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Le point de bascule

Des outils pour comprendre.Des idées pour agir.

BRIAN M. CARNEY ET ISAAC GETZLiberté & Cie.

Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises.

CHARLES DUHIGGLe Pouvoir des habitudes.

Changer un rien pour tout changer.

MALCOLM GLADWELLLe Point de bascule.

Comment faire une grande différenceavec de très petites choses.

DANIEL KAHNEMANSystème 1 / Système 2.

Les deux vitesses de la pensée.

DANIEL H. PINKLa Vérité sur ce qui nous motive.

Malcolm Gladwell

Le point de basculeComment faire une grande

différence avec de très petites choses

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Danielle Charron

L’édition originale a paru sous le titre The Tipping Pointaux Éditions Little, Brown & Co, 2000.

© Malcolm Gladwell, 2008.

Tous droits réservés.© Les Éditions Transcontinental, 2003, pour la traduction.

© Flammarion, 2012, 2016, pour cette édition.

ISBN : 978-2-0813- 8029-5

À mes parents,Joyce et Graham Gladwell

INTRODUCTION

Les chaussures Hush Puppies ont atteint leur point debascule entre la fin de 1994 et le début de 1995. Jusque-là, le modèle classique en cuir retourné ne se vendaitpratiquement plus – quelque 30 000 paires par an dansdes villages perdus et des petites villes. Wolverine son-geait même à cesser de produire la marque qui l’avaitautrefois rendue célèbre. Or lors d’un défilé de mode,deux cadres de la société – Owen Baxter et GeoffreyLewis – rencontrèrent une styliste de New York qui lesinforma de la soudaine popularité des Hush Puppies dansles clubs et les bars branchés de Manhattan. « Apparem-ment, se rappelle Baxter, on en trouvait dans les friperiesdu Village, à SoHo, et dans les petites boutiques fami-liales qui continuaient de proposer ce genre de marchan-dise. » Baxter et Lewis furent d’abord décontenancés. Illeur semblait insensé que des chaussures manifestementdésuètes puissent redevenir à la mode. « Isaac Mizrahilui-même, nous a-t-on dit, en portait, précise Lewis.Mais je dois avouer qu’à l’époque, nous ne savions mêmepas de qui il s’agissait. »

Tout arriva très rapidement en 1995. D’abord, le cou-turier John Bartlett utilisa les chaussures Hush Puppiesdans sa collection de printemps. Puis ce fut au tour d’unautre créateur de mode de Manhattan, Anna Sui, de lesmettre en vedette. À Los Angeles, le designer JoelFitzgerald installa un énorme basset hound gonflable – la

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mascotte de la marque – sur le toit de sa boutique etvida une galerie d’art voisine pour la transformer enmagasin Hush Puppies. On n’avait pas fini de peindreles étagères que l’acteur Pee-wee Herman y entrait pourse procurer quelques paires. « Pur phénomène de boucheà oreille », se rappelle Fitzgerald.

Cette année-là, il se vendit 430 000 paires du modèleclassique, quatre fois plus en 1996, encore plus l’annéesuivante, et ainsi de suite jusqu’à ce que les Hush Puppiesredeviennent un élément de base de la garde-robe dujeune homme américain. Au gala du Council of FashionDesigners de 1996, on décerna le prix du meilleur acces-soire aux Hush Puppies. Sur la scène du Lincoln Center,aux côtés de Calvin Klein et de Donna Karan, le prési-dent de Wolverine célébra un succès qui – il était lepremier à l’admettre – était parfaitement étranger auxefforts de sa société. La vague Hush Puppies avait soudaindéferlé grâce à quelques jeunes d’East Village et deSoHo.

Comment tout cela s’est-il produit ? Ces jeunes pré-curseurs, quels qu’ils soient, n’essayaient pas de promou-voir les Hush Puppies. Ils les portaient justement parcequ’ils étaient les seuls à le faire. Leur engouement s’estensuite transmis à deux créateurs de mode qui ont utiliséles chaussures comme accessoires, pour vendre autrechose – des vêtements haute couture. Personne ne tenaità en faire une mode. Pourtant, c’est exactement ce quiest arrivé. Passé un certain degré de popularité, les HushPuppies ont envahi le marché et l’ont fait basculer.

Comment une paire de chaussures d’une quarantainede dollars (environ trente euros), portée par une poignéede jeunes branchés et créateurs de mode de Manhattan,a-t-elle abouti dans tous les centres commerciaux améri-cains en l’espace de deux ans ?

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1. Le point de bascule et la criminalité

Il n’y a pas si longtemps, à Brooklyn, les quartiers trèspauvres de Brownsville et d’East New York semblaientétrangement déserts dès le crépuscule. On ne voyait per-sonne flâner sur les trottoirs, faire du vélo, se reposersous les vérandas, prendre l’air dans les parcs. Le com-merce de la drogue et la guerre des gangs sévissaient, sibien que la plupart des gens préféraient se terrer chezeux. C’était dans les années 1980 et au début desannées 1990.

Les policiers qui patrouillaient dans le secteur àl’époque se rappellent qu’à partir de la tombée de la nuitleurs radios explosaient sous les appels. Les crimes étaientnombreux, violents, diversifiés. En 1992, on comptait àNew York 2 154 meurtres et 626 182 crimes graves, avecune forte concentration dans des endroits commeBrownsville et East New York.

Puis, étrangement, le taux de criminalité bascula.Cinq ans plus tard, il n’y avait plus que 770 meurtres,soit une baisse de 64,3 %, et 355 893 crimes graves, soitpresque la moitié de ceux répertoriés en 1992 1. ÀBrownsville et East New York, on voyait à nouveau desgens dans les rues, dans les parcs, sous les vérandas.

« Il y avait un temps où il n’était pas rare d’entendre dessalves de coups de feu, un peu comme dans la jungle duViêtnam, déclare l’inspecteur Edward Messadri, directeurdu poste de police de Brownsville. Ce n’est plus le casmaintenant. »

La police de New York dira que ce phénomène est dûà une amélioration radicale de ses stratégies de luttecontre le crime. Les criminologues l’expliqueront par ledéclin de la vente de crack et le vieillissement de la popu-lation. Les économistes déclareront que l’amélioration

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graduelle de la situation économique de la ville pendantles années 1990 a permis aux criminels en puissance detrouver un emploi. Ce sont là les hypothèses classiquesdu cycle des problèmes sociaux. En bout de ligne, toute-fois, aucune n’est aussi satisfaisante qu’une explicationdu type de celle liant le retour en force des Hush Puppiesà l’influence de quelques jeunes d’East Village.

Le déclin du commerce de la drogue, le vieillissementde la population et l’amélioration des conditions écono-miques sont des tendances à long terme qui touchentl’ensemble des États-Unis. Elles n’expliquent pas pour-quoi le taux de criminalité a littéralement dégringolé àNew York ou dans d’autres villes américaines. L’améliora-tion des stratégies policières entre aussi en ligne decompte, mais il y a un écart déconcertant entre les chan-gements opérés par les forces de l’ordre et leur impactdans des endroits comme Brownsville et East New York.Le taux de criminalité n’a pas diminué lentement, àmesure que les conditions s’amélioraient. Il s’est littérale-ment effondré. Comment quelques indices économiqueset sociaux peuvent-ils évoluer au point d’éliminer deuxtiers des meurtres en cinq ans ?

2. La contagion, l’ampleur et la soudaineté

Le Point de bascule est l’histoire d’une idée, une idéetoute simple : la meilleure façon de comprendre l’émer-gence des modes, le flux et le reflux des vagues de crimi-nalité, la transformation de livres inconnus en best-sellers, l’augmentation du tabagisme chez les adolescents,le phénomène du bouche à oreille, ou tout autre change-ment mystérieux de la vie courante – la meilleure façon decomprendre tous ces processus, donc, consiste à les conce-voir comme des épidémies. Les idées, les produits, lesmessages et les comportements se propagent exactement

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comme des virus. La montée de la popularité des HushPuppies et la chute du taux de criminalité à New Yorksont des cas classiques d’épidémies qui, malgré tout cequi les distingue l’un de l’autre, sont fondés sur le mêmemodèle sous-jacent.

Premièrement, ce sont des exemples évidents de com-portement contagieux. Au milieu des années 1990,aucune publicité ne vantait ces bonnes vieilles Hush Pup-pies. Quelques jeunes gens de New York se sont mis àles porter partout où ils allaient – clubs, cafés, etc. – et,du coup, ont exposé leur entourage à leur sens de lamode. Ils l’ont infecté avec le « virus Hush Puppies ». Ils’est sûrement produit la même chose dans le cas de lacriminalité à New York. Ce n’est pas comme si unénorme pourcentage de criminels s’étaient soudainementassagis en 1993 et avaient décidé de ne plus commettrede méfaits. Ce n’est pas non plus comme si la police étaitintervenue par magie dans des situations qui, autrement,se seraient conclues par un meurtre. En réalité, les forcespolicières, ou du nouvel ordre social, ont réussi à avoirun certain impact sur quelques personnes ; celles-ci ontcommencé à se comporter différemment, et leur com-portement s’est en quelque sorte propagé à d’autres cri-minels se trouvant dans des situations semblables. En uncourt laps de temps, un grand nombre de New-Yorkaisont été infectés par le « virus anticrime ».

Deuxièmement, dans ces deux cas, des changementsmineurs ont produit un maximum d’effet. C’est enraison de modifications marginales, cumulatives, que letaux de criminalité de New York a chuté. Le commercedu crack s’est stabilisé. La population a légèrement vieilli.Les forces de l’ordre se sont un peu améliorées. Pourtant,l’effet a été spectaculaire. C’est aussi ce qui s’est produitdans le cas des Hush Puppies. Combien de jeunes gensont commencé à porter ces chaussures à Manhattan ?

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Une vingtaine, une cinquantaine, une centaine peut-être.Pourtant, à eux seuls, ils ont réussi à déclencher unetendance internationale.

Troisièmement, ces changements n’ont pas été lents etréguliers, mais soudains. Il est intéressant d’observer lacourbe de criminalité new-yorkaise entre, par exemple,le milieu des années 1960 et la fin des années 1990. Ellea l’aspect d’une arche géante. À partir de 1965, ellemonte brusquement et poursuit une ascension quasiininterrompue jusqu’au milieu des années 1970, où elleatteint un sommet – 650 000 crimes par an comparati-vement à 200 000 une décennie plus tôt. Le nombre decrimes demeure stable pendant une vingtaine d’années,avant de dégringoler à partir de 1992. Le taux de crimi-nalité n’a pas diminué graduellement, tranquillement.Après avoir atteint un certain point, il s’est brutalementarrêté.

Ces trois principes – la contagion, l’ampleur des réper-cussions provoquées par des causes relativementmineures, et la soudaineté des changements – sont ceux-là mêmes qui expliquent comment la rougeole peutdévaster toute une classe du primaire ou comment lagrippe revient en force chaque hiver. Le troisième estcependant le plus important des trois. Il permet de com-prendre les deux autres et, surtout, la manière dont leschangements surviennent dans notre monde moderne.Le point de bascule correspond à ce moment dramatiqueoù, dans une épidémie, tout peut chavirer.

3. Les épidémies

Il est difficile d’imaginer que l’on vit dans un monderégi par les règles de l’épidémie. Pour vous, le mot« contagion » évoque sans doute l’idée du rhume ou dela grippe, ou de quelque chose de plus dangereux comme

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le VIH ou le virus Ébola. Nous avons une conceptiontrès précise de la contagion biologique. Mais il peut yavoir également des épidémies de crimes ou de mode, etdivers types de contagion. Prenez le bâillement, c’est uneaction étonnamment transmissible. Le seul fait d’avoir luce mot peut suffire à vous faire bâiller. En réalité, depuisque j’ai commencé à élaborer cette idée, j’ai bâillé deuxfois. Si vous êtes dans un endroit public, il est fort pro-bable que plusieurs des personnes qui vous ont vu fairebâillent elles aussi, et ainsi de suite, jusqu’à former uncercle de plus en plus grand de bâilleurs.

Le bâillement est incroyablement contagieux. Par saseule évocation, j’ai réussi à vous faire bâiller. Ceux quiont bâillé en vous voyant faire ont été visuellement infec-tés. Il se peut qu’ils aient bâillé simplement en vousentendant, car le bâillement est aussi contagieux orale-ment. Si vous faites entendre l’enregistrement d’unbâillement à un aveugle, il bâillera. Enfin, pendant quevous bâilliez, l’idée que vous êtes fatigué vous a peut-être traversé l’esprit – quoique de façon inconsciente etfugitive. Je soupçonne que c’est le cas pour certainsd’entre vous, ce qui signifie que le bâillement peut aussiêtre contagieux émotionnellement 2. En écrivant simple-ment un mot, j’ai fait germer en vous un sentiment. Lacontagion est donc une propriété inattendue de toutessortes de choses. Nous devons garder cette notion àl’esprit si nous voulons reconnaître et diagnostiquer leschangements épidémiques.

Le deuxième principe de l’épidémie – le fait qu’unchangement mineur puisse avoir un énorme impact – estlui aussi assez fondamental. Nous, les êtres humains,avons tendance à penser qu’une cause a la même ampleurque son effet. Si nous voulons transmettre une émotionforte, si nous voulons convaincre quelqu’un, parexemple, de notre amour, nous nous mettons à lui parler

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avec ferveur, sans détour. Si nous voulons annoncer unemauvaise nouvelle, nous baissons la voix et choisissonsnos mots avec soin. Nous sommes habitués à penser queles données entrantes – d’une opération, d’une relationou d’un système – doivent être proportionnelles, en qua-lité et en quantité, aux données sortantes.

Le petit exercice suivant vous convaincra peut-être ducontraire. Supposons que vous pliez une feuille de papieren deux, puis encore en deux, puis encore en deux, etainsi de suite jusqu’à ce que vous l’ayez pliée cin-quante fois. Qu’est-ce que ça donnerait ? Quelque chosed’aussi épais qu’un annuaire téléphonique, diront la plu-part des gens. Une colonne de la hauteur d’un frigo,tenteront les plus courageux. En réalité, la feuille ainsipliée atteindrait une hauteur équivalente à la distanceséparant la Terre du Soleil, et le double – soit l’aller-retour entre la Terre et le Soleil – si l’on réussissait àla plier encore une fois. C’est ce que l’on appelle, enmathématiques, la progression géométrique.

L’épidémie est un exemple de progression géomé-trique : lorsqu’un virus se répand dans une population, ilse multiplie de façon aussi impressionnante qu’augmentel’épaisseur d’une feuille de papier pliée cinquante fois.Nous avons de la difficulté à comprendre ce genre deprogression, car l’écart entre le résultat final – l’effet – etla cause semble beaucoup trop grand. Pour bien com-prendre le pouvoir de l’épidémie, nous devons renoncerà notre idée de proportionnalité. Nous devons nous pré-parer au fait que les grands changements sont parfoisissus de petits événements et qu’ils peuvent se produiretrès rapidement.

La notion du point de bascule repose sur cette possiblesoudaineté du changement, sans doute l’idée la plus dif-ficile à accepter. L’expression « point de bascule » futd’abord utilisée dans les années 1970 pour décrire la ruée

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des Blancs vers les banlieues, dans le nord-est des États-Unis. Lorsque le nombre d’Afro-Américains d’un quar-tier atteignait un certain point – disons 20 % –, la plu-part des Blancs quittaient le quartier immédiatement. Lacommunauté, observèrent les sociologues, basculait. Lepoint de bascule est un seuil, un point d’ébullition, lemoment où une masse critique est atteinte.

La criminalité violente à New York a atteint son pointde bascule au début des années 1990, la réémergencedes Hush Puppies en 1995. Toute nouvelle technologieconnaît son point de bascule. Ainsi, la compagnie Sharpa lancé le premier télécopieur à bas prix en 1984. En unan, elle en a vendu environ 80 000 aux États-Unis. Jus-qu’en 1987, la croissance des ventes a été lente et régu-lière. Puis, à un moment donné, il y a eu assez de gensqui possédaient des télécopieurs pour qu’il soit normalque tout le monde en ait un. L’année 1987 a marqué lepoint de bascule du télécopieur. Cette année-là, on avendu un million d’appareils et, avant la fin de 1989,deux millions de télécopieurs étaient en fonction. Lestéléphones cellulaires ont suivi la même trajectoire. Pen-dant les années 1990, le service s’est amélioré et les appa-reils sont devenus de plus en plus petits et abordables.Puis, en 1998, la technologie a atteint son point de bas-cule, et soudainement tout le monde a eu un téléphonecellulaire 3.

Toutes les épidémies ont un point de bascule. Jona-than Crane, un sociologue de l’université de l’Illinois,s’est penché sur l’impact que peut avoir le nombre detravailleurs « de statut supérieur » (professionnels, ges-tionnaires, professeurs) sur la vie des adolescents au seind’une communauté donnée. Il a découvert que les tauxde grossesse ou de décrochage scolaire étaient peu diffé-rents dans les quartiers comptant de 5 % à 40 % de tra-vailleurs de statut supérieur. Mais il a également constaté

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que les problèmes explosaient lorsque cette proportiontombait sous la barre des 5 %. Ainsi, dans un quartiernoir, les taux de grossesse et de décrochage scolaire ontplus ou moins doublé lorsque le pourcentage de tra-vailleurs de statut supérieur est passé de 5,6 % à 3,4 %.Intuitivement, nous croyons que dans un quartier lesproblèmes sociaux augmentent progressivement. Mais cen’est pas toujours le cas. Au point de bascule, tout peutarriver en même temps : la désintégration familiale et larébellion scolaire.

Tout cela me rappelle une scène de mon enfance.Notre petit chien voyait de la neige pour la premièrefois. Il était à la fois en état de choc, ravi et bouleversé,agitait la queue nerveusement, flairait cette étrange subs-tance cotonneuse, et gémissait devant tant de mystère.Ce matin-là, il ne faisait pas vraiment plus froid que laveille au soir, – 1 °C, comparativement à + 1 °C peut-être. Autrement dit, presque rien n’avait changé et pour-tant tout avait changé – c’était bien ça qui était extra-ordinaire. La pluie était devenue quelque chose decomplètement différent : de la neige ! Au fond, noussommes tous des adeptes du gradualisme ; nos attentessont fixées par le passage du temps. Mais selon la théoriedu point de bascule, l’inattendu devient normal, et leschangements radicaux sont non seulement possibles,mais – contrairement à toutes nos attentes – certains.

Dans les chapitres qui suivent, je vous emmènerai àBaltimore pour vous parler de l’épidémie de syphilis quiy a fait rage. Je vous présenterai trois types d’intervenantsfascinants – le connecteur, le maven et le vendeur –, quijouent un rôle essentiel dans les tendances, les modes etles goûts. Je vous inviterai sur le plateau de tournage desémissions pour enfants Sesame Street et Blue’s Clues. Jevous ferai connaître l’univers palpitant de l’homme qui acontribué à la création du Club de musique de la maison

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Columbia. Nous verrons comment les messages peuventêtre élaborés pour avoir un maximum d’impact. Je vousemmènerai au Delaware, dans une société de technolo-gies de pointe, pour analyser les points de bascule quirégissent les groupes. Nous descendrons dans le métrode New York pour comprendre comment on a pu mettrefin à une épidémie de criminalité.

J’espère ainsi pouvoir vous aider à répondre à deuxquestions sous-jacentes à nos ambitions de parents,d’éducateurs, de spécialistes du marketing, de gensd’affaires et de responsables politiques. Comment sefait-il que certains comportements, produits ou idéesdéclenchent des épidémies, et d’autres non ? Que pou-vons-nous faire pour déclencher délibérément une épidé-mie et la contrôler de façon constructive ?

1LES TROIS RÈGLES DE L’ÉPIDÉMIE

Au milieu des années 1990, la ville de Baltimore futenvahie par la syphilis. En un an, le nombre de nouveau-nés frappés par la maladie augmenta de 500 %. Si onexamine la progression du phénomène sur un graphique,on constate qu’en 1995, après des années de stabilité, lacourbe grimpe subitement, en formant presque unangle droit 1.

Pourquoi la situation a-t-elle basculé à Baltimore ? Àcause du crack, selon les Centers for Disease Control andPrevention (CDC), les centres épidémiologiques améri-cains. On sait que les consommateurs de crack multi-plient les comportements sexuels à risque, lesquels sontresponsables de la propagation du VIH ou de la syphilis.Pour se procurer de la drogue, beaucoup de gens aiséssont amenés à fréquenter les quartiers pauvres, ce quiaugmente le risque qu’ils ramènent l’infection dans leurpropre voisinage. Les modèles de relations sociales entrequartiers se trouvent transformés. Au dire des CDC, c’estessentiellement le crack qui a déclenché cette épouvan-table épidémie de syphilis 2.

Pour John Zenilman, un spécialiste des maladiessexuellement transmissibles de l’université Johns Hop-kins, à Baltimore, le phénomène s’explique par l’effon-drement des services médicaux dans les quartiersdéfavorisés. « En 1990-1991, dit-il, 36 000 personnesont fréquenté les cliniques de traitement des maladies

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sexuellement transmissibles à Baltimore. Puis, pour desraisons d’ordre budgétaire, la municipalité a décidé derationaliser les ressources des cliniques. Le personnelmédical est passé de 17 à 10 employés, et le nombre demédecins de 3 à pratiquement 0. Le personnel de terraina également été réduit. Le nombre de patients traités adiminué de plus de 40 % (pour descendre à 21 000 cas).Il y avait beaucoup de négligences délibérées : on a cessé,par exemple, de faire les mises à niveau du matériel infor-matique ; on en est arrivé à manquer de médicaments.C’était le pire des scénarios de dysfonctionnementbureaucratique. »

Lorsque les cliniques de traitement des MST de Balti-more recevaient 36 000 patients par an, la maladie étaitcirconscrite. Lorsque ce chiffre est tombé à 21 000, selonZenilman, elle s’est transformée en épidémie. Elle a com-mencé à déborder des quartiers du centre-ville, déferlantdans les rues et sur les autoroutes vers le reste de la ville.Des gens qui auparavant étaient contagieux pendant auplus une semaine avant d’être traités risquaient désormaisde contaminer leur entourage pendant deux, trois oumême quatre semaines. L’effondrement des servicesmédicaux a nettement aggravé le problème de la syphilis.

John Potterat, l’un des plus grands épidémiologistesdes États-Unis, avance une troisième théorie. Selon lui,l’épidémie de syphilis est due aux changements urbanis-tiques touchant les quartiers lourdement défavorisés deBaltimore, là où le problème de la syphilis était concen-tré. En effet, au milieu des années 1990, dit-il, la muni-cipalité de Baltimore a entrepris, à grands renforts depublicité, un vaste projet de démolition des vieilles toursd’habitation des années 1960 situées à East et à WestBaltimore. On a notamment dynamité d’immensesimmeubles – ceux de Lexington Terrace, à West Balti-more, et de Lafayette Courts, à East Baltimore – qui

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abritaient des centaines de familles et constituaient niplus ni moins des centres de criminalité et de contagion.En même temps, les habitants ont commencé à aban-donner les vieilles maisons en rangées, qui se détério-raient elles aussi.

« C’était absolument fascinant, se rappelle Potterat. Cin-quante pour cent des maisons en rangées ont été condam-nées, et les tours d’habitation ont été détruites. Il s’estproduit une espèce d’évidement, qui a alimenté la disper-sion urbaine. Pendant des années, la syphilis avait étéconfinée dans une zone précise de Baltimore, à l’intérieurde réseaux sociosexuels très isolés. Le démantèlement deslogements a forcé les gens à emménager dans d’autres par-ties de la ville, où ils ont amené leurs comportements etleurs maladies. »

Que remarque-t-on au sujet de ces trois explications ?Premièrement, aucune n’est dramatique. Reprenons lathèse des CDC. Le crack n’est pas apparu à Baltimoreen 1995. Il y circulait depuis des années. Selon les CDC,il a suffi d’une subtile aggravation de ce problème aumilieu des années 1990 pour déclencher une épidémiede syphilis. Zenilman, quant à lui, ne prétend pas queles cliniques de traitement des MST ont été fermées,mais bien que leurs ressources ont été rationalisées. PourPotterat enfin, ce sont les nouveaux plans urbanistiquesimposés à quelques quartiers clés de Baltimore – et nonà l’ensemble de la ville – qui ont fait grimper le tauxde syphilis. Dans les trois cas, ce sont des changementsrelativement modestes qui ont fait basculer la situation,transformant la maladie en épidémie.

Deuxièmement, chaque théorie fournit une explica-tion différente de la manière dont une épidémie sedéclenche, et c’est sans doute l’aspect le plus intéressant.Les CDC traitent du contexte général de la maladie :

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l’intensification du commerce de la drogue peut transfor-mer une ville au point de déclencher une épidémie desyphilis. Zenilman se penche sur la maladie en soi : lesrestrictions budgétaires qu’ont subies les cliniques ontdonné un second souffle à la syphilis, la faisant passerdu stade d’infection aiguë à celui d’infection chronique.Potterat se concentre sur les gens qui transmettent lamaladie : c’est un type de personne particulier qui trans-met la syphilis, soit un individu actif sexuellement, trèspauvre et probablement consommateur de drogue. S’ilmigre vers un nouveau quartier, la maladie l’y suivra, etil aura l’occasion de faire basculer la situation.

Il y a donc plus d’une manière de déclencher une épi-démie. Toute épidémie est composée de trois éléments :les gens qui transmettent les agents infectieux, les agentsinfectieux en soi et le milieu dans lequel ils opèrent.Lorsqu’une épidémie déferle, lorsque la maladie cessed’être circonscrite, c’est qu’au moins un de ces trois élé-ments a subi une transformation. Voici comment j’aibaptisé ces trois vecteurs de changement pour les appli-quer au cas des épidémies sociales : les oiseaux rares,l’adhérence et le contexte.

1. Les déclencheurs

Lorsque l’on dit qu’une poignée de jeunes d’East Vil-lage ont déclenché une épidémie de Hush Puppies ou quela dispersion des résidents de quelques tours d’habitationa provoqué une épidémie de syphilis, on affirme en faitque, dans un processus ou un système donné, certainespersonnes ont plus d’importance que d’autres. Il ne s’agitpas d’une notion particulièrement révolutionnaire. Leprincipe 80/20, souvent évoqué par les économistes,signifie que, dans toute situation, environ 80 % du « tra-vail » est accompli par 20 % des protagonistes. Dans la

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plupart des sociétés, 20 % des criminels commettent80 % des crimes, 20 % des automobilistes causent 80 %des accidents, 20 % des buveurs de bière consomment80 % de la bière 3. Dans le cas des épidémies cependant,cette disproportion est encore accentuée : un infimepourcentage des intervenants fait la plus grande partiedu travail.

Dans une étude portant sur une épidémie de blennor-ragie à Colorado Springs, au Colorado, Potterat s’estpenché sur le cas de chaque personne qui, à l’intérieurd’une période de six mois, s’est présentée à la cliniquepour recevoir un traitement. Il a découvert qu’environ lamoitié de ces patients habitaient 4 quartiers couvrantenviron 6 % de la surface géographique de la ville, etque la moitié des habitants de ce secteur fréquentaientles mêmes 6 bars. Potterat a ensuite interrogé 768 sujetsde ce sous-groupe et a comptabilisé 600 « non-transmet-teurs », soit des personnes qui n’avaient pas transmis lablennorragie ou qui l’avaient transmise à une seule per-sonne. Ce sont les 168 autres sujets – ceux qui avaientcontaminé deux, trois, quatre, cinq personnes – qui ontprovoqué l’épidémie. Autrement dit, une vague de blen-norragie a déferlé sur toute la ville de Colorado Springs– une région de plus de 100 000 habitants – en raisondes activités de 168 personnes vivant dans 4 quartiers etfréquentant pratiquement les mêmes 6 bars 4.

Qui sont ces 168 personnes ? Elles n’ont rien à voiravec vous et moi. Elles sortent tous les soirs, collec-tionnent les partenaires sexuels, ont des vies et des com-portements sortant de l’ordinaire. Parmi elles, undénommé Darnell « Boss Man » McGee. Au milieu desannées 1990, ce grand gaillard plein de charme se tenaitdans les salles de billard et les patinoires de l’est de laville de Saint-Louis, au Missouri. Patineur accompli, ilimpressionnait les jeunes filles par ses exploits sur la

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piste. Sa spécialité : les adolescentes de 13, 14 ans. Il leurachetait des bijoux, les emmenait dans sa Cadillac, leurfaisait prendre du crack et avait des relations sexuellesavec elles. De 1995 à 1997, année où il a été tué parballe par un inconnu, il a couché avec pas moins d’unecentaine de femmes, transmettant le VIH à une trentained’entre elles.

Pendant la même période, à quelque 2 000 kilomètresde là, un clone de Boss Man opérait dans les rues misé-rables du centre de Jamestown, ville située près de Buf-falo, dans l’État de New York. Nushawn Williams,également connu sous les noms de Face, Sly et Shyteek,se partageait entre des douzaines de jeunes filles, avaittrois ou quatre appartements et gagnait sa vie en vendantde la drogue qu’il se procurait dans le Bronx.

« Ce type était un génie, m’a carrément dit un épidémio-logiste qui connaissait bien le cas. Si je pouvais m’échapperavec l’argent que Williams a gagné, je n’aurais plus besoinde travailler de toute ma vie. »

Tout comme Boss Man, Williams était un charmeur.Il achetait des roses à ses petites amies, les laissait luitresser les cheveux et organisait d’interminables orgiesdans ses différents appartements en fournissant mari-juana et bière de luxe.

« Un soir, j’ai eu trois ou quatre relations sexuelles aveclui, se rappelle une de ses partenaires. Lui et moi, nousfaisions toujours la fête […]. Une fois qu’il avait couchéavec une fille, ses amis devaient le faire aussi. Un gars n’étaitpas aussitôt sorti de la chambre qu’un autre y entrait. »

Williams est maintenant en prison. On sait qu’il atransmis le virus du sida à au moins 16 de ses anciennespetites amies.

Enfin, un cas plus célèbre, celui du steward québécoisGaétan Dugas, le présumé premier malade du sida. Il

REMERCIEMENTS

C’est un article que j’ai écrit pour le New Yorker qui est àl’origine du Point de bascule. J’étais journaliste pigiste àl’époque et, pour mon plus grand plaisir, le magazine m’aoffert un emploi après avoir publié mon texte. Merci à TinaBrown. Elle et son successeur, David Remnick, ont eu la bontéde m’accorder un congé de plusieurs mois pour que je puissetravailler à ce livre. Terry Martin a brillamment critiqué le toutpremier jet de mon manuscrit. Autrefois enseignant à Elmira,notre ville natale, et maintenant professeur à l’université Har-vard, Terry est une source d’inspiration pour moi depuis quej’ai assisté à ses cours de biologie en 10e année.

Je suis également redevable à Judith Rich Harris, l’auteurde Pourquoi nos enfants deviennent ce qu’ils sont, qui a changéma conception du monde, et à ma mère, Joyce Gladwell, quiest et sera toujours mon écrivain favori. Judith Shulevitz,Robert McCrum, Zoë Rosenfeld, Jacob Weisberg et DeborahNeedleman ont pris le temps de lire mon manuscrit et de mefaire part de leurs réflexions. DeeDee Gordon (et Sage) ainsique Sally Horchow m’ont gracieusement prêté leurs demeurespour les longues semaines de rédaction. J’espère un jour pou-voir leur rendre la pareille.

À la maison d’édition Little, Brown, j’ai eu le plaisir detravailler avec une équipe de professionnels aussi talentueuxque dévoués : Katie Long, Betty Power, Ryan Harbage, SarahCrichton et, par-dessus tout, mon éditeur, Bill Phillips. Bill atellement lu et relu ce livre qu’il peut sans doute le réciter parcœur. Je le remercie du fond du cœur, car, grâce à son intelli-gence, à ses commentaires et à ses conseils, Le Point de basculeest un livre meilleur.

LE POINT DE BASCULE268

Je dois enfin exprimer ma plus profonde gratitude àdeux autres personnes. D’abord, à mon agent et amie, TinaBennett, qui a conçu ce projet et a veillé à sa bonne marche, enme protégeant, en me guidant, en m’aidant et en m’inspirant.Ensuite, au rédacteur en chef du New Yorker, l’incomparableHenry Finder, à qui je dois plus que je ne peux dire. Mercià tous.