageable de considérer que les jugements moraux relèvent de l’expression d’états

conatifs, tout en soutenant que ceux-ci peuvent tout de même être dits vrais ou faux. En

effet, selon certaines conceptions minimalistes de la vérité, le fait d’ajouter « est vrai (ou

faux) » à un énoncé ne fait qu’expliciter notre accord avec cet énoncé. Bref, selon cette

conception, tout énoncé peut être vrai, pour autant qu’il soit compréhensible et que l’on soit

en accord avec lui87

. Ces conceptions minimalistes de la vérité s’opposent aux conceptions

plus substantielles pour lesquelles ce qui est vrai est ce qui correspond à une description

d’un état de fait indépendant de nos croyances personnelles88

(le genre de théories de la

vérité que soutiennent habituellement les cognitivistes).

Par ailleurs, en ce qui concerne les réponses qu’un non-cognitiviste peut offrir au

problème de Frege-Geach, il faut se tourner vers les réflexions propres à la philosophie du

langage. Appliquées au problème du non-cognitivisme, ces réflexions visent à établir le

type de constructions logiques que l’on peut faire avec des attitudes comme les désirs et les

prescriptions. Ainsi, un non-cognitiviste pourrait affirmer qu’une meilleure compréhension

du langage permet de résoudre le problème de Frege-Geach. C’est le genre de stratégies

qu’adoptent Hare et Blackburn en défendant une logique des attitudes. C’est aussi ce que

l’on retrouve chez Gibbard qui défend une logique des normes89

.

Bref, les réflexions sur la valeur de vérité des jugements moraux étant secondes, le

débat épistémologique sur du cognitivisme et du non-cognitivisme moral repose

fondamentalement sur la question suivante : quels sont les états mentaux exprimés par les

jugements moraux ? À ce point de la réflexion, l’enjeu n’est pas de comprendre comment

les jugements moraux peuvent être vrais ou faux (s’ils le peuvent) et comment ces

87

Smith, 1999, Section « Minimalism »; Stoljar et Damnjanovic, 2012, Introduction. Je dois reconnaître qu’il

s’agit d’une interprétation des théories minimalistes de la vérité qui pourrait être contestée. Si les théories

minimalistes de la vérité soutiennent que d’adjoindre « est vrai » ou « est faux » à un énoncé n’ajoute rien

de plus à cet énoncé que ça simple affirmation ou négation, les théories minimalistes peuvent néanmoins

soutenir que les expressions d’états conatifs ne permettent pas de formuler des propositions pouvant être

qualifiées de vraies ou fausses, même dans un sens minimaliste. 88

Ogien, 1999, pp. 170-171. 89

Hare, 1952, 1970 ; Blackburn, 1984, 1988 ; Gibbard, 1992. Nous retrouvons un résumé de la stratégie de

Hare à propos de la logique des attitudes dans Mark Schroeder, 2010, pp. 48-49 et Van Roojen, 2012, 4.1.1.

Pour un résumé de la stratégie de Blackburn, voir Lemaire, 2008, pp. 85-89 et Van Roojen, 2012, 4.1.1.

Pour un résumé de celle de Gibbard, voir Lemaire, 2008, pp. 89-92 et Van Roojen, 2012, 4.1.2.

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jugements peuvent être légitimement intégrés (ou non) dans des énoncés propositionnels

descriptifs plus ou moins complexes (par exemple, l’énoncé « Si tourmenter le chat est mal,

alors demander à votre petit frère de tourmenter le chat est mal »), mais tout simplement de

comprendre quel est l’état mental exprimé par un jugement moral et le langage moral.

La théorie humienne de la motivation et ses critiques

En centrant l’enjeu du cognitivisme et du non-cognitivisme sur la question des états

mentaux en cause, cela implique nécessairement de faire référence à la théorie humienne de

la motivation (laquelle est distincte de la théorie morale de Hume, comme je l’ai expliqué

précédemment), que ce soit pour y adhérer ou pour la critiquer. Je la résume à nouveau ; il

est important de l’avoir en tête pour ce qui suit.

Il existe deux grandes classes d’états mentaux distincts : les états relevant des

croyances, et les états relevant des désirs (nous pourrions aussi dire des pro-attitudes ou des

états conatifs). Par nos croyances, nous visons à décrire le monde tel qu’il est, puis par la

raison, nous pouvons corriger nos croyances afin que celles-ci soient conformes aux faits

du monde qu’elles décrivent. Inversement, les désirs ne peuvent être influencés par la

raison, car ceux-ci sont des pulsions originelles qui nous poussent à interagir avec le monde

qui nous entoure afin de le modifier, et ce, dans le but de combler ces pulsions. Selon cette

dichotomie des états mentaux, seuls les états relevant des désirs peuvent nous motiver à

agir et nous donner des fins. Les croyances ne servent que de moyens pour parvenir à nos

fins désirées.

En tenant compte de la théorie humienne de la motivation (que ce soit pour l’admettre

ou pour la critiquer), Stéphane Lemaire distingue trois voies mutuellement exclusives que

nous pouvons adopter pour expliquer les jugements moraux90

.

(1) Soit nous admettons la théorie humienne de la motivation, et nous affirmons que

les jugements moraux relèvent de désirs. Ceux-ci nous motivent donc à agir, mais

ils ne peuvent pas être rationnellement critiqués, car ils ne visent pas à décrire un

état de fait objectif (l’approche non cognitiviste).

90

Lemaire, 2008, p. 78.

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40

(2) Soit nous admettons la théorie humienne de la motivation, mais nous affirmons

que les jugements moraux relèvent plutôt de croyances, et qu’ils ne peuvent donc

pas nous motiver à agir (l’approche cognitiviste externaliste).

(3) Soit nous rejetons la théorie humienne de la motivation, et nous affirmons que

bien que les jugements moraux relèvent de croyances, ces croyances ont tout de

même un pouvoir motivant sur nous (l’approche cognitiviste internaliste).

À la suite de cette schématisation, Stéphane Lemaire entreprend de défendre la

seconde voie. Il soutient que si nous avons des désirs nous inclinant à respecter nos

croyances morales, ceux-ci sont contingents : il n’existe pas véritablement de lien direct

entre nos croyances morales et nos désirs, mais seulement un lien indirect (ce qu’il appelle

un externalisme modéré91

). D’un autre côté, un penseur comme Ruwen Ogien nous

encourage plutôt à adopter la troisième voie, en présentant l’opposition dichotomique entre

croyances et désirs comme une dichotomie illusoire qui devrait plutôt être considérée

comme une distinction fonctionnelle et méthodologique :

Il est possible de présenter le désir comme une forme de croyance en ce qui est bon

pour moi, c’est-à-dire par un affaiblissement de la dichotomie des croyances et des

désirs, qui n’équivaut pas à une élimination de ces notions. […]

Les préférences, les possibilités et les choix où, dans le vocabulaire de la théorie de

l’action, les désirs, les croyances, les actions ne se présentent pas comme des choses

entièrement distinctes qui pourraient entrer en relation de covariation. Ce sont

seulement des notions utiles, des instruments d’interprétation pareils à des systèmes

de mesures.

Une grande partie des difficultés auxquelles sont confrontés les internalistes

cognitivistes ont pour origine le fait qu’ils admettent, avec Hume, que les

croyances, les désirs et les actions ont une sorte d’existence intrinsèque. Mais, s’ils

acceptaient de traiter les croyances, les désirs et l’action comme des notions

méthodologiques, rien ne leur interdirait de modifier l’ordre de présentation, ou

même de ne pas tenir compte de l’une ou l’autre de ces notions si, par son abandon,

ils pouvaient obtenir une meilleure interprétation de ce qui les préoccupe. […]

Tous ces arguments parlent en faveur de l’idée que les croyances et les désirs ne

sont pas des entités distinctes auxquelles il serait possible d’avoir un accès

indépendant. Ils nous laissent penser qu’on peut les considérer comme des notions

91

Ibid., 2008, pp. 113-121.

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41

qui jouent des rôles différents selon les théories de l’action dans lesquelles elles

figurent92

.

D’un côté, Lemaire identifie correctement le rôle de nos émotions dans nos désirs,

mais il me semble que son analyse des croyances morales et son maintien de la dichotomie

entre désir et croyance ne reflètent pas correctement le phénomène moral. De l’autre côté,

Ogien met le doigt sur quelque chose de fondamental lorsqu’il nous dit qu’« il est possible

de présenter le désir comme une forme de croyance en ce qui est bon pour moi, c’est-à-dire

par un affaiblissement de la dichotomie des croyances et des désirs, qui n’équivaut pas à

une élimination de ces notions93

». Mais si pour Ogien cet affaiblissement est favorable au

réalisme substantiel, je crois qu’il l’est tout autant pour le réalisme phénoménologique. En

fait, je crois qu’en examinant ces deux positions à la lumière de la théorie de la moralité

avancée par Jesse Prinz dans The Emotional Construction of Morals94

, nous pouvons

correctement identifier la véritable relation entre les concepts de jugement moral,

d’émotion, de désir, de croyance et de motivation à agir.

Le jugement moral : entre désir et croyance

Qu’est-ce qu’un désir ?

Avant même de considérer quelle est la relation entre croyances, désirs et jugements

moraux, une question préliminaire s’impose : qu’est-ce qu’un désir exactement ?

Si nous cherchons à expliquer l’action, la thèse conceptuelle traditionnelle stipule que

le désir est ce que nous voulons et ce qui nous dispose à l’action, car nous visons à

satisfaire nos désirs (tout en considérant que ceux-ci peuvent être en compétition)95

. Cette

définition a l’avantage de clairement identifier un point de départ à l’action (d’un point de

vue théorique et conceptuel). Néanmoins, pour mieux comprendre le désir, nous avons

intérêt à identifier plus précisément le fonctionnement de ce dernier d’un point de vue

phénoménologique. À ce sujet, la thèse de Stéphane Lemaire est on ne peut plus pertinente.

92

Ogien, 1999, pp. 108-110. 93

Ibid. p. 108. 94

Prinz, 2007. 95

Tim Schroeder, 2009, Section 1.1.

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42

Il la résume ainsi : « la connaissance de nos désirs dérive de nos émotions et de nos

expériences de douleur ou de plaisir96

»

L’idée générale est que les désirs supposent toujours l’un des deux objectifs suivants :

faire cesser un état physiologique désagréable ou favoriser un état physiologique agréable97

.

Par état physiologique, il faut comprendre une réaction du corps qui résulte du

fonctionnement normal de celui-ci (le besoin de nourriture, de sommeil, etc.) ou d’un

stimulus extérieur (une blessure, un danger, etc.) et que nous percevons par une sensation

(la faim, la fatigue, la douleur, etc.) ou des émotions (la peur, l’excitation, etc.). Les états

physiologiques agréables sont ceux pour lesquels un individu ressent une envie instinctive

le poussant à les prolonger, et inversement, les états physiologiques désagréables sont ceux

qui nous poussent à agir de façon à les faire cesser. Dans cette optique, la douleur est

conçue comme un état physiologique intrinsèquement désagréable, et le plaisir comme un

état intrinsèquement agréable. De leur côté, les émotions peuvent avoir une valence

négative (la peur), neutre (l’étonnement), ou positive (la joie), « mais il n’est pas

impossible que la même émotion puisse avoir une valence distincte selon le contexte ou le

moment98

».

Ainsi, si l’on exclut les désirs qui nous viennent de nos réactions instinctives visant à

éviter la douleur ou à faire perdurer un état de plaisir immédiat, la plupart de nos désirs

viennent de nos émotions. Dans ces cas, le désir naît lorsque nous faisons l’expérience

d’une émotion négative ou positive, puis que nous ressentons le besoin que celle-ci cesse

(dans le cas des émotions négatives) ou perdure (dans le cas des émotions positives). Et

parce que le désir des fins entraîne le désir des moyens, nos désirs peuvent autant porter

directement sur la motivation de faire cesser une émotion négative (ou de faire perdurer une

émotion positive), que sur les moyens permettant de satisfaire une telle motivation99

. Par

exemple, si je peux tout simplement désirer être heureux (le désir pour une émotion

96

Lemaire, 2008, p. 55. 97

Ibid., chapitre 3. 98

Ibid., p.60. 99

Il s’agit en quelque sorte de la distinction précisée par Lemaire au sujet de l’accès à nos désirs par la voie

simple et par la voie passant par le contenu, bien que la distinction de Lemaire soit un peu plus complexe.

Ibid., pp. 60-61.

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positive en elle-même), il est aussi tout à fait normal que je désire les moyens qui me

permettent d’être heureux.

Il faut toutefois approfondir cette conception du désir afin de mieux rendre compte de

la complexité de l’expérience en question. En résumé, il faut concevoir qu’à chaque

moment :

(1) Il nous est possible de faire naître un désir au moment présent grâce à la

projection par l’imagination d’une émotion négative/positive dans le futur100

;

(2) Notre corps ne ressent pas l’effet d’un seul désir à la fois, plusieurs désirs peuvent

entrer en compétition ;

(3) Les multiples désirs qui nous assaillent ne sont pas tous du même degré101

, et ce

degré peut varier dans le temps ;

(4) En fonction de ces degrés, les désirs ne se présentent pas tous consciemment à

notre esprit102

.

Premièrement, tout désir peut avoir pour cause une perception immédiate, mais il peut

aussi naître de la projection d’une perception passée ou à venir. Dans le cas des perceptions

immédiates, le désir naît parce que nous ressentons des expériences auxquelles nous

sommes soumis au moment présent, que ce soit des émotions qui résultent de l’expérience

de sensations immédiates (par exemple, la douleur et la faim) ou de circonstances dans

lesquelles nous nous trouvons actuellement (par exemple, un événement angoissant ou

agréable). Dans le cas des projections mentales, le désir naît parce que notre esprit nous

permet de nous imaginer en train de vivre une émotion négative/positive en fonction des

situations dans lesquelles nous jugeons pouvoir nous retrouver. Dans ce dernier cas, le

souvenir d’une émotion négative/positive passée ou la projection par l’imagination d’une

telle émotion dans le futur peut faire naître une certaine émotion négative/positive au

moment présent. Dans tous les cas, à partir de ces expériences négatives ou positives, nous

100

Ibid., pp. 122-127. 101

Ibid. p. 57. 102

Ibid. pp. 29-33.

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serons motivés à agir de façon à minimiser ou favoriser l’expérience de ces émotions dans

l’immédiat ou dans un futur plus ou moins proche.

Par ailleurs, lorsque l’on considère un moment en particulier, toutes les émotions ne

se présentent pas aussi intensément à notre esprit. Conséquemment, les désirs n’ont pas

tous la même intensité, car celle-ci varie en fonction de l’intensité de l’émotion qui

présuppose le désir. Pour prendre l’exemple de la faim, il est concevable que tant que votre

sensation de faim est faible, vous n’éprouviez pas réellement une sensation de déplaisir vis-

à-vis celle-ci ; vous serez alors beaucoup plus occupé à accomplir des tâches qui sont

source d’une plus grande satisfaction ou qui vous permettent de minimiser l’expérience

d’émotions négatives. Par exemple, vous pourriez négliger votre faim afin de faire avancer

un projet qui vous préoccupe, et ainsi éviter l’anxiété pouvant résulter d’un travail qui

n’avance pas suffisamment rapidement. Néanmoins, plus la sensation de douleur engendrée

par la faim deviendra intense, plus le désir de manger deviendra fort. Celui-ci se présentera

éventuellement comme un désir plus fort que vos autres désirs, ce qui vous incitera alors à

agir en conséquence. Et comme nous faisons toujours l’expérience de plusieurs émotions et

sensations à la fois (variant en intensité), nous avons toujours plusieurs désirs à la fois (qui

varient eux aussi en intensité). Ceci implique que certains désirs puissent être

contradictoires ; nous déciderons alors d’agir selon les désirs que nous jugeons les plus

susceptibles de nous permettre de vivre des émotions positives, ou d’agir selon ceux qui

nous permettent d’éviter des émotions négatives.

Finalement, si certaines émotions n’atteignent pas un certain seuil d’intensité, il est

possible que certaines émotions ne se manifestent pas consciemment à notre esprit, bien

que notre corps réagisse à ces émotions. En d’autres mots, les désirs occurrents – ceux qui

supposent une expérience émotionnelle actualisée à un moment donné – peuvent être

inconscients et tout de même avoir une influence sur nos comportements.

Par exemple, je peux croiser et décroiser mes jambes, je peux tapoter avec mes

doigts sur la table, etc. Or, ce sont là d’authentiques actions qui peuvent

certainement répondre au fait que je ne me sens pas bien ou pas à l’aise. Dès lors, il

semble bien qu’on puisse dire qu’en croisant les jambes, je satisfais un désir même

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si ce désir, parce qu’il était très faible – l’inconfort que nous éprouvions n’étant pas

perçu – n’était pas conscient103

.

En résumé, nous pouvons avoir des désirs parce que nous sommes disposés à ressentir

certaines sensations et émotions que nous voulons faire perdurer ou faire cesser. À partir de

cette expérience et de notre raison, nous pouvons apprendre à connaître nos désirs ; c’est ce

que nous faisons lorsque nous prenons conscience des circonstances qui sont cause de

certaines sensations et émotions. Par ailleurs, nous pouvons apprendre à satisfaire nos

désirs ; c’est ce que nous faisons lorsque nous prenons conscience des actions qui

permettent de maintenir ou de faire cesser les sensations et émotions impliquées dans ceux-

ci.

Ceci étant dit, il ne faut pas oublier que notre expérience du désir est complexe. Pour

chaque moment donné, elle implique l’expérience de sensations et émotions diverses

variant toutes en intensité et venant de sources multiples. Nos désirs ne se présentent donc

pas tous clairement à notre esprit. Bref, la connaissance de nos désirs est possible, mais elle

n’est pas toujours chose facile.

Le rôle des émotions dans nos jugements moraux

Une fois cette théorie du désir proposée, Lemaire soutient que nos croyances morales

ne sont pas des désirs. Si nous pouvons avoir des désirs nous inclinant à respecter nos

croyances morales, ceux-ci ne sont pas directement engendrés par ces croyances ; ils sont

contingents, bien qu’il y ait un lien indirect entre le fait d’avoir une croyance morale et le

fait de désirer la respecter104

.

Je crois que Lemaire identifie correctement le rôle des émotions dans nos désirs, mais

que sa conception des croyances morales manque la cible : elle ne tient pas compte du lien

qui existe entre nos émotions et nos croyances morales. Pour corriger ce dernier constat,

nous pouvons nous tourner vers la théorie métaéthique de Jesse Prinz. Celle-ci décrit

beaucoup mieux le rôle des émotions dans nos jugements moraux.

103

Ibid., p. 30. 104

Ibid., pp. 113-121

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46

Dans The Emotional Construction of Morals, Prinz avance l’idée selon laquelle il

existe des émotions spécifiquement liées à la moralité105

. Les émotions impliquées seraient

distinctes et spécifiques selon trois types « d’ordre » qu’un individu peut transgresser : le

respect d’un membre de notre communauté, le respect de la hiérarchie de la communauté,

et le respect d’un « ordre naturel des choses ». Ces trois ordres se seraient développés avec

l’évolution de l’être humain en société, et selon les trois types de transgressions possibles,

les émotions impliquées seraient respectivement la colère, le mépris et le dégoût. Il s’agit là

de l’hypothèse du « système CAD » (Contempt, Anger, Disgust ; soit mépris, colère et

dégoût en français) développée par Paul Rozin et al. dans « The CAD triad hypothesis: A

mapping between three moral emotions (contempt, anger, disgust) and three moral codes

(community, autonomy, divinity) »106

.

Prinz adhère au modèle, mais en proposant quelques modifications. Sans trop entrer

dans les détails, la thèse défendue est la suivante. La moralité relève de l’existence de deux

émotions morales primaires : la colère et le dégoût. Le mépris serait en fait la combinaison

de ces deux émotions. Cette combinaison se produit lorsque nous percevons la

transgression des « droits » d’un individu faisant partie d’un rang supérieur à l’intérieur de

l’ordre hiérarchique de notre communauté107

. Ces émotions – la colère, le dégoût et le

mépris – sont en fait des émotions « réactives », c’est-à-dire qu’elles se manifestent en

réaction à la perception d’un comportement chez autrui – celui de transgresser l’un des trois

ordres mentionnés108

. Ce type d’émotions peut toutefois aussi se manifester lorsque nous

sommes nous-mêmes l’auteur de la transgression. Dans ce dernier cas, ces émotions sont

appelées « réflexives », et nous nommons ces émotions : la culpabilité (le pendant de la

colère) et la honte (le pendant du dégoût). Lorsque nous manquons nous-mêmes de respect

envers une autorité légitime de notre communauté, nous n’avons pas vraiment de terme

pour décrire la combinaison de la culpabilité et de la honte, mais Prinz soutient que dans

ces cas, nous ressentons un mélange de culpabilité et de honte109

.

105

Prinz, 2007, Section 2.2. 106

Rozin et al., 1999. 107

Prinz, 2007, pp. 73-76. 108

Ibid., Section 2.2.1. 109

Ibid., Section 2.2.2.

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47

Prinz ne nie pas que nous pouvons avoir des émotions positives liées à la moralité,

mais celles-ci ont une influence beaucoup moins forte pour nous inciter à agir moralement.

Ce qui explique ce fait, c’est que nous nous attendons à ce que les gens se comportent

généralement de façon morale ; nous n’avons donc pas le réflexe d’éprouver des émotions

positives envers les gens qui n’enfreignent pas les ordres établis, mais tout simplement de

l’indifférence. Pour ressentir une émotion positive à suite la d’un comportement moral –

adopté par nous-mêmes ou constaté chez autrui –, il faut adopter ou percevoir un

comportement qui va manifestement au-delà de ce à quoi les gens s’attendent

normalement110

. Bref, bien que certaines émotions positives puissent nous inciter à agir de

façon morale, nos comportements moraux sont principalement forgés par notre désir

d’éviter les émotions négatives de colère, de mépris, de dégoût, de culpabilité et de honte.

J’appellerai ces émotions les émotions morales.

Bien que j’adhère généralement à la thèse de Prinz, le fait que la moralité se résume

précisément aux quelques émotions morales proposées par le système CAD, puis que ces

émotions se manifestent précisément lorsque nous transgressons l’un des trois types

d’ordres n’est pas, selon moi, le point central ici. Ce qui importe, c’est le principe général

selon lequel un jugement moral relève au final de certaines expériences émotionnelles

particulières. Ces émotions sont principalement négatives – bien que nous puissions aussi

être encouragés à agir moralement par des émotions positives –, et nous faisons

l’expérience de ces émotions lorsque nous jugeons que nos actions sont en accord (ou non)

avec certaines règles que nous, ou la culture à laquelle nous appartenons, nous sommes

données.

À ce point, deux précisions s’imposent.

Premièrement, même si nous faisons universellement l’expérience des émotions

morales (à quelques exceptions près, comme les psychopathes111

), la théorie ici défendue ne

dit pas que nous éprouvons tous les mêmes émotions morales en réaction aux mêmes

comportements. Le fait qu’un comportement soit perçu comme une transgression d’un

certain ordre n’est pas quelque chose d’universellement prédéfini et d’épistémiquement

110

Ibid., Section 2.2.3. 111

Ibid., Section 1.2.6

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indépendant de l’être humain. Si nous sommes tous disposés à ressentir les émotions

morales, les circonstances et comportements qui font naître ces émotions varient en

fonction des individus et des cultures. Pour chacune des cultures, les comportements

qu’elle considère « moraux » sont apparus et ont été ainsi appelés à la suite de diverses

constatations qui se sont développées dans le temps112

. Ces constatations ont permis aux

membres de la culture de concevoir une relation entre certaines émotions particulières (les

émotions morales), les comportements des individus, et certaines circonstances dans

lesquelles s’inscrivaient ces comportements. Ainsi, bien qu’elle puisse être similaire d’un

individu à l’autre, ou d’une culture à l’autre, cette relation entre émotions, comportements

et circonstances est propre à chaque individu et à chaque culture.

Deuxièmement, l’expérience prime sur la capacité de mettre des mots sur celle-ci.

Ainsi, il est possible d’admettre que le système CAD a correctement identifié trois

émotions particulières que nous pouvons maintenant précisément nommer et trois types de

circonstances dans lesquelles celles-ci se manifestent – les ordres enfreints. Mais ceci

n’implique pas que les individus doivent savoir que ce qu’ils éprouvent peut être nommé

par un mot particulier – le nom d’une émotion – et que ces expériences sont liées à un

certain type de transgressions pour savoir qu’ils désirent éviter cette expérience et le genre

de situations dans lesquelles cette expérience se produit. En d’autres mots, ce n’est pas

parce que nous ne pouvons pas clairement identifier une émotion en cause et sa raison

d’être exacte, que nous ne pouvons pas tout de même adapter notre comportement en

fonction de certaines expériences émotionnelles. Nous le faisons alors « à tâtons », en

fonction d’une expérience plus ou moins définie et en fonction de causes qui nous

apparaissent comme plus ou moins évidentes (de notre point de vue, du moins, car un autre

individu peut parfois avoir une bonne idée des causes de nos malaises).

Le modèle de Prinz exposé, nous pouvons maintenant mieux comprendre la relation

entre émotions, désirs et jugements moraux. En effet, si nous intégrons le modèle de

Lemaire à propos des désirs à cette conception de la moralité, nous pouvons dire que si

112

Il s’agit en quelque sorte de la même précision que l’on retrouve dans Velleman, 2013, à propos des

comportements « ordinaires » : « Tout le monde doit converger vers un ensemble d’actions ordinaires qui ne

sont pas prédéfinies avant que les individus ne convergent vers ces dernières. Ce qui est ordinaire est une

construction sociale, et cette construction relève d’un problème classique de coordination » (p. 24. Je traduis

de l’anglais).

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nous agissons moralement, c’est principalement parce que nous avons le désir de ne pas

ressentir les émotions morales négatives liées aux actions immorales, ou parfois, parce que

nous avons le désir de ressentir les émotions positives associées à un comportement qui va

au-delà du respect des attentes morales minimales. Si nous nous concentrons sur les

émotions morales négatives, nous pouvons conclure que nous sommes des êtres moraux

puisque nous sommes disposés à ressentir ces émotions négatives, et ultimement, parce que

nous apprenons comment éviter de ressentir ces dernières : en respectant les règles dont la

transgression est à l’origine de ces émotions. Par le fait même, nous apprenons à désirer ces

règles qui nous permettent d’éviter de ressentir les émotions morales négatives ; nous les

désirons à titre de moyen permettant d’éviter ces expériences négatives.

Bref, si nous avons des émotions morales, nous avons aussi par le fait même des

désirs moraux. Ils peuvent autant être constitués du désir d’éviter les émotions morales

négatives en elles-mêmes, que du désir d’obéir aux règles permettant une telle fin. Ces

désirs, ce sont parfois113

eux que nous exprimons dans nos jugements moraux. Par exemple,

lorsque j’exprime le jugement moral « il est mal de blesser autrui par négligence », c’est

que j’ai appris que je ressens de la culpabilité dans les cas où une telle situation se produit.

Ou du moins, on m’a appris que je devrais ressentir une émotion négative dans une telle

situation. Et par la raison, je comprends que la règle « je ne dois pas blesser autrui par

négligence » est une règle de conduite qui me permet d’éviter une telle émotion morale

négative. J’ai un désir moral à la fois pour cette règle et pour éviter de me sentir coupable.

À ce point, il semble donc que la moralité relève des désirs et non pas des croyances.

Il faut maintenant expliquer comment le désir moral n’est qu’une condition de la moralité,

et pourquoi ces désirs doivent aussi impliquer des croyances morales pour que nous

puissions être des êtres moraux.

Du désir moral à la croyance morale

Il fut proposé que pour pouvoir avoir des jugements moraux, il faut premièrement être

disposé à ressentir les émotions morales. C’est d’ailleurs à partir de ce principe que Prinz

113

J’explique dans les prochaines sections en quoi les jugements moraux expriment plus souvent des

croyances sur les désirs plutôt que les désirs en tant que tels.

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50

juge que les psychopathes sont incapables de faire de véritables jugements moraux114

. Ils

peuvent tenter de comprendre indirectement ce qu’est un jugement moral, en observant les

autres et en étudiant le sujet – comme un aveugle de naissance peut tenter de comprendre ce

que sont les couleurs en parlant avec les autres et en étudiant le sujet –, mais les

psychopathes ne pourront jamais véritablement faire l’expérience de la moralité – comme

les aveugles de naissance ne pourront jamais faire l’expérience des couleurs. Bref, parce

que nous sommes doués de dispositions nous permettant de ressentir les émotions morales,

nous pouvons avoir des désirs moraux.

Mais l’humain n’est pas un être qui fait l’expérience de diverses perceptions sans se

questionner au-delà de l’expérience immédiate de ces perceptions – que ce soit des

sensations ou des émotions. Doué de raison, l’humain est aussi apte à mettre en relation ses

perceptions et les circonstances dans lesquelles celles-ci se produisent. Il peut former des

croyances sur le lien qui unit certaines circonstances et certaines perceptions. Pour

reprendre l’exemple du désir de manger, présenté précédemment, si je peux développer un

tel désir, c’est que je conçois qu’il est possible de faire cesser une sensation désagréable qui

m’assaille – la faim – en ingérant de la nourriture. J’ai appris ce lien par l’expérience

personnelle et par l’éducation ; j’ai formé la croyance avérée selon laquelle manger permet

de faire cesser la faim. Notre expérience phénoménologique des sensations et des émotions

nous permet de former des croyances autant à propos du fonctionnement du monde qui

nous entoure qu’à propos de notre propre physiologie et psychologie. Dans cette optique, si

nous pouvons éprouver des émotions morales et si nous pouvons former les désirs moraux

associés, nous pouvons aussi apprendre à connaître le lien qui unit la manifestation de ces

émotions et désirs, puis les circonstances dans lesquelles ils se produisent. C’est ce que

nous appelons nos croyances morales.

Dans ce dernier cas, nous pouvons reprendre l’analyse de Lemaire au sujet de la

connaissance de nos désirs et des conséquences de cette connaissance sur nos actions

actuelles ou futures.

Même si nous ne sommes pas en train d’éprouver une émotion ou une expérience de

déplaisir, nous pouvons certainement nous attribuer des désirs au présent ou dans le

114

Prinz., 2007, Section 1.2.6.

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futur à partir de nos croyances concernant nos réactions émotionnelles. […] On peut

savoir qu’on aura demain un certain désir parce qu’on sait que dans les

circonstances dans lesquelles nous serons demain nous éprouverons certaines

émotions. […] Enfin, la connaissance que nous avons de nous-mêmes et de nos

réactions dans certaines situations peut nous permettre de nous attribuer au présent

un désir alors même que nous n’éprouvons pas certaines émotions115

.

Puisque les croyances morales nous permettent de prévoir quels comportements sont

source de quelles émotions morales négatives (ce qui peut varier d’un individu à l’autre),

nous pouvons savoir quels sont les comportements que nous désirons ne pas voir se

concrétiser. À partir de nos croyances morales, nous restreignons nos propres

comportements puisque nous désirons éviter de ressentir les émotions morales négatives

réflexives – restriction qui peut être abandonnée si nous cédons à un désir non moral plus

fort que notre désir moral. De même, puisque nous désirons éviter de ressentir les émotions

morales négatives réactives, nous ferons part aux autres de notre désir qu’ils n’agissent pas

d’une façon que nous jugeons immorale, et ce, en les informant de ce que nous jugeons

bien ou mal, ou parfois en leur imposant notre volonté. Dans ces derniers cas, nous

agissons ainsi, car non seulement nous désirons personnellement éviter les émotions

négatives réactives, mais comme nous concevons habituellement que les gens éprouvent

des expériences similaires aux nôtres, nous voulons aussi parfois leur éviter des émotions

négatives réflexives.

Malgré tout, les croyances morales – comme toutes les croyances en fait – ne sont pas

infaillibles. En effet, comme il a été exposé précédemment, l’expérience du désir est

complexe ; la connaissance de nos désirs est possible, mais elle n’est pas toujours chose

facile. Stéphane Lemaire abonde aussi dans ce sens :

Il est important de souligner toutefois que si nous pouvons nous attribuer des désirs

sur la base des croyances concernant nos dispositions à éprouver des émotions ou à

former des désirs, les croyances que nous acquérons par là n’ont que rarement le

statut de connaissance. La raison est bien sûr que ces croyances sur nos dispositions

sont largement faillibles, en particulier du fait que ces croyances résultent d’une

induction faite à partir de nos expériences passées. […] Les croyances qui nous

permettent de nous attribuer un désir peuvent toujours être défaites si nous

115

Lemaire, 2008, pp. 122-123.

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éprouvons une émotion qui manifeste quant à elle clairement que nous n’avons pas

le désir que nous croyions pouvoir nous attribuer.116

Cela ne veut pas dire que nos croyances morales ne sont pas stables et qu’elles sont

continuellement changeantes, mais tout simplement qu’il est possible de les réviser. Cette

révision peut être faite autant lors d’une situation où des émotions morales sont

phénoménologiquement occurrentes, que lorsque nous réfléchissons à nos émotions

morales et aux situations qui les provoquent.

Dans les cas des expériences occurrentes, il s’agit de constater que nous ressentons

parfois des émotions morales « imprévues » dans des situations où nous ne croyions pas

que de telles émotions étaient de mise – par exemple, le fait de voir un animal se faire

abattre suscite de la culpabilité en nous, alors que nous ne pensions pas ressentir une telle

émotion à la vue d’un tel acte. Ou inversement, nous pouvons constater qu’aucune émotion

morale ne se manifeste, alors que nous sommes dans une situation où nous croyions que

cela aurait dû être le cas. Dans le premier cas, il s’agit de constater nous avons des désirs

moraux que nous ne connaissions pas, dans le second, de reconnaître que nous n’avons pas

les désirs moraux que nous croyions avoir.

Dans les cas où nous réfléchissons à nos croyances morales, nous pouvons parfois

prendre conscience que certaines de ces croyances sont en contradiction. Nous comprenons

alors que dans une situation hypothétique donnée, en fonction de nos croyances bien

pesées, nous devrions finalement être animés de certaines émotions morales réflexives ou

réactives, contrairement à ce que nous croyions auparavant. Ainsi, la raison a un rôle

important à jouer dans nos croyances morales, puisqu’il n’est pas rare de constater que

l’application concrète de divers principes moraux auxquels nous adhérons – par notre

éducation et notre expérience de vie – mène à des contradictions. Le malaise émotionnel

que nous pouvons ressentir lorsqu’une situation exposant cette contradiction se produit (ou

lorsque nous projetons une telle situation) nous incline à réviser nos croyances morales et

nos actions.

116

Ibid, p. 124.

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53

Finalement, nous pouvons aussi développer des émotions et des croyances morales du

second ordre. C’est entre autres ce qui se produit lorsque nous ressentons un certain malaise

dans les cas où nous réalisons que nous ne réagissons pas de la même manière que notre

entourage vis-à-vis certaines situations. Nous pouvons par exemple culpabiliser de ne pas

culpabiliser dans des situations que nous savons source d’une telle émotion chez des gens

dont nous respectons le jugement sur les situations en cause. En effet, lorsque notre raison

ou nos intuitions nous indiquent que nous devrions nous comporter de façon similaire à des

individus que nous estimons, il n’est pas rare de développer la croyance que nous devrions

partager leurs croyances et attitudes sur certaines questions, dont des questions d’ordre

moral.

Le jugement moral relève-t-il des croyances ou des désirs ?

À la lumière de tout ce qui précède, une question s’impose : les jugements moraux

relèvent-ils finalement des désirs moraux ou des croyances morales ? En fait, les deux

composantes sont nécessaires pour qu’un jugement moral puisse exister. Néanmoins, les

jugements moraux tels que nous les concevons habituellement relèvent principalement de

nos croyances morales.

D’une part, les deux composantes sont nécessaires, car sans les désirs moraux, nous

ne pourrions pas avoir de croyances morales (puisque ces croyances ont ces désirs comme

contenu). Mais d’autre part, les jugements moraux relèvent principalement des croyances

morales, car nous nous retrouvons beaucoup plus souvent dans des situations où nous

restreignons nos comportements et discutons de moralité sur la base de ce que nous croyons

être moral, que dans des situations où nous affirmons un jugement moral dans le but

d’exprimer une émotion morale occurrente. Notre comportement moral est donc

principalement balisé par nos croyances morales, mais l’expérience des émotions morales

vient nous rappeler à l’ordre lorsque nous transgressons les règles morales auxquelles nous

adhérons. Dans d’autres cas, cette expérience vient nous indiquer que ce que nous croyions

être moral ou immoral, ne l’est finalement peut-être pas ; c’est le cas lorsque nous

ressentons une émotion autre que celle à laquelle nous nous serions attendus en fonction de

certaines circonstances données (j’ai donné l’exemple, ci-dessus, de la culpabilité ressentie

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lors de l’abattage d’animaux). Par ailleurs, nous modifions parfois aussi nos croyances

morales lorsque nous prenons conscience que nous ne ressentons pas les mêmes émotions

que des individus dont nous respectons le jugement sur certaines questions. Ce sont ces

différents phénomènes qui nous permettent de réviser nos croyances morales.

Selon un tel modèle, il est indéniable que la relation entre croyance morale et désir

moral est intrinsèque. Les croyances morales et les désirs moraux ne peuvent pas être

complètement dissociés. En effet, la croyance morale porte sur un désir moral, et

l’expérience du désir moral est ce qui permet de valider si une croyance morale est vraie.

En d’autres mots, les croyances morales se développent et évoluent en fonction de

l’expérience de divers désirs moraux, et la réflexion sur nos croyances morales peut

influencer nos expériences des désirs moraux. C’est dans ce sens que l’affirmation de

Ruwen Ogien, citée préalablement, me semble tout à fait correcte :

Il est possible de présenter le désir comme une forme de croyance en ce qui est bon

pour moi, c’est-à-dire par un affaiblissement de la dichotomie des croyances et des

désirs, qui n’équivaut pas à une élimination de ces notions. […]

Les croyances et les désirs ne sont pas des entités distinctes auxquelles il serait

possible d’avoir un accès indépendant, […] on peut les considérer comme des

notions qui jouent des rôles différents selon les théories de l’action dans lesquelles

elles figurent117

.

En résumé, dans la théorie proposée, le désir moral et la croyance morale ne sont pas

pris comme des entités distinctes, mais plutôt comme deux façons de se rapporter à deux

aspects de l’expérience subjective du désir : l’expérience du désir moral telle qu’elle est

vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en constante relation avec l’expérience du désir

moral telle que nous projetons, par notre imagination, qu’elle est ou sera vécue dans

certaines situations (la croyance morale).

Ainsi, les croyances morales ont un pouvoir motivant, et celles-ci peuvent

parfaitement être employées dans des constructions langagières qui relèvent de la logique et

la sémantique classique.

117

Ogien, 1999, p. 110

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Qu’est-ce qu’une croyance morale vraie ?

Si nous soutenons que les croyances morales peuvent être employées dans des

constructions langagières relevant de la logique et la sémantique classique, alors qu’est-ce

qu’une croyance morale vraie ? Un jugement moral vrai est celui qui implique

véritablement l’expérience des émotions projetées par un individu en fonction des

circonstances qu’il avait jugées la cause de ces émotions. Par exemple, pour que le

jugement moral « il est mal de mentir uniquement dans le but de protéger ses intérêts

personnels » soit vrai, il faut qu’un individu qui adhère à un tel jugement ressente une

émotion morale négative réactive ou réflexive lorsqu’il se trouve dans une situation où il

perçoit que quelqu’un ment uniquement pour protéger ses intérêts personnels (incluant lui-

même). Un jugement moral vrai pour un individu ne sera donc pas nécessairement vrai

pour un autre. Et les jugements moraux vrais auxquels nous adhérons peuvent aussi varier

dans le temps pour différentes raisons.

Néanmoins, une telle théorie n’implique pas que les individus soient explicitement

conscients des différentes émotions négatives spécifiques qui les poussent à modifier leur

comportement. En effet, par le système CAD, nous pouvons supposer qu’un individu qui

blesse autrui par négligence et qui ressent une émotion négative à la suite d’une telle action

ressent probablement de la culpabilité. Mais ce qui importe réellement, ce n’est pas que cet

individu sache qu’il ressent précisément de la culpabilité, mais plutôt qu’il comprenne que

son expérience d’un état mental désagréable est causée par le tort qu’il a commis à autrui,

et qu’il cherche à modifier son comportement futur en conséquence. Dans ce dernier cas,

l’individu est en train de développer le jugement moral « il est mal de blesser autrui par

négligence » grâce aux émotions qu’il a vécues et aux circonstances dans lesquelles celles-

ci se sont manifestées. Ce jugement moral peut être compris comme la croyance morale

portant sur le désir moral d’agir conformément à ce principe pour éviter de ressentir des

émotions morales négatives.

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Le réalisme phénoménologique subjectiviste

La théorie métaéthique subjectiviste défendue dans ce chapitre peut être résumée en

deux thèses distinctes.

(1) Premièrement, j’ai soutenu la thèse de Stéphane Lemaire en affirmant que nous

pouvons connaître nos désirs en connaissant nos émotions, car nos désirs visent à

nous éviter de ressentir des émotions négatives ou à faire durer des émotions

positives. Selon cette théorie, nous pouvons avoir une connaissance de nos désirs

et former des croyances à leur sujet en nous imaginant quelles circonstances sont

source de quels désirs.

(2) Deuxièmement, j’ai soutenu la thèse de Jesse Prinz en affirmant que la moralité a

pour origine l’expérience de certaines émotions négatives particulières, des

émotions comme la colère, le mépris, le dégoût, la culpabilité et la honte. Les

désirs moraux sont donc les motivations que nous avons à éviter de ressentir ces

émotions morales négatives et à faire appel aux moyens qui nous permettent d’y

parvenir.

En mettant en relation ces deux thèses, cela nous permet de soutenir l’affirmation de

Ruwen Ogien au sujet de l’affaiblissement de la dichotomie entre croyances morales et

désirs moraux. En résumé, par l’expérience des désirs moraux, nous pouvons former des

croyances morales au sujet des circonstances que nous jugeons comme cause de certaines

émotions morales négatives, et ainsi désirer les moyens qui permettent d’éviter de telles

émotions.

Si l’on accepte ces deux thèses telles qu’elles ont été présentées dans ce chapitre,

nous soutenons alors une théorie métaéthique subjectiviste qui appartient au réalisme

phénoménologique. Le réalisme phénoménologique subjectiviste affirme que l’expérience

morale est ontologiquement dépendante de nous – puisque la moralité naît avec

l’expérience de certaines émotions humaines –, mais que la connaissance du phénomène

moral est épistémiquement indépendante de nous. La compréhension de ce qu’est la

véritable expérience morale – l’expérience de certaines émotions morales –, telle qu’elle est

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universellement vécue, ne dépend pas de ce que nous voulons qu’elle soit ou de ce que

nous en comprenons.

Cette théorie ne soutient toutefois pas qu’il existe un contenu moral substantiel

épistémiquement indépendant de nous. Selon cette théorie, il n’existe pas de faits objectifs

qui font que nous devrions universellement ressentir les mêmes émotions morales en

fonction des mêmes comportements et circonstances. En fonction des mêmes circonstances,

les émotions ressenties peuvent légitimement varier d’un individu à l’autre, et d’une culture

à l’autre, sans que ceux-ci soient dans l’erreur.

Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le réalisme substantiel

Le réalisme phénoménologique subjectiviste est fondamentalement lié à la seconde

thèse selon laquelle la moralité naît de l’expérience de certaines émotions particulières. La

première thèse à propos du lien qui unit émotions, désirs et croyances permet quant à elle

de rendre compte de la relation intrinsèque entre les positions cognitivistes et non

cognitivistes.

Ces deux thèses ne sont pas sans intérêt pour le réalisme substantiel. Il est possible

d’admettre la première thèse à propos du lien qui unit émotions, croyances et désirs, pour

ensuite s’inspirer de la seconde thèse – sans l’admettre telle quelle – afin de repenser le lien

entre croyances et désirs moraux.

En effet, plutôt que d’affirmer que les croyances morales portent sur les expériences

subjectives des émotions morales, celui qui défend un réalisme substantiel peut soutenir

que nous faisons personnellement l’expérience des émotions morales parce que nous

percevons des propriétés morales ontologiquement indépendantes de nous qui provoquent

ces émotions. Les croyances morales avérées seraient celles qui identifient correctement les

propriétés morales sources des émotions morales.

Pour bien expliquer le principe, nous pouvons faire l’analogie avec notre expérience

des couleurs. Une théorie subjectiviste adhérant au réalisme phénoménologique

impliquerait que nous pouvons former des croyances sur ce qui est rouge, parce que nous

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sommes disposés à faire l’expérience de cette couleur. Une croyance à ce sujet est avérée

lorsque nous faisons personnellement une expérience occurrente du rouge en présence

d’objets que nous croyons rouges. De son côté, la théorie adhérant au réalisme substantiel

impliquerait plutôt que nous faisons l’expérience du rouge parce qu’il existe des propriétés

objectives et ontologiquement indépendantes de nous qui font que les objets sont rouges.

Nos croyances ne doivent pas viser à comprendre quels objets sont rouges en fonction de

notre expérience personnelle ; elles doivent plutôt viser à déterminer quels objets sont

rouges parce qu’ils ont la propriété objective d’être rouges (par leurs qualités premières qui

ont pour effet de produire des qualités secondes : la couleur rouge que nous percevons).

Une telle approche peut ainsi maintenir les présupposés ontologiques du réalisme

substantiel (l’indépendance ontologique et épistémique des propriétés morales) tout en

niant la dichotomie entre cognitivisme et non-cognitivisme. Cette approche admet que les

croyances morales ont pour contenu des désirs moraux – les croyances et les désirs moraux

sont intrinsèquement liés –, mais elle soutient que ce sont des propriétés morales

ontologiquement indépendantes de nous qui causent ces désirs.

Le réalisme phénoménologique subjectiviste et le nihilisme moral

métaéthique

Finalement, pour un nihiliste moral métaéthique, la thèse à propos du lien entre

émotions, désirs et croyances peut aussi être acceptée. Mais contrairement à ce que soutient

le réalisme phénoménologique subjectiviste, le nihiliste affirme qu’il n’existe pas de

« désirs moraux » particuliers que l’on peut associer à l’expérience de certains types de

désirs spécifiques (par exemple, les désirs liés aux émotions morales exposées dans ce

chapitre). Il n’y a pas non plus de faits du monde objectifs qui influenceraient quelque

chose comme des « désirs moraux », contrairement à ce qu’affirme le réaliste substantiel

adhérant à l’approche qui vient d’être exposée.

Ainsi, peut-être n’y a-t-il pas de dichotomie entre croyances et désirs – puisqu’une

croyance peut avoir un désir comme contenu –, mais cela ne fait qu’expliquer pourquoi

toute croyance à propos d’un désir peut nous motiver à agir. De son côté, la moralité est

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une expérience qui change en fonction des individus et des cultures. Cette expérience peut

parfois être constituée de désirs et parfois être liée à des croyances. Ces croyances peuvent

parfois avoir des désirs comme contenu et d’autres fois, non.

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Chapitre 3 : Une défense du relativisme moral

Le réalisme phénoménologique subjectiviste défendu au second chapitre implique le

relativisme moral118

. Ce sont les émotions telles qu’elles sont personnellement vécues qui

sont source des croyances et désirs moraux. Ce faisant, ce sont les expériences personnelles

des individus qui permettent d’évaluer si un jugement moral est vrai ou faux des jugements.

Mais le relativisme moral fait face à d’importantes objections. Ainsi, pour renforcer la

plausibilité du réalisme phénoménologique subjectiviste, il faut répondre à ces objections.

Mais avant même de répondre aux critiques faites contre le relativisme moral, il faut

comprendre ce qu’il est. Et il faut premièrement faire la distinction entre deux formes de

relativisme moral : le relativisme descriptif et le relativisme métaéthique. La première

forme de relativisme soutient le constat d’un état de fait empirique : il existe différents

systèmes moraux. La seconde forme soutient une position épistémologique portant sur la

connaissance morale : ce qui fait qu’un jugement moral est vrai ou faux est nécessairement

relatif à un cadre de référence pouvant légitimement varier.

Cette distinction étant faite, j’affirme que le réalisme phénoménologique subjectiviste

entraîne le relativisme métaéthique. Mais c’est une affirmation qui pourrait être contestée.

D’une part, on peut critiquer la théorie métaéthique en elle-même ; en rejetant la validité de

la théorie métaéthique, on peut rejeter par le fait même le relativisme métaéthique qu’elle

implique. À ce sujet, une critique commune consiste à affirmer que la théorie métaéthique

défendue relève d’une explication erronée du phénomène moral ; elle reposerait sur des

observations anthropologiques et sociologiques mal comprises et relèverait du sophisme

naturaliste. D’autre part, on peut soutenir que la théorie défendue n’implique pas réellement

le relativisme moral, mais bien une certaine forme d’objectivisme.

118

Je fais une distinction entre subjectivisme et relativisme. Les théories métaéthiques auxquelles on adhère

peuvent impliquer deux « degrés » de relativisme. Et l’un d’entre eux n’implique pas que ce soient les

croyances subjectives des individus qui rendent les jugements moraux vrais ou faux. Il y a premièrement un

relativisme subjectiviste : la vérité des jugements moraux dépend des croyances personnelles des individus.

C’est le degré de relativisme impliqué par ma théorie métaéthique et celle de Jesse Prinz (2007). Et il y a

deuxièmement un relativisme culturel : ce qui rend les jugements moraux vrais ou faux, ce sont les normes

culturelles partagées par les membres d’une communauté. C’est le degré de relativisme impliqué par une

théorie constructiviste comme celle de David Copp (2005, pp. 274-277).

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62

J’offre une réponse à ces deux objections. Premièrement, la théorie métaéthique

défendue ne commet pas le sophisme naturaliste ; elle n’est pas développée en partant du

constat du relativisme descriptif qu’elle tenterait de justifier. Deuxièmement, il est explicité

que la théorie métaéthique développée ne nie pas l’objectivité en général. Mais cela

n’empêche pas qu’elle puisse nier l’existence d’un cadre de référence moral unique et

objectif ; ce sont des questions de deux ordres différents.

Une fois cette clarification faite, nous pouvons nous attaquer à deux objections

traditionnelles contre le relativisme moral : l’incohérence apparente du relativisme et la

présumée existence de valeurs morales universelles.

La première objection implique deux volets. Premièrement, le relativisme serait

incohérent, car en adhérant au relativisme, il serait par le fait même impossible d’affirmer

que cette position est objectivement et universellement vraie. Et deuxièmement, il serait

incohérent, car en soutenant qu’un jugement peut être à la fois vrai et faux, il est en conflit

avec la loi de non-contradiction.

Contre cette première objection, je soutiens qu’il n’est pas incohérent pour un

relativiste métaéthique de soutenir l’objectivité d’un énoncé métaéthique du type « il existe

une pluralité de systèmes moraux valides et ce qui fait que les jugements moraux sont vrais

ou faux est relatif aux cadres de référence qui les soutiennent ». C’est qu’il faut faire la

distinction entre deux ordres de questions ; l’affirmation du relativiste métaéthique ne

s’applique pas à tous les jugements, mais seulement aux jugements moraux. J’explique par

la suite en quoi le relativisme métaéthique n’est pas en conflit avec la loi de non-

contradiction, car il faut reconnaître l’inévitabilité d’un cadre de référence dans tous les

énoncés moraux. Ainsi, lorsque j’affirme que le jugement moral « il est mal de manger de

la viande » peut être vrai ou faux, ce n’est pas exactement un même énoncé qui est vrai ou

faux, mais deux énoncés différents faisant référence à deux cadres de références différents

(souvent implicites) : les croyances morales subjectives de différents individus.

En ce qui a trait à la seconde objection, j’explique en quoi le réalisme

phénoménologique subjectiviste permet d’expliquer la convergence de nombreux

jugements moraux ; il est donc possible de tenir compte de cette convergence sans avoir à

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63

abandonner une théorie relativiste en faveur d’une position impliquant l’universalisme

moral.

Relativisme descriptif et relativisme métaéthique

De façon générale, le relativisme moral affirme la validité de la position suivante :

« le jugement moral M est vrai (ou faux) relativement aux croyances morales de X ». Dans

cet énoncé, X peut représenter différents cadres référentiels selon la théorie relativiste à

laquelle nous adhérons. Ce cadre peut aller de l’individu seul à une culture communément

partagée119

.

Mais le terme « relativisme moral » est équivoque ; celui-ci peut être compris de

différentes façons qui vont parfois au-delà de l’énoncé précédemment présenté. En fait, il

est possible d’adhérer à deux grandes familles de relativisme moral : le relativisme

descriptif et le relativisme métaéthique120

.

Le relativisme descriptif soutient que notre examen des différentes cultures qui ont

existé et qui existent toujours nous force à admettre l’existence – passée ou actuelle – d’une

pluralité de systèmes moraux différents et souvent incompatibles. Pour les relativistes

descriptifs, il s’agit d’un état de fait empirique qu’on ne peut nier.

De son côté, le relativisme métaéthique ne porte pas sur un état de fait empirique,

mais plutôt sur une thèse épistémologique. Ce dernier soutient qu’il n’existe pas de vérité

morale objective et indépendante du point de vue des cultures et individus.

Conséquemment, il n’existe pas de faits objectifs pouvant universellement justifier la vérité

d’un jugement moral. Les jugements moraux sont nécessairement relatifs à un cadre de

référence : les croyances d’un individu ou d’une culture. C’est toujours ce cadre qui permet

de déterminer si un jugement moral est vrai ou faux. Pour le relativisme métaéthique, il ne

s’agit pas d’un simple fait empirique, mais du fonctionnement objectif du phénomène

moral. Selon une telle conception, le jugement moral « il est mal de mentir » peut être vrai

119

Swoyer, 2010, Section 1.1. 120

Gowans, 2011, p. 393, 2012 ; Moser et Carson, 2001, Introduction ; Prinz, 2007, Section 5.1.1. Swoyer

(2010) parle de « relativisme normatif » par opposition au « relativisme descriptif », mais la description

qu’il fait du « relativisme normatif » est la même que celle du relativisme métaéthique.

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64

pour un individu, en fonction de son cadre de référence, et faux pour un autre individu, si ce

dernier ne partage pas le même cadre.

Bien qu’elles soient distinctes et indépendantes, les deux thèses ne sont pas sans

influence l’une sur l’autre. Par exemple, un relativiste métaéthique peut faire appel à l’état

de fait empirique relevé par le relativisme descriptif pour corroborer sa position

épistémologique. Inversement, un relativiste descriptif peut partir de cette prémisse pour

tenter de développer une théorie métaéthique impliquant le relativisme métaéthique plutôt

que l’universalisme moral.

Néanmoins, si le relativisme métaéthique (dans le cas où il serait avéré) implique et

explique le relativisme descriptif, il faut reconnaître que le relativisme descriptif n’implique

pas le relativisme métaéthique. En effet, dans ce dernier cas, ce serait passer de l’être (un

état de fait empirique) au devoir être (ce que doivent être les jugements moraux). Comme le

font remarquer Moser et Carson121

, même en soutenant que le relativisme descriptif est

vrai – ce qui peut être contesté –, il est tout à fait concevable que plusieurs individus – voire

tous – aient été dans l’erreur jusqu’à présent. Ainsi, si empiriquement nous pouvons

démontrer qu’il existe plusieurs systèmes moraux différents et incompatibles, cela

n’implique pas que ces systèmes soient vrais et qu’il n’existe pas une vérité morale

objective à laquelle nous devrions tous nous conformer122

.

Le relativisme phénoménologique subjectiviste : une théorie relativiste

Le relativisme métaéthique n’est pas une position métaéthique en tant que telle, mais

plutôt la conséquence d’une position métaéthique à laquelle nous adhérons. En effet, pour

se réclamer du relativisme métaéthique (ou pour en être « accusé123

»), il faut premièrement

soutenir une certaine conception de ce qu’est un jugement moral ; il faut donc adhérer à une

position métaéthique. C’est à partir de cette position métaéthique que nous pouvons ensuite

121

Moser et Carson, 2001, p. 4. 122

Rachel, 2001, pp. 56-57. 123

Christopher Gowans souligne à juste titre que « le relativisme moral a la caractéristique inhabituelle – à la

fois à l’intérieur de la philosophie et à l’extérieur de celle-ci – d’être attribué aux autres, pratiquement

toujours comme une critique, beaucoup plus souvent qu’il n’est explicitement professé par quiconque »

(2012, Introduction. Je traduis de l’anglais).

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65

soutenir qu’un jugement moral peut être vrai ou « correct124

», tout en soutenant que cette

vérité (ou cette rectitude) est nécessairement relative à un cadre de référence pouvant

légitimement varier.

Le fait que le relativisme soit la conséquence d’une position métaéthique plutôt

qu’une position métaéthique à part entière n’est pas sans implication. En effet, avant même

de s’opposer au relativisme métaéthique, il est possible de critiquer la validité de la position

métaéthique de celui qui défend une position relativiste. Une telle critique vise à démontrer

que la question du relativisme moral n’est pas pertinente parce que celle-ci découle d’une

incompréhension de ce qu’est un véritable jugement moral.

Carl Wellman fait cette critique à ceux qui soutiennent que les jugements moraux

peuvent être assimilés aux mœurs des différentes cultures125

. Pour Wellman, il est vrai que

les mœurs sont relatives aux cultures, mais puisque les jugements moraux ne relèvent pas

des mœurs, un tel constat n’implique aucunement le relativisme métaéthique. Wellman

reproche à de telles positions « métaéthiques » de ne pas reposer sur une réflexion

proprement métaéthique, mais plutôt sur de mauvaises interprétations de constats

anthropologiques et sociologiques126

. Bref, il ne faut pas faire du relativisme descriptif un

état de fait impliquant nécessairement le relativisme métaéthique.

On pourrait tenter d’infirmer le réalisme phénoménologique subjectiviste à partir

d’une telle critique, mais ce ne serait pas une tentative fructueuse. En effet, telle qu’elle est

expliquée, l’expérience morale n’est aucunement définie en partant du constat

anthropologique et sociologique qu’il existe plusieurs systèmes moraux et qu’il faut donc

expliquer ce phénomène par une théorie relativiste. C’est plutôt l’inverse ; le phénomène

moral est décrit en premier lieu, avant même de constater les implications relativistes qui en

découlent. L’expérience morale est ici définie comme une expérience émotionnelle

commune à tous les êtres humains. Mais selon la théorie développée, rien ne justifie que

nous devons tous avoir les mêmes expériences émotionnelles en fonction des mêmes

124

Le terme « correct » est ici employé pour inclure les positions non cognitivistes qui n’acceptent pas que les

jugements moraux puissent être vrais ou faux, mais qui admettent qu’ils peuvent être « corrects » ou

« incorrects » (Horgan et Timmons, 2006, p. 80). 125

Wellman, 2001, pp. 108-109. 126

Ibid., pp. 107-108.

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situations. Le constat du relativisme descriptif est expliqué par cette théorie métaéthique,

mais ce constat ne sert pas de point de départ à cette théorie ; il en est plutôt une

conséquence.

Relativisme moral et objectivité

Tous ceux qui soutiennent une théorie métaéthique ayant pour conséquence que « le

jugement moral M est vrai (ou faux) relativement aux croyances morales de X » doivent

être associés au relativisme métaéthique, mais tous ne s’entendent pas à savoir si leur

théorie implique bel et bien cette conséquence.

D’une part, certains philosophes nient être relativistes alors qu’ils sont catalogués

comme tels par d’autres. Un exemple de cette situation nous est donné par Philippa Foot

qui affirme que les théories non cognitivistes ont nécessairement des implications

relativistes. Selon elle, les émotivistes et les prescritivistes seraient tous voués au

relativisme. Néanmoins, un émotiviste comme Charles Stevenson nie défendre une telle

position127

et des expressivistes comme Terry Horgan et Mark Timmons se défendent aussi

contre une telle affirmation128

.

D’autre part, certains philosophes affirment être relativistes, bien qu’ils conçoivent

que leur théorie pourrait être considérée autrement. C’est le cas d’un défenseur du

relativisme métaéthique comme David Velleman. Il conçoit que la thèse qu’il défend

pourrait ne pas être considérée relativiste par d’autres philosophes, mais il maintient que

celle-ci doit bel et bien être comprise comme une théorie relativiste129

.

Une critique du genre pourrait être adressée au réalisme phénoménologique

subjectiviste. Si j’affirme qu’il s’agit d’une théorie relativiste, cette affirmation pourrait être

contestée.

Selon le réalisme phénoménologique subjectiviste, l’expérience de ce que nous

appelons la moralité est commune et partagée d’un point de vue phénoménologique ; c’est

127

Foot, 2001, p.189. 128

Horgan et Timmons, 2006. 129

Velleman, 2013, pp. 63-69.

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par l’expérience de certaines émotions morales particulières que nous vivons tous la

moralité. À partir de ces expériences, nous pouvons projeter, par notre imagination, les

émotions morales particulières positives ou négatives qui nous assaillent en fonction de

certaines situations ; ces projections sont ce que nous appelons nos croyances morales. Une

croyance morale vraie consiste à correctement associer l’expérience subjective d’une

émotion morale à une situation donnée. Conséquemment, puisque ce qui rend les croyances

morales vraies ou fausses dépend des dispositions émotionnelles propres à chaque individu,

je soutiens qu’il s’agit d’une théorie métaéthique subjectiviste et relativiste. En effet, elle

répond parfaitement à la proposition « le jugement moral M est vrai (ou faux) relativement

aux croyances morales de X », où X est un individu donné.

Ceci étant dit, la théorie métaéthique défendue implique en fait une proposition

relativiste un peu plus sophistiquée, à savoir : « le jugement moral M est vrai relativement

aux croyances de l’individu X, si X associe correctement l’expérience subjective d’une

émotion morale à une situation donnée ».

À la lumière d’une telle proposition, on pourrait argumenter que ce qui fait que M est

vrai ou faux, ce n’est par les croyances de l’individu X sur ses expériences émotionnelles,

mais plutôt un fait objectif : l’individu associe-t-il correctement une émotion à une

situation ?

Dans ce sens, un individu X (disons Menteur) pourrait affirmer que le jugement moral

M, « mentir dans le but unique de préserver son intérêt personnel est mal », est vrai, et un

individu Y (disons Spectateur) pourrait lui faire remarquer que ce qu’il dit est faux. Ce

serait le cas si Spectateur a auparavant vu Menteur dans des situations où M se produisait,

et dans ces situations, Menteur ne semblait nullement manifester une émotion morale (le

mépris, la colère, le dégoût, la culpabilité ou la honte, selon le modèle de Prinz). Par

exemple, si Menteur affirme adhérer au jugement moral M, alors que Spectateur sait

pertinemment que Menteur ment constamment dans le but de préserver son intérêt

personnel et qu’il ne ressent aucune culpabilité ou honte à agir ainsi (du moins de ce que

Spectateur peut constater), alors Spectateur est en mesure de dire que le jugement moral M

fait par Menteur est faux. Bref, ce n’est pas la simple affirmation d’un individu qui fait

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qu’un jugement moral est vrai ou faux, mais bien un fait objectif : l’expérience de certaines

émotions morales dans une situation donnée.

Cette objection « objectiviste » n’est pas sans intérêt, mais selon moi elle fait

abstraction du point central défendu par le relativisme métaéthique. Le relativisme

métaéthique ne soutient pas que tout est relatif et qu’il n’existe aucun énoncé pouvant être

vrai ou faux d’un point de vue objectif. En effet, un relativiste métaéthique soutenant le

réalisme phénoménologique subjectiviste doit admettre que la vérité de l’énoncé pris dans

son ensemble peut être attestée d’un point de vue objectif.

Ce que le relativiste métaéthique soutient, c’est que tout jugement moral doit

impliquer (souvent de façon implicite) un cadre de référence qui peut légitimement varier ;

c’est ce cadre qui est relatif. Ainsi, s’il n’est pas faux de considérer que pour un cadre de

référence X donné, il existe une réponse objective à la question « le jugement moral M est-il

vrai pour le cadre de référence X ? », il ne faut toutefois pas conclure que la vérité des

jugements moraux n’est pas relative. Le point central du relativisme métaéthique est que le

cadre de référence pouvant attester de la vérité des jugements moraux n’est pas unique et

que celui-ci peut légitimement varier (d’un individu à l’autre, dans le cas de la théorie

subjectiviste ici défendue).

En résumé, le réalisme phénoménologique subjectiviste est une théorie métaéthique

valable et véritablement relativiste (d’un point de vue métaéthique). Elle n’a pas pour point

de départ le relativisme descriptif qu’elle tenterait de justifier à partir de constats

anthropologiques et sociologiques mal compris. Et, bien que la vérité d’un jugement moral

puisse être attestée d’un point de vue objectif pour un cadre de référence donné, il n’en

demeure pas moins que cette théorie demeure relativiste. Elle implique que la vérité des

jugements moraux est nécessairement relative à un cadre de référence : l’expérience

émotionnelle des individus. Ce cadre de référence permettant d’attester de la vérité d’un

jugement moral peut légitimement varier en fonction des individus, sans que ceux-ci soient

dans l’erreur.

Cette clarification étant faite, je peux maintenant répondre à deux des principales

objections faites contre le relativisme métaéthique. Je démontrerai premièrement en quoi le

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relativisme métaéthique n’est pas incohérent d’un point de vue conceptuel. Puis je

répondrai ensuite aux objections qui tentent d’infirmer le relativisme en soulignant que les

jugements moraux ne sont pas multiples et divergents, mais, au contraire, universellement

convergents.

Première objection : une position incohérente

L’une des principales objections contre le relativisme moral est l’idée selon laquelle

le relativisme moral serait une position conceptuellement incohérente. Gilbert Harman – un

relativiste notoire – résume cette objection de la façon suivante :

Il est vrai que plusieurs philosophes que j’ai étudiés ont semblé, pour une raison ou

une autre, eux-mêmes désirer éviter l’appellation de « relativistes ». Ceci était

habituellement accompli en définissant le relativisme moral comme une position

explicitement incohérente ; par exemple, la vision selon laquelle il n’existe aucune

vérité morale et aussi que tous doivent suivre les dictats de leurs groupes, alors que

cette dernière affirmation est justement prise comme une vérité morale

universelle130

.

Bref, pour affirmer la validité du relativisme, il faut minimalement affirmer un fait

objectif : le relativisme est objectivement valide. Il semble donc y avoir

incohérence. Comment une position soutenant que tous les jugements moraux sont relatifs

peut-elle elle-même soutenir que ce jugement est objectif ? En fait, l’incohérence n’est

qu’apparente. C’est que l’affirmation soutenant le relativisme des jugements moraux ne

relève pas elle-même d’un jugement moral. Comme le souligne Thomas Scanlon :

[Le relativisme] peut être formulé comme une affirmation à propos des jugements

d’un certain type, et l’assertion du relativisme pour les jugements d’un type A peut

elle-même ne pas relever d’un jugement de ce type. Une assertion à propos du

relativisme moral, par exemple, peut elle-même ne pas être un jugement moral,

conséquemment, ne pas être un jugement à propos duquel le relativisme défendu

s’applique131

.

Bref, l’affirmation du relativiste moral ne s’applique pas à tous les jugements, mais

seulement aux jugements moraux. Le relativisme moral ne vise pas à soutenir que toute

théorie métaéthique et toute explication sont relativement vraies ou fausses, mais tout

130

Harman, 2001, p. 165. Je traduis de l’anglais. 131

Scanlon, 2001, p. 143. Je traduis de l’anglais.

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simplement que les différentes théories normatives peuvent être vraies ou fausses, car leur

validité dépend toujours d’un cadre de référence pouvant varier. Le relativiste peut donc

légitimement soutenir l’objectivité d’un énoncé du type « il existe une pluralité de systèmes

moraux valides et ce qui fait que les jugements moraux sont vrais ou faux est relatif aux

cadres de référence qui les soutiennent ». Un tel jugement ne relève pas d’un jugement

moral, mais plutôt d’un énoncé métaéthique, soit un énoncé qui vise à décrire

objectivement le phénomène moral. Cet énoncé est une réponse objective à une question

morale du deuxième ordre. Il s’agit d’une question d’un ordre différent d’une question du

type « est-il mal de mentir ? », qui, elle, est une question morale du premier ordre.

L’objection de l’incohérence confond la distinction entre des questions de trois ordres

différents : l’épistémologie (dans son sens large, pas seulement l’épistémologie morale), la

métaéthique et l’éthique normative. Pour qu’une théorie métaéthique ait un sens, il faut

nécessairement qu’elle puisse reposer sur certaines bases objectives. Celui qui avance une

théorie métaéthique relativiste ne le fait pas en affirmant que la véracité de la théorie qu’il

soutient est elle-même relative. Il juge au contraire que sa théorie est une représentation

adéquate et objective du phénomène moral.

Ce que le relativiste métaéthique dit plutôt, c’est que les systèmes développés en

éthique normative peuvent tous être valides, pour autant qu’il y ait des individus ou des

cultures qui adhèrent sincèrement à ces systèmes. Le caractère véridique des réponses

données aux questions morales du premier ordre est donc relatif au cadre de référence

auquel le jugement moral fait implicitement référence. Mais dans cette affirmation, il n’est

pas dit que toutes les théories métaéthiques sont vraies. Les réponses données aux questions

morales du second ordre – par exemple, « un jugement moral exprime-t-il une croyance ou

une émotion ? » – ne sont pas relatives.

En fait, même un nihiliste métaéthique affirme quelque chose d’objectif à propos de

la moralité ; il affirme que l’énoncé « les jugements moraux ne relèvent ni d’une expérience

commune132

, ni de propriétés morales substantielles » est objectivement vrai.

132

Tel qu’expliqué au premier chapitre, « l’illusion » de la moralité décrite par les théoriciens de l’erreur n’est

pas considérée comme une expérience phénoménologique universelle. En effet, le type d’illusion ici en

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Bref, lorsque nous faisons de la métaéthique, nous tenons pour acquis que nos

affirmations et théories reposent sur un système – le langage, la logique, et une théorie de la

vérité, entre autres – permettant d’avancer des énoncés vrais et objectifs, et non pas relatifs.

Ce n’est pas qu’il est impossible de dire que la vérité d’une théorie métaéthique dépend

aussi d’un cadre de référence, mais dans un tel cas, nous ne faisons plus de la métaéthique,

mais plutôt de l’épistémologie (au sens large, pas seulement de l’épistémologie morale).

Nous nous posons des questions sur les critères de vérité de tout énoncé et de toute théorie

pouvant être formulée. Ce sont là des questions qui vont au-delà de la métaéthique

(comprise ici comme l’étude du phénomène moral).

Une chose ne peut être à la fois vraie et fausse

Si nous admettons qu’un relativiste peut affirmer sans incohérence que sa théorie

métaéthique est vraie et que ce fait n’est pas relatif, un autre argument pèse contre lui : la

loi de non-contradiction. Celle-ci stipule qu’une même chose ne peut pas à la fois être vraie

et fausse133

; conséquemment, un jugement moral ne peut être à la fois vrai et faux. Ainsi,

puisque le relativisme soutient précisément qu’un jugement moral peut être à la fois vrai et

faux, celui-ci violerait le principe de non-contradiction ; il s’agit d’une position

intenable134

.

Pour répondre à un tel argument, le relativiste doit mettre en évidence qu’un jugement

moral n’est jamais vrai ou faux en lui-même ; il est toujours vrai ou faux relativement à un

cadre de référence. Si le cadre de référence n’est pas explicitement mentionné dans un

énoncé, celui-ci est en fait toujours implicite ; il faut s’en remettre au contexte dans lequel

est formulé l’énoncé pour déterminer le bon cadre de référence135

.

À cette réponse, un objectiviste peut alors rétorquer qu’il ne s’agit pas d’une position

relativiste, puisque si le contexte change d’un énoncé à l’autre, nous sommes finalement en

présence d’énoncés différents. Ce n’est donc pas une même chose qui peut être vraie ou

cause suppose une construction humaine fictive qui varie en fonction des individus et cultures qui ont

construit cette fiction. 133

Horn, 2012. 134

Lyons, 2001. 135

Scanlon, 2001, pp. 144-145.

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fausse, mais deux choses différentes. Lorsque deux individus sont en désaccord au sujet du

jugement moral qu’il convient d’adopter dans une situation donnée, ils ne parlent pas

exactement de la même chose ; ils ont en fait deux débats distincts reposant sur des

prémisses différentes136

(selon leur cadre de référence).

Selon David Velleman, c’est exactement là la bonne caractérisation du relativisme

métaéthique. Contrairement à ce que certains relativistes et antirelativistes soutiennent, le

relativisme métaéthique n’implique pas la nécessité de « désaccords sans erreurs »

(faultless disagreement137

). En fait, pour un relativiste métaéthique, il est tout à fait possible

de considérer qu’il n’y a jamais de « véritable » désaccord moral (au sens de « désaccords

sans erreurs »), puisque les individus ne font tout simplement pas référence aux mêmes

prémisses et aux mêmes expériences lorsqu’ils sont en désaccord.

Ainsi, il est vrai que certains désaccords moraux peuvent être résolus. C’est ce qui se

produit lorsqu’on convainc un individu partageant un cadre de référence semblable au nôtre

qu’il a oublié de considérer certains aspects de la question ou qu’il se trompe sur certains

points. Mais pour un relativiste métaéthique, le point central de sa position est que les

croyances et prémisses sur lesquelles reposent les jugements des individus ne pourront

jamais complètement converger. Contrairement à ce que certains objectivistes cherchent à

défendre – que ce soit en faisant appel à une vérité morale objective que nous pourrions

découvrir138

ou au rôle unificateur d’une rationalité idéale vers laquelle l’humain peut

tendre139

–, le relativiste soutient qu’il n’existe pas de cadre de référence universellement

valide à partir duquel nous pouvons tous valider nos jugements moraux. Sans un tel cadre,

il est très peu probable que les prémisses et les expériences qui forment notre cadre de

référence convergeront toutes vers un point commun dans un futur quelconque. Dans cette

136

Moody-Adams, 2001, pp. 97-99 ; Wellman, 2001, p. 114. Brandt souligne à juste titre qu’il est en pratique

très difficile de savoir si les gens débattent réellement du même point lorsqu’il y a des désaccords moraux.

Il est toujours possible de supposer qu’à partir d’une même situation, les gens débattent en fait en fonction

de deux interprétations distinctes reposant sur des croyances différentes (2001, pp. 28-29). 137

Velleman, 2013, pp. 2 et 25. Un « désaccord sans erreur » est un désaccord sur la véracité d’une même

proposition (la proposition est vraie pour un parti et fausse pour l’autre) où les deux partis en désaccord

ont toutefois chacun véritablement raison, bien que l’on considère exactement les mêmes faits et les

mêmes prémisses pour parler de cette proposition. Ceci revient à dire qu’une seule et unique proposition

peut être à la fois vraie et fausse, ce qui se manifeste à notre esprit comme étant impossible. 138

C’est la stratégie des réalistes moraux substantiels. 139

C’est la stratégie adoptée par une rationaliste comme Michael Smith dans The Moral Problem (1994).

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optique, plusieurs « désaccords moraux » demeureront toujours sans solution, au sens où

nous ne pourrons pas nous mettre en accord sur les prémisses et croyances devant être

admises pour fonder nos jugements moraux.

Néanmoins, il ne s’agit pas non plus de soutenir que l’existence de n’importe quel

système moral est également probable et que tous les systèmes moraux se développent de

façon complètement arbitraire. D’une part, le relativiste ne nie pas que certains types de

comportements soient peu propices à devenir des comportements moraux. D’autre part, il

ne nie pas que les cadres de référence s’influencent continuellement entre eux et que ceux-

ci puissent converger sur différents points. En fait, des relativistes comme Velleman et

Prinz soutiennent que des convergences sont très probables lorsqu’elles touchent certains

points spécifiques de notre expérience140

. Malgré tout, ce que le relativiste maintient, c’est

qu’il existera toujours des divergences majeures entre les conceptions du monde des

cultures et des individus. Conséquemment, les normes morales qui en découlent seront

toujours différentes et relatives à chacune des conceptions du monde propres aux cultures et

aux individus141

.

En résumé, il est vrai que deux individus en désaccord sur le jugement moral qu’il

convient d’adopter dans une situation donnée ne parlent pas exactement de la même chose ;

ils ont en fait deux débats distincts reposant sur des prémisses différentes (selon leur cadre

de référence). Mais cela n’infirme pas pour autant le relativisme moral. En effet, il est

possible de soutenir qu’un jugement moral repose nécessairement sur un cadre de référence

(souvent implicite), mais qu’il n’existe pas de cadre de référence universellement valide à

partir duquel nous pouvons tous valider nos jugements moraux. Les cadres de référence

peuvent légitimement varier en fonction des individus et des cultures. Ainsi, il est illusoire

de croire que les croyances morales convergeront vers un seul point commun et que tous

partageront éventuellement le même cadre de référence.

140

Voir Velleman, 2013, pp. 64-66 pour quelques exemples à ce sujet. Le chapitre 7 de The Emotional

Constructions of Moral de Jesse Prinz (2007) est aussi principalement consacré à cette question. 141

Prinz, 2007 ; Velleman, 2013 ; Wong, 2006.

Page 82: Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les ......Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les oppositions métaéthiques Mémoire Hugo Tremblay Maîtrise

74

Seconde objection : la présumée existence de valeurs universelles

Pour Velleman, il est impossible de prouver l’argument relativiste selon lequel les

cadres de référence ne convergeront jamais complètement. Mais selon lui, l’inverse ne peut

également pas être prouvé. À plusieurs égards, les deux courants doivent s’en remettre à

certaines observations empiriques – et donc contingentes – pour tenter de faire valoir la

supériorité de leur théorie. Ainsi, selon Velleman, en fonction de ce que nous pouvons

constater des différentes sociétés qui ont existé et existent toujours, croire en la

convergence des croyances morales vers un point unique pèche par optimisme. Les faits

semblent plutôt exiger une certaine humilité face à cette possibilité, et la voie du

relativisme est la plus appropriée142

.

Ce constat de Velleman n’est pas unique. Plusieurs relativistes métaéthiques partent

du relativisme descriptif et des désaccords moraux à titre d’arguments empiriques indiquant

que le relativisme métaéthique est la bonne explication du phénomène moral. Partant de ces

observations empiriques et d’une conception matérialiste du monde, des relativistes comme

Harman soulignent qu’il est illusoire de croire que les principes moraux sont tous régis par

un ou quelques principes absolus, uniques et universels ; il n’y a aucun fait naturel qui

justifie une telle théorie et l’expérience tend à nous démontrer le contraire143

. Mais cet

argument est souvent retourné contre les relativistes par les objectivistes moraux. Ceux-ci

soulignent que les désaccords moraux ne sont qu’apparents. Lorsqu’on étudie attentivement

les faits, toutes les conclusions morales divergentes ne seraient au final que des

interprétations divergentes des mêmes valeurs universelles.

C’est précisément le genre d’arguments que font valoir James Rachel et Carl

Wellman144

. Pour ces derniers, les interprétations morales divergentes sont causées par

l’interprétation de valeurs morales universelles appliquées dans des contextes différents.

Rachel explique la chose de la façon suivante :

Nous ne pouvons pas conclure, de ce fait, seulement parce que les coutumes

diffèrent, qu’il existe un désaccord à propos des valeurs. Les différences de

142

Velleman, 2013, pp. 3 et 45. 143

Harman, 2001, pp. 172-178. 144

Rachel, 2001 ; Wellman, 2001.

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75

coutumes peuvent être attribuées à d’autres aspects de la vie sociale. En fait, il

pourrait y avoir moins de désaccords à propos des valeurs qu’il ne semble y en

avoir.

Considérez encore une fois les Eskimos, qui tuent souvent des enfants parfaitement

normaux, spécialement les filles. Nous n’approuvons pas de telles pratiques ; un

parent qui tue un bébé dans notre société serait enfermé. À ce point, il semble y

avoir de grandes différences entre les valeurs de nos deux cultures. Mais

demandons-nous pourquoi les Eskimos agissent ainsi. L’explication n’est pas que

les Eskimos ont moins d’affection pour leurs enfants ou moins de respect pour la vie

humaine. Une famille eskimo protégera toujours ses bébés si les conditions le

permettent. Mais ils vivent dans un environnement hostile, où la nourriture n’est

disponible qu’en petite quantité. […] Une famille pourrait désirer nourrir ses bébés

mais être incapable d’y parvenir. […]

Ainsi, pour les Eskimos, l’infanticide ne signale pas une attitude différente par

rapport aux enfants. Au contraire, il s’agit plutôt d’une mise en évidence que des

mesures radicales sont parfois nécessaires pour s’assurer de la survie de la famille.

[…] Les valeurs des Eskimos ne sont pas si différentes de nos valeurs. C’est tout

simplement que leurs conditions de vie leur imposent des choix que nous n’avons

pas à faire145

.

Ainsi, selon Rachel, toute culture sera inévitablement amenée à respecter certaines

valeurs universelles si elle veut persister dans le temps. Mais cela n’empêche pas que ces

valeurs puissent se manifester de différentes façons lorsque vient le temps de les concrétiser

dans différents contextes. « Les règles contre le mensonge et le meurtre en sont deux

exemples146

». Bien que ce qui est considéré comme relevant du mensonge ou du meurtre

peut varier d’une société à l’autre, dans tous les cas, les règles contre ces actions ont pour

but de concrétiser des valeurs comme l’importance de l’entraide ainsi que l’importance du

respect de la vie des membres de notre communauté147

.

Bien que l’observation de Rachel est en grande partie fondée, elle n’infirme pas pour

autant le relativisme moral. Rachel affirme lui-même que, bien qu’il faille ultimement

rejeter le relativisme moral, de nombreuses pratiques que nous jugeons « morales » relèvent

finalement plutôt de conventions sociales148

. Et selon Rachel, dans le cas des conventions

sociales, le relativisme est une théorie avérée, car « objectivement parlant, [une convention

145

Rachel, 2001, pp. 59-60. Carl Wellman emploie exactement le même exemple (2001, pp. 111-112). 146

Rachel, 2001, p. 61. Je traduis de l’anglais 147

Idem. 148

Ibid, pp. 64-65.

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76

sociale] n’est ni bien ni mal – il n’existe pas de raisons objectives qui justifieraient qu’une

coutume soit meilleure qu’une autre149

».

La stratégie est alors de soutenir qu’il n’y a pas de véritables distinctions ontologiques

entre les valeurs morales et les normes conventionnelles, mais plutôt une distinction de

degré. Dans les deux cas, la transgression de ces normes nous fait vivre des émotions

morales, mais à une intensité différente. Si, pour une culture donnée, une norme relève plus

de la convention sociale que de la moralité, la transgression de cette règle suscitera une

émotion morale de degré moindre que si l’on transgressait une norme morale, et cette

émotion morale sera habituellement celle de la honte (puisque nous enfreignons « l’ordre

naturel » des choses tel que défini par notre société). Les normes morales et les normes

conventionnelles sont donc relatives dans les deux cas.

Mais même en soutenant le relativisme métaéthique, il faut tout de même admettre

que d’une culture à l’autre, certaines normes sont généralement très similaires et

considérées comme relevant des valeurs morales plutôt que de conventions. Par exemple,

condamner la torture gratuite d’un membre de notre communauté relève pratiquement

toujours d’une valeur morale et jamais d’une convention sociale. Alors que d’un autre côté,

certains jugements varient beaucoup plus en fonction des sociétés. Par exemple, les normes

associées à la consommation de boissons alcoolisées semblent plus relever de conventions

sociales variant d’une société à l’autre plutôt que de valeurs morales.

Pour expliquer ce phénomène, il faut réviser le rôle de ce que Rachel appelle les

« valeurs universelles » – par exemple, l’importance du respect de la vie des membres de

notre communauté. Ces « valeurs universelles » ne sont pas des faits moraux, mais plutôt

des expériences généralement communes à tous les êtres humains – et non pas

nécessairement communes – qui orientent notre expérience des émotions morales. Ce que

ces valeurs mettent en évidence, c’est que notre expérience similaire du monde a pour

conséquence d’orienter nos comportements de façon similaire. Cette orientation partagée de

nos comportements est une des facettes qui explique l’origine et le fonctionnement de la

moralité, mais elle n’est pas le phénomène moral en tant que tel. En fait, cette orientation

149

Ibid., p. 65. Je traduis de l’anglais.

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77

commune peut être complètement modifiée par nos influences culturelles et nos

expériences de vie personnelles150

.

Le relativisme et la convergence culturelle des jugements moraux

À l’instar de la théorie métaéthique de Prinz, le réalisme phénoménologique

subjectiviste fait de l’individu le cadre de référence pour attester du caractère véridique

d’un jugement moral151

. Plus précisément, il fait de l’expérience de certaines émotions

spécifiques – des émotions dites morales, comme la culpabilité et la honte – ce qui peut

confirmer ou infirmer nos croyances à propos de situations que nous jugeons cause de ces

émotions. Par exemple, si un individu croit qu’il est mal de mentir, cela implique qu’il

devrait ressentir une émotion morale comme la culpabilité lorsqu’il ment.

Néanmoins, une telle théorie subjectiviste ne nie pas pour autant l’influence de la

société sur les individus152

. Le cadre de référence d’un individu ne peut jamais se

développer indépendamment du monde qui l’entoure. La culture dans laquelle il vit – ou

plutôt, les cultures dans lesquelles il vit153

–, les gens qui l’éduquent, ceux qui l’entourent,

joueront nécessairement un rôle dans la construction de son cadre de référence : « Nous

apprenons à être moraux en recevant une éducation morale, laquelle implique d’être

émotionnellement conditionnés par les gens autour de nous, incluant nos tuteurs, modèles

et pairs154

». Notre conception du monde et nos réactions face à celui-ci (particulièrement

nos réactions émotionnelles face à diverses situations) se développent toujours dans un

cadre intersubjectif.

150

Prinz, 2007, pp. 194-195. 151

Ibid., p. 183. 152

Ibid., Section 5.1.4. 153

Comme le fait remarquer Prinz (2007, p. 184), « la culture » dans laquelle nous vivons est en fait le fruit de

plusieurs influences et de l’adhésion à plusieurs groupes culturels différents. Néanmoins, par souci de

concision, j’emploierai généralement les termes de « culture » ou « d’influence culturelle » (et des

expressions similaires), au singulier, pour désigner l’influence de plusieurs groupes culturels sur la vie des

individus. 154

Prinz, 2007, p. 185. Je traduis de l’anglais.

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78

Si cela est vrai pour les jugements moraux, cela est aussi vrai pour l’ensemble de nos

jugements et de nos comportements. Comme le soutient Velleman155

, nous apprenons à

concevoir le monde et à interagir avec celui-ci à la lumière de ce qui nous est enseigné ; un

enseignement qui s’inscrit nécessairement dans certaines croyances sociales et culturelles

partagées. Ainsi, bien que le réalisme phénoménologique subjectiviste implique un

relativisme subjectiviste plutôt que culturel (puisque la vérité d’un jugement moral est

attestée par la réaction émotionnelle d’un individu, et non par l’ensemble des croyances

morales généralement admises par une culture donnée), il admet toutefois que l’influence

culturelle explique pourquoi les jugements moraux ne sont pas complètement différents

d’un individu à l’autre (lorsqu’ils appartiennent à la même culture).

Pourquoi certaines valeurs morales semblent-elles universelles ?

S’il est possible d’expliquer pourquoi les jugements moraux convergent chez les

individus d’une même culture, il faut aussi expliquer pourquoi plusieurs jugements moraux

convergent pour un grand nombre de cultures. À ce sujet, l’idée est de soutenir qu’en raison

d’une physiologie quasi universelle, les êtres humains font l’expérience de nombreuses

perceptions de façon quasi universelle (que ce soit par nos sens, nos émotions, nos

sentiments, etc.). Ces expériences pratiquement partagées par tous les êtres humains ont

donc pour conséquence de nous amener à agir de façon similaire dans de nombreuses

circonstances.

Par exemple, la peur est une expérience universelle que nous pouvons tous ressentir.

De même, l’aversion pour la douleur « inutile156

» et le désir de favoriser notre bien-être et

celui de nos proches sont aussi des expériences qui sont pratiquement universelles157

. Non

seulement nous faisons tous personnellement l’expérience de tels émotions et désirs, mais

nos interactions avec autrui nous permettent de comprendre que dans des circonstances

155

Velleman, 2013. Il s’agit du fil conducteur de l’œuvre, mais les deux chapitres les plus intéressants à ce

sujet sont les chapitres 3 et 4. 156

Par opposition à « utile », dans les cas où nous choisissons de supporter une certaine douleur dans l’espoir

d’atteindre un objectif. 157

L’idée étant ici d’identifier le principe plutôt que de l’exposer en détail, je n’entre pas dans une liste

exhaustive des expériences communes qui orientent nos comportements moraux ni dans une explication

de la raison d’être de ces expériences. À ce sujet, voir Prinz, 2007, chapitre 7.

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79

similaires, les autres individus vivent aussi ces expériences. Nous apprenons que ce que

nous désirons est généralement désiré par autrui, et ce que nous n’aimons pas n’est

généralement pas aimé par autrui.

À partir de ces expériences partagées, il pourrait sembler légitime de voir là la source

de valeurs universellement partagées par tous les êtres humains ; des valeurs comme le

respect des membres de notre communauté (communauté qui peut s’étendre à l’ensemble

des êtres humains, selon les conceptions du monde) et la solidarité entre membres d’une

même communauté. Néanmoins, je maintiens que ces valeurs dépendantes d’expériences

quasi universelles ne sont pas des faits moraux. Il est vrai que ces expériences orientent

fortement nos comportements, et ce, de façon généralement commune, mais il faut

reconnaître que cette orientation s’actualise toujours en fonction d’une certaine conception

du monde. Et comme cette conception du monde nous vient de la façon dont nous

percevons le monde, de nos expériences personnelles et des cultures dans lesquelles nous

vivons, il s’ensuit la chose suivante :

Les normes morales ne sont pas innées. Elles émergent plutôt de l’interaction entre

biologie et culture158

. Les dispositions comportementales reposant sur une biologie

donnée sont modelées par l’endoctrinement culturel, spécialement lorsque la taille

des groupes augmente. L’endoctrinement culturel peut modifier ces dispositions

comportementales de nombreuses façons, et, dans certains cas, complètement les

redéfinir.

En résumé, c’est par l’interaction entre nos expériences physiologiques communes et

le développement de nos conceptions du monde que nous apprenons à ressentir diverses

émotions morales en fonction de certaines situations (mentir, blesser physiquement ou

psychologiquement autrui, etc.). Les croyances morales ne sont pas immuables. À partir de

nos multiples rencontres, de ce que nous apprenons, de nos expériences personnelles et des

cultures dans lesquelles nous vivons, nos croyances morales évoluent.

Ainsi, si la plupart des cultures développent des valeurs morales condamnant les

agressions envers les membres de notre communauté, l’idée même de ce à quoi font

référence les concepts « d’agression » et de « membre de notre communauté » est

nécessairement dépendante de nos conceptions du monde. Dans certains cas, ces

158

Prinz, 2007, p. 274.

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80

conceptions peuvent varier à un point tel qu’il n’est plus possible de parler de valeurs

universelles, du moins sans faire appel à des conceptions si abstraites qu’elles n’ont plus

aucune véritable signification à nos yeux159

. Et pour diverses raisons, ce ne sont pas toutes

les cultures qui développeront de telles valeurs au sujet du respect des membres de leur

communauté. Plusieurs cultures ont développé des façons de vivre qui nous semblent

complètement en contradiction avec ces valeurs, peu importe comment nous tentons de les

interpréter160

.

En conclusion, il n’y a pas de faits moraux substantiels, mais seulement des

expériences communes en raison de notre physiologie commune. Ces expériences partagées

mènent souvent aux mêmes croyances et aux mêmes comportements moraux, mais le lien

n’est pas nécessaire. L’influence culturelle et l’expérience personnelle sont toujours ce qui

fait, au final, que nous vivons différentes émotions morales en fonction de diverses

situations.

159

Scanlon, 2001, p. 151. 160

Benedict, 2001.

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Conclusion

Jusqu’au milieu du siècle, les oppositions entre réalisme et antiréalisme puis entre

cognitivisme et non-cognitivisme permettaient d’obtenir une typologie intéressante des

théories métaéthiques. Néanmoins, ces oppositions posent aujourd’hui problème. Elles ne

permettent plus de correctement rendre compte des théories métaéthiques possédant des

caractéristiques propres à chacune des positions opposées.

Afin de défendre l’une de ces théories, le réalisme phénoménologique subjectiviste, le

premier chapitre visait à départager les différents fondements ontologiques que peuvent

impliquer les théories métaéthiques. En démontrant que l’idée « d’indépendance de

l’esprit » – une idée centrale à la question du réalisme moral – peut être comprise selon

deux sens différents – l’indépendance ontologique et l’indépendance épistémique – j’ai mis

en lumière trois genres distincts d’approches métaéthiques pour expliquer l’ontologie du

phénomène moral.

(1) Le réalisme moral substantiel : Les faits moraux sont ontologiquement

indépendants de l’esprit humain, et par le fait même, nous pouvons en avoir une

connaissance qui est épistémiquement indépendante de nous. À cet égard, la

moralité et les propriétés qu’elle suppose relèvent d’une réalité substantielle

indépendante de nous qui nous précède.

(2) Le réalisme moral phénoménologique : Les faits moraux dépendent de l’existence

de l’esprit humain (ils sont ontologiquement dépendants de nous), mais il existe

néanmoins une expérience morale partagée et non illusoire dont la connaissance

est épistémiquement indépendante de notre esprit. Ainsi, il existe une

connaissance morale objective qui n’est pas déterminée par l’être humain, mais

celle-ci porte sur la manière dont nous faisons l’expérience de ce que nous

appelons la moralité, et non pas sur des propriétés morales ontologiquement

indépendantes de nous.

Page 90: Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les ......Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les oppositions métaéthiques Mémoire Hugo Tremblay Maîtrise

82

(3) Le nihilisme moral métaéthique : Les faits moraux n’ont aucun fondement

ontologique indépendant de nous, et s’il existe une connaissance morale, celle-ci

est épistémiquement dépendante de nous. Dans ce dernier cas, l’ensemble de ce

que nous appelons la moralité est une construction humaine qui peut varier d’un

individu à un autre, ou d’un groupe d’individus à un autre.

À la lumière d’une telle tripartition, le second chapitre proposait une théorie

métaéthique subjectiviste exemplifiant les caractéristiques du réalisme phénoménologique :

le réalisme phénoménologique subjectiviste. En m’inspirant des thèses de Stéphane

Lemaire et Jesse Prinz, j’ai cherché à établir en quoi pouvait consister l’expérience morale

universellement partagée par tous les êtres humains. Selon la théorie établie, c’est en raison

de l’expérience de certaines émotions dites morales comme la colère, le mépris, le dégoût,

la culpabilité et la honte que nous pouvons former des désirs moraux, à savoir le désir

d’éviter de ressentir ces émotions morales négatives. Mais l’expérience du désir moral est

seulement la première condition de la moralité. La moralité dépend aussi d’une seconde

condition : le fait que nous soyons aptes à former des croyances à propos de ces désirs

moraux.

Ce faisant, une telle théorie réconcilie le cognitivisme et le non-cognitivisme moral en

rejetant la dichotomie qui oppose ces deux positions. Selon la théorie défendue, le désir

moral et la croyance morale ne sont pas réellement des entités distinctes, mais plutôt deux

façons de se rapporter à l’expérience subjective du désir moral : l’expérience du désir moral

telle qu’elle est vécue (le désir en tant que tel) se trouvant en constante relation avec

l’expérience du désir moral telle que nous projetons, par notre imagination, qu’elle est ou

sera vécue dans certaines situations (la croyance morale).

Le réalisme phénoménologique subjectiviste implique un relativisme métaéthique que

tous ne sont pas prêts à admettre. Pour défendre cette théorie contre les critiques habituelles

du relativisme métaéthique, j’ai soutenu dans le troisième chapitre que le relativisme

métaéthique n’est pas une position conceptuellement intenable et qu’il est possible de tenir

compte de la convergence de nombreux jugements moraux sans avoir à abandonner une

théorie relativiste en faveur d’une position impliquant l’universalisme moral.

Page 91: Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les ......Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les oppositions métaéthiques Mémoire Hugo Tremblay Maîtrise

83

L’argument central est que tout énoncé moral – et non pas tout énoncé tout court –

implique nécessairement un cadre de référence (souvent implicite) : les croyances morales

des individus. Mais comme l’expliquent David Velleman et Jesse Prinz, ce cadre de

référence ne se développe pas de façon arbitraire et indépendante d’un individu à l’autre.

Nous développons inévitablement notre cadre de référence à travers celui des autres et en

fonction de notre perception du monde. Ainsi, les cultures dans lesquelles nous évoluons

puis notre physiologie relativement commune font que nos réactions morales et

émotionnelles sont souvent convergentes.

Si le réalisme phénoménologique subjectiviste s’avouait finalement avéré, n’y a-t-il

pas un danger pour la moralité telle que nous la concevons habituellement ? Si nous ne

pouvons pas condamner les jugements qui nous semblent profondément immoraux d’un

point de vue objectif et universel, que pouvons-nous faire ?

La métaéthique ne faisant que décrire le phénomène moral, elle ne nous dit pas

directement comment nous devons nous comporter d’un point de vue moral. Par ailleurs,

puisqu’il s’agit d’une théorie relativiste, le réalisme phénoménologique subjectiviste auquel

nous adhérons met explicitement en lumière qu’il est possible et légitime d’adhérer à

différents systèmes moraux.

Néanmoins, cela ne revient pas à dire que nous pouvons tous agir de façon arbitraire,

et que peu importe les comportements que nous adoptons, ceux-ci seront moraux. Le

réalisme phénoménologique subjectiviste implique que les émotions morales éprouvées ne

relèvent pas seulement de ce que nous voulons qu’elles soient. Peu importe ce que nous

aimerions ressentir en fonction de diverses situations, nos émotions ne relèvent pas

seulement de notre libre volonté. Nous sommes conditionnés et influencés par nos

expériences, le milieu dans lequel nous vivons et les gens qui nous entourent. Ce faisant,

les émotions morales se manifestent en fonction de ce conditionnement et de cet

apprentissage. Par leurs actions et leurs paroles, les individus ont une influence sur nous ;

par les mêmes moyens, nous avons une influence sur eux et sur nous-mêmes. Dans ce sens,

la théorie défendue reconnaît que les jugements moraux sont des croyances et des

expériences qui se développent par des discussions et réflexions ; il s’agit d’une forme de

conditionnement qui peut prendre un certain temps à être pleinement intériorisé.

Page 92: Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les ......Le réalisme phénoménologique subjectiviste : repenser les oppositions métaéthiques Mémoire Hugo Tremblay Maîtrise

84

En comprenant mieux le phénomène moral, il nous est possible de mieux interagir

avec autrui d’un point de vue moral. En fonction des croyances d’autrui et de nos propres

croyances, nous pouvons débattre et chercher à établir un équilibre moral réfléchi qui

pourra éventuellement avoir une influence sur nos réactions émotionnelles et celles des

autres. Ce faisant, en fonction de nos expériences et de nos réflexions mutuelles, nous

pouvons plus facilement nous entendre sur les croyances morales qui nous semblent les

plus adéquates.

Ainsi, s’il est vrai que le réalisme phénoménologique subjectiviste ne peut pas

affirmer que la tolérance et la discussion réfléchie sont des règles morales universelles

auxquelles nous devons tous nous conformer161

, il n’empêche pas pour autant les individus

d’adhérer à ces règles. Il rend manifeste la pertinence de ces dernières, sans pour autant les

rendre moralement obligatoires d’un point de vue épistémiquement indépendant. Ceci étant

dit, rien ne nous empêche d’établir des obligations pour des raisons épistémiquement

dépendantes de nous. Nous sommes tous orientés par plusieurs perceptions communes du

monde, mais au final, en fonction de nos interactions avec autrui, c’est nous qui créons

collectivement le « monde moral » et l’influence qu’il a sur nous. À nous de le faire de

façon à mieux vivre personnellement et collectivement, même si cela ne veut pas dire la

même chose pour tous.

161

Il s’agit d’une autre des principales critiques faites aux théories relativistes. Moser et Carson, 2001, pp. 4-

5.

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