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collection de la maison de l’orient et de la méditerranée 39 série littéraire et philosophique 12 LE MÉDECIN INITIÉ PAR LANIMAL ANIMAUX ET MÉDECINE DANS LANTIQUITÉ GRECQUE ET LATINE Édités par Isabelle Boehm et Pascal Luccioni

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collection de la maison de l’orient et de la méditerranée 39

série littéraire et philosophique 12

le médecin initié par l’animal

animaux et médecine

dans l’antiquité grecque et latine

Édités par

Isabelle Boehm et Pascal Luccioni

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le médecin initié par l’animalanimaux et médecine dans l’antiquité grecque et latine (cmo 39)

Un singe qui hurle sous le couteau du maître d’anatomie lui prodigue-t-il un enseignement plus précis que le centaure, ce fin connaisseur des herbes du Pélion qui emprunte jusqu’à une forme à demi humaine pour aller à la rencontre des médecins de la légende ? Et que peut dire le lecteur moderne de toute la profusion du bestiaire médical qui l’assaille dès qu’il ouvre un traité de Galien ? Le présent volume rassemble douze contributions qui éclairent d’un jour nouveau plusieurs aspects peu connus de la théorie et de la pratique médicales anciennes. Les études menées par les anciens sur la zoologie, l’art vétérinaire, voire l’éthologie sont mises à profit. Les recherches présentées ici tiennent compte de certains acquis récents de la recherche en sciences naturelles et des progrès de l’édition des textes techniques, et abordent les problèmes d’ordre anthropologique que pose la présence massive de l’animal dans la médecine ancienne.

© 2008 – Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux7 rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07

ISSN 0244-5689ISBN 978-2-35668-002-0

Prix : 29 €

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maison de l’orient et de la méditerranée - Jean pouilloux

(Université Lumière-Lyon 2 – CNRS)

Publications dirigées par Jean-Baptiste Yon

Dans la même collection, Série littéraire et philosophique

CMO 13, Litt. 2 J. Cazeaux, L’Épée du Logos et le Soleil de midi, 1983, 184 p. (ISBN 2-903264-03-1)

CMO 15, Litt. 3 A. Bonnafé, Poésie, nature et sacré I, Homère, Hésiode et le sentiment grec de la nature, 1984, 272 p. (ISBN 2-903264-06-6)

CMO 17, Litt. 4 A. Bonnafé, Poésie, nature et sacré II, l’âge archaïque, 1987, 158 p. (ISBN 2-903264-09-0)

CMO 22, Litt. 5 D. auBriot-Sévin, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du ve siècle av. J.-C., 1992, 604 p.(ISBN 2-903264-14-7)

CMO 24, Litt. 6 Parerga. Choix d’articles de Daniel BaBut (1974-1994), 1994, 677 p. (ISBN 2-903264-16-3)

CMO 29, Litt. 7 B. Pouderon, Les personnages du roman grec, 2001, 460 p.(ISBN 2-903264-22-8)

CMO 34, Litt. 8 B. Pouderon, Lieux, décors et paysages de l’ancien roman des origines à Byzance, 2005, 400 p. (ISBN 2-903264-27-9)

CMO 35, Litt. 9 P. Brillet-duBoiS, É. Parmentier (éds), Philologia, Mélanges offerts à Michel Casevitz, 2006, 382 p. (ISBN 2-903264-28-4)

CMO 36, Litt. 10 B. Pouderon, J. PeigneY (éds), Discours et débats dans l’ancien roman, 2006, 362 p. (ISBN 978-2-903264-69-7)

CMO 38, Litt. 11 F. Biville, E. Plantade, d. vallat (éds), « Les vers du plus nul des poètes... ». Nouvelles recherches sur les Priapées, 2008, 204 p. (ISBN 978-2-35668-001-3)

Le médecin initié par l’animal. Animaux et médecine dans l’Antiquité grecque et latine. Actes du colloque international, Lyon, 26-27 octobre 2006 / Isabelle Boehm et Pascal luCCioni (éds.). – Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 2008. – 264 p., 25 cm. (Collection de la Maison de l’Orient ; 39).

Mots-clés : Galien, Aristote, médecine ancienne, zoologie, pharmacopée, botanique, iologie, maladie, poison, mythe

ISSN 0244-5689ISBN 978-2-35668-002-0

© 2008 Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 Rue Raulin, 69365 Lyon cedex 07Les ouvrages de la Collection de la Maison de l’Orient sont en vente :

à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Publications, 7 Rue Raulin, 69365 Lyon CEDEX 07http://www.mom.fr/Service-des-publications - [email protected]

et chez de Boccard Édition-Diffusion, 11 rue de Médicis, F-75006 Paris

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collection de la maison de l’orient et de la méditerranée 39série littéraire et philosophique 12

le médecin initié par l’animal

animaux et médecine dans l’antiquité grecque et latine

Actes du colloque international tenu à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean Pouilloux

les 26 et 27 octobre 2006

édités parIsabelle Boehm et Pascal luCCioni

HiSoMa, UMR 5189 (CNRS - Université Lumière-Lyon 2)et CERoR (Université Jean Moulin-Lyon 3)

Ouvrage publié avec le concours de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée et du Réseau Interdisciplinaire Santé, Éthique et Sociétés (RISES)

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sommaire

Avant-proposIsabelle Boehm et Pascal luCCioni

Danièle gourevitCh (EPHE, Paris)Le bestiaire de Galien .............................................................................................. 15

Véronique Boudon-millot (UMR 8062, CNRS, Paris)L’homme, cet animal doué de sagesse et seul être divinparmi ceux qui vivent sur la terre (Galien, De usu partium I,2) .............................. 27

Armelle deBru (Université René Descartes-Paris 5)Les enseignements de la torpille dans la médecine antique ................................... 39

Jean-Marie JaCqueS (Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, émérite)L’animal et la médecine iologique : à propos de Nicandre de Colophon .............. 49

Arnaud zuCker (Cépam UMR 6130, Université de Nice Sophia-Antipolis)Homme et animal : pathologies communes et thérapies partagées ? ...................... 63

Jean Bouffartigue (Université Paris 10 Nanterre, émérite)L’automédication des animaux chez les auteurs antiques ....................................... 79

Suzanne amigueS (Université Paul Valéry-Montpellier 3)Remèdes et poisons végétaux transmis à l’homme par l’animal ............................. 97

Florence BourBon (IUFM de Paris / Université Paris Sorbonne-Paris 4)Poulpe de mer et crabe de rivière dans la Collection hippocratique ..................... 109

Sébastien BarBara (Halma-Ipel, UMR 8164, Université Charles de Gaulle-Lille 3)Castoréum et basilic, deux substances animalesde la pharmacopée ancienne .................................................................................. 121

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� Sommaire

Jean trinquier (Halma-Ipel, UMR 8164, Université Charles de Gaulle-Lille 3)La hantise de l’invasion pestilentielle : le rôle de la faune des maraisdans l’étiologie des maladies épidémiques d’après les sources latines ................ 149

Marie-Claude CharPentier et Jordi PàmiaS

(Université de Franche-Comté – Université Autonome de Barcelone)Les animaux et la crise de panique en Grèce antique ........................................... 197

Valérie gitton-riPoll (Université Toulouse 2-Le Mirail)Chiron, le cheval-médecin ou pourquoi Hippocrates’appelle Hippocrate .............................................................................................. 211

Isabelle Boehm et Pascal luCCioni

Index des noms d’animaux .................................................................................... 237Index des noms de lieux ......................................................................................... 241Index des noms de plantes ..................................................................................... 243Index des noms divins ............................................................................................ 245Index des noms propres ......................................................................................... 247Index des notions ................................................................................................... 249Index des passages cités ......................................................................................... 251

Coordonnées des contributeurs (décembre 2008) .................................................. 263

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Les animaux et La crise de panique en Grèce antique

Marie-Claude Charpentier et Jordi pàmias

Université de Franche-Comté,Université Autonome de Barcelone

résumé

Cris d’animaux et crise de panique, sans constituer un véritable topos, vont pourtant de pair. À partir d’un corpus peu étendu mais diversifié (mythe, histoire et fables), nous analyserons comment et dans quel contexte ces crises de panique se manifestent. Nous étudierons également comment, d’une manière plus large, ces crises renvoient à un ordre « autre », qu’il s’agisse du monde des Pré-Olympiens pour Ératosthène ou du monde réel de domination pour les fables d’Ésope. En effet, qu’il s’agisse de la perte du langage ou du recours à un langage spécifique – le cri, ces deux modes de communication ravivent le questionnement sur l’ordre du cosmos.

AbstrAct

Screams of animals and panic disorder seem to be closely related in ancient Greek documentary evidence. Starting from a restricted but diverse set of texts (myths, history, fables), we present an analysis concerning the ways and contexts in which panic emerges. To frame the question more broadly, we attempt to account for such crises by referring them to ‘another’ order – like the Pre-Olympian Golden Age for Eratosthenes or the real world of dominance for Aesopic fables. Both loss of universal language skills and practice of screaming may call into question the very raison d’être of cosmic order.

En Grèce ancienne, cris d’animaux et crise de panique semblent, à première vue, aller de pair. Cependant cette constatation doit être nuancée. En effet, si les animaux utilisent beaucoup le cri ou la vocifération pour mettre en fuite différents protagonistes – y compris le lion dans les Fables d’Ésope –, le lien direct entre cri et panique n’est pas évident. Dans certains cas même, cette association fausse la vision. Ce sont davantage les manifestations créées par l’état de panique que la crise elle-même qui se trouve décrites, comme par exemple la fuite, la terreur qui paralyse etc. Pour cette intervention, nous avons uniquement retenu les textes grecs qui mentionnent explicitement le lien entre les deux phénomènes. Nous avons volontairement éliminé

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tous les autres textes liant crise de panique et stratégie militaire, car ils ont déjà été très largement étudiés par Philippe Borgeaud �.

Dans l’optique du médecin initié par l’animal, les relations entre la crise de panique chez les animaux – ou déclenchée par les animaux– et la médecine posent de nombreuses questions. En effet, aujourd’hui encore un grand nombre d’ouvrages analysant la crise de panique évoquent comme éléments déclencheurs un ou des animaux, un bruit animal, ou pouvant être du registre animal, comme par exemple des cris stridents très accentués dans les aigus. Cependant, beaucoup d’auteurs reconnaissent que l’apparence est trompeuse et que ce n’est pas tant le bruit ou la vision, mais un état interne de la personne qui est responsable de la crise de panique. Un état de panique qui, comme le théâtre de Fernando Arrabal, revendique cet état comme conscience supérieure du réel. Il s’agit dans ce cas, bien sûr, de crise individuelle et non de phénomène collectif. Des écoles comme celle de Palo Alto traitant de la construction du savoir et de la personne vont même jusqu’à pratiquer une pédagogie autour de ces questions : dompter la panique, l’apprivoiser et non pas la détruire, la panique étant un élément d’humanisation tant individuel que collectif �. Pour finir ce rapide tour d’horizon de l’utilisation actuelle du registre de la panique, ceux qui l’ont emprunté le plus volontiers sont les économistes. Il s’agit alors non pas de l’image individuelle de la panique mais au contraire de ses manifestations collectives �.

La tradition mythologique grecque connaît plusieurs épisodes critiques d’agitation nerveuse attribuée au dieu Pan. L’égarement de Médée lorsqu’elle tue ses enfants (Med. ��67-��75), ou bien la passion amoureuse de Phèdre (Hipp. �4�), en effet, sont considérés par Euripide comme produits de Pan – ‘ou d’autres dieux’ 4. La projection extérieure d’un phénomène psychologique se matérialise donc dans la forme concrète d’un dieu. Voilà peut-être un bon exemple que Martin P. Nilsson aurait aimé citer lorsqu’il accusait les héros homériques d’« instabilité psychique » (psychische Labilität).

Pourtant, comme l’a souligné Philippe Borgeaud 5, les textes historiques, mythologiques et scientifiques témoignent de la crise de panique comme d’un phénomène non pas individuel mais plutôt collectif qui, concrètement, se produit dans

� Borgeaud �98�.

�. Pour les psychologues comportementalistes comme Paul Watzlawick ou Giorgio Nardone (�996), le traitement des peurs et de la panique passe non pas par la prise de conscience du problème suscitant la panique, mais plutôt par la mise en place de stratégies pour éviter le surgissement de crise de panique.

�. Voir Dupuy �99�.

4. Cf. Euripide, Med. ��7�: h] Pano;~ ojrga;~ h[ tino~ qew`n molei`n. Le choeur de l’Hippolyte (�4� ss.), en revanche, place Pan à côté d’Hécate, les Corybantes et de la Déesse Mère : ejk Pano;~ ei[q∆ ïÔEkavta~ h] semnw`n Korubavntwn foita`/~ h] matro;~ ojreiva~.

5. Dans son article sur Pan dans le Dictionnaire Bonnefoy (Borgeaud �98�, p. �575-�579), et dans ses Recherches sur le dieu Pan, �979 (cf. Borgeaud �988). Voir aussi Ellinger �00�.

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un contexte militaire 6. Ainsi plusieurs spécialistes antiques en stratégie et technique militaires se sont occupés de la panique qui saisit le campement, l’agite et le jette dans la folie. On a encore désigné des stratégies pour provoquer ou pour neutraliser de telles crises (cf. Aen.Tact. XXVII).

Néanmoins, si la crise de panique peut être artificiellement déclenchée, les Grecs n’ont jamais mis en cause l’étroit rapport entre Pan et la panique. Seule la philologie moderne a suggéré que le rapport entre panikovn ou panei`on et Pavn pouvait constituer une étymologie populaire 7. Or, s’il s’agit effectivement d’une parétymologie, cela prouverait que la mentalité des Anciens a établi un lien très étroit entre le dieu Pan et l’effroi soudain et incontrôlable qu’est la panique. Donc, il n’est pas étonnant que les crises de panique historiquement déterminées aient eu lieu le plus souvent près d’une grotte dédiée au dieu Pan 8. Cette connexion idéologique associant Pan à la panique a constitué l’objet d’étude de Philippe Borgeaud : une source originelle de panique a été identifiée dans l’écho, la voix déformée, indistincte et inarticulée procédant du contexte sylvestre de Pan et des nymphes (voir le mythe étiologique de Pan et la Nymphe Écho) 9. Aujourd’hui, la relation entre l’écho et la panique semble, donc, acquise.

C’est pourquoi nous étudierons les animaux et le rôle de leurs cris (braiement des ânes, stridence du coquillage, cris du coq, bruits de sabots du cheval) dans le déclenchement d’une crise de panique. Notre analyse prendra appui sur des textes qui, d’une manière directe ou détournée, expriment un contenu mythologique (deux textes d’Eratosthène de Cyrène) ou historique (un passage de Pausanias, un de Flavius Josèphe). Dans les récits mettant en scène des animaux comme les fables d’Ésope, ce phénomène est également présent. Sans vouloir donc se limiter à un seul genre littéraire, on a, au contraire, utilisé des sources tirées d’un ample spectre documentaire : mythographie, histoire, « anthropologie / ethnologie » (pour Pausanias), et fable. Qu’il s’agisse de textes littéraires, inscriptions ou restes physiques, chacun d’eux, pour l’helléniste historien ou le philologue classique, participe d’un système de représentation qui les informe – dans le sens où il leur donne une forme.

Qui sont les protagonistes dans ces crises de panique ? Comment sont-elles déclenchées ? Quel est leur déroulement ? Quels sont les effets secondaires de la crise sur l’individu seul et/ou sur le groupe ?

Texte �/Kalou`ntai dev tine~ aujtw`n ajstevre~ “Onoi, ou}~ Diovnuso~ ajnhvgagen eij~ ta; a[stra. e[sti de; aujtoi`~ kai; Favtnh paravshmon: hJ de; touvtwn

6. Cf. Polyen. I, � ; voir Launey �950, p. 9�� et sq.

7. Cf. Harrison �9�6.

8. Cf. Borgeaud �98�.

9. Cf. Borgeaud �988, p. 90 et sq.

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iJstoriva au{th: o{te ejpi; Givganta~ ejstrateuvonto oiJ qeoiv, levgetai Diovnuson kai; ”Hfaiston kai; Satuvrou~ ejpi; o[nwn poreuvesqai: ou[pw de; eJwramevnwn aujtoi`~ tw`n Gigavntwn plhsivon o[nte~ wjgkhvqhsan oiJ o[noi, oiJ de; Givgante~ ajkouvsante~ th`~ fwnh`~ e[fugon: dio; ejtimhvqhsan ejn tw`/ Karkivnw/ ei\nai ejpi; dusmav~ �0.

On appelle certaines de ces étoiles les Ânes, ceux que Dionysos éleva parmi les constellations. Elles sont également signalées par la présence de l’Étable à leur côté. Voici ce que l’on raconte sur leur compte : lorsque les dieux lancèrent leur offensive contre les Géants, Dionysos, Héphaïstos et les Satyres firent route montés sur des ânes. Quand ils furent à proximité des Géants, et avant même de les apercevoir, les ânes se mirent à braire ; lorsqu’ils les entendirent, les Géants prirent la fuite. C’est pour cette raison que les Ânes eurent l’honneur de figurer dans la constellation du Crabe du côté est ��.

Dans le chapitre XI des Catastérismes, Eratosthène nous présente un épisode où les Géants s’enfuient en entendant les braiements inattendus des ânes (wjgkhvqhsan oiJ o[noi, oiJ de; Givgante~ ajkouvsante~ th`~ fwnh`~ e[fugon). Ce texte, sans parallèle dans la littérature grecque, est apparemment, une construction d’Eratosthène lui-même ��. Cependant, il ne s’agit pas d’une élaboration artificielle, ébauchée à l’écart de la tradition. En effet, le récit d’Eratosthène correspond à un schéma narratif bien connu : par exemple, les braiements des ânes éveillent Vesta (cf. Lact. Inst. I, ��) ou Lotis (Ov. Fast. I, 4��), qui fuit, effarouchée par un Priape lascif. D’après un épisode transmis par Pausanias (X, �8, 4), ce sont les braiements d’un âne qui permettent aux Ambraciens d’échapper au guet-apens des Molosses.

De surcroît, Euripide témoigne déjà de la participation de Dionysos, avec les Silènes, à la Gigantomachie ��. On se trouve, donc, dans le cadre des batailles cosmogoniques qui mettent face à face les forces ‘anciennes’ (comme les Géants) aux forces ‘nouvelles’ (les Olympiens) avant que ne s’établisse le nouvel équilibre propre à la souveraineté olympienne.

Texte �/Dans le chapitre XXVII des Catastérismes, Eratosthène semble emprunter un

extrait de l’ouvrage du philosophe Epiménide de Crète. Dans ce passage, ce sont cette fois les Titans qui fuient effrayés par l’écho panique du mollusque (ou|to~ de; dokei` euJrei`n to;n kovclon... o} oiJ Tita`ne~ e[fugon).

�0. Eratosth. Cat. XI, éd. Pàmias.

��. Traduction de Charvet & Zucker �998, p. 69.

��. Cf. Pàmias �004.

��. Le motif qui associe l’âne avec Dionysos, les Satyres et Héphaïstos est bien attesté par l’iconographie (cf. LIMC, s.v. “ Dionysos ”, �84, �88, �94, �97, 549, 55�, 565, 567).

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ou|to~ de; dokei` euJrei`n to;n kovclon, ejn w|/ tou;~ summavcou~ kaqwvplise dia; to; tou` h[cou Paniko;n kalouvmenon, o} oiJ Tita`ne~ e[fugon: paralabw;n de; th;n ajrch;n ejn toi`~ a[stroi~ aujto;n e[qhke kai; th;n ai\ga th;n mhtevra: dia; de; to;n kovclon ejn th`/ qalavssh/ <euJrei`n> paravshmon e[cei ijcquvo~ <oujravn> �4.

C’est lui, apparemment, qui découvrit le coquillage, dont il arma les dieux alliés en raison du pouvoir des sons qu’elle produit, que l’on qualifie de « paniquant » et qui mit en fuite les Titans. Une fois que le pouvoir fut passé entre les mains de Zeus, ce dernier le plaça, lui et sa mère la Chèvre, parmi les constellations. Sa queue de poisson est une allusion au fait qu’il a découvert le coquillage dans la mer �5.

Alors que les Géants échappent aux braiements des ânes (texte �), les Titans fuient en entendant le bruit du coquillage. Ce bruit, comme les hurlements des ânes, semble évoquer une dimension cosmique, lorsque le son inarticulé produit par ces animaux distingue nettement les forces olympiennes des forces pré-olympiennes. En effet, la stridence du coquillage / trompette n’a pas la même signification pour les uns et pour les autres. Tandis que les Titans fuient effarouchés, ce bruit signifie pour les Olympiens un appel aux armes (tou;~ summavcou~ kaqwvplise) pour combattre les forces cosmiques ‘anciennes’ �6.

Il s’avère donc que c’est l’herméneutique du bruit animal, au moins partiellement, qui contribue à consacrer le divorce entre la société olympique, bien articulée et organisée autour de Zeus, et les forces du désordre pré-olympique. Cette constatation nous invite à explorer le régime linguistique en vigueur pendant l’Âge de Cronos. Ce dieu est caractérisé par une ambiguïté à peine irréductible : accusé de parricide, infanticide, cannibalisme et illégalité, il est souvent considéré comme un basileuv~, un roi qui gouverne en paix, justice et prospérité une société opulente et prolifique �7. Or, cette ambiguïté est reproduite, à son tour, au niveau sociolinguistique : l’Âge d’Or de Cronos suggère une période idyllique dans laquelle tout le monde, y compris les animaux, parlait la même langue. Mais, en même temps, elle nous projette dans une époque pré-civilisée où les hommes, qui à l’origine ne possédaient pas un langage exclusif comme s’ils étaient des animaux sauvages, avaient appris petit à petit à communiquer entre eux.

�4. Eratosthène, Cat. XXVII, éd. Pàmias [= Epiménide, FGH 457F�8 = FVS �B�4].

�5. Traduction, modifiée, de Charvet & Zucker �998, p. ��9.

�6. Il s’agit, soit dit en passant, du même instrument utilisé par le joueur de trompette d’Hector et d’Enée, Misenos. Dans d’autres contextes, le coquillage est utilisé également pour convoquer les bergers afin qu’ils s’équipent pour protéger leurs troupeaux (cf. Euripide, I. T. �0�-�05).

�7. Cf. notamment Versnel �987.

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Quoi qu’il en soit, cet Âge d’Or, où les dieux, les hommes et les animaux, mais aussi la nature inanimée, partageaient un code linguistique universel, est caractérisé par une vie en commun et une coexistence pacifique et harmonieuse. Quelques sources (cf. Call. fr. �9� Pfeiffer) affirment explicitement qu’après l’Âge de Cronos, Zeus enleva le langage aux animaux pour le céder aux hommes. Certains récits mythiques fournissent des explications à la dissolution de ce monolinguisme prébabélique idéal : la perte du langage des animaux coïncide toujours avec la fin d’un Âge d’Or idyllique �8. Cette rupture est d’autant plus nette que la tradition grecque, déjà chez Homère, met côte à côte, sur un pied d’égalité de façon explicite, la diète alimentaire et la parole comme les critères qui distinguent les hommes des animaux : les hommes possèdent une langue articulée (aujdhvente~), par opposition à la voix indistincte des animaux, de la même façon qu’ils mangent du pain et de la viande cuite par opposition à la viande crue des animaux – ou au cannibalisme de Polyphème �9.

De ce point de vue, à côté de la séparation entre le langage des hommes et des animaux, les épisodes analysés aujourd’hui, ceux des ânes et des Géants mais aussi ceux du coquillage et des Titans, paraissent sanctionner la rupture entre la souveraineté des dieux pré-olympiens (‘anciens’) et les Olympiens (‘récents’). Le divorce entre les deux générations a donc été consommé moyennant l’établissement de deux codes linguistiques distincts et intraduisibles. Avec leur langage privé, irréductible au langage humain, les animaux (et le coquillage, qui est inanimé, mais aussi partie d’animal) paraissent rester confinés dans l’incommunication – par rapport aux forces pré-olympiennes, et par rapport aux dieux et aux hommes �0. Mais surtout, avec leur voix, ils parviennent à établir un nouveau régime linguistique, distinct du monolinguisme de l’Âge d’Or : la panique des Géants et des Titans semble être, en définitive, une première réponse à une certaine nostalgie prébabélique.

Si l’on prend à présent un exemple tiré des fables d’Ésope, la question du langage des animaux est d’emblée biaisée. En effet, ce sont des textes où les animaux parlent, ils parlent le langage articulé des humains mais aussi leur langage propre, celui du cri animal. Curieusement, ce qui est évoqué alors ce n’est pas la panique, mais l’effroi, la peur suscitée par ces cris, qui relève d’un double registre, voire de l’inversion quelquefois. Certains animaux d’aujourd’hui étaient précisément des humains qui ont démérité. Parmi eux, quelques uns sont devenus des animaux comme la fourmi par exemple. Les autres exemples sont constitués d’humains, qui ont été tellement conquis par la voix harmonieuse des cigales, qu’ils sont devenus eux-mêmes des cigales perdant à tout jamais leur figure humaine.

�8. Cf. Gera �00�, p. �9-��.

�9. Voir Gera �00�, p. 8-��.

�0. Voir à ce sujet, la malédiction qui pèse, dans quelques cultures, sur les hommes capables de comprendre le langage animal. Cette connaissance agit généralement sur les hommes comme une véritable initiation et doit donc rester secrète (voir Hochegger �00�).

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Pour cet exposé nous avons retenu trois récits, deux concernent des ânes et le dernier reprend une situation analogue où seuls les protagonistes changent : en lieu et place de l’âne se retrouve le taureau.

Texte �/“En tini ejpauvlei o[no~ kai; ajlektruw;n h\san. Levwn de; limwvttwn, wJ~ ejqeavsato to;n o[non, oi|ov~ te h\n eijselqw;n kataqoinhvsasqai. Para; de; to;n yovfon tou` ajlektruovno~ fqegxamevnou katapthvxa~ (fasi; ga;r tou;~ levonta~ ptuvresqai pro;~ ta;~ tw`n ajlektruovnwn fwnav~) eij~ fugh;n ejtravph. Kai; oJ o[no~ ajnapterwqei;~ kat∆ aujtou`, ei[ge ajlektruovna ejfobhvqh, ejxh`lqen wJ~ ajpodiwvxwn aujtovn. ÔO de;, wJ~ makra;n ejgevneto, katevfagen aujtovn ��.

Un âne et un coq se trouvaient dans une ferme. Un lion affamé, voyant l’âne, fit irruption et s’apprêta à le dévorer. Mais les cris bruyants du coq l’effrayèrent (on raconte en effet que les lions craignent la voix du coq), et il prit la fuite. Alors l’âne exalté, prêt à combattre ce lion qu’un coq troublait, sortit pour lui donner la chasse. Mais dès qu’ils se trouvèrent à bonne distance, le lion en fit sa proie ��.

« Un lion affamé poursuit un âne mais effrayé par les cris d’un coq », il abandonne sa proie potentielle. L’âne oubliant alors sa faiblesse et sa position de proie désignée – ce n’est pas lui qui est à l’origine de la frayeur du lion – n’hésite pas à braver le lion qui, du coup, peut finir sa chasse honorablement. Dans cet épisode, nous supposons que la frayeur du lion peut être assimilée à une crise de panique, car comme tous les animaux, il fuit. Situation d’autant plus intéressante que cette fuite est directement motivée par les cris du coq. Toutes les autres occurrences contenues dans les fables font le lien entre effroi et fuite, et cela quel que soit l’animal en cause. Le lion comme les autres animaux fuit et exprime la nécessité de la fuite, n’en déplaise au traducteur qui préfère souvent utiliser l’euphémisme du trouble. Seul le lion est touché par la panique mais, le désordre suscité par cet état-limite, provoque de façon symétrique l’exaltation de l’âne. Une exaltation qui renverse les rôles et qui fait croire à l’âne que sa puissance est équivalente à celle du lion.

Dans ce texte, la question essentielle, en dehors de celle de la nécessaire survie du lion, est celle des moyens de la chasse. Dans ce registre, le cri est un moyen de chasse efficace même lorsque le chasseur est un lion et que le chassé un âne. Comment relier ce récit avec les précédents ? La force de l’âne dans cette fable est-elle un héritage de celle construite dans l’épisode des Titans ?

Considérés le plus souvent comme des textes très anciens, les fables peuvent sans aucun doute renvoyer au « temps d’avant », celui où règne l’ordre de Cronos. Sans revenir sur la discussion du statut du texte fabulistique, récit, discours exemplaire,

��. Esope, 8�, éd. Loayza (�70, éd. Chambry).

��. Traduction de Loayza �995, p. �07.

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mythe – ainos, logos, mythos – nous pouvons questionner autrement le texte : y a t-il corrélation, continuité entre la citation d’Ératosthène et ces fables ? Si l’on considère l’épisode comme un élément du mythe, alors peut-être sa présence ou sa permanence dans les fables fait partie d’un fonds commun à l’époque antique, le braiement des ânes, hors du contexte précis de l’élevage et de l’agriculture, est tenu pour un signal d’alerte. Cela pose également la question de l’importance sociale et de ses liens avec le domaine sociolinguistique. En effet, ce n’est pas spécifiquement le braiement de l’âne, puisque nous parlions du cri du coq, mais c’est ce cri du coq, cri signal qui introduit l’inversion possible de la domination ��, le cri n’étant pas interprété par l’âne comme le moteur de la fuite du lion. C’est donc bien la description en filigrane de la crise de panique qui s’empare du lion. Vision que l’âne relie avec la possibilité pour lui de se tailler, si j’ose dire, la part du lion (!), oubliant par là-même son infériorité et se faisant dévorer pour n’avoir pas su contenir son exaltation toute personnelle et avoir oublié sa vraie place, celle de proie. Panique pour l’un, exaltation pour l’autre, voilà deux manières individuelles de vivre la même crise.

Texte 4/Levwn kai; o[no~ koinwnivan pro;~ ajllhvlou~ poihsavmenoi ejxh`lqon ejpi; qhvran. Genomevnwn de; aujtw`n katav ti sphvlaion ejn w|/ h\san ai\ge~ a[griai, oJ me;n levwn pro; tou` stomivou ta;~ ejxiouvsa~ parethrei`to, oJ de; eijselqw;n ejnhvlatov te aujtai`~ kai; wjgka`to ejkfobei`n boulovmeno~. Tou` de; levonto~ ta;~ plei`sta~ sullabovnto~, ejxelqw;n ejpunqavneto aujtou` eij gennaivw~ hjgwnivsato kai; ta;~ ai\ga~ eu\ ejdivwxen. ÔO de; ei\pen: ∆All∆ eu\ i[sqi o{ti kajgw; a[n se ejfobhvqhn, eij mh; h[/dein se o[non o[nta �4.

Après s’être associés, le lion et l’âne sortirent chasser. Arrivés à une grotte où se trouvaient des chèvres sauvages, le lion resta sur le seuil, à l’affût de leur sortie, tandis que l’âne y pénétra et se mit à ruer et à braire afin de les affoler. Quand le lion eut pris la plupart des chèvres, son compère sortit et lui demanda s’il n’avait pas vaillamment combattu, et s’il ne les avait pas bien fait fuir. « Sache bien », lui répondit le lion, « que tu m’aurais moi-même terrifié, si je n’avais su que tu n’es qu’un âne ! » �5.

Situation bien différente cette fois, car, comme au temps de Cronos, le lion et l’âne vivent en bonne intelligence. Associés pour chasser (cette association fait l’objet de plusieurs fables), l’âne se fait rabatteur, effrayant par ses braiements mais aussi ses ruades, des chèvres pourtant sauvages – aiges agriai – afin que le lion n’ait plus qu’à les saisir. Ses braiements produisent le même effet que sur les Géants : affolement et

��. Comme le souligne Dupuy �99�, p. �� : « depuis la mythologie grecque, nous donnons un nom à l’effondrement soudain de l’ordre social, lorsque les consciences sont frappées de stupeur, les corps se figent sur place ou, au contraire, se lancent dans des courses effrénées et incohérentes : la panique ».

�4. Ésope, �5�, éd. Loayza (�09, éd. Chambry).

�5. Traduction de Loayza �995, p. �59.

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fuite des chèvres. Cependant, le parallèle ne s’arrête pas là ; une fois la plupart des chèvres prises, l’âne veut faire reconnaître, authentifier sa vaillance. Le lion souligne alors que la parenté initiale a été rompue, « lui-même aurait été terrifié s’il n’avait pas su qu’il était un âne ! ».

Dans la crise de panique, la voix, le cri, le braiement en l’occurrence, est l’élément déclencheur : cette crise se solde toujours par la fuite. Une fuite irraisonnée car logiquement des chèvres, même sauvages, ne constituent pas la nourriture habituelle des ânes. On ne peut pas soutenir non plus que la disproportion de taille entre chèvres et âne en serait l’explication. En effet, dans une autre fable (��7), le taureau, confronté lui aussi dans une grotte à des chèvres sauvages, n’émet pas de cris effrayants, il résiste à leurs assauts et endure les coups pour ne pas avoir à se faire dévorer par le lion qui l’attend devant la grotte. Il s’agit bien alors d’autre chose : le rapport de force âne / chèvres sauvages – notons en passant que l’âne est seul alors que les chèvres sont regroupées – se renverse à partir du braiement comme si l’âne par ce cri devenait surpuissant et invincible �6. Cette puissance décuplée par le braiement nous rappelle le contexte de la guerre. Ce cri d’une efficacité totale crée même chez d’autres animaux, qui ne devraient rien avoir à craindre de l’âne, une situation de panique et de fuite mortelle.

Cette crise de panique collective pour les chèvres assure la survie logique au sens de l’ordre prédateur/proie du lion alors que le braiement intempestif de l’âne remet en cause ce même ordre « logique », car la parenté réelle de l’âne et des chèvres, tous deux herbivores, ne fait pas de doute.

Revenons à la seconde conclusion : l’âne ne se contente pas de cette transformation momentanée, il la fait valider par l’énonciation du lion qui avoue lui-même sa terreur, une terreur régulée car il savait – au sens de l’expérience concrète – que ce n’était qu’un âne. Cependant, on a déjà vu avec le cri du coq que la taille et l’importance physique de l’animal n’a rien à voir avec le cri et les effets qu’il peut produire.

Texte 5/kai; oiJ me;n ejstratopedeuvsanto e[nqa nu;x katelavmbanen ajnacwrou`nta~: ejn de; th`/ nukti; fovbo~ sfivsin ejmpivptei Panikov~: ta; ga;r ajpo; aijtiva~ oujdemia`~ deivmata ejk touvtou fasi; givnesqai. ejnevpese me;n ej~ to; stravteuma hJ tarach; peri; baqei`an th;n eJspevran, kai; ojlivgoi to; kat∆ ajrca;~ ejgevnonto oiJ paracqevnte~ ejk tou` nou`, ejdovxazovn te ou|toi ktuvpou te ejpelaunomevnwn i{ppwn kai; ejfovdou polemivwn <aijsqavnesqai> �7: meta; de; ouj polu; kai; ej~ a{panta~ dievdra hJ a[noia. ajnalabovnte~ ou\n ta; o{pla kai; diastavnte~ e[kteinovn te ajllhvlou~ kai; ajna; mevro~ ejkteivnonto, ou[te glwvssh~ th`~ ejpicwrivou sunievnte~, ou[te

�6. À Dréros, existe un mois des grands hurlements, Hyperboios, qui coïncide avec la fête des Hyperboia (les cris étant interprétés comme une manifestation de puissance, cf. Sébillotte-Cuchet �00�, p. ��4).

�7. Suppléé (addition superflue) par Musurus.

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ta;~ ajllhvlwn morfa;~ ou[te tw`n qurew`n kaqorw`nte~ ta; schvmata: ajlla; ajmfotevrai~ tai`~ tavxesin oJmoivw~ uJpo; th`~ ejn tw`/ parovnti ajnoiva~ oi{ te a[ndre~ oiJ ajnqesthkovte~ ei\naiv sfisin ”Ellhne~ kai; aujtoi; kai; ta; o{pla ejfaivnonto kai; ÔEllavda ajfievnai th;n fwnhvn, h{ te ejk tou` qeou` maniva plei`ston ejxeirgavsato uJp∆ ajllhvlwn toi`~ Galavtai~ to;n fovnon �8.

Ils établirent un camp là où la nuit les surprit dans leur retraite. Une peur panique survint alors chez eux ; les craintes qui n’ont pas de cause sont en effet attribuées à Pan. Ce désordre survint dans l’armée à la nuit tombante. Quelques-uns seulement, au début, perdirent l’esprit : ils se figurèrent qu’ils entendaient le bruit de chevaux lancés contre eux, ou d’ennemis donnant l’assaut. En peu de temps l’erreur se répandit chez tous. Saisissant leurs armes, et se divisant en deux groupes, ils combattirent entre eux, ne comprenant plus leur langue maternelle, incapables de se reconnaître à leurs visages ou à leurs boucliers. À chacun des deux groupes, sous l’effet de la présente ignorance, l’adversaire paraissait être grec de langue et d’armement. La folie envoyée par le dieu accomplit chez les Gaulois un terrible carnage mutuel �9.

Le cinquième texte proposé est un passage de Pausanias à base historique �0. Il s’agit de la défaite des Gaulois à Delphes. Contrairement aux textes � et �, ce passage de Pausanias, comprenant en même temps des éléments historiques et fictifs, ne figure pas dans le cadre mythique des combats cosmogoniques. Cependant, l’agression des Gaulois contre Delphes est perçue par les Grecs comme une lutte contre les forces barbares et menaçantes du désordre. Dans la mentalité grecque elle peut, par conséquent, être comparée et correspondre aux luttes pré-olympiques. Quoi qu’il en soit, la stridence des animaux semble à nouveau toucher uniquement une des deux factions, c’est-à-dire le camp barbare, le seul sensible au son inarticulé et impénétrable des sabots des chevaux. Il faut donc souligner deux idées :

i) La tarachv ‘agitation’ ne concerne qu’une des deux factions, les Barbares, qui interprètent le bruit des animaux – c’est-à-dire, le bruit de sabots de chevaux – selon un code linguistique particulier. La « voix » des animaux consacre la séparation entre Grecs et Barbares, comme elle sépare aussi les Olympiens des Pré-olympiens.

ii) La crise de panique se traduit par une confusion linguistique. Les Barbares ne reconnaissent pas leur propre langage et croient entendre leurs camarades parler grec, ce qui aboutira à une boucherie mutuelle des Gaulois à grande échelle (e[kteinovn te ajllhvlou~ kai; ajna; mevro~ ejkteivnonto, ou[te glwvssh~ th`~ ejpicwrivou sunievnte~): « ils ont combattu contre eux-mêmes, sans comprendre leur langue maternelle ».

�8. Pausanias, X, ��, 7-8, éd. Rocha-Pereira.

�9. Traduction de Borgeaud �979, p. �4�.

�0. Cependant, comme le reconnaît Borgeaud �988, p. 90, « history here shades into legend ».

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La panique entraîne donc une dissolution du code linguistique au sein même du collectif et menace de régression vers la société précivilisée ��.

De même, par exemple, Flavius Josèphe (B. J. V �9�-�95) atteste un épisode significatif situé pendant la campagne des légions romaines contre les Juifs. Dès que l’alarme a saisi le campement et lorsque « personne ne pouvait dire ce qui était arrivé, les Romains se portaient de divers côtés, dans le plus grand désarroi. Comme aucun ennemi ne paraissait, ils avaient peur les uns des autres, et chacun s’empressait de demander à son voisin le mot de passe, comme si les Juifs s’étaient introduits dans le camp ».

Pour conclure : tout d’abord, la pensée religieuse antique semble donc avoir noué un lien idéologique solide entre la crise linguistique (déclenchée par la voix, ou le bruit, animal) et la crise de panique. Comme l’a souligné Philippe Borgeaud ��, la perte du sens de pertinence, partagé par une communauté donnée (et on peut ajouter une communauté linguistique) est un aspect essentiel du phénomène collectif de la panique collective.

D’autre part, alors que nos interrogations initiales portaient sur les cris des animaux et leurs liens avec la crise de panique, ce n’est pas tant vers le médecin que vers le sociologue ou l’anthropologue que nous conduit cette recherche. Comme nous l’avons montré, la panique, lorsqu’elle est pensée dans le cadre spécifique de l’organisation et de la représentation du monde, participe des éléments primordiaux fondateurs de l’ordre cosmique. Cette participation n’exclut pas un retour en arrière ni un renversement toujours possible de l’ordre initial. La crise de panique touche indifféremment les « dits puissants » et les « pseudo-faibles », elle introduit la confusion et brouille momentanément le jeu social qui devient alors hors de contrôle, les règles étant inopérantes ��.

Les crises de panique et les crises linguistiques afférentes sont en rapport direct avec l’organisation du monde, du cosmos. L’analyse doit alors être menée tant du point de vue anthropologique que sociologique. En effet, si l’on cherche des parallèles avec des mythes existants dans d’autres aires culturelles, on trouve, dans les légendes de Patagonie actuelle, un mythe d’explication pour les météorites qui utilise comme moteur de l’action la panique. Dans ce récit, pour avoir momentanément troqué sa forme humaine contre une forme animale et dans une crise de panique sans précédent,

��. Assez significativement, les techniciens de stratégie militaire, lorsqu’ils proposent des mécanismes pour neutraliser les effets de la panique, insistent sur l’utilité des sunqhvmata ‘mots de passe’, redoublés en parasunqhvmata ‘contre-signes’ pour que les troupes soient capables de reconnaître leurs propres camarades et puissent ainsi inhiber l’expansion de la panique (cf. Aen. Tact. XXI et XXV). Dans ce contexte, le mot de passe s’avère être un antidote capable d’endiguer les effets dissolvants de la panique.

��. Cf. Borgeaud �988, p. 90.

��. Cf., pour l’intrusion de loups dans une ville, Trinquier �004.

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Taamta perd son fils bien-aimé et ne trouve d’issue à son chagrin que dans une transformation définitive en météorite (rapport vivant/inerte ; cf. le coquillage dans le texte �).

Enfin, les épisodes que l’ont vient d’analyser montrent que, dans l’imaginaire grec, la panique et ses manifestations n’ont jamais été une préoccupation centrale du point de vue médical. Il ne s’agit pas tant d’éviter la crise de panique individuelle que d’endiguer ses manifestations dans l’ordre du langage et du monde social. En effet, dans la littérature militaire, les parades à la panique sont en rapport avec le langage. Pour prévenir tout risque de crise de panique, c’est notamment la répétition du mot de passe ou le chant du péan qui peuvent endiguer ces manifestations (voir n. ��). De même, lorsque la crise est déclenchée, c’est encore le langage qui peut permettre à la troupe de se réorganiser au plus vite. Ce rapport au langage affiche la nécessité permanente de dire et redire son rapport au monde. Cette obligation sans cesse réitérée devient alors synonyme de la condition humaine. Un humain, qui pour le demeurer, doit mettre à distance Cronos mais aussi les crises de panique.

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