le n°13 de la rue marlot - authentification ndeg13 de... · martin, qui avait perdu un bras et...

670

Upload: trankhue

Post on 15-Sep-2018

215 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son
Page 2: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

René de Pont-Jest

Le N°13 de la rueMarlot

Page 3: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Un texte du domaine public.

Une édition libre.

bibebookwww.bibebook.com

Page 4: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 1

LESLOCATAIRESDES EPOUXBERNIER

Page 5: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

La rue Marlot, qui achangé de nom ou quimême a peut-être disparudepuis l’époque où s’y estpassé le drame que nousallons raconter, était

située dans le quartier le plus calme,le plus retiré du Marais, à deux pasde la place Royale, qu’on appelle laplace des Vosges, comme au tempsdes immortels principes.

Nos révolutions, en effet, quisemblent si bien destinées, c’est dumoins ce qu’affirment ceux qui lesfont, à apporter dans nos lois et dansnos mœurs des réformes utiles, n’ontguère servi qu’à réformer les noms

Page 6: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de nos rues.

Celle de ces rues parisiennes où nousprions nos lecteurs de nous suivre secomposait alors d’une vingtaine demaisons, et celle de ces maisons quiportait le n° 13 était de la plusmodeste apparence.

Ses quatre étages étroits, éclairéschacun par trois fenêtres,atteignaient à peine la hauteur dusecond de deux gigantesquesconstructions qui, la flanquantorgueilleusement à droite et àgauche, semblaient lui disputer lepeu d’espace qu’elle occupait.

On eût dit un pauvre petit bourgeois

Page 7: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

fourvoyé entre deux gros financiersprêts à l’étouffer.

En face, existait l’Hôtel du Dauphin,qui n’avait d’ordinaire pour clientsque des provinciaux dont les parentshabitaient dans le voisinage ou, parhasard, quelques étrangers peusoucieux du bruit et du tumulte desquartiers riches et populeux.

Le fait est que la rue Marlot était forttranquille. Les conducteursd’omnibus l’ignoraient et il n’ypassait pas dix voitures par jour.

Dès neuf heures du soir, le silence yrégnait si complètement qu’on auraitpu s’y croire dans la ville du Grand

Page 8: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Roi, avant que les salons de Louvoisfussent devenus les cabarets descitoyens représentants du 4Septembre.

On entrait au n° 13 par une petiteporte bâtarde donnant sur un couloirétroit et assez obscur, où onrencontrait, immédiatement à droite,la loge du concierge.

C’est là que, depuis plus de vingtans, deux braves gens, les épouxBernier, veillaient sur les destinéesde leur royaume. Le mari, vieuxsoldat tout rhumatisant, n’était plusfort ingambe, mais sa femme,quoiqu’elle approchât de lasoixantaine, avaient encore bon pied,

Page 9: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

bon œil.

Il est vrai que Mme Bernier n’avaitque quatre locataires.

Au premier, demeurait le capitaineMartin, qui avait perdu un bras etgagné sa croix en même temps que saretraite à Sébastopol.

Le matin, après son déjeuner, repasfrugal que lui montait son concierge,le vieil officier sortait pour faire sapromenade hygiénique sur la placeRoyale. Le soir, il dînait dans unpetit restaurant du quartier, puis,après une courte station au cafévoisin, en compagnie de quelquesanciens frères d’armes, il rentrait

Page 10: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

invariablement à neuf heures.

Au second, c’étaient M. et

Mme Chapuzi, Philémon et Baucis ; àeux deux près d’un siècle et demi.

Philémon Chapuzi s’était retiré descontributions indirectes avec une deces modiques pensions que l’on sait,et Baucis l’administrait en ménagèresi industrieuse que les petits rentierspouvaient recevoir quatre ou cinqfois l’an une douzaine d’amis.

L’appartement du troisième étaitoccupé, mais depuis quatre moisseulement, par une jeune femme

blonde et frêle, Mme Bernard, à qui lamère Bernier avait fait d’abord assez

Page 11: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

mauvais visage.

Lorsque Mme Bernard s’étaitprésentée pour louer dans la maison,elle était vêtue de noir, avait l’airsouffrant et malheureux ; de plus,elle paraissait dans un état degrossesse assez avancé.

Tout cela avait effrayé l’honorableconcierge du n° 13. Egoïste commepresque toutes les vieilles gens, elleavait craint que cette femme ne luioccasionnât, à un moment donné,quelque dérangement, soit à caused’elle, soit à cause de son enfant, etelle avait hésité à l’accepter pourlocataire ; mais le curé de la paroisse

Page 12: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Saint-Denis était venu luirecommander l’étrangère ; il avait

affirmé que Mme Bernard était unejeune veuve digne de tout respect, de

plus, orpheline, et Mme Bernier avaitalors disposé de son logement en safaveur.

Elle n’avait pas eu, d’ailleurs, à s’enplaindre. Sa nouvelle locataire étaitdouce et bonne, ne sortait querarement et ne recevait jamaispersonne.

Au moment où nous commençons cerécit, elle venait de mettre au monde,cinq ou six jours auparavant, unecharmante petite fille qu’elle

Page 13: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

nourrissait elle-même, et elle étaitsoignée par une digne sœur decharité que le brave prêtre, sonprotecteur, lui avait envoyée.

Quant au dernier étage de la maison,étage mansardé, la moitié en étaitlouée à un employé ambulant despostes, M. Tissot, qui ne couchaitchez lui que deux ou trois fois parsemaine. L’autre moitié servait degrenier au ménage Bernier.

M. Tissot était le seul locataire pourlequel la porte s’ouvrît à tousmoments de la nuit, car ses heures derentrée étaient forcémentirrégulières.

Page 14: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Aussi avait-il une façon particulièrede se faire reconnaître de sesconcierges, afin que ceux-ci nepussent être induits en erreur parquelque polisson du quartier. Ilsonnait lentement trois coups, etfrappait en même temps deux fois auvolet de la loge.

M. et Mme Bernier savaient ainsitoujours à qui ils avaient affaire, etl’un ou l’autre, au signal convenu,tirait le cordon, sans s’inquiéterdavantage de celui qui rentrait,certains qu’ils étaient d’avance deson identité.

Un seul escalier, on le comprend,

Page 15: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

desservait toute la maison. Ilcommençait au fond du couloir, àdroite, en avant de la porte vitréed’une cour intérieure de dix mètrescarrés, où le soleil ne pénétraitjamais, grâce à l’élévation desconstructions voisines, qui n’avaientsur le n° 13 que les jours desouffrance légalement autorisés, etcet escalier grimpait, raide ettortueux, du rez-de-chaussée auxcombles, mais aussi luisant à ladernière marche qu’à la première.

Sur ce point-là, comme sur tous ceuxqui tenaient à la propreté de son

domaine, Mme Bernier étaitimpitoyable.

Page 16: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

A chaque étage, il existait un palierde quelques pieds de largeur, ornéd’un porte-manteau fiché dans lemur, comme on en voit encore dansquelques vieux hôtels.

Le n° 13 de la rue Marlot était donc,on le voit, malgré son numérofatidique, la plus paisible et la pluscalme des habitations. Les couches

de Mme Bernard étaient le seulévénement intéressant qui, depuisdix ans, en eût troublé le repos.

Quoiqu’elle n’aimât quemédiocrement les enfants, la braveconcierge s’était sentie néanmoinsémue à la vue de ce petit être dont le

Page 17: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

père n’était déjà plus.

Elle avait alors offert spontanémentses services à la jeune mère, auprèsde laquelle elle se rendait à chaqueinstant pour s’assurer qu’elle nemanquait de rien.

Le sixième jour de sa délivrance, le 3

mars 18…, Mme Bernard fut atteinted’une fièvre de lait assez intense, et

Mme Bernier ne voulut se coucherqu’après avoir rendu une dernièrevisite à la malade.

Le lendemain matin, au point dujour, la bonne femme venait de selever, car elle était toujours deboutla première, et elle avait ouvert pour

Page 18: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

le laitier dont c’était l’heure, quandelle entendit tout à coup pousser ausecond étage un cri perçant.

Reconnaissant la voix de

Mme Chapuzi, elle se hâta de gravirl’escalier, mais en arrivant sur lepalier, elle recula d’horreur.

Appuyée contre le chambranle de saporte ouverte et ne pouvant plusprononcer une parole, la vieillerentière lui montrait d’une maintremblante un homme renversé surles premières marches de l’escalierdu troisième étage et baigné dansson sang.

– Bernier ! capitaine ! appela la

Page 19: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

concierge de toutes ses forces et sansoser faire un pas de plus.

Le vieux soldat accourut aussitôt et

l’officier, que le cri de Mme Chapuziavait réveillé, apparut en mêmetemps à l’étage inférieur, d’où ils’empressa de monter pour se rendrecompte de ce que tout ce bruitvoulait dire.

L’ex-fonctionnaire des contributionsétait lui-même sorti de sonappartement.

– Cet homme est mort ! dit lecapitaine, qui, promptement remis deson émotion, s’était penché sur lecorps et en avait entr’ouvert les

Page 20: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vêtements.

– Mort ! répétèrent les spectateursde cette scène.

– Depuis longtemps, il est déjà froid,affirma M. Martin. Il a étéassassiné !

– Assassiné ! redirent les épouxBernier.

– Et de deux fameux coups decouteau ; voyez !

Le cadavre, un des pieds pris dans larampe de l’escalier, gisait sur ladernière marche et couché sur le côtégauche.

Il avait au cou, du côté droit, une

Page 21: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

blessure dont le sang avait jailli avecune certaine abondance, bien que lacarotide n’eût pas été touchée ; et lecapitaine aperçut, en soulevantlégèrement le mort, le manche decorne d’un couteau dont la lamedisparaissait entièrement dans soncôté gauche, au bas-ventre.

q

Page 22: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 2

CADAVREINCONNU

Page 23: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Le cadavre était celuid’un homme de taillemoyenne, aux cheveuxgris, d’une soixantained’années, assez gros etvêtu comme un bourgeois

aisé.

Le concierge et sa femme seregardaient terrifiés.

Le vieillard leur était absolumentinconnu, ainsi qu’au capitaine et auménage Chapuzi. Ils étaient certainsde n’avoir ouvert la nuit dernièrequ’à l’employé des postes, qui étaitrentré vers onze heures après s’êtrefait reconnaître comme de coutume.

Page 24: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Qu’y a-t-il donc ? demanda à cemoment une voix douce que la mèreBernier reconnut pour celle de lasœur de charité qui soignait

Mme Bernard.

La veille, pour la première foisdepuis cinq jours, la sainte femmeétait allée coucher à son couvent,d’où elle accourait pour savoircomment sa malade avait passé lanuit.

M. Martin mit rapidement la sœur aucourant et lui recommanda de ne

parler de rien à Mme Bernard, afin,de lui épargner quelque secoussedangereuse ; puis il ajouta en

Page 25: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

s’adressant à Bernier :

– Courez prévenir le commissaire depolice ; moi, je vais monter chezM. Tissot pour lui demander si, enrentrant cette nuit, il n’a pas laissé laporte de la rue ouverte.

– C’est ça, bégaya le concierge ; maisce malheureux ?

– Gardons-nous d’y toucher avantl’arrivée du commissaire !

M. Chapuzi avait entraîné sa femmequi, saisie d’une violente attaque denerfs, poussait de nouveaux cris.

Bernier passa rapidement unvêtement pour suivre les instructions

Page 26: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

du capitaine, et sa femme descenditdans sa loge, où elle se laissa tombersur un siège en se demandant si ellerêvait ou si elle était vraimentéveillée.

Cinq minutes après, l’officier vint luidire que l’employé des postes n’étaitpas chez lui.

– Vous en êtes certain ? fit laconcierge d’une voix égarée.

– Sa clef n’était pas sous sonpaillasson, comme il la metd’habitude, mais dans la serrure ; jesuis entré dans sa chambre ; son litn’est pas défait.

– Ce n’est pas possible ! Je lui ai

Page 27: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ouvert moi-même cette nuit !

– Vous aurez ouvert à un autre, ou àd’autres. Sapristi, quelle vilaineaffaire !

Vingt minutes plus tard, Bernierramenait le commissaire de police duquartier, M. Meslin, hommejustement estimé de ses chefs peurson caractère et son habileté.

C’était un magistrat sachant remplirses délicates fonctions sansbrutalité, sans zèle exagéré, sans cesformes administratives vexatoiresauxquelles on doit certainement enFrance cette opposition contre toutce qui est autorité.

Page 28: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

M. Meslin avait d’abord fait prévenirle procureur impérial, puis, enattendant ses ordres, il était accouru,pensant que des constatationsimmédiates pouvaient êtrenécessaires.

Il était accompagné de son secrétaireet du médecin.

Une fois dans la maison, le premiersoin du commissaire fut d’ordonnerau concierge de fermer sa porte, dene l’ouvrir qu’à l’envoyé du parquet,de ne laisser entrer ni sortirpersonne, sous quelque prétexte quece fût.

L’événement était encore ignoré des

Page 29: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

voisins, car Bernier, peu causeur partempérament, s’était gardé d’en direun mot.

M. Meslin et le docteur setransportèrent aussitôt au secondétage, et lorsque le médecin eûtconstaté que c’était bien un cadavrequ’il avait devant lui, il renversa lemort sur le dos, enleva le couteau dela blessure et ouvrit ses vêtements.

Il reconnut alors que le malheureuxavait été frappé avec une telle forceque l’arme avait pénétré de toute salongueur, près de vingt centimètres,dans l’aine, du côté gauche.

Cet examen terminé par le praticien,

Page 30: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

dont le seul rôle était de constater lamort, le commissaire de police, quiavait pris note de la position ducadavre avant qu’il eût été déplacé,afin de pouvoir consigner exactementcette position dans son rapport, lecommissaire de police, disons-nous,visita les poches de l’inconnu dansl’espoir d’y découvrir quelquespapiers qui pussent le renseigner surson identité.

Mais il ne trouva rien. Le vieillardn’avait sur lui aucun document denature à le faire reconnaître.

Il était cependant probable qu’iln’avait pas été victime d’un vol, carson porte-monnaie contenait près de

Page 31: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

deux cents francs en or et quelquespièces d’argent. De plus, sa montre,dont le verre était brisé, pendait lelong de son corps, suspendue par unelourde chaîne.

M. Meslin remarqua que cette montreétait arrêtée à minuit trente-cinqminutes, et il en conclut logiquementque c’était l’heure à laquellel’inconnu avait succombé.

Le docteur était du même avis. Lamort avait dû être foudroyante etremontait à six ou sept heures aumoins.

Mme Bernier affirmait cependant quec’était à un moment moins avancé de

Page 32: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

la nuit qu’elle avait tiré le cordon àcelui que le signal convenu lui avaitfait prendre pour l’employé despostes. Elle pensait que, lorsqu’elleavait ouvert la porte, il pouvait être àpeine onze heures et demie.

Quant au capitaine et à M. Chapuzi,ils n’en purent dire que moinsencore, puisqu’ils n’avaient vu lecadavre qu’après avoir été attiréssur l’escalier par les cris de lalocataire du second et l’appel de laconcierge.

Il restait Mme Bernard et l’employédes postes.

A l’égard de la première, le

Page 33: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

commissaire de police comprit desuite qu’il ne pouvait l’interrogerdans l’état de faiblesse où elle setrouvait. D’ailleurs, quelsrenseignements pourrait-elledonner ? Il se contenta de prier lasœur de charité qui veillaitl’accouchée de lui demanderadroitement si elle n’avait rienentendu d’extraordinaire pendant lanuit.

La jeune mère répondit qu’elles’était endormie de bonne heure,aussitôt après la visite de

Mme Bernier, et qu’elle ne s’étaitréveillée que peu d’instants avantl’arrivée de sa garde.

Page 34: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Du reste les appartements du n° 13étaient disposés de telle façon que,une fois rentrés dans leurs chambresa coucher, les locataires ne pouvaientrien entendre de ce qui se passait surl’escalier.

Quand à M. Tissot, il ne s’agissaitque de savoir si son service l’avaitréellement retenu à son bureau ouloin de Paris. Rien n’était plus facileque de s’en assurer. M. Meslinordonna à son secrétaire de courir àl’administration des Postes pour yprendre les renseignementsnécessaires, et de se procurer enmême temps deux hommes et unecivière pour enlever le corps. Sans

Page 35: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

plus tarder ensuite, il franchit lecadavre et monta l’escalier, escortédu capitaine Martin et de Bernier.

Comme il se pouvait que l’assassinfût encore dans la maison, et quetout le bruit qui s’y faisait depuis ladécouverte du mort l’eût poussé àquelque moyen extrême de défense,le commissaire avait armé sonrevolver, et l’officier, qui n’avait faitqu’un bond jusqu’à la panoplie dontétait orné son salon, en était revenuavec un vieux sabre d’uniforme.

Arrivé au troisième étage et aumoment où il se préparait à passersans bruit, afin de ne pas éveiller

Page 36: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’attention de Mme Bernard,M. Meslin s’arrêta tout à coup pourdésigner à ses compagnons uneempreinte sanglante sur le mur, aumilieu du palier, à hauteur d’homme.

Il était facile de reconnaître danscette empreinte la marque d’unemain. Deux doigts surtout étaienttracés.

Etait-ce la victime qui, déjà blesséeet fuyant son meurtrier, avait laissélà cette trace en s’appuyant sur lemur ? Etait-ce, au contraire,l’assassin qui, pour retenir savictime avec plus de force, avaitplaqué contre la muraille sa main

Page 37: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

déjà teinte du sang provenant de lapremière blessure reçue parl’inconnu ?

De plus, un grand manteau, genrewaterproof, que Bernier reconnut

pour appartenir à Mme Bernard,gisait à terre, au lieu d’être accrochéau porte-manteau comme il y était laveille.

Mme Bernard avait prêté ce vêtementà la mère Bernier l’avant-veille, jouroù il avait plu à torrent, et laconcierge, avant de le rendre à salocataire, l’avait suspendu auportemanteau pour le faire sécher.

M. Martin se rappelait parfaitement

Page 38: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

avoir vu cet objet à terre, lorsque,quelques instants après ladécouverte du cadavre, il était montéchez M. Tissot.

Pour le commissaire de police il n’yavait pas de doute : c’était là, sur lepalier du troisième étage, qu’avait eulieu la lutte. Cependant onn’apercevait aucune éclaboussure desang ni sur le parquet ni sur le mur ;rien autre chose que l’empreinte decette main.

Ces observations faites, la petitetroupe continua son ascensionjusqu’au quatrième étage.

Nous avons dit que là l’espace était

Page 39: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

divisé en deux parties : l’une occupéepar l’appartement de l’employé despostes, l’autre par un grenier.

Après avoir prié le capitaine degarder la porte du grenier, lecommissaire et Bernier entrèrentchez M. Tissot ; mais ils nedécouvrirent, dans les deux piècesqui composaient son logement, riende nature à les intéresser.

L’appartement était désert, lesfenêtres étaient ferméesintérieurement ; il ne paraissait pasqu’on y eût pénétré.

Le lit qui se trouvait dans la secondepièce n’était pas ouvert, et la seule

Page 40: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

remarque qu’on pût faire, c’estqu’une chaise était placée de biaiscontre la table de travail deM. Tissot, comme si ce siège eût étéabandonné brusquement par celuiqui l’avait occupé.

Enfin, quelques papiers quel’employé des postes avait l’habitudede ranger symétriquementsemblaient un peu éparpillés. Une deces feuilles avait volé à terre.

C’était tout, et il paraissait si certainque les choses se trouvaient là dansl’état où les avait laissées lelocataire absent, que le commissairede police ne s’y intéressa pas.

Page 41: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Il était également probable quec’était M. Tissot lui-même qui avaitoublié de fermer sa porte et deglisser, selon sa coutume, sa clefsous son paillasson.

Le fait important, c’est qu’il n’y avaitpersonne chez lui.

Les perquisitions dans le grenier, nedonnèrent pas un meilleur résultat.

Le sommet de la cage de l’escalierétait bien éclairé par un vitrage dontune partie était mobile, mais il auraitfallu une échelle pour y atteindre. Or,il n’en existait pas une seule dans lamaison.

Tout cela bien constaté, le

Page 42: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

commissaire de police redescendit aurez-de-chaussée avec ceux quil’accompagnaient.

Il y trouva son secrétaire qui avaitexécuté ses ordres.

On lui avait affirmé àl’administration des postes queM. Tissot était de service depuis lanuit dernière sur la ligne de Paris àBordeaux et qu’il ne devait rentrerque le lendemain. Le secrétairen’avait pas oublié de ramener aveclui une civière et deux porteurs.

Quelques minutes après, on frappaità la porte.

Bernier s’empressa d’ouvrir et de

Page 43: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

livrer passage à ceux qui seprésentaient.

C’était l’un des substituts duprocureur impérial accompagné deson greffier.

M. Meslin mit le membre du parquetau courant de ce qui s’était passé etde ce qu’il avait fait, puis il leconduisit dans les endroits déjàvisités.

– C’est fort bien, dit le magistrat aucommissaire en regagnant la loge deBernier ; vous n’avez plus qu’àenvoyer le corps à la Morgue etm’adresser votre rapport avec lespièces à conviction. Je vais conférer

Page 44: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

immédiatement de cette affaire avecM. le procureur impérial.

Et, sans prolonger davantage savisite, le substitut se fit ouvrir laporte et s’éloigna.

Pendant que se passaient cesderniers incidents, le docteur avaitrédigé son rapport ; et, pendantqu’on descendait le cadavre et qu’onl’étendait sur la civière, M. Meslinremplit un imprimé qu’il avait tiré deson portefeuille.

C’était un ordre d’envoi à la Morgue,document sinistre, lugubre et ainsirédigé, une fois les blancs remplis :

Ordre pour la réception d’un cadavre

Page 45: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

à la Morgue de Paris.

« Nous, Robert-Louis Meslin,commissaire de police de la ville deParis, spécialement chargé duquartier de l’Arsenal, requérons legreffier de la Morgue de recevoir uncadavre du sexe masculin, paraissantâgé de soixante ans, taille 1 mètre 64centimètres, cheveux gris, frontbombé, sourcils châtains, yeux bleus,nez ordinaire, bouche moyenne,visage rond ».

« Marques particulières : Deuxblessures, l’une au côté droit du cou,l’autre à l’aine gauche ».

« Vêtu d’un pantalon et d’un gilet de

Page 46: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

drap noir et d’un paletot marron. Lelinge porte les initiales : L. R.Cravate noire, bottines de cuir, àdoubles semelles ».

« Le tout ainsi qu’il a été constatépar notre procès-verbal du 4 mars18…, adressé le même jour à lapréfecture de police et à M. leprocureur impérial ».

« Le greffier de la Morgue donneraun récépissé du cadavre et des effetsci-dessus détaillés aux nommésPierre Leroux et Jean Bourgeois,commissionnaires-porteurs, chargésdu transport ».

« Fait en notre bureau, le 4 mars

Page 47: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

18… »

« Le commissaire de police, »

« R. MESLIN. »

M. Meslin remit cet ordre aux deuxhommes, enveloppa le couteauensanglanté, l’argent, deux ou troisclefs et les bijoux trouvés surl’inconnu, et, après avoirrecommandé à Bernier, ainsi qu’à safemme, de surveiller tous lesindividus qui se présenteraient dansla maison, il sortit, en emmenant sonsecrétaire et le docteur.

Quelques instants après, la civière,hermétiquement close et renfermantle mort, franchissait le seuil du

Page 48: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

n° 13.

Bernier et le capitaine Martin étaientfort émus de ce drame auquel ilsétaient indirectement mêlés.

Quant à la brave concierge et auxépoux Chapuzi, ils étaientépouvantés.

A l’idée de comparaître devant lejuge d’instruction et devant la courd’assises, si on arrêtait l’assassin,l’ex-employé des contributionstremblait de tous ses membres.

S’il n’eût été aussi complètement àl’abri de tout soupçon, on eûtfacilement pu le prendre pour lecoupable.

Page 49: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Dans un seul de ses appartements,

celui de Mme Bernard, tout était dansle même état que la veille.

La jeune femme n’avait attachéaucune importance aux questionsque lui avait adressées sa garde ; ellene soupçonnait rien de ce qui s’étaitpassé la nuit précédente, à quelquespas de sa chambre ; et, toujourscouchée, car elle était encore trèsfaible, elle allaitait son enfant, en lecouvrant avec tendresse de sesregards humides.

La brave sœur de charité s’efforçait,à l’aide de douces paroles, de luirendre du courage ; mais la malade

Page 50: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ne pouvait retenir ses pleurs. Ellesroulaient lentement sur ses jouesamaigries, pour tomber de là sur lenouveau-né qu’elle pressait sur sonsein.

On eût dit que la pauvre mèrebaptisait sa fille avec ses larmes.

Au dehors, dans la rue, l’émotionn’était pas moins grande qu’àl’intérieur du n° 13.

L’arrivée de la civière, sa sortie, lesoin avec lequel la porte restaitfermée, tout cela avait été remarquédes voisins. Sans savoir au juste cequi s’était passé dans la petitemaison si paisible d’ordinaire, ils

Page 51: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

devinaient qu’elle était devenue toutà coup le théâtre de quelque drame.

Les curieux se renouvelaient sanscesse.

A midi, ils étaient encore là.

On voulait des détails et les plushardis tentaient d’entrer dans lamaison ; mais le concierge enrefusait la porte. Toutes les ruseséchouaient devant sa surveillance.

q

Page 52: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 3

OU WILLIAMDOW APPARAITPOUR FAIREEXECUTER UNEHORRIBLE

Page 53: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Q

PROMENADEAUX LECTEURSDE CE RECIT

uelques-uns de cescurieux étaient sortis del’hôtel du Dauphin,domestiques etvoyageurs ; et parmi cesderniers on remarquait

Page 54: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

un homme d’une trentaine d’années,à la physionomie particulièrementintelligente et sérieuse, qui, sansquestionner personne, écoutait etregardait.

C’était un Américain ou un Anglais.Sa nationalité se trahissait à lacoupe de sa barbe, à la forme de sesvêtements, à sa démarche.

Arrivé à Paris depuis un mois, ils’était fait inscrire à l’hôtel sous lenom de William Dow. Il y occupait,au premier étage, un appartementdonnant sur la rue.

Ce qu’il était venu faire en France, onl’ignorait.

Page 55: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

William Dow ne recevait ni lettres nivisites. Il restait parfois absent desjournées et des nuits entières ; mais,comme il ne rentrait jamais gris,payait sans en discuter le prix et sansen vérifier l’addition la note qu’onlui remettait tous les huit jours, sonpropriétaire, comprenant qu’il n’enpouvait demander davantage, avaitfini par ne plus s’inquiéter de sonmystérieux locataire.

William Dow, qui n’était sorti dechez lui qu’après son déjeuner, quoiqu’il fût rentré de bonne heure laveille, se promenait donc à traversles groupes qui stationnaient devantle n° 13, il était là depuis quelques

Page 56: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

instants déjà, lorsqu’il entendit undes péroreurs raconter, enprétendant tenir ces renseignementsdu secrétaire du commissaire depolice, que la victime du drame de lanuit dernière était un inconnu d’unesoixantaine d’années, que le couteauavait été trouvé dans la blessuremême dont il était mort et que lecadavre était exposé à la Morgue.

Ces détails parurent éveiller dansl’esprit de l’Américain une idéesubtile et il rentra à l’hôtel duDauphin, où, après avoir jeté uncoup d’œil rapide dans la loge duconcierge, sur le casier où lesvoyageurs déposaient les clefs de

Page 57: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

leurs chambres, il remonta dans sonappartement, dont il ferma la portederrière lui.

Cet appartement se composait dedeux pièces, d’abord un salon,ensuite une chambre à coucher, quin’était séparée du logement voisinque par une cloison légère, danslaquelle il existait une porte, maiscondamnée ou plutôt fermée dechaque côté par des verrous.

Afin d’isoler plus complètementencore ces deux appartements, onavait recouvert de bandes de papierles joints de cette porte decommunication.

Page 58: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

William Dow s’en approcha sansbruit et souleva une de ces bandesqui ne masquait qu’en apparence, ducôté des gonds, une solution decontinuité assez large pour qu’on pûtvoir la chambre tout entière. Il laparcourut du regard et prêtaattentivement l’oreille. Ce qu’ildécouvrit coïncidait sans doute avecla pensée qui s’était emparée de luiquelques instants auparavant, et,sans autrement prolonger sonobservation, il redescendit et sortitde l’hôtel en se dirigeant du côté dela place Royale.

Là, il prit une voiture et donna aucocher une adresse qui fit faire à cet

Page 59: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

homme un mouvement de surprise.

L’étranger avait dit à l’automédon dele conduire à la Morgue.

Dix minutes plus tard, William Dowfranchissait le seuil du lugubre lieuet se mêlait à la foule qui examinait,à travers le large vitrage de la salled’exposition, les corps étendus surleurs lits de pierre.

Il y avait là, sur des plans inclinés etfaisant face au public, des noyésboursouflés, déjà verdâtres ; unefemme, jeune encore, trouvée la têtebrisée dans les fossés desfortifications ; un enfant qu’unchariot avait écrasé ; des inconnus

Page 60: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

enfin, aussi nus que le permettait ladécence et arrosés par un filet d’eau.Leurs vêtements étaient suspendusau-dessus d’eux pour que parents ouamis pussent les reconnaître malgréles blessures et la décomposition descorps.

Dow parcourut d’un regard rapideles tristes dépouilles, mais sansdoute aucune d’elles n’était ce qu’ilcherchait, car il se dirigeaimmédiatement vers une porte situéeau milieu de la muraille et sur un despanneaux de laquelle était écrit :Greffe.

Un gardien assis contre cette portepour en interdire l’entrée au public la

Page 61: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lui ouvrit, et l’Américain se trouvadans un bureau fort bien tenu,soigneusement clos, hygiéniquementchauffé, presque élégant, qui faisaitun contraste saisissant et bizarreavec l’horrible promenoir qu’ilvenait de quitter.

Trois employés, courbés sur leurspupitres, écrivaient dans de grandsregistres à couvertures vertes.

– Monsieur le greffier ? demandaWilliam Dow à l’un des travailleurs.

– C’est moi, monsieur, répondit unevoix partant d’un grand meubled’acajou qui n’aurait pas déshonoréle cabinet d’un notaire.

Page 62: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

L’Américain s’approcha.

Le greffier était un homme d’unecinquantaine d’années, à laphysionomie douce et placide,portant un collier de barberéglementaire, une cravate ornéed’un gros camée, un gilet et uneredingote de teinte foncée.

C’était un officier ministériel de latête aux pieds.

Il répondit gravement au salut del’Américain, en soulevant la calottegrecque ornée d’un gland d’or dont ilétait coiffé, puis il l’interrogea duregard.

– Monsieur, dit l’étranger, n’avez-

Page 63: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vous pas reçu ce matin, du quartierde l’Arsenal, le corps d’un hommeassassiné ?

– Je ne sais, monsieur, si…

– Oh ! ma question ne saurait êtrebien indiscrète, interrompit levisiteur, en souriant au tonadministratif qu’avait pris lefonctionnaire, car l’identité de cemalheureux n’ayant pas étéconstatée, vous allez trèsprobablement exposer son cadavre.Or, je crois pouvoir vous donner unrenseignement utile. Il se peut que jele connaisse. Du reste, voici ma carteet de plus une autorisation de visiterla Morgue. Je ne pensais pas m’en

Page 64: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

servir si promptement.

Après avoir lu le nom gravé sur lepetit carton qui lui était présenté ets’être assuré que l’autorisation depénétrer dans les salles réservées deson triste domaine était bien enrègle, le greffier fixa William Dowavec curiosité pendant quelquesinstants, et, se levant, il lui dit :

– C’est fort bien, monsieur ; veuillezme suivre ; je vais vous faire voirl’inconnu de ce matin.

Il avait, en même temps, sonné ungardien, qui s’était aussitôt présentéà la porte par laquelle oncommuniquait du bureau dans

Page 65: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’intérieur de la Morgue.

Cet employé était un homme devingt-cinq ans à peine, carré, trapu,avec une physionomie à la foiscraintive et bestiale.

Nu-tête, ses épais cheveux tombaientincultes sur ses sourcils. Il était vêtud’un costume gris, espèce d’uniformedécoupé peut-être dans la capoted’hôpital de quelque cadavre. C’étaitun des deux surveillants de laMorgue.

Vingt-quatre heures sur quarante-huit, il y passait la journée et la nuit,seul, avec ses hôtes muets etdéfigurés. Son tour de veille achevé,

Page 66: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

il était libre d’aller embrasser safemme et ses enfants, pourvu que lejour suivant, il revint ponctuellementauprès de ses morts.

Il y avait en lui du geôlier et dufossoyeur, moins la brutalité dupremier et la sinistre gaîté dusecond, car à la Morgue, on n’ypourrait rudoyer aucun être vivant etle greffier n’y supporterait certes pasles murmures d’un refrain, enadmettant le cas improbable qu’il enmontât jamais un aux lèvres de sessubalternes.

Une fois en dehors de son bureau, legreffier fit un signe, et, après avoirouvert une porte située à l’extrémité

Page 67: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’un petit couloir, le gardien s’effaçapour laisser passer son chef etl’étranger.

William Dow comprit qu’il setrouvait dans la salle d’autopsie.C’était une pièce dallée et voûtée.Elle était éclairée par deux largesdemi-fenêtres, à six pieds du sol.

On eût dit une grande cellule dequelque prison, sans les deuxétranges tables qui en occupaient lescôtés.

L’une, en zinc, ressemblait à ungrand comptoir de marchand de vin,sauf qu’il existait à chacune de sesextrémités un trou communiquant

Page 68: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

par un tuyau à un seau de fer-blanc.L’autre avait tout l’aspect d’ungigantesque gril.

A un homme moins expert queparaissait l’être William Dow ensemblable matière, le greffier se fûtempressé d’expliquer que c’était surces lits de métal que se pratiquaientles autopsies ; mais il jugea sansdoute que tous détails étaientinutiles, car il se contenta de dire quela seconde de ces installations neservait plus.

Elle était cependant l’invention d’unmédecin célèbre, qui avait penséqu’en établissant un courant d’airchaud sous le cadavre à examiner, les

Page 69: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

émanations seraient moinsdangereuses pour l’opérateur ; maisun confrère l’avait remplacé et, à tortou à raison, le gril était abandonné àla rouille et à ses horriblessouvenirs.

L’autre table était luisante maisinoccupée.

– Le médecin légiste, chargé del’autopsie d’un individu qu’onsuppose victime d’un assassinat,demanda tout à coup l’Américain,profite certainement de cetteoccasion pour amener quelques-unsde ses élèves afin de leur donner uneleçon d’anatomie ?

Page 70: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Jamais, monsieur, jamais !répondit avec dignité le greffier ; lesautopsies, surtout celles ordonnéespar la justice, sont des opérationsrigoureusement secrètes. Le docteurou les docteurs désignés, car parfoisils sont deux, ne peuvent même sefaire accompagner d’un confrère. Cesjours exceptionnels, assez raresheureusement, je fais prévenir monsecond gardien, et ce sont mes deuxhommes seuls qui servent d’aidesaux opérateurs. Vous pensezcombien il est important que lerésultat de l’autopsie ne soit pasdivulgué. Les coupables pourraients’en faire un moyen de défense.

Page 71: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– C’est vrai, je ne réfléchissais pas àce danger.

– Est-ce que ces messieurs sont là ?demanda l’administrateur de laMorgue en s’adressant au gardien.

Celui-ci répondit oui de la tête plutôtque de la voix.

– Poursuivons alors, ajouta legreffier en se tournant versl’étranger ; me voilà forcé de vousfaire assister à un spectacleprobablement nouveau pour vous ;seulement il nous faut traverserd’abord plusieurs salles dont lavisite est peu agréable. Si cela vouscontrarie, nous pouvons passer par

Page 72: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

un autre chemin.

– Du tout ! monsieur, du tout !répondit l’Américain avec son flegmeordinaire ; seulement je m’accuse deprendre ainsi votre temps.

Le greffier souleva sa calotte develours pour remercier son visiteurde sa politesse, et il le précéda dansune salle voisine dont le gardienvenait d’ouvrir la porte.

C’était une pièce en tout semblable àla précédente par sa construction,mais elle était plus longue et il yrégnait à droite et à gauche, au ras dela terre et la tête à la muraille,comme des lits dans un dortoir, sept

Page 73: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

grands coffres de zinc un peuinclinés, fermés par des couverclesbombés et s’ouvrant sur le côté.

– C’est ici la salle des couvre-corps,dit le cicerone.

Et soulevant le couvercle de l’un descoffres, il fit voir à William Dow uncorps étendu dans cette caisse demétal, corps en état parfait deconservation, bien qu’il fût là depuisdéjà plusieurs jours, grâce au filetd’eau désinfectante qui, venant d’unréservoir destiné à alimenter toutl’établissement, l’arrosait de la têteaux pieds.

– Jadis, poursuivit le greffier avec

Page 74: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

complaisance et un certain orgueil,tous les cadavres étaient exposésdécouverts ; mais c’était là unspectacle pénible pour ceux quivenaient reconnaître un parent ou unami ; j’en fis l’observation au savantdocteur Devergie, et la Morgue luidoit cette importante amélioration.Les corps ayant ici chacun leurnuméro, nous n’avons à ouvrir, grâceà cette installation, que le coffre oùest renfermé celui qu’on nousdemande. Ils restent ici, après avoirété reconnus, jusqu’au moment del’inhumation, mais vous devez vousapercevoir qu’ils ne répandentaucune mauvaise odeur.

Page 75: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

C’était exact. Dans cette pièce il nefaisait que froid et humide. Cescaisses de zinc fermées, on aurait puse croire dans tout autre lieu, pourvutoutefois qu’on n’y aperçut pas,comme le fit William Dow, un enfantd’un jour ou deux qui, placé toutsimplement sur le contrefort du mur,attendait, poings fermés et membresrepliés, que la science dise s’il avaitété mis au monde vivant ou mort.

En quittant cette horrible exhibition,le greffier et le visiteur traversèrentle lavoir, puis le séchoir, endroits oùles vêtements des cadavres sontsoigneusement nettoyés etsuspendus jusqu’à ce qu’ils prennent

Page 76: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

place au vestiaire, et il atteignirentenfin le but de leur course : la salled’arrivée et de départ.

La porte à deux battants de cettepièce était grande ouverte, et ilpénétrait un joyeux rayon de soleilqui se jouait sur une bière sanscouvercle, où reposait de son derniersommeil un mort enfoui sous unecouche de sciure de bois.

Sur le seuil de cette porte, faisantface au dehors et à un appareilphotographique, un individu étaitcouché sur une civière dont la têteavait été élevée à l’aide de deuxlarges briques.

Page 77: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– C’est encore là une innovation, ditle greffier à l’étranger ; maintenant,lorsqu’un mort n’est pas reconnuaprès un certain laps de temps, onfait son portrait, afin de pouvoirl’inhumer sans trop attendre. Quandil s’agit de la victime d’un crime etque l’autopsie est ordonnée, onphotographie le malheureux, surl’ordre du parquet, avant de le livrerau chirurgien.

– Cela est fort ingénieux, réponditWilliam Dow, malgré le ton quelquepeu ironique avec lequel soninterlocuteur lui avait donné cesintéressantes explications.

– Peuh ! fit celui-ci, ça servira peut-

Page 78: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

être une fois sur mille.

Mais l’Américain, pressentant qu’ilallait trouver ce qu’il cherchait,s’approcha de la civière pourexaminer celui qui y était étendu.

C’était le vieillard du n° 13. Sonpantalon déchiré laissait apercevoiren partie l’horrible blessure qu’ilavait reçue au bas-ventre.

Ce que remarqua surtout WilliamDow, c’est que les traits de cetinfortuné avaient conservél’expression d’une indicibleépouvante.

Pendant ce temps-là, lesphotographes poursuivaient leur

Page 79: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

travail, plaçant et déplaçant lecadavre, le mettant dans le meilleurjour, afin d’obtenir des épreuvesaussi parfaites que possible.

– Eh bien ? demanda le greffier à sonvisiteur.

– C’est bien l’homme que jesupposais. A qui dois-je faire madéclaration ?

– A moi d’abord, monsieur ; ensuiteau commissaire de police qui a relevéle corps.

– C’est que je ne connais pas le nomde ce mort ; je sais seulement où ildemeurait, mais il est probable qu’ontrouvera dans la chambre qu’il

Page 80: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

occupait quelque papier de nature àmettre sur les traces de son identité.

– Vous n’avez alors qu’à donnerl’adresse de cette chambre aucommissaire de police du quartier del’Arsenal.

– Je vais me rendre chez lui. Il ne mereste, monsieur, qu’à vous remercierde votre obligeance.

Et soulevant son chapeau, WilliamDow salua le greffier.

– Ah ! pardon, monsieur, fit songuide en l’arrêtant du geste, il n’y aque les morts qui entrent et sortentpar là ; il nous faut passer par legreffe.

Page 81: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

L’Américain s’inclina en souriantcomme pour exprimer que cela luiétait absolument égal.

Il semblait d’ailleurs poursuivre uneidée nouvelle. Le greffierl’introduisit dans la salle qu’il fallaittraverser pour gagner son bureau.

C’était une pièce carrée dont lesmurailles disparaissaient derrièred’innombrables casiers remplis devêtements roulés, noués, étiquetés.On eût dit un dépôt du mont-de-piété.

– C’est ici le vestiaire, ditl’administrateur.

Et remarquant la grimace

Page 82: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

significative de l’étranger, il ajouta :

– Ah ! il n’y a pas de quois’endimancher à la Morgue. Ceseffets restent à la disposition desparents ou des héritiers pendant sixmois. Ce laps de temps écoulé, lavente de ce qui n’est pas réclamé estfaite au profit du domaine.

Sans s’inquiéter autrement dubénéfice que devait faire là ledomaine deux fois par an, WilliamDow hâta le pas. Il lui tardait d’êtredehors.

Cependant au moment de rentrerdans le bureau, il s’arrêtabrusquement en disant au greffier et

Page 83: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

en lui désignant le gardien :

– Puis-je donner un louis à ce pauvrediable ?

– Certainement, monsieur ; il n’ajamais eu pareille aubaine. Pourvuqu’il le remporte tout entier chez luice soir, car il n’est pas de servicecette nuit. Le malheureux a quatre oucinq enfants !

– Il demeure probablement dans levoisinage ?

– Du tout, fort loin au contraire. Parici les loyers sont trop chers ; il gîteau delà de la barrière d’Italie.

– Vous permettez alors ?

Page 84: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Le greffier, pour que sa présence negênât pas son employé, avait déjàouvert la porte de son cabinet.William Dow s’approcha rapidementdu gardien, et lui mettant vingtfrancs dans la main, il lui dit à demi-voix, mais de façon à en être biencompris :

– Il y en aura quatre fois autant pourvous si vous êtes ce soir, à neufheures, chez le marchand de vin quiest au coin de la rue Vandrezanne etde la route d’Italie. Surtout, pas unmot !

Stupéfait, l’homme ne répondit quedu regard. On lui promettait là cequ’il gagnait en deux mois de sa

Page 85: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

misérable existence.

Il n’était pas encore revenu de sasurprise que l’étranger avait disparudans le greffe.

q

Page 86: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 4

LESESPERANCES DEM. MESLIN

Page 87: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Deux minutes plus tard,après avoir remercié sonobligeant cicerone,William Dow sortait dela Morgue et remontaiten voiture, en ordonnant

à son cocher de le conduire aucommissariat de police du quartierde l’Arsenal.

Il ne lui fallut pas plus d’un quartd’heure pour franchir la distancequ’il avait à parcourir.

Le commissaire de police était dansson bureau.

A la nouvelle qu’un étranger désiraitle voir pour le renseigner sur

Page 88: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’inconnu assassiné rue Marlot, ils’empressa de le faire entrer.

– Monsieur, lui dit l’Américain,j’habite l’hôtel du Dauphin, en facede la maison où s’est commis uncrime la nuit dernière. Ce matin,ainsi que tous les autres voyageurs,j’ai été réveillé par le bruit de lafoule qu’avait attroupée cetévénement. Je suis alors descendudans la rue et aux détails quedonnaient les uns et les autres surl’âge et le costume de la victime, j’aieu le pressentiment qu’il s’agissaitde quelqu’un que je connaissais.Cependant, comme ce n’était làqu’une présomption, je suis allé à la

Page 89: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Morgue où le corps de ce malheureuxavait été transporté par votre ordre.Il n’était pas encore exposé, maisaprès avoir expliqué au greffier lebut de ma démarche, j’ai punéanmoins pénétrer dans la salle oùavait été porté cet inconnu, juste aumoment où on le photographiait.

M. Meslin écoutait l’Américain sansle quitter des yeux. Il ne s’expliquaitpas que, sur de simples racontars dela foule, cet homme qu’il avaitdevant lui eût aussi spontanémentsupposé tout ce qu’il venait de dire.

Son tempérament de policier aidant,il se demandait si c’était bienseulement le hasard et le désir de se

Page 90: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

rendre utile qui motivait la conduitede cet étranger.

William Dow comprit sans doute cequi se passait dans l’esprit ducommissaire de police, car, souriantde ce sourire fin et narquois quisemblait stéréotypé sur ses lèvres, ilajouta sans y être invité :

– Cet individu était bien l’individuque je croyais, un des locataires del’hôtel que j’ai rencontré vingt foisdepuis un mois, soit sur le pas de laporte, soit dans la salle à manger. Jepense même qu’il y occupait unechambre tout près de la mienne.

– Vous ignorez son nom ? demanda

Page 91: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

M. Meslin d’un ton un peu ironique.

– Oui, je ne l’ai jamais entenduprononcer.

– Et seriez-vous assez bon pour mefaire connaître le vôtre, car ilpourrait se faire que le juged’instruction désirât vousinterroger ?

– Je m’appelle William Dow et je suissujet américain.

– Je vous remercie, monsieur. Je dis :le juge d’instruction, parce que cetteaffaire n’est déjà plus entre mesmains. M. le procureur impérial vientde me faire savoir qu’elle seraitsuivie par un des magistrats du

Page 92: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

parquet.

M. Meslin avait prononcé ces motsavec une certaine amertume, quiexprimait assez, pour un hommeaussi observateur que le semblaitl’étranger, combien le commissairede police était froissé dans sonamour-propre de se voir enlever uneinstruction qui lui aurait permis dedéployer toute sa sagacité.

William Dow n’eut pas l’air d’avoirdeviné ce sentiment et reprit :

– Je serai à la disposition du parquetcomme je suis à la vôtre ; si vouspensez que je vous ai rendu le plusléger service, je vais vous prier de

Page 93: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

m’en rendre un autre.

– Lequel, monsieur ?

– Je serais curieux de visiter cettemaison.

– Celle où le crime a été commis ?

– Oui.

M. Meslin ne put dissimulerl’étonnement que lui causait ce désirde l’Américain, mais il s’empressacependant de lui répondre :

– Rien ne s’y oppose, et comme il estde mon devoir de mettre à profit lerenseignement que vous venez de medonner, en me transportantimmédiatement à l’hôtel du Dauphin

Page 94: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pour y faire une perquisition dansl’appartement de ce voyageur, nousallons, si vous le voulez bien, nous yrendre ensemble. Nous irons ensuitevoir la maison. Permettez-moid’abord d’écrire quelques mots. Unordre de service pour le cas où ilarriverait quelque chose de nouveaupendant mon absence.

– Je vous en prie, monsieur.

Et s’appuyant sur un siège que lecommissaire de police lui avait offertdu geste, William Dow se mit àexaminer d’un œil distrait les troisou quatre mauvaises gravures dontétait orné le bureau de M. Meslin.

Page 95: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Pendant ce temps-là, celui-ci traçaitrapidement les lignes suivantes :

« Envoyez immédiatement un de vosplus adroits agents rue Marlot, etqu’il ne quitte pas plus que sonombre l’homme qu’il verra sortiravec moi du n° 13. C’est un individuqui dit se nommer William Dow etdemeure à l’hôtel du Dauphin, dansladite rue. »

Puis il glissa ce billet sous uneenveloppe avec cette suscription :

« A monsieur Claude, chef de lasûreté. »

Cela fait, il remit le pli à un de seshommes, avec ordre de le porter de

Page 96: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

suite à son adresse, annonça à sonsecrétaire qu’il eût à le suivre et, lesourire sur les lèvres, se tourna versson visiteur en disant :

– Je suis à votre disposition.

– C’est moi qui suis à la vôtre,monsieur, répondit William Dow ; sivous voulez profiter de ma voiture, jeserai heureux de vous y offrir uneplace.

– Vous permettrez alors à monsecrétaire de se mettre sur le siège,car je l’emmène.

– Parfaitement, monsieur.

Ils sortirent du bureau et, après

Page 97: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

avoir forcé M. Meslin à monter lepremier dans la voiture, pendant queson secrétaire sautait auprès ducocher, l’Américain dit où il fallait leconduire.

Quelques minutes après, sans queceux qu’il contenait eussent échangéune parole, le fiacre s’arrêtait devantl’hôtel du Dauphin.

Tout naturellement on s’occupaitencore dans l’établissement del’événement de la nuit ; aussil’arrivée d’un des locataires encompagnie du commissaire de policeredoubla-t-elle l’émotion des gensqui bavardaient dans la loge duconcierge.

Page 98: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Prévenu par un de ses garçons, lemaître de la maison s’empressa dedescendre dans le petit salon oùWilliam Dow avait fait entrerM. Meslin.

– Monsieur, lui dit ce dernier, je suisle commissaire de police de votrequartier et je viens faire uneperquisition dans la chambre de l’unde vos voyageurs.

Le maître d’hôtel se tourna versl’Américain ; mais celui-ci,comprenant son erreur, se hâta de ledétromper en lui disant :

– Non, pas chez moi, monsieur !

L’hôtelier, qui gardait toujours

Page 99: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

rancune à son mystérieux client de saréserve, s’était imaginé qu’ils’agissait de lui et s’applaudissaitdéjà de sa perspicacité.

– Non, monsieur, confirmaM. Meslin ; la chambre que je vousprie de m’ouvrir est celle de celui devos locataires dont vous avez dûconstater l’absence la nuit dernière.

– M. Desrochers ? C’est vrai, il n’estpas rentré ; mais comme cela lui estarrivé plusieurs fois depuis qu’il estdescendu chez moi, je ne m’en suispas inquiété.

– Eh bien ! M. Desrochers, puisquec’est le nom de ce voyageur, est

Page 100: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’homme qui a été assassiné cettenuit en face de votre hôtel, à numéro13 de la rue.

– Est-ce possible !

– Monsieur, qui le connaissait devue, l’a retrouvé tout à l’heure à laMorgue, où j’ai dû l’envoyer puisquej’ignorais son nom et son domicile.

– Montons alors chez ce malheureux,monsieur de commissaire ; il habitaitle numéro 7.

Et ne faisant qu’un bond jusqu’à laloge, il y prit la clef de cettechambre ; puis il conduisit M. Meslinau premier, et ayant ouvert la portede son voyageur disparu, il s’effaça

Page 101: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pour laisser passer le magistrat ainsique son secrétaire.

Quant à lui, il se tenaitrespectueusement sur le seuil del’appartement.

– Entrez, monsieur, lui dit lecommissaire de police ; je dois fairecette perquisition devant vous.

Le maître d’hôtel obéit.

William Dow était resté au rez-de-chaussée, soit par indifférence, soitparce qu’il n’avait pas besoin depénétrer chez M. Desrochers pourapprendre ce que M. Meslin allait ydécouvrir ; mais ce dernier, quitenait à ne pas perdre de vue

Page 102: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’étranger, l’appela. Celui-cis’empressa de le rejoindre.

Cette chambre, qui portait le numéro7, n’avait aucune physionomieparticulière. Tout y était en ordre,sauf le lit, sur lequel le locataireavait dû s’étendre tout habillé, car ilconservait la trace de la pressiond’un corps et n’était pas ouvert.

Sur la table, il y avait quelquesjournaux, entre autres le Soir de laveille et l’Indicateur des chemins defer.

William Dow les examinaattentivement tandis que lecommissaire de police les regarda à

Page 103: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

peine. Ce dernier passa à l’inspectionde la commode qui était ouverte.

Dans ce meuble, il n’y avait que dulinge et des vêtements mais aucunpapier.

– Comment s’appelle, dite-vous, lapersonne qui occupait cettechambre ? demanda M. Meslin àl’hôtelier.

– Desrochers, répondit le maître dela maison.

– Il est probable que ce n’est pas sonnom ; son linge est marqué L. R.

– C’est le nom sous lequel il s’estinscrit.

Page 104: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Vous ne lui avez pas demandé sonpasseport, une lettre, un documentquelconque qui pût vous prouver queson c’était bien là son nom ?

– Non, monsieur, ce n’est pasl’habitude.

– C’est un tort, car cette obligationest inscrite en toutes lettres dansvotre règlement.

– Et ce meuble ? poursuivitM. Meslin en s’approchant d’unsecrétaire. Il est fermé.

– On peut l’ouvrir, monsieur,hasarda timidement le patron del’hôtel du Dauphin.

Page 105: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Vous avez un serrurier dans larue ?

– Oh ! ce n’est pas nécessaire.

– Comment cela ?

– Tous ces meubles étant à peu prèsles mêmes, il doit bien y avoir sur lesecrétaire d’une autre chambre uneclef qui ouvrira celui-ci.

– Diable ! cher monsieur Tourillon ;n’est-ce pas ainsi que vous vousappelez ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! vous pouvez vous vanterde gérer un établissement où lespapiers de vos voyageurs sont en

Page 106: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sûreté.

L’hôtelier comprit que, pour avoirfait du zèle, il avait dit une sottise. Ilessaya de la réparer en ajoutant :

– Cependant, je n’affirme pas…

– C’est bon ! interrompit M. Meslin ;allez me chercher une clef, et surtoutqu’elle ouvre ce secrétaire. Nerevenez pas en me jurant que vousn’en avez pas trouvé, je n’en croiraisrien.

Le malheureux Tourillon sortit forthumilié d’être traité de cette façondevant un de ses locataires ; maisdeux minutes plus tard, il apportaitl’objet demandé.

Page 107: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Pendant sa courte absence, lecommissaire de police avait constatéque les fenêtres étaient closes, qu’iln’avait pas été fait de feu dans lacheminée, qu’on n’y avait brûléaucun papier et que la porte decommunication entre cette chambreet la chambre voisine n’avait pas étéouverte depuis fort longtemps.

La clef d’un autre secrétaire ouvritcelle du n° 7, comme si elle eût étéfaite tout exprès pour sa serrure, etM. Meslin poussa bientôt un soupirde satisfaction.

Dans un grand portefeuille, placédans un des tiroirs du meuble, ilavait découvert une douzaine de

Page 108: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lettres.

Bien qu’aucune d’elles ne fût plusdans son enveloppe, elles avaientbien été adressées à M. Desrochers,puisqu’elles portaient des datesrécentes et qu’il les avait reçues,M. Tourillon s’en souvenait ; mais lecommissaire de police n’avait eubesoin que de les parcourir pour êtrecertain que ce nom de Desrochersn’était pas celui de l’inconnu.Quelques-unes commençaient par cesmots : « Mon cher Rumigny. »

Ses correspondants, – il y en avaitdeux, – lui conseillaient de rentrerchez lui, d’abandonner un projetinsensé, d’oublier celle qui l’avait

Page 109: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

quitté, de rester calme, de ne pasrisquer un éclat dangereux etdéshonorant.

Seulement, par fatalité, aucune deces épîtres ne portait en tête le nomde la ville où elles avaient été écrites.Il allait être nécessaire de faire desrecherches dans la France entièrepour découvrir le lieu d’où unRumigny avait disparu.

Mais comme c’était là l’affaire dujuge d’instruction et non la sienne,M. Meslin ne s’inquiéta pasdavantage de ces difficultés dontl’avait affranchi le peu de confiancedu procureur impérial en sonadresse. Il réunit les lettres en un

Page 110: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

paquet et, après avoir ordonné à sonsecrétaire d’attendre le juge de paix,qu’il avait fait prévenir afin qu’il mîtles scellés sur les meubles et lesportes du numéro 7, il se rapprochade William Dow en lui disant qu’ilétait prêt à tenir sa promesse, c’est-à-dire à lui faire visiter le théâtre ducrime.

Peut-être s’attendait-il à quelquesquestions de la part de l’Américain,il n’en fut rien.

William Dow se contenta des’incliner poliment ; et ilsdescendirent, puis sortirent tousdeux, aux saluts obséquieux dupauvre Tourillon, qui paraissait

Page 111: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

consterné.

Ce fut le brave Bernier qui vintouvrir au coup de sonnette deM. Meslin ; mais, en entrebâillant saporte, de façon à la fermerbrusquement au nez du visiteur, sic’était un indiscret.

En reconnaissant le commissaire depolice, il s’excusa de sa défiance etlui livra passage ainsi qu’à soncompagnon.

M. Meslin expliqua au concierge cequ’il désirait, et, faisant signe àl’étranger de le suivre, il le conduisitimmédiatement au second étage de lamaison.

Page 112: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Là, il lui expliqua, sans omettreaucun détail, dans quelle situation ilavait trouvé l’inconnu. Ils montèrentensuite au troisième, où il lui fitremarquer l’empreinte sanglanteplaquée sur la muraille. Ilspoussèrent même jusqu’à la chambrede M. Tissot, où rien n’avait étédérangé.

La chaise était toujours de biaiscontre la table, sur laquelle lespapiers de l’employé des postesétaient épars.

– Vous pensez que l’assassin et savictime sont entrés dans cetappartement ? demanda WilliamDow au commissaire de police.

Page 113: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Je n’en crois rien, au contraire,répondit M. Meslin ; mais pour enavoir la certitude, j’attends le retourde M. Tissot. Lui seul pourra me dires’il a laissé sa chambre dans l’étatoù nous l’avons trouvée et s’il avaitfermé sa porte avant de partir.

– Ah ! sa porte était ouverte ?

– Oui. Or, il paraît que d’ordinaire illa ferme mais en laissant la clef sousson paillasson.

– Je comprends que lui seul, en effet,pourra vous renseigner. Tiens ! il nemanque pas d’un certain talent, cetemployé. Voici des croquis qui nesont pas mal du tout.

Page 114: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

L’Américain, en disant ces mots,désignait à M. Meslin des dessins àla plume dont étaient couvertesquelques feuilles de papier ; puis, ense penchant davantage, comme pourles mieux examiner, il aperçut sur latable cinq ou six longs cheveuxgrisonnants et ajouta :

– C’est un jeune homme qui habitecet appartement ?

– Probablement, répondit M. Meslin,puisqu’il fait un service d’ambulant.

Pensant qu’il avait montré àl’étranger tout ce que celui-cidésirait voir, et supposant aussi qu’ilétait resté dans cette maison assez

Page 115: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

longtemps pour que son secrétaireau pu suivre ses instructions, lecommissaire se dirigea du côté de lasortie.

L’Américain le suivit et enfranchissant le seuil de la chambre, ilremarqua le long du chambranleextérieur de la porte, à hauteurd’homme, un long clou auquel étaitattaché un imperceptible morceaud’une étoffe marron.

C’était à ce clou sans doute que leprédécesseur de M. Tissot et peut-être M. Tissot lui-mêmesuspendaient la clef del’appartement.

Page 116: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Comme M. Meslin marchait lepremier, William Dow put s’emparerde ce débris de drap sans être vu, etil rejoignit son guide avant qu’il eûtatteint le troisième étage.

– Eh bien ! rien de nouveau, Bernier ?demanda-t-il M. Meslin au concierge,qui l’attendait au rez-de-chaussée.

– Non, monsieur le commissaire.Toujours des masses de curieux quiassiègent la maison, voilà tout !

– Ne laissez entrer aucun étranger, etsurtout envoyez-moi M. Tissot dèsqu’il sera de retour.

– Je n’y manquerai pas, monsieur lecommissaire.

Page 117: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

En disant ces mots, Bernier avaitouvert la porte de la rue.

M. Meslin y jeta un coup d’œil et ilreconnut sans doute ce qu’ilcherchait, dans la personne d’unouvrier qui se reposait sur une borneau coin de la rue, car saphysionomie, soucieuse depuisquelques instants, changea tout àcoup, et ce fut d’un ton du plusgracieux qu’il prit congé del’Américain, en le priant de ne pasmanquer de se rendre chez le juged’instruction si celui-ci le faisaitappeler.

William Dow le lui promit et, aprèsun dernier échange de politesses, ils

Page 118: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

se séparèrent, M. Meslin pourreprendre le chemin de son bureau,l’étranger pour franchir le seuil del’hôtel, d’où il ne fit qu’un sautjusqu’à la fenêtre de sa chambredont les persiennes étaiententrouvertes.

Il avait mis une telle diligence à serendre chez lui que, de cetobservatoire il put surprendre, entrele commissaire de police et l’ouvrier,un de ces mouvements involontairesqui trahissent toujours ceux qui,même sans s’arrêter, échangentquelques mots en se croisant.

– Ah ! vous me faites surveiller,murmura William Dow, je m’en

Page 119: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

doutais un peu ; maintenant j’en suiscertain. Ah ! c’est ainsi que vous meremerciez du service que je vous airendu, M. le commissaire de police !Eh bien ! à nous deux ! Vos soupçonscoûteront cher.

q

Page 120: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 5

UN MARCHELUGUBRE

Page 121: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Pendant ce temps-là,jaloux de se montrer dignede la confiance de son chefet désireux de gagner unnouveau chevron, l’agentde la sûreté guettait

l’Américain.

Cet espion était un petit hommemaigre, sec, bien jambé, rusé, hardi,tout à fait construit au moral et auphysique pour le métier qu’il faisait,métier dangereux.

Picot, c’était ainsi qu’on le nommait,avait échappé jusqu’alors à toutguet-apens.

Il s’était posté à trente pas de l’hôtel,

Page 122: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

à l’angle de la rue, non pas immobile,mais allant et venant.

Il était là depuis déjà plus d’uneheure, lorsque William Dow, quisavait à quoi s’en tenir, sortit et sedirigea vers les boulevards où il sepromena longtemps, en flânantcomme un étranger qui n’a rien demieux à faire.

A sept heures, Picot le vit entrer chezBrébant, prendre place à une destables du rez-de-chaussée etcommander son dîner avec tout lesoin qu’apporte à cette affaireimportante l’homme doué d’un bonestomac.

Page 123: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Jugeant logiquement que celui qu’ilétait chargé de surveiller en avait làpour quelque temps avant de bouger,l’agent s’en fut prendre rapidementson repas rue Montmartre. Lorsqu’ilrejoignit son poste, vingt minutesaprès, William Dow, en effet, en étaità peine au rôti.

Fort patient, maître Picot acheta unjournal et s’installant auprès dukiosque, se mit à lire d’un œilpendant qu’il guettait de l’autre.

Cela dura ainsi près d’une grandeheure, et le policier avait fin salecture depuis longtemps, lorsquel’Américain se décida enfin àdemander son addition.

Page 124: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Quand il l’eut reçue, il l’examina,paya, puis tout à coup, sortitprécipitamment du restaurant poursauter dans une voiture en donnantau cocher son adresse.

Picot avait des ordres et carteblanche ; il bondit dans un autrefiacre, et après avoir ordonné à sonautomédon de suivre son collègue àquelques pas de distance, il se fitcette réflexion, qui prouvait de sapart un certain talent d’observation :

– Si mon individu devait rentrer toutbonnement chez lui pour se coucher,il ne se presserait pas. Ou il varejoindre quelqu’un, ou il ressortira.

Page 125: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Au bout de cinq minutes, en effet,William Dow remontait en voiture.

Picot courut à la sienne et les deuxfiacres, l’un suivant l’autre àdistance, gagnèrent le pontd’Austerlitz, pour monter au pas leboulevard de l’Hôpital.

– Parfait ! pensa Picot, nous allonsdécidément en expédition. Allons,M. Meslin sera content !

Les deux voitures arrivèrent ainsi àla barrière d’Italie, qu’ellesfranchirent, et les chevaux enfilèrentau trot la grande rue : puis, juste aumoment où l’agent de la sûreté sedemandait si cette interminable

Page 126: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

course allait avoir un terme, soncocher, qui avait ses instructions,s’arrêta.

Le fiacre de l’Américain venait defaire halte.

Picot sauta à terre et crut d’abordqu’il avait suivi une fausse piste :l’individu qui venait de descendre dela voiture filée ne ressemblait plus,de tournure du moins, à celui qu’ilavait vu monter rue Marlot.

Il portait un chapeau mou et un épaisveston d’ouvrier.

Assez inquiet, l’agent se hâta dedépasser l’étranger, pour se planterdevant un bec de gaz, en feignant de

Page 127: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

rallumer sa pipe.

William Dow, qui semblait ne sedéfier de personne, avançaitlentement.

Picot le reconnut de suite, bien quesa coiffure lui tombât sur les yeux.

– Très bien ! murmura l’espion, quiaimait à se donner des explications,très bien ! nous avons fait ce petitchangement dans le fiacre. Nousavions ce chapeau mou dans unepoche et un grand paletot par-dessusl’autre. Nous ne voulions pas que lesgens de l’hôtel nous vissent déguisé.

Tout en faisant ces réflexions, Picotsuivait son homme, qu’il vit

Page 128: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

disparaître brusquement dansl’arrière-boutique d’un marchand devin, au coin de la rue Vandrezanne.

Cette arrière-boutique était unepetite salle meublée d’une demi-douzaine de tables autour desquellesvenaient prendre place, à l’heure desrepas, les ouvriers du quartier.

Le soir, elle était presque toujoursinoccupée, surtout après neufheures, ses habitués ordinaires étantgens qui, se levant de grand matin, neveillaient pas.

Les deux fenêtres qui l’éclairaientouvraient sur la rue Vandrezanne.

En collant ses yeux à l’une d’elles,

Page 129: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Picot aperçut l’Américain quis’approchait d’un individu dont il nepouvait voir le visage, car il luitournait le dos.

L’agent aurait bien voulu entendre laconversation de ces deux hommes,mais il eût fallu pour cela qu’il entrâtdans le cabaret. Or, il n’y pouvaitsonger, d’abord parce que c’eût étéfournir à celui qu’il filait l’occasionde le dévisager et par conséquent dele reconnaître un jour ou l’autre !

L’émissaire de M. Meslin se résignadonc à attendre, quitte à agir selonles circonstances, lorsque les deuxpersonnages qui l’intéressaient sesépareraient.

Page 130: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Il se contentait de ne perdre aucun deleurs mouvements, ce qui lui étaitfacile sans courir le risque d’êtredécouvert, car la rue était sombre, etWilliam Dow, après s’être fait servirune bouteille de vin et deux verres,s’était assis, lui aussi, le dos à lafenêtre, à la même table et tout prèsde celui qui semblait l’attendre.

C’est alors que Picot vit l’Américaindonner à l’inconnu, qui les glissarapidement dans sa poche, plusieurspièces de monnaie.

Cet argent était-il des arrhes d’unmarché ou le payement d’un service ?

Pour le savoir, laissons l’agent de la

Page 131: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sûreté à son poste et pénétrons dansle cabaret.

C’était bien le gardien de la Morgueque William Dow avait retrouvé là,fidèle à son rendez-vous. Toutd’abord, après s’être assis auprès delui, il lui avait donné les quatre louispromis, en lui disant :

– Voici pour votre exactitude ;maintenant, causons.

L’homme, tout ému de cette bonnefortune, sur laquelle il comptait àpeine, fit signe qu’il écoutait.

– Combien gagnez-vous par mois ?

– Quatre-vingt francs, monsieur.

Page 132: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Voulez-vous recevoir d’un seulcoup plus d’une année de vos gages ?

– Que faudra-t-il faire ? dit-il enpâlissant.

– Donnez-moi d’abord quelquesexplications. La nuit, lorsque vousveillez, êtes-vous seul à la Morgue ?

– Tout seul, monsieur.

– S’il arrive un corps lorsque legreffe est fermé ?

– C’est moi qui en donne un reçu auxporteurs.

– Demain, on doit faire l’autopsie duvieillard qu’on a apporté ce matin ?

– Demain à dix heures. M. le greffier

Page 133: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

m’a prévenu que je devais être là.

– Oui, je sais, le médecin légiste nedoit être assisté que de vous et devotre compagnon. Que fait-on ducadavre après l’autopsie ?

– On le laisse généralement sur latable toute la journée, pour le cas oùM. le docteur aurait besoin del’examiner de nouveau, et le soir, onle met dans un des couvre-corpsjusqu’au permis d’inhumer.

– A quelle heure prenez-vous votreservice demain ?

– A huit heures.

– C’est vous alors qui transporterez

Page 134: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

le cadavre de la table à la salle descouvre-corps ?

– Oui, monsieur, à moins queLouis… c’est mon camarade ; moi, jem’appelle Gabriel… à moins queLouis n’en ait reçu l’ordre de M. legreffier avant mon arrivée.

A ce prénom doux et poétique queportait cet homme qui gardait lesvictimes du suicide ou del’assassinat, William Dow, malgrétoute sa volonté, n’avait pu réprimerun mouvement de surprise ; ce fut unéclair.

– Eh bien ! Gabriel, repritl’Américain, si demain soir, en

Page 135: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

arrivant à la Morgue, vous ne trouvezplus le cadavre sur la table il faudraaller le chercher ; si vous l’y trouvez,au contraire, il faudra l’y laisser.

– Pourquoi donc ?

– Parce que je veux l’examiner, moiaussi.

– Vous !

– Moi-même ! Si vous m’ouvrez laporte de la Morgue la nuit prochaine,je vous donnerai 500 francs, et 500autres en sortant, une demi-heureaprès.

Le gardien fixait l’étranger avecépouvante ; il s’en était

Page 136: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

involontairement éloigné.

– Diable ! ils ne paraissent pass’entendre, se dit Picot qui avaitsurpris ce mouvement.

William Dow se rapprocha deGabriel.

– Vous croyez peut-être que je suisun peu fou, poursuivit-il ; non, je nesuis ni un fou ni un criminel ; je suismédecin, et la blessure qu’a reçue cevieillard me semble si curieuse que jedésire l’étudier de près. Voilà tout !Or, le docteur chargé de l’autopsie nepeut m’autoriser à y assister, etcomme votre greffier ne me laisserapas voir le cadavre après l’opération,

Page 137: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

je vous le demande à vous.

L’Américain avait dit tout cela d’unton si calme, si simple que Gabriels’était senti tout à coup rassuré.

Cependant, il hésitait encore.

– Voyons, reprit l’étranger, qu’avez-vous à craindre ? La nuit, vous êtesseul ; vous avez les clefs des portesdu passage de service, puisque c’estpar là qu’entrent les corps. Qui nousverra ? Personne ! La fenêtre de lasalle d’autopsie donne sur le derrièrede la Morgue. Une petite lampe etvingt ou vingt-cinq minutes mesuffiront.

– A quelle heure viendrez-vous ?

Page 138: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

murmura le gardien.

– Vers une heure. A ce moment, lequartier est tout à fait désert. Aprèsm’être assuré qu’il n’y a personneaux environs, je m’approcherai de laporte qui est à gauche sur le quai,vous la tiendrez ouverte en dedans, jegratterai contre le panneau pour quevous soyez bien sûr que c’est moi etnon quelque passant attardé ; je vousdonnerai les cinq cents francspromis, j’entrerai et vous fermerezderrière moi. Une demi-heure aprèsje m’en irai par le même chemin, envous remettant les autres cinq centsfrancs.

– Vous serez seul ?

Page 139: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Absolument seul.

– Vous ne le direz à personne ?

– A personne ; je suis étranger et jepars dans quelques jours.

– Eh bien, soit, monsieur, je feraicomme vous le voulez.

– Alors, à demain, dans la nuit, à uneheure.

– A demain, à une heure !

– Ah ! est-ce que les vêtements de lavictime restent dans la salled’autopsie ?

– Oui, monsieur, jusqu’à ce que M. legreffier les envoie au parquet pourservir de pièces de conviction.

Page 140: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Fort bien ! Maintenant, autrechose.

– Quoi donc encore ?

– Savez-vous courir ?

A cette question bien inattendue, legardien de la Morgue sentit renaîtretoutes ses craintes à l’égard de l’étatd’esprit de son interlocuteur.

– Vous allez me comprendre, lui dit-il. On me guette, pour des raisons quine vous intéressent pas, et tout àl’heure, en sortant, je ne serais passurpris de rencontrer sur le pas de laporte de ce cabaret un individucurieux de savoir qui vous êtes. On

Page 141: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ne vous connaît pas dans cetétablissement ?

– Non, monsieur, je n’y suis jamaisvenu et j’habite assez loin d’ici.

– Eh bien ! je désire déjouer le plande la personne qui veut savoir ce quine me convient pas qu’elle sache.Pour cela, voici ce que nous allonsfaire. En sortant, vous me direz assezhaut pour être entendu de l’hommequi sera là : « A demain, monsieur, àl’arrivée du train de minuit dix àVersailles. » Vous me comprenezbien ?

– Oui : « à demain, à l’arrivée dutrain de minuit dix à Versailles. »

Page 142: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Puis, vous vous sauverez de toutela vitesse de vos jambes, du côté quevous voudrez. Voilà pourquoi je vousdemande si vous courez bien.

– Oh ! je défie qui que ce soit dem’attraper à la course.

– Alors c’est parfait ; voici vingtfrancs pour votre course. Ainsi, c’estbien entendu : demain dans la nuit, àune heure, à la porte de gauche de laMorgue ; et là-bas, sur le pas ducabaret : « A demain, à l’arrivée dutrain de minuit dix à Versailles ; »puis filez !

– J’ai bien compris.

Après avoir payé la bouteille de vin

Page 143: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

dont Gabriel avait vidé le dernierverre, en empochant la nouvellegratification de son inconnu, WilliamDow s’était levé pour se diriger versle seuil de l’établissement.

Picot, qui, toujours à son poste,suivait les moindres mouvements del’Américain, se glissa le long de lamuraille afin d’arriver en mêmetemps qu’eux sur le pas de la portedu marchand de vin.

Les choses se passèrent comme ledésirait l’étranger. Le gardien lui ditles mots convenus, et, s’élançantavec la rapidité d’un cerf de l’autrecôté de la chaussée, il disparutcomme une ombre dans une des rues

Page 144: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

adjacentes.

William Dow surprit le mouvementde stupeur de l’agent de la sûreté, quine s’attendait pas à une séparationaussi brusque de ses deuxpersonnages, mais n’ayant pas mêmel’air de le voir, il rejoignit sa voiture.

Un moment interdit, car il avaitformé le projet qu’avait bien prévul’Américain, de suivre l’ouvrier poursavoir où il demeurait et qui il était,Picot se dit qu’après tout, ce n’étaitque partie remise puisqu’il devait leretrouver à Versailles, et il courut àson fiacre, pour s’assurer au moinsque le voyageur rentrait chez lui.

Page 145: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Quant à William Dow, une fois envoiture, il ne put s’empêcher demurmurer avec son sourire ironique :

– Voilà un pauvre diable qui nousattendra demain soir dans la gare deVersailles à minuit dix minutes, et,comme il n’y a plus de train de retourà cette heure-là, il passera la nuit là-bas. Pendant ce temps-là, je serai,moi, où je veux être !

Vingt-cinq minutes après, l’étrangerrentrait chez lui et Picot lui envoyaitde loin un bonsoir moqueur, ens’applaudissant du résultat de sasoirée.

Le lendemain, en effet, lorsque

Page 146: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’agent de la sûreté alla raconter sonexpédition à M. Meslin, il en reçut lesplus grands éloges et quarantefrancs, dont le commissaire de policele gratifia en lui disant :

– C’est fort bien, Picot, tu es habile ;nous voilà sur une piste intéressantequ’il s’agit de ne pas perdre. Inutilede surveiller notre homme pendant lajournée, il pourrait se défier dequelque chose, mais sois ce soir àVersailles à l’arrivée du train. Prendsun camarade avec toi, si tu veux.

– Inutile, monsieur Meslin, je feraimon affaire tout seul, si vous lepermettez, répondit orgueilleusementl’agent. Les camarades, ça prend le

Page 147: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

quart de la peine et la moitié desprofits !

Et sur le geste de M. Meslin qui lelaissait maître d’agir à sa guise,Picot s’en fut, saluant d’une main etserrant gaiement de l’autre ses deuxpièces d’or.

q

Page 148: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 6

LES PREMIERSPAS DEL’INSTRUCTION

Page 149: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Le lendemain des scènesque nous venons dedécrire, c’est-à-dire le 5mars, M. Tissot apprit, enrentrant de son service, ledrame dont le paisible

domaine des époux Bernier avait étéle théâtre.

Il s’empressa de monter chez lui encompagnie du concierge, et, aupremier coup d’œil jeté dans sonappartement, il s’écria :

– Mais on est entré chez moi !D’abord ma porte était fermée, jel’affirme ; j’en avais mis la clef sousle paillasson. De plus, voilà unechaise qui n’est pas comme je l’avais

Page 150: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

placée et mes papiers sont dérangés.

Après avoir remis un peu d’ordre sursa table, il ajouta avec terreur :

– On m’a pris mon couteau !

– Votre couteau ? demanda Bernierstupéfait.

– Oui, mon couteau catalan quej’avais posé sur mes dessins pour lesmaintenir. Un grand couteau àmanche de corne !

– Ah ! mon Dieu, c’est une arme de cegenre-là que le docteur a retiré ducorps. Tout s’explique, l’assassins’était caché chez vous !

Le concierge et le locataire étaient

Page 151: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

également épouvantés.

Le pauvre Tissot se voyait déjàpoursuivi, arrêté, condamné.Bernier, tout ancien soldat qu’il fût,n’était guère plus rassuré.

Car il n’y avait plus de doutepossible, quelqu’un s’était servi dusignal convenu entre l’employé despostes et ses concierges pour se faireouvrir la porte de la rue ; cet inconnus’était caché dans la maison, etc’était même dans l’appartement del’un des locataires qu’il s’était armépour commettre son crime.

Mais cet inconnu, ce vieillard,comment s’était-il introduit dans la

Page 152: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

maison ? A quelle heure, par quelmoyen, dans quel but ?

– Vous n’avez au moins jamais dit àpersonne comment vous nouspréveniez de votre retour pendant lanuit ? demanda tout à coup leconcierge à son locataire.

– A personne, monsieur Bernier, àpersonne ! répondit en tremblantM. Tissot.

– Et vous ne vous êtes jamais aperçuque vous étiez suivi ou guetté ?

– Jamais !

– Alors je n’y comprends rien.

Et, pour en finir, le concierge ajouta :

Page 153: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Il faut courir bien vite faire votredéclaration chez le commissaire depolice.

Le secrétaire le prit pour un fou,mais lorsqu’il eut expliqué le but desa visite, on l’introduisit aussitôtauprès de M. Meslin, à qui il raconta,tant bien que mal, ce qu’il avait àdire.

– Je vous suis reconnaissant de votreempressement à venir éclairer lajustice, lui dit celui-ci, après l’avoirattentivement écouté, mais je ne suisplus chargé de suivre cette affaire ;c’est au juge d’instruction commis àcet effet par M. le procureur impérialque vous aurez à donner toutes ces

Page 154: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

explications. Il est probable que vousserez bientôt invité à vous rendre àson cabinet.

Le parquet de Paris avait, en effet,confié l’instruction du crime de larue Marlot à l’un de ses magistrats,M. de Fourmel. C’était un hommed’une trentaine d’années, arrivé deprovince depuis quelques moisseulement, fort intelligent, distingué,intègre, mais plus ambitieux et plusorgueilleux encore.

Après avoir pris connaissance del’affaire, il lui avait semblé qu’ellelui offrait ce qu’il attendait avecimpatience ; l’occasion de déployertout son zèle, toute sa sagacité, et il

Page 155: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

en avait pris l’entière direction, sansmême laisser à M. Meslin cette partde collaboration que les jugesd’instruction acceptent trèsvolontiers d’ordinaire descommissaires de police.

M. de Fourmel était un magistrat secet cassant, n’acceptant ni conseils niobservations, d’autant plus jaloux deson autorité qu’il n’en jouissait quedepuis peu. C’était un de cespessimistes qui ne voient partout quedes coupables.

Il suffisait d’entrer dans son cabinet,à quelque titre que ce fût, pour qu’ilvous crût sa chose, son jouet. Fortbien élevé et d’une grande

Page 156: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

distinction, il devenait souventpresque grossier, grâce à la façondont il dévisageait et interrogeait lesgens les plus inoffensifs, etM. Meslin, qui le connaissait pours’être trouvé en rapport avec lui,s’était promis de ne le revoir que s’ily était absolument obligé.

On comprend alors que, grâce à cesdispositions d’esprit, le commissairede police du quartier de l’Arsenal secomplût dans ce rêve de suivreofficieusement, pour son compteparticulier, la bonne piste, pendantque M. de Fourmel chercherait, deson côté, le mystérieux assassin de larue Marlot.

Page 157: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

M. de Fourmel paraissait d’ailleursne pas vouloir perdre un instant, car,à peine en possession du dossiercommencé par M. Meslin et durapport de la préfecture de police, ildonna l’ordre à son greffier de citertous les locataires du n° 13 de la rueMarlot, les concierges de la maison,le maître de l’hôtel du Dauphin, sesemployés et William Dow.

Le parquet l’avait prévenu que ledocteur Ravinel était chargé de fairel’autopsie de la victime et que lerapport du célèbre praticien luiparviendrait sans retard.

De plus, on lui avait fait remettredeux excellentes épreuves de la

Page 158: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

photographie du vieillard, et, bienqu’il regrettât vivement de ne pasavoir eu l’initiative de ces deuxopérations, il s’en consolait ensongeant que l’affaire était assezgrave pour lui fournir mille autresoccasions de prouver son habileté.

q

Page 159: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 7

COMMENTWILLIAM DOWEMPLOYAIT APARIS LE TEMPSQUE MAITRE

Page 160: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

D

PICOT PERDAITA VERSAILLES

ans la certitude où ilétait de retrouverWilliam Dow le soir àVersailles, à la gared’arrivée, maître Picotavait cru pouvoir ne pas

le surveiller pendant la journée.

Toutefois, comme ces avares qui

Page 161: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

aiment à jeter de temps en temps uncoup d’œil sur leur trésor pours’assurer qu’il est toujours bien à saplace, comme ces gourmets quiinspectent volontiers d’avance latable où ils ne tarderont pas às’asseoir, comme l’amant dont lebonheur est proche et qui se plaît àprendre, du regard, la possession dela femme aimée, de même l’agentvoulut revoir celui qu’il considéraitdéjà comme sa proie. Dans ce but,vers sept heures, il s’en vint jeter uncoup d’œil au rez-de-chaussée deBrébant.

Ainsi que la veille, l’Américain étaitlà, savourant un excellent dîner et

Page 162: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lisant les journaux.

– Parfait ! murmura Picot, c’est unhomme exact, d’habitudesrégulières ; ce soir il arrivera àVersailles par le train convenu.

Et l’espion s’en fut enchanté des’être donné cette nouvelle assuranceque son plan ne pouvait échouer.

Afin de ne pas se tromper de gare, ilavait consulté un Indicateur. Or,aucune erreur n’était possible : letrain qui arrive à Versailles à minuitdix minutes est celui qui part de lagare Saint-Lazare.

Si l’agent de la sûreté n’avait pas eusi grande confiance en lui-même, et

Page 163: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

s’il avait attendu William Dow à sasortie du restaurant, peut-êtreaurait-il changé d’idée, car, aprèsavoir payé son addition, l’étrangerdisparut tout à coup, sans qu’onl’eût vu franchir la porte qui ouvresur le boulevard.

Plus prévoyant que maître Picot etne laissant rien au hasard,l’Américain avait traversé lerestaurant, monté au premier étageet suivi le couloir qui communiqueaussi à l’escalier de l’hôtel Saint-Phar.

Une fois là, il n’avait plus eu qu’àdescendre quelques marches pourgagner le boulevard par la grande

Page 164: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

porte de l’hôtel et à sauter dans unevoiture de la station.

En admettant que l’agent fût à sonposte d’observation, William Dowétait certain, grâce à ce détour,d’avoir échappé à toute surveillance.

Mais l’intelligent Picot ne se doutaitde rien de semblable, et quelquesheures plus tard, pendant qu’il sedésespérait à Versailles de ne voirarriver ni l’un ni l’autre de ceux qu’ilattendait, l’étranger qui avait quittésa voiture place du Châtelet, sedirigeait tranquillement à pied versla Morgue, en suivant le quaiNapoléon.

Page 165: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Une fois à l’extrémité du square quis’étend derrière Notre-Dame, ils’arrêta pour inspecter les environs,autant du moins que le lui permettaitla nuit humide et sombre.

Le quartier était absolument désert.

Il fit sonner sa montre ; il était uneheure.

Sûr de ne pas être observé, il suivitalors la grille du square, ettraversant rapidement la chaussée,vint se blottir dans l’angle que formela Morgue et la pointe de l’île, là oùexiste la grande porte de gauche dulugubre monument.

Il tombait une pluie fine et glaciale.

Page 166: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Pour rester là à pareille heure, calme,attentif au moindre bruit, il fallaitque William Dow fût doué d’uneincroyable volonté ou poussé par unintérêt bien puissant.

Après avoir jeté aux environs undernier coup d’œil investigateur, ilfrappa à la porte de la Morgue avecla tête de sa canne.

Un petit guichet de quelques poucescarrés s’étant ouvert, il entenditqu’on lui demandait à voix basse :

– Est-ce vous ?

– C’est moi, répondit-il ; voici lasomme promise.

Page 167: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Il tendait par le judas un rouleau decinq cents francs.

Un instant de silence se fit.

Le gardien s’assurait, sans doute, dela valeur du rouleau.

– Entrez, dit-il bientôt enentrouvrant la porte.

William Dow disparut dansl’intérieur de la Morgue.

L’obscurité était si profonde qu’ildut marcher presque à tâtons pourne pas se heurter aux objets divers :voitures, civières, bières, quiencombraient le passage à découvertoù le précédait Gabriel, passage

Page 168: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

défendu contre tous regards, du côtédu fleuve, par une haute palissade àjalousies serrées.

Ils arrivèrent enfin à une grandeporte qu’ils franchirent et que legardien ferma derrière lui.

William Dow pressentit qu’il setrouvait dans cette salle des départset des arrivées où, la veille, il avaitvu photographier la victime de la rueMarlot.

Il ne s’était pas trompé ; il lareconnut parfaitement lorsqueGabriel l’éclaira à l’aide d’un fanalqu’il était allé chercher derrière uncercueil.

Page 169: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Le gardien fit à l’étranger signe de lesuivre.

Ils traversèrent alors le lavoir, lasalle des couvre-corps et arrivèrentdans la salle d’autopsie.

– Verrez-vous assez clair commecela ? demanda Gabriel en enlevantdu fanal la chandelle qui y brûlait eten en dirigeant les rayons vers lecadavre étendu sur la table de zinc.

– Parfaitement, répondit WilliamDow en se penchant sur le corpsmutilé.

Mais il se redressa presque aussitôt,et, après avoir tiré de sa pocheplusieurs instruments de chirurgie, il

Page 170: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

jeta un coup d’œil autour de lui.

– Vous cherchez quelque chose ? luidit l’employé.

– Oui ; voici ce qu’il me faut.

Le visiteur nocturne venait dedétacher de la muraille, où il étaitsuspendu à un clou, un grand tabliertaché de sang. C’était celui même quiavait servi quelques heuresauparavant au médecin légiste.

Il le passa autour de son cou, le serraà sa taille, et relevant ses manches,se rapprocha de la table d’autopsie.

Il examina d’abord la blessure del’aine en se rendant compte avec son

Page 171: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

bistouri de la route qu’avait suiviel’arme homicide. Ce premier examenlui causa sans doute un certainétonnement, car il l’interrompit uninstant pour réfléchir.

Puis il passa à l’estomac du mort quiétait entrouvert et il arriva à lablessure du cou, mais pour ne s’yarrêter qu’une seconde.

– Est-ce que ce corps sera remis sousles yeux du médecin ? demanda-t-ilensuite à Gabriel, qui suivait sesmouvements d’un œil hébété.

– Non, monsieur, je ne crois pas,répondit celui-ci, le permisd’inhumer arrivera sans doute

Page 172: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

demain matin.

– Donnez-moi un maillet, alors.

– Un maillet ! pourquoi faire ?

– Pour ouvrir la tête ; je veuxexaminer le cerveau, ce que ledocteur a oublié de faire.

– Mais, monsieur, si on s’enaperçoit ?

– Qui ça ? puisque c’est vous quiserez chargé demain de l’inhumation.D’ailleurs, soyez rassuré, il faudraitqu’on y regardât de fort près pourdécouvrir quelque chose.

Tout en disant ces mots, WilliamDow avait saisi le maillet que lui

Page 173: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

présentait le gardien, et il s’étaitarmé d’une espèce de ciseau à froidqu’il avait tiré de sa poche.

En moins de cinq minutes, enpraticien habile, il mit à nu lecerveau du vieillard, et prenant lui-même la chandelle des mains deGabriel, il se pencha sur le crânebéant dont il sonda soigneusementles moindres parties.

C’était vraiment un spectaclehorrible que celui qu’offraient cesdeux hommes, seuls dans ce lieulugubre ; l’un, intelligent, distingué,interrogeant la mort pour luiarracher quelque mystérieux secret ;l’autre, commun, abruti, témoin muet

Page 174: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de cette scène émouvante, qui ne luicausait d’autre crainte que celled’être surpris.

L’étranger termina enfin sonopération, et si habilement que,comme il l’avait promis au gardiende la Morgue, on ne pouvaits’apercevoir au premier coup d’œilqu’on eût touché à la tête du mort.

La boîte osseuse du crâne avaitrepris sa place ; les cheveuxrecouvraient les endroits où la peauavait été soulevée.

Velpeau ou Nélaton n’auraient pasmieux fait.

Lorsque l’opérateur se redressa, sa

Page 175: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

physionomie si grave exprimait unesatisfaction évidente.

– Est-ce que les vêtements de cemalheureux sont là ? demanda-t-il.

– Les voici, monsieur, réponditGabriel, en désignant à soninterlocuteur un paquet d’effetsdéposés sur la seconde tabled’autopsie.

Parmi ces objets, il se trouvait unpaletot de drap dont William Dowexamina attentivement la manchedroite, examen après lequel ilmurmura :

– C’est bien cela ; je ne m’étais pastrompé !

Page 176: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Maintenant, dit-il, donnez-moi del’eau.

Gabriel se hâta d’obéir.

L’Américain se lava soigneusementles mains, se débarrassa du tablierde travail dont il avait couvert sapoitrine, remit tranquillement sesinstruments de chirurgien dans leurboîte et cette boîte dans sa poche ;puis, en tendant à l’infidèle veilleurdes morts un second rouleau de cinqcents francs, il lui dit :

– Vous avez tenu votre promesse, jetiens la mienne ; lorsque vousm’aurez reconduit jusqu’à la porte,nous serons quittes. Cependant, s’il

Page 177: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vous arrivait quelque désagrément àla suite de cette visite, comptez surmoi, j’en serai informé et ne vousoublierai pas. Soyez donc sanscrainte.

Pendant qu’il parlait ainsi avec soncalme habituel, William Dowremettait ses gants et s’enveloppaitdans son pardessus.

Véritablement stupéfait de ce sang-froid dont il n’avait certes jamais eud’exemple malgré le milieu danslequel il vivait, Gabriel ne trouvaitpas un mot à répondre.

Il se contenta de s’incliner enpassant devant l’étranger pour lui

Page 178: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

montrer le chemin.

Quelques secondes plus tard celui-cise trouvait hors de la Morgue.

William Dow s’était conduit danstoute cette affaire en homme habile,car en se laissant filer la veille, iln’avait eu d’autre but que de lancerson surveillant sur une fausse piste,ce qui devait lui permettre d’agir lejour suivant en toute liberté.

Nous venons de voir qu’il avaitcomplètement réussi.

Pendant ce temps-là, maître Picotcherchait en vain le sommeil sur legrabat de l’auberge où il s’étaitréfugié.

Page 179: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Commençant à craindre d’avoir étéjoué, le pauvre agent se demandaitcomment le recevrait M. Meslinlorsqu’il lui apprendrait sa stationinutile à Versailles.

q

Page 180: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 8

INTERROGATOIRES

Page 181: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Trois jours après ladécouverte du cadavre, le6 mars, les témoinsassignés se succédèrentdans le cabinet du juged’instruction, après avoir

attendu fort longtemps, les uns et lesautres, dans cette galerie du Palaisoù les personnes appelées pouréclairer la justice font antichambre.

Mme Chapuzi, introduite la première,raconta tout en tremblant commentelle avait aperçu le corps ; son mari,aussi épouvanté qu’elle de la voixbrève et sèche du juge d’instruction,faillit se trouver mal lorsqu’il luiexpliqua comment il était arrivé sur

Page 182: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

le palier au cri de sa femme.

Quand ce fut le tour des concierges,la pauvre mère Bernier pensa queson dernier jour était venu enentendant M. de Fourmel lui diresévèrement :

– Vous et votre mari avez de grandsreproches à vous faire dans tout ceci.Si vous aviez mieux surveillé votreporte, ce malheur ne serait pasarrivé.

– Mais, monsieur le juge, hasardaBernier, lorsqu’on a sonné à onzeheures, on avait frappé d’abord deuxcoups aux volets de notre fenêtre ;ma femme devait donc croire que

Page 183: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

c’était M. Tissot qui rentrait.

– Vous voyez que ce n’était pas lui !Dans une maison bien tenue, pareilévénement ne se serait pas produit.

Le vieux soldat mordit sa moustacheet, pour ne pas riposter par quelqueparole compromettante à cesreproches immérités, il ne réponditplus que par monosyllabes.

Le capitaine Martin vint ensuite,mais il fut moins patient.

M. de Fourmel s’étant plu à luidemander une troisième foiscomment il était possible qu’il n’eûtentendu aucun bruit dans la nuit du3 au 4 mars, alors que le digne

Page 184: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

officier lui avait déjà affirmé querien n’avait troublé son sommeil, illui répliqua d’un ton poli, mais quidémontrait assez qu’il nesupporterait pas plus longtemps lesinsistances du jeune homme :

– Pardon, monsieur, je vous ai déjàdit deux fois que je n’ai entenduaucun bruit de rixe, rien enfin ; sivous m’aviez fait l’honneur de meregarder en face, vous n’insisteriezpas davantage, car vous auriezcompris que je ne mens jamais,même lorsque je pourrais avoirintérêt à dissimuler la vérité, ce quin’est pas le cas aujourd’hui, ce mesemble.

Page 185: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

M. de Fourmel fit un bond destupéfaction sur son fauteuil. Jamaispersonne n’avait osé lui parler ainsi.Les plus hardis parmi ceux quiavaient eu à souffrir de ses procédéss’étaient contentés de se taire ou dese retirer.

Mais ses yeux s’arrêtèrent sur laphysionomie loyale et rude ducapitaine Martin ; il remarquaseulement alors que ce locataire dun° 13 était décoré, et la manche videde son habit disait assez qu’il avaitpayé chèrement sa croix.

Tout cela le troubla quelque peu, etcomme, somme toute, le magistratétait un homme bien élevé, il comprit

Page 186: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qu’il avait été trop loin.

Aussi se hâta-t-il de s’excuser, ou àpeu près, en disant :

– C’est juste, monsieur, mais cetteaffaire est si grave, si mystérieuse,que mon devoir m’ordonne demultiplier les questions, de toutsupposer, de tout prévoir.

Le capitaine s’inclina, et prenant lui-même la parole :

– Maintenant, monsieur, dit-il,permettez-moi non une observation,mais une prière.

– Laquelle, monsieur ? interrogeapoliment M. de Fourmel.

Page 187: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Parmi les citations que vous avezadressées aux locataires de lamaison que j’habite, il en est une au

nom de Mme Bernard.

– Oui, parfaitement, c’est pourdemain.

– Vous ignorez sans doute que cettejeune dame est accouchée depuiscinq ou six jours ; elle est trèssouffrante et ne pourra se rendre àvotre appel.

– Je remettrai sa citation à quelquesjours plus tard, ou j’entrerai chez elleen allant visiter le théâtre du crime.

– Je vous demanderai plus encore,

Page 188: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

monsieur. Mme Bernard, que la perteprématurée de son mari a déjàbeaucoup affectée, est trèsimpressionnable, et il est à craindreque votre visite, quelquesménagements que vous ayezl’intention de mettre dans vosquestions, ne lui cause une émotiondangereuse. Tous, dans la maison,nous la connaissons et lui portons leplus vif intérêt. Ne pourriez-vouspas attendre, pour l’interroger, sonrétablissement complet ? D’ailleurs,quels renseignements pourra-t-ellevous donner ? La pauvre femme en aencore entendu moins que moi !

Le vieil officier n’avait pu

Page 189: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

s’empêcher de souriremalicieusement en prononçant cesderniers mots.

– Soit ! monsieur, répondit le juged’instruction en rougissant un peu ;j’attendrai que le médecin de

Mme Bernard la trouve en état d’êtreinterrogée sans nul danger pour sasanté.

– Je vous remercie bien sincèrement,

monsieur, au nom de Mme Bernard etau mien.

Et après avoir signé soninterrogatoire par un paraphemajestueux, bien que fait de la maingauche, le brave officier salua

Page 190: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

M. de Fourmel avec une politesse quidisait assez qu’il n’emportait que lemeilleur souvenir du juged’instruction.

Les dépositions de M. Tissot et deWilliam Dow devaient être plusintéressantes que celles des autreslocataires et des concierges du n° 13.

D’abord, l’employé des postesapportait à l’instruction unrenseignement précieux que nefaisait pas prévoir le rapport deM. Meslin.

On se rappelle, en effet, que lecommissaire de police n’avait pasadmis qu’on se fût introduit, victime

Page 191: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ou assassin, dans l’appartement duquatrième.

Or, la première chose que fitM. Tissot fut de déclarer qu’on étaitentré chez lui, et la seconde dereconnaître son couteau catalan dansl’arme que lui présentaM. de Fourmel.

De l’assassinat, il ne savait rien quece qu’on lui avait raconté ; mais ilaffirma qu’il n’avait jamaiscommuniqué à personne le signalconvenu entre ses concierges et luipour annoncer son retour.

Il pensait seulement que ce signalétait connu des autres locataires ; il

Page 192: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’était certainement du capitaineMartin, qui devait s’en servirlorsqu’il allait en soirée ou authéâtre.

William Dow remplaça Tissot chez lejuge d’instruction et lui raconta cequ’il avait dit précédemment aucommissaire de police.M. de Fourmel, qui, cependant,n’appréciait guère que lui-même, futsurpris de l’élégance et de la nettetéavec lesquelles cet étrangers’exprimait dans une langue quin’était pas la sienne.

Aussi fut-il presque gracieux. Il estvrai que l’Américain avait rendu à lajustice un véritable service, en

Page 193: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

faisant connaître si rapidement ledomicile de la victime.

On fût bien certainement parvenu àle trouver en envoyant des agentsdans tous les hôtels et dans tous lesgarnis, mais on aurait certainementperdu un temps précieux, quel’assassin eût peut-être mis à profitpour quitter la France et l’Europe.

De plus, on n’aurait eu que beaucoupplus tard ces lettres qui étaient uncommencement de preuvesd’identité, puisqu’elles indiquaient levéritable nom de l’inconnu.

Malheureusement ces lettres nedonnaient que ce seul renseignement.

Page 194: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Ainsi que nous l’avons dit, ellesportaient des dates, mais nulledésignation du lieu de provenance.

– Mon Dieu, monsieur le juged’instruction, dit William Dow, à quiM. de Fourmel avait fait part deslenteurs qu’allait forcément causercette omission, peut-être volontaire,des correspondants de M. Rumigny,je crois que vous pourriezcirconscrire vos recherches.

– Comment cela, monsieur ? fitcurieusement le magistrat, entraîné,malgré son caractère ombrageux, parces premières difficultés del’instruction.

Page 195: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– J’ai eu l’honneur de vous dire toutà l’heure que, rentré à l’hôtel duDauphin en même temps queM. Meslin, j’avais eu l’indiscrétionde pénétrer avec lui dans la chambrede M. Desrochers ou plutôt Rumigny.

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! pendant que M. lecommissaire de police inspectait leseffets et les papiers de cemalheureux, j’ai remarqué quel’Indicateur des Chemins de fer, quise trouvait sur la table, était ouvert àla page 67, c’est-à-dire à celle oùsont indiquées les heures des départset des arrivées du chemin de fer del’Est et des Ardennes.

Page 196: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Cela ne prouve rien.

– Pardon, cela ne prouverait rien si, àcette page, l’Indicateur n’était pasfatigué et sali comme l’est tout livrelongtemps ouvert au même endroit.De plus, je crois qu’en y regardant deprès, on découvrirait que c’est telleville plutôt que telle autre quiintéressait celui qui se servait ce cetindicateur.

– Peut-être bien, en effet. Je vaisordonner que ce journal me soitapporté.

M. de Fourmel avait prononcé cesmots avec un air pincé qui trahissaitdéjà une certaine jalousie.

Page 197: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

William Dow ne s’en aperçut pas oune voulut pas paraître s’en êtreaperçu.

Aussi ajouta-t-il de son ton calme etfroid :

– Ce n’est pas tout !

– Quoi donc encore ? dit le juged’instruction, tout à la fois désireuxde savoir et vexé d’accepter, sinonles conseils du moins l’aide de cetauxiliaire officieux.

– J’ai fait une autre observation queje vous demande la permission desoumettre à votre sagacité.

– Laquelle ?

Page 198: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Il y a peut-être quelque intérêtpour la justice à savoir l’heure àlaquelle M. Rumigny est rentré, puissorti de chez lui. Les domestiques del’hôtel l’ignorent et je ne l’ai pas vu,pour ma part, ce soir-là.

– Effectivement, ce serait là unrenseignement utile.

– Eh bien ! monsieur, je croispouvoir affirmer que l’infortunévieillard est rentré chez lui vers neufheures.

– Comment pouvez-vous le savoir,puisque vous ne l’avez pas vu ?

– C’est vrai, mais j’ai remarqué,parmi les journaux qui étaient pêle-

Page 199: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

mêle sur la table de M. Rumigny, leSoir de la veille. Or, ce journal, quej’achète quelquefois, ne paraît qu’àhuit heures et demie. Il n’arrive pasdans le quartier de la place Royaleavant neuf heures. Toutnaturellement, puisqu’il est dans lachambre du n° 7, où personne n’estentré, c’est que le locataire de cettechambre y est venu.

– C’est parfaitement raisonné. Vousêtes observateur.

– Je suis grand chasseur, monsieur,et médecin. Oh ! docteur de la facultéde Philadelphie ; mais en Amérique,avec notre civilisation d’hier, quinous force souvent à nous défendre

Page 200: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

nous-mêmes, nous avons tous, plusou moins, conservé quelque chosedes trappeurs et des aventuriers.

– C’est fort bien, monsieur, je voussuis fort reconnaissant de cesdétails. J’aurai peut-être besoin devous appeler de nouveau. Restez-vous encore à Paris quelque temps ?

– Deux ou trois mois au moins ; jeserai toujours à vos ordres.

– Je vous remercie, termina le juged’instruction en saluant l’étrangerplus poliment qu’il ne lui étaitjamais arrivé de le faire dans soncabinet.

Comprenant que M. de Fourmel lui

Page 201: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

donnait la permission de se retirer,William Dow signa sa déposition,répondit au salut du magistrat etsortit.

Sur le pas de la porte du palais,contre la grille, il coudoya uneespèce de clerc d’huissier quisemblait absorbé dans la lecture denombreuses paperasses, et cent pasplus loin, sur le pont au Change, ilreconnut à sa tournure le mêmeindividu, qui s’en allait un peu enavant et sur le trottoir opposé.

C’était maître Picot, que l’œilperspicace de l’Américain avaitaisément retrouvé sous ce nouveaudéguisement.

Page 202: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Décidément, ce pauvre diable ytient ! pensa-t-il ; son insuccès de lanuit dernière ne l’a pas découragé. Jele plains fort : il n’aura même pasaujourd’hui quelque bonne promesseà faire à son chef.

William Dow, en effet, rentra touttranquillement chez lui, puis enressortit pour passer sa soirée leplus bourgeoisement du monde, sansmême se demander un instant sil’agent de la sûreté le filait ou ne lefilait pas.

Picot était désespéré, car le matin dece jour-là, lorsqu’il était venuraconter à M. Meslin comment ilavait inutilement passé la nuit à

Page 203: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Versailles, le commissaire de policel’avait assez mal traité.

– Vous avez été joué, mon garçon, luiavait-il dit. Pas plus que moi, notrepersonnage n’avait de rendez-vous àVersailles. S’il vous y a envoyé, c’estqu’il était nécessaire qu’il sedébarrassât de votre surveillance. Ilest plus fort que vous !

Profondément humilié, l’espion avaitjuré de se venger, dût-il ne pasdormir s’il le fallait, pendant un moisentier, pour prendre son ennemi enfaute.

Laissons le malheureux Picot à cettepoursuite inutile, puisque William

Page 204: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Dow avait réussi à exécuter tout cequ’il voulait faire secrètement, etrevenons à M. de Fourmel, dont lajournée avait été si bien remplie parles interrogatoires dont nous avonsparlé plus haut.

En attendant qu’il entendît les autrestémoins, qui étaient assignés pour lelendemain, le jeune magistrat avaitemporté chez lui les lettres trouvéespar M. Meslin dans le secrétaire dun° 7 et qu’il lui avait envoyées.

Le soir, après son dîner, il s’enfermadans son cabinet de travail pour lireattentivement ces lettres, et de mêmeque Cuvier reconstruisait un animalantédiluvien à l’aide d’un seul

Page 205: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

fragment de ses os, M. de Fourmelvoulait découvrir dans cettecorrespondance le prologue et lespremiers actes du drame dont lamort du vieillard avait été ledénouement.

C’était là une tâche intéressante etbien faite pour exciter l’ambitiond’un homme tel que lui ; aussil’entreprit-il avec passion, mais ildut bientôt reconnaître qu’elleprésentait mille difficultés.

Les correspondants de M. Rumignylui écrivaient avec forcecirconlocutions et périphrases, soitparce qu’ils savaient que leur amidevait les comprendre à demi mot et

Page 206: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qu’ils craignaient de réveiller en luides souvenirs trop douloureux enprononçant certains noms, ens’arrêtant longuement sur certainsfaits ; soit parce qu’ils ne voulaientpas que, dans le cas où leurs lettresseraient égarées, le secret auquel ilsfaisaient allusion fût découvert parquelque indiscret.

« Reviens chez toi, disait l’un ; laisseà son triste sort l’ingrate qui t’aabandonné, qui a déserté le devoir ;ne risque pas l’honneur de ton nomdans un scandale public. »

« Prends garde, écrivait un autre, cethomme est violent, rusé, il ne l’a quetrop prouvé : ce n’est pas à ton âge

Page 207: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qu’on doit chercher à se faire justicesoi-même. »

Dans d’autres lettres, on conseillaitle pardon, l’indulgence, l’oubli.

Tout cela dénonçait clairement qu’ils’agissait d’une femme qui s’étaitenfuie et d’un homme trahi. Quelleétait cette infidèle ? La femme ou lamaîtresse de M. Rumigny ?

Et ce Rumigny, où vivait-il avant devenir poursuivre à Paris cet homme« violent et rusé », dont il avait toutà craindre ?

Quel était cet homme sous le couteauduquel était tombé le vieillard ?L’amant de cette femme, il n’y avait

Page 208: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pas là l’ombre d’un doute ! Maiscomment s’était-il introduit danscette maison où M. Rumigny lui-même avait pénétré pour un motifencore inconnu ?

Comment, par où s’était échappél’assassin après avoir commis soncrime ?

Ce mystérieux attentat était-il lerésultat d’un guet-apens, ou était-cefortuitement, par un hasardinexplicable, que le n° 13 de la rueMarlot en avait été le théâtre ?

A la plupart de ces questions qu’ils’adressait à lui-même avecl’opiniâtreté qui était un des traits

Page 209: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

saillants de son caractère,M. de Fourmel ne savait querépondre. Aussi s’endormit-il, cejour-là, plus préoccupé que sonamour-propre ne lui permettait de lereconnaître de la mission qu’il avaittout d’abord acceptée avecenthousiasme.

Le lendemain, en arrivant à soncabinet, il y trouva l’Indicateur desChemins de fer, le journal le Soirdont lui avait parlé l’Américain, et lerapport du chirurgien qui avait faitl’autopsie de la victime.

Au premier coup d’œil il reconnutque William Dow pouvait avoirraison, et il ordonna aussitôt à son

Page 210: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

secrétaire d’écrire aux parquets desprincipales villes desservies par laligne de l’Est et des Ardennes, pourqu’on s’informât si un M. Rumigny –suivait le signalement – n’avait pasdisparu de l’une de ces villes.

Cette mesure prise, le juged’instruction lut avec soin de lapremière à la dernière ligne, lerapport d’autopsie.

Le praticien y expliquait de la façonla plus claire que la mort del’individu dont il avait examiné lecadavre avait été causée par lasection de l’artère fémorale à l’aided’une arme tranchante. Le coup avaitété porté de bas en haut et de droite

Page 211: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

à gauche. La mort avait étéinstantanée et remontait à cinq ousix heures après le dernier repas dela victime.

Le docteur avait également constatéune autre blessure, maissuperficielle, qui s’étendait sur unelongueur de trois centimètres enarrière du maxillaire droit.

Il avait, de plus, remarqué une légèreécorchure à la main droite ducadavre, main dont la paume étaitcouverte de sang. Il pensait que cesang provenait, non de cetteécorchure, mais de la plaie du cou,où le malheureux avait porté la mainen se sentant frappé.

Page 212: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Il était probable, selon le chirurgien,que c’était en faisant ce mouvementou en repoussant l’arme de sonassassin, que le vieillard avait eu undes doigts de la main légèrementatteint.

– Oui, c’est bien cela ! pensaM. de Fourmel ; la scène est facile àreconstruire. Surpris par derrière etfrappé d’abord au cou, M. Rumigny acherché à fuir ; le meurtrier,l’attirant alors à lui et le tenant serrécontre sa poitrine à l’aide de sonbras gauche, l’a frappé mortellement.

Et satisfait de ce premier pas vers ladécouverte de la vérité, il donnal’ordre d’introduire les autres

Page 213: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

témoins qu’il avait fait assigner pource jour-là.

C’était le maître d’hôtel Tourillon,ses domestiques et quelques voisins.

Ces dépositions devaient renseignerM. de Fourmel sur certains pointsintéressants, bien que le malheureuxTourillon n’eût pas vu son locatairela veille de l’assassinat, et qu’un seuldes gens de l’hôtel, celui qui était degarde ce soir-là, crût se rappeler quele vieillard était rentré à neuf heurespour ressortir une heure plus tard.

– Cependant, monsieur, demanda lejuge d’instruction à l’hôtelier,lorsqu’il l’eut fait revenir pour la

Page 214: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

seconde fois, il ne me paraît guèrepossible que vous ayez eu chez vousun voyageur pendant près d’un moissans vous inquiéter de ses allures,sans causer avec lui, sans vousintéresser à ses pas, à ses démarches,sans regarder un peu, vous ou l’un devos domestiques, d’où venaient leslettres qu’il recevait.

– Oh ! monsieur, la discrétion !

M. de Fourmel ne s’arrêta pas à cemouvement d’orgueil professionnelet poursuivit :

– Est-ce que M. Rumigny ne vous ajamais semblé préoccupé, inquiet,triste ?

Page 215: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Oui, c’est vrai, monsieur le juge, sehâta de répondre le maître d’hôtel duDauphin, dans l’espoir d’adoucir unpeu ces regards sévères que lemagistrat attachait sur lui et qui letroublaient ; c’est vrai, j’ai remarquécela.

– Eh bien ! voyons, faut-il donc vousarracher les paroles une à une ?Dites-moi comment ce voyageur estdescendu dans votre hôtel, queljour ? Vous ne pouvez l’ignorer, voslivres doivent être en ordre ?

– Certainement, monsieur le juge,jamais la moindre irrégularité !

– Je vous écoute.

Page 216: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– M. Desrochers, pardon !M. Rumigny est arrivé chez moi le 10février au soir.

– Avec l’omnibus du chemin de ferou en voiture ?

– Cela je l’ignore.

– Il avait des bagages ?

– Une valise qu’il avait dû garderavec lui en route, car elle ne portaitpas de numéro d’enregistrement.

– Après ?

– En arrivant, il demanda unechambre sur le devant, et comme cen’était pas possible pour ce jour-là ilen parut vivement contrarié. Le

Page 217: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lendemain, je pus satisfaire à sondésir en l’installant au n° 7.

– C’est une chambre qui donne sur larue ?

– Oui, monsieur ; mais je necomprends pas pourquoi il avaitvoulu un appartement sur le devant,car ses persiennes restaient fermées,même en plein jour.

– Vous avez une excellente mémoire.

Ne sachant trop si c’était là uncompliment sincère ou une ironie,l’honnête Tourillon sentit denouveau ses idées s’embrouiller ;mais au : « Continuez ! » bref et secde M. de Fourmel, il s’efforça de

Page 218: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

reprendre ses esprits et ajouta :

– M. Rumigny était peu liant, ilpassait rapidement par le bureau,prenait sa clef et ses lettres sansparler à personne, se contentant derépondre oui ou non d’un ton un peurude lorsqu’on lui adressait laparole, que ce fût un de mesdomestiques ou moi-même ; puis ilrentrait chez lui, où il restait presquetoutes les journées. Il ne sortait quele soir, vers neuf ou dix heures.Lorsqu’il mangeait à l’hôtel, ilprenait presque toujours ses repasdans sa chambre.

– Il n’a jamais donné de lettres àmettre à la poste ?

Page 219: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Pas devant moi. Mes domestiquespourraient peut-être vous renseignerplus exactement sur ce point-là.

– Il ne recevait pas de visites ?

– Je ne crois pas que personne soitjamais venu le demander.

– C’est bien ; signez votre dépositionet tenez-vous à la disposition de lajustice.

L’infortuné Tourillon, signa, sansoser y jeter un coup d’œil, au bas dela grande feuille de papier que luiprésentait le greffier d’un air quelquepeu goguenard, et il se retira àreculons en saluant jusqu’à terreM. de Fourmel, qui ne s’inquiétait

Page 220: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

déjà plus de lui.

Les domestiques de l’hôtel duDauphin confirmèrent lesexplications de leur patron.

Quant aux voisins, ils n’avaientjamais aperçu M. Rumigny, ou ilsl’avaient tout simplement vu passerdevant leur porte le soir, mais sansremarquer rien d’étrange dans sesallures.

Un seul de ces témoins fournit unrenseignement qui pouvait avoirquelque intérêt. Il se souvenait queplusieurs fois, la nuit, en rentrantchez lui, il s’était croisé dans la rueavec M. Rumigny, qui semblait

Page 221: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

attendre quelqu’un.

Tout cela était bien vague, et cesdétails, en tous cas, ne deviendraientimportants qu’en raison desnouvelles qui arriveraient de la villed’où était venu M. Rumigny.

M. de Fourmel, qui ne manquait pasd’habileté, résolut de les attendreavant d’aller plus loin dans sesrecherches.

Plusieurs jours se passèrent alorssans que l’affaire fît un seul pas.

Le juge d’instruction avait autorisél’inhumation du mort et, après avoirvisité le théâtre du crime, il avaitpermis aux concierges de la rue

Page 222: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Marlot de faire disparaître les tracessanglantes du drame de la nuit du 3mars.

Le jeune magistrat attendait, pourreprendre son œuvre, qu’il lui arrivâtquelques réponses des villes où ils’était adressé.

Un matin enfin, il lui en parvint unequi lui donnait toute satisfaction, etprouvait aussi que William Dowavait raison.

q

Page 223: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre 9

QUI ETAIT ETD’OU VENAIT LAVICTIME DU N°13

Page 224: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

C’était bien de l’une desvilles de l’Est qu’étaitvenu M. Rumigny. Lerapport donnant sur cetinfortuné lesrenseignements les plus

précis et les plus intéressantsémanait du commissaire de Reims.

Voici ce document dans toute sasécheresse administrative :

« M. Rumigny était fort connu et trèsestimé à Reims. Après avoir fait uneassez belle fortune dans l’industriedes tissus, il s’était retiré desaffaires. Veuf depuis déjà quelquesannées, il vivait avec sa fille uniquequ’il adorait. Cette jeune fille

Page 225: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

disparut subitement, il y a neuf oudix mois, enlevée, dit-on à cetteépoque, par un certain Balterini,musicien italien que son père avaiteu l’imprudence d’introduire chez luicomme maître de chant.

« M. Rumigny a toujours nié le fait ettoujours affirmé que, le climat dumidi ayant été ordonné à sa filleMarguerite, celle-ci habitait auxenvirons de Florence avec une vieilleparente. Personne ne croit à ce récit,le départ de ce Balterini, qui était àReims depuis trois mois, ayantcoïncidé avec la disparition de

Mlle Rumigny.

Page 226: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

« Le père ne porta pas plainte ;

Mlle Rumigny avait vingt ans, lapolice n’eut donc pas à s’occuper decette affaire ; mais depuis cetteépoque, M. Rumigny avait beaucoupchangé. D’un caractère irascible etviolent avant cet événement, il devintsombre et farouche. Il cessa de voirses amis, ne prononça plus jamais lenom de sa fille, et, il y a un mois àpeur près, il quitta brusquement laville sans prévenir personne de sondépart ni de ses projets.

« M. Rumigny n’a ici qu’un seulparent rapproché ; c’est M. AdolpheMorin, son neveu, fils d’une sœurplus âgée d’un assez grand nombre

Page 227: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’années, car M. Morin approche dela cinquantaine. Il avait été questiond’un mariage entre ce neveu, dont lepère et la mère sont morts depuislongtemps, et sa cousine,

Mlle Marguerite, mais la jeune filles’était refusée à cette union. On ditque ce refus avait beaucoup irritéson père.

« M. Morin, que nous avonsinterrogé, s’est montré très réservésur ce point. Tout ce que nous avonspu obtenir de lui, c’est l’aveu qu’aumois de février dernier il a fait unvoyage à Paris, où il s’est rencontréavec son oncle, mais il n’avait pu ledécider à revenir à Reims. M. Morin

Page 228: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ignore si M. Rumigny savait à cetteépoque ce qu’était devenue sa fille.

« Les autres parents de M. Rumignysont des parents éloignés qui n’ontpu fournir aucun renseignement surses intentions. Les perquisitionsfaites dans la maison du défunt n’ontamené la découverte d’aucundocument de nature à expliquer lemotif de son départ, ou à mettre lajustice sur les traces de sonmeurtrier. »

Le rapport du commissaire central deReims n’en disait pas davantage. Dece Balterini, on le voit, à peinequelques mots. C’était donc à l’aidede ses propres moyens que le parquet

Page 229: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de Paris devait trouver la vérité.

M. Adolphe Morin, qui était accouruà la nouvelle de la mort de son oncle,afin d’obtenir l’autorisation de fairetransporter son corps à Reims, allaitfournir à M. de Fourmel desrenseignements précieux.

La première visite de ce neveu deM. Rumigny avait été pour le juged’instruction. Il n’avait même pasattendu que celui-ci l’invitât à passerà son cabinet, et ses explicationsconfirmèrent le magistrat dans saconviction que Balterini était bienl’assassin du vieillard.

Elles firent plus encore, elles lui

Page 230: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

permirent de soupçonner lacomplicité de la jeune fille, M. Morinlui ayant raconté que Marguerite etson père vivaient depuis longtempsen profond désaccord, et que souventM. Rumigny s’était plaint avecamertume du peu d’égards et du peud’affection de son enfant.

Elle restait enfermée chez elle desjournées entières, refusant de voirles amis de son père, de sortir aveclui, et refusant obstinément tous lespartis qui lui étaient offerts.

Quant à l’Italien, M. Morin n’avaitpas vu sans appréhension son entréedans la maison de M. Rumigny ; ilavait signalé respectueusement à son

Page 231: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

oncle le danger que présentait cetteintimité pour sa fille, mais levieillard était entêté, il s’étaitfollement engoué de l’artiste et, pourtoute réponse, il avait haussé lesépaules.

Lorsque quelques mois plus tard, ilouvrit les yeux, il était trop tard. Ilchassa Balterini, il est vrai, maisaprès une scène violente dontM. Morin avait été témoin. L’Italienne s’était éloigné qu’en jurant de sevenger, et, le soir même de cette

scène, Mlle Rumigny disparut.

M. Morin ignorait ce qui s’étaitpassé entre le père et la fille après le

Page 232: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

départ du musicien ; mais, malgré laréserve, les hésitations, les regretsavec lesquels il avait donné cesdétails ; malgré toutes lesatténuations dont il s’était efforcéd’entourer ses appréciations sur sacousine, M. de Fourmel en savaitassez pour en conclure logiquementque le meurtre de la rue Marlot avaitété le dénouement de ce drameintime de famille, dont le publicn’avait reçu que les échos affaiblis.

Ce premier point posé, et c’était làpour l’instruction une baseimportante, le magistrat arrêta sonplan de campagne.

Le service de sûreté fut mis à

Page 233: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

réquisition ; ce qu’il fallait d’aborddécouvrir, c’est ce qu’était devenu ceBalterini.

Deux agents furent chargés de la rueMarlot. Ils devaient la surveiller nuitet jour, dans l’espoir que l’assassinne manquerait pas d’y passer unmoment ou l’autre, en vertu de cetteattraction irrésistible qui ramènepresque toujours les criminels dansles environs du théâtre de leurforfait.

Puis M. de Fourmel fit rechercherBalterini dans toute la France ; mais,après avoir suivi sa trace et celle de

Mlle Rumigny de Reims à Paris et de

Page 234: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Paris au Havre, on ne put lesretrouver plus loin.

Le juge d’instruction était certain dereconnaître les fugitifs dans deuxétrangers descendus à l’hôtel duNord le 2 juin. Ils étaient restés làhuit jours seulement, et ils étaientallés habiter, 47, rue de l’Est, dansun appartement meublé, mais pouren disparaître vers le 15 octobre.

A cette date, M. de Fourmelretrouvait les deux amants au Havre,à l’hôtel de Normandie. Là encore, ilsn’avaient demeuré que quelquesjours. Depuis lors on ne savait cequ’ils étaient devenus.

Page 235: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Les renseignements fournis par lapolice n’allaient pas au delà. Onn’avait découvert leur trace suraucune des listes d’embarquement decette époque.

M. de Fourmel était donc convaincuqu’ils avaient pris passageséparément à bord de quelquenavire.

Leur recherche devenait alors desplus difficiles et il fallait s’armer depatience, car c’était seulement ens’adressant à nos consuls d’outre-mer qu’on pouvait espérer lesdécouvrir quelque jour.

De plus, cette supposition du départ

Page 236: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de Balterini au mois d’octobre nepermettait plus de voir en luil’assassin de M. Rumigny, et pendanttout ce temps que les démarches àl’étranger allaient exiger, lemeurtrier aurait cent fois le loisir dedisparaître et de devenir introuvable.

M. de Fourmel était donc forttourmenté, et son amour-propresouffrait cruellement à cette penséequ’il lui faudrait peut-être bientôtmettre l’affaire dont il était chargéau rang de celle qui dorment dans lescartons du parquet, et dont lasolution est confiée à l’avenir.

Aussi, tout en admettant le départ et,par conséquent, l’innocence de

Page 237: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Balterini, se plaisait-il à s’arrêterparfois à cette seconde hypothèse

que le ravisseur de Mlle Rumignyn’avait pas quitté la France et qu’ilse cachait dans quelque départementéloigné. Peut-être même était-il restétout simplement à Paris.

La jeune fille n’avait emporté quequelques vêtements, ses bijoux etpeut-être un millier de francs qu’elletenait de son père ; Balterini nepossédait pas de grandeséconomies ; il ne pourrait doncdemeurer longtemps oisif, et commeson talent de musicien était sa seuleressource, il serait bien forcé un jourou l’autre de s’en servir.

Page 238: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Voilà ce qu’avait penséM. de Fourmel pour se consoler unpeu de son premier insuccès, et iln’avait épargné aucune des mesuresutiles pour découvrir tôt ou tard

l’amant de Mlle Rumigny. Les agentde la sûreté parcouraient, à Paris eten province, les bals, les théâtres, lescafés-concerts, tous lesétablissements enfin où l’Italienpouvait avoir trouvé un emploi.

Pendant ce temps-là, maître Picotfilait toujours William Dow, mais enpure perte ; aucune des démarches del’Américain ne donnait prise auxinterprétations les moins fantaisistesde l’agent. Le malheureux n’osait

Page 239: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

plus retourner chez M. Meslin, qui nele rencontrait jamais sans luireprocher de s’être laissé jouercomme un novice, rue Vandrezanne.

Car le commissaire de police n’endémordait pas. Il avait la convictionque William Dow n’était pasétranger au crime de la rue Marlot, etil le surveillait de son côté, décidé àdemander son arrestation àM. de Fourmel, le jour où il paraîtraitse disposer à quitter Paris.

q

Page 240: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre10

OU LE HASARDVIENT EN AIDEA M. DEFOURMEL

Page 241: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Près d’un mois s’étaitainsi écoulé, sansapporter à l’instructionaucun renseignement utile,et le silence commençait àse faire sur le drame de la

nuit du 3 mars, lorsqu’un matin,M. de Fourmel, qui était allé rendreune visite place Royale, passa par larue Marlot pour gagner lesboulevards.

Le n° 13 avait repris sa physionomiepaisible d’autrefois ; la porte en étaitouverte.

Le jeune magistrat ne put résister àl’envie d’y entrer ; mais, au momentde pénétrer dans la loge des époux

Page 242: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Bernier, il dut se ranger pour laissersortir une jeune femme qui portait unenfant dans ses bras.

– C’est Mme Bernard, dit à voix basseet vivement le concierge, en saluantle juge d’instruction qu’il avaitreconnu ; vous vous souvenez, cettedame qui était en couches et simalade au moment de l’événement.

– Sait-elle ce qui s’est passé ?demanda M. de Fourmel, en se

rappelant que Mme Bernard était laseule personne de la maison qu’iln’eût pas interrogée.

– Mon Dieu non, monsieur, réponditle concierge ; la pauvre petite femme

Page 243: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

est tellement impressionnable quenous ne lui avons rien dit encore,mais elle ne tardera pas à toutapprendre. C’est aujourd’hui satroisième ou quatrième sortieseulement. Elle est toujours trèsfaible.

– Elle est veuve, m’a dit un de voslocataires, le capitaine Martin, jecrois ?

– Oui, monsieur.

– Son mari est mort chez vous ?

– Non, monsieur, Mme Bernard étaiten deuil lorsqu’elle est venue louerdans la maison. C’est le vénérablecuré de Saint-Denis qui nous l’a

Page 244: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

recommandée.

– Appelez-la, je vous prie, et priez-lad’entrer dans votre loge.

– Quoi ! vous voulez…

– Oh ! simple formalité ; je doisterminer mon rapport sur cetteaffaire, et il est indispensable que la

déposition de Mme Bernard y figure.

Tout en disant ces mots,M. de Fourmel avait tiré de sa pochequelques papiers, parmi lesquels setrouvait une enveloppe contenantune photographie.

Bernier s’étant hâté d’obéir,quelques instants après il revenait

Page 245: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

accompagné de Mme Bernard, toutetremblante de paraître devant unétranger. Le vieux soldat n’avait osélui dire ce dont il s’agissait.

– Je vous demande pardon, madame,de retarder votre promenade dequelques instants, dit polimentM. de Fourmel à la jeune femme,mais mes fonctions m’obligent àvous adresser quelques questions.

– Je suis à vos ordres, monsieur,

répondit Mme Bernard en pressantson enfant contre son sein, car l’airgrave de son interlocuteur, ce mot« fonctions » qu’il avait prononcé, etsa situation à elle, situation

Page 246: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

particulièrement délicate, de femmesans mari, sans protecteur, tout celal’inquiétait un peu.

– Rassurez-vous, madame,s’empressa d’ajouter le magistrat ens’apercevant de l’émotion de lalocataire du numéro 13 ; il ne s’agitque d’un fait auquel vous êtesabsolument étrangère ; j’y arrive desuite pour vous rassurer.

Et il raconta rapidement à la jeunefemme le drame qui s’était passé àquelques pas de son appartement, unmoins auparavant.

– Oh ! le malheureux ! s’écria

Mme Bernard, lorsque le juge

Page 247: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’instruction eut terminé son récit ;on ne sait pas comment il se nomme,qui est son meurtrier ?

– Non, nous ignorons toujours lenom de l’assassin, nous neconnaissons encore que celui de lavictime. C’est un brave et dignehomme : M. Rumigny, de Reims.

A ce nom, la jeune femme nerépondit que par un cri terrible et ense levant brusquement du siège surlequel elle s’était assise.

Ses lèvres tremblaient, ses yeuxétaient hagards, son visage s’étaitsubitement couvert d’une pâleurlivide.

Page 248: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Sans Bernier, qui la reçut dans sesbras, elle serait tombée à terre avecson enfant.

– Qu’avez-vous donc, madame ? luidemanda M. de Fourmel au comblede la surprise, mais supposant déjàque le hasard venait à son aide pourlui livrer la clef de cette énigmesanglante qu’il cherchait inutilementdepuis plusieurs semaines.Connaissez-vous M. Rumigny, parhasard ?

– C’est mon père ! monsieur, bégaya

Mme Bernard la voix entrecoupée desanglots. Oh ! j’ai mal entendu, cen’est pas de lui qu’il s’agit. Ce n’est

Page 249: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pas M. Rumigny, de Reims, qui…

– C’est lui-même, madame, dont lecorps a été trouvé inanimé presquesur le seuil de votre porte, répondit-il avec une sécheresse qui indiquaitque l’homme du monde avait tout àcoup fait place à l’interprète de laloi.

Mme Bernard n’avait pu remarquercette transformation subite quis’était faite dans le ton et l’attitudedu magistrat. Abandonnant sa fille àla femme de Bernier, qui venaitd’entrer dans sa loge, la jeune mèreétait tombée sur un siège en fermantles yeux.

Page 250: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

On eût dit qu’elle allait mourir. Seslèvres tremblaient en laissantéchapper des mots inarticulés ; degrosses larmes coulaient sur sesjoues amaigries ; les sanglotsl’étouffaient.

M. de Fourmel, calme et grave,prenait sur un carnet des notes aucrayon, en jetant de temps en temps

un regard d’acier sur Mme Bernard.

Les Bernier n’osaient prononcer unmot.

Ce silence terrible durait déjà depuisquelques instants, lorsqueM. de Fourmel donna à voix basse unordre au vieux soldat, qu’il avait

Page 251: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

attiré sur le seuil de sa loge.

Le brave homme sortit en fermant laporte de la maison derrière lui.

Mme Bernard revenait lentement àelle.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux etreconnut celui qui venait de lui fairel’épouvantable révélation del’assassinat de son père, elle compritqu’elle n’était pas le jouet d’un rêve,mais la victime d’une horribleréalité.

Le magistrat lui laissa encorequelques instants pour se remettre,puis il s’approcha d’elle.

Page 252: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Elle le vit venir avec épouvante.

– Alors, vous êtes Mlle MargueriteRumigny ?

– Oui, monsieur, murmura-t-elle envoilant de ses mains la rougeur quiavait envahi son visage.

– Je regrette, continuaM. de Fourmel, de troubler votredouleur, mais il est nécessaire que jefasse une perquisition dans votreappartement.

Mme Bernard, ou plutôt

Mlle Rumigny, leva ses yeux effaréssur son interlocuteur. Il était évidentqu’elle ne l’avait pas compris.

Page 253: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Il est indispensable, reprit-il enscandant chacun de ses mots, que jem’assure, par l’examen de vospapiers, s’il ne s’y trouve pasquelque document de nature à mettrela justice sur les traces de l’assassinde votre père.

– Dans mes papiers ? Des traces del’assassin de mon père ! Vous avezdonc quelques soupçons ?

– Je n’ai pas à vous répondre.

– Alors vous allez lire mes lettres ?

– C’est mon devoir, mademoiselle.

– Jamais, monsieur, jamais ! s’écriaMarguerite, au comble de la terreur.

Page 254: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Mes lettres sont à moi. Que voulez-vous qu’elles vous apprennent ?

– Je viens de vous dire que c’étaitmon devoir. Personne n’a le droit des’opposer à l’accomplissement de mamission.

– Qui êtes-vous donc, monsieur ?

– Je suis le juge d’instruction chargéde découvrir et de livrer à la justicele meurtrier de M. Rumigny et sescomplices, s’il en existe.

– Le juge d’instruction ! la justice ! lemeurtrier !

En prononçant ces mots d’une voix

égarée, Mlle Rumigny s’était levée et

Page 255: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

regardait avec effroi cet hommeauquel la loi donnait le droit depénétrer dans le plus profond de soncœur. Elle se sentait devenir folle.

La mère Bernier s’efforçait en vainde la calmer.

Un coup de sonnette interrompitpour un instant cette scène pénible.

La concierge s’empressa d’ouvrir.

C’était son mari qui revenait avecM. Meslin.

Le commissaire de police, queBernier avait mis au courant de cequi se passait, salua le juged’instruction et se mit à ses ordres.

Page 256: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Nous vous attendons, madame, ditM. de Fourmel à la jeune femme.

– Moi ! Pourquoi donc ? demanda lamalheureuse.

– Pour faire chez vous cetteperquisition qui est indispensable.Monsieur est le commissaire depolice de votre quartier ; il vam’assister dans mes recherches.

– Allons ! c’est le châtiment !

murmura Mlle Rumigny.

Puis, avec une résignationdouloureuse et comme si son partifût pris, elle ajouta :

– C’est bien, monsieur, voici les clefs

Page 257: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de mon appartement et de mesmeubles.

– Il est nécessaire que vous nousaccompagniez, dit M. de Fourmel ;cette perquisition doit se faire envotre présence.

– Soit ! gémit-elle.

Et, reprenant sur le lit de la conciergesa petite fille qui dormait toujours,elle sortit la première de la loge.

Le commissaire de police et le juged’instruction la suivirent.

Arrivée chez elle, Mlle Rumignycoucha son enfant dans son berceau,se laissa tomber dans un fauteuil et

Page 258: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

présentant ses clefs à M. de Fourmel,elle lui dit :

– Faites, monsieur !

L’appartement se composait d’unesalle à manger, d’un très petit salonet d’une chambre à coucher.

Elle avait conduit ses visiteursimposés dans cette dernière pièce.

Le mobilier consistait en un lit, unpetit bureau-secrétaire, quelquessièges et une grande table, surlaquelle se trouvaient pêle-mêle deslivres et une foule de menus objets àl’usage du nourrisson.

Dans le premier tiroir du secrétaire

Page 259: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qu’ouvrit M. de Fourmel, il ne trouvaque des papiers insignifiants :quittances de loyers, actes denaissance et de baptême de l’enfant,notes diverses ; mais dans le secondil aperçut d’abord un volumineuxpaquet scellé avec de la cire et surlequel on avait écrit : « A détruireaprès ma mort, » puis une largeenveloppe également scellée etportant cette adresse : « A MonsieurRumigny, rue de Talleyrand, à Reims(Marne). »

– Quels sont ces papiers ? demanda

le magistrat à Mlle Rumigny.

– L’une de ces enveloppes renferme

Page 260: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

une lettre qui était destinée à monpère, répondit la jeune femme ensanglotant.

– Et l’autre ?

– Ce sont des lettres de…

– De M. Balterini ?

Mlle Rumigny réponditaffirmativement en baissant la tête.

– Il faut que vous m’autorisiez,mademoiselle, à briser ces cachets età ouvrir ces lettres.

– Lire ces lettres ! s’écria la fille deM. Rumigny, jamais !

Et la malheureuse s’élança, comme

Page 261: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pour arracher ces papiers des mainsdu juge d’instruction ; maisl’émotion, la douleur et la honte laparalysant de nouveau, elle retombasur un fauteuil en fermant les yeux.

A cette opposition aussi nettementformulée de la jeune femme,M. de Fourmel ne put réprimer unmouvement de mauvaise humeur quiindiquait son désappointement. Celase comprend, car il se trouvait enprésence de l’une de ces questionscomplexes que le législateur n’a pasnettement résolues.

En effet, la loi, qui donne cependantaux juges d’instruction une autoritési grande, des droits sans limites et

Page 262: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sans contrôle, qui les arme d’unpouvoir si nécessaire, mais en mêmetemps si terrible ; la loi, disons-nous,ne les autorise à saisir et à lire despapiers et des lettres que chez lesprévenus. Or, telle n’était pas la

situation de Mlle Rumigny. De plus,les officiers de l’ordre judiciaire ont-ils le droit de rompre, même lorsqu’ils’agit de prévenus, les plis scellésqu’ils trouvent à leurs domiciles ou àla poste ?

M. de Fourmel était donc fortembarrassé ; car, s’il avait lesdéfauts de caractère et d’orgueil quenous avons signalés, c’était unhonnête homme, un magistrat

Page 263: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

intègre dans toute l’acception dumot, et il n’ignorait pas la barrièrefragile mais infranchissable que luiopposait Marguerite.

– Fort bien ! mademoiselle, lui dit-ilsèchement, vous pouvez vous refuserà me laisser lire ces lettres, maisvous comprenez bien que je suis libred’interpréter votre refus. C’est qu’ily a là, sous ces cachets, les preuvesdu crime dont j’ai mission derechercher les coupables et leurscomplices. Or, vous m’avez avouéque ces lettres étaient de Balterini etvous étaient adressées.

A la conclusion qu’elle entrevoyait,Marguerite se leva brusquement,

Page 264: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pâle, tremblante, et, se précipitantvers le juge d’instruction, elle luiarracha plutôt qu’elle ne lui prit lespaquets de lettres, déchira lesenveloppes qui les contenaient et, lesjetant sur la table, s’écria :

– Tenez, monsieur, lisez, lisez-lestoutes ! Oh ! pas devant moi !

– Je vous remercie, mademoiselle, ditM. de Fourmel en réunissant lespapiers ; j’emporte ces lettres, maisj’en remets la lecture à un autremoment. Elles vous seront toutesrendues s’il ne s’y trouve rien quidoive figurer au dossier. Veuillezmaintenant signer ce procès-verbal,et tenez-vous à la disposition de la

Page 265: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

justice.

Sans bien se rendre compte de cequ’elle faisait, la jeune femme signalà où lui indiqua M. Meslin.

Quelques instant après, seule avecson enfant, elle s’agenouillait contreson berceau en murmurant :

– Le ciel est juste ; c’est moi qui l’aitué ! Mon Dieu, protégez-nous !

Avant de se séparer du commissairede police, le juge d’instruction luiavait dit :

– Surveillez cette femme, et à sapremière tentative de fuite, mettez-laen état d’arrestation ; je vais vous

Page 266: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

envoyer un mandat d’arrêt.Toutefois, ne l’exécutez que si jevous en donne l’ordre ou dans le casde préparatifs de départ de

Mlle Rumigny.

M. Meslin s’était contenté derépondre :

– Monsieur, vos instructions serontexactement suivies.

Puis, avec une espèce de satisfactionjalouse, il s’était dit à lui-même, enregagnant son bureau :

– Et cet Américain qui demeure juste

en face de Mlle Rumigny et dont lachambre est voisine de celle

Page 267: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qu’occupait ce vieillard,M. de Fourmel n’y pense pas !Cependant, ce n’est pas possible ; lehasard seul ne produit pas de cesrapprochements. Heureusement, jesuis là !

Enchanté de la découverte qu’ildevait à sa bonne fortune, mais dontil ne s’attribuait pas moins tout lemérite, M. de Fourmel s’était hâté derentrer chez lui pour se mettre à lalecture des lettres saisies chez

Mlle Rumigny.

Celle qui se trouvait seule, sous uneenveloppe, à l’adresse du malheureuxnégociant, était fort longue.

Page 268: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Après avoir expliqué à son pèrecomment elle avait succombé à sonamour pour Balterini, la jeune filleterminait ainsi :

« Cette faute, mon père, je vais peut-être la payer de la vie. Oui, je le sens,je vais mourir, mourir seule, sansami, sans un parent près de moi ! Nevoulez-vous pas me pardonner ? Oh !je vous en prie, ne maudissez pasvotre fille, accordez un regret à samémoire ; elle est morte plus encorede remords et du chagrin qu’ellevous a causé que de ses souffrances.Je vous en conjure, faites ramenermon corps à Reims et que je soisenterrée près de ma pauvre et sainte

Page 269: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

mère, qui, j’en suis certaine, priepour moi là-haut. Si le ciel veut quemon enfant me survive, ne lerepoussez pas, veillez sur lui. Il estinnocent ; prenez-le, je n’ose dire enaffection, mais du moins en pitié.

« Adieu, mon père ! Lorsque vousrecevrez cette lettre, celle que vousappeliez votre petite Margot ne seraplus. Encore une fois, pardonnez-lui. »

Ca et là, les caractères de cette lettreétaient à demi effacés par les larmes.

Elle portait en tête la date du 5février ; elle avait donc été écrite unevingtaine de jours avant les couches

Page 270: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de la jeune femme et près d’un moisavant la mort violente de celuiauquel elle était adressée.

Les autres lettres étaient toutes de lamême main et se terminaientd’ailleurs par la même signature :Robert. Il y en avait une trentaine quise succédaient de jour en jour,depuis le 18 octobre de l’annéeprécédente.

Il était bien facile d’en conclure quec’était à cette époque que laséparation des deux amants avait eu

lieu au Havre, d’où Mlle Rumignyétait revenue seule, pour s’installer àParis, grâce à la recommandation du

Page 271: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

curé de la paroisse de Saint-Denis.

Malheureusement pour la justice, cevénérable prêtre, l’abbé Mouriez,était mort depuis déjà trois mois.

Pendant que sa maîtresse retournaità Paris, qu’avait fait Balterini ? Sacorrespondance laissait supposerqu’il avait attendu au Havre uneoccasion favorable pour aller semettre, à New-York ou àPhiladelphie, à la disposition d’unimpresario qui l’avait engagé commechef d’orchestre.

L’état de grossesse de Margueriten’avait pas permis de songer à luifaire exécuter ce long voyage. De

Page 272: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

plus, la jeune femme n’aurait jamaispu se décider à quitter la France sansavoir revu son père.

C’était pour être plus près de cedernier qu’elle avait préféré attendreà Paris plutôt qu’au Havre le retourde Balterini.

Les lettres de cet Italien, quipermettaient à M. de Fourmeld’enchaîner tous ces faits, étaientpleines d’amour pour Marguerite etdébordaient de haine contreM. Rumigny.

« Non, jamais, disait le musiciendans une de ces lettres, je nepardonnerai à ton père d’avoir fait

Page 273: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de nous deux parias, obligés de secacher comme des criminels ; jamaissurtout je ne lui pardonnerai det’avoir sacrifiée, non pas seulement àson orgueil de bourgeois enrichi,mais à son amour moins paternel quetyrannique et jaloux. J’ai pu, paraffection pour toi, dévorer la hontede ses insultes et me taire, mais queDieu ne le remette pas sur ma route,car j’ignore si je pourrais être denouveau maître de ma colère et demon ressentiment.

« Ah ! qu’il faut que je t’aime,Marguerite, pour arrêter ma plume etimposer silence à ma fureur ! Direque d’un mot cet homme pourrait

Page 274: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

nous rendre heureux, et qu’il noussépare. Dire que, si je ne trouve pasle moyen de rester ici sans danger oude te rejoindre, je vais te quitterpendant de longs mois, parce qu’ilplaît à M. Rumigny de ne pas metrouver digne de son alliance. Unseul sentiment égale mon amourpour toi, c’est ma haine pour lui. QueDieu lui pardonne ; moi je mesouviendrai toujours ! »

M. de Fourmel avait lu avec le plusgrand soin cette correspondance, oùrien ne lui démontrait la culpabilitéde Balterini, lorsque, arrivé au milieud’une dernière lettre, il tomba sur cesphrases qui changèrent subitement

Page 275: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ses soupçons en certitude :

« Oh ! certainement, ma chère bien-aimée, écrivait l’Italien, je profiteraiune des ces nuits prochaines dumoyen que tu m’indiques pourarriver jusqu’à toi sans être vu depersonne. Quelle heureuse idée tu aseue de me faire part de ce signalentre M. Tissot et tes concierges !J’aurai soin d’arriver le soir et dedescendre dans cet hôtel qui estjustement devant ta maison. Jeprendrai une chambre sur la rue, ausecond étage, si c’est possible, c’est-à-dire en face de toi. De ma fenêtre,je te verrai et tu me feras le signeconvenu dès qu’il sera l’heure. Ne

Page 276: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

crains rien, tu ne seras pascompromise. Je suis méconnaissable,tant je souffre depuis notreséparation. Ah ! que nul ne se dressedésormais entre nous deux, fût-ceton père ! Tu es à moi, rien qu’à moi ;je défendrais mon trésor contre Dieumême. A bientôt donc, chère adorée ;j’attends ta dépêche pour partir ! »

Cette lettre, ainsi que deux ou troisautres, n’était pas datée.

– Maintenant, je comprends tout,pensa M. de Fourmel, après avoirpesé chacun des mots de cette lettre.Balterini n’est pas parti pourl’Amérique, comme il en avait eud’abord l’intention ; il est resté au

Page 277: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Havre ou dans les environs. Le

séjour de Mlle Rumigny à Parisn’était qu’une ruse pour faire croireà son éloignement, à lui ; mais,appelé par sa maîtresse, il est venu àParis, s’est introduit dans la maison,s’y est rencontré avec M. Rumigny etsa complice, involontaire, c’estpossible, mais sa complice,puisqu’elle seule a pu indiquer à sonpère le moyen d’arriver jusqu’à sonappartement. Elle ne peut ignorer oùse trouve aujourd’hui son amant ; ilfaudra qu’elle le dise.

Et, plein de confiance dans sesdéductions, le juge signa un mandatd’arrêt qu’il envoya immédiatement

Page 278: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

à M. Meslin, avec ordre de le mettre àexécution dès le lendemain matin.

q

Page 279: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre11

MAITRE PICOTET WILLIAMDOW SERETROUVENT

Page 280: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Apeu près à la mêmeheure, sortant, grâce aux

soins de Mme Bernier, del’état de prostrationdans lequel l’avaitplongée la douleur et la

honte, Mlle Rumigny renvoyait labrave femme et restait seule.

La jeune mère s’approcha du berceauoù dormait son enfant, le contemplalonguement, et, après s’être penchéesur lui pour effleurer ses joues de seslèvres, se releva.

Si M. de Fourmel eût été encore là, iln’aurait plus reconnu la malheureuseque sa voix brève et menaçante avait

Page 281: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

fait trembler.

Ses traits n’exprimaient plus ledésespoir mais une résolutionsoudaine. Elle avait rejeté en arrièreses admirables cheveux blonds,essuyé ses larmes et passé sa mainsur son front, comme pour enchasser les pensées qui l’avaient faitrougir.

Puis elle se dirigea vers le petitsecrétaire où le juge d’instructionavait trouvé les lettres de Balterini,et attirant à elle une feuille de papier,elle la couvrit rapidement dequelques lignes, qu’elle mit bien enévidence sur la table, en l’attachantau tapis avec une épingle afin qu’elle

Page 282: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ne pût s’envoler.

Cela fait, elle écrivit une secondelettre, plus longue, qu’elle glissasous une enveloppe, et cette lettreterminée, Marguerite retomba dansl’immobilité, la tête dans ses deuxmains.

Le timbre de la pendule, en sonnanthuit heures, la fit tressaillir.

– Il est trop tôt, dit-elle avec un tristesourire.

La fillette venait de se réveiller ; ellela prit dans ses bras, lui donna àboire, et bientôt l’innocente créaturese rendormait, bercée par le refrainque sa mère lui chantait à demi-voix.

Page 283: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Mlle Rumigny la remit doucementdans son berceau et s’assit auprèsd’elle.

Le calme de la jeune femme étaiteffrayant.

Une grande heure s’était écouléeainsi, lorsque Marguerite sortitbrusquement de sa torpeur, se coiffaen une seconde, jeta un manteau surses épaules, prit son enfant qu’elleenveloppa chaudement dans unchâle, et descendit l’escalier d’un pasferme.

– Comment ! vous sortez ? luidemanda la concierge, au comble dela surprise.

Page 284: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Je vais jusque chez le pharmacien,pour chercher de l’éther, répondit

Mlle Rumigny.

– Voulez-vous que Bernier y aille ?Vous l’attendrez là, au coin du feu ?

– Non, merci, ça me fera du bien deprendre un peu l’air.

Et, ramenant sur sa fille le pan deson manteau, la jeune mère franchitle seuil de la maison dont leconcierge venait de lui ouvrir laporte.

Elle tourna à gauche en se dirigeantvers la place Royale, qu’elle traversarapidement et, gagnant, par la rue deBirague, la rue Beautreillis, elle

Page 285: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

descendit jusque sur le quaiHenri IV.

Malgré l’heure avancée, l’endroitn’était pas désert. De nombreuxouvriers travaillaient aux abords desmagasins de la ville.

Elle pressa le pas et arriva bientôt aupont d’Austerlitz.

La nuit était profonde ; il ne passaitpersonne aux environs.

Marguerite s’était engagée sur lepont de dix pas à peine et elles’approchait du parapet, lorsque toutà coup elle se sentit saisie par lebras.

Page 286: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Laissez-moi ! gémit la malheureused’une voix étouffée.

– Pour que vous vous jetiez à l’eauavec votre enfant ? Jamais ! réponditl’inconnu qui l’avait suivie depuis larue Marlot sans qu’elle l’eût aperçu.

– Eh bien ! oui, je veux mourir !qu’est-ce que cela vous fait ?

– Beaucoup plus que vous ne croyez !Allons, donnez le bébé et suivez-moi.

Mlle Rumigny baissa la tête et tenditson enfant à cet homme qui n’étaitautre que maître Picot ; mais celui-cipoussa aussitôt un cri de colère etd’épouvante.

Page 287: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Profitant de ce que son mouvementavait eu de rassurant pour le policier,la jeune mère lui avait échappé, etavant même qu’il eût pu prévoir sondessein, elle avait franchi le parapetet s’était jetée à la Seine.

Picot entendit le bruit que fit soncorps en entrouvrant l’abîme.Presque aussitôt, un second bruit demême nature frappa son oreille.

Bien que fort embarrassé de l’enfantqui pleurait dans ses bras, l’agent sepencha vivement sur le fleuve.

L’obscurité était si complète qued’abord il ne distingua rien ; ilpercevait seulement ce clapotis

Page 288: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

régulier que produit un nageur.

Bientôt, en effet, il reconnut qu’unindividu se dirigeait vigoureusementvers l’endroit où avait disparu lajeune femme, mais en se laissant unpeu dériver par le courant.

L’homme avait si bien pris sesmesures et il était un nageurtellement habile, qu’il arriva juste aumoment où la noyée revenait à lasurface du fleuve.

Picot le vit la soulever par un bras ettout en lui maintenant la tête hors del’eau, reprendre la direction de larive.

– Sapristi ! Il n’aura pas volé ses

Page 289: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vingt-cinq francs, celui-là, murmura-t-il au comble de l’admiration. Quelterre-neuve !

En quittant le pont, il courut sur lequai pour gagner la berge,heureusement à sec.

Trois ou quatre minutes après, lesauveteur, aidé de l’agent, y déposaitMarguerite évanouie.

– Courez vite chercher une voiture,mon garçon, dit l’inconnu à Picot.

– Comment ! c’est vous ! s’écria lepolicier.

Tout stupéfait de reconnaître la voixet les traits de William Dow, il

Page 290: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

n’avait pu retenir cette imprudenteexclamation.

– Comment ! moi ! réponditl’Américain avec une surpriseadmirablement feinte ; nous noussommes donc déjà rencontrés ?

Maître Picot commença à se douter,malgré son amour-propre, qu’il avaitaffaire à plus fort que lui. Aussijugea-t-il prudent de rompre leschiens en reprenant avec autantd’insouciance que possible :

– Ah ! non, pardon, je croyais ! Vousdites qu’il faudrait une voiture ?

– Nous ne pouvons reconduire cettemalheureuse jusque chez elle dans

Page 291: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

cet état. Vous trouverez un fiacre, enface, boulevard Contrescarpe ; il y aje crois une station. Laissez-moil’enfant, vous irez plus vite. Ouplutôt, non, gardez l’enfant,ramassez mon paletot que j’ai jeté là-bas sur la berge et suivez-moi. Lemarchand de vins du coin de la rueLacuée doit être encore ouvert ; jevais y porter la pauvre femme.Pendant qu’elle se réchauffera etreviendra à elle, vous irez chercherune voiture.

Tout en disant ces mots, l’étrangeravait pris Marguerite dans ses bras,et, léger comme s’il eût enlevé unoiseau, il gravissait en courant la

Page 292: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

rampe du quai.

Picot le suivit, fort ennuyé de sonsingulier fardeau ; il ramassa enpassant le vêtement dont WilliamDow s’était débarrassé pour se jeterà l’eau, et ils arrivèrent ainsi, l’unsuivant l’autre, jusqu’à la boutiquedu débitant où se désaltéraient denombreux clients.

L’apparition de William Dow et del’agent causa dans l’établissement,on le comprend, une stupéfactiongénérale. Ce furent aussitôt deshélas ! et d’interminables questions ;mais l’Américain, sans s’inquiéter etsurtout sans répondre, dit à unefemme qui se trouvait près du

Page 293: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

comptoir :

– Permettez-moi, madame, de portercette malheureuse dans votrechambre et soyez assez complaisantepour y allumer du feu.

Avec cette bonté naïve dont sontdoués les gens du peuple, cettefemme, qui était la maîtresse de lamaison, s’empressa de s’écrier :

– Je crois bien, monsieur, venez vite !Pauvre créature !

Et montrant le chemin à ses visiteursinattendus, elle les introduisit dansl’arrière-boutique, où se trouvait ungrand lit et où flambait un bon feu,bien qu’on fût déjà au milieu d’avril.

Page 294: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Mais cette année-là, le printemps sefaisait attendre et les nuits étaientencore glaciales.

William Dow étendit doucement surle lit Marguerite, qui donnait déjàdes signes de retour à la vie.

En retirant son bras gauche dedessous la tête de la jeune femme,l’Américain ramena un largemédaillon d’émail dont le ruban, quile suspendait au cou de Marguerite,s’était cassé, sans doute au milieudes efforts qu’il avait fait pour lasoutenir hors de l’eau, et pour que cebijou ne pût s’égarer, il le mit danssa poche.

Page 295: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Quant à Picot, fort humilié de sonrôle de bonne d’enfant, il s’étaitempressé de déposer sur un fauteuille bébé, dont le sommeil avait àpeine été troublé.

– Maintenant, dit l’étranger à l’agent,laissons madame déshabiller cettemalheureuse, et pendant que je mesécherai moi-même, courez chercherune voiture.

Le policier, qui ne demandait qu’à enfinir, se hâta d’obéir, comptant bienque c’était pour la dernière fois. Ilpartit au galop, tout en se faisant sespetites réflexions selon sa louablehabitude.

Page 296: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Ce qu’il ne s’expliquait pas surtout,c’était l’arrivée si opportune deWilliam Dow, à moins qu’il ne fût àsa fenêtre, aux aguets, juste aumoment où Marguerite était sortie dechez elle ; et de la part de l’étranger,cette surveillance du n° 13confirmait maître Picot dans sespremiers soupçons.

Ainsi que tous les raisonneurs quiveulent découvrir aux faits les plussimples et les plus naturels descauses mystérieuses, l’agent de lasûreté n’oubliait qu’une chose dontle concours est si fréquent : lehasard. Or, c’était absolument lehasard qui, cette fois, avait tout fait.

Page 297: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Au moment de rentrer à son hôtel,William Dow avait reconnu, dans lapersonne qui franchissait le seuil dun° 13 et quoiqu’il ne l’eût vue qu’uneseule fois, celle qui, pour tout le

monde, était encore Mme Bernard.

Il ignorait qu’elle eût reçu la visite deM. de Fourmel, mais il lui avait parubizarre que cette femme, à peineconvalescente, sortît à pareille heureavec son enfant, et mû par un de cesmotifs qui nous sont encoreinconnus, mais qui le poussaient às’occuper de tout ce qui se rapportaità l’affaire de la nuit du 3 mars, ilavait suivi la jeune mère.

Page 298: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Au coin de la rue Marlot, en voyantl’agent s’élancer sur les pas deMarguerite, il avait pressenti qu’ilallait se produire quelque événementde nature à nécessiter sonintervention, et tout en sedissimulant adroitement le long desmaisons, il n’avait plus perdu de vueni le policier ni la jeune femme.

Il était ainsi arrivé sur le quai au

moment même où Mlle Rumigny sejetait à l’eau.

Pendant que maître Picot seprocurait une voiture, la femme dumarchand de vin avait siintelligemment suivi les instructions

Page 299: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de l’Américain que, moins de cinqminutes après avoir été étendue surle lit et débarrassée de ses vêtementshumides, la noyée revenait à elle.

William Dow, qui, grâce au débitant,avait pu, lui aussi, se changer,s’approcha vivement de celle qu’ilavait arrachée à la mort.

Les yeux hagards, les lèvres

tremblantes, Mlle Rumignys’efforçait de ses souvenir.

La mémoire lui revenant soudain,elle s’écria :

– Mon enfant !

La brave femme qui lui avait cédé

Page 300: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

son lit se hâta de lui mettre sa filledans les bras, et Marguerite pressa lepauvre petit être sur son sein, en lecouvrant de baisers.

Puis, les larmes qui l’étouffaient sefaisant jour, elle éclata en sanglots.

– Du calme, madame, lui dit WilliamDow, et buvez ceci.

Il lui présentait un verre de vinchaud aromatisé.

Mlle Rumigny obéit en fixant unregard interrogateur sur cet hommequi lui parlait avec bonté et qu’ellene connaissait pas.

– Pourquoi m’avoir sauvée ?

Page 301: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

murmurait-elle. Ne vaudrait-il pasmieux que je fusse morte ? Vous nesavez donc pas : ils diront que c’estRobert qui l’a tué ! Ils me croientcoupable, moi aussi ! Mon pauvrepère ! Non, je ne veux pas vivre avecce remords. Laissez-moi mourir !

Et serrant contre elle son enfant quicriait, elle tentait de se lever.

L’étranger la retenait doucement ens’efforçant de la rassurer.

Au même instant, la portes’entrouvrit et Picot reparut.

– La voiture est là, dit-il. Commentva la petite dame ? Déjà revenue !Alors nous allons l’emmener !

Page 302: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Je vais vous reconduire chez vous,madame, dit William à Marguerite ;cette excellente femme qui vous asoignée va vous prêter du linge etune robe ; demain elle viendra toutchercher en rapportant vosvêtements.

La jeune mère, dont l’exaltation avaitcessé, fit signe qu’elle ferait ce quevoudrait son sauveur ; celui-ciemmena l’agent dans la boutiquepour que leur présence ne gênât pas,et quelques instants après,Marguerite, chaudement couverte,montait dans le fiacre amené parPicot.

L’Américain avait glissé quarante

Page 303: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

francs dans la main de la femme dudébitant, en lui disant :

– Ce n’est pas pour payer votrehospitalité, mais pour acheter desjoujoux à vos enfants !

En montant dans la voiture, oùl’agent avait déjà pris place, ilcommanda au cocher :

– Rue Marlot, n° 13.

Le fiacre venait de quitter la rueBeautreillis pour traverser la rueSaint-Antoine, lorsque Picot, quijusqu’alors était resté immobile dansson coin, tourna le bouton d’arrêt.

Le cocher obéit en se rangeant le

Page 304: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

long du trottoir.

– Que faites-vous donc ? demandaWilliam Dow à son compagnon deroute.

– Vous le voyez, je fais arrêter,répondit l’émissaire de M. Meslinavec un sourire ironique quel’obscurité cacha à son interlocuteur.

– Pourquoi cela ?

– Parce que nous n’allons pas rueMarlot.

– Où allons-nous donc ?

– A la Permanence !

– A la Permanence ! Qu’est-ce quec’est que cela ?

Page 305: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– C’est le bureau où l’on conduit,avant de les écrouer au Dépôt, lesindividus mis en état d’arrestation.

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai là, dans ma poche, unmandat d’arrêt contre madame ;j’avais l’intention de ne le mettre àexécution que demain matin ; mais,comme après ce qui vient de sepasser, je ne suis pas certain de laretrouver chez elle, j’aime autantremplir ma mission de suite.

– Pourquoi ce mandat d’amener ?

– Ah ! cela ne me regarde pas. Toutce que je puis vous dire, c’est qu’il

Page 306: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

est signé de M. de Fourmel, le juged’instruction chargé de l’affaire del’assassinat du n° 13.

L’agent avait intentionnellementsouligné ces derniers mots, dansl’espoir qu’ils arracheraient àl’Américain quelque mouvement desurprise de nature à le trahir ; mais,ainsi que toujours, William Dow neperdit rien de son flegme.

Quant à celle dont le sort sedébattait entre ces deux hommes, elleécoutait, entendait, mais sanscomprendre. Il était évident que laraison l’abandonnait.

– Vous croyez, reprit l’étranger, que

Page 307: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

j’ai repêché cette pauvre femme pourvous la laisser conduire en prison ?

– Je ne prétends pas que ce soit dansce but ; cependant vous ne vous yopposerez pas. Ce serait d’ailleursinutile, car j’appellerais deuxsergents de ville et force resterait à laloi.

– Vous avez raison, dit William Dow,comprenant que toute résistanceserait nulle et compromettante.Faites votre devoir ! Toutefois vousme permettrez bien de vousaccompagner jusque-là. J’ai le droit,au moins, de suivre jusqu’au boutcelle que j’ai sauvée. Je veuxm’assurer que les choses se passent

Page 308: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

légalement.

– Oh ! certainement, répondit Picot,qui ne s’attendait pas à pareillesoumission de son ennemi intime.

Et, se penchant à la portière, il criaau cocher :

– A la Permanence, rue du Harlay,par le quai de la Conciergerie !

La voiture reprit sa course.

q

Page 309: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre12

A LAPERMANENCE

Page 310: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Dix minutes après, lefiacre s’arrêtait àl’adresse indiquée, c’est-à-dire à l’une des portesde cet horrible amas deconstructions

vermoulues qui renfermaient alorsles innombrables services de laPréfecture de police.

Picot sauta à terre le premier ;William Dow l’imita pour aider lajeune femme à descendre.

L’infortunée ne semblait pas avoirconscience de ses actes.

Le bureau de la Permanence setrouvait à cette époque au rez-de-

Page 311: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

chaussée, à gauche de ce grandescalier de bois aux marches raideset humides qui conduisait au premierétage et à cette longue galerie vitréequ’il fallait suivre, à droite et àgauche, pour se lancer dans cetinextricable dédale d’escaliers, deportes, de passages, de couloirsmenant aux divers bureaux del’administration.

Les « égarés » du 18 mars ont brûléces bâtiments honteux pour Paris etqui menaçaient ruine. Ils avaient, aumoins, des raisons toutesparticulières pour agir ainsi. C’est leseul crime intelligent qu’ils ontcommis.

Page 312: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Oh ! vous pouvez m’accompagnersi cela vous intéresse, ditironiquement Picot à William Dow,en lui désignant la porte du bureauoù il avait affaire.

Et, prenant le bras de Mlle Rumigny,qui obéissait automatiquement, ils’avança en homme qui connaissaitla maison.

L’Américain le suivit.

Ils pénétrèrent d’abord dans unvestibule sordide, et traversèrent unepetite pièce dans laquelle deux outrois gardiens de la paix dormaientauprès d’un grand poêle de faïence.Ils entrèrent ensuite dans une salle

Page 313: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

assez grande, qu’une barrière de boisà hauteur d’appui et polie par lefrottement, divisait en deux parties.

D’un côté, quatre pupitres placés dosà dos sur deux larges tables et desrayons chargés de registres ; del’autre, des bancs le long de lamuraille et une cheminée à laprussienne où fumait un feu dehouille.

Deux lampes répandaient plus demauvaise odeur que de clarté dans celieu lugubre.

Ce n’était pas encore la prison, maisc’en était bien l’antichambre.

C’était la Permanence, bureau qu’on

Page 314: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

nomme ainsi parce que, nuit et jour,on y trouve un greffier et sonsecrétaire.

Les auxiliaires de la justice nedoivent pas chômer plus que ne lefait le crime. Des arrestationspouvant avoir lieu à toute heure, ilfaut qu’à toute heure la prison puisses’ouvrir.

Or, c’est par la Permanence quepassent tous ceux que le Dépôt doitrecevoir et garder jusqu’à ce que laPréfecture de police ou le Parquetaient statué sur leur sort.

Tout naturellement, il y a pour ceservice deux greffiers et deux

Page 315: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

secrétaires, qui se relèvent de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures.

Au bruit des pas des arrivants,l’employé de veille qui sommeillaitaccoudé sur un des pupitres leva latête et tendit machinalement la main.

Picot lui tendit, déplié, le mandatd’arrêt dont M. Meslin lui avaitconfié l’exécution, peu d’instantaprès l’avoir reçu lui-même deM. de Fourmel.

– Votre nom ? demanda sèchement legreffier à la jeune femme, tout enparcourant d’un œil à demi fermé lemandat.

Mlle Rumigny ne répondit pas.

Page 316: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Appuyée contre la balustrade quiséparait les deux parties de la pièce,car sans ce soutien elle n’aurait pu setenir debout, et son enfant pressécontre son sein, la malheureuseregardait sans voir, entendait sanscomprendre.

Si son corps était revenu à la vie, sonesprit restait engourdi.

– Voyons, c’est à vous que je parle,répéta l’employé ; votre nom ?

– Vous n’entendez donc pas ? lui dità son tour Picot, en la secouant parle bras. On vous demande commentvous vous appelez ?

– Quoi ? que me voulez-vous ?

Page 317: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

murmura Marguerite. Laissez-moi !

Elle avait fait un pas en arrièrecomme pour s’enfuir, mais l’agent dela sûreté lui avait barré le passage.

– Ah çà ! c’est donc une folle quevous m’amenez là, fit le bureaucrateen haussant les épaules. Il fallait ledire !

Sans s’occuper davantage de la jeunefemme, il s’était mis à remplir lesblancs d’un imprimé qu’il avaitdevant lui.

Muet et immobile, William ne perdaitpas un des détails de cette scènenavrante.

Page 318: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Accompagnez l’agent et laprisonnière au Dépôt, commanda legreffier à l’un des gardes, quand ileut fini d’écrire.

Et il tendit à Picot un ordre ainsiconçu :

PREFECTURE DE POLICE

POLICE MUNICIPALE

Bureau

PERMANENCE

Motif : Mandat d’arrêt de M. le juged’instruction de Fourmel.

M. le Directeur du Dépôt recevra lanommée Marguerite Rumigny (avecun enfant)

Page 319: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Âgée de …

Née à …

Département de …

Et l’y gardera jusqu’à ce qu’il en soitautrement ordonné.

Paris, le 5 avril 18..

Pour l’inspecteur principal,

ROMAIN.

Ledit Romain avait dû laisser enblanc plusieurs lignes, puisque

Mlle Rumigny n’avait pas répondu àses questions, mais comme il pensaitavoir affaire à une folle, celal’inquiétait peu.

Page 320: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Allons, venez, dit le policier à saprisonnière.

– Il faudrait au moins lui enlever sonenfant, observa le greffier, mû par unsentiment d’humanité.

Cette menace parut rappelersubitement Marguerite à elle-même.

– Mon enfant ! s’écria-t-elle ;m’enlever mon enfant ! Qu’allez-vousdonc faire de moi ?

Et enveloppant la petite créaturedans son châle, comme si elle eûtvoulu la dérober à tous les regards,elle la serrait contre sa poitrine.

Fort embarrassé, surtout à cause de

Page 321: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

la présence de l’Américain, Picotcommençait à regretter de n’avoirpas remis au lendemain l’exécutionde sa pénible mission.

Cependant il fallait en finir.

– Non, dit-il à la jeune femme, on nevous enlèvera pas votre enfant,seulement il faut obéir.

Il avait pris Mlle Rumigny par unbras et l’entraînait doucement vers laporte du bureau.

L’infortunée se laissait conduire.

La promesse qu’on venait de lui fairela rendait indifférente à l’égard detout autre malheur.

Page 322: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

William Dow s’était approché d’elle,et au moment où il la soutenait pourl’aider à descendre les trois marchesde la Permanence, il lui murmurarapidement à l’oreille :

– Courage, madame ; moi, je ne vousabandonnerai pas.

Marguerite reconnut la voix de sonsauveur et lui répondit :

– Vous voyez bien qu’il valait mieuxme laisser mourir !

Joli défenseur qu’elle aura là ! pensal’agent de la sûreté, qui avait toutentendu ; il ne se doute guère qu’aupremier instant il sera lui-même àl’ombre.

Page 323: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Il guidait sa prisonnière à travers lesétroits couloirs qu’ils étaient obligésde traverser pour gagner la prison.

Les planchers étaient humides etrugueux, les escaliers raides etglissants, semés de mille obstacles.

Mlle Rumigny trébuchait à chaquepas.

Sans l’aide de ceux qui la soutenaientle long de ces lugubres passages, àpeine éclairés par quelques fanauxaccrochés çà et là aux murailles, elleserait tombée vingt fois.

Ils arrivèrent enfin à l’entrée duDépôt. Seulement alors, à la vue decette porte sombre, bardée de fer,

Page 324: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Marguerite parut comprendre où onla conduisait.

Au bruit lugubre que fit, enretombant, le marteau que Picotavait soulevé pour annoncer sonarrivée, elle leva les yeux, tressaillit,se mit à trembler, et quand, après legrincement des verrous et de laserrure elle aperçut le gardien et,derrière lui, le gouffre béant, elle jetaun cri d’horreur.

– Courage ! lui répéta William Dow,en la quittant, car il comprenaitqu’on ne le laisserait pas aller plusloin.

Le municipal qui avait accompagné

Page 325: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’agent de la sûreté remplaçal’Américain auprès de Marguerite,prête à défaillir, et la lourde porte duDépôt se referma, en sonnant commeun glas funèbre, sur la fille de lavictime de la rue Marlot.

– Voilà une femme perdue, si je nem’en mêle, se dit l’étranger enreprenant la route qu’il venait deparcourir. Le mandat est signé deM. de Fourmel ; c’est un hommesérieux ; il faut qu’il ait découvertdes preuves bien accablantes de sacomplicité ! Ce serait étrange si, moi,William Dow, je prouvais soninnocence ! Quand ce ne serait quepour me venger de maître Picot !

Page 326: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Ces réflexions l’ayant conduit jusquesur le quai de la Conciergerie, notremystérieux personnage tourna àdroite pour prendre à pied le cheminde l’hôtel du Dauphin.

Tout à coup, il sentit dans sa pocheun objet dont la forme ne luirappelait au toucher rien qui luiappartînt.

Il l’en tira et reconnut le médaillonde Marguerite qu’il avait oublié.

L’ayant ouvert, il s’approcha d’unbec de gaz afin d’examiner ce quecontenait le bijou.

C’était le portrait d’un homme d’unetrentaine d’années et

Page 327: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

remarquablement beau.

– L’amant, sans doute, pensaWilliam Dow ; l’assassin, croitM. de Fourmel ; peut-être toutsimplement l’infidèle. Nous verronsbien !

Et il continua sa route.

q

Page 328: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre13

UNE NUIT AUDEPOT

Page 329: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Pendant ce temps-là,Mlle Rumigny subissait lesformalités humiliantes del’écrou, de la toise, de lafouille, mais sans avoirconscience de ce qu’on

faisait d’elle. Ces formalitésremplies, elle fut remise entre lesmains d’une sœur, sur le seuil duquartier des femmes.

C’est surtout dans les prisons etdans les diverses stations qui yconduisent, depuis le bureau ducommissaire de police jusqu’aucabinet du juge d’instruction, là oùs’exerce un pouvoir absolu, sanscontrôle, ne relevant que de la

Page 330: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

conscience de ceux qui le possèdent ;c’est là surtout qu’il reste beaucoupà faire au législateur.

On ne saurait croire quellessouffrances inutiles, morales etphysiques, sont infligées aumalheureux, innocent ou coupable,depuis le moment de son arrestationjusqu’à celui où ses juges lerenvoient indemne ou condamné !

Cela, quels que soient les sentimentsd’humanité des magistrats quil’interrogent et des gardiens qui lesurveillent.

Que le prévenu soit un homme dumonde, une femme bien élevée, une

Page 331: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

jeune fille pure de certainessouillures, un ouvrier, un voleur, unassassin, surtout s’il n’a pas d’argentpour payer la pistole, c’est-à-direl’isolement, les formalitéspréliminaires sont toujours lesmêmes, à moins que, dans sonmalheur, il n’ait la bonne fortune derencontrer un de ces fonctionnairesintelligents qui, tout en respectant laloi, savent adoucir la rigueur desrèglements.

Sans quoi, pour tous, c’est l’agent,souvent brutal ; c’est la Permanence,le Dépôt, le contact repoussant desêtres les plus dégradés ; c’est lapromiscuité avec le vice et l’infamie.

Page 332: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Est-ce là de l’humanité ? Est-ce là dela justice ? Est-ce que pour chacun deces individus l’humiliation est lamême ? Est-ce que pour chacun d’euxla souffrance est égale ?

Celui-ci appartient au monde, saculpabilité est encore l’objet d’undoute ; celui-là est un repris dejustice, arrêté en flagrant délit. Etc’est auprès de celui-là que vousjetez celui-ci sur le même lit decamp ! C’est dans la même courétroite qu’ils respireront un peud’air ; c’est à la même gamelle qu’ilsmangeront ; c’est le même gardienqui, les confondant dans le mêmemépris, leur parlera à tous deux du

Page 333: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

même ton. Celui-là aura le droit dedire à celui-ci : Camarade ! Cela esthorrible !

Et la prison préventive avec le secret,cette torture morale qui ne le cède enrien à la torture physique desderniers siècles, qui a même sur ellecette épouvantable supérioritéqu’elle est sans limites, qu’elle peutdurer des mois, des années.

La première ne tuait que le corps ; laseconde brise le corps et l’âme ! Ceuxqui l’infligent, – par nécessité, nousle reconnaissons, mais seulement audébut d’une instruction, – n’ont doncjamais réfléchi à ce qu’il y ad’épouvantable dans cet isolement,

Page 334: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

loin de tout ce qui vit et pense, dansce tête-à-tête l’inflexible avec ledésespoir, la terreur et le remords,dans l’ignorance du terme de cesupplice.

Cette torture conduit parfois, commeson aïeule, aux mêmes résultats : àl’aveu d’une faute qui n’a pas étécommise !

Est-ce qu’il est possible d’oubliercette malheureuse femme qui, miseau secret à Douai sous la préventiond’infanticide, se reconnut coupablede ce crime ?

A sa solitude, à son cachot, ellepréféra tout : la cour d’assises et la

Page 335: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

maison centrale. Trois mois plustard, c’est-à-dire six mois aprèsl’époque où, selon l’accusation, elleavait tué son enfant, elle accouchaità terme.

L’emprisonnement préventif de cettefemme n’avait cependant duré quetrois mois.

Et lorsque les prévenus sontcondamnés à ce supplice, pendant sixmois, pendant une année entière,comme nous l’avons vu souvent dansces derniers temps, à proposd’opérations financières que la loiavait le devoir de réprimer et depunir ! Et quand le prévenu estdéclaré innocent, après quatorze

Page 336: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

mois de prévention, comme le faits’est produit à l’égard d’un ancienfonctionnaire de l’Empire, dont lestémoins à charge cités parl’accusation ont été les plus ardentsdéfenseurs !

Quel dédommagement les tribunauxaccordent-ils à celui qui a été victimed’une aussi déplorable erreur ?Aucun ! La loi ne les y autorise pas.

Si, par le fait d’une dénonciationcalomnieuse, un individu estfaussement incarcéré, lecalomniateur peut être condamné àdes dommages et intérêts calculéssur le préjudice causé. Si c’est leParquet, au contraire, qui a

Page 337: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

poursuivi d’office, arraché à sesaffaires et à ses affections celui qu’ilcroyait coupable, ses juges ne luidoivent rien autre chose que laproclamation de son innocence.

Ainsi la loi, expression suprême desintérêts de la société, ne se punit paselle-même de cette erreur dont ellerend responsable l’un des membresde cette société qu’elle protège etdéfend.

S’il ne peut en être autrement,abrégeons au moinsl’emprisonnement préventif, sesrigueurs et ses tortures.

Les affaires sont si nombreuses,

Page 338: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

nous répondra-t-on, que les jugesd’instruction n’y suffisent plus. Celaest vrai et nous n’ignorons pascombien ces magistrats sontaccablés, quel est leur zèle, quel estleur dévouement. Doublez, triplezleur nombre. Prenez à l’un de nosbudgets le million qui vous manque.Ayez vingt experts, au lieu demonopoliser ces travaux si délicatset si longs entre les mains de trois ouquatre hommes fort habiles, forthonorables, mais qui coûtent auxprévenus une année de détentionpréventive, lorsque nulle affaire nedevrait nécessiter une étude de plusde trois mois.

Page 339: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Multipliez les moyens d’action pourque le coupable soit plus rapidementcondamné, pour que l’innocent,auquel la loi ne vous autorise àdonner aucune compensation,recouvre plus rapidement la liberté !Acceptez la caution plusfréquemment, ainsi que les juges lefont en Angleterre.

En matière de délits financierssurtout, que cette caution soitconsidérable. Si le prévenu s’enfuit,la loi n’est pas moins satisfaite,puisque vous le frappez plussévèrement s’il est coupable ; et sescréanciers y gagnent au moinsquelque chose.

Page 340: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Rompez avec des usages surannés,avec les embarras et les lenteursd’une bureaucratie compassée. Lajustice et l’humanité y gagneronttous les deux.

Soyez enfin, non seulement la justiceintègre et éclairée, qui est l’honneurde notre pays, mais encore la justicerapide, qui est l’effroi du coupable etl’espérance de l’innocent.

Comment s’étonner, alors que leschoses se passent ainsi dans lessphères supérieures, des abus et dela dureté que l’on trouve chez lessubalternes ?

Les sœurs des prisons, ces dignes et

Page 341: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

saintes femmes dont la mission est sipénible, ne voient tout d’abord quedes coupables dans les prisonnièresconfiées à leurs soins autant qu’àleur surveillance, et la réceptionqu’elles leur font s’en ressent un peu.

Mlle Rumigny allait l’éprouvercruellement.

– Vous êtes ici pour vol ? lui dit lasœur à laquelle le gardien l’avaitlivrée.

– Pour vol ! répéta la jeune mère enlevant sur son interlocutrice ses yeuxhagards ; pour vol !

La sœur prit cette réponse pour unaveu.

Page 342: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Suivez-moi, lui dit-elle.

Marguerite obéit machinalement. Safille s’était mise à crier, elle laberçait en marchant.

– Vous nourrissez votre enfant ? luidemanda la religieuse.

– Oui ! fit Mlle Rumigny en dégrafantson corsage.

– Tout à l’heure, lorsque vous serezen cellule. Si vous n’avez pas de lait,je vous en ferai chauffer.

Ces mots avaient été prononcés avecdouceur et compassion.

Ce n’était déjà plus la gardienne quiparlait, mais la femme.

Page 343: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Une seconde sœur, portant un fanal,s’était jointe à la première.

Ainsi que celle de sa compagne, sarobe de bure était ornée d’un largeruban bleu, marque distinctive de lacongrégation de Marie-Joseph, qui seconsacre à l’œuvre des prisons etdont la maison mère est à Dorat,dans la Haute-Vienne.

Elles échangèrent quelques mots àdemi-voix, ce qui était uneprécaution bien superflue, carMarguerite songeait peu à lesécouter, et elles tournèrent à droitepour prendre le couloir des cellules.

Au bout de dix pas, elles s’arrêtèrent

Page 344: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

en face d’une porte basse que l’unedes religieuses ouvrit bruyamment.

C’était celle de la cellule n° 7.

La sœur qui portait le fanal ypénétra la première.

– Entrez, dit l’autre à Marguerite, enla faisant passer devant elle.

Celle cellule ressemblait à toutes sesvoisines.

Des murs blanchis à la chaux, unparquet lavé, une petite fenêtre trèshaut placée et fermée par un abat-jour.

Comme mobilier : un lit étroit et dur,sans draps – le prisonnier doit payer

Page 345: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

huit sous s’il en veut une paire, – etune seule couverture rousse. Puisune petite table fichée à la muraille,une chaise de paille retenue à la tablepar une chaîne en fer, et au pied dulit, mal dissimulé dans son cube debois, un récipient inutile à nommer.

– Vous allez me laisser ici toute

seule ? gémit Mlle Rumigny,comprenant enfin qu’on l’avaitarrêtée et conduite en prison.Pourquoi, mon Dieu ? Qu’ai-je fait ?Est-il donc défendu de vouloirmourir ?

– Voyons, calmez-vous, lui réponditdoucement la religieuse ; donnez à

Page 346: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

boire à votre enfant, faites votreprière et dormez. Je ne puis vousallumer le gaz, on répare les tuyaux,mais je ne viendrai prendre le fanalque lorsque vous serez couchée.

Car les cellules sont éclairées au gaz,afin de pouvoir ne pas laisser dansl’obscurité les prisonniers maladesou ceux qui doivent être surveillés.

– Oh ! je vous en prie, supplia lamalheureuse, ne m’abandonnez pas ;j’ai peur ! Je n’ai jamais fait de mal,je vous le jure ! Seigneur, ayez pitiéde moi !

La pauvre femme s’était jetée àgenoux, et pendant que d’une main

Page 347: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

elle pressait contre elle sa fille quipleurait, elle s’accrochait de l’autre àla robe de la gardienne pourl’empêcher de s’éloigner.

Profondément émue de ce désespoir,comprenant sans doute aussi qu’ellen’avait pas affaire à une prisonnièrecomme elle en recevait tant chaquejour, la sœur releva Marguerite ettrouva de si bonnes paroles qu’aubout de quelques instants, aprèsavoir apaisé la soif de son enfant, lajeune mère s’étendit résignée sur lelit que la seconde religieuse avaitgarni de draps de grosse toile grise.

Le grabat était bien étroit, maisMarguerite avait conservé sa fille

Page 348: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

couchée en travers sur la poitrine, etlorsqu’elle entendit la porte de sacellule se refermer, lorsqu’elle se vitdans l’obscurité, si elle ne se relevapas brusquement folle de terreur, sielle ne poussa pas un cri dedésespoir, ce fut pour ne pasréveiller son enfant, qui s’étaitpromptement endormie.

Quant à l’infortunée, elle conservaitles yeux grands ouverts, s’efforçantde percer les ténèbres que sonimagination peuplait de millefantômes.

Il lui semblait que la voix sévère dujuge d’instruction allait de nouveause faire entendre ; elle sentait

Page 349: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

toujours peser sur elle ses regardsinterrogateurs ; elle revoyait sonpère ensanglanté qui lui apparaissaitpour la maudire.

Puis ses souvenirs de jeune fille luimontaient au cerveau, pressés etvertigineux. Elle se rappelait sonenfance si paisible, son romand’amour, sa fuite de la maisonpaternelle, ce petit appartement de larue Marlot, d’où elle s’était échappéepour mourir, et cet hommemystérieux qui l’avait arrachée àl’abîme, et elle fondait en larmes.

Cela dura longtemps, jusqu’à ce que,brisée au moral et au physique, ellefinit par succomber à la fatigue et

Page 350: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

s’endormir d’un sommeil pesant,plein d’hallucinations et de vertiges.

Il y avait à peu près une heure queMarguerite reposait, si ce sommeilpeut être appelé repos, lorsque,réveillée tout à coup par un bruitétrange, inattendu, inexplicable pourelle, et frappée au visage par unbrusque rayon de lumière rougeâtre,qui parut à son esprit affaibli l’œilenflammé d’un monstre vengeur, ellese dressa à demi, étendit les braspour éloigner l’horrible vision et,poussant un cri terrible, retombainanimée.

C’était la surveillante de ronde, qui,pressée de terminer son service et ne

Page 351: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sachant pas d’ailleurs qui se trouvaitdans la cellule n° 7, en avait ouvertbruyamment le guichet pour projeterla lumière de son fanal à l’intérieur,afin de voir si tout s’y passait selonles règlements.

Elle avait bien entendu le cri de laprisonnière, mais aucun bruit denature à l’inquiéter ne lui avaitsuccédé, la religieuse n’avait vu làqu’un de ces appels si fréquents dansles prisons, et elle s’était remise enchemin pour achever son inspection.

Deux heures plus tard, au point dujour, lorsque la sœur supérieurepénétra dans cette cellule dont lesilence n’avait plus été troublé, elle

Page 352: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

aperçut, accroupie dans un coin, ladétenue qui berçait sa fille, enmurmurant à son oreille une de ceschansons naïves dont les mèresseules ont le secret.

A l’entrée de la religieuse,Marguerite ne fit pas un mouvementet n’interrompit pas son refrain.

La sœur se précipita vers elle, et,l’ayant vainement appelée, lui prit lenourrisson. Elle jeta aussitôt un crid’horreur !

L’enfant était glacé. Marguerite neberçait plus qu’un cadavre !

En retombant sur sa couche, aumoment où la terreur l’avait affolée,

Page 353: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

la pauvre mère avait étouffé sa fille.

Elle ne fit pas un geste pourreprendre le petit corps ; elle laissaretomber ses bras vides et leva lesyeux.

Leur expression égarée disait assezque la raison l’avait abandonnée.

Lorsqu’en arrivant à son cabinet,vers onze heures, M. de Fourmelapprit ce qui s’était passé, il en futvivement affecté et ordonna de

transporter Mlle Rumigny à Saint-Lazare, en recommandant qu’elle yfût entourée de tous les soinsnécessaires.

Presque au même instant, il se

Page 354: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

passait dans le bureau de M. Meslinune scène étrange.

Maître Picot était en train deraconter à son chef ses hauts faits dela nuit précédente, et il en attendaitimpatiemment les éloges dont il sesentait digne, quand on apporta aucommissaire de police une carte dontla vue lui fit faire un soubresaut surson fauteuil.

– Ah ! c’est trop fort, dit M. Meslin àl’agent, c’est lui !

Lui, c’était William Dow, dont ilvenait d’ordonner l’arrestation àPicot, dans le cas où l’étranger sepréparerait à quitter Paris.

Page 355: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Faites entrer ce monsieur, ordonnale fonctionnaire.

L’Américain fut immédiatementintroduit.

Son premier soin avait été, dans lamatinée, d’envoyer chercher les

effets de Mme Bernard et les siens,rue Lacuée – inutile de dire qu’ilavait généreusement désintéressé lafemme du marchand de vin de laperte de sa robe et de son linge – et ilétait vêtu avec son élégancehabituelle.

En reconnaissant l’agent dans lecabinet du commissaire de police, ilne put s’empêcher de sourire et,

Page 356: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

avant que M. Meslin l’interrogeât, illui dit de la voix la plus calme et avecla plus grande politesse :

– Monsieur le commissaire, j’ail’intention de partir trèsprochainement, mais je n’ignore pasle soin que vous prenez à me fairesuivre, et comme cette surveillancepourrait donner lieu à quelqueconflit entre ce brave garçon et moi,je vous prie de lire cette lettre.

Stupéfait de cet aplomb et forthumilié de se voir ainsicomplètement deviné, M. Meslin priten rougissant le pli que lui présentaitWilliam Dow. A peine l’eut-ilparcouru qu’il quitta précipitamment

Page 357: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

son fauteuil et, faisant signe à Picotde sortir, offrit gracieusement unsiège à son visiteur.

– Mille remerciements, ditl’Américain d’un ton ironique, je suisfort pressé, j’ai quelques coursesimportantes à faire avant mondépart. Je ne désirais que vous fairelire cette lettre.

M. Meslin essaya vainement de leretenir et, voyant qu’il ne pouvait yarriver, il voulut au moins lereconduire jusqu’au seuil de samaison.

Là, ils échangèrent un salut et lecommissaire de police, très

Page 358: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

préoccupé, regagna son cabinet.

– Eh bien ? lui demanda l’agent quiguettait son retour, qu’est-ce qu’il ya de nouveau ?

– Il y a, monsieur Picot, ce qui n’estpeut-être pas nouveau, que vousn’êtes qu’un imbécile, réponditM. Meslin. Vous pouvez retourner àla Sûreté, je n’ai plus besoin devous !

Et, sans se préoccuper de la minedéconfite du policier, qu’il laissaitseul dans son antichambre, lecommissaire de police rentra dansson bureau en fermant brusquementla porte derrière lui.

Page 359: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Après avoir employé une partie de sajournée à écrire des lettres pourl’Amérique, William Dow quittaitParis le soir même par la gare del’Est.

Il est superflu d’ajouter que, cettefois, maître Picot ne le suivait pas.

q

Page 360: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre14

LES AMOURS DEM. ADOLPHEMORIN

Page 361: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Après avoir gagné unefortune honorable, vingt-cinq à trente mille livresde rentes, dans lecommerce des tissus,M. Rumigny, qui était

veuf depuis une dizaine d’années,s’était retiré des affaires pour êtretout entier à ses deux passions : sonamour pour la musique et sonadoration pour sa fille.

Cette fille, que nous connaissonsdéjà, était, à l’époque où nouspénétrons chez son père, uneravissante enfant de dix-huit ans,blonde et pâle, dont la physionomie,quoi que fît M. Rumigny, restait

Page 362: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

rêveuse, presque triste.

Rien cependant ne lui manquait ; sesmoindres désirs étaient des ordres etses jeunes amies, ainsi que toutes lespersonnes qui la connaissaient,devaient la croire la plus heureusedes femmes. Son père ne parlaitd’elle qu’avec enthousiasme et ne luirefusait jamais ce qui plaît tant auxjeunes filles : une robe, un bijou, unvoyage à Paris ou sur les bords duRhin.

C’est que la tristesse de Margueritetenait à des causes ignorées de sesplus intimes, de ceux qui, la voyantchaque jour, étaient constammenttémoins des mille preuves de

Page 363: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

tendresse de l’ancien négociant pourson enfant.

Ils ne comprenaient pas que c’étaitcette tendresse même dont la jeunefille souffrait comme du plus cruelmartyre.

Que nos lecteurs se rassurent. Il nes’agit ici d’aucune passion honteuse,que notre plume ne saurait peindre,d’aucun de ces récits malsains quiconduisent si rapidement un livre àsa dixième édition. Nous ne voulonspas du succès qu’on obtientaisément à ce prix. Une rapideesquisse du caractère de M. Rumignysuffira pour nous faire comprendreet tout expliquer.

Page 364: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

M. Rumigny n’était certes pas unméchant homme ; peut-être, aucontraire, était-il né complètementbon, mais l’incessante réussite qu’ilavait eue dans ses affaires,l’admiration dont il avait toujoursété l’objet de la part de sa femme,pauvre créature simple et naïve quiétait morte en adorant son mariaprès avoir été l’esclave de sescaprices ; la timidité de sa fille,l’indulgence de ses amis, et surtoutune incommensurable vanité ; toutcela l’avait gâté à un point qu’il étaitdevenu un véritable despote, despoteinconscient, dont la tyrannieaffectait des airs de bonhomie

Page 365: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

auxquels les étrangers se laissaientprendre.

Il suffisait cependant d’être desintimes de M. Rumigny pour devenirune de ses victimes. Il avait laprétention d’être, chez lui, empereuret pape tout à la fois ; et c’était choseréellement amusante, lorsqu’onn’étudiait l’ex-négociant qu’à lasurface, de le voir régner sans lamoindre velléité d’opposition parmises sujets.

C’était, en un mot, le moi dans toutesa fatuité grotesque, dans toute sonomnipotence brutale.

Ce caractère entier, personnel,

Page 366: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

égoïste avait un peu fait le videautour de l’ancien fabricant. Peu àpeu il n’avait fini par ne plusrecevoir que la demi-douzaine dedilettanti qui partageaient son amourpour la musique, car M. Rumigny,par un de ces phénomènespsychologiques assez fréquents,s’était épris d’une véritable passionpour un art dont tout semblaitl’éloigner : son éducation, sesaffaires, le milieu dans lequel il avaitété élevé, dans lequel il avait vécu.

D’abord simple fantaisie, ce goûts’était rapidement transformé en unevéritable monomanie, et, sonentêtement et ses dispositions

Page 367: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

naturelles aidant, il était arrivé, bienqu’il s’y fût pris un peu tard, à êtreun exécutant d’une certaine valeur.

Il jouait du violon de façon à fairetrès convenablement sa partie dansun quatuor, il déchiffraitconvenablement au piano, et il avaitsi bien lu et retenu tous les ouvragesconcernant la musique et les maîtres,depuis les Dialogues, de Galilei, lepère du grand philosophe, jusqu’àl’Histoire de la musique, de Martini,que, sur ce sujet, sa conversationétait vraiment intéressante.

On conçoit aisément, le caractère denotre personnage étant connu, qu’ilavait poussé les choses à l’excès. De

Page 368: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

simple amateur, il était devenumélomane ; puis il s’était attaché àune école, l’école italienne, et il nequittait Palestrina, Pergolèse ouCimarosa que pour s’occuper deMarguerite.

Car M. Rumigny aimait sincèrementsa fille, mais comme il aimait touteschoses : pour lui-même, en raisondirecte des satisfactions qu’il ytrouvait. Il était bien plus jaloux descompliments et des soins de sonenfant que ne l’eût été l’amant leplus ombrageux.

Marguerite devait être heureuse,complètement heureuse dans cettemaison où tout vivait par son père et

Page 369: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pour lui. Aussi, lorsqu’un desparents ou des amis de M. Rumignylui faisait observer que sa fille venaitd’avoir dix-huit ans, qu’elle étaitjolie et qu’il faudrait bientôt songer àla marier, l’ex-négociant lerepoussait-il avec colère, à moinsqu’il ne répondît en haussant lesépaules et avec un sourire d’unefatuité paternelle inexprimable :

– Vous êtes fou comme les autres :ma fille n’aime et n’aimera jamaisque son père et la musique italienne.Un mari ! nous avons bien le tempsd’y songer. N’est-ce pas,Marguerite ?

La jeune fille, ne sachant que dire,

Page 370: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

baissait la tête en rougissant et sejetait dans les bras de son père, quiprenait cet élan pour une réponseaffirmative. Ce qu’il y avait deprofondément triste, c’est que lebonhomme était sincère en parlantainsi, c’est qu’il était convaincu.

Marier Marguerite ! Se priver auprofit d’un autre de sa présence, deses soins, de ses caresses ! Ne plusl’avoir là, près de lui, comme unornement ! Ne plus entendre sa voix,ne plus répéter avec elle lesmorceaux qu’il devait jouer avec sesamis ; ne plus la promenerorgueilleusement à son bras, faire ensa compagnie ces voyages durant

Page 371: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lesquels il était l’objet de tous lesregards et de toutes les jalousies, caron la prenait pour sa femme ! Vivreseul ou vivre sous le même toit avecle mari qu’il trouverait à chaque pasentre lui et son enfant !

A ces idées, M. Rumigny se révoltait,traitait d’absurdes et d’immoralesces lois naturelles qu’il nous fauttous subir, et il se prenait parfois àne plus aimer, jusqu’à détester safille, lorsqu’une lueur de raison leforçait d’admettre qu’elle semarierait un jour.

Ah ! qu’il le haïssait par avance cegendre inconnu pour lequel il avaitélevé, nourri, adulé son enfant ; cet

Page 372: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

homme qui aurait acquis du soir aulendemain le droit de lui dire : tu ;qui l’emmènerait peut-être bien loin ;auquel, plus qu’à son père encore,Marguerite devrait obéissance etaffection !

– Eh bien, soit ! disait alors levieillard, pour se consoler etamoindrir l’horreur que lui causaitcet avenir, soit ! je lui trouverai unmari, puisqu’il le faut ; mais je lechoisirai moi-même ; je lui donneraiun homme mûr, sage, un de mesamis, qui la rendra heureuse. De cettefaçon, la séparation sera moinspénible, et même je ne me sépareraipas d’elle. Mais un jeune homme, un

Page 373: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de ces fats, un de ces présomptueux,un de ces beaux garçons vaniteux etbêtes dont les jeunes filless’amourachent sottement, et qui lestrompent, battent et ruinent, jamais !J’aimerais mieux la voir morte !

Quant à Marguerite, lorsque aprèsune de ces scènes dont nous venonsde parler, elle rentrait dans sachambre virginale et qu’elle y rêvaitaux chastes confidences que lui avaitfaites quelqu’une de ses jeunesamies, son cœur se gonflait et leslarmes lui venaient aux yeux. Ellen’eût pu dire pourquoi, mais elleredoutait l’avenir.

Le calme se faisait ensuite dans son

Page 374: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

esprit et dans son cœur ; et, quelquesinstants après, en la voyant revenirsouriante, son père se disait qu’ilétait fou, que sa fille ne le quitteraitjamais, l’aimait plus que tout aumonde, était complètement heureuse,et il la prenait sur ses genoux.

Pour lui, Marguerite avait toujoursquinze ans ; c’était toujours unefillette dont la plus grande douleurpouvait être apaisée par un bijounouveau.

Les choses durèrent ainsi jusqu’à

l’époque où Mlle Rumigny atteignitdix-neuf ans, et son père, que lamusique absorbait de plus en plus,

Page 375: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ne s’apercevait pas, ou plutôt nevoulait pas s’en apercevoir, sonégoïsme le lui défendait, duchangement moral et physique qui sefaisait en elle, lorsqu’il lui dit unmatin en se mettant à table :

– J’ai une grande nouvelle àt’apprendre, mon enfant.

– Quoi donc, père ? fit Marguerite enlevant ses beaux yeux.

– On est venu me demander ta main !

– Bah ! qui cela ?

La jeune fille avait fait cette questionavec une telle indifférence que levieillard, qui n’avait pas abordé sans

Page 376: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

appréhension ce chapitre délicat, enfut tout joyeux et répondit gaiement :

– Ton cousin Adolphe !

Mlle Rumigny esquissa une petitemoue des plus expressives et desmoins flatteuse pour ledit cousin.

– Et vous lui avez répondu ?demanda-t-elle en souriant.

– Mais ce que je devais répondre, ceque me commandaient tout à la foismon devoir et mon affection,poursuivit bravement le bonhomme ;à savoir que je te ferais part de sadémarche, que je n’étais pas lemaître de ma fille, qu’il fallait avanttout qu’elle fût consultée. Est-ce que

Page 377: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

je suis un tyran, moi, pour te faireviolence ! Est-ce que tu n’es pasd’âge à choisir toi-même un mari !

M. Rumigny, certain que Margueritene voulait pas de son cousin, auraitcontinué longtemps encore sur lemême ton, si la jeune fille ne l’avaitpas arrêté en lui disant avec unegaieté plus apparente que réelle :

– Eh bien ! mon cher père, vouspourrez répondre à M. AdolpheMorin que je suis très flattée de sademande, mais que je désire ne pasme marier encore, que je ne veux pasvous quitter, me séparer de vous, queje me trouve très heureuse telle queje suis.

Page 378: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

L’égoïste vieillard n’entendit pas quela voix de sa fille était remplie delarmes, et, rapprochant vivement sachaise de la sienne, il lui dit enprenant sa main :

– Réfléchis bien, ma petiteMarguerite ; je suis certainement trèstouché de tes sentiments pour moi,mais je ne voudrais pas que tu tesacrifiasses pour ton vieux père.Adolphe est fort riche, bien posé ; ilferait, j’en suis sûr, un excellentmari. De plus, c’est un bon et bravegarçon, que ton refus chagrinerabeaucoup. Toutefois je ne veux pas tecontraindre ! C’est égal, tu as peut-être tort. Enfin, tu es bien décidée ?

Page 379: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Oh ! tout à fait !

– Alors, c’est entendu, je le lui dirai.

Et saisissant la tête de son enfant àdeux mains, M. Rumigny couvrit sonfront de baisers, puis se sauva, dansla crainte de manifester tropclairement sa joie.

Mais Marguerite, aussitôt sondépart, éclata en sanglots : elle avaitcompris l’odieuse comédie quevenait de jouer son père.

Ainsi, voilà ce qui était réservé à sajeunesse, à sa beauté, auxaspirations de son cœur : larecherche d’un homme de près dutriple de son âge, et dont les traits, le

Page 380: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ton et la tournure prêtaient auridicule.

Non seulement M. Adolphe Morinapprochait de la cinquantaine, maisil était loin d’être élégant etspirituel.

C’était un personnage compassé, à laphysionomie hypocrite etdoucereuse, physionomie quimasquait, disait-on, des passionsardentes et peu avouables.

Quoique dans une situation aisée, –on lui donnait une vingtaine de millelivres de rentes, – et bien qu’il n’eûtaucune charge, il était d’uneéconomie exagérée. S’il ne s’était pas

Page 381: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

marié jusqu’alors, c’est qu’il avaittoujours couru après une grosse dot.

Pour la première fois, peut-être, ilétait assez amoureux pour ne pastrop penser à l’argent. Aussi était-ilprêt à épouser sa cousine, quoiqueson père ne lui donnât que cent millefrancs.

M. Morin ne s’imaginait pas qu’il pûtêtre repoussé ; il avait cru la veilleaux promesses de M. Rumigny, et ildoutait si peu de son succès que,quelques instants après la scène quenous venons de raconter, il arrivaitchez son oncle, un bouquet à la main,en séducteur et en vainqueur.

Page 382: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Monsieur et mademoiselle sontencore à table, lui dit le domestiquequi avait ouvert la porte.

– Tant mieux ! fit le vieux garçon ensouriant ; je vais les surprendre.

Et traversant le vestibule, il entradans la salle à manger, où Margueriteétait seule et toujours en proie àl’émotion que lui avait causée sonentretien avec son père.

En apercevant son cousin, la jeunefille essuya vivement ses yeux et, peusoucieuse du tête-à-tête dont elleétait menacée, elle lui dit vivementen se levant :

– Mon père vient de me quitter, il

Page 383: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

doit être au jardin ; allons lerejoindre.

– Ne vous a-t-il rien dit ce matin, àmon sujet, ma charmante cousine ?demanda M. Morin en offrant assezgauchement son bouquet.

– Oui, mon père m’a fait part devotre demande, qui me flattebeaucoup ; il vous répondra lui-même, venez.

Elle s’était dirigée vers la porte de lasalle.

– Puis-je au moins espérer ? fit leprétendant en l’arrêtant galammentau passage pour lui baiser la main.

Page 384: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Tenez, Adolphe, dit avec fermeté

Mlle Rumigny, comme si elle se fûtarmée de courage, je préfère êtrefranche et vous épargner uneseconde démarche qui serait inutile.J’ai répondu à mon père que je nevoulais pas me marier. Restons bonsamis, mais je ne deviendrai jamaisvotre femme.

– Pourquoi ? interrogea prudemmentM. Morin.

– Je viens de vous le dire : parce queje ne désire pas me marier.

– Et parce que vous ne m’aimez pas ?

– Mon cousin !

Page 385: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Parce que vous ne me trouvez niassez jeune ni assez riche pourvous ?

Tout cela était dit d’un tondoucereux qui dissimulait malcombien le neveu de M. Rumignyétait humilié de ce refus.

La vérité est que son cœur et sonamour-propre étaient égalementfroissés.

Le jour où il s’était senti las de sasolitude et des amours faciles, c’est-à-dire quelque mois avant l’époqueoù nous nous trouvons, M. Morinavait daigné remarquer queMarguerite était jolie. De plus, il la

Page 386: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

savait l’héritière d’une assez grandefortune. De là à la désirer et à formerle projet de l’épouser, il n’y avaitqu’un pas.

Adolphe Morin n’avait pas devinédans sa cousine la jeune fillesacrifiée à l’égoïsme paternel,malheureuse, aspirant au bonheur,comme c’est le droit de toutecréature humaine ; il n’avait vu quela femme et l’argent, c’est-à-dire lasatisfaction de ses deux appétits :l’amour brutal et l’avarice.

Il avait alors dressé son plan decampagne et s’était fait un ami dansla place en se rapprochant de sononcle, en flattant ses goûts, surtout

Page 387: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

en ne se présentant pas comme unamoureux, car il savait l’horreur deM. Rumigny pour tout ce quiressemblait, de près ou de loin, à unfutur gendre.

Mais comme il avait été forcé, pourjouer son rôle, de rendre ses visitesde plus en plus fréquentes, il s’étaittrouvé presque chaque jour avecMarguerite, et son amour, simplecalcul d’abord, s’était rapidementtransformé en véritable passion, enun de ces désirs dominateurs quiprennent à la fois le cœur, les sens etl’esprit.

Il avait lutté aussi longtemps quepossible, et si adroitement, avec

Page 388: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

toutes les ressources de sa nature

hypocrite, que Mlle Rumigny nes’était aperçue de rien ; puis un beaumatin, à bout de patience, avide depossession, il s’était décidé à parlerà son oncle de ses projetsmatrimoniaux.

Par extraordinaire, ce jour-là, levieillard n’était pas trop maldisposé ; il accueillit sans mauvaisehumeur les ouvertures de son neveu,– ce n’était pas d’ailleurs un de cesgendres qui l’épouvantaient, – etconvaincu, de plus, que sa fille n’envoudrait pas, il fit le bonhomme etlui répondit qu’il était nécessaire,avant de prendre quelque décision

Page 389: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

que ce fût, de consulter son enfant.

Nous savons comment il avaitmanœuvré et quel avait été lerésultat de sa proposition.

M. Morin, qui avait accepté commeargent comptant les promesses deM. Rumigny ; qui dans sa fatuité,pensait qu’il n’existait d’autreobstacle, entre celle qu’il aimait etlui, que la volonté paternelle,M. Morin fut stupéfait de ladéclaration si nette et si franche dela jeune fille, et il allait sans doute selancer dans mille protestations etrécriminations, lorsque Marguerite,prévoyant le danger, prit les devantsen lui disant :

Page 390: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Vous vous trompez, mon cousin, jen’ai pas un tel orgueil que je ne soissincèrement flattée de votrerecherche, et je vous jure qu’il n’estqu’une raison à mon refus : Je désirene pas me marier. Or, comme c’est làde ma part une résolutionirrévocable, il ne serait pasconvenable, je pense, que notreconversation sur ce sujet seprolongeât plus longtemps.Permettez-moi donc de me retirer. Aurevoir, si vous ne voulez que de mabonne amitié.

Sans attendre la réponse deM. Morin, après l’avoir saluéaffectueusement de la main, elle

Page 391: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

s’enfuit par la porte opposée à celledont il lui barrait le passage.

Tout à la fois profondément humiliéet douloureusement frappé, car, quelque fût son objectif matériel etquelles que fussent ses causes, sonamour n’en était pas moins réel, levieux garçon se demanda un instantce qu’il devait faire. Ne sachantquelle contenance garder, il allaittout simplement s’éloigner, lorsqu’ilM. Rumigny apparut.

Le mouvement de surprise duvieillard exprima bien qu’il necomptait pas trouver son neveu dansla salle à manger et que cetterencontre ne le réjouissait que

Page 392: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

médiocrement ; toutefois M. Morinne devina rien de semblable, et ils’avança vivement vers son oncle, enlui tendant la main d’un air toutdéconfit.

– Eh bien ? lui dit celui-ci en feignantde ne rien comprendre, tu as causéavec Marguerite ?

– Oui, elle m’a refusé, réponditAdolphe Morin.

– Ca n’est pas possible ! J’aicependant bien plaidé ta cause.

M. Rumigny avait lancé cette doubleexclamation avec un tel accentd’étonnement et de vérité que, si soninterlocuteur avait eu quelques

Page 393: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

doutes sur sa sincérité, ils eussentimmédiatement disparu.

– Elle m’a refusé, répéta-t-il trèsnettement. Ah ! elle a au moins lemérite de la franchise.

– A-t-elle dit pourquoi ?

– Elle ne veut pas se marier.

– Les jeunes filles disent toujours ça.

– Vous comprenez, mon cher oncle,qu’après un semblable échec, mevoilà forcé de venir vous voir moinssouvent.

– Tu auras tort. Je te l’ai dit : je necontraindrai jamais Marguerite, carje ne veux que son bonheur, mais il

Page 394: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ne faut pas ainsi déserter la place.Qui sait ? les filles, ça change sisouvent d’idées ! Dans un mois, c’estelle peut-être qui courra après toi !

Si flatteuse que fût cette perspective,M. Morin, malgré toute sa vanité, nel’accepta qu’en hochant la tête, etlorsqu’il s’éloigna, quelques instantsaprès, son amour s’armait déjà decette haine inconsciente quiaccompagne toujours, dans les âmesviles, les passions inassouvies.

Quant au faux bonhomme, heureuxde sa victoire et fier d’avoir aussibien joué son rôle, il remonta chezlui pour y exécuter, avec unemaestria qui disait toute sa

Page 395: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

satisfaction, le Salve Regina dePergolèse.

Pendant ce temps-là, Margueritepleurait ; mais le soir, lorsqu’elles’assit à table, en face de son père, saphysionomie était si calme queM. Rumigny n’eut aucune peine à sepersuader que c’était vraiment paramour filial qu’elle avait refusé de

devenir Mme Morin.

Si l’ex-négociant mélomane avait étéplus observateur ; si son égoïsme nelui avait pas ordonné de toutrapporter à soi, ce calme l’eût aucontraire effrayé. Il aurait comprisque cette journée avait été décisive

Page 396: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pour Marguerite, et que l’indignecomédie dont il s’applaudissaitvenait de lui enlever en partie le cœurde son enfant, en y faisant naître unlevain de révolte qui éclateraitfatalement un jour.

Les femmes jugent volontiers par

comparaison. Mlle Rumigny, si pureque fût son âme, avait opposé à cettepassion ridicule de son cousin une deces amours idéales qui bercent sisouvent les plus chastes jeunes filles,et elle s’était dit qu’elle n’était faiteni pour l’isolement ni pour lesacrifice.

Page 397: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

q

Page 398: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre15

LE ROMAN DEMARGUERITE

Page 399: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Plusieurs mois s’étaientécoulés depuis les scènesque nous venons deraconter, lorsqu’un matinM. Rumigny reçut deFlorence une lettre qui le

fit tressaillir de joie et qu’il relut dixfois de suite avec orgueil.

« Mon cher maître, lui écrivait un desplus illustres compositeurs italiensde l’époque, je recommande à toutevotre bienveillance un de mescompatriotes, M. Robert Balterini,qui suivra de près ces lignes. C’estun jeune homme digne en tous pointsde l’accueil dont je vous prie del’honorer, par amitié pour moi et au

Page 400: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

nom de votre amour pour le grandart que vous cultivez avec tantd’éclat. Balterini est déjà un maître ;vous le jugerez.

« Forcé de quitter l’Italie pour desmotifs qu’il ne m’est pas permis devous faire connaître, mais il vous lesdira, il est venu me demander conseilet protection.

« J’ai pensé ne pouvoir mieux faireque de vous l’adresser ; faites pourlui ce que vous feriez pour mon fils,je vous en serai tout reconnaissant.Balterini ne sera pas de vos amisdepuis un mois seulement que c’estvous qui me direz : merci.

Page 401: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

« Je mets la dernière main auconcerto que je veux vous dédier ;vous en recevrez bientôt la copie, et,comme je compte aller en Francedans quelques mois, nousl’exécuterons ensemble.

« Toujours tout à vous,

« ALBERTI. »

Ce nom était celui d’un musiciendont l’Italie acclamait les œuvres etque la France commençait àconnaître. M. Rumigny s’était liéavec lui pendant un voyage qu’ilavait fait de l’autre côté des Alpes,quelques années auparavant, et ilétait resté en correspondance avec

Page 402: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lui.

Rien ne pouvait flatter davantage lebourgeois mélomane que l’épîtrelouangeuse du grand artiste ; il sehâta de lui répondre que sa maisondeviendrait celle de son protégé, et,en attendait l’arrivée du jeunemaestro, M. Rumigny l’annonça àtous ses amis et à sa fille.

Mais Marguerite était dans unesituation d’esprit qui ne luipermettait pas de se faire une joie dequoi que ce fût. Son unique souciétait d’éviter autant que possible soncousin, car M. Adolphe Morin avaitrepris courage. Il fatiguait même sibien la jeune fille de ses prévenances

Page 403: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

et de ses airs langoureux, que

l’indifférence de Mlle Rumigny pourson adorateur se transformait toutdoucement en haine et en dégoût.

Elle accueillit donc avec une grandefroideur la nouvelle que son père luicommuniqua avec tant d’orgueil, et,huit jours plus tard, lorsque, setrouvant avec M. Rumigny dans lesalon, on annonça M. Balterini,Marguerite s’empressa de disparaîtremalgré les airs furibonds du vaniteuxbourgeois.

Quant à lui, il s’élança aussirapidement que le lui permettaientses soixante ans au-devant de

Page 404: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’Italien, et, lui tendant les deuxmains, il s’écria :

– L’élève du célèbre Alberti est lebienvenu chez son humble confrère !

Puis, faisant doucement violence àl’étranger, il le contraignit às’asseoir près de lui sur un divan.

Balterini était à cette époque un beaugarçon d’une trentaine d’années,mince, élancé, avec de beaux yeuxbruns, un front intelligent et unesuperbe chevelure noire.

Sa bouche était fine, spirituelle, bienqu’un sourire un peu triste y parûtstéréotypé.

Page 405: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

C’était en un mot le type napolitainpur, dans sa forme à la fois éléganteet robuste.

Profondément touché de l’accueil duvieillard, il prit place auprès de lui etlui exprima, en excellent français,quoiqu’il le parlât avec un légeraccent, toute sa gratitude pour uneaussi flatteuse réception.

Ils causèrent d’abord d’Alberti, deses œuvres nouvelles, du mouvementmusical en Italie, puis M. Rumigny,dont la discrétion n’était pas laqualité première, questionna le jeunehomme sur ses projets.

– Monsieur, lui répondit avec

Page 406: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

franchise l’Italien, je m’aperçois quemon maître et ami vous en a écritbien peu sur mon compte et que vousignorez qui je suis.

L’ex-négociant fit un geste pourl’interrompre.

– Non, je vous prie, laissez-moi toutvous dire, poursuivit Balterini ; jetiens à ce que vous me connaissiezbien. Si, ensuite, vous me jugeztoujours digne de votre bienveillantintérêt, je ne vous en aurai que plusde reconnaissance.

– Pouvez-vous en douter ? protestaM. Rumigny, qui n’aimait pasbeaucoup à se taire.

Page 407: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Eh bien ! monsieur, vous avezdevant vous un malheureux exilépolitique ; il est probable qu’en cemoment même où je vous parle, lacour criminelle de Naples mecondamne par contumace auxtravaux forcés.

Le bonhomme fit un soubresaut surson siège.

– Oh ! que cela ne vous effraie ni nevous étonne, poursuivit en souriantamèrement l’élève d’Alberti ; ceschoses-là arrivent aux plus honnêtesgens sous le règne de notre bon roiFerdinand. Le déshonneurheureusement n’accompagne pas lapeine. Notre souverain envoie au

Page 408: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

bagne ses plus grandsgentilshommes, et lorsqu’il veut bienles gracier, ces messieurs rentrentdans le monde comme s’ilsrevenaient de la campagne. Pournous autres gens de peu, la colèreroyale dure plus longtemps et a desconséquences autrement graves. J’aipréféré ne pas l’affronter. Mêlé à unede ces conspirations que les abusfont permanentes dans notre pauvrepays, j’ai été prévenu à temps parAlberti que tout était découvert etque j’allais être arrêté. Je me suishâté de fuir pour me réfugier enFrance, dont le gouvernement, jel’espère du moins, n’accordera pas

Page 409: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

mon extradition, dans le cas où elleserait demandée. Cependant, commeil faut tout prévoir, mêmel’impossible, j’ai changé de nom. Jem’appelle Romello. Mais pour tous jesuis Balterini. Pour vous seul je suisRomello.

– Pour moi seul, croyez-le bien,s’empressa d’affirmer M. Rumigny,qui n’était pas fâché de voir de prèsun conspirateur.

Un peu frondeur comme toutbourgeois de bonne race, il ne luidéplaisait pas de protéger unevictime du pouvoir, surtout lorsque,comme dans la circonstanceprésente, ce pouvoir était étranger et

Page 410: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qu’il pouvait accorder sa protectionsans courir aucun risque.

– A Marseille, reprit celui que nouscontinuerons à nommer Balterini,j’ai reçu une lettre dans laquellevotre ami Alberti me disait de merendre dans votre ville, où grâce àvous, à qui il me recommandait, jetrouverais certainement un emploi dequelque talent que je dois à monillustre maître. Voilà toute monhistoire, monsieur ; puis-je toujourscompter sur votre bienveillance ?

– Si vous pouvez y compter ? s’écriaM. Rumigny enthousiasmé du rôlequ’il allait jouer, plus que jamais !Ma fille et moi serons vos premiers

Page 411: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

élèves. J’ai quelque influence ici. Dèsqu’il s’agit d’art, on m’écoutevolontiers. Soyez sans inquiétude :dans un mois vous serez célèbre.Nous allons donc faire de la grandeet bonne musique !

Le vieillard serrait les mains dujeune homme avec un air d’orgueil etde protection impossible à rendre.

– Tenez, poursuivit-il, sans permettreà l’Italien de placer un mot deremerciement, fraternisons de suite.J’ai là un instrument parfait, unErard qui m’a bel et bien coûté milleécus, mais je ne les regrette pas ; iln’y a, voyez-vous, que ces pianos-là !Jouez-moi quelque chose.

Page 412: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Oh ! bien volontiers, fit Balterinien s’asseyant au piano, que le vieuxmélomane avait ouvert.

Et, après s’être assuré, par unprélude savant, qu’il avait bien sousles doigts un merveilleux instrument,l’étranger exécuta, en véritablevirtuose, les plus jolis morceaux dela Serva padrona de Pergolèse.

– Encore, mon jeune ami, encore !disait M. Rumigny au comble de lajoie, car ce ravissant opéra du maîtreitalien était justement une de sespassions.

Il avait pris son violon etaccompagnait timidement l’élève

Page 413: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’Alberti.

Ce concert impromptu durait déjàdepuis près d’une heure, lorsquel’ex-négociant, qui s’était tu pourêtre tout entier à un andante deCimarosa, que Balterini rendait avecun goût parfait, s’élança vers laporte, appela son domestique et luiordonna d’aller dire à sa fille qu’il lapriait instamment de le rejoindre.

Bien qu’elle craignit quelqueprésentation fort peu de son goût,péché d’orgueil paternel dontM. Rumigny était coutumier,Marguerite ne crut pas cependantdevoir résister à cet appel. Quelquesminutes après, elle apparaissait sur

Page 414: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

le seuil du salon.

– Chut ! fit le vieillard, en la prenantpar la main et en suppliant du gestele maestro de ne points’interrompre ; écoute cela.Cimarosa, mon enfant, Cimarosainterprété par Liszt !

L’Italien était vraiment un pianistede premier ordre. L’instrumentchantait et pleurait sous ses doigtsagiles, Marguerite, qui était excellentmusicienne, ne put s’empêcher departager l’admiration de son père, sipeu disposée qu’elle fût àl’enthousiasme.

Le morceau terminé, l’étranger se

Page 415: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

leva.

M. Rumigny le présenta à sa fille, etil s’excusa de son indiscrétion sisimplement et en de si excellentstermes, que, pour la première fois desa vie, Marguerite se sentit troublée.

Mais, par un de ces sentiments dedéfiance innés chez les femmes, elleresta si parfaitement calme, siglaciale, que le vieillard en conclutqu’il allait avoir quelque lutte intimeà soutenir pour qu’il fût fait chez luibon accueil et bon visage à sonprotégé.

Un mois plus tard, ainsi que l’ex-fabricant l’avait promis à son jeune

Page 416: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

protégé, Balterini était presquecélèbre. Il s’était fait entendre dansun concert organisé en son honneur,on ne parlait que de lui, on ne voulaitque lui pour maître.

Seulement, un mois plus tard aussi,

Mlle Rumigny, qui ne semblait paspartager l’engouement général,n’était plus la même qu’autrefois.

Bien que son gracieux visage eûtconservé son expression sérieuse, unpeu triste, parfois ses lèvres avaientun doux sourire et ses yeux unrayonnement de joie.

La solitude n’était plus pour elle unmoyen d’échapper aux obsessions

Page 417: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

paternelles. Lorsqu’elle se réfugiaitdans sa chambre, c’était pour y êtreseule avec ses pensées et ses rêves.

Elle aimait !

q

Page 418: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre16

CATASTROPHE !

Page 419: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

N’écrivant pas ici unroman d’amour, nousnous garderons bien depeindre chacune desphases de la passion quidevait fatalement

rapprocher deux cœurs meurtris etisolés.

Exilé, privé de toute affection defamille, d’une nature ardente etexaltée, Balterini n’avait pas résistélongtemps aux charmes deMarguerite. Après avoirpromptement deviné tout ce quecette âme vierge renfermait detrésors de tendresse, tout ce qu’ellesouffrait de secrètes tortures, car

Page 420: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

peu de jours lui avaient suffi pourcomprendre la nature profondémentégoïste de M. Rumigny, il s’étaitsenti saisi d’une indiciblecompassion et bientôt envahi par unirrésistible amour.

Lorsqu’il fut certain qu’il étaitégalement aimé, la joie de l’Italienfut immense ; il bénit les malheurspolitiques qui l’avaient conduit danscette ville dont il ignorait peut-être lenom quelques mois auparavant ;mais, comme c’était un honnêtehomme, incapable d’abuser de laconfiance que lui témoignait le pèrede Marguerite, il résolut d’avoir avecla jeune fille un entretien de nature à

Page 421: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

décider de leur avenir à tous deux.

Un matin, alors que M. Rumigny lesavait laissés seuls, dans ce mêmesalon où ils s’étaient vus pour lapremière fois, Balterini jeta sur cellequ’il aimait un regard qui la fittressaillir, et quittant brusquement lepiano où il était assis, il s’avançavers elle.

Pressentant qu’il allait se passerentre elle et l’étranger quelque chosede grave, Marguerite pâlit et futobligée de s’appuyer contre unmeuble.

– Mademoiselle, dit le jeune hommeen lui prenant les deux mains, ne

Page 422: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pensez-vous pas que, dans lasituation particulière où nous noustrouvons, il nous faut plus decourage, d’énergie et de franchisequ’à bien d’autres ? Je vous aime detoutes les forces de mon âme ; peut-être m’aimez-vous un peu vous-même.

La jeune fille ne répondit qu’enfermant les yeux et en pressant lesmains qui renfermaient les siennes.

Balterini poursuivit :

– Où nous conduira cet amour sinous n’unissons pas nos efforts pourtriompher des obstacles qui nousséparent ? Au désespoir ! Moi, du

Page 423: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

moins, Marguerite, car j’aimeraismieux mourir que de renoncer àvous. M. Rumigny voudra-t-il de moipour son gendre ? J’ose à peinel’espérer, quelques sentimentsaffectueux qu’il me témoigne. Il estdonc nécessaire que j’aie votreassentiment, que vous m’encouragiezpour faire cesser mes hésitations etmes craintes, pour que je puissehardiment vous demander à votrepère.

– Oh ! gardez-vous-en bien, Robert,dit la jeune fille avec épouvante.

Puis, effrayée de son abandon, ellereprit en rougissant :

Page 424: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Pardon ! Monsieur Robert.

– Chère Marguerite ! En sommes-nous donc encore à ne pas nousentretenir franchement ? Nem’aimez-vous pas assez pour avoirtoute confiance en moi, pourm’appeler Robert, comme moi jeveux vous appeler Marguerite ?

– Oui, vous avez raison, répondit

Mlle Rumigny en précipitant sesparoles. Eh bien, Robert, ne parlez derien à mon père en ce moment.Attendez, ayez de la patience, commeil m’en faut à moi-même. Laissez-moi le préparer à votre démarche.Vous ne le connaissez pas, voyez-

Page 425: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vous. Je sais seule la lutte qu’il mefaudra subir. Il m’aime tant ; il s’estsi bien accoutumé à cette idée que jene le quitterai jamais, que mon cœurn’appartient qu’à lui. Que dira-t-illorsqu’il apprendra que j’en ai donnéla meilleure part à un autre. J’aipeur !

– Peur ! ne suis-je pas là pour vousdéfendre ? Mais vous vous trompez ;M. Rumigny est un homme trop sagepour ne pas comprendre que, jeune etbelle comme vous l’êtes vous devezêtre adorée. S’il vous aime, il ne peutvouloir que votre bonheur, et il metémoigne assez d’affection etd’estime pour me pardonner un

Page 426: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

amour aussi profond, aussirespectueux que le mien.

Mon père n’est pas un hommecomme les autres hommes, mon ami.Sa tendresse pour moi est inquiète etjalouse ; il m’aime pour lui et nonpour moi-même. Quant à son amitiépour vous, elle est toute d’égoïsme.Elle lui rapporte mille satisfactionsselon ses goûts ; le jour où ellemenacera de lui coûter quelquechose, sa fille surtout, il ne verraplus en vous qu’un ennemi.

– Ce n’est pas possible !

– Cela est ainsi, Robert ; je vous lerépète : j’ai peur !

Page 427: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Que faire alors ?

– Attendre !… ou ne plus m’aimer !

Balterini répondit à cette expressionde douleur en élevant jusqu’à seslèvres les mains de la jeune fille et enles couvrant de baisers ; puis, aprèsde douces paroles, ils décidèrentqu’il ne serait fait aucune démarcheauprès de M. Rumigny, et qu’ilsredoubleraient de prudence aucontraire pour ne pas éveiller lessoupçons du vieillard.

La quiétude de l’ex-négociant étaitd’ailleurs absolue ; il ne voyait dansl’Italien qu’un confrère savant etdévoué dont l’intimité lui était

Page 428: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

précieuse, dont les succès leremplissaient d’orgueil.

Tout entier à son dilettantisme ilétait complètement aveugle.

Rien ne l’intéressait que la musique,il devait en être de même de tousceux qui l’entouraient.

Heureux d’un regard, de quelqueslignes échangées chaque jour, d’unepression de main furtive, les deuxamoureux auraient donc pu vivrelongtemps ainsi, en attendant qu’il seprésentât une occasion favorable ;mais si M. Rumigny dormait, sonneveu, malheureusement, veillaitpour son oncle et pour lui-même.

Page 429: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Du premier jour où il s’étaitrencontré avec Balterini, M. Morinl’avait vu d’un mauvais œil. Jaloux,par tempérament, de tout ce qui étaitjeune et beau, il n’avait pas tardé àprendre l’Italien en haine.

Lorsqu’il le vit devenir l’intime decette maison où on n’avait pas voulude son amour ; quand il entendit levieillard prôner partout son jeuneami, il se sentit envahi par millesentiments mauvais. Puis, il eutbientôt la pensée que cet étrangerpouvait aimer Marguerite et en êtreaimé. Il se promit alors de lessurveiller et de les perdre s’il existaitentre eux un secret et qu’il le surprît.

Page 430: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Dès ce jour-là, il redevint assidu chezson oncle, empressé auprès deMarguerite, et, quoiqu’il n’eût jamaispassé pour un dilettante, il se prittout à coup pour la musique d’ungoût passionné. Il écoutait pendantdes soirées entières tous lesmorceaux qu’il plaisait à M. Rumignyd’exécuter ; lorsque la jeune fille etBalterini chantaient, car l’Italienavait une voix remarquable, il ne lesquittait pas des yeux.

Se sentant espionnée, Mlle Rumignyredoubla de réserve et recommanda àRobert de se tenir sur ses gardes ;mais les deux amants eurent beaufaire, M. Morin les devina, et,

Page 431: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lorsqu’il fut bien certain qu’ilss’aimaient, il résolut de ne pasattendre un instant pour se venger.

C’est dans ce but qu’il se présenta unmatin chez M. Rumigny. Celui-ciétait seul dans la salle à manger ; safille venait de remonter chez elle.

– Eh ! bonjour, mon neveu, dit levieillard, quelle bonne fortunet’amène à pareille heure ?

– Je viens remplir un devoir, mononcle, répondit le vieux garçon de ceton sournois qui lui était particulier.

– Un devoir ?

– Oui.

Page 432: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Je ne te comprends pas.

– Je vais m’expliquer. Il y a quelquesmois, je vous ai demandé la main deMarguerite.

– Tu sais que je ne suis pour riendans son refus.

– Je le sais ; vous m’avez même dit,pour me consoler, que vousn’imposeriez jamais un mari à votrefille.

– C’est vrai ! Je n’ai pas changéd’avis.

– Eh bien ! ma chère cousine, si je neme trompe pas, est en train de sechoisir elle-même un mari.

Page 433: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Ah ! bah ! Et qui donc ?

M. Rumigny avait prononcé ces motsd’une voix ironique, mais le coupn’en avait pas moins porté, car lesang lui était monté au visage.

– Vous comprenez, mon cher oncle,poursuivit impitoyablement AdolpheMorin, que c’était fatal. Votre filleest jeune, jolie ; il serait bienétonnant de la voir tous les jourssans l’aimer.

– Va donc ! De qui parles-tu ?

– De qui voulez-vous que je parle, sice n’est de ce bel étranger dont vousavez fait votre intime ?

Page 434: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Balterini ?

– Lui-même.

– Tu es fou ! Balterini est un honnêtegarçon qui n’oserait…

– J’y vois plus clair que vous, il aosé.

Le bonhomme avait quitté son siège,et, plus agité, plus ému qu’il nevoulait le paraître, il allait et venaiten murmurant :

– Non, non, ce n’est pas possible ! Jeme serais aperçu de quelque chose.Je ne suis pas un Géronte, unBartholo ; on n’oserait se jouer ainside moi !

Page 435: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

M. Rumigny était touché au cœur,dans son orgueil et dans sonaffection jalouse ; cependant il nevoulait pas croire encore.

– Mais, dit-il en s’arrêtantbrusquement en face de son neveu,lors même que Balterini aimeraitMarguerite, ce qui est possible, soit !ça ne prouverait pas que ma fille,sans m’avoir consulté, ait autorisécet amour.

– Je suis sûr que ma cousine etl’Italien s’entendent à merveille.

– Oh ! si je le croyais !

L’accent de colère croissante aveclequel son oncle avait lancé ces

Page 436: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

quatre mots effraya M. Morin.

– Voyons, calmez-vous, lui dit-il ; lemal est peut-être moins grand que jele suppose. Marguerite n’en estprobablement qu’à voir dans cemusicien un héros de roman qui afrappé son imagination. Eloignez-lede chez vous ; dans un mois elle n’ypensera plus. Que faites-vous donc ?

M. Rumigny venait de sonner.

– Je veux en avoir le cœur net,répondit-il sèchement ; je vaisinterroger ma fille.

– Pas devant moi, au moins ; je nevoudrais pas qu’elle pût penser quej’ai voulu lui causer un chagrin. Je

Page 437: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

n’ai qu’un but : vous rendre service àtous deux.

– Tu as raison, oui, va-t’en !

Son domestique entrouvrant en cemoment la porte de la salle à manger,il lui dit avec un calme relatif :

– Priez Mlle Marguerite de descendre.

M. Morin était déjà sorti ;M. Rumigny reprit sa promenadeagitée.

Il ne l’interrompit qu’à la voix de safille, qui lui disait en entrant :

– Tu me fais demander, père ?

– Oui, dit le vieillard, en s’efforçant

Page 438: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de rester maître de sa colère ; nousavons à causer.

– Mon Dieu ! qu’as-tu donc ? Commetu es rouge. Serais-tu malade ?

– Je me porte fort bien, au contraire ;ce n’est pas de ma santé qu’il s’agit.

– De quoi donc ? demandaaffectueusement la jeune fille.

M. Rumigny ne savait commententamer l’entretien. Les regards sipurs de son enfant, sa voix si tendre,sa physionomie si tranquille, toutcela le paralysait.

Il eut un instant la bonne pensée derepousser les soupçons qu’avait

Page 439: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

éveillés en lui son neveu, et detrouver une défaite quelconque pourexpliquer l’ordre qu’il avait donné àson domestique ; mais son caractèreinquiet, égoïste et jaloux ne luipermit pas de suivre cette conduiteplus digne, et, faisant alors commeles poltrons qui, par peur, se jettentau-devant du danger, il s’approchade sa fille et lui dit d’un ton plein demenaces :

– Alors tu te moques de moi ?

Stupéfaite de cette apostrophe, carelle ne se doutait de rien, elleignorait même la visite de son

cousin, Mlle Rumigny regarda son

Page 440: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

père avec autant de surprise que defrayeur. Elle ne savait que répondre.

– Oui, tu te moques de moi, repritironiquement le vieillard ; tu files leparfait amour avec Balterini. Ah !vous avez cru que je nem’apercevrais pas de vos grimaces ;vous m’avez pris pour un père decomédie, pour un imbécile !

– Père ! supplia Margueritedouloureusement émue de la colèrede M. Rumigny.

– Voyons, est-ce vrai, oui ou non ?Cet Italien te fait-il la cour ? T’a-t-ildit qu’il t’aimait ? Je ne te demandepas ce que tu lui as répondu, je suis

Page 441: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

certain que tu l’as traité comme il lemérite. Mais pourquoi ne m’as-tupas averti ? je l’aurais chassé !

La jeune fille se taisait,profondément humiliée et s’armantde courage pour la suite qu’ellepressentait.

– Eh bien ! réponds-moi !

Il lui secouait les deux mains qu’ilavait prises dans les siennes.

– Pas en ce moment ! fit

Mlle Rumigny en se dégageantdoucement ; ce soir, demain, lorsquevous serez plus calme.

– Je veux savoir de suite.

Page 442: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Marguerite releva la tête, son regards’était fait assuré ; on eût dit qu’elleavait honte de sa faiblesse.

– Soit ! dit-elle ; après tout, il vautmieux ne rien vous cacher. C’est vrai,M. Balterini m’a avoué qu’ilm’aimait.

– Le misérable ! Et toi ?

– Moi ! je l’aime aussi.

– Malheureuse ! Tu penses que jesupporterai ce scandale ?

– Où est le scandale, mon père ?Robert…

– Je te défends de l’appeler par cenom.

Page 443: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Pardon ! M. Balterini appartient àune excellente famille ; c’est ungrand musicien, destiné à devenircélèbre ; vous l’avez dit cent fois ; ilveut faire de moi sa femme.

– Sa femme ! Ah ! tu as pu croire queje consentirais jamais à ce mariage.Ainsi, c’est chez moi, dans mamaison, sous mes yeux, que vousavez abusé de ma confiance, quevous vous êtes joués de moi, aumépris de mon autorité, de façon àme rendre la fable de la ville entière.Oh ! que cet Italien ne remette plusles pieds ici, sinon…

Le vieillard, qui, dans sa colère,allait d’un meuble à l’autre, les

Page 444: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

poussant du pied et de la main, saisitune corbeille de porcelaine sur unbuffet et, la lançant à terre, la brisaen mille pièces.

La jeune fille jeta un cri de terreur,et, pâle, à demi-morte, se laissatomber sur un siège.

M. Rumigny, honteux et épouvanté,se précipita vers elle, s’agenouilla etlui dit en la pressant dans ses bras :

– Marguerite, mon enfant, pardonne-moi ! C’est que je suis simalheureux ! Tu ne l’aimes pas, cethomme, ce n’est pas possible ! Tu nevoudrais pas quitter ton pauvrevieux père, dont tu es toute la joie,

Page 445: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

tout l’orgueil, pour suivre unétranger. Il a surpris ton cœur ! Quipourrait t’adorer comme moi ? Est-ceque je te refuse jamais quelquechose ? N’es-tu pas ici la maîtresseabsolue ! Réponds-moi, ma petiteMargot ; dis-moi que tu mepardonnes. Tiens ! si tu veux, nouspartirons demain pour Paris. De là,nous irons où tu voudras : en Italie ;non, pas en Italie ! mais enAllemagne, en Suisse ! Tu verrascomme tu seras heureuse !

Et le père égoïste embrassait sa filleen lui souriant.

C’était tout à la fois odieux etridicule.

Page 446: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Marguerite ne répondait pas ; leslarmes coulaient silencieusement deses yeux.

– C’est entendu, n’est-ce pas, repritle vieillard en se relevant, tu n’ypenseras plus, tu me le promets ?

– Mon père, murmura la malheureuseenfant, lorsque mon cousin vous ademandé ma main, vous m’avez dit àmoi-même que vous me laissiez libredu choix de mon mari.

– Oui, c’est possible ! Tu sais, on ditces choses-là sans penser qu’un jource malheur peut arriver. Biencertainement tu te marieras, je nesuis pas un tyran ; mais plus tard,

Page 447: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

nous avons le temps ! Tu n’as pasencore vingt ans. D’abord, je ne veuxpas d’un étranger ; de plusM. Balterini n’est pas ce qu’il tefaut ; je le connais mieux que toi.

– Je vous ai dit que je l’aimais ! Je neporterai jamais d’autre nom que lesien.

– Il ne s’appelle pas Balterini.

– Je le sais, il m’a tout raconté. Sesmalheurs, les causes de son exil, sonvéritable nom, je n’ignore rien !

– Il t’a dit aussi qu’il est condamné àdix ans de prison ?

– Oui ?

Page 448: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Et c’est cet homme-là dont tuvoudrais devenir la femme ? Unconspirateur ! Plus encore, peut-être !

– Mon père !

Mais le vieillard cédait de nouveau àla colère. La résistance de sa fille,qu’il croyait vaincue, l’exaspérait. Iln’écoutait plus rien.

– Non ! s’écria-t-il, cent fois non !Plutôt que de céder, j’aimeraismieux…

M. Rumigny s’interrompit ; la portede la salle à manger venait des’ouvrir pour donner passage àBalterini.

Page 449: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Que venez-vous faire ici ? s’écria-t-il en s’avançant vers l’Italien malgréles efforts de Marguerite, qui l’avaitsaisi par le bras.

Surpris de cet accueil, auquel ils’attendait si peu, le jeune hommes’arrêta, interrogeant du regardM. Rumigny et sa fille.

La physionomie bouleversée duvieillard et les yeux rouges de sonenfant lui disaient bien qu’il venaitde se passer entre eux quelque scèneviolente, mais il ne comprenait pasencore pourquoi il lui était fait uneaussi grossière réception.

– C’est bien à vous que je parle,

Page 450: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

reprit le vieux dilettante avec ungeste de menace. Ah ! vous avez cruqu’il ne s’agissait que d’entrer danscette maison pour y faire votremétier de séducteur ! Vous avezcompté sans moi. Allez-vous-en, jevous chasse !

– Monsieur ! s’écria Balterini indignéet comprenant tout enfin.

– Oui, je vous chasse ; entendez-vous, monsieur… Romello ! répétaM. Rumigny en appuyantintentionnellement sur le véritablenom du jeune homme.

– Oh ! mon père ! mon père ! gémitMarguerite.

Page 451: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Laissez, mademoiselle, dit Robert ;par amour et respect pour vous, jesaurai supporter les insultes de votrepère. Je me retire. Que Dieu luipardonne !

Il se dirigeait vers la porte, aprèsavoir adressé un dernier regard àcelle qu’il aimait.

– Que Dieu me pardonne ! hurla levieillard, que le calme même dumusicien affolait. Que Dieu mepardonne ! Eh bien ! si tu n’as pasquitté Reims dans vingt-quatreheures, c’est au procureur généralque je m’adresserai, misérable !

– Ah ! prenez garde, monsieur, fit

Page 452: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Balterini, bondissant sous ce nouveloutrage et à cette menace, car jepourrais oublier votre âge et votrenom ! Si ce n’était l’ange qui suppliepour vous !

– Que ferais-tu ? Crois-tu donc avoiraffaire à un lâche comme toi ?

Et s’arrachant de l’étreinte de safille, M. Rumigny s’élança versl’Italien avec une rapidité juvénile etle frappa brutalement au visage.

Balterini poussa un cri et leva le braspour se venger ; mais Marguerite, quis’était jetée entre son amant et sonpère, arrêta Robert au passage.L’insulté se sentit au même moment

Page 453: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

tiré vigoureusement en arrière.

Au bruit de la querelle née de sahonteuse délation, M. Morin, quin’avait pas quitté la maison, étaitaccouru. Par prudence, il s’était faitescorter de l’un des domestiques.

Ces deux hommes empêchaientl’étranger de se précipiter sur levieillard, dont le geste restaitprovocateur et que sa fille tentaitvainement de calmer.

Balterini, fou de honte et de colère,était d’une effroyable pâleur. Sesyeux lançaient des éclairs, ses dentsclaquaient les unes contre les autres.

Il était visible que d’un seul

Page 454: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

mouvement il aurait pu sedébarrasser de ceux qui le retenaient,mais les regards suppliants deMarguerite le faisaient immobile.

Cela dura dix secondes ; puis ilvainquit ce charme fascinateur, et, sedégageant, il se précipita vers laporte de la salle à manger.

Arrivé là, il se retourna et s’écria, ens’adressant à M. Rumigny :

– Vous m’avez mortellement outragé,monsieur ; c’est tout votre sang qu’ilme faut pour laver cette honte. Sivous ne me faites pas réparation, jevous tuerai comme un chien, aussibien dans dix ans que demain. Je

Page 455: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vous le jure sur la vie de votreenfant, sur mon salut éternel !

Et, sans répondre au cri d’épouvantede la jeune fille, l’Italien disparut.

Resté seul avec sa fille et M. Morin,l’ex-négociant ne comprit pascombien sa conduite avait étéodieuse. Il ne voyait que sa victoire.Lorsqu’il aperçut Marguerite, demi-morte dans un fauteuil, il n’eut mêmepas un mot de pitié pour elle.

Egoïste et lâche devant les douleursd’autrui, il la confia à la femme dechambre qui était descendue, etprenant le bras de son neveu, dontl’âme vile et basse débordait de joie,

Page 456: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

il s’en fut vite dans son jardin, augrand air, pour combattre l’apoplexiequi le menaçait.

Quant à la malheureuse enfant, ellearriva dans sa chambre en proie auplus profond désespoir. Si peud’expérience qu’elle eût, ellecomprenait que Balterini nepardonnerait jamais à son père, qu’ilvoudrait se venger, que son honneurle lui commandait, et qu’elle étaitalors séparée de lui pour toujours.

Ce n’était pas tout encore ; elle sesouvenait que M. Rumigny avaitmenacé l’Italien de le dénoncer, et lesremords les plus cruels latorturaient, car elle voyait déjà

Page 457: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Robert payant son amour de saliberté, peut-être même de sa vie.

– C’est moi qui l’aurait perdu !murmurait-elle en sanglotant.

Soudain ses larmes s’arrêtèrent, saphysionomie prit une expressiond’étrange résolution, et après avoirtracé fiévreusement quelques lignes,elle supplia sa femme de chambre deles faire parvenir immédiatement àM. Balterini.

Cette femme lui était toute dévouée,elle savait que la commission dontelle la chargeait serait exactementfaite.

Elle ne craignait qu’une seule chose,

Page 458: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

c’est que Robert ne fût pas rentréchez lui.

Elle se trompait. Peu soucieux de semontrer dans l’état d’exaltation oùl’avait mis la scène que nous venonsde raconter, le jeune homme s’étaithâté de s’enfermer dans sonappartement, pour songer au partiqu’il devait prendre.

Lorsque l’envoyée de Mlle Rumignylui remit sa lettre, Balterini étaitencore pâle, mais parfaitementcalme.

Cette lettre n’avait que quelqueslignes.

« Robert, disait Marguerite, vous

Page 459: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

voulez la vie de mon père, pourvenger l’outrage dont vous avez étéla victime ; oubliez, pardonnez ; jevous donne ma vie tout entière enéchange. Où doit vous rejoindrevotre femme ? »

A la lecture de ce billet dans lequel lagénéreuse enfant avait mis toute sonâme, l’étranger tressaillit de joie etd’orgueil.

Après avoir réfléchi un instant, ilécrivit rapidement quelques motsqu’il remit à la femme de chambre.

Ainsi que Mlle Rumigny, il avaitéprouvé cent fois l’intelligence et ledévouement de cette brave fille.

Page 460: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

q

Page 461: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre17

SEULS !

Page 462: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

La maison qu’occupaitM. Rumigny avait deuxissues : l’une, principale,sur la rue de Talleyrand ;l’autre, au-delà du jardin,derrière les communs, sur

une impasse où il ne se trouvait quedes magasins et des remises. Cetendroit était désert dès qu’il faisaitnuit.

Balterini avait répondu à Margueritequ’il attendrait là, à onze heures dusoir. Il était si complètement certainde la jeune fille, qu’il employa sajournée à ses préparatifs de départ.

Sans rien laisser percer de sonprojet, il paya scrupuleusement ce

Page 463: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qu’il devait çà et là ; il se procuraune excellente voiture attelée de deuxchevaux, en disant au loueur qu’ilallait à Epernay, où il devait êtrerendu le lendemain matin pour unecérémonie religieuse, et il commandaau cocher de l’attendre, vers dixheures et demie, à l’angle de la rueSaint-Jacques, où il demeurait.

Tout cela terminé, il s’en fut dîner aurestaurant où il prenaitordinairement ses repas, et ilcomprit, à la façon dontl’accueillirent les personnes de saconnaissance qu’il y rencontra, quesa querelle avec M. Rumigny étaitrestée secrète.

Page 464: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Rassuré sur ce premier point, ilrentra chez lui, ainsi qu’il avaitd’ailleurs l’habitude de le fairelorsqu’il n’allait pas dans le monde,car son existence était d’unerégularité et d’une sagesseexemplaires.

Pendant ce temps-là, avec un calmeet une fermeté qui eussent bienétonné ceux qui la connaissaient,Marguerite se préparait également àpartir.

Elle avait eu le courage de s’asseoir àtable en face de son père ; mais, soitqu’il fût honteux de sa conduite ouque tout simplement il craignît unescène nouvelle, le vieillard lui

Page 465: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

adressa à peine la parole. Lorsqu’ellese leva pour se retirer, il n’osa luidemander de l’embrasser.

Vers dix heures, elle dit à sa femmede chambre qu’elle désirait dormir,et, une fois seule, elle enferma dansun petit coffret ses lettres, le portraitde sa mère, ses bijoux et son argent.

Elle écrivit ensuite à M. Rumigny lesquelques lignes suivantes :

« Mon père, vous avez outragémortellement l’homme que j’aime ;en échange de sa vengeance dont ilvous a menacé, je lui donne ma vie.Le jour où vous voudrez luipardonner, votre fille qui vous aime

Page 466: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

tendrement, accourra se jeter à vosgenoux. »

Elle mit ce billet en évidence sur unetable et attendit.

Onze heures sonnèrent bientôt.

Sa chambre était en face de celle deson père. De ses fenêtres, elle voyaitcelles du vieillard qui étaient encoreéclairées et elle l’entendait, qui, sansdoute, pour chasser toute penséedésagréable, exécutait uninterminable morceau de Pergolèse.

Elle lui jeta à travers le jardin unregard d’adieu, et après s’êtreenveloppée dans un large manteau,elle ouvrit résolument la porte de sa

Page 467: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

chambre, pour gagner, à l’extrémitéd’un couloir, l’escalier dérobé quidevait la conduire à l’entrée de laremise.

Là, il lui fallut se diriger à tâtons, carl’obscurité était profonde. Sans tropse heurter aux divers objets quiencombraient ce passage, elle parvintcependant à la porte de l’impassedont elle s’était procuré la clefpendant la journée.

Elle l’ouvrit et, sans même songer àla refermer, s’élança en avant.

C’était le dernier effort permis à sesforces. Sans Balterini, qui la reçut

dans ses bras, Mlle Rumigny serait

Page 468: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

tombée à terre.

– Marguerite !

– Robert !

Ils n’échangèrent pas d’autresparoles, et l’Italien, qui était robuste,souleva la jeune fille pour la porter,comme il l’eût fait d’un enfant, dansla voiture qui stationnait à quelquespas plus loin.

Bien qu’on fût en plein été, le cielétait couvert et la nuit sombre.

Ils ne rencontrèrent personne ; lecocher, qui dormait sur son siège, nese réveilla que lorsque le jeunehomme lui commanda pour la

Page 469: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

seconde fois de se mettre en route.

Il ignorait certainement qu’ilemportait deux voyageurs.

Mlle Rumigny s’était affaissée sur lescoussins ; Balterini s’agenouilla prèsd’elle.

Ils restèrent longtemps ainsi sans separler, Robert, tout à son bonheur,Marguerite, épouvantée de ce qu’ellevenait d’avoir la hardiessed’accomplir.

Les chevaux parcoururent au galopla route poudreuse, mais lorsqu’ilsmodérèrent leur allure pour gravir lamontagne que couronne la forêt deMouchenot, l’étranger s’aperçut que

Page 470: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

la jeune fille pleurait.

– Marguerite, lui dit-il, en abaissantdoucement ses mains dont elle secouvrait le visage, je ne veux pasvous devoir à un momentd’exaltation et de désespoir. Je vousaime de toutes les forces de monâme, mais plutôt que de vousentendre pleurer, que de vous fairesouffrir, j’aimerais mieux sacrifiermon amour, ce sacrifice dût-il mecoûter la vie ! Il en est temps encore :nous pouvons, si vous le voulez,reprendre la route que nous venonsde parcourir. Je vous reconduiraijusqu’à votre porte et m’éloigneraipour toujours. Jamais, je vous le

Page 471: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

jure, ni votre père ni vousn’entendrez parler de moi !

Marguerite ne répondit à ces parolesd’abnégation et d’amour qu’enattirant la tête de l’Italien contre sapoitrine et en murmurant à sonoreille :

– Robert, je suis votre femme et jevous aime !

Deux heures plus tard, les fugitifsprenaient le train-poste deStrasbourg. A six heures du matin ilsarrivaient à Paris.

Balterini n’avait pas l’intention derester longtemps dans cette ville, caril ignorait comment le gouvernement

Page 472: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

français avait répondu à la demandede son extradition ; il ne voulait ydemeurer que le temps nécessairepour y recevoir des nouvelles deM. Rumigny, dans le cas où levieillard, cédant à un sentimentd’affection paternelle, écrirait à safille de revenir près de lui et qu’ilautorisait son mariage.

Le premier soin de Mlle Rumigny futdonc d’écrire à son père une lettrerespectueuse mais ferme, danslaquelle elle lui indiqua où il pouvaitlui adresser sa réponse, et Roberts’en fut visiter un de sescompatriotes, qui lui apprit que lajustice italienne n’avait encore fait

Page 473: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

aucune démarche à son sujet.

Cet ami tenait ce renseignement desource certaine, et il n’était pasmoins assuré d’être toujoursinformé, en temps utile, de la marchede cette affaire, qui préoccupait sijustement le condamné politique. Ilétait d’ailleurs persuadé que legouvernement n’accorderait pas sonextradition.

C’était là pour les deux amants unrépit précieux ; ils pouvaientattendre sans danger la réponse deM. Rumigny ; mais lorsque toute unesemaine se fut écoulée sans quel’égoïste et vaniteux vieillard eûtdonné signe de vie, Balterini ne

Page 474: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

songea plus qu’à organiser sonexistence de façon à ce queMarguerite ne manquât de rien.

Ils quittèrent l’Hôtel du Nord, où ilsétaient descendus, pour allers’installer dans un petit appartementmeublé, rue de l’Est.

C’est là que quinze jours plus tard, lajeune fille reçut une lettre de safemme de chambre.

Cette domestique dévouée larenseignait sur ce qui s’était produitle lendemain de son départ.M. Rumigny, plus furieux quedésespéré, n’avait pas même voululire la lettre de sa fille ; il disait à

Page 475: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

tout le monde qu’il l’avait envoyée àFlorence auprès d’une vieille parentequi la demandait depuis longtemps ;il refusait de voir qui que ce fût,même son neveu, et il avait menacéde chasser celui de ses domestiquesqui prononcerait le nom deMarguerite.

Mlle Rumigny connaissait trop bienson père pour espérer qu’il luipardonnerait jamais ; ces tristesnouvelles ne la surprirent donc pas,et résignée à cet abandon, elle nesongea plus qu’à consacrer sa vieentière à celui qu’elle aimait, quidésormais était toute sa famille.

Page 476: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

En écrivant à Alberti ce qui s’étaitpassé chez M. Rumigny, Balterini luiavait fait part de son projet de vivreà Paris de son talent de musicien, etle grand maître s’était hâté de luienvoyer des lettres d’introduction,afin qu’il arrivât promptement à setirer d’affaire. Parmi ces lettres, ils’en trouvait une pour un prêtre fortconnu des amateurs de musiquesacrée. C’était l’abbé Mouriez, curéde la paroisse de Saint-Denis.

En allant faire un pèlerinage à Rome,M. Mouriez avait fait la connaissancedu grand compositeur Italien, et ilétait resté en correspondance aveclui.

Page 477: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Robert en reçut le meilleur accueil, etbientôt, grâce au digne prêtre etaussi aux autres recommandationsde son illustre maître, il eut autantde travaux et de leçons qu’il enpouvait désirer.

Le jeune ménage vivait donc heureux.Marguerite sortait peu et s’efforçaitde dissimuler la tristesse quis’emparait d’elle lorsqu’elle sesouvenait de la maison paternelle.

Balterini la trouvait sans cesse lesourire aux lèvres, plus aimante dejour en jour. Il n’avait qu’un rêve,qu’un seul désir : régulariser le plustôt possible leur situation sociale parun mariage. Mais il fallait attendre,

Page 478: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’abord que la jeune fille eût atteintses vingt et un ans, pour avoir ledroit d’adresser à son père dessommations respectueuses, etensuite que sa position, à lui, decondamné politique, fût bien définie,afin qu’il ne fût plus sûr le qui-viveet qu’il pût se procurer les papiersindispensables.

L’été et le commencement del’automne se passèrent ainsi, etRobert, tout à son amour et à sestravaux, vivait dans une quiétudeparfaite, lorsque l’ami qui devait letenir au courant des démarches de lajustice italienne auprès dugouvernement français accourut un

Page 479: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

matin chez lui tout effaré.

– Tu n’as que le temps de partir, luidit son compatriote, après s’êtreassuré que personne ne pouvaitl’entendre ; je viens d’apprendre auministère des affaires étrangères queton extradition allait être accordée.

Si brave qu’il fût, Balterini tremblasous ce coup inattendu.

Il ne pensa pas un seul instant à lui,mais à Marguerite. Qu’allait-elledevenir ?

Ce qu’il comprit de suite, c’est queles moments étaient précieux. Alors,sans demander d’autresrenseignements à son ami, car il le

Page 480: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

savait incapable de la moindreexagération, il apprit tout à la jeunefemme.

– Robert, lui répondit-ellesimplement, l’épouse ne doit-elle passuivre son mari ?

Quelques heures après, ils prenaientle train du Havre.

Balterini s’était arrêté à l’idée de serendre en Amérique, d’où il lui avaitété fait quelques semainesauparavant, alors qu’il vivait sitranquille à Paris, des propositionsfort avantageuses ; mais, lorsqu’il fitpart de ce projet à Marguerite, elle neput s’empêcher de pâlir.

Page 481: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Il comprit qu’il demandait à sonamie un sacrifice au-dessus de sesforces.

Mlle Rumigny, en effet, bien qu’ellen’en parlât jamais, espérait toujoursle pardon de son père. Les lettresqu’elle lui avait adressées étaientrestées sans réponse, il est vrai, maiselle ne voulait pas croire que levieillard dont elle était l’uniqueenfant ne penserait pas un jour à elle.De plus, il pouvait tomber malade,mourir ; il fallait qu’elle pût accourirpour lui fermer les yeux.

Un autre motif, bien plus puissantencore aux yeux de l’Italien, lui

Page 482: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

commander de ne pas faire affronterà Marguerite un voyage aussi long etaussi pénible : la jeune femme étaitenceinte et sa santé chancelante.

Après avoir tout pesé, tout calculé,ils décidèrent qu’une séparationmomentanée était nécessaire, soitque Balterini partît pour l’Amérique,soit qu’il attendît au Havre lerésultat des démarches que son amiAlberti faisait en Italie pour obtenir,sinon sa grâce, du moins que sapeine fût commuée en celle dubannissement.

En retournant seule à Paris et en lefaisant savoir indirectement à son

Page 483: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

père, Mlle Rumigny amèneraitforcément celui-ci et les autoritésfrançaises à supposer que Balteriniétait passé à l’étranger, ce qui luipermettait de rester au Havre sansêtre inquiété, jusqu’à ce que lesévénements rendissent son départnécessaire ou inutile.

A l’opposé de ce qu’avait penséM. de Fourmel, le musicien n’étaitpas sans ressources pécuniaires.D’abord sa famille lui avait envoyédes sommes relativementimportantes ; de plus, il avait gagnéà Paris quelque argent.

Il put donc, après avoir gardé ce qui

Page 484: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lui était indispensable, remettre à lajeune femme ce qu’il lui fallait pourse loger convenablement et vivreplusieurs mois.

Afin qu’elle ne fût, dans la grandeville, ni sans soutien, ni sansconseils, il lui donna une lettre pourl’abbé Mouriez, lettre dans laquelle ildisait toute la vérité. Il était certainque le brave et digne prêtre lesprendrait tous deux en pitié.

La séparation des deux amants, on lecomprend, fut douloureuse, maispour Balterini, c’était le seul moyende salut, et Marguerite l’accepta, elle,comme une expiation.

Page 485: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Robert, d’ailleurs, devait lui écriresouvent, même venir la voirsecrètement lorsqu’il le pourraitsans danger.

C’est dans cette situation et avecl’espoir d’une réunion prochaine que

Mlle Rumigny revint à Paris. Noussavons quel terrible drame luipréparait l’avenir.

Retournons auprès d’elle à Saint-Lazare.

q

Page 486: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre18

A SAINT-LAZARE

Page 487: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Transférée à la prisonde Saint-Lazare, surl’ordre de M. de Fourmel,

Mlle Rumigny avait étéplacée dans le quartierdes prévenues.

Le juge d’instruction, qui, malgré sasévérité, était loin d’être un hommeinhumain, avait recommandé, ainsique nous l’avons dit, que laprisonnière fût entourée de tous lessoins nécessaires. Il avait égalementordonné de la tenir au secret le plusabsolu.

Sauf le médecin de l’établissement etles sœurs, personne ne devait arriver

Page 488: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

jusqu’à elle.

Afin de suivre complètement cesinstructions, le directeur de lamaison d’arrêt avait fait installer sanouvelle pensionnaire au troisièmeétage, dans une des cellules de lasection des nourrices.

Cette cellule, où on renfermaitd’ordinaire deux ou trois détenues,était suffisamment grande. Ellerecevait air et jour par une largefenêtre grillée, qui donnait sur cettecour dans laquelle on voit encore,ombragé par quelques arbresmaladifs, le lavoir où, selon lalégende créée par Eugène Sue, Fleur-de-Marie lessivait son linge.

Page 489: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Le plancher de cette pièce était usé àforce d’avoir été lavé. Tout sonameublement se composait d’un litmeilleur que celui de bien despauvres gens, d’une table de bois, dedeux chaises de paille et d’un poêlede faïence, dont le tuyau noirtranchait sur la blancheur glacialedes murs peints à la chaux.

C’était là, dans cette chambresordide, qu’allait passer de longs etdouloureux jours la jeune fille dontl’enfance avait été entourée de soinset de bien-être ; c’était là qu’allaitsouffrir, sans une main amie pourserrer la sienne, sans une voixaffectueuse pour lui murmurer :

Page 490: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Courage ! celle que l’amour avaitperdue.

Heureusement encore que, peud’instants après l’arrivée deMarguerite, le greffe de la prisonavait reçu d’un anonyme, à l’adresse

de Mlle Rumigny, une somme de centfrancs. On avait pu mettre la pauvrefemme au régime de la pistole, c’est-à-dire lui donner du feu, du linge etdes draps, ce que le directeur deSaint-Lazare, hâtons-nous de le dire,eût fait d’ailleurs gratuitement, celaest certain, par pitié et en dépit desrèglements.

Car l’état de Marguerite était grave.

Page 491: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

A la suite des émotions violentesqu’elle avait éprouvées et de laterreur qu’elle avait eue au Dépôt,terreur dont la conséquence, la mortde son enfant, était terrible, lamalheureuse mère avait été frappéed’un transport au cerveau.

Le docteur craignait une fièvrecérébrale que devaient rendre encoreplus dangereuse les conditionsphysiologiques toutes particulièresdans lesquelles se trouvait la jeunefemme. Il ne répondait pas d’elle.

Pendant quinze jours, en effet,

Mlle Rumigny fut en danger. Malgréles soins intelligents et dévoués de la

Page 492: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sœur qui la gardait, elle faillitmourir.

Le directeur de Saint-Lazare, queM. Adolphe Morin était venu voir,avait été touché de l’indulgence et dela bonté de ce parent.

– J’ignore, lui avait dit le neveu deM. Rumigny, si ma cousine estcoupable ; ce qui arrive est pournous tous un irréparable malheur ;mais ce que je ne veux pas oublier,c’est qu’elle est la fille d’un hommequi a été pour moi un second père.Ayez donc pour elle, je vous prie,autant d’égards que vous lepermettent vos fonctions ; ne lalaissez manquer de rien ; je me

Page 493: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

charge de tout. Qui sait ! lamalheureuse n’a peut-être été qu’uninstrument inconscient entre lesmains du misérable qui l’aabandonnée.

Et l’excellent M. Morin, – c’est ainsiqu’on l’appelait à la direction et augreffe, – venait presque chaque jourprendre des nouvelles de laprisonnière.

Il avait fait, de plus, une chose quiétait bien de nature à lui mériter lasympathie de tous et lareconnaissance de Marguerite ; ilavait arraché son enfant à la fossecommune.

Page 494: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Grâce à lui, le petit corps reposait aucimetière Montmartre sous destouffes de roses.

Lorsqu’on lui parlait de cette bonneaction, il répondait en rougissant :

– La pauvre mère pourra au moinsaller prier sur la tombe de sa fille,lorsqu’elle sera mise en liberté.Personne ne désire plus vivementque moi la manifestation de soninnocence et son retour à la santé.

L’un des vœux de cet ami si dévouédevait s’exaucer plus rapidementqu’on ne l’espérait. La jeunesse eutenfin raison de la maladie ; lemédecin de Saint-Lazare affirma un

Page 495: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

matin que Mlle Rumigny était sauvée.

Mais, si le corps retrouvait desforces, l’âme restait brisée.

Lorsque Marguerite put se rendrecompte de ce qui s’était passé depuiscette sinistre soirée où elle avaitvoulu mourir, lorsqu’elle se souvint– son premier cri avait été : Ma fille !– de cette nuit terrible oùl’épouvante lui avait enlevé laraison, elle tomba dans un si profonddésespoir que ceux qui la visitaientse demandaient si la mort n’eût pasété pour elle une délivrance.

La malheureuse restait immobile etmuette des journées entières,

Page 496: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

insensible aux douces paroles de lasœur, sa gardienne, qui lui offraittous les secours de la religion.

On ne la voyait tressaillir quelorsque les cris des enfants – nousavons dit que sa cellule était dans lasection des nourrices – venaientjusqu’à elle. Alors elle pleurait.

Informé par le directeur de Saint-Lazare que la prévenue était en étatde répondre à la justice,M. de Fourmel, par humanité,attendit encore quelque temps ; puisun jour, au lieu de la faire amener àson cabinet, il vint la trouver dans sacellule.

Page 497: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Il était seul, ce qui n’était pas légal,car tout interrogatoire doit être faiten présence d’un greffier, afin que lesmoindres réponses du prisonniersoient consignées dans un procès-verbal.

En voulant que les choses se passentainsi, le législateur, nous le pensonsdu moins, n’a pas eu pour seul but demettre le prévenu dansl’impossibilité de nier le lendemaince qu’il a dit la veille ; il a été plusloin encore : il a voulu défendre leprévenu contre lui-même.

On conçoit, en effet, qu’entre lesmains d’un magistrat habile quil’interroge dans la solitude de sa

Page 498: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

cellule, le prisonnier s’abandonneaisément. Le ton avec lequel on luiparle peut lui faire oublier qu’ilrépond au représentant de la loi ; lespromesses peuvent le séduire, le tourde la conversation l’entraîner à desexplications que le juge est libre deprendre pour des aveux.

La loi, plus digne, ne veut ni de cettelutte ni de ces pièges. En Angleterre,on va plus loin encore : l’accusé nedoit pas même être interrogé.

En voyant entrer M. de Fourmel,

Mlle Rumigny ne reconnut pas toutd’abord ; mais au son de sa voix ellese souvint, et son visage, déjà si pâle,

Page 499: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

devint livide.

– Mademoiselle, lui dit le juged’instruction, il ne tient qu’à vousd’en terminer rapidement avec ladétention sévère à laquelle j’ai dûvous soumettre, c’est de me dire lavérité tout entière.

– La vérité ! répondit tristement lajeune femme, à quel sujet ? Je ne saisrien.

– Vous ignoriez que votre père dûtvenir à Paris ?

– Il n’avait pas répondu à meslettres, je n’espérais plus le voir.

– M. Rumigny savait où vous

Page 500: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

demeuriez ?

– Je le lui avais écrit.

– Vous lui aviez fait part de ce moyenqu’emploie M. Tissot pour rentrer àtoute heure, sans avoir besoin de direson nom aux concierges de votremaison ?

– Jamais, monsieur.

– Comment l’aurait-il connu ?

– Je n’en sais rien.

– C’est cependant vous qui avezindiqué à Balterini ce même moyen ?

– Oui, je l’avoue.

– Croyez-vous que ce soit Balterini

Page 501: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qui ait fait connaître ce signal àM. Rumigny ?

– Robert ?

– Oui, Robert Balterini, puisque c’estlui qui a frappé votre père. Vouscomprenez que M. Rumigny n’a pus’introduire secrètement rue Marlotque grâce à cet homme ou grâce àvous. Aucun des locataires de lamaison ne connaissait M. Rumigny etn’était intéressé à le fairedisparaître.

Une pensée terrible traversa sansdoute en ce moment l’esprit deMarguerite, car sa pâleur devinteffrayante, et elle bégaya en

Page 502: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sanglotant :

– Oh ! laissez-moi, monsieur, laissez-moi ; je ne vous répondrai plus !

M. de Fourmel, à qui cette émotionnouvelle de la prisonnière n’avaitpas échappé, insista cependant.

– Vous savez tout au moins où estBalterini ?

– Non, monsieur, non, je ne sais rien,je ne dirai rien, gémit lamalheureuse.

– Vous comprenez, termina le juged’instruction, dans quel sens je doisinterpréter votre refus de répondre.Vous réfléchirez, je l’espère, aux

Page 503: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

conséquences fort graves que cesystème peut avoir pour vous ; jereviendrai !

Mlle Rumigny laissa partir lemagistrat sans ajouter un seul mot,et lorsqu’elle se vit seule, elle se jetaà genoux en murmurant :

– Mon Dieu ! sauvez-le ! Que, seule,je sois punie !

Quelques jours plus tard,M. de Fourmel revint à Saint-Lazare,accompagné cette fois de songreffier ; mais il essaya vainement defaire parler Marguerite ; elle s’en tintaux réponses sommaires qu’elle luiavait faites précédemment.

Page 504: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

On eût dit que la jeune femme s’étaitirrévocablement tracée une ligne deconduite, dont nulle insistance, nulpiège, nul détour ne pouvaient lafaire dévier.

Sans se lasser, le magistrat fit troisnouvelles tentatives à des intervallesirréguliers, mais sans plus de succès.Au bout d’un mois, il était aussi peuavancé que le premier jour.

– Mademoiselle, dit-il à Margueriteau moment de se séparer d’elle pourla dernière fois, il est de mon devoirde vous avertir que votre refus derépondre est, pour moi, un aveutacite de votre complicité. Vouspouvez choisir un défenseur, car je

Page 505: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vais demander votre envoi en courd’assises comme complice del’assassinat de votre père.

– Soit ! monsieur, répondit à demi-voix la prisonnière avec un accent derésignation impossible à rendre.

– Vous n’ignorez pas que le compliced’un crime encourt la même pénalitéque l’auteur principal d’un crime.Songez qu’il s’agit, pour Balterini,d’un meurtre avec guet-apens, et,pour vous, d’un parricide.

– Je n’ai rien à vous dire, faites demoi ce que vous voudrez !

Convaincu qu’il n’obtiendrait rien dela prisonnière, M. de Fourmel se

Page 506: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

décida à se retirer. Cependant il nesortit de Saint-Lazare qu’après avoirlevé le secret sous le régime duquel

était Mlle Rumigny depuis son entréedans la prison, secret dont le jeunejuge d’instruction n’avait pasmanqué de renouveler l’ordonnancechaque dix jours, ainsi que le veutl’article 613 du Code d’instructioncriminelle, article trop peu respecté.

En rentrant au Palais, fort ennuyé deson échec, M. de Fourmel reçut lacarte d’un homme dont il avait certesà peu près oublié le nom : WilliamDow.

Si mal disposé qu’il fût, il ordonna

Page 507: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’introduire l’Américain, auquel il nemanqua pas d’offrir un siège.

– Monsieur, dit l’étranger pourrépondre au geste du juged’instruction qui l’invitait à lui faireconnaître le but de sa visite, vousn’ignorez pas, sans doute, que sans

moi Mlle Rumigny ne serait pas entrevos mains ?

– Je sais, en effet, monsieur, réponditM. de Fourmel, avec queldévouement vous vous êtes jeté àl’eau pour la sauver. C’est là un actede courage dont la justice doit vousêtre reconnaissante.

– Je vous remercie, mais si je me

Page 508: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

permets de vous rappeler ce fait, cen’est pas pour en être loué ; à maplace, tout homme de cœur, etsachant nager, en eût fait autant,c’est pour m’excuser de m’intéresserà cette jeune fille.

Le magistrat s’inclina comme pourexprimer qu’il trouvait ce sentimenttout naturel.

William Dow poursuivit :

– Permettez-moi alors de vous parlersans détours.

– Faites, monsieur.

– Mlle Rumigny est à Saint-Lazare ;la croyez-vous donc complice de la

Page 509: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

mort violente de son père ?Pardonnez-moi cette indiscrétion.

– Je vais vous répondre avec une

égale franchise. Oui, Mlle Rumignyest complice de ce crime, dontBalterini est l’auteur principal. Lesfaits me sont mathématiquementdémontrés, aussi bien par lacorrespondance que j’ai saisie quepar le mutisme de cette jeune femme ;je devrais presque dire par ses aveux.

– Vous ne pourriez, en conséquence,retarder la marche de cette affaire ?

– En agissant ainsi, je manquerais àtous mes devoirs.

– Je le regrette vivement, car il me

Page 510: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

semble, monsieur, que si j’avaisquelques semaines devant moi, il meserait possible de vous prouver

l’innocence de Mlle Rumigny.

– Je comprends parfaitement etj’apprécie le sentiment qui vousguide, mais ma conviction est toutautre. Nous autres magistrats,monsieur, nous ne sommes pas desrêveurs ; nous allons droit au but,sans nous préoccuper desconséquences de nos actes. Nousn’obéissons qu’à notre conscience.

Ces mots avaient été prononcés d’unton qui coupait court à toutentretien.

Page 511: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

William Dow le comprit.

Plein de confiance dans sesdéductions, imbu de sonimpeccabilité, M. de Fourmel étaitredevenu, même avec celui qui luiavait été si utile, le magistrat sec ettranchant que nous connaissons.

– Monsieur, dit l’Américain en selevant, je n’insisterai pas davantageet j’arrive au second motif de cettevisite. Mes affaires me rappelant enAmérique, j’ai voulu, par déférence,vous prévenir de mon départ. Il mesera peut-être impossible, malgrétout mon désir, d’être de retour pourl’époque des débats.

Page 512: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Je vous remercie, monsieur, decette démarche ; votre dépositionécrite sera lue à l’audience.

L’étranger salua et prit congé deM. de Fourmel.

Quelques minutes après, il sonnaitau second étage du n° 11 de la rue

Bonaparte, chez Me Lachaud.

Le célèbre avocat était chez lui etlibre, par hasard.

William Dow fut immédiatementintroduit dans ce cabinet dont leséchos pourraient redire tant demystérieux et terribles secrets.

Il y resta longtemps et quand il en

Page 513: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sortit, sa physionomie, si calmed’ordinaire, exprimait la plus vivesatisfaction.

Le lendemain matin, Mlle Rumignyrecevait la lettre suivante, lettredécachetée par le greffe, ainsi quel’ordonnent les règlements.

« Mademoiselle,

« Il y a deux mois, en vous quittant àla porte du Dépôt de la préfecture depolice, je vous ai dit : Courage ;aujourd’hui, je viens vous répéter lemême mot : Courage ! Si vous pensezdevoir quelque reconnaissance àcelui qui vous a sauvée, suivez mon

conseil : priez Me Lachaud de se

Page 514: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

charger de votre défense. A votrepremier appel, il se rendra près devous.

« Bientôt vous me reverrez.

« WILLIAM DOW. »

– Lui ! murmura la prisonnière, luiencore ! Lui dois-je de lareconnaissance ? La mort n’eût-ellepas été préférable à tout ce que jesouffre ? Pourquoi me fairedéfendre ?

Cependant elle écrivit à l’illustremaître, et, comme le lui avait affirmé

l’Américain, Me Lachaud accourut.

Marguerite ne l’avait jamais vu, mais

Page 515: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lorsqu’il parut sur le seuil de sacellule, il lui sembla qu’elle leconnaissait depuis longtemps, car,s’élançant au-devant de lui, elles’écria, en joignant ses mainsamaigries et avec un accentd’inexprimable gratitude :

– Oh ! merci, monsieur, merci d’êtrevenu !

– C’était mon devoir, mademoiselle,

répondit Me Lachaud avec bonté.

Il avait conduit doucement sa clientejusqu’au siège qu’elle avait quittépour venir au-devant de lui, et s’étaitassis auprès d’elle.

Il n’est pas un de nos lecteurs qui ne

Page 516: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

connaisse le plus grand avocatcriminel de notre époque ; nouspourrions donc nous dispenser d’enesquisser le portrait ; mais c’est unetelle bonne fortune pour un écrivaind’avoir à parler d’un maître dont lenom reste attaché à presque toutesles grandes causes judiciaires depuisvingt-cinq ans, qu’on nous permettrade lui consacrer quelques lignes.

Nous ne savons pas, d’ailleurs, dephysionomie plus intéressante.

Il faut avoir entendu Me Lachaudplusieurs fois pour comprendre lesformes multiples de son talentoratoire. Nul défenseur ne sait mieux

Page 517: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

employer avec le jury la langue quilui convient. Peu lui importe alors debien dire, dans le sens académiquedu mot ; il veut convaincre, et il saitque ce n’est pas avec des fleurs derhétorique et des périphrasesredondantes qu’on obtient cerésultat, lorsqu’on parle à deshommes habitués, par leur genre devie, à voir les choses simplement,telles qu’elles sont, et aussi à desauditeurs qui se révoltentinstinctivement contre l’influenceque peur avoir l’éloquence sur leursesprits.

Avec Me Lachaud, pas d’analysessubtiles, pas de pièges, des faits, rien

Page 518: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

que des faits, des déductionsmathématiques et des preuvespalpables.

Et comme il sait émouvoir ensuite,quand, après s’être adressé à laraison, il s’adresse au cœur desjurés ! Quels accents irrésistibles !Comme il sait abandonner celui deses juges qu’il voit persuadé, pourlutter contre cet autre dont il devinel’indécision.

C’est tout particulièrement danscette circonstance que ce regardétrange qu’il possède devient pourlui une arme puissante. Cet œil fixe,immobile, semble une épée toujoursdroit au corps de son adversaire,

Page 519: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pendant que, de l’autre, il surveille etmaintient ceux qu’il a déjà vaincus.On dirait un de ces vaillantsduellistes du dernier siècle quis’escrimaient à la fois de la dague etde l’épée.

Mais que Me Lachaud ait à défendretout autre qu’un criminel ; qu’ilplaide devant les tribunaux civils oula police correctionnelle, comme ils’élève alors au niveau des grandsorateurs, comme il donne une librecarrière à son esprit charmant,comme ses lèvres ont des souriresironiques, comme sa voix devientflexible, railleuse et mordante !

Page 520: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Du reste, et pour terminer d’un seul

mot, qui peint Me Lachaud mieux quenous ne pourrions le faire, c’estl’avocat de notre époque qui a gagnéle plus grand nombre de procès.

Son inépuisable bienveillance ne luipermet pas cependant de toujourschoisir ses causes.

Mais la défense de Mlle Rumignyétait sans doute une de celles quiplaisaient à son cœur et à son esprit,car il s’entretint longtemps avec lajeune femme.

Lorsqu’il la quitta, Marguerite étaitplus calme. On pouvait déjà lire sursa physionomie moins de

Page 521: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

résignation. On eût dit qu’elle nedésespérait plus.

Me Lachaud revint voir sa clientedeux ou trois fois par semaine, et cesvisites duraient déjà depuis un grandmois, lorsqu’une après-midi, aumoment où elle s’attendait à voir sondéfenseur, la porte de sa cellules’ouvrit pour livrer passage à unpersonnage dont le visage lui étaitinconnu et que le directeur de Saint-Lazare accompagnait.

C’était l’huissier audiencier de lacour d’appel ; il venait signifier à ladétenue son arrêt de renvoi devant lacour d’assises de la Seine.

Page 522: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Le rapport de M. de Fourmel avaitsuivi cette filière judiciaire quiprouve le soin scrupuleux quipréside en France aux affairescriminelles.

Après avoir été communiqué auprocureur impérial et approuvé parlui, le rapport du juge d’instructionavait été remis au procureur général.Celui-ci avait désigné un de sessubstituts pour l’examiner, et cemagistrat avait fait son réquisitoire.Puis ce réquisitoire était revenuentre les mains du procureurimpérial, et de là dans le cabinet deM. de Fourmel, qui avait rendul’ordonnance de renvoi devant la

Page 523: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

cour d’assises des auteurs du crimede la rue Marlot.

Quelque soin qu’eût pris Me Lachaud

pour armer Mlle Rumigny contre lessecousses qui lui étaient réservées,la malheureuse n’éprouva pas moinsune émotion terrible à la lecture decet acte dont il lui avait été laissécopie, et dans lequel elle étaitaccusée de complicité dansl’assassinat de son père.

A ce document était jointe unelongue liste de témoins. Elle laparcourut machinalement, et l’un desnoms qui s’y trouvaient, celuid’Adolphe Morin, réveilla ses plus

Page 524: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

tristes souvenirs.

Puis, remarquant que William Down’y figurait pas, elle murmura enbaissant la tête :

– S’il m’abandonne, pourquoi m’a-t-il sauvée ?

Quelques jours plus tard, le 5 juillet,le directeur de Saint-Lazare vintprévenir sa pensionnaire, à neufheures du matin, qu’elle eût à sepréparer pour être conduite à laConciergerie, où le magistrat chargéde présider les assises devaitl’interroger conformément à la loi.

Mlle Rumigny s’habilla, et une heureplus tard elle montait, en compagnie

Page 525: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’une sœur et d’un gardien, dans unevoiture fermée.

Le directeur de Saint-Lazare avaitfacilement obtenu que la prisonnièrefût dispensée de faire la route danscet horrible véhicule qu’on a sipittoresquement surnommé panier àsalade.

A la Conciergerie, on la fitimmédiatement entrer dans lecabinet du directeur, où l’attendaitM. de Belval, président des assisespendant la première quinzaine dejuillet.

Ce magistrat était un des plus jeunesconseillers de la cour de Paris, où il

Page 526: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

jouissait à juste titre de la réputationd’un jurisconsulte émérite et d’unfort galant homme.

Son impartialité était proverbiale.Pour lui, l’accusé n’était coupablequ’après le verdict du jury. Ill’interrogeait toujours sans dureté etécoutait ses explications avec unepatience extrême. C’était lapersonnification de la justice dans saforme la plus complète.

M. de Belval reçut Mlle Rumignypoliment et, l’ayant invitée às’asseoir auprès de la table où lui-même avait pris place, il lui dit :

– Mademoiselle, la loi m’ordonne de

Page 527: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vous interroger avant votrecomparution devant le jury ; je vaisdonc vous adresser plusieursquestions, mais je désire d’abordsavoir de vous si vous avezl’intention de me répondre, ou sivous devez persister dans le systèmeque vous avez adopté durant le coursde l’instruction.

– Monsieur, répondit doucementl’accusée, je n’ai adopté aucunsystème ; je ne sais rien, je ne puisrien répondre. Je ne puis queprotester de mon innocence !

Mlle Rumigny, en effet, ne donna àM. de Belval que les courtes

Page 528: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

explications qu’elle avait fournies àM. de Fourmel. A l’égard deBalterini, elle refusa de nouveau des’expliquer.

– Je n’ai pas à insister davantage, ditle président, lorsqu’il fut convaincude l’inutilité de ses efforts ; je nevous demande pas si vous avez undéfenseur, je sais que vous avez

choisi Me Lachaud. J’espère que d’icià l’ouverture des débats votre avocatparviendra à vous faire comprendrecombien votre silence est dangereuxpour vous-même.

Et M. de Belval ordonna au directeurde remettre l’accusée aux mains du

Page 529: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

gardien qui l’avait amenée.

Cinq jours après, le 9 juillet,

Mlle Rumigny vit apparaître uneseconde fois ce même huissier qui luiavait signifié son arrêt de renvoi.

Il venait lui signifier cette fois sonacte d’accusation.

C’était le lendemain qu’elle devaitcomparaître en cour d’assises !

q

Page 530: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre19

LA COURD’ASSISES

Page 531: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Les événements intéressants sesuccèdent avec une telle rapidité àParis qu’on avait oublié depuislongtemps le drame de la rue Marlot,lorsque les journaux annoncèrentque l’instruction de cette affaire étaitenfin terminée et qu’elle serait jugéele 10 juillet devant la cour d’assisesde la Seine.

A cette nouvelle, l’émotion publiquese réveilla, pour devenir plus vive

Page 532: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

que jamais, quand on apprit que, sil’assassin n’avait pu être arrêté, sacomplice, la fille même de la victime,comparaîtrait devant le jury.

Un parricide, et un parricide commispar une femme du monde, c’étaitplus qu’il ne fallait pour exciterjusqu’au paroxysme cette curiositémalsaine qui s’attache aujourd’huiaux causes judiciaires. Aussi lesavant conseiller chargé de présiderles assises pendant la premièresession de juillet fut-il bientôtassiégé par mille solliciteurs, surtoutsolliciteuses, car aujourd’hui ce sontles femmes les mieux élevées quirecherchent avec le plus

Page 533: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’acharnement les émotionsdramatiques des débats criminels.

Plus le crime est horrible,monstrueux, plus elles désirent enconnaître l’auteur !

Que ne donneraient-elles pour luiparler, pour qu’il leur répondît ?

De très grandes dames, qui, chezelles, permettent à peine à leurs plushumbles adorateurs d’effleurerl’extrémité de leurs doigts, selaissent presser, bousculer dans lesaudiences du palais. Au mépris descontacts les moins élégants et lesmoins respectueux, elles veulent voiret entendre.

Page 534: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Oh ! alors, leurs bronches sidélicates supportent l’atmosphèreviciée, leurs oreilles si chastes sontardemment ouvertes aux détails lesplus brutaux, leur front ne rougitplus.

Elles oublient la retenue, la pudeurmême, pour n’être plus que descurieuses.

On comprend donc que le 10 juillet,bien avant l’heure fixée pourl’ouverture des débats, la salle de lacour d’assises était envahie.

La tribune des avocats elle-mêmesubissait mille assauts ; lesjournalistes oubliaient toute

Page 535: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

galanterie pour prendre possessionde leurs places, et quantité de gens,au courant des habitudes du lieu,restaient debout, dans l’espoird’occuper les bancs des témoinsaprès leur appel, puisque ceux-cidoivent, après cet appel, quitter lasalle pour attendre, dans deux outrois petites pièces voisines, lemoment de comparaître devant laCour.

MM. Meslin et Picot étaientnaturellement au nombre de cesderniers ; mais l’agent de la sûreté,qui n’avait pas revu le commissairede police depuis le jour où celui-cil’avait traité d’imbécile, se tenait à

Page 536: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

distance de son chef.

Tout près d’eux, on voyait, boutonnémilitairement et un ruban neuf sur lapoitrine, le capitaine Martin, lesautres locataires du n° 13, lesconcierges, le maître d’hôtelTourillon, ses employés, enfinM. Adolphe Morin en grand deuil etla physionomie bouleversée.

Quand la foule impatiente se futcasée ou à peu près, sa premièreémotion fut pour le paquet qu’ungarçon de bureau vint déposer sur latable des pièces de conviction.

Ce paquet renfermait les vêtementsde la victime et l’arme avec laquelle

Page 537: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

le vieillard avait été frappé. Il étaitficelé et scellé, ne devant être ouvertque plus tard.

D’ailleurs, comme presque au mêmemoment l’huissier annonça la Cour,le calme se fit soudain dansl’auditoire.

M. de Belval, le président, entra lepremier, suivi de ses assesseurs ;puis vint M. l’avocat général Gérard,qui occupait dans cette affaire siimportante le siège du ministèrepublic. Mais tous les regards setournèrent bientôt vers un nouveaupersonnage qui faisait modestementson entrée en se frayant un passage àtravers la foule.

Page 538: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

C’était Me Lachaud.

On savait depuis longtemps que lecélèbre avocat s’était chargé de la

défense de Mlle Rumigny, et cettenouvelle n’avait fait qu’exciterdavantage la curiosité publique.

C’était pour les amateurs des débatscriminels une double bonne fortune :assister aux péripéties d’un dramejudiciaire et entendre l’illustreorateur.

Peu d’instants après l’arrivée de

Me Lachaud, M. le présidentprononça les mots sacramentels :

– L’audience est ouverte.

Page 539: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Le silence s’était fait comme parenchantement, l’éminent magistratcommanda :

– Faites entrer l’accusée.

Quelques secondes plus tard, on vit

apparaître Mlle Rumigny.

Elle était horriblement pâle. Lamaigreur de son visage faisaitparaître encore plus grands ses yeuxcernés et rougis par les larmes.

Elle était vêtue de noir et sesoutenait à peine.

Les gardes qui l’accompagnaientdurent la porter plutôt que laconduire jusqu’à la place qu’elle

Page 540: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

devait occuper au banc del’accusation, derrière son avocat.Une fois là, succombant à l’émotion,elle laissa tomber sa tête sur la barrede la tribune. On l’entendit résonnercontre le bois.

Me Lachaud, qui s’était tourné verselle, lui dit quelques mots à voixbasse et lui tendit la main qu’elleserra fiévreusement.

L’auditoire était vivementimpressionné. Comme dans toutesles affaires où règne un certainmystère, il se divisa aussitôt en deuxcamps.

Le président des assises le comprit et

Page 541: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

recommanda immédiatement à lafoule de s’abstenir de tous signesd’approbation ou d’improbation,sous peine de se voir expulsée.S’adressant ensuite à l’accusée, il luidemanda ses noms et prénoms, sonâge et son lieu de naissance.

– Berthe-Marguerite Rumigny, vingtet un ans, Reims, répondit la jeunefemme d’une voix à peineperceptible.

– Vous allez entendre, poursuivitM. de Belval, les charges relevéescontre vous ; je vous engage à prêterla plus grande attention, car vousaurez toute liberté pour donner àmessieurs les jurés et à la cour telles

Page 542: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

explications que vous jugerez utilepour votre défense.

Et se tournant vers le greffier,M. de Belval ajouta :

– Donnez lecture de l’arrêt de renvoiet de l’acte d’accusation.

Nous ne pensons pas utile dereproduire le premier de cesdocuments, exposé sommaire del’affaire ; nous n’en citerons que lesdernières lignes ainsi conçues :

« Considérant que, des pièces et del’instruction, il résulte des chargessuffisantes contre les nommésRobert Balterini et Berthe-Marguerite Rumigny d’avoir, dans la

Page 543: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

nuit du 3 au 4 mars dernier, commisun homicide volontaire contre lapersonne du nommé Louis Rumigny,ordonne la mise en accusationdesdits et les renvoie devant la courd’assises. »

Après cette première lecture,

pendant laquelle Mlle Rumignyn’avait pas fait un mouvement, legreffier passa à l’acte d’accusation. Ils’exprimait ainsi :

« Dans la nuit du 3 au 4 marsdernier, la maison de la rue Marlotqui porte le n° 13 était le théâtred’un crime si rapidement et siaudacieusement commis, que nul des

Page 544: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

locataires de cette maison n’avaitentendu le moindre bruit.

« Le lendemain matin, vers septheures, un des locataires, la dameChapuzi, qui habite au second étage,aperçut à deux pas de sa porte lecadavre d’un homme inconnu. Cethomme, un vieillard de soixante-cinqans, avait été frappé de deux coupsde couteau. Immédiatement avertie,la justice se transporta sur le théâtredu crime, mais les premiersrenseignements qu’elle put recueillirne furent pas de nature à la mettresur les traces de l’assassin. Rien nepermettait d’admettre que ce fût undes locataires. Ce qui rendait les

Page 545: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

recherches plus difficiles, c’est qu’onignorait comment cet inconnu et sonmeurtrier avaient pu s’introduiredans cette maison, car, ainsi que decoutume, la porte en avait été ferméeau coucher du soleil, la veille, et,lorsque les concierges l’ouvrirent lelendemain matin, la mort del’inconnu datait déjà de plusieursheures.

« Parmi les locataires du n° 13 setrouve un employé des postes,M. Tissot, qui est convenu d’unefaçon de sonner et de frapper pourpouvoir, ainsi que l’y oblige sonservice, rentrer chez lui à toute heurede nuit sans avoir besoin de se faire

Page 546: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

reconnaître autrement. L’assassin etsa victime avaient-ils surpris cesignal ? S’en étaient-ils servis enmême temps, l’un attirant l’autredans un guet-apens ? C’est ce qu’ilétait impossible d’affirmer, et lajustice dut, après ces premièresconstatations, rechercher d’abordqui était le vieillard assassiné. Elleparvint à le savoir. Ce malheureuxétait un honorable négociant deReims, M. Rumigny.

« Poursuivant ses investigations,l’instruction apprit ensuite queM. Rumigny avait une fille,Marguerite, qui, séduite par unItalien, Balterini, s’était enfuie de la

Page 547: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

maison paternelle avec son amant.Cette fille et ce Balterini, qu’étaient-ils devenus ? On les suivait bien deReims à Paris, mais là on perdaitleurs traces. Près d’un mois s’étaitécoulé, et les criminels pouvaientdéjà espérer l’impunité, lorsquel’habile magistrat chargé del’instruction et de l’affaire découvritMarguerite Rumigny dans la maisonmême où son père avait étéassassiné.

« Elle s’y cachait sous le nom de

Mme Bernard, se faisait passer pourveuve, et comme elle relevait à peinede couches au moment du crime, lemagistrat, par humanité, avait remis

Page 548: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

à une autre époque soninterrogatoire, qu’il devait d’ailleursjuger bien inutile.

« Or, c’est chez Marguerite Rumignyqu’on devait trouver la clef dumystère dont le drame de la nuit du 3mars était enveloppé. Lesperquisitions amenèrent ladécouverte d’une correspondanceactive entre Marguerite et Balterini,correspondance qui allait toutexpliquer.

« Caché au Havre ou dans lesenvirons, Balterini avait appris de samaîtresse le moyen d’arriver jusqu’àelle sans être aperçu des conciergesde sa maison, et, dans des lettres qui

Page 549: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ne laissent aucun doute à l’égard deses projets de vengeance contreM. Rumigny, Balterini promettait àMarguerite de se servir de cette ruse.De son côté, Marguerite Rumignyfaisait à son père la mêmeconfidence, car par qui le vieillardaurait-il pu connaître le signalconvenu entre Tissot et sesconcierges ? Elle préparait ainsi lelâche guet-apens où devaitsuccomber l’auteur de ses jours.

« Très vraisemblablement Balteriniétait dans la maison depuis la veilleou l’avant-veille, car c’est de lachambre de l’employé des postesqu’il est descendu, après d’y être

Page 550: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

armé, pour assassiner sa victime.

« Cette scène sanglante est facile àretracer. M. Rumigny se glisse dansla maison, il en gravit les étages et ilest là, à la porte de sa fille, attendantle moment favorable pours’introduire dans l’appartement deson enfant et lui pardonner, lorsquele misérable qui le guette à l’étagesupérieur se précipite sur lui, leblesse d’un premier coup et,l’arrêtant au moment où il va luiéchapper, l’étreint à bras-le-corpspour le frapper mortellement.

« Franchissant ensuite le cadavre desa victime, il remonte et se cachechez celle dont il vient d’assassiner

Page 551: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

le père. Il pressent que la chambre desa maîtresse est pour lui l’asile leplus sûr, car Marguerite Rumigny estsouffrante et la justice n’ira pas lechercher au chevet d’une femme qui asu, à l’aide de mensonges, gagner lerespect et la sympathie de tous leshabitants de la maison.

« Balterini attend là plusieurs jours,peut-être une semaine entière,jusqu’à l’heure où il peut fuir sansdanger.

« La complicité de MargueriteRumigny dans cet horrible attentatne résulte pas seulement de cespreuves matérielles, de ce refugequ’elle offre au meurtrier de son

Page 552: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

père, de ses lettres, mais encore deson passé, de sa tentative de suicide,de son attitude pendant l’instruction.Il est de notoriété publique à Reimsque, jeune fille, Marguerite n’avaitpour son père ni respect ni égards ;elle se révoltait contre son autorité.Autant le malheureux adorait sonenfant, autant il avait à se plaindrede son peu d’affection. Et lorsqueM. Rumigny, qui veut pardonner,vient à Paris, appelé par celle qu’ilaime toujours tendrement, c’est pourtomber sous le couteau d’unassassin.

« Sur le point d’être arrêtée,

Mlle Rumigny tente de se suicider ;

Page 553: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

elle va se jeter à l’eau avec sonenfant, double crime ! et ne pouvantle commettre, par une circonstanceindépendante de sa volonté, elle veutmourir seule ; mais un courageuxétranger l’a sauvée. Une fois enprison, Marguerite Rumigny refusede répondre, et grâce à son silence,elle permet au meurtrier de son pèrede ne pas tomber entre les mains dela justice.

« En conséquence :

« 1° Le nommé Robert Balterini estaccusé d’avoir à Paris, la nuit du 3au 4 mars dernier, commis unhomicide volontaire sur la personnedu sieur Rumigny, avec cette

Page 554: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

circonstance que ledit homicide a étécommis avec préméditation ;

« 2° La nommée Berthe-MargueriteRumigny, de s’être rendue complicedudit homicide ci-dessus spécifié, enaidant l’auteur dans les faits quil’ont préparé, facilité ou consommé,avec cette circonstance que le sieurRumigny était son père légitime.

« Crimes prévus par les articles 296,297, 298, 299, 302, 59 et 60 du Codepénal. »

Pendant la lecture de ce document siimpitoyable dans ses déductions, siterrible dans ses conclusions,l’auditoire n’avait pu toujours

Page 555: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

retenir un frémissement d’horreur.Marguerite, elle, était restéerelativement calme. Seuls, lespassages où elle était accusée d’avoirmanqué de respect pour son père luiavait arraché des sanglots.

Elle s’était caché le visage dans sesdeux mains. Sans doute elle priait.Elle releva tout à coup la tête.

Parmi les noms des témoins quel’huissier faisait sortir les uns aprèsles autres, elle avait entendu celui deson cousin. Le sang avait alorsmonté à ses joues, et elle n’avait pus’empêcher de jeter un regard furtifsur son parent, qui s’était empresséde disparaître. Elle était aussitôt

Page 556: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

retombée dans ses réflexions.

La voix du président la rappelant àelle-même, elle se leva.

– Marguerite Rumigny, lui ditl’honorable magistrat, je vais vousinterroger ; mais, avant de le faire, jedois vous engager à répondrefranchement. Le système de mutismeque vous avez adopté durant le coursde l’instruction ne serait pas denature à vous mériter l’indulgence dela cour si vous y persistiez. Votreéminent défenseur n’a pu vousdonner un semblable conseil. Vouspouvez rester assise, si vous êtestrop faible pour vous tenir debout.

Page 557: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

La malheureuse femme retomba surson banc en balbutiant unremerciement.

Son interrogatoire commença.

Aux premières questions deM. de Belval sur son départ deReims, son arrivée à Paris, sonvoyage au Havre, son retour à Pariset sa correspondance avec Balterini,

Mlle Rumigny réponditcomplètement ; mais, lorsquel’honorable magistrat en fut arrivéau point important des débats, c’est-à-dire à la veille du crime, l’accuséeretomba dans son silence obstiné.

– Ainsi, lui demanda le président

Page 558: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pour la seconde fois, vous ignorez siBalterini était à Paris le 3 mars ?

– Je suis certaine qu’il n’y était pas.

– Où se trouvait-il ?

– Je l’ignore.

– Vous ne savez si, à cette époque, ilétait en France ou à l’étranger ?

– Non, monsieur.

– Comment se fait-il que lacorrespondance saisie chez vouss’arrête brusquement, et qu’après leslettres semblent indiquer de la partde votre coaccusé des projets dedépart, on n’en trouve plus que deuxou trois sans date ? Balterini n’a pas

Page 559: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

dû cesser de vous écrire depuis plusde quatre mois.

– Je ne puis vous donner aucuneexplication ; je n’ai pas reçu d’autreslettres.

– Comment ! voilà un homme quivous aime avec passion, il ne l’a quetrop prouvé, et vous voulez que nousadmettions que vous êtes restée sansnouvelles de lui pendant un tempsaussi long ; que depuis votrearrestation, il ne vous ait pas écrit ?Je dois vous faire remarquer quecette correspondance cesse justementaprès la lettre dans laquelle Balterinivous annonce sa prochaine arrivée àParis. Ne doit-on pas en conclure

Page 560: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

que, depuis lors, vous avez reçu biend’autres lettres, que vous avezdétruites, parce qu’elles pouvaientvous compromettre ainsi que votrecoaccusé, parce qu’elles contenaient,sur les projets criminels de cethomme, des détails précis, tout unplan arrêté entre vous et lui ?

– Je n’ai détruit aucune lettre ;j’ignore si Balterini m’a écrit.

Mlle Rumigny avait prononcé cesmots à voix basse et en baissant latête. Il était bien évident pour tout lemonde qu’elle ne disait pas l’exactevérité.

L’auditoire le comprit et ne put

Page 561: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

retenir un murmure dedésapprobation, bientôt interrompupar la voix du président, quiterminait l’interrogatoire del’accusée par ces paroles sévères :

– Messieurs les jurés apprécierontvotre silence.

M. de Belval passa immédiatement àl’audition des témoins, encommençant par les époux Chapuzi,qui ne déposèrent qu’en tremblant,effrayés qu’ils étaient de parlerdevant une telle assemblée.

Les concierges vinrent ensuite ; puisle capitaine Martin, qui dut prêterserment de la main gauche.

Page 562: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Nous ne nous arrêterons pas à leursexplications ; elles furent les mêmesque devant le juge d’instruction, etMarguerite ne les entendit queconfusément ; mais lorsque leprésident, qui questionnaitM. Tissot, commanda à l’huissierd’ouvrir le paquet des pièces àconviction, le mouvement decuriosité de la foule la réveilla, et lajeune femme étouffa un cri d’horreuren voyant ces vêtementsensanglantés que son père portait aumoment de sa mort.

– Vous reconnaissez ce couteau ? ditM. de Belval à l’employé des postes,en lui faisant présenter l’arme dont

Page 563: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

le meurtrier s’était servi.

– Oui, monsieur, répondit Tissot ;c’est bien le mien.

– Vous êtes certain de l’avoir laissédans votre chambre avant d’enfermer la porte ?

– Je l’avais placé sur des dessinspour qu’ils ne pussent s’envoler, etj’affirme que ma porte était fermée.Ainsi que j’en ai l’habitude, j’avaismis ma clef sous mon paillasson.

– Vous affirmez également n’avoirfait connaître à aucun étranger lesignal convenu entre vous et vosconcierges ?

Page 564: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Je ne l’ai dit à personne ; je croyaisque, seuls, les locataires de la maisonle connaissaient.

Le témoin qui succéda à M. Tissotfut le docteur Ravinel, qui avait étéchargé de l’autopsie de la victime.

M. Ravinel était alors un hommedans la force de l’âge ; il occupaitdans le corps médical une hautesituation ; sa réputation de science etde dévouement était justementacquise. On ne pouvait lui reprocherqu’une confiance peut-être tropabsolue dans son savoir, uneconfiance illimitée dans sesdéductions, un besoin de toujoursprofesser, de se mettre constamment

Page 565: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

en scène, et aussi, ce qui ledétournait parfois de son but, uneimagination exagérée.

La mission du médecin légiste estparfaitement définie. Il doit examinerle corps qui lui est confié, maisseulement pour en sonder lesblessures et déterminer le genre demort auquel la victime a succombé.Ses appréciations ne doivent pasaller au-delà. Il n’a pas à connaîtrel’accusé, à fouiller dans sa pensée.Le vivant n’existe pas pour lui ; lemort seul lui appartient.

Or, le docteur Ravinel ne partageaitpas toujours cette façon de voir ;trop souvent le praticien faisait place

Page 566: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

en lui au juge d’instruction ; parfoisil devenait pour l’accusation unauxiliaire plus puissant que ne leveut la loi.

Invité à faire connaître le résultat decette autopsie, le célèbre chirurgiense tourna du côté des jurés et,comme s’il eût été en chaire,s’exprima en ces termes :

« L’homme dont j’ai eu la missiond’examiner le corps pouvait être âgéde soixante-cinq à soixante-dix ans,replet et obèse. Le cadavre n’étaitplus rigide ; la mort remontait au-delà de vingt-quatre heures. Dessigillations cadavériques violacéesexistaient au ventre, aux coudes, aux

Page 567: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

cuisses. Sur le dos de la main droite,j’ai constaté une écorchure légèrequi pouvait provenir d’une armeayant éraflé cette main.

« J’ai constaté sur le corps deuxplaies béantes à bords nettementcoupés et provenant de deux coupsde couteau. L’arme devait êtretranchante et bien affilée. Unepremière plaie oblique en bas et endedans, longue de trois centimètres,existait en haut du cou, sous l’angledroit de la mâchoire inférieure.L’arme avait pénétré d’avant enarrière. Aucune artère importanten’avait été lésée. Cette blessure, peuprofonde, était sans gravité.

Page 568: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

« J’ai constaté ensuite, au bas duventre, à l’aine du côté gauche, uneplaie oblique en haut et en dedans.L’arme avait pénétré de droite àgauche, très profondément. Le blesséavait perdu beaucoup de sang.L’artère fémorale a été divisée, maisseulement en partie. Il y avait du sanginfiltré dans la gaine.

« Les poumons étaient grisâtres, unpeu injectés à leur base. Le cœurétait vide et les cavités droites seulesrenfermaient un peu de sang.L’estomac ne renfermait plusd’aliments. Je me résume,messieurs : la mort est due àl’hémorragie résultant de la plaie

Page 569: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

artérielle. Deux blessures existaient,l’une au cou, l’autre au pli de l’aine,c’est-à-dire dans deux régions ducorps où d’habitude les meurtriersdirigent leurs coups. La mort est lerésultat d’un crime. L’individu a dûêtre frappé d’abord au cou, puis auventre, par un meurtrier qui, placéderrière sa victime, lui a fait faceensuite. L’éraflure de la main droitea dû être produite lorsque le vieillardse défendait. La vie a pu se prolongerquelque temps encore après lablessure de l’aine, pendant quelquesminutes, peut-être un quart d’heure.La mort a eu lieu quatre ou cinqheures au moins après le dernier

Page 570: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

repas. »

Pendant cette déposition dontl’auditoire n’avait pas perdu un seulmot, Marguerite Rumigny était restéela tête entre les deux mains. Onentendait ses sanglots qu’elle nepouvait arrêter.

Elle ne revint à elle que lorsque leprésident des assises, après avoirinterrogé le maître de l’hôtel duDauphin, ses employés et quelqueshabitants de la rue Marlot, fitcomparaître Picot.

Le récit de l’agent de la sûreté futpour la malheureuse femme unenouvelle source de douleur, car Picot

Page 571: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ne manqua pas de raconter commentil avait empêché l’accusée de se jeterà l’eau avec son enfant, et Margueritecomprit, au frémissement del’assistance, la réprobation quipesait sur elle.

Aucun de ces gens ne savait dansquelles circonstances terribles lepauvre petit être avait trouvé la mortquelques heures plus tard.

Ce qui fut peut-être plus pénible

encore pour Mlle Rumigny, c’estlorsqu’elle entendit M. Morin.

Ce parent, qui aurait dû la défendre,lui adresser indirectement quelquesbonnes paroles, sembla l’accuser

Page 572: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

comme à plaisir, tout en déguisant sahaine sous mille réticenceshypocrites.

Ce qui devait résulter de cettedéposition pour les jurés, c’est queMarguerite Rumigny avait étémauvaise fille, qu’elle avait toujourssongé à s’affranchir de l’autoritépaternelle, que M. Rumigny était fortinquiet de l’avenir, et que, biencertainement, il n’était venu à Parisqu’après y avoir été invité avecinsistance par son enfant.

Plusieurs fois, pendant que soncousin parlait, Marguerite étouffa uncri d’indignation ; mais sondéfenseur, tout en prenant des notes,

Page 573: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

la surveillait et l’exhortait à lapatience.

Enfin cet épouvantable supplice setermina ; M. Morin finit sadéposition par quelques parolesdoucereuses et vint prendre sa placesur le banc des témoins, oùl’accompagna un murmure quin’avait rien de sympathique.

Instinctivement et bien qu’elle n’eûtplus guère de compassion pourl’accusée, la foule pensait que cethomme, en admettant même qu’iln’eût dit que la vérité, venait decommettre une mauvaise action.

M. Adolphe Morin clôturant la liste

Page 574: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

des témoins, M. l’avocat généralGérard eut immédiatement la parolepour soutenir l’accusation.

– Messieurs, commença-t-il au milieudu plus respectueux silence, jamaisautant qu’aujourd’hui je n’aicompris combien ma tâche estdouloureuse, mais aussi combien elleest grande. J’ai en face de moi unefemme qui appartient à l’élite de lasociété, qui n’a eu sous les yeux quede bons exemples, que son éducationaurait dû préserver du mal, et j’ai àvous démontrer qu’elle a été lacomplice de l’homme qui a lâchementfrappé un vieillard, après l’avoirattiré dans un guet-apens.

Page 575: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Entrant, après ce terrible exode, dansles faits mêmes de la cause,M. Gérard rappela la jeunesse deMarguerite, ses révoltes incessantescontre l’autorité paternelle, sa fuiteavec son amant, qui avait menacé demort le père dont il enlevait la fille,son installation, grâce à unmensonge, dans une maison paisible,son hypocrisie pour capter laconfiance de ses voisins, puis ce planodieux qu’elle avait concerté avecBalterini pour faire croire au départde cet homme, et pour attirer à Parisle malheureux dont tous deuxvoulaient la mort.

– Cette épouvantable scène,

Page 576: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

messieurs, s’écria à cet endroit deson réquisitoire l’éloquent avocatgénéral, il me semble y assister !Informé par sa fille que Tissot nerentrera pas dans la nuit du 3 au 4mars, M. Rumigny s’introduit dans lamaison à l’aide du signal convenu. Ilgravit les étages, son cœur bat, il varevoir celle à laquelle il veutpardonner ; mais au moment où cepauvre père va frapper à la portederrière laquelle sont toutes sesaffections, son assassin qui le guettese précipite sur lui et le tue. Ensuite,sans souci du cadavre, il se cachedans cet appartement où nul nesongera à aller le chercher.

Page 577: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

« Et c’est la fille de ce mort qui reçoitle meurtrier couvert de sang ! Et cemeurtrier est celui de son père !

« Cela est tellement horrible que, siles faits ne s’enchaînaient pas avecune implacable logique, nous nevoudrions pas le croire. Hélas !comment douter, je ne parle pas ducrime de Balterini, il est démontréjusqu’à l’évidence et je n’ai pas àm’en occuper, mais de la complicitéde Marguerite Rumigny ? Elle cachel’assassin chez elle avant le crime,elle y attire son père ; le forfaitaccompli, elle donne asile aumeurtrier, facilite sa fuite, commeelle a facilité son attentat, puis elle

Page 578: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

refuse de parler. La douleur, leremords ne font pas cesser sonmutisme ; elle veut, avant tout,sauver son amant, espérant sansdoute que votre verdict ne l’atteindrapas et qu’elle pourra le rejoindre.

« Ce n’est pas tout, encore,messieurs, car ce dont l’acted’accusation parle à peine, je n’aipas, moi, le droit de le taire. Que faitla malheureuse lorsqu’elle voit lamain de la justice s’étendre verselle ? Elle veut mourir, non pasmourir seule, mais avec son enfant.Elle ne veut pas paraître devant lajustice divine chargée d’un seulcrime ; il lui faut être infanticide

Page 579: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

après avoir été parricide. Vous savezcomment le hasard seul a empêchéMarguerite Rumigny de commettre cesecond attentat. De celui-là, je nevous en dirai pas davantage. Dieul’en a punie en lui enlevant ce pauvrepetit être qu’elle avait voué à lamort. »

A ces mots du réquisitoire, lamalheureuse mère ne put se contenirplus longtemps.

– Oh ! pardon, monsieur, pardon !dit-elle en étendant vers l’avocatgénéral ses mains suppliantes.

Et ne pouvant en dire davantage, elleretomba sur son banc comme une

Page 580: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

masse inerte.

Ce cri de l’accusée avait eu un telaccent de vérité que l’assistance fitentendre un murmure decompassion.

M. Gérard, plus ému lui-même qu’ilne voulait le paraître, laissa à cemouvement le temps de s’éteindre, etil termina en disant :

– J’ai fait mon devoir, messieurs, sipénible qu’il fût. A chacun de nousici sa tâche ! J’ai comprimé lesbattements de mon cœur pour vousparler suivant mes convictions ;faites taire les vôtres pour prononcerun verdict selon votre conscience.

Page 581: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Prenez pitié de moi, mon Dieu ! jesuis perdue ! murmura Marguerite ense laissant glisser à genoux.

– Peut-être ! lui dit à voix basse

Me Lachaud, en l’aidant à se releverpour suivre les gardes qui devaient laconduire dans une salle voisine, carM. de Belval venait de suspendrel’audience.

Son défenseur avait prononcé ce seulmot d’une voix si ferme et avec un si

étrange sourire, que Mlle Rumignyconserva ses yeux hagards fixés surlui jusqu’au moment où elle disparutpar la porte de communication.

Mais l’illustre avocat s’était remis à

Page 582: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lire un petit billet que l’un de sessecrétaires venait de lui remettre.

Ce billet d’une longue écritureanglaise ne se composait que de deuxlignes et n’était pas signé :

« J’arrive à l’instant, et je ne suis passeul. J’espère qu’il n’est pas troptard ! »

q

Page 583: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre20

OU WILLIAMDOW REVIENT,A LASTUPEFACTIONDE MAITRE

Page 584: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

S

PICOT

uspendue au milieud’une émotion difficile àpeindre, l’audience nedevait pas être repriseaussi rapidement que lepublic le désirait, dans son

impatience d’entendre l’éloquent etsympathique avocat chargé dedéfendre Marguerite Rumigny.

On se demandait ce que l’éminent

Page 585: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

maître allait pouvoir dire, quelsarguments il invoquerait contre cescharges accablantes que le ministèrepublic avait groupées avec une sigrande habileté, comment ilarriverait à renverser cetéchafaudage des preuves terribles de

la complicité de Mlle Rumigny dansl’assassinat de son père.

Accueillie d’abord avec incrédulitépar une partie du public,l’accusation, grâce au talent del’avocat général, avait paru bientôtmoins problématique. A la fin duréquisitoire, elle gagna la plupart deshésitants, et, lorsque l’organe duministère public eu prononcé sa

Page 586: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

terrible péroraison, l’accusée n’avaitque bien peu de partisans dansl’auditoire.

Tout en hésitant encore à admettreque cette jeune femme bien élevée, àla physionomie si douce, au passésans reproches jusqu’au moment desa faute, faute d’amour ! se fûtrendue coupable de l’épouvantableforfait qui l’amenait en Courd’assises, mais jugeant moins avecleurs cœurs et plus avec les faits,certains expliquaient tout par cettepassion, qui, après avoir jetéMarguerite dans les bras deBalterini, en avait fait l’instrumentdocile de sa vengeance et de sa haine.

Page 587: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Les pessimistes n’allaient pas

jusqu’à affirmer que Mlle Rumignyavait comploté avec son amantl’assassinat de son père, mais ilsdisaient qu’entraînée par unenchaînement fatal, elle avait cédéaux obsessions de celui qu’elleaimait, pour provoquer, entre cesdeux hommes qui se haïssaient, unerencontre qui devait être funestepour le vieillard.

Ce qui plaidait contre elle, c’était cemutisme obstiné qu’elle gardait àl’égard de ce qu’était devenuBalterini. On n’admettait pas qu’ellel’ignorât. L’interruption même decette correspondance, qui avait été

Page 588: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pendant longtemps si régulière, étaitpour ces raisonneurs une preuve deplus de la complicité de la jeunefemme.

Si le musicien avait cessé sacorrespondance si brusquement,c’est qu’il savait ce qui était arrivédepuis son départ ; c’est qu’aprèsson crime il avait été informé de cequi s’était passé, et que le silenceavait été tout naturellement sonpremier souci.

S’il ne se présentait pas pourprotester de l’innocence de samaîtresse, c’est qu’il était coupablelui-même et ne voulait pas se livrer,dans l’espoir que Marguerite ne

Page 589: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pourrait être condamnée et qu’ellereviendrait alors le rejoindre là où ilse cachait.

M. Morin, le cousin de la jeunefemme, avait peint le caractère deMarguerite sous de telles couleurs,qu’il était malheureusement permisde tout admettre, si terrible que fût,selon l’accusation, la routeparcourue par la fille de M. Rumignydepuis sa révolte contre son pèrejusqu’au dénouement sanglant de cedrame de famille.

Ces échanges de pensées, cesdéductions fausses ou vraies, cesdiscussions, et les conclusions qu’entiraient ceux qui s’y livraient,

Page 590: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

occupèrent l’auditoire assezlongtemps. Toutefois, lorsqu’unedemi-heure se fut écoulée sans querien annonçât la rentrée de la Cour,on commença à se demanderpourquoi la suspension de l’audiencese prolongeait ainsi.

On attendit cependant un grandquart d’heure encore sans tropd’impatience ; puis, en comptant lesminutes, on se dit qu’il se passaitbien certainement, loin du public,quelque chose d’anormal etd’inattendu.

Un des magistrats ou l’un des jurésétait-il tombé malade ? L’accuséeavait-elle attenté à ses jours ?

Page 591: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

La longueur inaccoutumée de cettesuspension ne pouvait provenir du

fait de Me Lachaud, puisque s’il étaitsorti pendant la suspension, enemportant certains papiers extraitsde son dossier, il avait depuislongtemps repris sa place à son banc.Il s’y tenait, dans cette attitude qu’ilaffectionne, le mouchoir sur la figureet la tête dans les deux mains,attitude qui lui permet de s’isoler aumilieu de la foule la plus bruyante.

Enfin, un coup de sonnette se fitentendre ; l’auditoire poussa unsoupir de satisfaction, l’huissierannonça la Cour, et les juges ainsique les jurés regagnèrent leurs

Page 592: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sièges.

Si le public avait moins guetté leretour de l’accusée, il eût remarquéle changement qui s’était produitdans la physionomie de l’avocatgénéral depuis la fin de la premièrepartie de l’audience.

L’honorable organe du ministèrepublic n’avait plus ce visage calme etsévère qui sied à celui qui ne doitêtre que l’interprète impartial de laloi. M. Gérard, au contraire, semblaitému, préoccupé. Ses traitsexprimaient tout à la fois une espèced’angoisse et une inébranlablerésolution.

Page 593: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Nos lecteurs comprendront bientôtquel combat terrible la vérité etl’erreur se livraient dans l’âme de cemagistrat intègre.

Me Lachaud, qui s’était levé poursaluer la Cour, interrogeait sonadversaire d’un œil inquiet.

Bien qu’il fût prêt à prendre laparole, on eût dit que l’illustremaître attendait quelque incidentnouveau.

Sur l’ordre du président, les gardesvenaient de ramener l’accusée.

La malheureuse était d’une pâleurcadavérique ; elle se soutenait àpeine. Ceux qui l’escortaient furent

Page 594: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

obligés de la soulever pour lui fairefranchir le banc sur lequel elle devaitreprendre place.

Lorsqu’elle l’eut atteint, elle y tombaaffaissée et ses mains tremblantess’accrochèrent à la barre qui laséparait de son défenseur.

Si elle ne pleurait pas, c’est que sespaupières rougies n’avaient plus delarmes. Sentant peser sur elle lesregards curieux du public, elledétournait la tête.

– Courage ! lui dit Me Lachaud, en setournant vers elle et en lui prenantles deux mains ; vous m’avez promisd’être forte.

Page 595: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– C’est vrai ! murmura Marguerited’une voix à peine distincte. Ah !c’est que toutes ces émotionsm’achèvent. Il me semble que lebonheur même me tuerait. Mais,vous avez raison, je veux être dignede votre bonté.

Se redressant alors par un suprême

effort de volonté, Mlle Rumigny jetasur l’assistance un regard furtif. Oneût dit qu’elle cherchait quelqu’un aumilieu des rangs pressés de la foule,où se tenait à demi caché M. AdolpheMorin.

Le silence s’était fait enfin,l’honorable président des assises se

Page 596: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

tourna vers Me Lachaud, et il allaitlui donner la parole pour présenterla défense de sa cliente, lorsquel’avocat général dit en se levant :

– Monsieur le président, je vousdemande la permission d’ajouterquelques mots à mon réquisitoireavant que mon éloquent adversairese fasse entendre.

– M. l’avocat général a la parole, fitM. de Belval en adressant un geste

d’excuse à Me Lachaud.

L’auditoire, comme s’il pressentaitun incident nouveau, devint plusattentif que jamais.

Page 597: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Mlle Rumigny avait relevé la tête.N’était-ce donc pas assez tout cequ’elle avait déjà souffert ?

– Messieurs de la Cour, messieurs lesjurés, dit l’organe du ministèrepublic, lorsque, devant vous, il y aune heure, j’ai soutenu l’accusationqui pèse sur la femme que vous avezà juger, j’ai parlé selon maconscience et mes convictions ; j’airempli mon devoir avec impartialité,mais aussi avec toute la rigueur queme commandent les intérêts de lasociété que, du haut de ce siège, nousavons mission de protéger. Ilsemblait donc que ma tâche étaitterminée et qu’après les conclusions

Page 598: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

de mon réquisitoire, conclusions quivous ont demandé, au nom de lamorale et de la justice, de frappersévèrement la complice d’unparricide, il ne me restait plus rien àdire. Je le pensais comme vous ; jeme trompais. La douleur de nosfonctions est de vous convaincre dela nécessité de frapper un coupable ;leur gloire est surtout de recherches,de découvrir la vérité, lors même quecette vérité ne serait pas dans uneinstruction loyalement conduite,dans une accusation nettementdéfinie, dans des témoignagesmultiples, dans les faits même de lacause !

Page 599: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Dès les premiers mots de M. Gérard,la curiosité de l’auditoire avait étévivement surexcitée ; à cette dernièrephrase de l’éminent magistrat, unmouvement de surprise agita lafoule.

Que voulait donc dire ce préambule ?Quel incident inattendu préparait-il ?Quelle preuve convaincante deculpabilité l’organe du ministèrepublic avait-il omise dans sonréquisitoire ? Ou, quel documentnouveau lui était-il parvenu pendantla suspension de l’audience ?

– Or, messieurs, poursuivitl’éloquent avocat général, c’est aunom de cette recherche de la vérité

Page 600: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

qui est le plus sacré de tous nosdevoirs, que je prie M. le président devouloir bien entendre, en vertu deson pouvoir discrétionnaire, undernier témoin, témoin que monsieurle juge instructeur a d’ailleursinterrogé peu de jours après la mortdu malheureux Rumigny, et dont ladéposition a été lue dans la premièrepartie de cette audience. C’est lui quis’est jeté si courageusement à l’eaupour sauver l’accusée, lorsqu’elles’était précipitée du pontd’Austerlitz dans la Seine. Si cegénéreux sauveteur n’a pas reparudepuis cette époque devant la justice,c’est qu’après avoir prévenu M. le

Page 601: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

juge d’instruction de l’obligation oùil était de s’éloigner, il avait quitté laFrance. Il n’est arrivé à Parisqu’aujourd’hui, trop tard pour êtrerégulièrement cité ; mais, enapprenant l’ouverture de ces débats,il s’est hâté de venir se mettre auxordres de la Cour.

– Le nom de ce témoin, monsieurl’avocat général ? demanda leprésident.

– William Dow.

– C’est le nom, en effet, d’un destémoins de l’instruction, ditM. de Belval, après quelquessecondes de recherche dans son

Page 602: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

dossier ; en vertu de notre pouvoirdiscrétionnaire, nous ordonnonsqu’il soit entendu à cette audience.

La curiosité du public ne faisait quecroître, mais deux des assistantssurtout n’avaient pu retenir unmouvement de surprise, en entendantprononcer le nom de l’Américain.C’étaient M. Meslin et maître Picot,qui suivaient tous deuxattentivement les débats.

Le brave commissaire de policecroyait l’étranger bien loin. Quant àl’agent de la sûreté, il n’avait oublié,ni la façon dont William Dow s’étaitmoqué de lui, ni les reproches qu’illui avait attirés. Sa mésaventure de

Page 603: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

la route d’Italie était encore présenteà sa mémoire, et il enrageait de voirrevenir cet être mystérieux, auquel ildevait un souvenir si douloureuxpour son amour-propre.

– Introduisez le témoin WilliamDow, ordonna le président à l’un deshuissiers.

Tous les regards s’étaient aussitôtportés vers la porte decommunication ; on vit s’avancer lepersonnage que nous connaissons,toujours calme, digne, flegmatique,tel que nous l’avons dépeint audébut de ce récit.

La foule le suivait des yeux et

Page 604: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’escortait d’un murmuresympathique, en se souvenant quec’était à son courage que l’accuséedevait la vie ; mais M. AdolpheMorin, qui s’était levé pour mieuxvoir le nouveau venu, ne putréprimer un mouvement de stupeur.On eût dit qu’il reconnaissaitl’étranger.

Son visage prit immédiatement unetelle expression d’angoisse quemaître Picot le remarqua, et que,toujours fidèle à ses habitudes deréflexions intimes, il ne puts’empêcher de murmurer ensouriant :

– Eh ! mais, eh ! mais, est-ce qu’il va

Page 605: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

y avoir du nouveau ?

Et il se rapprocha, autant que le luipermirent ses voisins, du cousin deMarguerite.

Arrivé en face de la Cour, WilliamDow salua et attendit.

– Monsieur, lui dit le président, aumilieu du plus profond silence,l’organe du ministère public ademandé à vous faire comparaître.Nous avons autorisé votre auditionen vertu de notre pouvoirdiscrétionnaire. Vous ne prêterez passerment, car vous ne pouvez êtreentendu qu’à titre de renseignements.Je n’ai pas besoin d’ajouter que vous

Page 606: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

n’en devez pas moins à la justicetoute la vérité, rien que la vérité.Comment vous appelez-vous ?

– William Dow, sujet américain,répondit l’étranger.

– Votre profession ?

– Chef des détectives de la policemétropolitaine de New-York.

– Un confrère ! ne put s’empêcher dedire presque tout haut Picot, en setournant vers M. Meslin. Sapristi ! çane m’étonne plus !

En apprenant à qui il avait eu affairerue Vandrezanne, le brave agent sereprochait moins d’avoir été joué.

Page 607: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Veuillez, reprit M. de Belval, vousadresser à messieurs les jurés et leurdire ce que vous savez de l’affaire.

q

Page 608: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre21

LE MORT QUI SETUE

Page 609: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

William Dow, setournant vers lejury, commença ences termes :

– Messieurs,envoyé en France

par mon gouvernement pour unemission de confiance, qui nécessitaitde ma part un certain incognito, jevins me loger rue Marlot, à l’hôtel duDauphin. J’étais là depuis déjà deuxmois et moins obligé de me cacher,car j’avais à peu près terminél’enquête dont j’étais chargé, lorsquej’entendis un soir pousser dessoupirs dans la chambre à côté de lamienne. En prêtant attentivement

Page 610: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’oreille, je saisis certaines parolesqui étaient bien de nature à piquerma curiosité : « Oui ! je veux la voir,lui pardonner, la serrer dans mesbras ! » disait mon voisin. Et ilpleurait.

« Le lendemain et les jours suivants,les mêmes plaintes étant venues denouveau jusqu’à moi, je voulusconnaître celui qui me faisaitinvolontairement le confident de sesinfortunes, infortunes conjugales, jele supposais. M’étant informé auprèsde l’un des garçons de l’hôtel, je susque le voyageur qui demeurait prèsde mon appartement s’appelaitM. Desrochers et était arrivé depuis

Page 611: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

quelques jours. Nous étions alorsvers le milieu du mois de février.J’appris, de plus, que cet hommesortait peu, ne parlait jamais àpersonne et semblait triste etpréoccupé.

« Mes instincts de policierm’indiquèrent de suite que j’était surles traces de quelque drame defamille, et quand j’eus rencontrédeux ou trois fois M. Desrochers,j’acquis la conviction qu’il songeait àquelque projet étrange. Ma chambreà coucher était séparée de la siennepar une porte condamnée dont lesjoints avait été recouverts de bandesde papier gris ; je soulevai l’une de

Page 612: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ces bandes, ce qui me permitd’étudier mon voisin du regard enmême temps que de l’ouïe. Quinzejours après, je connaissais sesmoindres pensées.

« Je vous demande pardon, monsieurle président, d’entrer dans cesdétails ; mais je les croisindispensables pour fairecomprendre à messieurs les jurésdans quelles conditions j’ai étéentraîné à m’occuper de cette affaire,et pourquoi je poursuivis ensuite lebut que j’espérais, que j’espèretoujours atteindre.

– Parlez, monsieur ; n’omettez, aucontraire, rien de ce que vous croirez

Page 613: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

utile. La Cour ne vous écoute pasavec moins d’attention quemessieurs les jurés.

L’auditoire gardait le plus profondsilence ; on eût dit qu’il pressentait àcette cause mystérieuse quelque

dénouement étrange. Me Lachaudprenait des notes.

Quant à l’accusée, elle ne quittait pasdes yeux cet homme qu’elle avaitdésespéré de revoir jamais.

William Dow reprit :

– Oui, messieurs, après quinze joursde surveillance incessante, je savaisle combat qui se livrait dans le cœurde M. Desrochers. Ses plaintes et ses

Page 614: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

réflexions m’avaient appris que cen’était pas sa femme qu’il voulaitrevoir, mais sa fille, qui lui avait étéenlevée. Seulement, si ce malheureuxdésirait ardemment embrasser sonenfant, il pensait que l’orgueil luicommandait de n’être vu depersonne. Sa fille était à quelquespas de lui, il n’avait qu’à se présenterchez elle, ouvertement ; il ne levoulait pas.

« Dix fois je le vis, la nuit une foistombée, s’approcher du n° 13,étendre la main vers la sonnette, puiss’enfuir. Il revenait alors à son posted’observation, à sa croisée, et c’estde là qu’une nuit, il surprit le signal

Page 615: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

convenu entre l’employé des posteset ses concierges. Le silence quirégnait dans la nuit lui permit de serendre compte de ce que faisaitM. Tissot. Il le guetta plusieurs fois,et lorsqu’il eut la certitude que celocataire rentrait sans être vu deBernier et de sa femme, car il avaitpu s’assurer, par la fenêtre de laloge, que le lit des époux était fortloin de la porte, il résolut de seglisser furtivement dans cette mêmemaison.

« Il est probable que M. Desrochers,– je continue à l’appeler par ce nom,puisque j’ignorais alors qui il était, –se renseigna à l’administration des

Page 616: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

postes à l’égard des absences deM. Tissot, afin de prendre sesmesures en conséquence.

« C’est ainsi que nous arrivons à lanuit du 3 au 4 mars, que lemalheureux père avait choisie pourpénétrer auprès de sa fille. Biencertainement, il avait vu s’éloigner lasœur de charité qui soignait lamalade, et c’était une raison de pluspour lui de ne pas remettrel’exécution de son projet, car il nesavait pas si, le lendemain, celle qu’ilvoulait voir serait seule de nouveau.

« Ce que je viens de vous dire,messieurs, n’étant pas dessuppositions, mais des faits réels, je

Page 617: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pense vous avoir démontré cettepremière vérité : que M. Desrochersignorait, en arrivant à Paris, lemoyen de s’introduire secrètementauprès de sa fille, et qu’il ne dut ladécouverte de ce moyen qu’à lui-même.

« Nous allons entrer maintenantdans le domaine des hypothèses et del’analyse ; mais ces hypothèses et cesanalyses seront ensuite corroboréespar de telles preuves matériellesqu’elles vous apparaîtront commedes vérités palpables.

– Poursuivez, monsieur, ditM. de Belval, très vivement intéressélui-même par ce récit.

Page 618: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

L’Américain continua :

– Le 3 mars, M. Desrochers rentrachez lui vers neuf heures, ainsi que leprouve la présence, dans sa chambre,du journal le Soir de ce jour-là. Il ensortit vraisemblablement à dix ouonze heures, lorsque la rue Marlotétait déserte depuis déjà longtemps.Il sonna à la porte du n° 13, frappaen même temps au volet de lafenêtre ; on lui ouvrit, il entra.

« On était alors à l’époque de lapleine lune, mais le temps était àl’orage, c’est-à-dire que, parintervalles, le ciel était couvert ouqu’on y voyait comme en plein jour.

Page 619: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

« M. Desrochers put donc se dirigersans tâtonnement jusqu’à l’escalier,dont il avait dû, d’ailleurs, étudier,de la rue, la situation. Il gravit lepremier étage, puis le second. Lecœur devait lui battre bien fort,lorsqu’il atteignit le palier sur lequelouvrait la porte de l’appartement desa fille. Il dut hésiter longtempsavant de se décider à sonner ; il restalà un quart d’heure, une demi-heurepeut-être ; mais, entendant quelquebruit à l’un des étages inférieurs etcraignant d’être surpris, il montajusqu’au quatrième, où, s’appuyantcontre le mur, dans l’angle où setrouve la porte de M. Tissot, il prêta

Page 620: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’oreille.

– Qui vous fait supposer queM. Desrochers ou plutôt M. Rumignyait dépassé le troisième étage de lamaison ? demanda M. de Belval, enarrêtant du geste le narrateur.

– Monsieur le président, réponditWilliam Dow avec un fin sourire, cen’est pas là une supposition, c’estune certitude dont je vais vousdonner la preuve.

– Voyons.

– En dehors de la porte de M. Tissot,à hauteur d’homme, le long duchambranle, il y a un clou auquel lelocataire de cet appartement suspend

Page 621: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

parfois sa clef. Or, en visitant cettepartie de la maison avec M. lecommissaire de police, j’ai aperçu àce clou un petit morceau d’étoffemarron. Le voici, je l’aiprécieusement conservé.

L’Américain tendit à l’huissierl’objet dont il parlait. Celui-ci leremit au président.

– Si vous voulez faire rapprocher cefragment du parement de la manchedroite du paletot qui se trouve dansles pièces de conviction, vous verrezqu’il s’adapte parfaitement à unelégère déchirure existant à cetendroit du vêtement.

Page 622: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– C’est vrai, dit M. de Belval, aprèsavoir fait faire par l’huissier laconstatation demandée ; voyez,messieurs les jurés.

Le vêtement passa de main en mainau banc des jurés, qui reconnurentl’exactitude du fait énoncé par letémoin.

– Mais, demanda le président,comment expliquez-vous la présencede ce morceau d’étoffe à ce clou ?

– D’une façon bien claire, monsieur,répondit l’Américain. Réfugié dansl’angle de cette porte, le vieillard s’yappuya, le bras relevé soutenant satête, et comme il se baissa

Page 623: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

brusquement, sans doute pour n’êtrepas découvert, dans le cas où le bruitqu’il avait entendu serait celui d’unepersonne montant jusqu’à troisièmeétage, le parement de son vêtement,qui se trouvait juste à la hauteur dece clou, s’y accrocha et y laissa cemorceau d’étoffe.

– C’est possible ; continuez.

– Ce qui se passa ensuite n’est pasmoins facile à démontrer. Ens’accroupissant, M. Rumigny touchade la main le paillasson étendudevant la porte de M. Tissot ; il ysentit la clef et, certain que lelocataire de cet appartement nedevait pas rentrer cette nuit-là, il y

Page 624: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pénétra afin de pouvoir, en toutesûreté, mettre un peu d’ordre dansses idées et attendre le momentfavorable.

– Et une fois dans cette chambre ?

– Il se laissa tomber sur le premiersiège à sa portée, c’est-à-dire surcette chaise rangée contre la table deM. Tissot. Il s’y accouda, prenant satête à deux mains, s’efforçant dereprendre un peu de calme. C’est enremettant les mains sur la table qu’ilsentit le couteau et s’en empara pourse défendre, car ce vieillard irascibleet violent dut songer à ce moment-làqu’il allait peut-être rencontrer undes locataires qui le prendrait pour

Page 625: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

un voleur, qui sait ? Balterini lui-même, à qui il ne céderaitcertainement pas la place.

« Une fois armé, M. Rumignyrepoussa son siège par unmouvement brusque, c’est pour celaque le commissaire de police atrouvé ce siège loin de la table et debiais ; il ouvrit la porte, la refermadoucement et, se penchant sur larampe de l’escalier, écouta.

« N’entendant aucun bruit, ilcommença à descendre, son couteauà la main ; mais la lune s’était voilée,l’obscurité était profonde, et il neput s’avancer qu’à tâtons. Le sangfaisait battre ses tempes ; souvenez-

Page 626: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

vous que M. Rumigny avait plus desoixante ans et était de tempéramentsanguin. Il dut s’appuyer contre lemur, de cette même main qui tenaitl’arme aiguisée. Au tournant del’escalier, très probablement, là oùles marches plus larges trompèrentses pas hésitants, il perdit l’équilibreet sa tête vint porter contre sa maintendue en avant. C’est ainsi qu’il sefit au cou, d’avant en arrière, cetteblessure ou plutôt cette écorchuredont le sang jaillit peuabondamment, mais assez cependantpour mettre le comble à ses frayeursirréfléchies.

« Il le sentit couler sur sa main, qu’il

Page 627: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

appuya sur la muraille, dans l’anglede l’escalier, sentant le vertiges’emparer de lui, le vieillardhalluciné prit ce vêtement pour unhomme qui le guettait, pour Balterinilui-même, et il s’élança la main levée.Mais en frappant dans le vide, – onretrouvera ce coup de couteau dansle waterproof, – il éprouva uneindicible terreur, qui achevabrusquement l’œuvre de transport aucerveau que la lutte qu’il subissaitdepuis une heure avait commencée.

« Il étendit la main pour se soutenirà la rampe, voulut crier, maisl’apoplexie avait été foudroyante, etM. Rumigny roula de marche en

Page 628: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

marche, tenant toujours le couteaudans sa main crispée. Lorsqu’ils’arrêta dans sa chute, son bras droitportant le premier se repliabrusquement sous le poids du corps,et l’arme, par un mouvement qu’onse figure aisément, s’enfonçaobliquement, de haut en bas et dedroite à gauche, dans les entraillesdu malheureux.

« Ce n’était pas un homme assassinéqui tombait sur le palier du secondétage, c’était un mort qui se tuait. »

Ces derniers mots étaient à peineprononcés, que l’auditoire, nepouvant rester maître de sonémotion, éclata en

Page 629: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

applaudissements. La foule s’étaitlevée pour mieux voir cet hommedont la finesse d’observation etl’esprit d’analyse avaient sicorrectement rattaché les anneaux dece drame mystérieux de la nuit du 3mars.

M. de Belval comprenait si bien cesentiment qu’il réclamait à peine lesilence.

M. l’avocat général Gérard étaitgrave et digne, comme l’est l’honnêtehomme qui a su imposer silence àson amour-propre pour remplir undevoir.

Me Lachaud souriait à Marguerite

Page 630: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Rumigny, qui pleurait, les mainsjointes tendues vers son sauveur.

Les jurés se regardaient les uns lesautres avec stupéfaction. Certainsétaient prêts à affirmer déjà qu’ilsn’avaient jamais cru à la culpabilitéde l’accusée.

M. Adolphe Morin était blême, etPicot, dont l’esprit fantaisiste avaitpeut-être bien engendré quelquesupposition fâcheuse à l’égard duneveu de M. Rumigny, Picot, disons-nous, semblait tout déconfit etmurmurait :

– Pas d’assassin ! Sapristi, c’est unmalin tout de même !

Page 631: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

William Dow seul restait le même.C’était vraiment chose étrange quel’impassibilité de cet homme aumilieu des émotions publiques qu’ilvenait de faire naître.

Après avoir laissé à l’assistance letemps de se calmer, M. de Belvalréclama le silence ; on obéit aussitôt,et s’adressant à l’Américain, il luidit :

– La Cour vous remercie, monsieur,des explications que vous venez delui donner, car elle éclairent cetteaffaire d’un jour tout nouveau ; avez-vous quelque chose à ajouter à votredéposition ?

Page 632: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– Oui, monsieur le président,répondit William Dow, si la Cour etmessieurs les jurés veulent bienm’accorder encore quelques instants.

– Parlez, monsieur.

– Je désirerais vivement démontrerque mon hypothèse à l’égard de lafaçon dont est mort M. Rumigny netrouve pas de contradictionsabsolues dans le rapport même del’illustre docteur Ravinel. Je luidemande humblement, ainsi qu’àvous, la permission de lui adresserquelques questions.

Le célèbre praticien, qui était restédans la salle, s’empressa de se rendre

Page 633: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

à l’invitation du président, enrejoignant l’étranger à la barre destémoins.

– Monsieur, lui dit William Dow avecun ton de grande déférence, croyez-vous que M. Rumigny fût d’untempérament apoplectique ?

– Autant que j’ai pu en juger parl’examen de son corps, je le pense,répondit le docteur Ravinel.

– Croyez-vous que M. Rumigny,étant armé comme je l’ai dit, ait puse faire lui-même, en glissant surl’escalier, l’éraflure que vous avezconstatée au cou de son cadavre ?

– C’est admissible : la direction de

Page 634: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

cette plaie autorise cette suppositionaussi bien que toute autre.

– Ne pensez-vous pas que la blessurede l’aine, reçue par un homme dansdes conditions physiologiquesnormales, lui aurait permis de vivreencore quelques heures, de crier,d’appeler à son aide, de faireplusieurs pas, justement parce quel’hémorragie a été ralentie parl’infiltration du sang dans la gaine del’artère fémorale ?

– C’est parfaitement juste ; il se peutqu’une blessure telle que celle dontnous parlons ne cause pas une mortimmédiate.

Page 635: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

– De plus, est-ce que l’écoulement dusang n’est pas moins abondant surun cadavre que sur un être vivant ?

– Incontestablement ; c’est là un faitacquis depuis longtemps à la science.

– Je vous remercie, docteur ; ce sontlà les seules explications que jedésirais obtenir de vous.

Et, saluant M. Ravinel, que leprésident autorisait à se retirer,William Dow se tourna vers les juréspour ajouter :

– Eh bien, messieurs, est-il possibled’admettre que, si M. Rumigny avaitété assassiné, il n’aurait pas appelé àson secours, il n’aurait pas tenté de

Page 636: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

fuir, de faire quelques pas ? Or, il aété trouvé à l’endroit même où il esttombé, où il a été frappé. Cela estindiscutable, puisqu’on n’a pasdécouvert une goutte de sang, ni surles escaliers, ni même à proximité deson corps. Donc, pas de lutte, pas derésistance ! La montre, arrêtée par lachute de celui qui la portait,marquait minuit trente-cinqminutes ; c’est bien l’heure à laquelleil est tombé et à laquelle il est tombédéjà mort, puisque sa blessure, s’ill’avait reçue étant en vie, lui auraitpermis de lutter, de se traîner, delaisser sur le parquet des traces desang. Donc, il n’existait plus.

Page 637: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

« Et cette hémorragie, relativementpeu considérable, est-ce que ce faitmatériel ne transforme pas monhypothèse en réalité ? Si l’illustredocteur, qui a bien voulu merépondre avec tant de bienveillance,avait ouvert le cerveau du mort il yaurait, j’en suis certain, découvert unfoyer apoplectique, et sa science l’eûtconduit, plus sûrement encore que jen’y suis parvenu, à la conclusiond’un suicide involontaire et non àcelle d’un assassinat. »

De plus en plus confondus, la cour etl’auditoire écoutaient toujours.M. Adolphe Morin était livide.

Ses yeux humides démesurément

Page 638: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

ouverts, Marguerite Rumignydévorait chacune des paroles del’Américain.

– Messieurs, continua William Dow,je n’ai plus qu’un mot à ajouter :c’est à propos de l’assassin supposéde M. Rumigny, Balterini, que lajustice française a vainementcherché. Il était bien difficile qu’ellele découvrît, car elle ignorait sonvéritable nom, et ses traits lui étaientinconnus. Moi, j’avais trouvé sonportrait dans un médaillon qui s’estdétaché de la poitrine de

Mlle Rumigny au moment où je l’aisauvée. De plus, je savais, grâce àM. Adolphe Morin, que j’avais fait

Page 639: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

causer à Reims, que M. Balterini étaitarrivé dans cette ville recommandé àM. Rumigny par le célèbrecompositeur italien Alberti. Je fus àNaples, où j’appris de M. Alberti lui-même que son ami s’appelaitRomello, qu’il était condamné à dixannées de réclusion pour crimepolitique, et qu’il s’était réfugié àNew-York, afin d’échapper àl’extradition.

« Muni de ces renseignements, je fisroute pour l’Amérique, où je trouvaisans peine M. Romello. Il ignorait cequi s’était passé – inutile de direqu’il n’avait été touché par aucunecitation – et fort inquiet du long

Page 640: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

silence de Mlle Rumigny, qui depuisplus de quatre mois n’avait réponduà aucune de ses lettres, il allaits’embarquer pour la France, oùd’ailleurs il pouvait impunémentrevenir, car son illustre ami Albertiavait obtenu sa grâce.

« Je le mis au courant desévénements et nous partîmesensemble, le 19 du mois dernier.Voici un acte qui constate qu’à cetteépoque fatale du 3 mars, il y avaitdéjà plus de deux mois queM. Romello était arrivé à New-Yorket qu’il n’a quitté cette ville que le 19du mois de juin. Ce document émanede l’alderman du quartier qu’il

Page 641: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

habitait. De plus, il est visé etlégalisé par le consul général deFrance. »

En disant ces mots, l’Américaintendait à l’huissier un pli que celui-ciremit au président.

L’honorable magistrat l’ouvrit,s’assura d’un coup d’œil que c’étaitune déclaration bien en règle duséjour de l’accusé à New-Yorkjusqu’à l’époque indiquée par letémoin, et il le fit passer à l’avocatgénéral.

– J’espérais, reprit William Dow,être ici avant l’ouverture des débats,mais un accident de mer s’y est

Page 642: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

opposé. C’est seulement aujourd’hui,à une heure de l’après-midi, que noussommes arrivés à Paris. Je dis nous,car M. Romello est là, dans lecouloir, aux ordres de la Cour et dela justice ! »

Nous n’essayerons pas de rendre lemouvement de l’auditoire à cettedernière révélation.

Tout le monde s’était levé, mais pourpousser aussitôt un cri decompassion : Marguerite Rumignyvenait de succomber à l’émotion etde s’évanouir.

Les gardes emportèrentimmédiatement la pauvre femme,

Page 643: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

auprès de laquelle Me Lachaud sehâta de courir ; et l’audience setrouva forcément suspendue.

William Dow, poursuivi par lesregards admirateurs de tous, s’étaitempressé de se cacher dans la foule.Le hasard l’avait poussé du côté dePicot.

Réunis dans la chambre du conseil,les magistrats se consultèrent sur laquestion de savoir si l’affaire devaitêtre renvoyée à une autre session oujugée séance tenante. Mû par unsentiment d’humanité, M. de Belvalétait de ce dernier avis. Il prévalut et,moins d’un quart d’heure après,

Page 644: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’accusée étant revenue à elle, laCour rentra en séance.

M. l’avocat général eutimmédiatement la parole, et ce fut,on le comprend, pour revenirnoblement sur son réquisitoire etabandonner l’accusation contreMarguerite Rumigny.

– Nous regrettons, dit-il enterminant, que la loi ne nouspermette pas la même conduite àl’égard de Balterini ; mais le code estformel : frappé par un arrêt derenvoi, l’accusé doit passer devantles assises. Balterini, poursuivicomme contumace, doit se soumettreet se constituer prisonnier.

Page 645: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Toutefois, nous nous associerons degrand cœur à la requête de la Courpour qu’il soit laissé en libertéprovisoire.

Un murmure d’approbation accueillitces paroles, puis le silence se fit aupremier rappel à l’ordre duprésident.

– Maître Lachaud, dit alorsM. de Belval, vous avez la parole, sivous pensez devoir parler malgrél’abandon de l’accusation par leministère public.

L’illustre avocat se leva.

– Oui, messieurs de la Cour ; oui,messieurs les jurés, dit-il, je dois

Page 646: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

parler, lors même que ce ne seraitque pour remercier M. l’avocatgénéral, dont la conduite si dignedans toute cette affaire honore plusencore le siège qu’il occupe que lesplus brillants réquisitoires, lorsmême que je ne voudrais queremercier également l’hommecourageux qui, après avoir arrachéMarguerite Rumigny à la mort, a tantfait pour prouver son innocence.Mais ce premier devoir accompli, matâche n’est pas terminée, car il existedans ce procès deux faits mystérieuxque je dois mettre au jour. Il ne fautpas qu’il reste dans l’esprit demessieurs les jurés, je ne dirai pas

Page 647: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’ombre d’un doute, il ne saurait y enavoir, mais le moindre pointténébreux. La lumière doit éclater icisur tous et sur tout !

« Avec un esprit d’analyse, un talentd’observation et une logique serréeque nous ne saurions assez admirer,M. William Dow nous a trop biendépeint toutes les phases de cedrame de la nuit du 3 mars pour quej’y revienne, ce serait une insulte àvos intelligences ; passons ! Ce que jeveux vous expliquer, c’est la conduite

de Mlle Rumigny, c’est son silence àpropos de Balterini.

« Comment se fait-il, ne manquent

Page 648: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

pas de se demander plusieurs d’entrevous, que Marguerite Rumigny aitrefusé de répondre au juged’instruction et à l’éminentmagistrat qui nous préside,lorsqu’ils lui ont demandé où étaitcelui que recherchait la justice ?Rappelez-vous que, le 3 mars, il yavait déjà plus d’un mois que lamalheureuse femme n’avait quittéson lit, et que, si elle est sortie deuxfois depuis le 3 mars jusqu’au jourde son arrestation, ce n’a été quepour faire quelques pas, bientôtinterrompus par la souffrance. Or, cen’était pas rue Marlot queMarguerite Rumigny recevait les

Page 649: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

lettres de Balterini, c’était posterestante. Elle a donc dit la véritélorsqu’elle a répondu qu’elle ignoraitsi Balterini lui avait écrit.

« Elle n’en savait absolument rien,puisqu’elle n’avait pu aller s’enassurer elle-même. Pourquoi n’a-t-elle pas dit où celui qu’on accusaitd’un épouvantable crime luiadressait sa correspondance ? Ah !

messieurs, Mlle Rumigny en demandeaujourd’hui pardon à celui qu’elleaime et pour lequel elle a tantsouffert : c’est qu’aux prises avec unmystère impénétrable, elle a eu peur.Elle s’est demandé, dans un momentd’épouvante, si Balterini, qui lui

Page 650: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

avait annoncé son départ pourl’Amérique, n’était pas revenu tout àcoup pour s’introduire secrètementdans sa maison, à l’aide du moyenqu’elle lui avait indiqué, et si là,s’étant rencontré par un hasard fatalavec son père, il n’était en effetdevenu son meurtrier. Cela esthorrible, et vous comprenez toutesses terreurs ! Dans ces lettres, onpouvait, il est vrai, trouver la preuvedu séjour de Balterini en Amérique,mais on pouvait aussi y découvrircelle de son retour. Marguerite s’esttue ! En expiation de la mort de sonpère, dont elle était la causeinvolontaire, elle avait fait le

Page 651: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

sacrifice de son honneur et de sa vie.Que M. le président daigne donnerl’ordre de prendre à la poste leslettres adressées aux initiales R. R.M. R., ce sont celles de cesinfortunés : Robert Romello,Marguerite Rumigny, et la Cour auraentre les mains une dernière preuveindiscutable de l’absence de Balterinidepuis le mois de décembre de l’andernier.

« Je terminerais là, messieurs, si jen’avais pas une dernière tâche àremplir, celle d’accuser, puisque jen’ai personne à défendre. Oh ! le nomque je vais prononcer est sur voslèvres à tous : M. Adolphe Morin.

Page 652: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Vous l’avez entendu, ce témoin quiavait juré devant le Christ de diretoute la vérité, ce parent dont la loielle-même autorisait l’indulgence ;vous l’avez entendu charger sanspitié Marguerite Rumigny, vous laprésenter, au milieu de parolesmielleuses et hypocrites, comme unefille dénaturée, sans affection, sansrespect pour son père. Vous l’avezentendu insinuer que ce qui étaitarrivé était fatal, que Marguerite, dèssa plus tendre jeunesse, avaitmanifesté les plus mauvais instincts,qu’elle devait enfin devenir la honteet la douleur de la famille.

« Eh bien ! messieurs, ce sont là

Page 653: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

d’infâmes calomnies : j’ai là, sous lamain, cent lettres émanant des plushonorables habitants de Reims, ettous s’accordent à dire – Dieu megarde de manquer de respect à lamémoire de celui qui n’est plus, maisj’ai le devoir de ne rien cacher – queM. Rumigny était un homme violent,égoïste et colère, tandis que sa filleétait un ange de douceur et de bonté.Dans quel but donc ces mensongesd’Adolphe Morin ? Dans quel but cefaux témoignage, d’autant plusperfide qu’il tombait des lèvres d’unparent, qui, depuis l’arrestation de sacousine, jouait l’odieuse comédie dudévouement et du désespoir ? Ah !

Page 654: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

M. Morin est un homme habile !Marguerite Rumigny avait refusé dedevenir sa femme ; il a voulu sevenger, puis du même coups’enrichir ! Oui, messieurs,s’enrichir, car, déclarée coupable deparricide par votre verdict,

Mlle Rumigny devenait indigne, la loila déshéritait, et c’était à M. Morin, àcet excellent parent, qu’allait toute lafortune du mort.

« Je n’ajouterai pas un mot, car je lissur vos visages, aussi bien que surcelui de l’éminent organe duministère public, que je n’ai pas plusbesoin de recommander MargueriteRumigny à votre bienveillance que de

Page 655: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

livrer M. Adolphe Morin à votreréprobation ! »

Mille acclamations enthousiastessaluèrent ces dernières paroles del’illustre maître, et le vide se fitaussitôt autour de M. Morin, dont levisage décomposé était livide ; maisen voyant M. Gérard se lever,l’auditoire se calma subitement. Ilcomprenait instinctivement que toutn’était pas terminé.

– Messieurs, dit l’éminent magistraten s’adressant aux jurés, je fais cettefois encore cause commune avec monéloquent adversaire, car, m’associantà ses dernières paroles, je requiersqu’il plaise à la Cour d’ordonner

Page 656: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

l’arrestation du témoin AdolpheMorin comme ayant fait un fauxtémoignage.

– Le ministère public et la défenseétant d’accord, réponditM. de Belval, par application del’article 330, la Cour ordonnel’arrestation d’Adolphe Morin.Gardes, surveillez le témoin pourqu’il ne puisse s’éloigner del’audience.

– Oh ! j’en réponds, moi ! dit touthaut maître Picot en mettant, auxapplaudissements de la foule, samain nerveuse sur l’épaule deM. Morin, qui ne songeait guère àfuir.

Page 657: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Et l’agent de la sûreté ajouta, ens’adressant à M. Meslin, qui s’étaitrapproché :

– Enfin, j’ai donc fini par pincer unvrai coupable !

Les jurés s’étaient retirés dans lasalle de leurs délibérations, etMarguerite, conduite hors del’audience, était tombée mourante,cette fois de joie et de bonheur, dans

les bras de Romello, que Me Lachaudavait amené dans la salle d’attente.

Dix minutes plus tard, le jury ayantrendu en faveur de l’accusée unverdict négatif sur toutes lesquestions, M. le président de Belval

Page 658: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

prononçait l’acquittement deMarguerite Rumigny et ordonnait samise en liberté immédiate.

q

Page 659: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Chapitre22

OU MAITREPICOT LUI-MEME ESTSATISFAIT

Page 660: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Un mois après cetteterrible journée du 10juillet, Robert Romellocomparaissait, lui aussi,devant le jury, ets’asseyait, mais sans

crainte, à cette même place oùMarguerite avait tant souffert et tantpleuré.

L’audience ne dura que peud’instants. Par un sentiment quiprouvait la noblesse et l’élévation deson caractère, M. Gérard avait voulusiéger de nouveau. En termeséloquents et dignes, il abandonnal’accusation, et Romello s’entenditbientôt acquitter à son tour.

Page 661: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Dès le lendemain, Robert etMarguerite s’éloignaient de Paris,non sans avoir chaleureusement

remercié Me Lachaud et WilliamDow, leurs deux sauveurs.

Marguerite voulut d’abord aller àReims, pour s’agenouillerpieusement sur la tombe quirenfermait son père et sa fille, carRomello avait fait transporter lepetit corps dans le caveau de lafamille Rumigny.

Puis ils partirent pour l’Italie et,quelques semaines plus tard,Marguerite et Robert étaient mariés,unis dans le bonheur et l’espérance

Page 662: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

comme ils l’avaient été dans ladouleur et le désespoir.

Pendant ce temps-là, M. AdolpheMorin commençait l’année de prisonà laquelle il avait été condamné pourfaux témoignage.

Quant au mystérieux étranger, ilavait disparu, et Picot n’y songeaitdéjà plus, lorsqu’il reçut un matin,sous un large pli, sa nomination debrigadier et les lignes suivantes :

« En matière de police, aussi bienqu’en matière d’instruction et demédecine légale, ne rien faire à lalégère et de parti pris ; ne jamaisjuger sur les apparences, ne pas

Page 663: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

négliger les choses qui semblent lesplus futiles, surtout ne pas s’entêterdans une idée ! Quelles que soientses fonctions, celui qui sauve uninnocent remplit mieux son devoirqu’en aidant à la condamnation dedix coupables ! »

Parfait ! s’écria maître Picot,enchanté de cette bonne fortuneinattendue ; quel brave homme quecet Américain ! Il faudra que je fasselire ça à M. Meslin, lui qui m’a si bientraité d’imbécile !

Nous dirons un jour quels puissantsmotifs avait William Dow de mettreen pratique, ainsi que nous venonsde le voir par ce résultat, la maxime

Page 664: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

énoncée dans les deux dernièreslignes de sa lettre à maître Picot.

q

Page 665: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

œuvre du domaine public

Edité sous la licence CreativesCommons BY-SA

Page 666: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son
Page 667: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Source :

B.N.F. - Wikisource

Ont contribué à cette édition :

Page 668: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

Page 669: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

bibebook

Page 670: Le N°13 de la rue Marlot - Authentification Ndeg13 de... · Martin, qui avait perdu un bras et gagné sa croix en même temps que sa retraite à Sébastopol. Le matin, après son

www.bibebook.com