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Materialisme-dialectique.com Vive le PCF (mlm) ! Le Parnasse Un mouvement essentiel désormais méconnu En 1895, le peintre Paul Chabas peint Chez Alphonse Lemerre à Ville-d'Avray. Le lieu est l'ancienne résidence du peintre Jean-Baptiste Camille Corot ; elle appartient désormais à Alphonse Lemerre, un éditeur ayant fait fortune en publiant le poèmes des auteurs qui appartiennent à ce qui sera appelé le « Parnasse ». Le tableau – une commande d'Alphonse Lemerre – présente de nombreux poètes et peintres : Paul Arène, Paul Bourget, Jules Breton, Henri Cazalis, Jules Claretie, François Coppée, Alphonse Daudet, Léon Dierx, Auguste Dorchain, José-Maria de Heredia, Paul Hervieu, Georges Lafenestre, Alphonse Lemerre et sa femme, Jeanne Loiseau, Leconte de Lisle, Marcel Prévost, Henry Roujon, Sully-Prudhomme, André Theuriet. Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray C'est un moment historique, reflétant toute une phase historique où, à côté du naturalisme, le Parnasse est devenu le mouvement le plus en phase avec une République bourgeoise prônant le développement de l'économie, le progrès social, une certaine vision utilitariste de la science. Le Parnasse est, en effet, un mouvement littéraire ayant eu une importance capitale dans l'histoire idéologique et culturelle de la France. Il est le produit direct de la victoire de la bourgeoisie en 1848 ; il est le pas significatif pour s'arracher au réalisme et passer toujours plus dans le subjectivisme. Le Parnasse a, en effet, comme principe de revendiquer l'art pour l'art, avec en même temps un 1

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Page 1: Le Parnasse · 2019. 6. 1. · Parnasse est devenu le mouvement le plus en phase avec une République bourgeoise prônant le développement de l'économie, le progrès social, une

Materialisme-dialectique.comVive le PCF (mlm) !

Le Parnasse

Un mouvement essentiel désormais méconnuEn 1895, le peintre Paul Chabas peint Chez Alphonse Lemerre à Ville-d'Avray. Le lieu estl'ancienne résidence du peintre Jean-Baptiste Camille Corot ; elle appartient désormais à AlphonseLemerre, un éditeur ayant fait fortune en publiant le poèmes des auteurs qui appartiennent à ce quisera appelé le « Parnasse ».

Le tableau – une commande d'Alphonse Lemerre – présente de nombreux poètes et peintres : PaulArène, Paul Bourget, Jules Breton, Henri Cazalis, Jules Claretie, François Coppée, AlphonseDaudet, Léon Dierx, Auguste Dorchain, José-Maria de Heredia, Paul Hervieu, GeorgesLafenestre, Alphonse Lemerre et sa femme, Jeanne Loiseau, Leconte de Lisle, MarcelPrévost, Henry Roujon, Sully-Prudhomme, André Theuriet.

Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray

C'est un moment historique, reflétant toute une phase historique où, à côté du naturalisme, leParnasse est devenu le mouvement le plus en phase avec une République bourgeoise prônant ledéveloppement de l'économie, le progrès social, une certaine vision utilitariste de la science.

Le Parnasse est, en effet, un mouvement littéraire ayant eu une importance capitale dans l'histoireidéologique et culturelle de la France. Il est le produit direct de la victoire de la bourgeoisie en1848 ; il est le pas significatif pour s'arracher au réalisme et passer toujours plus dans lesubjectivisme.

Le Parnasse a, en effet, comme principe de revendiquer l'art pour l'art, avec en même temps un

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certain esprit social moralisant et une volonté de méthode technique - scientifique. Ses auteurs, despoètes témoignant parfois un très haut niveau de technique littéraire, revendiquent le refus de laparticipation à toute revendication politique, considérant que seules des préoccupationsesthétisantes suffisaient, tout en se posant en même temps résolument dans le camp bourgeois leplus ultra.

Leur seule préoccupation est leur individualité allant dans une perspective stylistique et uneméthode se voulant impersonnelle ; il ne s'agit plus d'affirmer la personnalité, de développer lesfacultés, mais de bien présenter sur le plan de la forme et de la technique, avec un certain ton.

Le poète cesse d'être un être sensible intervenant dans la réalité, pour devenir un individu artisan ;Leconte de Lisle théorise cela de la manière la plus stricte, devenant le chef de file intellectuel de ladémarche.

En ce sens, le Parnasse a comme fonction historique d'assécher l'affirmation de la personnalitépropre à la bourgeoisie d'avant 1848, pour la faire passer dans l'affirmation de l'individualité.

Cela fut tellement une réussite que si à l'époque, dans la foulée de 1848, ses participants furentportés au pinacle par la société française, ils sont aujourd'hui plus que méconnus : tombés dans lesoubliettes.

En 1929, dans son ouvrage Le Parnasse, la figure littéraire André Thérive peut tranquillementassassiner Sully Prudhomme, le premier prix Nobel de littérature, figure éminente du Parnasse, sansque cela n'émeuve :

« On ne saurait lire des vers plus obstinément mauvais que ceux de ce poète. La platitude et la cacophonie, le prosaïque et le grandiloque, la vulgarité du langage, une incapacité absolue de quitter le ton journalistique ou philosophard, voilà ce qui y offense sans cesse.

Aucune « poésie » ne jure plus fort avec le goût moderne, qui nous incline à chercher pour la Muse un langage spécial, des grâces celées, une démarche allusive. »

Que le premier prix Nobel de littérature, dont la poésie était essentielle à tout écolier, se fasseliquidé une poignée d'années après, appartenant à un mouvement désormais totalement méconnu, nes'explique que par le changement profond de nature de la bourgeoisie.

La négation de l'intériorité subjectiveUne fois l'individualité affirmée, et la bourgeoisie basculant dans la décadence, il ne pouvait pluss'agir, en effet, de poser son individualité dans le monde, mais de faire du monde son individualité.C'est pourquoi le symbolisme et le décadentisme sont le prolongement naturel, dialectique duParnasse.

C'est pourquoi le passage effectué, le Parnasse devait disparaître même de la mémoire bourgeoise.

Cependant, le Parnasse n'a pas seulement un intérêt historique, comme phase de transition vers lesubjectivisme complet. En effet, la bourgeoisie a supprimé toute affirmation de l'intériorité

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subjective, au moment où l'aristocratie existait encore, bien que définitivement défaite en 1848.

Or, comme on le sait, si la bourgeoisie avait assumé le réalisme, l'aristocratie française avait adoptéle romantisme ; le romantisme français est ainsi réactionnaire, à l'opposé des romantismes allemandet anglais, qui eux étaient portés par une bourgeoisie voulant libérer les esprits des académismesaristocratiques.

Cela signifie que le Parnasse permit aux forces réactionnaires de se précipiter dans la revendicationde l'intériorité subjective. A la bourgeoisie exposant les choses froidement – comme le Parnasse etle naturalisme avec Emile Zola – la réaction opposait des êtres vivants et cherchant à vivre demanière complète, tourmentés et trouvant dans le catholicisme un sens de l'orientation.

C'est ce qui rend vivant la littérature allant de Jules Barbey d'Aurevilly et Maurice Barrès à GeorgesBernanos ou Julien Gracq, c'est-à-dire amenant la véritable littérature à s'assumer comme étant dedroite, tandis que la littérature « de gauche » ne rassemblait que des bourgeois existentialistes,d'esprit moderniste et cosmopolite, opposés à tout héritage national.

Voici comment Charles Maurras, grande figure intellectuelle de la réaction, constate avec amertumele grand succès parnassien, pour le dénoncer, dans son article La Perfection sur le Parnasse publiédans la Gazette de France, le 25 février 1894 :

« Monsieur José-Maria de Heredia a obtenu le plus éclatant succès de presse de l’année 1893. L’Académie lui a d’abord décerné un de ses grands prix ; elle vient de l’élire au fauteuil de ce pauvre M. de Mazade. La cour et la ville l’ont lu. Il n’est petit lettré qui nesache par cœur Antoine et Cléopâtre et ne montre quelque exemplaire des Trophées triomphalement relié au milieu de sa bibliothèque (…).

Il y a une fable, assez ridicule, à détruire. Les plus déclarés adversaires du Parnasse se croient obligés de lui concéder les beautés de la forme, les mérites de la « facture », ce qu’on nomme enfin le métier.

Or, rien n’est moins exact. S’il est vrai que tous ces forgerons, bijoutiers, émailleurs, ébénistes et menuisiers du Parnasse n’ont guère rencontré de haute inspiration, ils n’ont pas eu davantage le tour de main, l’adresse et la maestria qui eussent permis de donner d’agréables bibelots d’étagères.

Ce qu’ils ont fait (si l’on excepte un ou deux psaumes de Leconte de Lisle et les gracieuses rêveries de Banville) se trouve sans valeur, même relative. »

Voici également comment Charles Maurras, dans Question sur les Parnassiens publié dans laGazette de France du 13 juillet 1902, massacre littéralement l'approche parnassienne :

« Tous les écrivains du Parnasse ont l’air écrasés par les objets qu’ils se sont proposé de nous peindre, par les instruments de leur art et par cet art lui-même.

Un vers est tiré par sa rime, un paysage effacé et, pour ainsi dire, mangé par le brutal éclat d’un mot à effet.

Au lieu de s’élancer des profondes sources de l’âme, accordée par de justes cadences

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aux figures de la réalité, la poésie des Parnassiens forme une suite de reflets papillotants, dénués de gradation naturelle, d’harmonie vraie, d’unité.

Que de fois les critiques de ma génération ont eu le loisir de montrer, en termes de cliniciens, l’exactitude littérale de ces conclusions un peu dures. »

Alors que la bourgeoisie devient vide de sens, s'auto-célébrant, allant à la Belle Époque, la réactions'arroge le thème de la vie intérieure. Elle le fait, bien entendu, de manière non sincère sur le planintellectuel : ni Maurice Barrès ni Charles Maurras ne possèdent ni ne défendent l'intérioritésubjective.

Mais toute une série de figures sincères se sont précipitées dans la brèche ouverte par euxintellectuellement, permettant une dénonciation romantique – mais réactionnaire – du triomphe ducapitalisme.

Le Parnasse contemporainLe terme de Parnasse désignant le mouvement provient d'une série de 18 recueils de poésie paru du3 mars au 30 juin 1866, à l'initiative de Louis-Xavier de Ricard et Catulle Mendès, intitulée leParnasse contemporain. La faillite économique immédiate du projet dès le premier numéro et avantmême sa diffusion n'empêcha finalement pas sa réussite, grâce à l'intervention du libraire AlphonseLemerre.

L'ensemble fut rassemblé dans un gros recueil publié le 27 octobre 1866. Par la suite, une nouvellesérie fut publiée du 20 octobre 1869 jusqu'au milieu de l'année 1871, et rassemblé pareillement. Letroisième recueil fut publié directement sous la forme de fascicule, le 16 mars 1876.

37 poètes participèrent au premier, 56 au second, 63 au troisième, soit au total 99 poètes différents.Peu d'auteurs participèrent aux trois ; il faut noter ici Louis-Xavier de Ricard (10 poèmes, puis 2 etenfin 1), Albert Mérat (8 poèmes, puis 7 et 4), Henri Cazalis (8 poèmes, puis 2, puis 6), CatulleMendès (5 poèmes, puis 7 et 1), Léon Dierx (7 poèmes puis 5 et enfin 8), José-Maria de Heredia (6poèmes puis 1, puis 25), Léon Valade (5 poèmes, puis 4 et enfin 4), Leconte de Lisle (10 poèmespuis 1 et 1), Sully Prudhomme (4 poèmes, puis 5 et 1), Armand Renaud (4 poèmes, puis 1 et 1).

Il faut néanmoins noter des figures importantes pour le premier recueil et peu ou pas présentes parla suite. On y trouve en effet pas moins de 16 poèmes de Charles Baudelaire, 8 de Paul Verlaine, 11de Stéphane Mallarmé, 11 d'Arsène Houssaye.

La figure principale du mouvement fut, historiquement, Leconte de Lisle, dont voici un poèmecélèbre, paru alors dans le premier Parnasse contemporain.

Le Rêve du jaguar

Sous les noirs acajous les lianes en fleur,Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,Pendent, et s’enroulant en bas parmi les souches,Bercent le perroquet splendide et querelleur,

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L’araignée au dos jaune et les singes farouches.C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;Et, du mufle béant par la soif alourdi,Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.En un creux du bois sombre interdit au soleil,Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;D’un large coup de langue il se lustre la patte,Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;

Et, dans l’illusion de ses forces inertes,Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs.Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselantsDans la chair des taureaux effarés et beuglants.

En voici un autre, toujours dans le premier Parnasse contemporain, de Charles Baudelaire, trèsfinement ciselé lui aussi, avec une tentative d'aller dans le sens de la mélodie, avec le jet d'eaucomme prétexte.

Le Jet d'eau

Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!Reste longtemps, sans les rouvrir,Dans cette pose nonchalanteOù t'a surprise le plaisir.Dans la cour le jet d'eau qui jase,Et ne se tait ni nuit ni jour,Entretient doucement l'extaseOù ce soir m'a plongé l'amour.

La gerbe épanouieEn mille fleurs,Où Phoebé réjouieMet ses couleurs,Tombe comme une pluieDe larges pleurs.

Ainsi ton âme qu'incendieL'éclair brûlant des voluptésS'élance, rapide et hardie,

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Vers les vastes cieux enchantés.Puis elle s'épanche, mourante,En un flot de triste langueur,Qui par une invisible penteDescend jusqu'au fond de mon coeur.

La gerbe épanouieEn mille fleurs,Où Phoebé réjouieMet ses couleurs,Tombe comme une pluieDe larges pleurs.

Ô toi, que la nuit rend si belle,Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,D'écouter la plainte éternelleQui sanglote dans les bassins!Lune, eau sonore, nuit bénie,Arbres qui frissonnez autour,Votre pure mélancolieEst le miroir de mon amour.

La gerbe épanouieEn mille fleurs,Où Phoebé réjouieMet ses couleurs,Tombe comme une pluieDe larges pleurs.

Cet esprit expérimentateur dans le style dans le cadre de la description commentée d'un objet oud'un phénomène se retrouve dans le poème suivant de Verlaine ; on retrouve ainsi à la fois CharlesBaudelaire et Paul Verlaine dans le premier Parnasse contemporain, ce qui est important dansl'histoire de la littérature.

On remarquera par ailleurs que le poème suivant témoigne déjà du grand travail mélodique effectuépar Paul Verlaine.

MARINE

L’Océan sonorePalpite sous l’œilDe la lune en deuilEt palpite encore,

Tandis qu’un éclairBrutal et sinistreFend le ciel de bistre

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D’un long zigzag clair,

Et que chaque lameEn bonds convulsifs,Le long des récifsVa, vient, luit et clame,

Et qu’au firmamentOù l’ouragan erre,Rugit le tonnerreFormidablement.

On retrouve également le poème suivant de Paul Verlaine, plus conforme en un certain sens àl'esprit du Parnasse avec cette idée de prendre quelque chose comme prétexte pour exprimerquelque chose de manière ciselée, et surtout de se fixer à cette chose : Paul Verlaine vise davantagede profondeur, même ici de manière assez significative d'ailleurs.

L'oeuvre est, sans aucun doute, d'une grande ampleur, d'une grande aisance, avec un sens réel durythme, de la mélodie, conformément aux meilleurs travaux de cet auteur fondamentalement inégal.

MON RÊVE FAMILIER

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrantD’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même,Ni tout à fait une autre, et m’aime, et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparentPour elle seule, hélas ! cesse d’être un problèmePour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonoreComme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,Et, pour sa voix lointaine et calme, et grave, elle aL’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Voici un poème de Louis-Xavier de Ricard, toujours du premier Parnasse contemporain ; c'est unsonnet dit estrambote, d'une pratique espagnole d'ajouter quelques vers tout à la fin. Il y a ainsi lachute traditionnelle du sonnet, mais également, par ces quelques vers, une sorte de note d'esprit quivient se surajouter.

Cela reflète également la recherche stylistique, esthétique, du Parnasse.

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L’HIVER

SONNET ESTRAMBOTE

Une nuit grise emplit le morne firmament ;Comme un troupeau de loups, errant à l’aventureDans la nuit, et rôdant autour de leur pâture,Le vent funèbre hurle épouvantablement.

Le brouillard, que blanchit un tourbillonnementNeigeux, se déchirant ainsi qu’une tenture,On voit, parfois, au fond d’une sombre ouverture,Le soleil rouge et froid qui luit obscurément.

Mais, tous deux, ayant clos les rideaux des fenêtres,Mollement enlacés et mêlant nos deux êtresDans un fauteuil profond devant un feu bien clair ;

Nous nous aimons ; nos yeux parlent avec nos lèvresFrémissantes ; et nous sentons dans notre chairCourir le frisson chaud des amoureuses fièvres.

Tu peux durer longtemps encore, ô sombre hiver.Car, réchauffés toujours au feu de leurs pensées,Nos cœurs ne craignent point tes ténèbres glacées.

Comme on le voit, le Parnasse n'est pas une réalisation forcée, mais bien le produit de tout unmouvement intellectuel, avec des écrivains de haute volée.

Une démarche qui vise le particulierLe terme de « Parnasse » fait allusion au Parnasse de la mythologie de la Grèce antique, où Apollonvivait avec les neuf Muses, le terme étant par la suite utilisé en France pour désigner unrassemblement de poètes.

Les auteurs du courant du Parnasse ont pourtant obtenu un nom qu'eux-mêmes réfutaient. CatulleMendès, dans La légende du Parnasse contemporain, raconte ainsi le processus ayant abouti auregroupement « parnassien » :

« Voulant publier un recueil collectif de vers nouveaux, les jeunes poètes d'alors avaient cherché un titre général qui n'impliquât aucun parti pris, ne put être revendiqué par aucune école, ne génât en rien l'originalité des inspirations diverses.

Ils voulaient que leur livre commun fût à la poésie ce que le Salon annuel est à la peinture. Ils songèrent naturellement aux publications analogues des poètes leurs ancêtres, et ils publièrent Le Parnasse contemporain, comme Théophile de Viau avait

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publié le Parnasse satyrique, comme d'autres lyriques avaient publié d'autres Parnasses. »

Il constate de la manière suivante l'offensive menée contre eux, avec des dénominations fantaisistes,des accusations de posséder un style lamentable, etc. :

« Au surplus, Stylistes, Formistes, Fantaisistes, Impassibles ou Parnassiens, il était avéré que nous étions parfaitement grotesques.

Je ne crois pas qu'à aucune époque d'aucun mouvement littéraire, il y ait eu, contre un groupe de nouveaux venus, un pareil emportement de gausseries et d'injures.

Raillés, bafoués, vilipendés, tournés en ridicule dans les nouvelles à la main, mis en scène dans les revues de fin d'année, tout ce que les encriers peuvent contenir de bouffonneries insultantes, on nous l'a jeté ; toutes les opinions stupides, tous les mots bêtes, on nous les a prêtés.

Nous fûmes, pendant un temps, les Jocrisses, les Calinos et les Guibollards de la poésie française.

Il suffisait de prononcer le mot « Impassible » pour que tout le monde pouffât de rire, et quelqu'un m'a affirmé qu'un jour, dans un embarras de voitures, un des cochers qui se querellaient, après avoir épuisé tout le vocabulaire populacier des outrages, avaient enfin jeté à ses adversaires vaincus cette injure suprême à laquelle il n'y avait rien à répondre : « Parnassien, va ! ». »

Cela témoigne de la véritable controverse posée par les « Parnassiens », qui s'ils avaient une posturerebelle typiquement néo-romantique, n'en étaient pas moins des partisans d'une démarche épurée,esthétisante, ayant une valeur spirituelle en soi.

Catulle Mendès, parlant des « Parnassiens » alors moqués, résume l'objectif de la manière suivante :

« C'étaient des impertinents, ces nouveaux venus, absolument ignorés hier, qui prétendaient conquérir le public au respect de l'idéal et du travail persévérant, à l'amour des belles formes, des beaux vers et des belles rimes, à l'enthousiasme pour l'art sacré.

En ces temps d'opérettes et de romans bâclés à la diable, on se souciait peu de la beauté et de la perfection rêvées. »

Ce que montre parfaitement ici Catulle Mendès, c'est que le Parnasse correspond en fait à l'exigencede la bourgeoisie d'avoir sa propre idéologie, sa propre esthétique, ayant comme valeur le travail etl'ostentatoire, le raffiné et l'élitiste, avec un spiritualisme non-religieux.

La poésie n'est plus liée à la sensibilité combinée à la technique d'expression, mais à la techniqued'expression liée à un certain regard sur une chose. C'est une démarche qui vise le particulier et nonpas l'universel. Et c'est une démarche individuelle de manière assumée.

Quand il parle également de conquérir le public, il témoigne également du fait que si les partisansde l'art pour l'art rejetaient la politique, ils portaient cependant tout à fait un drapeau.

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Lorsque Gustave Merlet, professeur de français parmi les plus éminents de la République,représentant des agrégés de Lettres au Conseil supérieur de l'Instruction publique, éminent critiquelittéraire, etc., fait un recueil sur la poésie du XIXe siècle, il accorde une place essentielle auParnasse ; lorsque l'inspecteur général Albert Cahen publie en 1908 un recueil de textes, il accorde15 pages à Sully Prudhomme, 9 à Leconte de Lisle, 8 à François Coppée.

L'exotisme comme inspirationComment cerner de manière la plus stricte la poésie du Parnasse ? Voici un exemple avec un poèmede René-François Sully Prudhomme (1839-1907), tiré du recueil de 1875 intitulé Vainestendresses, poème que Catulle Mendès considère comme « un des plus tendres et des plusadmirables sonnets que je sache ».

Les infidèles

Je t'aime, en attendant mon éternelle épouse, Celle qui doit venir à ma rencontre un jour, Dans l'immuable éden, loin de l'ingrat séjour Où les prés n'ont de fleurs qu'à peine un mois sur douze.

Je verrai devant moi, sur l'immense pelouse Où se cherchent les morts pour l'hymen sans retour, Tes sœurs de tous les temps défiler tour à tour, Et je te trahirai sans te rendre jalouse ;

Car toi-même, élisant ton époux éternel, Tu m'abandonneras dès son premier appel, Quand passera son ombre avec la foule humaine ;

Et nous nous oublierons, comme les passagers Que le même navire à leurs foyers ramène, Ne s'y souviennent plus de leurs liens légers.

Le Parnasse contemporain est, bien évidemment, pour son premier recueil, une sorte d'oeuvremanifeste du courant qui fut qualifié de Parnasse. La démarche y est à la fois stylistique etornementale, sentimentale mais surtout esthétisante. Voici par exemple comment Théophile Gautier,considéré comme un précurseur du Parnasse, raconte un sentiment mélancolique en prenant un objetdans un parc comme prétexte.

LE BANC DE PIERRE

A E. HÉBERT

Au fond du parc, dans une ombre indécise,Il est un banc solitaire et moussuOù l’on croit voir la Rêverie assise,Triste et songeant à quelque amour déçu.Le Souvenir dans les arbres murmure,

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Se racontant les bonheurs expiés ;Et comme un pleur, de la grêle ramureUne feuille tombe à vos pieds.

Ils venaient là, beau couple qui s’enlace,Aux yeux jaloux tous deux se dérobant,Et réveillaient, pour s’asseoir à sa place,Le clair de lune endormi sur le banc.Ce qu’ils disaient, la maîtresse l’oublie ;Mais l’amoureux, cœur blessé, s’en souvient,Et dans le bois, avec mélancolie,Au rendez-vous, tout seul, revient.

Pour l’œil qui sait voir les larmes des choses,Ce banc désert regrette le passé,Les longs baisers et le bouquet de roses,Comme un signal à son angle placé.Sur lui la branche à l’abandon retombe,La mousse est jaune et la fleur sans parfum,Sa pierre grise a l’aspect de la tombeQui recouvre l’Amour défunt…

L'importance qu'a l'objet comme base au poème est capitale dans le Parnasse. Il est le prétexteautour duquel est savamment construit toute un discours poétique cherchant à être pratiquementornemental autour du thème, avec une expression particulièrement ciselée de l'émotion. Voici unautre poème de Théophile Gautier tiré du premier recueil également, autre exemple d'objet, icinaturel, comme base.

LA MARGUERITE

Les poëtes chinois, épris des anciens rites,Ainsi que Li-Tai-Pé, quand il faisait des vers,Placent sur leur pupitre un pot de margueritesDans leurs disques montrant l’or de leurs cœurs ouverts.

La vue et le parfum de ces fleurs favorites,Mieux que les pêchers blancs et que les saules verts,Inspirent aux lettrés, dans les formes prescrites,Sur un même sujet des chants toujours divers.

Une autre Marguerite, une fleur féminine,Que dans le Céladon voudrait planter la Chine,Sourit à notre table aux regards éblouis.

Et pour la Marguerite, un mandarin morose,Vieux rimeur abruti par l’abus de la prose.Trouve encore un bouquet de vers épanouis.

Il va de soi que cela peut rapidement manquer d'ampleur, aussi l'exotisme est-il appelé en renfort

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pour donner de la vigueur, une certaine profondeur, voire pratiquement un sens à des vers qui sontun prétexte en eux-mêmes.

Aussi Théophile Gautier s'appuie-t-il sur l'exotisme, parlant d'un bédouin, de l'homme politique del'antiquité romaine Lucius Sextius, du lion de l'Atlas. Théodore de Banville parle de l'exil des dieux(grecs) ou encore de la reine de Saba, Leconte de Lisle parle d'un jaguar ou bien d'un guerrierviking, Catulle Mendès appelle plusieurs fois l'hindouisme, Louis Ménard fait l'éloge du Nirvana,Charles Baudelaire à la côte indienne de Malabar et à Satan, etc.

Louis Ménard (1822-1901) joua ici un rôle important d'idéologue, s'exprimant de manièreromantique quant aux civilisations passées, publiant notamment De sacra poesi Graecorum (1860),La morale avant les philosophes (1860), Du polythéisme hellénique (1863), Hermès Trismégiste(1866), Éros : étude sur la symbolique du désir (1872), Catéchisme religieux des libres-penseurs(1875), Rêveries d'un païen mystique (1876), Histoire des anciens peuples de l'Orient (1882),Histoire des Israélites d'après l'exégèse biblique (1883), Études sur les origines du christianisme(1893), Histoire des Grecs (1894), Lettres d’un mort: opinions d'un païen sur la société moderne(1895), Poèmes et rèveries d'un païen mistique (1895), Les oracles (1897), Les qestions (sic)sociales dans l'Antiqité (sic) : cours d'istoire (sic) universèle (sic) (1898), La seconde Républiqe(sic) : cours d'istoire (sic) universèle (sic) (1898), Symboliqe (sic) religieuse : cours d'istoire (sic)universèle (sic) (1898).

On a ici affaire à un néo-paganisme très clair et d'autant plus intéressant que Louis Ménard aégalement écrit Prologue d'une révolution, février-juin 1848 et a soutenu la Commune. On a iciaffaire à l'aile radicale de la bourgeoisie ayant triomphé en 1848.

D'ailleurs, Louis Ménard fut un chimiste de haut niveau ; à la fin de sa vie, il exigeait une réformede l'orthographe de fond en comble : il est le produit du radicalisme républicain.

La mystique de l'antiquité et prise de position républicaineLe réactionnaire Maurice Barrès, dans Un voyage à Sparte publié dans La Revue des DeuxMondes en 1905-1906, constate cet étroit rapport entre célébration de la mystique de l'antiquité etprise de position républicaine.

Toute la première partie est d'ailleurs consacrée à Louis Ménard. En voici les extraits les plussignificatifs :

« Au lycée de Nancy, en 1880, M. Auguste Burdeau, notre professeur de philosophie, ouvrit un jour un tout petit livre :

— Je vais vous lire quelques fragmens d’un des plus rares esprits de ce temps.

C’étaient les Rêveries d’un païen mystique. Pages subtiles et fortes, qui convenaient malpour une lecture à haute voix, car il eût fallu s’arrêter et méditer sur chaque ligne. Mais elles conquirent mon âme étonnée (...).

Il eût mieux valu qu’un maître nous proposât une discipline lorraine, une vue à notre mesure de notre destinée entre la France et l’Allemagne. Le polythéisme mystique de

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Ménard tombait parmi nous comme une pluie d’étoiles; il ne pouvait que nous communiquer une vaine animation poétique.

J’ai horreur des apports du hasard ; je voudrais me développer en profondeur plutôt qu’en étendue ; pourtant, je ne me plaindrai pas du coup d’alcool que nous donna, par cette lecture, Burdeau. Depuis vingt années, Ménard, sans me satisfaire, excite mon esprit.

Peu après, vers 1883, comme j’avais l’honneur de fréquenter chez Leconte de Lisle, qui montrait aux jeunes gens une extrême bienveillance, je m’indignai devant lui d’avoir vu,chez Lemerre, la première édition des Rêveries presque totalement invendue.

À cette date, je n’avais pas lu les préfaces doctrinales de Leconte de Lisle, d’où il appertque l’esthétique parnassienne repose sur l’hellénisme de Ménard, et j’ignorais que les deux poètes eussent participé aux agitations révolutionnaires et stériles que le second Empire écrasa.

Je fus surpris jusqu’à l’émotion par l’affectueuse estime que Leconte de Lisle m’exprima pour son obscur camarade de jeunesse.

Je fus surpris, car ce terrible Leconte de Lisle, homme de beaucoup d’esprit, mais plus tendre que bon, s’exerçait continuellement au pittoresque, en faisant le féroce dans la conversation ; je fus ému, parce qu’à vingt ans, un novice souffre des querelles des maîtres que son admiration réunit.

Leconte de Lisle me peignit Ménard comme un assez drôle de corps (dans des anecdotes, fausses, je pense, comme toutes les anecdotes), mais il y avait, dans son intonation une nuance de respect.

C’est ce qu’a très bien aperçu un poète, M. Philippe Dufour. « J’étais allé voir Leconte de Lisle, dit M. Dufour, au moment où la Revue des Deux Mondes publiait ses Hymnes orphiques : je suis content de ces poèmes, me déclara le maître, parce que mon vieil amiMénard m’a dit que c’est dans ces vers que j’ai le plus profondément pénétré et rendu legénie grec. »

La jolie phrase, d’un sentiment noble et touchant ! Belle qualité de ces âmes d’artistes, si parfaitement préservées que, bien au delà de la soixantaine, elles frissonnent d’amitié pour une même conception de l’hellénisme. « Tout est illusion, » a répété indéfiniment Leconte de Lisle, mais il a cru dur comme fer à une Grèce qui n’a jamais existé que dans le cerveau de son ami (…).

D’autres fois, nous faisions des promenades le long des trottoirs. Il portait roulé autour de son cou maigre un petit boa d’enfant, un mimi blanc en poil de lapin.

Peut-être que certains passans le regardaient avec scandale, mais, dans le même moment, il prodiguait d’incomparables richesses, des éruditions, des symboles, un tas d’explications abondantes, ingénieuses, très nobles, sur les dieux, les héros, la nature, l’âme et la politique : autant de merveilles qu’il avait retrouvées sous les ruines des vieux sanctuaires.

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C’était un homme un peu bizarre, en même temps que l’esprit le plus subtil et le plus gentil, ce Louis Ménard !

En voilà un qui ne conçut pas la vie d’artiste et de philosophe comme une carrière qui, d’un jeune auteur couronné par l’Académie française, fait un chevalier de la Légion d’honneur, un officier, un membre de l’Institut, un commandeur, un président de sociétés, puis un bel enterrement !

Il a été passionné d’hellénisme et de justice sociale, et toute sa doctrine, long monologue incessamment poursuivi, repris, amplifié dans la plus complète solitude, vise à nous faire sentir l’unité profonde de cette double passion (…).

Louis Ménard, transporté d’indignation par les fusillades de Juin, publia des vers politiques, Gloria victis, et toute une suite d’articles, intitulés : Prologue d’une Révolution, qui lui valurent quinze mois de prison et 10 000 francs d’amende.

Il passa dans l’exil, où il s’attacha passionnément à Blanqui et connut Karl Marx. Il vivait en aidant son frère à copier une toile de Rubens.

Leconte de Lisle, envoyé en Bretagne par le Club des Clubs, pour préparer les élections,était resté en détresse à Dinan. Il gardait sa foi républicaine, mais se détournait, pour toujours, de l’action. Il s’efforça de ramener le proscrit dans les voies de l’art : « En vérité, lui écrivait-il, n’es-tu pas souvent pris d’une immense pitié, en songeant à ce misérable fracas de pygmées, à ces ambitions malsaines d’êtres inférieurs ? Va, le jour où tu auras fait une belle œuvre d’art, tu auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu’en écrivant vingt volumes d’économie politique. »

Le grand silence de l’Empire les mit tous deux au même ton. Et Ménard, à qui l’amnistie de 1852 venait de rouvrir les portes d’une France toute transformée, s’en alla vivre dans les bois de Fontainebleau.

Si l’on feuillette l’histoire ou simplement si l’on regarde autour de soi, on est frappé du grand nombre des coureurs qui lâchent la course peu après le départ, et qui, voyant le train dont va le monde, ne daignent pas concourir plus longtemps. Les hommes sont grossiers et la vie injuste.

On peut s’exalter là-dessus et dénoncer les violences des puissans et la bassesse des humbles ; on peut aussi se réfugier dans le rêve d’une société où régneraient le bonheur et la vertu.

Cette société édénique, selon Ménard, ce fut la Grèce. Il entreprit de la révéler aux cénacles des poètes et des républicains.

José-Maria de Heredia a souvent entendu Ménard lire du grec : « Ménard prenait un vieil in-folio à la reliure fatiguée, Homère, Anacréon, Théocrite ou Porphyre, et traduisait.

Aucune difficulté du texte ne pouvait l’arrêter, et sa voix exprimait une passion telle queje n’en ai connue chez aucun autre homme de notre génération. La vue seule des caractères grecs le transportait ; à la lecture, il était visible qu’il s’animait

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intérieurement ; au commentaire, c’était un enthousiasme. Sa face noble s’illuminait.

Il en oubliait les soins matériels de la vie. Un soir d’hiver que nous expliquions l’Antre de Porphyre, je dus lui dire tout à coup qu’il l’aisait plus froid dans sa chambre sans feu que dans l’Antre des Nymphes. »

En sa qualité d’helléniste, Ménard poursuivait le divin sur tous les plans de l’univers : comme peintre dans la nature, comme poète dans son âme, comme citoyen dans la société (…).

Au cours de ses longues rêveries dans les bois, sa prédilection pour la Grèce et sa haine de la Constitution de 1852 s’amalgamèrent. Il s’attacha au polythéisme comme à une conception républicaine de l’univers.

Pour les sociétés humaines comme pour l’univers, l’ordre doit sortir de l’autonomie des forces et de l’équilibre des lois ; la source du droit se trouve dans les relations normales des êtres et non dans une autorité supérieure : Homère et Hésiode prononcent la condamnation de Napoléon III.

Ménard exposait ces vues à M. Marcelin Berthelot, au cours de longues promenades péripatéticiennes, sous les bois paisibles de Chaville et de Viroflay. M. Berthelot et son ami Renan étaient des réguliers. Ils pressèrent Ménard de donner un corps à ses théories ingénieuses sur la poésie grecque, les symboles religieux, les mystères, les oracles, l’art,et de passer son doctorat. Ils auguraient que sa profonde connaissance du grec lui assurerait une belle carrière universitaire.

La soutenance de Ménard eut beaucoup d’éclat. Nous avons sa thèse dans le livre qu’il aintitulé : La morale avant les philosophes, et qu’il compléta, en 1866, par la publication du Polythéisme hellénique. C’est quelque chose d’analogue, si j’ose dire, au fameux livre de Chateaubriand ; c’est une sorte de Génie du polythéisme.

Le polythéisme était un sentiment effacé de l’âme humaine ; Ménard l’a retrouvé (…).

Le nouveau docteur désirait de partir pour la Grèce et il allait l’obtenir, quand un fonctionnaire s’y opposa, sous prétexte que la thèse du postulant se résumait à dire que « le polythéisme est la meilleure des religions, puisqu’elle aboutit nécessairement à la république. »

Ce fonctionnaire impérial avait bien de l’esprit (…).

Sur le tard, l’auteur des Rêveries eut une grande satisfaction. Le conseil municipal de Paris, soucieux de dédommager un vieil enthousiaste révolutionnaire, créa pour Ménard un cours d’histoire universelle à l’Hôtel de Ville (…).

Cela éclate dans ses cours, dédiés à Garibaldi, comme au champion de la démocratie en Europe. Ils sont d’un grand esprit, mais qui mêle à tout des bizarreries. « J’aime beaucoup la Sainte Vierge, m’écrivait-il ; son culte est le dernier reste du polythéisme. »À l’Hôtel de Ville, il justifiait les miracles de Lourdes et, le lendemain, faisait l’éloge dela Commune. Le scandale n’alla pas loin, parce que personne ne venait l’écouter.

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En hiver, Ménard professait dans la loge du concierge de l’Hôtel de Ville. À quoi bon chauffer et éclairer une salle ? N’était-il pas là très bien pour causer avec l’ami et uniqueauditeur qui le rejoignait ?

C’est peut-être chez ce concierge et dans les dernières conversations de Ménard qu’on put le mieux profiter de sa science fécondée par cinquante ans de rêveries.

Ce poète philosophe n’avait jamais aimé le polythéisme avec une raison sèche et nue ; mais, à mesure qu’il vieillit, son cœur, comme il arrive souvent, commença de s’épanouir. Il laissa sortir des pensées tendres qui dormaient en lui et qu’un Leconte de Lisle n’a jamais connues.

Il me semble que nous nous augmentons en noblesse si nous rendons justice à toutes les formes du divin et surtout à celles qui proposèrent l’idéal à nos pères et à nos mères. Leconte de Lisle m’offense et se diminue par sa haine politicienne contre le moyen âge catholique. Il veut que cette haine soit l’effet de ses nostalgies helléniques ; j’y reconnais plutôt un grave inconvénient de sa recherche outrancière, féroce du pittoresque verbal.

Le blasphème est une des plus puissantes machines de la rhétorique, mais une âme qui ne se nourrit pas de mots aime accorder entre elles les diverses formules religieuses. Ménard se plaisait à traduire sous une forme abstraite les dogmes fondamentaux du christianisme, afin de montrer combien ils sont acceptables pour des libres penseurs.

Et par exemple, il disait que, si l’on voulait donner au dogme républicain de la fraternitéune forme vivante et plastique, on ne pourrait trouver une image plus belle que celle du Juste mourant pour le salut des hommes (…).

J’ai bien des fois cherché à comprendre ce véritable scandale qu’est l’échec de Louis Ménard. Comment l’un des esprits les plus originaux de ce temps, à la fois peintre et poète, érudit et savant, historien et critique d’art, admiré de Renan, de Michelet, de Gautier, de Sainte-Beuve, a-t-il pu vivre et mourir ainsi complètement inconnu du public ?

L’ardeur de sa pensée démocratique a-t-elle éloigné de lui les craintifs amis des lettres ? (…).

Ménard posséda toutefois un disciple, M. Lami, esprit exalté, d’une rare distinction. Il ne le garda pas longtemps. Après avoir prié Brahma toute une nuit, M. Lami se jeta par la fenêtre en disant :

— Je m’élance dans l’éternité.

Un ami commun, M. Droz, ne voulut pas croire à cette mort extraordinaire.

— Je savais bien qu’il était fou, disait-il à Ménard, mais je croyais que c’était comme vous. »

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La définition d'une poésie anti-sensibilité par Leconte de LisleLes parnassiens étaient tout à fait conscients de leur combinaison entre exotisme et idéologique républicaine ; un exemple parlant est Leconte de Lisle, auteur d'un Catéchisme populaire républicain en 1870-1871, ainsi qu'une Histoire populaire du Christianisme et une Histoire populaire de la Révolution française en 1871, tout en s'opposant à la Commune de Paris.

Lorsque Leconte de Lisle entre à l'Académie française, c'est la place de Victor Hugo qu'il prend, et il est élu au premier tour par 21 voix contre 6 à Ferdinand Fabre, un romancier lié à l’Église catholique.

Napoléon III lui permit un soutien financier de la cassette privée à partir de 1870, la IIIe Républiqueprolongea ce paiement. Il fut tout de même officier de la Légion d'honneur en 1886 et de 1855 à 1868 le gouverneur de son île natale lui avait également fourni une pension annuelle.

Né sur l'île de La Réunion, Charles Marie René Leconte de Lisle vint à Paris en 1845 et devint la figure quasi mythique du Parnasse, le chef de file de poètes de ce courant. Voici un de ses poèmes les plus connus, qui raconte comment sa cousine va assister à la messe en étant porté sur une chaise,depuis les Hauts de Saint-Paul à La Réunion jusqu'au centre-ville.

Le Manchy.

Sous un nuage frais de claire mousseline, Tous les dimanches au matin,Tu venais à la ville en manchy de rotin, Par les rampes de la colline.

La cloche de l’église alertement tintait Le vent de mer berçait les cannes ;Comme une grêle d’or, aux pointes des savanes, Le feu du soleil crépitait.

Le bracelet aux poings, l’anneau sur la cheville, Et le mouchoir jaune aux chignons,Deux Telingas portaient, assidus compagnons, Ton lit aux nattes de Manille.

Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant, Souples dans leurs tuniques blanches,Le bambou sur l’épaule et les mains sur les hanches, Ils allaient le long de l’Étang.

Le long de la chaussée et des varangues basses Où les vieux créoles fumaient,Par les groupes joyeux des Noirs, ils s’animaient Au bruit des bobres Madécasses.

Dans l’air léger flottait l’odeur des tamarins ; Sur les houles illuminées,Au large, les oiseaux, en d’immenses traînées,

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Plongeaient dans les brouillards marins

Et tandis que ton pied, sorti de la babouche, Pendait, rose, au bord du manchy,À l’ombre des Bois-Noirs touffus et du Letchi Aux fruits moins pourprés que ta bouche ;

Tandis qu’un papillon, les deux ailes en fleur, Teinté d’azur et d’écarlate,Se posait par instants sur ta peau délicate En y laissant de sa couleur ;

On voyait, au travers du rideau de batiste, Tes boucles dorer l’oreiller,Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller, Tes beaux yeux de sombre améthyste.

Tu t’en venais ainsi, par ces matins si doux, De la montagne à la grand’messe,Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse, Au pas rythmé de tes Hindous.

Maintenant, dans le sable aride de nos grèves, Sous les chiendents, au bruit des mers,Tu reposes parmi les morts qui me sont chers, Ô charme de mes premiers rêves !

Cette dimension exotique, Leconte de Lisle ne l'abandonnera jamais et c'est au coeur des trois recueils qui jouèrent un rôle déterminant : Poèmes antiques (1852), Poèmes barbares (1862) et Poèmes tragiques (1884).

On est ici dans le formalisme le plus absolu, où le poète raconte de manière impersonnelle une sortede beauté fictive puisée dans une imagination bourgeoise imbibée de son époque. Leconte de Lisle correspond à la bourgeoisie se cultivant mais dans un cadre colonial, à la science utilitariste, avec un esprit totalement formel, technicien jusqu'au clinique.

Voici, tiré du premier recueil, un poème de la même facture, inspiré prétendument de l'Inde antique.

Prière védique pour les Morts

Berger du monde, clos les paupières funèbresDes deux chiens d’Yama qui hantent les ténèbres.

Va, pars ! Suis le chemin antique des aïeux.Ouvre sa tombe heureuse et qu’il s’endorme en elle,Ô Terre du repos, douce aux hommes pieux !Revêts-le de silence, ô Terre maternelle,Et mets le long baiser de l’ombre sur ses yeux.

Que le Berger divin chasse les chiens robustes

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Qui rôdent en hurlant sur la piste des justes !

Ne brûle point celui qui vécut sans remords.Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtilePénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !

Berger du monde, apaise autour de lui les râlesQue poussent les gardiens du seuil, les deux chiens pâles.

Voici l’heure. Ton souffle au vent, ton oeil au feu !Ô Libation sainte, arrose sa poussière.Qu’elle s’unisse à tout dans le temps et le lieu !Toi, Portion vivante, en un corps de lumière,Remonte et prends la forme immortelle d’un Dieu !

Que le Berger divin comprime les mâchoiresEt détourne le flair des chiens expiatoires !

Le beurre frais, le pur Sôma, l’excellent miel,Coulent pour les héros, les poètes, les sages.Ils sont assis, parfaits, en un rêve éternel.Va, pars ! Allume enfin ta face à leurs visages,Et siège comme eux tous dans la splendeur du ciel !

Berger du monde, aveugle avec tes mains brûlantesDes deux chiens d’Yama les prunelles sanglantes.

Tes deux chiens qui jamais n’ont connu le sommeil,Dont les larges naseaux suivent le pied des races,Puissent-ils, Yama ! jusqu’au dernier réveil,Dans la vallée et sur les monts perdant nos traces,Nous laisser voir longtemps la beauté du Soleil !

Que le Berger divin écarte de leurs proiesLes chiens blêmes errant à l’angle des deux voies !

Ô toi, qui des hauteurs roules dans les vallons,Qui fécondes la mer dorée où tu pénètres,Qui sais les deux Chemins mystérieux et longs,Je te salue, Agni, Savitri ! Roi des êtres !Cavalier flamboyant sur les sept étalons !

Berger du monde, accours ! Éblouis de tes flammesLes deux chiens d’Yama, dévorateurs des âmes.

Voici un autre exemple, du type « barbare » et non « antique », cette fois.

La Genèse polynésienne.

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Dans le Vide éternel interrompant son rêve,L’Être unique, le grand Taaroa se lève.Il se lève, et regarde : il est seul, rien ne luit.Il pousse un cri sauvage au milieu de la nuit :Rien ne répond. Le temps, à peine né, s’écoule ;Il n’entend que sa voix. Elle va, monte, roule,Plonge dans l’ombre noire et s’enfonce au travers.Alors, Taaroa se change en univers :Car il est la clarté, la chaleur et le germe ;Il est le haut sommet, il est la base ferme,L’œuf primitif que Pô, la grande Nuit, couva ;Le monde est la coquille où vit Taaroa.Il dit : — Pôles, rochers, sables, mers pleines d’îles,Soyez ! Échappez-vous des ombres immobiles ! —Il les saisit, les presse et les pousse à s’unir ;Mais la matière est froide et n’y peut parvenir :

Tout gît muet encore au fond du gouffre énorme ;Tout reste sourd, aveugle, immuable et sans forme.L’Être unique, aussitôt, cette source des Dieux,Roule dans sa main droite et lance les sept cieux.L’étincelle première a jailli dans la brume,Et l’étendue immense au même instant s’allume ;Tout se meut, le ciel tourne, et, dans son large lit,L’inépuisable mer s’épanche et le remplit :L’univers est parfait du sommet à la base,Et devant son travail le Dieu reste en extase.

En voici un dernier, cette fois du type « tragique ».

Le Calumet du Sachem

Les cèdres et les pins, les hêtres, les érables,Dans leur antique orgueil des siècles respecté,Haussent de toutes parts avec rigiditéLa noble ascension de leurs troncs vénérablesJusqu’aux dômes feuillus, chauds des feux de l’été.

Sous l’enchevêtrement de leurs vastes ramuresLa terre fait silence aux pieds de ses vieux rois.Seuls, au fond des lointains mystérieux, parfois,Naissent, croissent, s’en vont, renaissent les murmuresQue soupire sans fin l’âme immense des bois.

Transperçant çà et là les hautes nefs massives,Dans l’air empli d’arome immobile et de paixL’invisible soleil darde l’or de ses rais,Qui sillonnent d’un vol grêle de flèches vivesLa sombre majesté des feuillages épais.

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Les grands Élans, couchés parmi les cyprières,Sur leurs dos musculeux renversent leurs cols lourds ;Les panthères, les loups, les couguars et les oursSe sont tapis, repus des chasses meurtrières,Au creux des arbres morts ou dans les antres sourds.

Écureuils, perroquets, ramiers à gorge bleueDorment. Les singes noirs, du haut des sassafras,Sans remuer leur tête et leurs reins au poil ras,A la branche qui ploie appendus par la queue,Laissent inertement aller leurs maigres bras.

Les crotales, lovés sous quelque roche chaude,Attendent une proie errante, et, par moment,De l’ombre où leurs fronts plats s’allongent lentement,Le feu subtil de leurs prunelles d’émeraudeLuit, livide, et jaillit dans un pétillement.

Assis contre le tronc géant d’un sycomore,Le cou roide, les yeux clos comme s’il dormait,Une plume d’ara, jaune et pourpre, au sommetDu crâne, le Sachem, le dernier SagamoreDes Florides, est là, fumant son calumet.

Ses guerriers dispersés errent dans les prairies,Par delà le grand Fleuve où boivent les bisons.Loin du pays natal aux riches floraisons,Comme le vent d’hiver fait des feuilles flétries,L’exil les a chassés vers tous les horizons.

Devant l’homme à peau blême et son lâche tonnerreIls vont où le soleil tombe sanglant des cieux ;Mais le Sachem têtu, seul des siens, et très vieux,Tel que l’aigle attardé qui retourne à son aire,Est revenu mourir au berceau des aïeux.

Des confins du couchant et des espaces mornesIl a su retrouver, avec l’œil et le flair,Sans halte, par la nuit profonde ou le ciel clair,Les vestiges épars dans les plaines sans bornesEt recueillir au vol les effluves de l’air.

Sa hache et son couteau, les armes du vrai brave,Gisent sur ses genoux. Le Chef a dénouéSa ceinture, et, dressant son torse tatouéD’ocre et de vermillon, il fume d’un air graveSans qu’un pli de sa face austère ait remué.

Il sait qu’au lourd silence épandu des raméesLes sinistres rumeurs des nuits succéderont,

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Qu’à l’odeur de sa chair, bossuant leur dos rond,Vont ramper jusqu’à lui les bêtes affamées ;Mais le vieux Chef se rit des dents qui le mordront.

L’ardente vision qui hante ses prunellesLui dérobe la terre et l’emporte au delà,Dans les bois où l’esprit des Sachems s’envolaEt dans la volupté des chasses éternelles.Viennent panthères, loups et couguars, le voilà !

Et l’antique forêt qui rêve, où rien ne bouge,Semble à jamais inerte, ainsi que maintenant,Sauf la molle vapeur qui va tourbillonnantHors du long calumet de cette Idole rougeEt monte vers la paix de midi rayonnant.

On a ici quelque chose d'un formalisme absolu, passant par conséquent très bien dans la France de l'époque.

Leconte de Lisle le théorisa par ailleurs, comme ici dans la préface des Poèmes Antiques, qui dénonce vigoureusement le romantisme de la poésie allemande comme le réalisme poétique anglais des lakistes (William Wordsworth, Coleridge, Robert Southey), au profit d'une approche se voulant rationalisée.

Ces lignes sont essentielles pour comprendre la théorie républicaine - exotique du Parnasse.

« Ô Poètes, éducateurs des âmes, étrangers aux premiers rudiments de la vie réelle, non moins que de la vie idéale ; en proie aux dédains instinctifs de la foule comme à l’indifférence des plus intelligents ; moralistes sans principes communs, philosophes sans doctrine, rêveurs d’imitation et de parti pris, écrivains de hasard qui vous complaisez dans une radicale ignorance de l’homme et du monde, et dans un mépris naturel de tout travail sérieux ; race inconsistante et fanfaronne, épris de vous-mêmes, dont la susceptibilité toujours éveillée ne s’irrite qu’au sujet d’une étroite personnalité etjamais au profit de principes éternels ; ô Poètes, que diriez-vous, qu’enseigneriez-vous ?

Qui vous a conféré le caractère et le langage de l’autorité ?

Quel dogme sanctionne votre apostolat ? Allez ! Vous vous épuisez dans le vide, et votreheure est venue.

Vous n’êtes plus écoutés, parce que vous ne reproduisez qu’une somme d’idées désormais insuffisantes ; l’époque ne vous entend plus, parce que vous l’avez importunée de vos plaintes stériles, impuissants que vous étiez à exprimer autre chose que votre propre inanité.

Instituteurs du genre humain, voici que votre disciple en sait instinctivement plus que vous. Il souffre d’un travail intérieur dont vous ne le guérirez pas, d’un désir religieux que vous n’exaucerez pas, si vous ne le guidez dans la recherche de ses traditions idéales.

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Aussi, êtes-vous destinés, sous peine d’effacement définitif, à vous isoler d’heure en heure du monde de l’action, pour vous réfugier dans la vie contemplative et savante, comme en un sanctuaire de repos et de purification. Vous rentrerez ainsi, loin de vous enécarter, par le fait même de votre isolement apparent, dans la voie intelligente de l’époque (…).

La Poésie moderne, reflet confus de la personnalité fougueuse de Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d’outre-Rhin et du réalisme des Lakistes, se trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus spécieux.

Un art de seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la veille, rien de plus.

La patience publique s’est lassée de cette comédie bruyante jouée au profit d’une autolâtrie d’emprunt. Les maîtres se sont tus ou vont se taire, fatigués d’eux-mêmes, oubliés déjà, solitaires au milieu de leurs œuvres infructueuses.

Les derniers adeptes tentent une sorte de néo-romantisme désespéré, et poussent aux limites extrêmes le côté négatif de leurs devanciers. Jamais la pensée, surexcitée outre mesure, n’en était venue à un tel paroxisme de divagation.

La langue poétique n’a plus ici d’analogue que le latin barbare des versificateurs gallo-romains du cinquième siècle (…).

L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse.

Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée ; c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. »

Sully Prudhomme et la vie intérieure mais républicaineLe régime bourgeois fit du Parnasse, à la fin du XIXe siècle, un élément-clef de son dispositifidéologique et culturel. Lorsque à l'occasion de l'Exposition de 1900, un Rapport officiel sur lapoésie depuis 1867 doit être écrit, c'est à Catulle Mendès que cela est demandé. En 1867, c'était déjàThéophile Gautier qui avait été à l'oeuvre.

Albert Thibaudet, certainement le principal critique littéraire de l'entre-deux guerres, constate en1933 dans Les Romantiques et les Parnassiens de 1870 à 1914, publié dans La Revue de Paris :

« Sully Prudhomme et François Coppée ont été comme les poètes officiels de la Troisième République, entre 1870 et 1900 ; ils occupèrent sur leur plan inférieur une situation analogue à celle de Lamartine et de Victor Hugo entre 1820 et 1840.

L’un et l’autre, en 1881 et en 1884, précédèrent à l’Académie leur grand aîné Leconte de Lisle, lequel, lui, n’y entra qu’à soixante-cinq ans, sur désignation de Victor Hugo

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qui lui avait légué impérativement son siège. Sully Prudhomme et Coppée allèrent, dès leurs débuts, à la gloire.

Sully Prudhomme fut en 1902 le premier lauréat du prix Nobel de littérature, et il fut tenu pendant vingt ans pour le poète de l’élite pensante tout agrégé des lettres, tout lecteur des Débats, mettait à une place d’honneur de sa bibliothèque les cinq volumes deses Poésies complètes ; le Vase brisé était, avec les Deux Cortèges de [Joséphin] Soulary, la poésie le plus souvent infligée à la mémoire des collégiens (…).

Sully Prudhomme et surtout Coppée rédigèrent à tas, pour les anniversaires, les grands événements, les inaugurations, des poèmes plus ou moins officiels. »

Ce qui n'empêche pas Albert Thibaudet de littéralement massacrer le Parnasse, n'hésitant pas àdénoncer Catulle Mendès de manière antisémite comme « organisateur », « intermédiaire » d'unphénomène finalement sans intérêt.

C'est donc un grand paradoxe : René Armand François Prudhomme, dit Sully Prudhomme (1839-1907) fut considéré à la fin du 19e siècle comme un auteur central, il fut le premier Nobel delittérature jamais attribué, et il a entièrement disparu du paysage intellectuel et littéraire par la suite.

Voici son poème le plus connu, tiré de son premier recueil, Stances et Poèmes, paru en 1865 :

Le Vase brisé

Le vase où meurt cette verveineD'un coup d'éventail fut fêlé ;Le coup dut l'effleurer à peine :Aucun bruit ne l'a révélé.

Mais la légère meurtrissure,Mordant le cristal chaque jour,D'une marche invisible et sûre,En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,Le suc des fleurs s'est épuisé ;Personne encore ne s'en doute,N'y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu'on aime,Effleurant le cœur, le meurtrit ;Puis le cœur se fend de lui-même,La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,Il sent croître et pleurer tout basSa blessure fine et profonde ;Il est brisé, n'y touchez pas.

Le ton est mièvre, les mots choisis selon un bon esprit ; il y a un petit sens de la mélodie et une

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accessibilité relativement grande. Ce n'est pas fameux, mais c'est techniquement propre. Et, en fait,c'est cette naïveté même qui est le propre de l'auteur.

Il correspond à tout un esprit français, et en tout cas à l'esprit national de l'époque. Pour biensouligner l'importance de cette miévrerie, voici le second poème mentionné par le critique littéraireplus haut, de Joséphin Soulary, et formant alors, avec Le Vase pétri, le couple incontournable pourles élèves.

LES DEUX CORTÈGES

Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.L’un est morne : — il conduit le cercueil d’un enfant ;Une femme le suit, presque folle, étouffantDans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.

L’autre, c’est un baptême ! — au bras qui le défendUn nourrisson gazouille une note indécise ;Sa mère, lui tendant le doux sein qu’il épuise,L’embrasse tout entier d’un regard triomphant !

On baptise, on absout, et le temple se vide.Les deux femmes, alors, se croisant sous l’abside,Échangent un coup d’œil aussitôt détourné ;

Et — merveilleux retour qu’inspire la prière —La jeune mère pleure en regardant la bière,La femme qui pleurait sourit au nouveau-né !

Sully Prudhomme est vraiment le maître de cette approche ; sa démarche est simple et plaisante,voire charmante, comme avec le poème suivant :

COMME ALORS

Quand j’étais tout enfant, ma boucheIgnorait un langage appris :Du fond de mon étroite coucheJ’appelais les soins par des cris ;

Ma peine était la peur cruelleDe perdre un jouet dans mes draps,Et ma convoitise était celleQui supplie en tendant les bras.

Maintenant que sans être aidéesMes lèvres parlent couramment,J’ai moins de signes que d’idées :On a changé mon bégaiement.

Et maintenant que les caressesNe me bercent plus quand je dors,

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J’ai d’inexprimables tendresses,Et je tends les bras comme alors.

Évidemment, l'auteur est entièrement prisonnier de cette approche ; il ne fait qu'osciller entremiévrerie et approche charmante. Cependant, on aurait tort de ne pas voir l'importance de ladimension sentimentale. Si le Parnasse a été réduit à « l'art pour l'art », c'est parce que finalement iln'a été qu'un formalisme bourgeois exprimant le repli sur l'individu, comme étape vers lesubjectivisme toujours plus ouvert.

Toutefois, il y a également, en plus du haut niveau technique, un vrai esprit inquiet, saisissant saprofondeur sensible. C'est pour cette raison que la première section du premier recueil de SullyPrudhomme s'intitule pas moins que « La vie intérieure ». C'est là un fait notable.

En fait, le Parnasse se présente comme l'art pour l'art, mais y ajoute la philosophie moralerépublicaine pour la vie de tous les jours ; il y a un véritable fond diffus idéologique - culturel.

Le poème suivant, par exemple, témoigne d'une véritable réflexion sur la vie quotidienne.

L’HABITUDE

L’habitude est une étrangèreQui supplante en nous la raison :C’est une ancienne ménagèreQui s’installe dans la maison.

Elle est discrète, humble, fidèle,Familière avec tous les coins ;On ne s’occupe jamais d’elle,Car elle a d’invisibles soins :

Elle conduit les pieds de l’homme,Sait le chemin qu’il eût choisi,Connaît son but sans qu’il le nomme,Et lui dit tout bas : « Par ici. »

Travaillant pour nous en silence,D’un geste sûr, toujours pareil,Elle a l’œil de la vigilance,Les lèvres douces du sommeil.

Mais imprudent qui s’abandonneÀ son joug une fois porté !Cette vieille au pas monotoneEndort la jeune liberté ;

Et tous ceux que sa force obscureA gagnés insensiblementSont des hommes par la figure,Des choses par le mouvement.

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Le poème suivant témoigne d'une vraie étude dialectique du rapport entre l'affirmation personnelleet l'amour du couple. Il y a ici une véritable problématique sentimentale-intellectuelle.

À L’HIRONDELLE

Toi qui peux monter solitaireAu ciel, sans gravir les sommets,Et dans les vallons de la terreDescendre sans tomber jamais ;

Toi qui, sans te pencher au fleuveOù nous ne puisons qu’à genoux,Peux aller boire avant qu’il pleuveAu nuage trop haut pour nous ;

Toi qui pars au déclin des rosesEt reviens au nid printanier,Fidèle aux deux meilleures choses,L’indépendance et le foyer ;

Comme toi mon âme s’élèveEt tout à coup rase le sol,Et suit avec l’aile du rêveLes beaux méandres de ton vol.

S’il lui faut aussi des voyages,Il lui faut son nid chaque jour ;Elle a tes deux besoins sauvages :Libre vie, immuable amour.

Sully Prudhomme est tellement conforme au régime d'alors que dans ses poèmes il estrégulièrement coupé en deux entre vision scientifique où Dieu est absent et angoisse religieuse,avec bien entendu la religion très utile comme morale comme résolution de ce conflit.

Voici un poème dont le titre, latin, signifie A l'intérieur en français.

INTUS

Deux voix s’élèvent tour à tourDes profondeurs troubles de l’âme :La raison blasphème, et l’amourRêve un dieu juste et le proclame.

Panthéiste, athée ou chrétien,Tu connais leurs luttes obscures ;C’est mon martyre, et c’est le tien,De vivre avec ces deux murmures.

L’intelligence dit au cœur :« Le monde n’a pas un bon père.

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Vois, le mal est partout vainqueur. »Le cœur dit : « Je crois et j’espère.

« Espère, ô ma sœur, crois un peu :C’est à force d’aimer qu’on trouve ;Je suis immortel, je sens Dieu. »— L’intelligence lui dit : « Prouve ! »

Il faut bien voir également que Sully Prudhomme parle du peuple ; il se confronte à des réalités àqui parle, comme ici la figure de la mère.

SONNET

Il a donc tressailli, votre adoré fardeau !Un petit ange en vous a soulevé son aile,Vous vous êtes parlé ; le berceau blanc l’appelle,Et son image rit dans les fleurs du rideau.

Cet enfant sera doux, intelligent et beau,Si chaque âme s’allume à l’âme maternelle,Le cœur au feu du cœur et l’œil à la prunelle,Comme un flambeau s’allume au toucher d’un flambeau.

Ainsi chacun de nous porte son cher poème,Chacun veut mettre au monde un double de soi-même,Y déposer son nom, sa force et son amour.

Le plus heureux poème est celui de la mère :La mère sent Dieu même achever l’œuvre entière,N’attend qu’un an sa gloire et n’en souffre qu’un jour !

Cela n'empêche pas bien entendu, bien au contraire même, des retours systématiques dans la fuiteprônée par Leconte de Lisle, cette sorte de naturalisme poétique.

PLUIE

Il pleut. J’entends le bruit égal des eaux ;Le feuillage, humble et que nul vent ne berce,Se penche et brille en pleurant sous l’averse ;Le deuil de l’air afflige les oiseaux.

La bourbe monte et trouble la fontaine,Et le sentier montre à nu ses cailloux.Le sable fume, embaume et devient roux ;L’onde à grands flots le sillonne et l’entraîne.

Tout l’horizon n’est qu’un blême rideau ;La vitre tinte et ruisselle de gouttes ;Sur le pavé sonore et bleu des routesIl saute et luit des étincelles d’eau.

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Le long d’un mur, un chien morne à leur piste,Trottent, mouillés, de grands bœufs en retard ;La terre est boue et le ciel est brouillard ;L’homme s’ennuie : oh ! que la pluie est triste !

Notons qu'on ne saurait nier à Sully Prudhomme un vrai travail de fond ; le poème suivant estclairement une tentative de faire du Paul Verlaine, mais de manière plus accessible, plus populaire.Il y a ici quelque chose de très réussi.

Chanson de Mer

Ton sourire infini m’est cherComme le divin pli des ondes,Et je te crains quand tu me grondes, Comme la mer.

L’azur de tes grands yeux m’est cher :C’est un lointain que je regardeSans cesse et sans y prendre garde, Un ciel de mer.

Ton courage léger m’est cher :C’est un souffle vif où ma vieS’emplit d’aise et se fortifie, L’air de la mer.

Enfin ton être entier m’est cher,Toujours nouveau, toujours le même ;O ma Néréide, je t’aime Comme la mer !

Ce qui est par contre fatiguant, voire épuisant, et qui a amené la disparition complète du Parnasse,c'est cette petite philosophie simpliste, à prétention à la fois minimaliste et morale, mais très faiblefinalement, qui ponctue la tonalité des poèmes, comme par exemple ici. Cela sonne finalementniais.

L’Océan

L’Océan blesse la pensée :Par la fuite des horizonsElle se sent plus offenséeQue par la borne des prisons ;

Et les prisons dans leurs muraillesN’ont bruits de chaînes ni sanglotsPareils au fracas de ferraillesQue font dans les rochers les flots.

Il faut tenir des mains de femmeQuand on rêve au bord de la mer ;

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Alors les horreurs de la lameRendent chaque baiser plus cher ;

Alors l’inévitable espace,Dont l’attrait m’épuise aujourd’hui,De l’esprit que sa grandeur passe,Descend au cœur grand comme lui !

Et là tout l’infini demeure,Toute la mer et tout le ciel !L’amour qu’on te jure à cette heure,O femme, est immense, éternel.

Cela a comme conséquence de donner un côté forcé, trop artificiel. Les poèmes suivant, abordantles ouvriers et les paysans comme thèmes, ont le mérite d'oser voir la réalité, mais il y a unetentative d'esthétisation qui ne passe pas du tout.

Voici le premier.

Les Ouvriers

À Louis-Xavier de Ricard.

Sur un chemin qu’entoure le néant,Dans des pays que nul verbe ne nomme,Chaque astre, mû par des bras de géant,Roule, poussé comme un roc par un homme.

Terres sans nombre, étoiles et soleils,Tous, prisonniers d’orbites infinies,Rouges ou bleus, ténébreux ou vermeils,Vont lourdement sous l’effort des Génies.

On voit marcher en silence ces blocs.Quels forts dompteurs, ô monstres, sont les vôtres !Pas un ne bronche, et sans écarts ni chocs,Ils tournent tous les uns autour des autres.

Ils tournent tous ; un archange au milieuConduit, debout, les formidables rondes ;Il crie, il frappe, et la comète en feuN’est que l’éclair de son fouet sur les mondes !

Il fait bondir les fainéants du ciel,Il ne veut pas qu’un atome demeure ;A sa main gauche un pendule éternelTombe et retombe, et sonne à chacun l’heure.

Holà, Pollux ! où vas-tu, Procyon ?Plus vite, Algol ! Aldébaran, prends garde !

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Mercure, à toit Saturne, à l’action !Dieu vous attend et Kepler vous regarde.

Et les géants plissent leurs fronts chagrins ;Désespérés, ils pleurent et gémissentEn se ruant de l’épaule et des reins ;Les sphères fuient et les axes frémissent.

A l’œuvre ! à l’œuvre ! ou gare le chaos !Leur poids les tire au centre de l’espace,Où l’inertie offre un lâche reposA la matière éternellement lasse.

Mesurez bien les printemps, les hivers,L’égal retour des mois et des années :Un seul retard changerait l’universEt briserait toutes les destinées.

Alternez bien les ombres, les lueurs,Pour ménager tous les yeux qui les goûtent…Nul peuple, hélas ! ne songe à vos sueurs,Au long travail que les matins vous coûtent.

Chaque planète à la grâce du sortVit, sans bénir les soleils qui remontent ;Une moitié trafique et l’autre dort,Et sur demain les multitudes comptent !

Voici le second ; on remarquera l'opposition entre le pluriel pour les ouvriers et le singulier pour lepaysan, pour refléter leur réalité immédiate dans le travail. On notera également que le poème estdédié au peintre François Millet. Le rapport avec le naturalisme est ici pleinement exprimé.

Paysan

À François Millet.

Que voit-on dans ce champ de pierres ?Un paysan souffle, épuisé ;Le hâle a brûlé ses paupières ;Il se dresse, le dos brisé ;Il a le regard de la bêteQui, dételée enfin, s’arrêteEt flaire, en allongeant la tête,Son vieux bât qu’elle a tant usé.

La Misère, étreignant sa vie,Le courbe à terre d’une main,Et, fermant l’autre, le défieD’en ôter, sans douleur, son pain.

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Il est la chose à face humaineQu’on voit à midi dans la plaineTravailler, la peau sous la laineEt les talons dans le sapin.

Soyez riches sans trop de joie ;Soyez savants, mais sans fierté :L’heureux a cru choisir la voieOù de doux fleuves l’ont porté.On hérite d’un sang qu’on vante ;On rencontre ce qu’on invente ;Et je cherche avec épouvanteLes œuvres de ma liberté…

Brave homme, le rire et les larmesSont mêlés par le sort distrait ;Nous flottons tous, dans les alarmes,Du vain espoir au vain regret.Et, si ta vie est un supplice,Nos lois ont un divin complice :Fait-on le mal avec délice ?Fait-on le bien comme on voudrait ?

Cette incapacité à, finalement, assumer une lecture matérialiste du monde, aboutit à une philosophiede l'individu. Il en ressort une certaine lecture quasi existentialiste, où l'esprit républicain bourgeoisa encore besoin de la religion comme calmant à ses angoisses existentielles. Le poème suivant estun bon exemple de cela.

L’OmbreÀ José-Maria de Heredia.

Notre forme au soleil nous suit, marche, s’arrête,Imite gauchement nos gestes et nos pas,Regarde sans rien voir, écoute et n’entend pas,Et doit ramper toujours quand nous levons la tête.

A son ombre pareil, l’homme n’est ici-basQu’un peu de nuit vivante, une forme inquièteQui voit sans pénétrer, sans inventer répète,Et murmure au Destin : « Je te suis où tu vas. »

Il n’est qu’une ombre d’ange, et l’ange n’est lui-mêmeQu’un des derniers reflets tombés d’un front suprême ;Et voilà comment l’homme est l’image de Dieu.

Et loin de nous peut-être, en quelque étrange lieu,Plus proche du néant par des chutes sans nombre,L’ombre de l’ombre humaine existe, et fait de l’ombre.

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L'incohérence de ce rapport entre optimisme républicain et moralisme religieux s'exprimeparfaitement à travers les deux poèmes suivants. Le premier va dans le sens du moralisme religieux,dénonçant la suicide...

À un Désespéré

Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :Tu dis que sous ta lourde croixTon énergie enfin succombe ;Tu souffres beaucoup, je te crois.

Le souci des choses divinesQue jamais tes yeux ne verrontTresse d’invisibles épinesEt les enfonce dans ton front.

Tu répands ton enthousiasmeEt tu partages ton manteau ;À ta vaillance le sarcasmeAttache un risible écriteau.

Tu demandes à l’âpre étudeLe secret du bonheur humain,Et les clous de l’ingratitudeTe sont plantés dans chaque main.

Tu veux voler où vont tes rêvesEt forcer l’infini jaloux,Et tu te sens, quand tu t’enlèves,Aux deux pieds d’invisibles clous.

Ta bouche abhorre le mensonge,La poésie y fait son miel ;Tu sens d’une invisible épongeMonter le vinaigre et le fiel.

Ton cœur timide aime en silence,Il cherche un cœur sous la beauté ;Tu sens d’une invisible lanceLe fer froid percer ton côté.

Tu souffres d’un mal qui t’honore ;Mais vois tes mains, tes pieds, ton flanc :Tu n’es pas un vrai Christ encore,On n’a pas fait couler ton sang ;

Tu n’as pas arrosé la terreDe la plus chaude des sueurs ;Tu n’es pas martyr volontaire,Et c’est pour toi seul que tu meurs.

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Le second en fait l'éloge, au nom de la toute puissante prétendue liberté, autonomie de laconscience !

Indépendance

Pour vivre indépendant et fortJe me prépare au suicide ;Sur l’heure et le lieu de ma mortJe délibère et je décide.

Mon cœur à son hardi désirTour à tour résiste et succombe :J’éprouve un surhumain plaisirA me balancer sur ma tombe.

Je m’assieds le plus près du bordEt m’y penche à perdre équilibre ;Arbitre absolu de mon sort,Je reste ou je pars. Je suis libre.

Il est bon d’apprendre à mourirPar volonté, non d’un coup traître :Souffre-t-on, c’est qu’on veut souffir ;Qui sait mourir n’a plus de maître.

Cela aboutit à un scepticisme absolument typiquement républicain bourgeois.

Toujours

Tu seras éternellement,Qu’on te nomme esprit ou matière ;Cette vie est un court momentDe l’existence tout entière.

Prends une pierre et brise-la,Prends les morceaux, mets-les en poudre :La même pierre est toujours là,Tu ne peux rien que la dissoudre ;

Livre ton âme à des amoursQui la brisent et l’exténuent :Elle demeure, elle est toujours,Il n’est point de maux qui la tuent.

En te perçant le cœur tu fuis ;Mais l’assassin reste : c’est elle,Obstinée à crier : « Je suis ! »Et cruellement immortelle.

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D’un ciel rêvé toujours banni,Cloué par l’étude au mystère,Sans but ni halte, à l’infiniTu traîneras de terre en terre.

Tu ne peux mourir qu’un moment,Un fouet voltige sur ton somme…Oh ! penser éternellement !Je suis épouvanté d’être homme.

Sully Prudhomme mérite donc clairement d'être connu pour qui veut saisir l'époque républicainebourgeoise de la fin du XIXe siècle ; il est même incontournable pour bien cerner tout un certainesprit français.

L'art pour les artistesIl est donc tout à fait erroné de résumer le Parnasse à de l'art pour l'art, qui est l'idéologie des deuxprécurseurs qui soutiendront par ailleurs le mouvement, Théophile Gautier et Théodore de Banville.

Même si l'on regarde les poèmes de José-Maria de Heredia, né près de Santiago de Cuba, on peutvoir que ses poèmes qui sont gratuits, sans signification, jouent sur des imagesexotiques. Les Trophées ont des sections aux titres évocateurs de cela : La Grèce et la Sicile, Romeet les Barbares, La nature et le rêve, Les conquérants de l'or, etc.

Voici un exemple tout à fait représentatif.

Le Samouraï

D’un doigt distrait frôlant la sonore bîva,À travers les bambous tressés en fine latte,Elle a vu, par la plage éblouissante et plate,S’avancer le vainqueur que son amour rêva.

C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut, il va.La cordelière rouge et le gland écarlateCoupent l’armure sombre, et, sur l’épaule, éclateLe blason de Hizen ou de Tokungawa.

Ce beau guerrier vêtu de lames et de plaques,Sous le bronze, la soie et les brillantes laques,Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.

Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque,Et son pas plus hâtif fait reluire au soleilLes deux antennes d’or qui tremblent à son casque.

Ce qui a pu donner cette illusion de l'art pour l'art, c'est que le Parnasse c'est aussi l'art pour lesartistes. Si Sully Prudhomme vise les masses, José-Maria de Heredia vise quant à lui les lettrés ; il ya un contraste gigantesque entre les deux approches. C'est l'avènement de la sphère artistique

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autonome, auto-suffisante, autocentrée.

C'est un moment historique fondamental, qui va permettre l'éclosion par la suite de toutes les écoles,tendances, pseudos avant-gardes, etc. Rien que pour cela le Parnasse est à connaître comme étapehistorique.

Les artistes vivent à l'écart, s'auto-intoxiquent les uns les autres, sont leur propre critère. Ils sontdevenus bourgeois eux-mêmes et les poètes maudits qui suivront ne sont que des carriéristesdésireux d'obtenir la même reconnaissance, Arthur Rimbaud en tête : c'est le Parnasse contemporainqui l'amène à la poésie et il écrivit des poèmes qu'il envoya à Théodore de Banville, afin qu'il lesremette à Alphonse Lemerre.

Voici comment Catulle Mendès fait l'éloge, avec un talent puissamment ciselé, mais une visioncoupée des masses, du poète Léon Dierx :

« Au premier rang, - puisque j'ai déjà nommé François Coppée [qui ne sera que temporairement et brièvement, voire partiellement, du Parnasse en fin de compte] et Sully Prudhomme, - doit être placé Léon Dierx.

Je le dis, avec la conviction d'émettre une vérité qui paraître évidente à l'avenir, Lion Dierx, dont l’œuvre, considérable reste presque ignorée de la foule, dont le talent n’est estimé à sa juste valeur que par les artistes et les lettrés, est véritablement un des plus purs et des plus nobles esprits de la fin du XIXe siècle.

Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poète que lui. La poésie est la fonction naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possible de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la beauté et de l’amour.

Les réalités basses sont autour de lui comme des choses qu’il ne voit pas ; ou, s’il les aperçoit, ce n’est que de très haut, très vagues et très confuses, et dépouillées par l’éloignement de leurs tristes laideurs.

Au contraire, tout ce qui est beau, tout ce qui est tendre et fier, le mélancolie hautaine des vaincus, la candeur des vierges, la sérénité des héros, et aussi la douceur infinie des paysages forestiers traversés de lune et des méditerranées d’azur où tremble une voile au loin, l’impressionne incessamment, le remplit, devient comme l’atmosphère où respire heureusement sa vie intérieure.

S’il était permis au regard humain de pénétrer dans le mystère des pensées, ce que l’on verrait dans la sienne ce serait le plus souvent, parmi la langueur éparse du soir, des Songes babillés de blanc qui passent deux à deux en parlant tout bas de regret ou d’espoir, tandis qu’une cloche au loin tinte douloureusement dans les brumes d’une vallée.

Ecoutez ce paysage automnal :

SOIR D’OCTOBRE

Un long frisson descend des coteaux aux vallées.Des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs,

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Le frisson de la nuit passe vers les allées.— Oh ! l’angelus du soir dans les soleils couchants !Sous une haleine froide au loin meurent les chants,Les rires et les chants dans les brumes épaisses.Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;Un souffle lent répand ses dernières caresses,Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés.Sur la route déserte un brouillard qui la noie,Un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ;Vers l’occident blafard traîne une rose trace,Et les bleus horizons roulent comme des flots,Roulent comme une mer dont le flot nous embrasse,Nous enlace, et remplit la gorge de sanglots.

Plein du pressentiment des saisons pluviales,Le premier vent d’octobre épanche ses adieux,Ses adieux frémissants sous les feuillages pâles,Nostalgiques enfants des soleils radieux.Les jours frileux et courts arrivent. — C’est l’automne !— Comme elle vibre en nous la cloche qui bourdonne !L’automne avec la pluie et les neiges, demainVersera les regrets et l’ennui monotone ;Le monotone ennui de vivre est en chemin !Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ;Plus d’hymnes à l’aurore, et de voix dans le soirPeuplant l’air embaumé de chansons amoureuses !Voici l’automne ! — Adieu, le splendide encensoirDes prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule.Dans l’or du crépuscule, adieu, les yeux baissés.Les couples chuchottants dont le cœur bat et brûle,Qui vont, la joue en feu, les bras entrelacés,Les bras entrelacés quand le soleil décline.— La cloche lentement tinte sur la colline.Adieu, la ronde ardente, et les rires d’enfants,Et les vierges, le long du sentier qui chemine,Rêvant d’amour tout bas sous les cieux étouffants !— Ame de l’homme, écoute en frissonnant comme elle,L’âme immense du monde autour de toi frémir !Ensemble frémissez d’une douleur jumelle.Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ;Savoure leur tristesse, et leurs senteurs dernières,Les dernières senteurs de l’été disparu,— Et le son de la cloche au milieu des chaumières ! —L’été meurt ; son soupir glisse dans les lisières.Sous le dôme éclairci des chênes a couruLeur râle entrechoquant les ramures livides.Elle est flétrie aussi ta riche floraison,L’orgueil de ta jeunesse ! Et bien des nids sont vides,

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Ame humaine, où chantaient dans ta jeune saison,Les désirs gazouillants de tes aurores brèves.Ame crédule ! Ecoute en toi frémir encor,Avec ces tintements douloureux et sans trêves,Frémir depuis longtemps l’automne dans tes rêves,Dans tes rêves ternis dès leur premier essor.Tandis que l’homme va, le front bas, toi, son âme,Ecoute le passé qui gémit dans les bois.Ecoute, écoute en toi, sous leur cendre, et sans flamme,Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois,Avec le glas mourant de la cloche lointaine !Une autre maintenant lui répond à voix pleine.Ecoute à travers l’ombre, entends avec langueurCes cloches tristement qui sonnent dans la plaine,Qui vibrent tristement, longuement dans le cœur !

Est-il un homme qui puisse demeurer insensible à la pénétrante harmonie de ces vers, délicieusement berceurs comme le vent d'automne, et ne sont-ce pas tous nos rêves et tous nos amours de jadis, qui fuient, tournoient et reviennent pour fuir encore dans l’obsession circulaire du rythme ? »

Le Parnasse, en tant qu'art pour les artistes, avec des artistes au service de la morale républicaine del'époque, avec donc une tentative de se diffuser, est un mouvement à la fois fragile historiquementmais solidement ancré dans son époque. Sa négation par les historiens bourgeois est révélatrice auplus haut degré de comment la bourgeoisie tente de masquer son origine, sa transformation declasse révolutionnaire à classe réactionnaire.

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