le paladin d'amour

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LE PALADIN D'AMOUR

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LA S É R I E " MOUSQUETAIRE " présente les romans d'Arsène LEFORT

Déjà parus :

LA CAPTIVE DE LA TOUR MYSTÈRE

DANS LES GRIFFES DE L'INQUISITION LA FILLE DE DU GUESCLIN

A paraître :

LE BATARD DE LOUIS XI

L'ENFER DE GORÉE

LE SECRET DE D'ARTAGNAN etc...

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ARSÈNE LEFORT

LE

PALADIN D'AMOUR

ÉDITIONS D'HAUTEVILLE 19, rue d'Hauteville » PARIS-10

Page 5: Le paladin d'amour

Copyright by « Éditions d'Hauteville » Tous droits réservés.

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CHAPITRE PREMIER

D'ESTOC ET DE TAILLE... ET D'UN REGARD!

En cet an de grâce de 1476, la matinée du 28 juin, jour de Saint-Irénée, fut vrai- ment, dans toute la haute Auvergne, une matinée radieuse. De Brive au Puy et de Lagniole à Clermont, montagnes et vallées, prés et forêts, combes sauvages et coulées volcaniques se montrèrent chacune en sa plus belle parure naturelle sous un ciel pur, d'un bleu argenté, où montait un soleil de grande fête.

Et les hommes partageaient la joie de la terre, de l'air et du ciel, car quelqu'un qui se fût, vers les dix heures, promené sur le chemin qui lors menait d'Entraygues à Au- rillac, entre Vézac et Carlat, aurait entendu venir à lui des chants et des rires.

Or, si les rires étaient de toutes les lan- gues, — car l'on ne rit pas différemment, quant au sens, en Auvergne qu'en Flandre, — les chants étaient d'un idiome que le promeneur n'eût pas compris, à moins qu'il ne fût enfant de Provence.

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Mais il n 'y avait nul promeneur et les chansons ne furent entendues et comprises que par les oiseaux. Elles étaient à deux voix, voix mâles et juvéniles, cascadantes et rieuses, que rythmait le peti t t rot de che- vaux peu pressés.

Après Carlat, en allant vers Aurillac, le chemin descend dans les bois épais jusqu'au lit de deux ravins très profonds, qu'il con- tourne raide, pour monter ensuite au misé- rable hameau des Cabanes, d 'où l 'on voit, un peu plus loin, le village de Vézac et sa chapelle, ermitage consacré à Notre-Dame des Bois.

Au milieu de la forte pente, dans le pre- mier ravin, les chants furent coupés net.

— Oh! oh! par les Saintes-Maries, j 'ai failli choir! Luc, as-tu vu comme Nadir a bronché ?

— J 'a i vu, Marius. E t j 'ai eu peur pour toi. Vrai Dieu! depuis le château du roi René, même entre Montpellier et Rodez, dur pays, nous n'avons pas rencontré d'aussi mauvais chemins! Attention!.. . Tout doux, Phœbus !

Ah ! les jolis cavaliers ! Sans doute avaient- ils couché à Entraygues, et sans doute aussi mettaient-ils une coquetterie de damoiseaux, tous les soirs et les matins, à effacer les stigmatés du voyage et à faire soigneuse toilette de jour, car ils étaient fort propres, point du tout dépenaillés, avec au tan t d'élé- gance que pouvaient en permettre bottes

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de cheval, hauts-de-chausses, pourpoint, manteau et toque de routiers.

L'un était blond et de haute taille : Luc Taillefer, baron du Bourg-en-Dauphiné, of- ficier des gardes du bon roi René de Pro- vence, pour l'heure en mission vers Louis le Onzième, roi de France, en son château de Plessis-lez-Tours.

L'autre était petit et brun : Marius de Tarascon, de moyenne noblesse provençale, écuyer et ami de Taillefer.

Ils étaient du même âge : vingt-quatre ans. Dans l'intimité, ils se tutoyaient et ne s'appelaient que par leurs prénoms ; mais lorsqu'ils devaient être cérémonieux, ils savaient jouer la cérémonie avec mesure et gravité et se tenir, l'un à l'égard de l'autre, bien à leur rang, avec les paroles et les gestes qu'il faut.

Donc, à cause des difficultés du chemin défoncé par quelque récent orage, ils ne chantèrent plus. E t même, tant qu'ils furent dans les profondeurs et sur les flancs des deux ravins, ils ne parlèrent pas. Mais quand, les mauvaises passes franchies, ils se virent au grand soleil, sur la molle rotondité d'un mamelon aux prés verts, ils s'exclamèrent de plaisir.

E t Luc Taillefer, qui avait parfois l'âme contemplative et le sens des beautés de la nature, fit voler son cheval, pour regarder de haut la vaste dépression d'où l'on était enfin sortis.

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Le chemin serpentant se perdait dans les bois et tantôt il reparaissait, tantôt il dis- paraissait dans les profondeurs effrayantes des deux grands ravins. Au delà, bien au centre de la dépression, au milieu d'une sorte de plaine en cuvette, se dressait la table de basalte de Carlat, avec les maisons du village et l'imposante masse du colossal château de la vicomté de Carlat, qui appartenait main- tenant à la maison d'Armagnac.

Marius de Tarascon imita son maître, ami et camarade. Et les deux jeunes gens re- gardèrent le singulier spectacle d'ombres et de lumières, de bois, de roches, de prés et de constructions humaines que leur offrait ce coin de pays.

Mais soudain, le baron du Bourg tendit le bras droit, pointa l'index et montra, au der- nier tournant visible du chemin montant, de ce côté du ravin, trois personnes à che- val...

— Oh! Marius! vois la belle demoiselle! D'où sort-elle donc?

— Hé! c'est la fille de quelque bourgeois de Carlat ; si elle venait du château, elle serait plus noblement accompagnée !

— Elle est de pauvre équipage, en effet. Mais ne la vois-tu pas belle comme je la vois ?

— Belle, en effet, de toute beauté! s'ex- clama l'écuyer avec conviction...

— Ah! la voici dans l'ombre... Elle va disparaître sous le couvert. Maudite forêt

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qui me dérobe la vue... Oh! Marius! oh! des hommes! des truands!. . . Ne l 'a t taque- t-on pas?.. . Mais oui, vrai Dieu! Qui aurai t pensé dans ce calme mat in?. . . Au galop, Marius !

— Au galop, Luc! Pa r la Tarasque, la belle aventure!.. . Cela nous manquait . . . Monotone voyage... E t maintenant . . .

Le bavard se tut . I l du t éperonner son cheval pour ra t t raper Luc Taillefer, qui descendait en t rombe le chemin si lentement gravi.

Trois minutes plus t a rd les deux voya- geurs tombaient à coups d'estramaçon, au milieu d 'une t roupe en désordre d 'une ving- taine de gaillards, qui, de près, ressemblaient beaucoup plus à des paysans endimanchés et armés qu 'à des truands. Deux d 'entre eux tenaient par la bride la haquenée de la demoiselle, qui n 'avai t pas lâché les brides et qui jetai t de hauts cris. A terre, une vieille servante et un vieux valet, évanouis ou morts, tandis que leurs montures s 'ébrou ain dans le tumulte. . .

— Holà! maudits! cria Luc Taillefer. Place à moi!...

Des pertuisanes fort luisantes et acérées pointèrent contre le poitrail de son cheval et contre sa propre poitrine. Il fit cabrer Phœbus, f rappa de taille et d'estoc, coupa trois pertuisanes, fendit un crâne, désarti- cula une épaule. A sa droite, Marius en faisait autant . Ensemble, ils arrivèrent aux

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côtés de la jeune fille, dont ils délivrèrent la haquenée de ses tenants...

Et n'ayant plus aucun adversaire devant eux, ils virevoltèrent, flanquèrent la demoi- selle.

Mais une voix : — Lâches! pendards ! Vous laisserez-vous

tailler jusqu'à merci par deux freluquets? Et un homme sombre, monté sur un grand

cheval noir large et lourd, brandit une cor- sacque à trois pointes, qu'il jeta tout en avant comme un javelot. La poitrine de Luc Taillefer en eût été ravagée de part en part, si Marius de Tarascon, prompt au geste préservateur, n'avait lancé de toutes ses forces sa masse d'armes. Elle alla frapper l'homme au front ; la corsacque dévia. E t l'impulsion donnée l'eût rendue mortelle pour la jeune fille, si Luc Taillefer à son tour, de la main gauche, n'avait saisi la corsacque au vol ; mais ce fut en pleine lame, et de sa paume estafiladée le sang coula sur la robe blanche...

L'homme sombre s'écroulait entre les quatre pattes de son grand cheval, soudain immobile, et tous ses acolytes, paysans ou truands, disparurent aussitôt sous bois.

La scène n'avait pas duré le temps d'un Pater Noster.

E t ce fut surtout avec étonnement que la jeune fille et Luc Taillefer se regardèrent, tandis que Marius, ayant sauté de selle, allait voir un peu ceux qui vivaient et ceux qui

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étaient morts parmi les sept ou hui t indi- vidus couchés sur le chemin raviné.

— Oh ! monsieur, vous êtes tou t en sang ! s'écria la jeune fille après le premier regard.

— Tout en sang, madame, c 'est beaucoup dire ! fit Luc en t enan t hau t sa main blessée.

— Mais n'ai-je point quelque fine toile ? Elle fouilla son aumonière. Elle en t ira un

pet i t mouchoir plié. Il fut t ou t juste assez large et assez long pour bander la blessure, d'ailleurs plus affreuse à voir que dange- reuse.

E t alors seulement la jeune fille et le jeune homme se regardèrent de nouveau. Elle était brune, au te int mat , avec de grands yeux couleur noisette, de jolies lèvres pur- purines, un cou magnifique aux deux côtés duquel tombaient sur la poitrine, déjà ronde et ferme, les tresses de beaux cheveux noirs. Il était blond, aux yeux bleus caressants et fiers tou t à la fois, la moustache fine, le corps puissant. Ils se regardèrent, rougirent, détournèrent lentement les yeux.

— Par la Tarasque! s'écria la voix vi- brante de Marius, il n ' y a que deux morts. Voici la suivante et le valet qui se remet tent d'eux-mêmes sur pied. Ces manants- là n 'ont que des horions et de la peur. Quant à toi, le chef... Oh! prends garde, laisse au four- reau ton épée, sinon je te plante ma dague en pleine gorge!

L 'homme sombre, seulement évanoui, s'é- ta i t relevé. E t , appuyé du dos à l 'énorme

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flanc de son cheval, il avait tenté une offen- sive contre l'écuyer. Celui-ci, la dague au poing, l'avait maté tout aussitôt. Mais l'homme enrageait. Maintenu les bras croi- sés par la menace de la dague, il vociféra :

— Que n'avez-vous passé votre chemin, godelureaux? Il vous en cuira, si jamais... Je suis le maître-consul d'Aurillac. Et celle- ci, dont j'aurais voulu faire otage, est de- moiselle Irène d'Armagnac, fille du duc de Nemours, que l'enfer brûle!... Vous n'êtes pas du pays, vous ne savez pas. Hier, à l'hôtellerie d'Entraygues, je vous ai vus et entendus. Vous venez de Provence et allez en Touraine. Que ne passez-vous votre che- min, vous dis-je, sans vous mêler de ce qui ne vous regarde pas! Vous saurez ceci : chaque fois que les consuls d'Aurillac font tournée en Auvergne pour percevoir, au nom du roi et pour le roi, les taxes, ils sont depuis un an assaillis et dévalisés avant d'entrer à Aurillac... Par qui? Par les gens de Nemours, par les soudards du père de celle-ci, que vous avez imprudemment sau- vée de moi et du roi, aujourd'hui. De moi, et du roi, du roi, entendez-vous ?...

— Ferme ta hure, gueulard!... ricana Marius de Tarascon, en piquant de la dague la gorge du maître-consul, exaspéré.

L'homme sombre se tut. Il baissa les yeux, resta un instant immobile, impassible. E t puis, relevant les paupières, il montra un regard calme et dur. Il prononça, d'une tout

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autre voix, et non sans quelque dignité : — La colère m'emportait, il est vrai.

Hors çà! l'affaire est finie, et, pour moi, perdue, cette fois. Messire Taillefer, ai-je licence de regagner Aurillac ?

— Comment savez-vous mon nom ? de- manda l'officier de Provence.

— Je l'ai entendu hier, à Entraygues. E t aussi que vous êtes baron du Bourg-en- Dauphiné.

Les yeux noirs de l'homme eurent un éclair, ses mâchoires rasées se contractèrent, et il ajouta, d'un ton hésitant, réticent, bizarre :

— Permettez une question, messire, et faites-moi la grâce d'y répondre.

— Parlez, monsieur! consentit Taillefer, étonné.

— Maintenant que vous savez que la demoiselle pour qui vous êtes intervenu est la fille de Jacques d'Armagnac, duc de Nemours, ne regrettez-vous rien ?

Luc haussa les sourcils. De plus en plus étonné, il répondit :

— Rien ! et si c'était à refaire, je le refe- rais.

— Alors, messire Taillefer, baron du Bourg, c'est que vous ne savez pas, de vous- même, tout ce qu'il vous serait bon de sa- voir!

Ces étranges paroles, froidement et nette- ment prononcées, étaient trop énigmatiques pour que Luc s'en contentât. D'un prompt

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mouvement, il sauta sur le sol, alla droit à l 'homme, écarta un peu Marius.

— Maître-consul, que voulez-vous dire ? — Rien ! jeta brutalement l 'homme d'Au-

rillac. — Mais encore?... — Rien! — Ta dague, Marius! — Vous pouvez me tuer!... J e n'ajouterai

rien!... Taillefer gronda de colère. Mais il savait

se contenir, quoiqu'il fût bien jeune. Il se contint. Et , détournant la dague que, déjà, Tarascon pointait sur la gorge de l'homme, il dit, très calme en apparence :

— Maître-consul, remontez sur votre che- val et partez!... Mais si jamais vous vous retrouvez sur ma route...

— Craignez, baron du Bourg, de vous retrouver, vous, sur la mienne!...

L 'homme tourna le dos, mit le pied à l'étrier, le cul en selle, et, aussitôt, il piqua des deux, sans plus s'inquiéter des morts et des blessés que s'ils avaient été des soli- veaux. Il disparut, à la côte, au tournant du chemin.

Ses grands yeux clairs fixés sur le maître- consul avec plus de curiosité que d'effroi, Irène d 'Armagnac avait écouté l 'étrange et vif dialogue. Quand l 'homme sombre s'en fut allé et que Luc Taillefer se retourna vers elle, la jeune fille dit, d 'une voix qui ne tremblait point :

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— Messire, je vous remercie de m'avoir tirée des mains de cet homme. J 'ai entendu raconter de lui, par ma nourrice, qui est d'Aurillac, des choses qui prouvent son avarice et sa cruauté. Il m'eût tenue à ran- çon et il m'eût fait souffrir. Au surplus, je sais qu'il se flatte orgueilleusement d'être l'ennemi personnel de mon père.

Elle se tut, fronça les sourcils et une in- quiétude passa dans ses yeux. Luc de- manda :

— Mais comment vous trouvez-vous sur ce chemin, sans hommes d'armes et quasi seule ? Car ce valet et cette duègne ne pou- vaient vous être d'aucun secours.

— Il le fallait, répondit Irène. J 'ai fait vœu d'aller quasi seule, et sans autre pro- tection que le ciel, une fois l'an, au jour de Sainte-Irénée, en pèlerinage à Notre-Dame- de-Vézac, qui est à une lieue du château...

— Donc, bien près d'ici ! fit Luc. — Au sommet du ravin, oui, messire. E t

même, puisque grâce à vous nous voilà saufs, rien n'empêche que j'accomplisse mon vœu.

Souple, elle se tournait à demi sur sa selle et, très doucement, quoique malicieuse un peu :

— Dame Bertrade, et toi, mon bon Pla- cide, êtes-vous en état de me suivre?...

Par les soins de Marius de Tarascon, la duègne et le vieux majordome, ayant fort bien recouvré leurs esprits, étaient remon- tés sur leurs mules. Blêmes encore de l'al-

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garade, mais rassurés maintenant, ils ré- pondirent ensemble :

— Oui, mademoiselle. Irène d 'Armagnac eut un lumineux sou-

rire en regardant de nouveau Luc Taillefer, et elle dit :

— Alors, messire, s'il vous plaît de m'ac- compagner à mes dévotions, je remercierai devant vous Notre-Dame de vous avoir si opportunément suscités, vous et votre com- pagnon de voyage.

— Vidame Marius de Tarascon, mon écuyer et mon ami! prononça Luc, en pré- sentant le Provençal.

— Qu'il soit, comme vous-même, remer- cié!...

L 'on ne s'occupa point des deux morts restés en travers du chemin, ni des blessés qui s 'étaient traînés sur les bords. Luc rangea son cheval noir à la hauteur de la blanche haquenée. Marius eut la discrétion de pous- ser son cheval gris entre les mules de dame Bertrade et de maître Placide. Et , dans cet ordre, l 'on se mit en marche vers l 'Ermitage de Notre-Dame-de-Vézac.

On remonta le chemin jusqu'au mamelon tou t en prés, où Luc et Marius avaient fait halte et d 'où ils avaient vu l'agression. Là, on pri t à gauche un sentier, qui, bientôt, traversa droit un bois de châtaigniers au beau milieu duquel, sur un roc noir, se car- rait le rustique sanctuaire.

C'était une humble chapelle en pierre

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noire, flanquée d 'un appentis où vivait l'er- mite. On y montai t pa r un escalier grossier de roches non équarries.

L' ermite, minuscule vieillard à longue barbe blanche et à tête chauve, avai t vu venir la noble pèlerine, que, d'ailleurs, il at tendait . I l l'accueillit au bas de l'escalier. Mais ses yeux vifs et rusés s 'étonnaient de la présence insolite des deux jeunes cava- liers ; alors, ayant mis pied à terre, la demoi- selle d 'Armagnac raconta l'agression, l'in- tervention, la délivrance.

— Le maître-consul Hugues Traverse est un méchant homme, di t l 'ermite. Mais Notre-Dame-de-Vézac veillait sur vous, de- moiselle Irène. Que ces jeunes seigneurs, en son saint nom, soient bénis!...

Les dévotions de la jeune fille ne furent pas bien longues, car le soleil étai t encore loin du zénith, lorsque, au sortir de la cha- pelle, les deux femmes et les quatre hommes se retrouvèrent sur la pelouse naturel lement fleurie qui entourait l 'ermitage.

Une fois de plus, Irène et Luc se regardè- rent comme se regardent deux jeunes gens qui hésitent à se communiquer leur pensée. C'était la troisième fois depuis leur rencon- tre. E t , pâlissant un peu, Luc murmura :

— Daignerez-vous, demoiselle, nous per- mettre de vous escorter jusqu 'au château ?

Rougissant beaucoup, Irène répondit : — J'allais vous le demander, messire.

Mais vous ferez au château l 'honneur d'ac-

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cepter, ne serait-ce que pour quelques heu- res, son hospitalité, afin que ma mère puisse vous remercier... Quant à mon père, le duc de Nemours, il regrettera fort d'avoir été absent, lorsqu'il saura...

Elle balbutiait, confuse, tant étaient ex- pressifs les beaux yeux bleus de Luc Taille- fer fixés sur ses lèvres. Elle sentit comme une brûlure à ces lèvres caressées ainsi par l'ardent regard, et elle se tut. Mais aussitôt, se tournant vers l'ermite, elle jeta, d'une voix mal assurée :

— A l'an prochain, saint homme. Importante, la duègne ajoutait : — Et n'oubliez point qu'au castel, chaque

samedi, l'écu d'argent et le sac à vivres... — Je n'aurai garde de l'oublier, pieuse

dame!... L'on refit au petit trot, puis au pas, le

chemin difficile. On revit les deux morts, non les blessés. On perçut la fuite de quel- ques loups silencieux, le vol des corbeaux croassants. Mais, en ces temps-là, même une jouvencelle de seize ans, comme était Irène d'Armagnac, ne s'émouvait point pour quel- ques cadavres. Tant de malandrins, voire d'honnêtes sujets, étaient pendus par les gens des seigneurs féodaux ! tant de truands, voire de probes hommes d'armes, étaient trucidés par les gens des consuls urbains! tant de seigneurs révoltés, voire des nobles fidèlement maladroits, étaient poignardés ou décapités par les gens du roi de France

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et du duc de Bourgogne!... Mourir de mort violente était alors plus normal que mourir de maladie sur la couche familiale. Les en- fants eux-mêmes savaient que la nourriture des corbeaux et des loups était pour un bon quart, voire pour la moitié, faite de chair humaine! Et il y avait peu de fosses rem- plies au cimetière, quoique l'on mourût beaucoup.

Mais ce n'est point ces réflexions que se faisaient Irène d'Armagnac et Luc Taille- fer en chevauchant vers Carlat. Ils avaient de plus douces pensées. E t ils ne parlaient point, — car il est des pensées que les paro- les, tout au moins au début de ce cycle de cogitations, expriment mal. Ainsi muets, ils arrivèrent au village, qu'ils traversèrent par une rue abrupte où serfs, manants et petits bourgeois saluaient du chaperon et de la tête. Et ils s'arrêtèrent, tout en haut, devant un châtelet bâti sur un rocher isolé, qui servait d'avancée au château ducal.

Marius n'eut pas besoin de sonner de la trompe. Les guetteurs avaient vu. Le pont- levis s'abaissa. E t toute la petite cavalcade, passant sous la longue voûte du châtelet, suivit à ciel ouvert un large couloir entre deux épaisses murailles percées de meur- trières. On fit résonner encore trois fois les madriers des ponts-levis, et l'on fut enfin, après trois enceintes franchies, dans la vaste çour d'honneur du château.

A l'appel du majordome, qui retrouva là

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son ordinaire voix de commandement, des valets accoururent, s'emparèrent des mon- tures, tandis que dame Bertrade se hâtait d'aller annoncer à la duchesse la présence des hôtes providentiels.

E t M Louise d'Anjou-d'Armagnac, du- chesse de Nemours, reçut avec un émoi re- connaissant le jeune seigneur Luc Taillefer, baron du Bourg, et son écuyer Marius, vi- dame de Tarascon, qui avait sauvé sa fille chérie. Elle leur présenta ses deux fils bien- aimés, Jean et Louis. Elle excusa Sa Sei- gneurie Jacques d'Armagnac, duc de Ne- mours, qui était en voyage d'inspection chez ses plus proches vassaux. Elle fit appeler, pour qu'il prît part à la conversation, le savant Amelin, médecin et chartier du châ- teau, artiste dessinateur et peintre, précep- teur des enfants. Et, enfin, elle obtint que les voyageurs ne repartiraient pour la Tou- raine que le lendemain.

Or, il n'est pas besoin d'être moitié aussi savant qu'Amelin pour deviner que le len- demain 29 juin, tard après l'aurore, lorsque, avec Marius, son compagnon, Luc Taillefer sortit du château d'Armagnac, il était féru d'une blessure bien plus grave que toutes celles que peut faire un estramaçon frap- pant d'estoc et de taille. C'était blessure au cœur, et, pour la donner, Irène d'Armagnac ne s'était servie que de ses yeux.

Mais, ce matin-là, Marius de Tarascon, qui n'était point blessé, lui, et qui, par con-

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séquent, voyait et entendait les choses comme elles sont exactement, Marius se de- mandait, pour la centième fois depuis la veille :

« Pourquoi diable Hugues Traverse, maî- tre-consul d'Aurillac, a-t-il dit à Taillefer, qui déclarait ne point regretter d'avoir sauvé la demoiselle de Nemours : « Alors, baron du Bourg-en-Dauphiné, c'est que vous ne savez pas, de vous-même, tout ce qu'il vous serait bon de savoir... »

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CHAPITRE II

LE DESTIN D'ARMAGNAC

Le château de Plessis-lez-Tours était alors la résidence préférée du roi Louis XI.

La légende a fait du Plessis une sombre forteresse perdue au milieu des bois. La réa- lité était bien différente : il n'y avait pas de bois, mais de très beaux jardins, qui ont probablement transmis à la Touraine tout entière leur nom de « Jardin de la France ». Quant au château, ce n'était une forteresse qu'extérieurement, à cause de la première enceinte crénelée, fortifiée de grosses tours. Cette enceinte franchie, on entrait dans une vaste cour entourée de galeries et de loge- ments pour les troupes, puis, par-dessus les douves profondes, on pénétrait dans la deuxième enceinte, au milieu de laquelle s'élevait' le château royal : grande et belle maison à nombreuses et larges fenêtres, à pièces meublées, avec toutes les commodités de la vie d'alors, car Louis XI aimait ses aises.

La pièce où le roi se tenait d'habitude,