le radeau et la fusée

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     c on s i   d  e

    r  t h  a t  an d m e a s  ur  e ,m

     e a s  ur  e an d r  e c ei   v e t 

    h  e c ar mi  n e

    alan bogana

    &

    laurent schmid

    one gee in fog

    24.09.2015-22.10.2015

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    «You’re holding a tombstone in your hands. A bloody rock. Don’t drop it on yourfoot – throw it at something big and glassy. What do you have to lose?».

    Edward Abbey, Desert solitaire, a season in the Wilderness, 1968.

    L E RAD

    E A UE TL AF  U S E E  ,i   d 

     a s  o ul   ar  d 

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    LE RADEAU ET LA FUSEE

    Le parlement, le laboratoire, le musée, trois institutions des Lumières qui incarnent la caté-gorisation du savoir moderne et séparent spatialement le politique, les sciences et les arts.Entre ces lieux se répartissent les qualités. À l’art la sensibilité, le mystère, l’émotion, lesingulier. À la science la rigueur, la transparence, l’universel et la raison. Bien qu’il soit au- jourd’hui évident que ces définitions relèvent d’une caricature obsolète, Art et Science ontété communément associé à deux types d’images qui répondent de ces qualités.

    Ces deux images se présentent comme l’aboutissement parodique d’un partage plus complexeque Wilfrid Sellars nomme le ‘clash’ entre ‘l’image manifeste de l’homme-dans-le-monde’ et‘l’image scientifique’1. Au cœur de l’image manifeste, phénoménale, locale, se trouvent les

    ‘personnes’ et les ‘objets’. C’est l’image que travaille la philosophie traditionnelle. Pour au-tant, elle n’est ni a-scientifique, ni anti-scientifique2, et elle possède une capacité de révisionet de transformation. L’image scientifique émerge de l’image manifeste. Contrairement auperspectivisme central à l’image manifeste (du monde tel que nous le percevons), l’imagescientifique a pour enjeu de produire une description complète du monde (tel qu’il est réelle-ment) à travers l’étude et la découverte d’entités imperceptibles (atome, particule, etc). Bienque les deux images se posent en rivales, ce que propose Wilfrid Sellars, c’est de les consi-dérer comme deux perspectives partiales, et d’ouvrir à «une vision stéréoscopique, où deuxperspectives différentes sur un paysage fusionnent en une expérience cohérente »3. Bien queces deux images paraissent irréconciliables, tout l’enjeu de la philosophie contemporaineconsiste, selon Sellars, à les articuler.

    Ce mouvement synoptique que Sellars propose en philosophie suit la découverte en mathé-matiques et en physique, au 19e et 20e siècles, de l’existence de « vérités incompatibles » (phy-sique newtonienne vs physique quantique ; géométries euclidiennes vs non euclidiennes).Comment réconcilier l’image que l’on se fait du monde et sa réalité physique et mathéma-tique ? Comment penser à la fois depuis une expérience incarnée et locale des espaces abs-traits détachés de toute expérience individuelle ?

    L’art a souvent été positionné du côté de l’image manifeste (l’expérience de l’homme dans lemonde), lieu de l’expression subjective singulière, ou lié à l’image scientifique comme lieu deson illustration ou de sa représentation. Pourtant, ce que nous dit tout un pan de l’art et de laphilosophie moderne, c’est que l’art n’est pas condamné à ‘rendre sensible’ ce que la sciencenous révèle. Au contraire, l’art, en tant que générateur de connaissances, lieu d’une pensée

    plastique, peut être un terrain de complexification et d’articulation de ces deux échelles deréalité.

    Ici sont présentées deux images ou véhicules, situées aux deux pôles du spectre, et quetout semble opposer quant aux types d’espaces qu’elles adressent, aux modes d’orientationqu’elles proposent, et dont l’enjeu serait pourtant l’articulation : le radeau et la fusée.

    1 Wilfrid Sellars (1912-1989). Philosophy and the Scientific Image of Man, 1962.

    2 Voir « Wilfrid Sellars », 2011. Stanford Encyclopedia of Philosophy. En ligne.

    3 Wilfrid Sellars. Philosophy and the Scientific Image of Man. In Frontiers of Science and Philosophy. Ed. R.G. Colodny. Uni-versity of Pittsburgh Press, p. 40

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    Fernand Deligny. Image de radeau, extrait du film Fernand Deligny, à propos d’un film à faire. Un film deRenaud Victor, 1989. 67mn, Noir et Blanc. Edit ions Montparnasse.

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    QU’EST-CE QU’UN RADEAU ?

    « Un radeau, vous savez comment c’est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de ma-nière assez lâche, si bien que lorsque s’abattent les montagnes d’eau, l’eau passe à travers lestroncs écartés […] Quand les questions s’abattent, nous ne serrons pas les rangs – nous ne joignons pas les troncs – pour constituer une plate-forme concertée. Bien au contraire. Nousne maintenons du projet que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l’importanceprimordiale des liens et du mode d’attache, et de la distance même que les troncs peuventprendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu’il ne lâche pas. »4

    Embarcation précaire, plateforme constituée d’objets flottant qui doivent permettre la na-vigation, un radeau se construit sans modèle, sans plan, sans archétype. Lorsqu’il s’édifiedans une situation panique, sans gouvernail et dépourvu de moteur, il constitue pourtant ledernier espoir d’atteindre la terre ferme et de rejoindre la communauté des humains.

    Au cœur des Cévennes, dans le village de Monoblet, débute en 1967 la « tentative » de Fer-

    nand Deligny : la création d’un lieu de vie pour enfants autistes. Ces enfants qui viennentséjourner à Monoblet ont pour point commun de ne pas parler. Suivant les dynamiques del’antipsychiatrie, et suite à son expérience de la ‘Grand Cordée’5 « riche en sympathie hu-maine et en occasion d’‘être’ qu’il s’agit d’offrir aux exclus provisoires »6, Deligny ne consi-dère pas l’autisme comme une maladie (à réprimer ou rééduquer), mais comme un modede vie (à observer et saisir au vol). Les rapports soignants-soignés y sont horizontalisés, etl’unique enjeu tient dans la possibilité d’un vivre ensemble. Le terrain qu’explore Deligny estcelui des « aires de séjours » de ces enfants autistes.

    Depuis ce lieu d’expérimentations pédagogiques et institutionnelles, Deligny pose une ques-tion à la portée philosophique majeure : si l’on dit que le langage et la conscience réflexivedéfinissent ce qu’est l’humain, et si l’humain voit dans le ‘projet’, le ‘vouloir’ et la ‘réflexivi-

    té’ les conditions de son autonomie alors qu’en est-il des enfants autistes, sans voix et sansprojet ? L’œuvre de Deligny, inspiré par l’éthologie et la psychothérapie institutionnelle, et àtravers l’expérience quotidienne du rapport au monde de ces enfants autistes, consiste à s’in-téresser au langage à partir de la situation d’enfants mutiques et dans un mouvement retourà réfléchir aux outils et modalités d’une existence qui se situerait hors langage.

    À travers sa tentative institutionnelle (Monoblet), l’étude d’architectures animales (l’arai-gnée et sa toile), une pratique du dessin diagrammatique (les cartes et « lignes d’erre »), etl’association d’une réflexion théorique littéraire et d’une pratique du cinéma, il propose laconstruction d’une ‘image comme radeau’ et de ce qu’on pourrait appeler une raison éten-due à l’image.

    Face au désarroi d’un personnel non-spécialisé, ceux que Deligny nomme « les présencesproches », confronté à la violence que peut représenter le comportement d’enfants murésdans le silence, il suggère ainsi de commencer par observer et noter le comportement desenfants et leurs déplacements dans ‘l’aire de séjour’. Il s’agit de prendre l’empreinte, par le

    4 Fernand Deligny. Le Croire et le Craindre, 1978. Cité dans Cartes et Lignes d’erre, traces du réseau de Fernand Deligny, 1969-1979. Editions l’Arachnéen, 2013. p. 11.

    5 Deligny crée en 1948 l’association ‘la Grande Cordée’ dont le président est Henri Wallon et qui a pour enjeu la constitutiond’un réseau national d’accueil pour enfants et adolescents délinquants et psychotiques. Voir Fernand Deligny. « La grande cor-dée ». Enfance, tome 2, n°1, 1949. pp. 72-76.

    6 Fernand Deligny. « La grande cordée ». Enfance, tome 2, n°1, 1949. p.72.

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    dessin, et des séries de calques superposés, de leurs déplacements quotidiens. C’est un pre-mier geste d’orientation dans une situation panique. Ce qu’il nomme les « lignes d’erre », ceslignes d’errances qui ne peuvent coïncider avec nos registres classiques de signification, cor-respond au dessin de ces trajets. Si ces trajets ont un sens, il n’est pas à chercher dans ce quirelève du ‘projet’, de la finalité. L’analogie qu’emploie Deligny pour décrire la constitution etle fonctionnement de ces lignes d’erre est celle de l’arachnéen, l’ère de ‘l’aragne’. L’araignéea pour particularité de construire un réseau tramé et complexe, piège très efficace, et autantde variétés de toiles qu’il y a de variétés d’aragnes. La toile, c’est la rencontre du « recoinde mur et de l’araignée »7, la rencontre d’un espace et du déploiement d’une action. « Maispeut-on dire que l’araignée a le projet de tisser sa toile ? Je n’en crois rien. Autant dire quela toile a le projet d’être tissée »8. Le cœur conceptuel du réseau arachnéen est l’absence deprojet, et c’est cette absence qu’il faut préserver et exprimer, sans la replier sur une finalitéqui lui serait étrangère. « Le projet pensé, écrit-il, absorbe tout et ce qu’il ne peut absorber,il le détruit comme inopportun »9. Un point majeur dans l’œuvre de Deligny est le lien qu’ilfait entre langage et projet. Il reconnaît l’échec du langage et des valeurs propositionnellesqui le constituent. Si certains êtres humains, dépourvus de langage, agissent, telle l’araignée

    tissant sa toile, comment saisir ces ‘agir’ ? ‘Vouloir’, ‘Projet’, ‘Langage’, constate Deligny,font taire ces formes sauvages et radicalement étrangères aux modes d’existence majori-taires. Pourtant, au-delà des errances autistes, ces formes de non vouloir affleurent partout.« Nul vouloir dans l’arachnéen. Et dans tout geste du vouloir l’arachnéen peut s’y trouver,à condition qu’on le cherche »10. Ce sont ces formes-là que l’image-radeau tente de faireressurgir et persister.

    Là où se rencontrent plusieurs lignes d’erre, ces dessin fait à l’encre de Chine, parfois aucrayon coloré (pour distinguer les trajets qui relèvent de l’agir seul de l’enfant, ceux qui ontété influencés par les accompagnants, les mouvements liés aux moments de la vie quotidiennetel le déjeuner), apparaissent des points de repère : la ‘pierre banc’, la ‘pierre évier’, ‘l’île d’enbas’… Les noms des repères ainsi que leur formalisation sur le papier tentent d’échapper au

    vocabulaire commun pour constituer une notation spécifique et endogène à l’aire de séjour.Les gestes des enfants s’articulent en une partition. Sous les calques est reportée une carte del’aire de séjour. Ainsi sur un territoire aux coordonnées préétablies (la carte) se superposentdes espaces créés par les gestes qui y sont produits (le diagramme). Sur ces calques ne sontimprimées que des relations : les lignes, les cernes, ces cercles concentriques dessinés par larépétition d’un même trajet circulaire, et les chevêtres où se rencontrent plusieurs lignes.Ces dessins relèvent d’une pratique synthétique du diagramme, un lieu qui saisit les gestesau vol et les fossilisent11.

    Entre les deux, « entre » nos usages et la ligne d’erre, il y va de ces « radeaux », constella-tions fugaces de « repères » qui permettent à tel ou tel des enfants là de (re)trouver non pas« se », mais l’usage de ce corps présumé sien, mais qui n’en est pas moins commun à toute

    l’espèce quelles que soient par ailleurs les nuances modulées par les cultures langagières.12

    7 Fernand Deligny. L’Arachnéen et autres textes. Edition l’Arachnéen, 2008. p.11.

    8 Fernand Deligny. Ibidem. p. 12

    9 Fernand Deligny. Ibidem. p. 33

    10 Fernand Deligny. Ibidem. p. 41

    11 Franck Jedrzejewski. Ontologie des catégories. L’Harmattan, ouverture philosophique, 2011. p. 42.

    12 Fernand Deligny. Nous et l’innocent par Fernand Deligny. Textes choisis et presentés par Isaac Joseph, Editions FrançoisMaspero, Collection “Malgré tout”, Paris, 1977.

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    Constantin Tsiolkovsky. Album of Space Travel , 21 juin 1933, Humains et objets flottant en apesanteur,source: académie des sciences de Russie.

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    Le Serret, 12-13 juin 1975, une carte tracée par Jacques Lin, 52 x 63cm. (lignes d’erre de Janmari)

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    Le Serret, 28 juin 1975, Une carte tracée par Jean Lin, 52 x 63 cm. (Lignes d’erre de Toche et Janmari)

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    Les lignes d’erre sont ces images-radeaux, constituée de points de repères, de recoupements,et de relations. Ce sont à ces nouages que Deligny s’intéresse. Ils doivent absolument échap-per à toute cristallisation en signes ou en symboles. Ces nouages, ce sont les bords du radeau.Un radeau c’est en effet une embarcation faite de multiples bords, de vides autant que depleins, et de nouages. Le bord, « ce mot qui parlait de bordure en est arrivée à évoquer le na-vire lui-même. Monter à bord, ça se dit »13. On retrouve partout chez Deligny la métaphorenavigationnelle. L’eau, chez les enfants autistes, tient une place à part. Les lignes d’erre sontun mode d’orientation et de navigation dans un monde non-symbolique. Le radeau est à lafois un dispositif institutionnel, formel et spatial.

    Ainsi l’image-radeau de Deligny demande un changement de perspective qui fait basculerd’une pensée de la représentation à une pensée du diagramme. « Si c’est d’un tracer qu’ils’agit, il n’y aurait donc pas une once de représenté, ce que je crois »14. Le verbe à l’infinitif,le ‘tracer’, c’est le geste en train de se produire, avant sa fossilisation. Le geste, dans la pen-sée dynamique du diagramme chez Gilles Châtelet, est constitué de qualité que l’on retrouvedans les lignes d’erre. Le geste « gagne en amplitude en se déterminant » et est porteur d’une

    lignée de problème; il implique une expérience car il s’agit de mettre en place les modalitésdu « se mouvoir » ; il est élastique est implique des retentissements ; il est enveloppant et c’estle diagramme qui « peut immobiliser un geste, et le mettre au repos » ; enfin, le geste appelled’autres gestes.15 Un radeau, c’est précisément cela : un tissé plastique de gestes et d’espace.Ce déplacement, de la représentation au diagramme, demande de penser par les bords, parles frontières, et d’étendre ce que l’on nomme ‘raison’ et qui traditionnellement existe par lelangage, à une logique des bordures et des relations, à une topologique.

    Ce radeau, l’image sauvage, que l’on ne peut définir a minima que comme un « quelquechose », s’oppose pour Deligny à toutes les images domestiques, c’est-à-dire celle qui sontdéjà remontées dans le régime symbolique. Deligny définit l’image comme ce qui est irréduc-tible à tout langage. « L’image propre est autiste. Je veux dire qu’elle ne parle pas. L’image ne

    dit rien. »16

     L’image sauvage ne dit rien, mais fait appel à tous les sens. L’image domestiquée,elle, a été mise à la mesure du langage. « Le même ‘mouvement’ – même à l’origine – peuts’acheminer vers la parole si parole il y a, ou vers l’agir  (qu’il ne faut pas confondre avecfaire quoi que ce soit) »17. Ainsi l’image, déclencheur de parole ou d’agir, n’est ni le lieu de lareprésentation, ni celui de la communication, mais l’autre face du langage. En destituant lelangage de sa primauté ontologique Deligny réinstaure une vision synoptique oscillant entreimage et langage. Le langage naît de l’image. L’image est, elle, irréductible à autre chosequ’elle-même.

    13 Fernand Deligny. L’Arachnéen et autres textes. Edition l’Arachnéen, 2008. p. 129.

    14 Fernand Deligny. L’Arachnéen et autres textes. Edition l’Arachnéen, 2008. p. 129.

    15 Gilles Châtelet. Les Enjeux du mobile : mathématique, physique, philosophie. Edition du Seuil, 1993. p. 32.

    16 Fernand Deligny. Fernand Deligny, à propos d’un film à faire. Un film de Renaud Victor, 1989. 67mn, Noir et Blanc. EditionsMontparnasse, 1’42.

    17 Fernand Deligny. Acheminement vers l’image. Chimère, n°4, 1982. p. 77.

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    QU’EST-CE QU’UNE FUSÉE ?

    « Les formes suprématistes […] ne touchent déjà plus la terre, on peut les examiner et lesétudier comme n’importe quelle planète ou système planétaire complet. […] En poursuivantmon étude, j’ai découvert que le suprématisme contient l’idée de la nouvelle machine, c’est-à-dire du nouveau moteur de l’organisme qui fonctionne sans vapeur, ni essence ni roues. (Ilfaudra fournir sur ce point de nombreux arguments). »18

    Une fusée est un engin autopropulsé qui se déplace grâce à un moteur fusée contenant lecombustible et le carburant nécessaire à son bon fonctionnement. L’objectif de ce véhiculespatial est de se libérer de l’attraction terrestre en vue de l’exploration d’une nouvelle di-mension cosmique.

    À la fin du 19e siècle en Russie naît le Cosmisme, une orientation philosophique et culturellequi noue science et technique, religion et philosophie, dans une nouvelle mystique cosmique.Au centre de ce nouage, l’humain et sa possible déracination terrestre. À travers son fon-

    dateur, Nikolai Fedorov, le cosmisme se répand comme l’idée d’une extension de la vie parl’utilisation des nouvelles techniques scientifiques et prône la colonisation de l’espace parl’homme grâce à un nouveau véhicule, inventé en théorie par Constantin Tsiolkovski dansson ouvrage de 1903,  L’exploration de l’espace cosmique par des engins à réaction. PourMalevitch l’enjeu est clair : « ma nouvelle peinture n’appartient pas exclusivement à la terre.La terre est abandonnée comme une maison dévorée par les termites. Et effectivement, dansl’homme, dans sa conscience, gît l’aspiration à l’espace, l’attraction du ‘décollage du globede la terre’ »19. Les compositions suprématistes de Malevitch ont pour objectif la conquêtede l’espace.

    Dans la compilation d’essais publié sous le nom de Philosophie de la tâche commune, Fedo-rov inscrit un double projet d’émancipation : la conquête de l’espace et la défaite de la mort.

    L’idée de la tâche commune est simple : l’homme, par la force de la raison, doit se défairede la nature (mort, gravité). L’enjeu ultime est celui d’une résurrection de l’humanité dansson entier, qui demande (du fait du risque d’une inévitable surpopulation terrestre) uneannexion du cosmos au territoire humain. Ainsi, Fedorov arrime la conquête spatiale à unprojet prométhéen de renaissance de l’humanité par l’élargissement de son territoire et laconquête spatiale.

    Les recherches de Malévitch, imprégnées de cosmisme, sont également influencées par letravail de James Clerk Maxwell sur l’électricité et le magnétisme.20 Dans ses dessins pré-su-prématistes des années 1914-1915, les formes polychromatiques qui se dessinent sur uncanvas abstrait et sont représentés comme vues du dessus, semblent mues par des champsmagnétiques. L’électromagnétisme est lié au mouvement des corps astraux et ouvre à une

    pensée des formes et des espaces en mouvement. À ces découvertes s’ajoutent les nouvellesgéométries. Les espaces non euclidiens, la 4e dimension, les espaces topologiques de Gausset Riemann, et surtout la théorie de la relativité d’Einstein qui bouleversent totalement, à lafin du 19e et au début du 20e siècle, les certitudes concernant les notions d’espace-temps. Àces ruptures spatio-temporelles viennent s’ajouter les découvertes de Hemholtz et Ostwald

    18 Kasimir Malevitch. « Introduction à l’album Lithographique Suprématisme – 34 dessins. Malévitch », Ecrits. Présentés parAndrei Nakov. Editions Ivrea, 1996. pp. 235 et 237

    19 Kasimir Malevitch. « Lettre à Mikhail Vassiliévitch, juin 1916 ». Malévitch : 1878-1978. Actes du colloque international tenuau centre Pompidou les 4 et 5 mai 1978. Ed. Jean-Claude Marcadé. Editions l’Âge d’Homme, 1979. p. 185

    20 James Clerk Maxwell. Traité élémentaire d’électricité, 1884. Hachette livre BNF, 2012. 325p.

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    sur l’optique et la couleur qui achèvent de perturber l’équilibre traditionnel de l’expériencede l’homme-dans-le-monde.

    Le Suprématisme est le lieu pictural de la rencontre entre l’exploration de nouvelles géo-métries, l’émergence d’une mystique cosmique et la séparation des formes et des couleurs.C’est par la convergence de ces trois lignes que le Suprématisme se pose comme un nouveloutil d’orientation dans un territoire élargi. Il commence par rejeter l’art ancien, fondé surla représentation et la physique newtonienne. Le nouvel art doit coïncider avec les décou-vertes scientifiques et lui emprunter ses méthodes. Pour Rodchenko « nous devons créer etconstruire avec tous les moyens de la science et de la technologie moderne »21. Pour Male-vitch « dans l’art, il faut la vérité et non la sincérité »22. L’art ne doit pas ‘ressembler’ maisproduire de nouveaux espaces de vérité et devenir le lieu de l’ingénierie d’un humain éten-du à ses possibles cosmiques. « La ligne droite suprématiste (dynamique en caractère) » 23,est anti-naturelle, anti-mimétique, anti-représentationnelle, et produit par son agencementen un carré asymétrique la projection d’un espace abstrait. Ainsi un mouvement similaired’abstraction se produit dans les sciences et dans les arts du début du 20e siècle. Les mathé-

    matiques, comme l’art, s’extraient de la nature et de la représentation de l’espace terrestreet phénoménal. L’art non-objectif de Malévitch (autonome et non-référentiel) incarne cettedynamique de déracination expérientielle.

    Les compositions suprématiste de 1916-1917, à la suite du ‘carré noir’, sont des proposi-tions topologiques qui explorent les passages d’une forme à une autre, la dissolution d’uneforme dans une autre, les différents transits et mouvements des formes et des masses. Com- position Suprématiste : Carré blanc sur fond blanc  de 1918 finalise l’intuition cosmique endissolvant le carré noir dans des formes colorés. Le plan blanc ouvre à la sensation de l’infi-ni. De la ‘forme zéro’ à ‘l’action pure’. C’est un système formel basé sur l’expansion plutôtque sur la réduction.

    Au cœur des compositions suprématistes se rejoignent deux lignes de front : la définition

    de la peinture (et de l’humain) une fois déracinée de son ancrage terrestre et gravitationnel,et l’abandon de la raison classique au profit d’une transrationnalité plastique.

    Le Zaum (qui signifie « au-delà de la raison », souvent traduit « alogisme », et auquel je pré-férerai ‘transrationalité’) est « un néologisme du futurisme russe utilisé pour décrire desmots ou un langage dont le sens est ‘indéfini’ ou ‘indéterminé’ »24. Le Zaum, une des fi-gures majeures du futurisme russe, est présenté par Gérald Janecek comme l’équivalentlinguistique de l’abstraction picturale : « un poème zaum de Kruchonykh est un équivalentdu ‘Carré Noir’ de Malévitch »25. La poésie Zaum débute avec l’idée que pour qu’émerge unnouvel ordre esthétique et langagier, il faut défaire le langage de la référence, notammentpar l’utilisation de mots encore inconnus et par un emploi sonique des mots. Le Zaum estun outil pour saisir et retranscrire des expériences complexes qui doivent s’adresser à tous

    les sens davantage qu’au seul esprit logique et permettre une libération des contraintes de la

    21 « we must create and build with all the means of science and modern technology ». Alexandre Rodtchenko. Ecrits Completssur l’art, l’architecture et la révolution. Editions Philippe Sers, 1988. p. 117.

    22 Kasimir Malevitch. « Du Cubisme et du Futurisme au Suprématisme Le Nouveau Réalisme Pictural ». Malévitch, Ecrits. Présentés par Andrei Nakov. Editions Ivrea, 1996. pp. 235 et 180.

    23 Kasimir Malevitch. The Non-Objective World . Editions Paul Theobald and Company, Chicago, 1959. 28, 60.

    24 « Zaum’ (pronounced: ZA-oom, i.e., in two syllables) is a Russian Futurist neologism used to describe words or languagewhose meaning is «indefinite» or indeterminate. » Gérald Janecek. Zaum, the transrational Poetry of Russian Futurism. San DiegoState University Press, 1996. p. 1.

    25 Gérald Janecek. Zaum, the transrational Poetry of Russian Futurism. Idem. p.3

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    ‘signification’. L’image Zaum doit également conserver un certain hermétisme pictural pourpermettre le déploiement d’un sens au-delà de la stricte raison logique. Le Zaum n’est niimage, ni mot.

    Malevitch utilise la pensée Zaum, jusqu’en 1915, dans ses peintures figuratives, avec l’asso-ciation libre (‘alogique’) d’images et de mots. En 1919, Malevitch écrit sous la lithographiequi représente La vache et le violon : « L’image ci-dessus représente un moment de lutte àtravers la juxtaposition de deux formes: une vache et un violon dans une construction cu-biste. La logique a toujours été une barrière pour les nouveaux mouvements subconscients.Le mouvement alogique a été créé pour les libérer [la logique et l’art] des préconceptions »26.Progressivement les mots et les objets disparaissent et le Zaum va devenir, chez Malevitch,un mode d’expression privilégié de la conscience cosmique. Ainsi : « La lettre n’est déjà plusun signe pour l’expression des choses, mais une note sonore (non musicale). […] Etantarrivé à l’idée du son, on a obtenu les lettres-notes exprimant les masses sonores. Peut-êtreest-ce dans la composition de ces masses sonores (des anciens mots) que l’on trouvera unenouvelle route. De la sorte, nous arrachons la lettre à la ligne du vers, à une seule direction,

    et nous lui donnons la possibilité de se mouvoir librement. (les lignes sont nécessaires aumonde des fonctionnaires et de la correspondance familiale). Par conséquent, nous arrivonsà la troisième position, c’est-à-dire la répartition des masses sonores de lettres dans l’espacepareillement au suprématisme pictural. Ces masses resteront suspendues dans l’espace etdonneront la possibilité à notre conscience de pénétrer de plus en plus loin de la terre »27.

    Le mouvement que Malévitch décèle dans la poésie Zaum est identique à celui qu’il effec-tue dans sa peinture : des formes en mouvement dans l’espace, libérées de la référence, noncontraintes par les forces gravitationnelles ou de la linéarité. Ce qui peu à peu se dessinec’est la possibilité d’une « raison intuitive » ou raison plastique suprématiste. Le trans-ra-tionnel s’oppose à la raison en tant que logique discursive et langagière et ouvre à une plas-tique des transits et des mouvements frontaliers. Malévitch écrit en 1913, dans une lettre à

    Matyushin : « Nous avons rejeté la raison parce que chez nous est née une autre raison quel’on peut nommer transrationnelle et qui, elle aussi, possède sa propre loi, sa constructionet son sens. Et c’est seulement lorsque nous la reconnaîtrons que nos travaux seront alorsfondés sur la véritable nouvelle loi du transrationnalisme »28. L’image-fusée fusionne raisonet sensibilité dans une perspective prométhéenne d’extension de l’humain à un nouveau ter-ritoire cosmique. Cette transrationnalité (ou « razonabilidad ») permet une pensée plastiquemobile des transits et a pour visée l’exploration des « frontières de la pensée » et l’extensionde la raison à une logique visuelle, tactile ou sonique.29

    26 Kasimir Malevitch. Des nouveaux systèmes en art. Statique et vitesse. Vitebsk, 1919. Cité dans Jean-Claude Marcadé. « L’in-conscient et l’alogisme dans l’art russe des années 1910 et 2920 ». En ligne.

    27 Kasimir Malevitch. « Lettre à Mikhail Vassiliévitch, juin 1916 ». Malévitch : 1878-1978. Actes du colloque international tenuau centre Pompidou les 4 et 5 mai 1978. Ed. Jean-Claude Marcadé. Editions l’Âge d’Homme, 1979. p. 184-185.

    28 « we have come to reject reason, but we have rejected reason because a different kind of reason has arisen within us, onewhich might be called transrational if compared with the one which we have rejected ; it also has its own law, construction andmeaning and only when we have cognized it will our works be founded on the truly new law of transrationalim ». Lettre deMalevitch à Matyushin. Non datée. Archive de la Tret’yakov gallery, f.25, n°9, p. 11-12. Cité dans Charlotte Douglas, « BeyondReason: Malevich, Matiushin, and their Circles ». The Machine Age in America 1918–1941 (New York: Brooklyn Museum/HarryN. Abrams, 1986), 1986, p.188.

    29 Dans un texte récent, Fernando Zalamea introduit à travers un croisement de l’œuvre de Charles Sanders Peirce et de lalittérature latino-américaine le concept de « razonabilidad » développée par le philosophe uruguyen Carlos Vaz Ferreira et quifusionne, en un terme, la raison et la sensibilité. Fernando Zalamea. « Peirce and Latin American “razonabilidad”: forerunners ofTransmodernity ». European Journal of Pragmatism and American Philosophy, 2009, I, 1. p.9

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    LE RADEAU ET LA FUSEE

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    Le radeau et la fusée sont des véhicules adaptés à deux territoires dont les existences semblentincompatibles. Le radeau navigue un espace vécu, quotidien et terrien. La fusée se libère descontraintes de la gravité et de la localité terrestre pour naviguer dans l’espace cosmique. Lepremier se constitue à partir de l’exception autiste, et propose une gestion des désirs terrienset des micro-résistances qui ont un impact immédiat sur des vies ; le second s’initie par l’at-traction d’un universel cosmique et tend vers une abstraction de plus en plus grande qui n’a,semble-t-il, que peu à voir avec la vie. Dans les deux cas les images répondent à une situationreconnue comme aliénante, celle du silence et celle de la gravité terrestre et proposent deuxvecteurs d’émancipation, deux visions de la liberté, qui passent par l’invention de nouveauxmodes d’orientation et de reconfiguration des passages du local au global, en vue de la pro-duction d’un espace de navigation renouvelé. Un autre point commun réside dans le désird’étendre les possibles humains sans les replier sur une définition substantielle de la ‘nature’humaine, mais en conservant son indétermination et en proposant d’ouvrir non pas à ce quel’humain est ou à ce qu’il a été, mais à ce que l’humain pourrait être, c’est-à-dire une forma-

    lisation des possibles comme mode d’engagement dans le monde.Plutôt que de faire un choix d’orientation et de disqualifier l’une des deux navigations,tout l’enjeu tient à l’articulation des deux échelles d’espace, et dans la liaison des subjec-tivités humaines à l’objectivité des sciences. Il nous faut construire un véhicule capable des’adapter aux deux terrains, et de naviguer leurs frontières, de l’individu au cosmos, tout enles transformant : un radeau-fusée. Ce radeau-fusée dont l’ingénierie reste encore largementà inventer n’est ici pour l’instant encore qu’un biface, dont il faut se saisir et le jeter au loin,sur une vitre ou contre un mur, pour en saisir la résonnance et en vérifier la portée.

  • 8/19/2019 Le radeau et la fusée

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    Kasimir Malevitch, Réalité peinte d’un joueur de football – Masses colorées dans la 4e dimension, 1915,Institut d’art de Chicago.

  • 8/19/2019 Le radeau et la fusée

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    Kasimir Malevich. Suprématisme (évolution sphérique d’un plan), 1917. Huile sur toile. KawamuraMemorial Museum of Modern Art, Sakura, Japan.

  • 8/19/2019 Le radeau et la fusée

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    Kasimir Malevitch. Composition Suprématiste: avion en vol , 1915. Daté au revers de 1914. Huile surtoile, 58,1 x 48,3 cm. Museum of Modern Art, New York.

  • 8/19/2019 Le radeau et la fusée

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    Kasimir Malevich, Vache et Violon, 1913. Huile sur bois. Musée Russe de Saint Pétersbourg