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Delphine Horvilleur, madame la rabbin Elle est l’une des rares femmes rabbins de France et la voix la plus écoutée du judaïsme libéral. Sa pensée ne cesse d’interroger l’altérité et la place du féminin, comme dans son dernier ouvrage, « Réflexions sur la question antisémite ». Par Zineb Dryef Publié le 11 janvier 2019 Delphine Horvilleur, le 11 décembre 2018, à Paris. ILYES GRIYEB POUR M LE MAGAZINE DU MONDE La foule se presse sur ce petit bout de trottoir de la rue des Rosiers, égayée ce 4 décembre 2018 par les décorations de la fête de Hanoukka. Les haut-parleurs fatigués d’un camion de Loubavitch crachent une musique assourdissante. Il fait un peu froid alors personne ne s’attarde devant les portes de l’établissement qui abrite chaque mois l’Atelier de pensée(s) juive(s) Tenou’a. A l’intérieur, en tailleur-pantalon sombre, chemise blanche et talons hauts – seule fantaisie, un grand collier coloré – Delphine Horvilleur reprend son souffle. Il y a tant de monde que deux séances ont été organisées. Il est 20 h 45 lorsque la rabbin prend la parole pour une longue évocation de Hanoukka et des miracles. Après son discours, ponctué de blagues et de digressions savantes, elle invite le public à interroger l’histoire de Honi, le faiseur de miracles, extraite du Talmud de Jérusalem et du Talmud de Babylone. Certaines interventions sont érudites et nourries, d’autres plus hésitantes, toutes traduisent une volonté d’étude et de réflexion.

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Delphine Horvilleur, madame la rabbin Elle est l’une des rares femmes rabbins de France et la voix la plus écoutée du judaïsme libéral. Sa pensée ne cesse d’interroger l’altérité et la place du féminin, comme dans son dernier ouvrage, « Réflexions sur la question antisémite ».

Par Zineb Dryef Publié le 11 janvier 2019

Delphine Horvilleur, le 11 décembre 2018, à Paris. ILYES GRIYEB POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

La foule se presse sur ce petit bout de trottoir de la rue des Rosiers, égayée ce 4 décembre 2018 par les décorations de la fête de Hanoukka. Les haut-parleurs fatigués d’un camion de Loubavitch crachent une musique assourdissante. Il fait un peu froid alors personne ne s’attarde devant les portes de l’établissement qui abrite chaque mois l’Atelier de pensée(s) juive(s) Tenou’a. A l’intérieur, en tailleur-pantalon sombre, chemise blanche et talons hauts – seule fantaisie, un grand collier coloré – Delphine Horvilleur reprend son souffle.

Il y a tant de monde que deux séances ont été organisées. Il est 20 h 45 lorsque la rabbin prend la parole pour une longue évocation de Hanoukka et des miracles. Après son discours, ponctué de blagues et de digressions savantes, elle invite le public à interroger l’histoire de Honi, le faiseur de miracles, extraite du Talmud de Jérusalem et du Talmud de Babylone. Certaines interventions sont érudites et nourries, d’autres plus hésitantes, toutes traduisent une volonté d’étude et de réflexion.

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« Elle laisse la place à la faille, à la complexité. Elle a cette voix qui n’est pas religieuse, finalement, mais simplement humaine. » Aurélie Saada, du duo Brigitte

Dans l’assemblée, on distingue quelques personnalités du monde du spectacle (Agnès Jaoui, Stéphane Freiss…), des familles orthodoxes, des intellectuels (la philosophe Monique Canto-Sperber), des jeunes à peine sortis de l’adolescence. Certains sont juifs, d’autres non. Certains sont venus pour le Talmud, d’autres pour la rabbin lue ou vue à la télé.

Aurélie Saada, du duo Brigitte, est tombée « sous le charme » de cette femme « inspirante » en écoutant France Culture. « On entend des voix se lever contre le patriarcat dans la République mais c’est important que des voix s’élèvent aussi contre le patriarcat dans les religions. Elle le fait sans aucune violence, en prônant l’égalité. C’est primordial. » Depuis, la chanteuse a lu tous ses livres et Delphine Horvilleur est devenue sa rabbin. Elle qui se déclare non croyante et non pratiquante. Ce qui l’a bluffée ? « Elle laisse la place à la faille, à la complexité. Elle a cette voix qui n’est pas religieuse, finalement, mais simplement humaine. »

Delphine Horvilleur célébrant Hanoukka dans sa synagogue du quinzième arrondissement de Paris, le 7 décembre 2018. ILYES GRIYEB POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

En dix ans, Delphine Horvilleur est passée du statut d’objet de curiosité bienveillante – « oh ! une belle femme rabbin » – à celui de porte-voix du judaïsme libéral français.

Un métier à plein-temps pour celle qui est rabbin, directrice de la rédaction de la revue Tenou’a, écrivaine et mère de trois enfants – elle est mariée à Ariel Weil, le maire du 4e arrondissement de Paris. En dix jours, elle a assuré des offices à la synagogue le vendredi soir et le samedi matin, une bar-mitsva, plusieurs funérailles, un tribunal rabbinique, la cérémonie d’accueil d’un bébé, une conférence sur « La force du leadership » pour la SNCF, la présentation du film Yentl (1983), de et avec Barbra Streisand, dans un cinéma du 5e arrondissement, l’inauguration de la nouvelle bibliothèque de l’Ecole juive moderne, l’animation mensuelle de l’Atelier Tenou’a…

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Le sexisme comme outil antisémite

Elle publie aussi ces jours-ci un nouveau livre, Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019). Comme dans ses précédents ouvrages, elle s’intéresse au sujet tel qu’il est perçu dans les textes sacrés et la tradition rabbinique. Comme dans ses précédents ouvrages, il est beaucoup question du féminin. Car de la littérature médiévale antijuive, qui affirmait que le corps de l’homme juif saigne chaque mois, aux pamphlets de Léon Daudet qualifiant Léon Blum de « fifille » et de « mamzelle », l’antisémitisme a toujours féminisé le juif.

Dans ce texte, elle explore également les ressorts de l’antisémitisme d’une partie de l’extrême gauche qui assimile les juifs aux dominants. Elle s’alarme del’augmentation des actes antisémites en France et de la libération de la parole haineuse. Ces dernières semaines, elle a découvert, navrée, les images de ces manifestants en gilets jaunes faisant fièrement le geste de la quenelle, ou celles des tags antisémites qui fleurissent sur les murs des villes après les mobilisations. Même si elle souligne qu’« il ne faut pas ramener le mouvement à une problématique antisémite ».

Son inquiétude provient aussi de ces comportements discrets qu’adoptent autour d’elle nombre de parents juifs. Déconseiller aux gamins de porter une étoile de David autour du cou. Se surprendre elle-même à murmurer « chut ! » à ses enfants dans un taxi quand ils évoquent leurs origines. « Quand on enseigne à ses enfants à se méfier, c’est difficile de leur apprendre à avoir confiance », regrette-t-elle.

Un jour, sa fille de 6 ans a construit une synagogue en Lego. Delphine Horvilleur a d’abord trouvé ça sensationnel. Puis l’enfant a placé des bonshommes : ici, la femme rabbin, là, les fidèles et, devant l’entrée, un policier. « Ça m’a alors frappée : elle n’a jamais connu la synagogue sans cette protection. C’est un drôle de truc de grandir comme ça. »

Un atelier Tenou’a, dans une école de la rue des Rosiers à Paris. ILYES GRIYEB POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

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Elle s’accommode de cette présence, que l’actualité rend trop souvent indispensable dans son quartier du Marais. Elle y a ses habitudes, ses amis, ses rituels auxquels elle ne renoncerait pour rien au monde. La boucherie de la rue des Rosiers où elle achète du foie haché (« il faut être ashkénaze pour aimer »), du fenouil, des poivrons et des tomates en salade, des merguez et des poulets rôtis, en prévision d’une grande tablée le soir de shabbat. Un café où, tous les matins, elle retrouve Stéphane Habib, son meilleur ami. Une rabbin et un psychanalyste. On dirait une blague juive. Ils s’en amusent. Tous deux ont en commun cette quête du double sens, jusqu’à l’obsession. Un exemplaire de Libé sur la table, ils commentent l’actualité. « C’est un bon rituel. Ça permet de prendre du recul », résume-t-elle.

Lutter contre le communautarisme

Face à l’hypersimplification du débat public, elle refuse de se voir enferrée dans un camp. « Elle le fait, simplement, avec beaucoup de naturel et de douceur,observe son amie la journaliste Frédérique Lantieri. Elle n’est pas consensuelle mais elle ne le revendique pas. »

Elle est l’amie de la journaliste Caroline Fourest et du philosophe Raphaël Enthoven. Ou de Gilles Clavreul, du Printemps républicain. Elle se retrouve dans leur combat « pour l’universalisme », partage leur sentiment que l’urgence est de lutter contre le communautarisme et la compétition victimaire. « Comme si tomber, avoir eu mal vous donnait une espèce de hauteur, poursuit-elle. Ce qui m’intéresse, ce dont je veux parler, c’est de la force de se relever, de notre capacité de résilience. »

Elle se méfie de ces tresseurs d’histoires qui flattent la quête du soi authentique. « L’extrême droite comme l’extrême gauche nourrissent l’illusion de l’authenticité. Dans leurs discours, il y a la même obsession de l’authenticité qui va de pair avec celle de l’identité : redevenir authentiquement son ethnie, son groupe. » Elle poursuit : « Ce qui est authentiquement moi, c’est que je n’ai pas arrêté de changer au contact des gens que j’ai croisés, des pays où j’ai vécu. » Le mouvement plutôt que l’origine comme identité.

« Ce qui compte, ce n’est pas tant ce que dit le livre sacré, que la façon dont on le lit de génération en génération. » Delphine Horvilleur

Ayant peu de goût pour l’indignation et les controverses à grand spectacle, elle préfère tenter de construire des ponts en conversant plutôt qu’en éructant.

Stéphane Habib se souvient d’un « shabbadan » (la célébration, au même moment, du shabbat et de la rupture du jeûne du Ramadan) organisé dans sa synagogue du 15e arrondissement avec le dramaturge Ismaël Saïdi et ses acteurs. « C’était inouï. Ce sont de petites choses qu’on a ensuite envie de reproduire chez soi, autour de soi. Cela permet de disséminer ces initiatives. On bricole avec le réel pour ne pas laisser s’installer la peur. Cela exige de ne jamais cesser de se parler. »

Si le dialogue interreligieux avec les chrétiens se passe sans heurts, avec les musulmans, il lui vaut d’être raillée par certains adversaires qui semblent considérer qu’écrire des livres avec l’islamologue Rachid Benzine ne va pas dissuader les terroristes de déclencher des bombes. Elle hausse les épaules : « C’est tellement plus simple de vivre dans un monde où on sait comment votent les juifs, vivent les musulmans et pensent les chrétiens. L’enjeu pour moi est de ramener de la complexité dans les débats, dans les perceptions qu’on peut avoir du monde. »

Rachid Benzine se dit frappé par l’écho que rencontre son discours chez beaucoup de jeunes femmes musulmanes. Pour rire, il l’appelle parfois « madame l’arabe in ». « Ce qu’elle propose comme horizon va au-delà de sa propre communauté, analyse-t-il. Son propos, c’est : est-ce que les hommes sont capables de jouer l’égalité avec les femmes et de perdre certains de leurs privilèges ? Si ça peut donner envie à des femmes de devenir imam, ça peut aider. »

Ensemble, ils partagent la même démarche : refuser l’instrumentalisation des textes. « Le problème des fondamentalistes, c’est que le texte parle fort, le texte parle avec leur voix, explique

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Horvilleur. Mais leur lecture, comme toute lecture, n’est qu’une interprétation. Elle n’engage pas le judaïsme dans son ensemble. De la même façon, en quoi le salafisme serait-il plus authentique que le soufisme ? Ma démarche de l’exégèse, comme celle de Rachid Benzine, c’est au contraire d’affirmer que le texte n’a jamais terminé de parler. Ce qui compte, ce n’est pas tant ce que dit le livre sacré, que la façon dont on le lit de génération en génération. »

Etudes de médecine

Née à Nancy, Delphine Horvilleur, 44 ans, a grandi à Epernay auprès d’un père médecin et d’une mère enseignante, une famille juive traditionaliste mais du genre à se rendre en voiture à la synagogue le jour du shabbat (ce qui, en théorie, est interdit). Elle se considérait « tout comme les autres » mais « pas comme les autres ». Elle se souvient avoir compris que son histoire était sans doute faite de plus de douleurs et d’arrachements que celles de ses copines lorsqu’elle a découvert que leurs grands-mères à elles n’avaient pas d’accent.

Côté maternel, ses grands-parents ont vécu aux frontières de la Hongrie et de la Slovaquie, dans des villes aujourd’hui disparues. Déportés, ils ont survécu aux camps mais pas leurs familles respectives. Ils se sont rencontrés plus tard, en France. Sur un cliché, on les voit tous deux : Delphine est dans les bras de sa grand-mère, qui sourit. Un éclat rare.

« Leur mutisme était total », se souvient Delphine Horvilleur, marquée par ces fantômes silencieux, morts sans avoir dit un mot de leur vie d’avant les camps, ni de leur deuil effroyable. Côté paternel, ses grands-parents lui transmettent un héritage républicain et laïque et ce nom, Horvilleur, dont on lui demande souvent s’il est juif. « Juif lorrain typique. Cette question revient tout le temps, dit-elle. C’est drôle. » Drôle, au sens de désolant.

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Delphine Horvilleur au Jardin des Tuileries à Paris, le 14 décembre 2018. ILYES GRIYEB POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Après des études rabbiniques, son grand-père choisit d’embrasser la carrière de professeur de latin et grec avant de diriger le lycée Poincaré à Nancy. Elle parle de lui la voix gonflée de fierté. Elle l’a beaucoup aimé. Quand, en 1992, elle lui annonce qu’elle part étudier la médecine à Jérusalem, il lui répond : « J’imaginais autre chose pour toi. » Elle s’est longtemps demandé ce qu’il avait voulu lui dire. « Cette phrase a été une bénédiction, a-t-elle résolu aujourd’hui. On peut toujours imaginer autre chose pour soi. »

Elle avait 17 ans. « Ce départ en Israël, c’était comme une alya (l’émigration des juifs vers Israël) », commente-t-elle en feuilletant un vieil album photo. Sur un cliché, on la voit dans le désert, jeune fille bronzée au crépuscule de l’adolescence, flottant dans son bermuda et sa grande chemise blanche. Elle garde pour Israël un immense attachement. « Je comprends cette culture, cette société, j’y ai vécu mes années de construction. C’était comme une utopie. »

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Elle a cru, dans cette région « qui ne répond à aucune rationalité, à aucune cohérence », au mirage de la paix. Elle déchante en 1995. Yitzhak Rabin est assassiné. Cette même année, une voiture piégée explose à cinquante mètres de l’appartement qu’elle occupe alors dans le centre de Jérusalem. Elle venait de rentrer chez elle et d’ôter ses chaussures. Elle a été immédiatement exfiltrée par l’armée. Elle garde le souvenir d’elle marchant pieds nus dans Jérusalem, un souvenir traumatisant de la proximité avec la terreur. Elle rentre à Paris et se tourne vers le journalisme.

Sioniste et propalestinienne

Diplômée de l’école de journalisme du Celsa, elle effectue un stage à Libérationavant de retourner en Israël en 2000, au bureau de France 2, dirigé par Charles Enderlin. Son stage démarre au deuxième jour de la seconde Intifada. Vincent Nguyen, journaliste et réalisateur avec qui elle prépare des sujets pour Envoyé spécial, se souvient d’une fille très sympa, très débrouillarde, pas du tout religieuse. « Dans son boulot de journaliste, elle était irréprochable : très curieuse, très attentive, très à l’écoute. Pas du tout militante bien que juive ayant fait son alya. Elle avait une grande liberté de pensée. Elle avait déjà ce goût pour le jeu intellectuel et l’interprétation des textes. Elle lisait tout le temps. »

Ensemble, ils parcourent le territoire et travaillent d’arrache-pied dans un contexte très éprouvant. Le traitement du conflit par France 2 est alors très critiqué par des personnalités de la communauté juive en France mais aussi en Israël.

« Rencontrer des victimes des deux côtés, se retrouver face à l’humanité et à la souffrance de l’autre, éprouver la grande difficulté à se parler entre juifs israéliens… Tout cela, quand on est une jeune stagiaire en journalisme, ça secoue », souligne Charles Enderlin, dont elle partage le regard critique et désenchanté sur l’Etat hébreu.

« Je suis sioniste et propalestienne », dit-elle. Elle ajoute que l’Etat d’Israël, ainsi qu’une partie de sa classe politique ultranationaliste, a « une responsabilité dans la perte de sympathie du monde » à son égard mais, en même temps, elle observe que c’est le seul pays dont on remet en question la légitimité au nom de la dénonciation de ses politiques. Elle relève que les discours antisionistes puisent dans l’antisémitisme traditionnel : « Il ne faut pas inverser la chaîne des responsabilités. Les juifs ne sont jamais responsables de l’antisémitisme. »

« Pour les plus âgés de la synagogue, une femme rabbin, c’était compliqué. Une femme rabbin enceinte, ça l’était plus encore. » Delphine Horvilleur

En 2003, elle renonce à son CDI à France 2 où elle fait du journalisme scientifique. Elle va étudier le Talmud. « Benoît Duquesne (son rédacteur en chef à l’époque, décédé en 2014) s’est carrément assis par terre quand je lui ai annoncé mon départ. Il m’a dit : “Tu es complètement dingue” », se souvient-elle. Sa décision n’a pourtant pas été prise sur un coup de tête. Petite-fille du genre mystique, elle s’était convaincue qu’elle pouvait communiquer par télépathie avec ses grands-parents.

Adulte, elle se plonge dans la Torah et le Talmud pour poursuivre cette conversation dont elle a été privée avec ses aïeux. « Faire parler le silence, engager le dialogue avec un texte : j’y ai été entraînée. » Mais à Paris, aucun des centres auxquels elle s’adresse pour faire de l’exégèse rabbinique n’accepte les femmes. Elle doit partir pour les Etats-Unis. Si, au départ, cet intérêt enchante ses parents, ils se montrent plus réservés face à son projet de devenir rabbin. « Pour eux, c’était “too much”, sourit-elle. Mais ils m’ont toujours soutenue. »

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Critique du judaïsme français

A New York, elle fréquente la synagogue progressiste B’nai Jeshurun puis Central Synagogue, ce qui aiguise son regard déjà critique sur le judaïsme français. Après sa Semikha (l’ordination rabbinique) à New York en mai 2008, elle accepte la proposition du Mouvement juif libéral de France (MJLF) : elle sera rabbin à Paris, dans la synagogue de Beaugrenelle.

Le jour de sa prise de fonctions, en 2008, les fidèles ont vu débarquer une jeune femme le ventre rond, très rond sous sa tunique violette surmontée d’un tallith, le châle rituel. « Pour les plus âgés de la synagogue, une femme rabbin, c’était compliqué. Une femme rabbin enceinte, ça l’était plus encore. » Elle s’était amusée de ce que « les rabbins ont rarement pris des congés maternité » pendant son premier office.

Delphine Horvilleur face aux fidèles de la synagogue Beaugrenelle à Paris, le 7 décembre 2018. ILYES GRIYEB POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Plus d’une décennie plus tard, ce 10 décembre, elle est en chemin pour Troyes, en Champagne. Elle est attendue pour un tournage à la Maison Rachi. Dans ce lieu abrité par l’unique synagogue de la ville, on perpétue le souvenir de Rachi, figure majeure du judaïsme du Moyen-Age et commentateur par excellence de la Torah. Un petit film sur le Talmud doit y être projeté, et Delphine Horvilleur y participe. « Vous pensez que je vais avoir l’oscar du rabbin de l’année ? », blague-t-elle en poussant une lourde porte en bois, le corps dissimulé sous une ample cape noire.

Sa présence n’est pas anodine, le centre Rachi veut valoriser un trait anachronique de l’exégète troyen : son féminisme supposé. Père de trois filles, il leur enseigna son savoir et les encouragea à étudier le Talmud. En 2019, la Maison Rachi espère aussi organiser un grand congrès mondial des femmes rabbins à Troyes. Si elles sont plus de sept cents dans le monde, elles ne sont que trois en France.

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Quelques jours plus tard, invitée à présenter la version restaurée de Yentl dans un cinéma parisien, l’histoire de cette femme qui se déguise en homme pour étudier le Talmud, Delphine Horvilleur a raconté que, préadolescente, elle avait été fascinée par le message de ce film : « Les filles peuvent avoir tout ce qu’elles veulent ! »

« On sera bientôt sept femmes rabbins en France », se réjouit-elle. Une bonne nouvelle, même si les quatre jeunes Françaises sont en formation au Royaume-Uni. « Le judaïsme français s’est longtemps illustré par un certain libéralisme mais la légitimité dans l’espace public est donnée à des gens plus conservateurs », déplore Horvilleur. Alors que le courant libéral est très répandu aux Etats-Unis, il est toujours minoritaire dans l’Hexagone.

L’une des différences majeures avec le judaïsme orthodoxe ou traditionaliste représenté par le Consistoire tient à la place faite aux femmes : elles ne prient pas avec les hommes dans les synagogues, elles doivent obtenir l’autorisation de leur mari pour divorcer, elles n’ont pas le droit d’étudier les textes sacrés dans les yeshivas, encore moins de devenir rabbin, etc. Chez les libéraux, elles ont accédé à l’égalité. « Le féminin continue d’être subversif, de représenter une menace pour le système tout entier », observe la rabbin.

Progressistes contre orthodoxes

Au début de l’été 2017, invitée par la famille à dire le kaddish aux obsèques de Simone Veil, Delphine Horvilleur, au moment de s’avancer devant le cercueil, a été « un peu poussée sur le côté par Haïm Korsia (le grand rabbin de France) », racontait Le Monde le 7 juillet 2017.

Ça n’a l’air de rien mais ensuite, ici et là, certains ont souligné qu’elle n’avait eu aucun rôle dans la cérémonie. Contacté par M, Haïm Korsia n’a pas souhaité réagir. La rabbin ne veut pas s’appesantir : « Nos deux présences étaient fortes. Cela a créé des tensions qui n’avaient pas de raison d’être. »

En réalité, les deux rabbins se connaissent depuis toujours. Quand Haïm Korsia est nommé à Reims en 1987, il n’a que 24 ans. Delphine Horvilleur en a 13. Il participe aux repas familiaux des Horvilleur, à l’éducation des enfants. « Il était mon rabbin. » Au fil des années, il devient pour elle « un ami, un confident ».

Elle a le souvenir d’une compétition sportive, peut-être un match de foot, qui opposait la France à Israël. Avec les autres élèves de son cours, ils soutiennent Israël, pensant faire plaisir à Haïm Korsia. « Il nous a grondés, se souvient-elle. Il nous a dit qu’on était Français et qu’il fallait donc soutenir la France. Il construisait de petits juifs républicains. Il nous a transmis cet amour pour notre pays. J’ai pour lui de l’amitié et du respect. »

« Par rapport au durcissement d’une partie des institutions juives françaises, elle représente une réelle modération et une possibilité de dialogue. » Charles Enderlin, journaliste

Trente ans plus tard, les voilà rivaux. Le Mouvement juif libéral veut peser et être entendu au même titre que le Consistoire. Aujourd’hui, le Bureau central des cultes du ministère de l’intérieur considère le Consistoire comme le représentant habituel de la communauté juive. Mais dans quelques mois, le MJLF et l’Union libérale israélite de France (ULIF), plus connue sous le nom de synagogue Copernic, vont fusionner en une entité unique. L’enjeu : structurer la parole du judaïsme progressiste en France et lui donner de la visibilité.

« On voudrait être utiles à notre pays en faisant découvrir un autre discours religieux. Les traditions religieuses réfléchissent en permanence à des questions très actuelles. Sur le bonheur, sur la justice et la solidarité, sur les projets de bioéthique, sur l’urgence écologique », explique Jean-François Bensahel, le président de l’ULIF. Au carrefour de la modernité et de la créativité juive, Delphine Horvilleur porte cette voix. »

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Delphine Horvilleur, chez elle à Paris, le 11 décembre 2018. ILYES GRIYEB POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Ce qui ne lui vaut pas que des amis. « Par rapport au durcissement d’une partie des institutions juives françaises, elle représente une réelle modération et une possibilité de dialogue, relève Charles Enderlin. Les médias l’adorent, ça peut être un problème pour elle, elle risque de se mettre à dos les institutions orthodoxes. »

En défendant le mariage pour tous, en exigeant l’égalité homme-femme, en ouvrant les discussions sur les questions de bioéthique ou des unions mixtes (un dossier explosif dans le judaïsme orthodoxe), etc., elle exaspère beaucoup, notamment sur les réseaux sociaux, où elle est régulièrement prise pour cible. « Ce qui dérange, c’est qu’elle place l’humain au-dessus des rites, observe Frédérique Lantieri. Ce n’est pas le sacré en soi qui l’intéresse mais les symboliques, le sens qu’on peut y trouver. Et pour cela, elle n’hésite pas à bousculer les convenances religieuses. »

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Rabbin des people ?

Pour qui est habitué aux synagogues traditionnelles, un office dans celle du 15e arrondissement de Paris peut paraître furieusement exotique : les hommes et les femmes prient ensemble, certains jours on y chante des airs populaires (Shalom Alekhem sur l’air d’Allelujah, après la mort de Leonard Cohen) et les non juifs sont accueillis à bras ouverts. C’est ici que Delphine Horvilleur officie le plus souvent. Elle y reçoit des membres de sa communauté deux fois par semaine. Elle accompagne les moments importants. Naissances, mariages, divorces, enterrements…

En tentant de démêler l’écheveau de ses multiples vies, elle décèle cette ligne de conduite commune à la médecine, au journalisme et au rabbinat : « L’écoute du récit de l’autre comme un matériau sacré. » « Certains psys m’envoient leurs patients, lorsqu’ils traversent un moment de questionnement intense sur leur identité ou sur l’héritage de la Shoah. Ça passe souvent par un retour à l’exploration du rite, de la liturgie, des textes. »

Des obsèques, elle dit que ce sont « des moments extraordinaires ». « Trouver le langage pour honorer le parcours de quelqu’un, pour dire la vie : c’est le cœur du sacré. » Elle y excelle. Après les funérailles d’Elsa Cayat, la psy de Charlie Hebdo, le dessinateur Jul a résumé le sentiment de ceux qui assistent aux cérémonies qu’elle préside : « Je vais vous réserver pour mon enterrement. » Il a aussi ajouté : « Ça fera plaisir à ma mère. »

Ces dernières années, elle a officié lors de l’enterrement de nombreuses personnalités : Sonia Rykiel, Michel Butel, Emmanuèle Bernheim, et, en septembre, Marceline Loridan-Ivens, cinéaste rescapée d’Auschwitz, dont elle dit qu’elle est la « figure miroir » de ses grands-parents. « Avec ses yeux obscurcis et avec son cœur brisé, Marceline a non seulement su vivre, mais elle a su voir, montrer, filmer, raconter et aimer », a-t-elle prononcé lors de l’hommage à celle qui était devenue son amie.

Son goût pour la littérature, la philosophie, le théâtre l’a menée à se lier à de nombreux intellectuels et artistes. Le comédien Stéphane Freiss, que la rabbin a conseillé pour un film qu’il tourne en Israël, organise depuis un peu plus d’une année des « cours privés » chez lui. Au rythme d’un dîner tous les deux mois, il convie des amis – journalistes vedettes, intellectuels et comédiens – à écouter Delphine Horvilleur.

Anne Sinclair y a participé. Serge Moati également : « Elle m’a donné le goût ancestral mais nouveau pour moi de la libre discussion autour des textes sacrés de la Torah lors des chaleureuses réunions qu’elle anime si brillamment chez Stéphane. » Il lui est également reconnaissant d’avoir, contrairement aux synagogues du Consistoire, accueilli à bras ouverts ses enfants, nés d’une mère catholique.

Ne craint-elle pas d’être étiquetée rabbin des people ? Elle balaye : « Opposer l’art et la religion, c’est comme opposer pensée religieuse et sciences. Ou poésie et mathématiques. Ce qui m’intéresse, c’est justement de naviguer entre différents univers. » Elle n’exclut pas de se mettre à la fiction ou de donner des lectures des textes de Rachid Benzine au théâtre. Elle n’exclut rien. Mais quand elle a voulu appeler son chat « Bat » (« fille » en hébreu), ses enfants, lassés de ses excentricités juives, ont refusé. Ils ont baptisé l’animal Mia.

Zineb Dryef