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1 Le manteau de Timanthe dans la tragédie classique : échos théoriques et répercussions scéniques à l’époque moderne Vincenza PERDICHIZZI Dans l’Orator Cicéron illustre la différence entre oportere et decere : le premier se réfère au caractère parfait du devoir qui doit être accompli toujours et par tous, le deuxième concerne l’adaptation à la circonstance et à la personne, pour laquelle il fournit un exemple : […] si le peintre a vu dans le sacrifice d’Iphigénie, alors que Calchas était sombre, Ulysse plus sombre encore et Ménélas accablé, qu’il lui fallait voiler la tête d’Agamemnon, puisqu’il était incapable de rendre avec son pinceau le comble de la douleur ; si enfin l’acteur se demande ce qui est séant, que nous faut-il penser que doive faire l’orateur ? 1 Le peintre mentionné est Timanthe, actif à Athènes au V e siècle avant J. C., et célèbre surtout pour le détail d’Agamemnon voilé dans le tableau du sacrifice d’Iphigénie, devenu dans l’antiquité symbole de l’impuissance de l’art à exprimer la douleur la plus extrême. Dans ces termes, en effet, on retrouve la description de la même peinture chez Pline l’Ancien : Pour en revenir à Timanthe, sa qualité principale fut sans doute l’ingéniosité : en effet on a de lui une Iphigénie, portée aux nues par les orateurs, qu’il peignit debout, attendant la mort, près de l’autel ; puis, après avoir représenté toute l’assistance affligé – particulièrement son oncle –, et épuisé tous les modes d’expressions de la douleur, il voila le visage du père lui-même, dont il était incapable de rendre convenablement les traits. 2 Ayant épuisé tous les modes d’expression de la douleur en les appliquant aux autres personnages du tableau, il ne reste à Timanthe qu’à voiler le visage du père, parce qu’il n’arrivait pas à le rendre convenablement. A ce sujet Valère Maxime est encore plus explicite : 1 CICERON, L’orateur, texte établi et traduit par A. Yon, Paris, Les Belles Lettres, 1964, XXI, 74, p. 26-27 : « si denique pictor ille vidit, cum immolanda Iphigenia tristis Calchas esset, tristior Ulixes, maereret Maenelaus, obvolvendum caput Agamemnonis esse, quoniam summum illum luctum penicillo non posset imitari ; si denique histrio quid deceat quaerit, quid faciendum oratori putemus ?». 2 PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, XXXV, texte établi, traduit et commenté par J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985, 73, p. 68 : « Nam Timanthi vel plurimum adfuit ingenii. Eius enim est Iphigenia oratorum laudibus celebrata, qua stante ad aras peritura cum maestos pinxisset omnes praecipueque patruum et tristitiae omnem imaginem consumpsisset, patris ipsius vultum velavit, quem digne non poterat ostendere ».

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Page 1: Le manteau de Timanthe dans la tragédie classique : … · Le manteau de Timanthe dans la tragédie classique : ... la même sagacité ... « Manière, goût, faire, style : les

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Le manteau de Timanthe dans la tragédie classique : échos théoriques et répercussions

scéniques à l’époque moderne

Vincenza PERDICHIZZI

Dans l’Orator Cicéron illustre la différence entre oportere et decere : le premier se

réfère au caractère parfait du devoir qui doit être accompli toujours et par tous, le deuxième

concerne l’adaptation à la circonstance et à la personne, pour laquelle il fournit un exemple :

[…] si le peintre a vu dans le sacrifice d’Iphigénie, alors que Calchas était sombre,

Ulysse plus sombre encore et Ménélas accablé, qu’il lui fallait voiler la tête

d’Agamemnon, puisqu’il était incapable de rendre avec son pinceau le comble de la

douleur ; si enfin l’acteur se demande ce qui est séant, que nous faut-il penser que doive

faire l’orateur ?1

Le peintre mentionné est Timanthe, actif à Athènes au Ve siècle avant J. C., et célèbre

surtout pour le détail d’Agamemnon voilé dans le tableau du sacrifice d’Iphigénie, devenu

dans l’antiquité symbole de l’impuissance de l’art à exprimer la douleur la plus extrême. Dans

ces termes, en effet, on retrouve la description de la même peinture chez Pline l’Ancien :

Pour en revenir à Timanthe, sa qualité principale fut sans doute l’ingéniosité : en effet on

a de lui une Iphigénie, portée aux nues par les orateurs, qu’il peignit debout, attendant la

mort, près de l’autel ; puis, après avoir représenté toute l’assistance affligé –

particulièrement son oncle –, et épuisé tous les modes d’expressions de la douleur, il

voila le visage du père lui-même, dont il était incapable de rendre convenablement les

traits.2

Ayant épuisé tous les modes d’expression de la douleur en les appliquant aux autres

personnages du tableau, il ne reste à Timanthe qu’à voiler le visage du père, parce qu’il

n’arrivait pas à le rendre convenablement. A ce sujet Valère Maxime est encore plus

explicite :

1 CICERON, L’orateur, texte établi et traduit par A. Yon, Paris, Les Belles Lettres, 1964, XXI, 74, p. 26-27 : « si

denique pictor ille vidit, cum immolanda Iphigenia tristis Calchas esset, tristior Ulixes, maereret Maenelaus,

obvolvendum caput Agamemnonis esse, quoniam summum illum luctum penicillo non posset imitari ; si denique

histrio quid deceat quaerit, quid faciendum oratori putemus ?». 2 PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, XXXV, texte établi, traduit et commenté par J.-M. Croisille, Paris, Les

Belles Lettres, 1985, 73, p. 68 : « Nam Timanthi vel plurimum adfuit ingenii. Eius enim est Iphigenia oratorum

laudibus celebrata, qua stante ad aras peritura cum maestos pinxisset omnes praecipueque patruum et tristitiae

omnem imaginem consumpsisset, patris ipsius vultum velavit, quem digne non poterat ostendere ».

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Que dirai-je de cet autre peintre non moins célèbre qui représenta le sacrifice si

douloureux d’Iphigénie ? Après avoir placé autour de l’autel Calchas l’air abattu, Ulysse

consterné, Ménélas poussant des plaintes, il couvrit d’un voile la tête d’Agamemnon :

n’était-ce pas avouer que l’art ne saurait exprimer la douleur la plus profonde et la plus

amère ? Il nous montre un aruspice, un ami, un frère en pleurs, son tableau est comme

mouillé de leurs larmes ; mais il laissa la sensibilité du spectateur mesurer la douleur du

père.3

Si l’indication sur les hurlements d’Ajax est à considérer comme une innovation de

l’auteur, telle que Lessing la proposait déjà dans son Laocoon4, ou comme une adjonction à

expurger du texte5, il n’en reste pas moins que Valère Maxime considère le choix de

Timanthe de voiler le visage du père comme l’aveu manifeste des limites de l’art : le tableau

est « trempé » des larmes des Grecs qui assistent au sacrifice, mais on laisse à l’imagination

du spectateur la tâche de se représenter la souffrance d’Agamemnon.

La participation de l’observateur au complètement et au décryptage de l’ouvrage

émerge aussi dans le passage de Pline l’Ancien, qui relève dans l’ingéniosité la qualité

principale de Timanthe, parce que « c’est le seul artiste dans les œuvres de qui il y a plus à

comprendre que ce qui est effectivement peint »6. Les peintures de Timanthe invitent donc le

spectateur à ne pas s’arrêter à ce qu’il voit, mais à aller au-delà, stimulé par une composante

allusive – réelle punctum barthien – présente dans le tableau même, qui focalise son attention

en conférant du relief à ce qu’on voile. Dans ce sens-ci, on pourrait bien dire qu’on cache

pour mieux montrer.

Comme Cicéron, Quintilien établit une comparaison entre la peinture et l’art

rhétorique dans la perspective qu’on vient d’illustrer ; il assimile le manteau de Timanthe à la

prétérition, ellipse verbale plus efficace qu’une argumentation détaillée, non seulement dans

les cas où il ne faut pas exprimer certains contenus, mais aussi quand on ne peut pas les traiter

pro dignitate, c’est-à-dire convenablement, syntagme correspondant au digne utilisé ensuite à

propos de la représentation de la douleur d’Agamemnon, comme Pline l’avait déjà fait :

3 VALERE MAXIME, Actions et paroles mémorables, traduction nouvelle de P. Constant, Paris, Garnier, 1936,

tome deuxième, VIII, XI, 6, p. 242-245 : « Quid ille alter aeque nobilis pictor, luctuosum immolatae Iphigeniae

sacrificium referens, cum Calchantem tristem, maestum Ulixen, [clamantem Aiacem,] lamentantem Menelaum

circa aram statuisset, caput Agamemnonis involvendo nonne summi maeroris acerbitatem arte non posse exprimi

confessus est ? Itaque pictura eius haruspicis et amici et fratris lacrimis madet, patris fletum spectantis adfectu

aestimandum reliquit ». 4 LESSING, Laocoon, tr. fr. de Courtin revue et corrigée; avant-propos de Hubert Damisch ; introduction par

Jolanta Bialostocka, Paris, Hermann, 1990, p. 54, n. 12. 5 La suite du passage avec les références à l’haruspex, l’amicus et au frater, c’est-à-dire à trois personnages qui

correspondent à Calchas, Ulysse et Ménélas, fait pencher plutôt pour cette solution. 6 PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, op. cit. (« in unius huius operibus intellegitur plus tamen quam

pingitur »).

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Et dans le discours ? N’y a-t-il pas là aussi à dissimuler certains détails, soit qu’ils ne

doivent pas apparaître, soit qu’ils ne puissent être indiqués comme il conviendrait ? C’est

ce que fit Timanthe, qui était, je crois, originaire de Cythnos, dans le tableau qui lui fit

remporter le prix sur Colotès de Téos. Ayant à représenter le sacrifice d’Iphigénie, il

avait peint Calchas triste, Ulysse encore plus triste, et donné à Ménélas le maximum

d’affliction que pouvait rendre l’art ; ayant épuisé tous les signes d’émotion, ne sachant

pas comment rendre convenablement l’expression du père, il lui voila la tête et laissa à

chacun le soin de l’imaginer à son gré . Salluste n’a-t-il pas agi de même, quand il a

écrit : Sur Carthage, il vaut mieux, je pense, être réticent que trop peu loquace?7

Quintilien ne se borne pas à proposer un parallèle entre les deux arts, mais il fournit

une application littéraire précise, qui transforme l’artifice de Timanthe en authentique figure

rhétorique8.

A l’époque moderne, on trouve un exemple analogue dans les Dicerie sacre I, 2, de

Giambattista Marino, qui s’insère dans un débat commencé pendant la Contre-Réforme9. Il

reprend évidemment Valère Maxime, pour rapprocher la solution de Timanthe d’un passage

de l’Evangile selon Saint Jean relatif à la crucifixion. Si l’artiste grec avait donné quelque

expression à la douleur des personnages qui assistaient au sacrifice, l’évangéliste réussit aussi

à représenter la participation émotive des éléments naturels, du ciel, de la terre, du soleil,

mais, à son tour, il est forcé de s’arrêter devant la mère pour laquelle il recourt à un silence

allusif, à un vide verbal qui exige d’être rempli par le lecteur.

On a extrêmement loué l’adresse de Timanthe, lequel, ayant peint dans le sacrifice

d’Iphigénie, Calchas triste, Ulysse mélancolique, Ajax qui criait, Ménélas qui se

désespérait, quand il arriva à peindre Agamemnon qui, surpassant tous ceux-ci dans sa

passion et sachant qu’il n’était pas aussi facile de représenter l’affection du père que la

pitié de l’aruspice, la douleur des amis, les larmes du frère et la tristesse des présents,

surmonta la difficulté par l’artifice et le représenta la tête couverte, inventant qu’il se

couvrait le visage avec un voile pour sécher ses larmes. L’évangéliste Jean eut recours à

la même sagacité pour décrire le pitoyable holocauste de son Seigneur, fait sur l’autel de

la Croix. Il peignit les femmes en larmes, les disciples affolés, le larron suppliant, le

centurion étourdi : il peignît toute la famille des créatures pleurantes, le Ciel en deuil, la

terre tremblante, les tombes ouvertes, les blocs de pierre brisés, le Soleil pâle, la Lune

sanglante ; mais arrivé à la mère et n’ayant pas l’espoir de pouvoir exprimer au fond

l’excès de son angoisse, il la recouvrit d’un voile artificiel, en passant les détails sous

7 QUINTILIEN, Institution oratoire, t. II, livres II, e III, texte établi et traduit par J. Cousin, Paris, Les Belles

Lettres, 1976, II, 13, 12-14, p. 72 : « Quid ? non in oratione operienda sunt quaedam, sive ostendi non debent

sive exprimi pro dignitate non possunt ? Ut fecit Timanthes, opinor, Cynthius in ea tabula qua Coloten Teium

vicit. Nam eum in Iphigeniae immolatione pinxisset tristem Calchantem, tristiorem Ulixem, addidisset Maenelao

quem summum poterat ars efficere maerorem : consumptis adfectibus non reperiens quo digne modo patris

vultum posset exprimere, velavit eius caput et suo cuique animo dedit aestimandum. Nonne huic simile est illud

Sallustianum : nam de Carthagine tacere satius puto quam parum dicere ». 8 Cette convergence entre figures rhétoriques et solutions appliquées dans la peinture est reprise par Charles

Antoine Coypel, auteur du « Parallèle entre l’Eloquence et la Peinture », publié dans le Mercure de France en

1751. Cf. C. MICHEL, « Manière, goût, faire, style : les mutations du vocabulaire de la critique d’art en France

au XVIIIe siècle », [in] Rhétorique et discours critiques – échanges entre langue et métalangue, Paris, Presse de

ENS, 1989, p. 153-159. 9 Cf. E. HENIN, « Iphigénie ou la représentation voilée », Studiolo, 3, 2005, p. 95-132 ; A. Larue, « Un simple

voile sur le visage du roi », [in] L’Ecran de la représentation. Théorie littéraire Littérature et peinture du 16e au

20e siècle, sous la direction de S. Lojkine, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 189-209.

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silence et en disant seulement : Stabat iuxta crucem Maria mater Jesu, comme s’il

voulait dire : “Je n’ai pas le cœur de peindre au vif l’image d’autant de douleur : il suffit

seulement de savoir qu’elle était mère et qu’elle était près de la croix”.10

Dans un autre passage du même ouvrage (I, 1, 3), Marino tisse justement l’éloge de

Timanthe comme paradigme de l’ingéniosité requise aux artistes, « car les peintures dignes

d’éloge et de merveille sont celles-là où on sous-entend plus qu’on démontre ». Cette

affirmation correspond en tout point à ce que l’on a déjà trouvé chez Pline et Quintilien et se

prête à un rapprochement plus serré avec le domaine rhétorique imposé par un autre passage

de l’Institutio, dédié aux figures de l’emphase. Il s’agit là de laisser entendre « plus » que le

simple signifié des mots, et Quintilien en distingue « deux sortes qui signifient, l’une plus

qu’elle ne dit, l’autre même ce qu’elle ne dit pas » 11

. Il n’y a donc pas seulement une

emphase due à la polysémie, mais aussi une autre qui naît d’un silence lourd de signifié. De

même que le peintre cache une image à la vue du spectateur, ainsi l’écrivain cache des mots

qui sont pourtant présents « lorsque d’une phrase donnée sort un sens caché »12

, comme, en

suivant toujours Quintilien, le fait Ovide, lorsque Zmyrna avoue à sa nourrice l’amour qu’elle

porte à son propre père : « Bienheureuse ma mère avec un tel époux ! »13

.

Le rapprochement entre les deux arts est fait clairement par Bouhours, qui assimile les

pensées « où l’on entend plus que l’on ne voit » aux « tableaux dont Pline dit que l’art y fut en

sa perfection, les connoisseurs y découvroient toujours quelque chose que la peinture ne

marquoit pas, et trouvoient même que l’esprit du peintre alloit bien plus loin que l’art »14

.

L’art plastique et la rhétorique parviennent donc aux limites et presque à la négation

de leurs propres fonctions et moyens pour obtenir un effet emphatique. Ainsi, l’Antiquité

nous transmet une interprétation de la tournure stylistique de Timanthe poursuivie, à l’époque

10

« Fu lodata sommamente l’accortezza di Timante, il quale avendo nel sacrificio d’Ifigenia dipinto Calcante

mesto, Ulisse sospiroso, Aiace che gridava, Menelao che si disperava, quando giunse a voler dipignere

Agamennone, che di passione tutti costoro superasse, e conoscendo non esser così facile a rappresentare

l’affetto del padre come la pietà dell’aruspice, il dolor degli amici, il pianto del fratello e la tristizia de’

circostanti, vinse il difetto con l’artificio, e fecelo col capo turato, fingendo che per asciugarsi le lagrime si

coprisse con un velo la faccia. Di simile sagacità si servì l’Evangelista Giovanni nel descrivere il pietoso

olocausto del suo Signore, fatto sopra l’altare della Croce. Dipinse le donne lagrimose, i discepoli sbigottiti, il

ladrone supplicante, il centurione stupido: dipinse la famiglia tutta delle creature piangenti, il Cielo vestito a

bruno, la terra tremante, le tombe aperte, i macigni spezzati, il Sole pallido, la Luna sanguigna; ma giunto alla

madre, e diffidato di potere appieno esprimere quell’eccesso d’angoscia, con un artificioso velo la ricoverse

passando le particolarità sotto silenzio e dicendo solo: Stabat iuxta crucem Maria mater Jesu: pur come dir

volesse: « A me non dà l’animo di ritrarre al vivo l’imagine di tanto dolore: basti solamente sapere ch’ella era

madre e che stava presso alla Croce ». 11

QUINTILIEN, Institution oratoire, op. cit., t. V, l. VIII et IX (en particulier VIII, 3, 83), p. 83-84. 12

Ibid., IX, 2, 64, p. 188 : « cum ex aliquo dicto latens aliquid eruitur ». 13

Ibid., p. 189 : « O, dixit, felicem coniuge matrem ! ». 14

BOUHOURS, Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, Paris, dans la revue de S. Marbre-

Cramoisy, 1687, p. 197.

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moderne, en tant qu’emphase et valorisation du motif caché et en outre le présente déjà dans

un contexte et dans des applications littéraires. Il est donc significatif que dans son Adone

(XVI, 192), Marino utilise la métaphore du manteau appliquée directement à l’écriture, en

transformant le tissu qui cachait une image en le « voile du silence » :

Je ne dirai pas plus, et ne pourrais jamais mieux

Dessiner sur le papier tant de beauté,

Ni rendre l’ombre d’une telle lumière,

Aveuglé par la splendeur de tant de rayons.

C’est pourquoi, l’art manquant au désir,

Le style est largement vaincu par le sujet ;

Industrieux imitateur du grand Timanthe,

Je le recouvrirai du voile du silence. 15

Mais, déjà dans son passage cité des Dicerie sacre, il faut remarquer qu’on ne trouve

plus la comparaison des arts proposée par Quintilien, mais on assiste plutôt à leur

superposition : saint Jean n’écrit pas, mais peint sa scène, comme Timanthe.

L’assimilation de poésie et peinture, « arti sorelle », commencée pendant la

Renaissance italienne et poursuivie pendant l’âge baroque sous l’égide de l’ut pictura poesis

proclamée par Horace, continue jusqu’au XVIIIe siècle

16, quand le Laocoon de Lessing surgit

pour établir les distinctions qui les séparent, en délimitant les domaines respectifs, « la

peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir

des formes et des couleurs étendues dans l’espace, tandis que celle-ci se sert de sons articulés

qui se succèdent dans le temps »17

. A son tour, Lessing cite le tableau de Timanthe, mais il

change l’interprétation traditionnelle ; en n’accordant de crédit ni à l’« impuissance de

15

Più non dirò, né saprei meglio in carte

Tanta beltà delinear giamai,

Né di tal luce ombrar picciola parte,

Cieco dalo splendor di tanti rai.

Onde poich’al desir mancando l’arte

Dal suggetto lo stil vinto è d’assai,

Industre imitator del gran Timante,

Gli porrò del silenzio il velo avante. 16

Cf. B. MUNTEANO, « Le Problème de la peinture en poèsie dans la critique française du XVIIIe siècle », en

Le lingue e le letterature moderne nei loro rapporti con le belle arti, Atti del quinto Congresso internazionale di

lingue e letterature moderne, (Firenze 27-31 marzo 1951), Firenze, Valmartina, 1955 p. 325-338 ; R. W. LEE, Ut

pictura poesis, Humanisme et théorie de la peinture: XVe – XVIII

e siècles, traduction et mise à jour par M.

Brock, Paris, Macula, 1991 (1967) ; H. C. BUCH, Ut pictura poesis. Die Beschreibungsliteratur und ihre

Kritiker von Lessing bis Lukàcs, München, Hanser, 1972 ; D. MARSHALL, « Literature and the other arts : ut

pictura poesis », [in] The Cambridge history of literary criticism, t. IV, éd. H. B. Nisbet et C. Rawson,

Cambridge, 1997, p. 681-699 ; E. HENIN, Ut pictura theatrum. Théâtre et peinture de la Renaissance italienne

au classicisme français, Genève, Droz, 2003 ; La scène comme tableau, Etudes réunies et présentées par J. L.

Haquette et E. Hénin, Poitiers, 2004. 17

LESSING, Laocoon, op. cit., p. 120.

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l’artiste » ni à l’« impuissance de l’art »18

, il explique l’Agamemnon voilé de Timanthe

comme un sacrifice fait à la loi de la beauté artistique, une trouvaille du peintre pour éviter de

déformer le visage du personnage avec des grimaces hideuses, qui lui auraient ôté la

compassion du spectateur. Cette lecture sollicitée par le néoclassicisme « winkelmannien »,

qui admirait dans le groupe du Laocoon la douleur dominée par la grandeur de l’âme, en effet

s’applique d’abord à cette sculpture :

Imaginez Laocoon la bouche béante et jugez. Faites-le crier et vous verrez. C’était une

image qui inspirait la compassion parce qu’elle incarnait simultanément la beauté et la

douleur ; maintenant c’est une image hideuse, monstrueuse, dont on voudrait détourner

son regard [...].19

Les considérations de Lessing lui permettent de souligner la spécificité de la poésie

par rapport aux arts plastiques ; tandis que le peintre ou le sculpteur ne peut pas représenter

l’horreur, le poète, qui ne soumet pas ses créations au sens de la vue, peut la décrire, comme

le fait Virgile dans l’Enéide en donnant quelque expression aux cris du prêtre troyen.

Diderot est du même avis quand il déclare que « nous détournerions les yeux avec

horreur de la toile d’un peintre qui nous montrerait le sang des compagnons d’Ulysse coulant

aux deux côtés de la bouche de Polyphème, ruisselant sur sa barbe et sur sa poitrine »20

description pourtant présente chez Homère – et que « le Laocoon souffre, il ne grimace pas.

Cependant la douleur cruelle serpente depuis l’extrémité de son orteil jusqu’au sommet de sa

tête. Elle affecte profondément sans inspirer de l’horreur. Faites que je ne puisse ni arrêter

mes yeux, ni les arracher de dessus votre toile »21

. Mais, si le traité de Lessing peut bien

démontrer les différences représentatives dues au moyen employé chez Virgile et le sculpteur

anonyme du Laocoon, quand il s’agit d’appliquer ses conclusions au théâtre, l’argumentation

devient moins convaincante. La nature intrinsèquement composite du spectacle dramatique lui

confère, en effet, une forme hybride qui tire profit aussi bien de sons articulés pendant un

certain temps, que d’une étendue dans l’espace, de la succession, donc, tout autant que de la

simultanéité22

. C’est pourquoi, Diderot en vient à considérer la scène de la représentation

18

Ibid., p. 50. 19

Ibid., p. 51. 20

Cf. J. SEZNEC, « Un Laocoon français », Essais sur Diderot et l’Antiquité, Oxford, Claredon Press, 1957, p.

58-78 : p. 63. 21

D. DIDEROT, Salon de 1765, Œuvres complètes, édition critique et annotée et présentée par E. M. Burkdahl,

A. Lorenceau, G. May, Paris, Hermann, 1984, t. XIV, p. 375. 22

Cf. le commentaire de Jean Seznec, op. cit., p. 69 à la définition donnée par Lessing : « Successivement : voilà

la devise de la poésie, et voilà ses limites. Elle ne peut représenter que le consécutif, les choses qui se déroulent

dans le temps, non celles qui existent à la fois. La devise de la peinture, au contraire, est simultanément : le

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comme un tableau vivant et déclare que « si un ouvrage dramatique était bien fait et bien

représenté, la scène offrirait au spectateur autant de tableaux réels qu’il y aurait dans l’action

de moments favorables au peintre »23

.

On retrouve des considérations analogues dans la lettre que Ranieri de’ Calzabigi

envoie à Vittorio Alfieri à l’occasion de la publication du premier tome de ses tragédies, en

1783 :

[…] je pense donc que la tragédie ne doit être qu’une série de tableaux fournis à grand traits par

un sujet tragique à l’imagination, à la fantaisie d’un des ces excellents peintres qui mérite être

distingué par le nom, guère fréquemment accordé, de peintre-poète.24

Toute la première partie de la lettre reflète le débat contemporain à propos des rapports

entre les arts plastiques et la littérature25

, pour aboutir à la conclusion selon laquelle le théâtre

penche plutôt du côté de la peinture que de la poésie, parce que « les tragédies sont d’autant

plus intéressantes et plus parfaites qu’elles sont moins déclamatoires, plus en mouvement, et

peintre peut tout montrer à la fois : tout un visage, ou tout un corps de femme. Mais il paie cher ce privilège, car

il n’a qu’un instant pour le montrer ». 23

D. DIDEROT, Entretiens sur le fils naturel, [in] Diderot et le théâtre, préface, notes et dossier par A. Ménil,

Paris, Pocket, 1995, p. 70. Dans son Essais sur la peinture (en Salon de 1765, op. cit., p. 371), le philosophe écrit

encore que « un comédien qui ne se connaît pas en peinture est un pauvre comédien ; un peintre qui n’est pas

physionomiste est un pauvre peintre » ; pourtant, si la peinture peut bien inspirer la récitation théâtrale, ce

rapport n’est pas réversible : « on n’a point encore fait, et l’on ne fera jamais un morceau de peinture supportable

d’après une scène théâtrale ; et c’est, ce me semble, une des plus cruelles satires de nos acteurs, de nos

décorations, et peut-être de nos poètes » (p. 388). Cf. le Salon de 1759, édition critique et annotée présentée par

J. Varloot, avec J. Chouillet et J. Garagnon Uwe Dethloff, G. May, J. Schlobach. J. Sgard, A. Ubersfeld, Paris,

Hermann, 1980, p. 70-71, le Salon de 1767, édition critique et annotée présentée par E. M. Bukdahl, M. Delon,

A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1990, p. 150 ; M. FRIED, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder

in the Age of Diderot, Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; P. FRANZT, L’Esthétique du tableau dans

le théâtre français, Paris, PUF, 1988. L’opportunité d’adapter la récitation aux arts figuratifs était une conviction

assez répandue, il suffit de rappeler à ce propos le témoignage d’une lettre d’Alessandro Verri du 15 février 1777

(Carteggio di Pietro ed Alessandro Verri, a cura di G. Seregni, Milano, Giuffré, 1938, VIII, p. 259-260). Cf. E.

MATTIODA, Tragedie del Settecento, Modena, Mucchi, 1999, p. 39 ; M. CERRUTI, Neoclassici e giacobini,

Milano, Silva, 1969, p. 61-62 ; E. RAIMONDI, « Un teatro terribile : Roma 1782 », Le pietre del sogno. Il

moderno dopo il sublime, Bologna, il Mulino, 1985, p. 19. Il faut aussi considérer qu’au XVIIIe siècle s’impose

la scène-tableau des frères Galliani, qui proposent pour la scénographie une solution picturale plutôt

qu’architecturale. 24

« Lettera di Ranieri de’ Calzabigi sulle prime quattro tragedie dell’Alfieri », [in] V. ALFIERI, Parere sulle

tragedie e altre prose critiche, a c. di M. Pagliai, Asti, Casa d’Alfieri, 1978, p. 187 : « [...] penso dunque, che la

tragedia altro esser non deve, che una serie di quadri, i quali un soggetto tragico preso a trattare somministrar

possa all’immaginazione, alla fantasia d’uno di quegli eccellenti pittori, che meriti andar distinto col nome, non

troppo frequentemente concesso, di pittor-poeta ». 25

Ainsi, l’affirmation (Ibid., p. 190) que « le peintre [...] est un poète muet » reprend la formule de Simonide,

abondamment citée à l’époque, selon laquelle la peinture est un poésie muette, la poésie une peinture parlante ;

et l’idée que les œuvres poétiques les plus parfaites « fournissent à la fantaisie des situations plus riches et plus

intéressantes pour la peinture ; comme celles que nous présente la divine Jérusalem de Tasse – plus qu’aucun

autre poème épique –, désormais exprimée en milliers de tableaux, esquisses et dessins » (« e però

somministrano alla fantasia più ricche e più interessanti situazioni per la pittura ; come più d’ogni altro epico

poema ce la presenta la divina Gerusalemme del Tasso, ormai espressa in migliaja di quadri, di sbozzi, e

disegni ») se conforme, par exemple, à l’opinion du comte de CAYLUS, Tableaux tirés de l’Iliade, de l’Odyssée

d’Homère, et de l’Enéide de Virgile, Paris, Tilliard, 1757).

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plus pittoresques »26

. C’est là, en effet, la caractéristique qu’il apprécie surtout dans les

ouvrages d’Alfieri, qui préfère l’action à la déclamation. « Plus le poète laisse bavarder les

personnages qu’il introduit, plus il s’éloigne de l’objet primaire de la tragédie »27

, poursuit

Calzabigi, puisque l’objet primaire de la tragédie est la représentation, pas le texte. Cette

considération s’appuie sur l’existence dans l’antiquité du théâtre muet de la pantomime,

auquel Diderot fait lui aussi souvent référence dans ses écrits28

. L’affinité avec le philosophe

émerge avec une évidence particulière dans la lettre, et elle s’annonce dès le début, quand

Calzabigi reprend l’expression d’Horace :

Quand le célèbre mot d’Horace me vient à l’esprit :

Ut pictura poesis,

je me plais à croire qu’il est plus significatif et mystérieux que ce qu’on pense communément : il

me semble que, comme un oracle, il contient de grandes choses et qu’il est nécessaire d’y

réfléchir beaucoup pour l’interpréter.29

Diderot avait également déclaré :

Ut pictura, poesis erit. Il en est de la poésie, ainsi que de la peinture. Combien on l’a dit de fois ! mais ni

celui qui l’a dit le premier, ni la multitude de ceux qui l’ont répété après lui, n’ont compris toute

l’étendue de cette maxime.30

Dans ce contexte, on peut bien imaginer le rôle joué par le manteau de Timanthe, qui

scande les réflexions des théoriciens du théâtre en tant qu’exemple de comparaison entre les

deux arts autorisé par les anciens. Il n’est donc pas tout à fait accidentel que Calzabigi,

voulant expliquer avec plus de concrétude son parallélisme entre peinture et tragédie,

choisisse le sujet du sacrifice d’Iphigénie. Après avoir esquissé les premières actes-tableaux,

il parvient à la scène finale :

Et dans le dernier, tandis qu’à l’autel, devant la statue de Diane, on verrait la malheureuse

Iphigénie couronnée de fleurs, pâle et à moitié morte, prostrée ; tandis que Clytemnestre, arrêtée

à bonne distance par les gardes, serait peinte dans son élan vers sa fille ; tandis qu’on regarderait

le fier Calchas brandir le couteau sacré ; le furieux Achille serait peint l’épée à la main,

saisissant la main droite du prêtre et sur le point de le tuer. On verrait d’un côté ses Thessaliens

26

« Lettera di Ranieri de’ Calzabigi sulle prime quattro tragedie dell’Alfieri », op. cit., p. 190 (« Le tragedie son

tanto più interessanti e più perfette, quanto son meno declamatorie, più in movimento, e più pittoresche »). 27

Ibid., p. 192 (« più il poeta fa ciarlare i personaggi che introduce, tanto più si allontana dall’oggetto primario

della tragedia »). 28

Cf., entre autres, Entretiens sur le fils naturel, op. cit., p. 80. 29

« Lettera di Ranieri de’ Calzabigi sulle prime quattro tragedie dell’Alfieri », op. cit., p. 186 : « Quando mi

torna in mente il celebre detto di Orazio : Ut pictura, poesis : mi compiaccio in credere che sia più significante e

misterioso, di quello che comunemente si pensa : parmi che, a guisa d’un oracolo, gran cose racchiuda, e che

molto sia necessario meditarci sopra per interpretarlo ». 30

D. DIDEROT, Salon de 1767, op. cit., p. 382-383.

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baisser leurs lances ; et les troupes grecques, de l’autre, se montrant prêtes à s’opposer à eux.

Agamemnon, entre les capitanes grecs, serait peint le visage couvert.31

Encore une fois, la connaissance approfondie des ouvrages de Diderot est évident,

dans ce cas l’Encyclopédie où, au mot Composition, on peut lire :

Dans le moment où Calchas lève le couteau sur le sein d’Iphigénie, l’horreur, la compassion, la

douleur doivent se montrer au plus haut degré sur le visage des assistants ; Clytemnestre

furieuse s’élancera vers l’autel, & s’efforcera, malgré les bras des soldats qui la retiendront, de

saisir la main de Calchas, & de s’opposer entre sa fille & lui ; Agamemnon aura la tête couverte

de son manteau, etc.

Dans les deux passages, il est moins question de l’Iphigénie de Timanthe,

probablement liée à la tragédie d’Euripide et à sa protagoniste ejkousa32, que de l’Iphigénie

moderne de Racine (comme Alfieri le fait remarque de façon polémique dans sa réponse, où il

mentionne un Achille esquissé par son interlocuteur « vraiment grec, et non gaulois »33

). Et,

en effet, les détails de Calchas avec le couteau levé, d’Achille qui s’oppose au sacrifice et de

la protestation de Clytemnestre ne renvoient plus à l’artiste grec, mais plutôt à la tragédie

française, que Diderot, d’abord, Calzabigi ensuite, transposent en un tableau potentiel. Chez

Racine, Arcas fait à la reine de Mycènes un compte rendu de la scène qui se passe devant

l’autel, où on retrouve le père voilé :

Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer,

Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage,

Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage.34

Dans ce passage, l’auteur utilise un extrait de sa source35

, mais, quoique le geste

d’Agamemnon corresponde au tableau de Timanthe, son interprétation a changé et justifie les

31

« Lettera di Ranieri de’ Calzabigi sulle prime quattro tragedie dell’Alfieri », op. cit., p. 189 : « E nell’ultimo,

mentre all’ara, davanti alla statua di Diana, coronata di fiori e pallida e semiviva si vedrebbe prostrata la misera

Ifigenia ; mentre Clitennestra, dalle guardie fermata in distanza, sarebbe dipinta in attitudine di slanciarsi verso

la figlia ; mentre il fiero Calcante vibrar giù si mirerebbe il sacro coltello ; colla spada in mano il furibondo

Achille dipinto sarebbe, afferrando la destra del sacerdote, e in un punto di ucciderlo. I suoi Tessali da una parte

si vedrebbero abbassar giù le aste ; e le schiere greche, dall’altra, in figura di opporsi a loro. Agamennone, fra’

capitani greci, sarebbe dipinto col volto coperto ». 32

Cf. J. M. CROISILLE, « Le sacrifice d’Iphigénie dans l’art romain et la littérature latine », [in] Latomus,

XXII ; 1963, janvier-juin, p. 209-225 ; F. JOUAN, « Autour du sacrifice d’Iphigénie », [in] Texte et image,.

Actes du Colloque international de Chantilly (13 au 15 octobre 1982), Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 61-74. 33

V. ALFIERI, « Risposta dell’autore », in Parere sulle tragedie e altre prose critiche, op. cit., p. 219 (« greco

veramente, e non gallo »). 34

J. RACINE, Iphigénie en Aulis, [in] Oeuvres complètes, édition présentée, établie et annotée par G. Forestier,

t. I, Paris, La Pléiade, 1999 , v. 1708-1710. 35

EURIPIDE, Iphigénie à Aulis, texte établi et traduit par F. Jouan, Paris, Les Belles Lettres, 1990, v. 1547-

1550 : « ÔWç d∆ejsei`den ∆Agamevmnw a]nax / ejpi; sfaga;ç steivcousan eijç a[lsoç kovrhn, / ajnestevnaxe, ka[mpalin strevyaç kavra / davkrua prohgen ojmmavtwn pevplon proqeivç » (« Quand le roi Agamemnon

aperçut sa fille qui, marchant au supplice, pénétrait dans le bois, il poussa un gémissement. Détournant la tête, il

versait des larmes, le manteau tendu devant les yeux »).

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variations dans les sujets proposés par Diderot et Calzabigi. Si, à l’origine, il s’agissait de

voiler ce que l’art n’arrivait pas à exprimer, maintenant il est plutôt question de sauvegarder la

dignité d’Agamemnon en tant que chef de l’expédition, sans renoncer pourtant à restituer la

douleur du père. A ce propos, il faut remarquer la présence sur scène, dans l’Encyclopédie, de

Clytemnestre, qui d’abord prive Agamemnon de l’exclusivité de son rôle de parent et en

outre, en qualité de femme, peut s’abandonner à la manifestation ouverte de son désespoir

avec l’approbation de Diderot, selon lequel, « si la mère d’Iphigénie se montrait un moment

reine d’Argos et femme du général des Grecs, elle ne me paraîtrait que la dernière des

créatures »36

. Mais la plupart de théoriciens n’accordent pas le même droit à Agamemnon ;

par exemple, l’abbé d’Aubignac écrit dans sa Pratique du théâtre :

Celui qui voudra peindre le sacrifice d’Iphigénie ne la mettra pas toute seule au pied de l’autel

avec Calchas ; mais à l’exemple de Timanthe, il y ajoutera tous les princes grecs avec une

contenance assez triste, Ménélas son oncle avec un visage extrêmement affligé, Clytemnestre sa

mère pleurant et comme désespérée, enfin Agamemnon avec un voile sur son visage pour cacher

sa tendresse naturelle aux chefs de son armée et néanmoins montrer par cette adresse l’excès de

sa douleur.37

Même en se référant à la tradition figurative inaugurée par Timanthe, d’Aubignac

insère dans la composition Clytemnestre qui partage la souffrance « inexprimable »

d’Agamemnon sans être voilée pour autant et, par conséquent, il considère le manteau comme

un artifice pour permettre au héros de pleurer sans renoncer à sa majesté épique. Luigi

Riccoboni aussi, au XVIIIe siècle, montre les mêmes exigences à propos de la dignité royale :

Au reste, Monsieur, je vous demande pardon, si sur mon premier exemple d’un Roy qui voit son

fils sur le point d’être condamné, je repete encore, que si un Acteur fait l’action que je désigne,

quelque excellent Comedien qu’il soit d’ailleurs, il trahira la nature, & mettra un masque affreux

sur la vraisemblance. Voici comme je raisonne.

Un Roy dans une telle situation est prévenu de la chose. Je veux croire qu’avant

d’entrer dans son conseil, il se sera enfermé dans son cabinet, qu’il aura pleuré, qu’il se sera

arraché les cheveux, & enfin qu’il sera tombé dans tous les transports ausquels la nature peut

forcer un pere ; mais dans le moment qu’il se présentera en public, il sera composé de façon

qu’il étonne, & fasse pleurer en même tems tous les Courtisans. Voilà la vérité dont il faut faire

usage sur le Théâtre. Si un Roy avait fait autrement, le Comedien ne doit pas le copier, comme

je l’explique au long dans mon Poëme.

Vous sçavés, Monsieur, comment Euripide a composé le visage, & les expressions

d’Agamemnon, qui n’est pas moins pere pour être ambitieux.38

36

D. DIDEROT, Entretiens sur le fils naturel, op. cit., p. 71. 37

D’AUBIGNAC, La pratique du théâtre, Paris, chez Antoine de Sommaville, 1657, II, 3. Cf. aussi D. Bartoli,

La ricreazione del savio, a cura di B. Mortara Garavelli, Parma, 1992, I, p. 14-15. 38

L. RICCOBONI, « Réponse à la Lettre de M. Rousseau », [in] Histoire du theatre italien, Paris, Cailleau,

1728, II, p. XXXVIII-XXXIX. Cf. aussi Ibid., Dell’arte rappresentativa, Londra, 1728, p. 29-30, la « Lettera

della Signora Elena Balletti Riccoboni al Signor Abate Antonio Conti gentiluomo viniziano. Sopra la maniera di

M. Baron nel rappresentare le Tragedie Franzesi », in Raccolta d’opuscoli scientifici e filologici, tomo decimo

terzo. In Venezia. Appresso Cristoforo Zane, 1736, p. 503-505 et la polémique à propos des larmes de Caton

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Le comédien s’accorde avec le théoricien, et les deux s’accordent encore avec le poète

dans le cas de l’Agamennone de Vittorio Alfieri, où le protagoniste raconte comment la

souffrance provoquée par la mort da sa fille l’a tourmenté pendant les années de la guerre :

[...] Souvent,

recueilli derrière mon casque, je pleurais en silence ;

mais il ne le savait que le père.39

A l’époque moderne, donc, la signification du manteau de Timanthe s’enrichit et se

nuance ; ce dernier se prête encore à son interprétation originelle, mais il est employé aussi

comme moyen qui, dans le respect des convenances, permet d’entrevoir la fêlure dans le

masque du héros idéalisé de la tragédie, fêlure due à la scission intérieure du personnage

partagé entre deux rôles inconciliables. Le manteau qui voile le visage d’Agamemnon dévoile

la partie la plus intime de son âme.

Diderot cite encore l’anecdote du manteau dans sa réponse à la lettre de Mme

Riccoboni :

Quelle tête que celle du père d’Iphigénie sous le manteau de Timante ! Si j’avais eu ce sujet à

peindre, j’aurais groupé Agamemnon avec Ulysse, et celui-ci, sous prétexte de soutenir et

d’encourager le chef des Grecs dans un moment si terrible, lui aurait dérobé avec un de ses bras

le spectacle du sacrifice. Vanloo n’y a pas pensé.40

Van Loo est mentionné à propos de son tableau du Sacrifice d’Iphigénie, exposé au

Salon de 1757 ; il contredit expressément la tradition iconographique inaugurée par Timanthe

en représentant un Agamemnon « entièrement vu de face »41

; celui-ci arbore sa douleur,

tandis que Diderot propose à nouveau un sujet « timanthien » : Agamemnon garde la tête

couverte, mais pas par le manteau dans lequel il s’enroule volontairement, car, cette fois,

Ulysse l’empêche avec son bras de voir le sacrifice et, en même temps, il empêche

l’observateur de voir les traits du visage du père dans le seul but d’obtenir l’effet emphatique

documentée par B. ALFONZETTI, Il corpo di Cesare. Percorsi di una catastrofe nella tragedia del Settecento,

Modena, Mucchi, 1989. 39

V. ALFIERI, Agamennone, a c. di C. Jannaco e R. De Bello, Asti, Casa d’Alfieri, 1967, II, 4, v. 242-244 :

[...] Io spesso

chiuso nell’elmo in silenzio piangeva;

ma, nol sapea che il padre. [...] 40

D. DIDEROT, « Réponse de Diderot », [in] Diderot et le théâtre, op. cit., p. 271. Cf. aussi P. VERRI, Discorsi

sull’indole del piacere e del dolore, a cura di R. De Felice, Milano, Feltrinelli, 1964, IX, 5. 41

CAYLUS, Description d’un tableau représentant le sacrifice d’Iphigénie, peint par M. Carle Vanlo, Paris,

Duchesne, 1757, p. 16 sq.

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décrit par les écrivains latins. Par ses propos, Diderot entend défendre le rôle du récit au

théâtre qui s’adresse à l’imagination, capable d’agrandir, ennoblir et idéaliser ce qui aurait été

pauvre et inefficace dans ses proportions réelles et exposé au regard des spectateurs, comme il

le soutient dans les Entretiens :

La scène réelle eût été petite, faible, mesquine, fausse ou manquée. Elle devient grande, forte,

vrai, et même énorme dans le récit. Au théâtre, elle eût été fort au-dessous de nature ; je

l’imagine un peu au-delà.42

Ces considérations s’appliquent pour Diderot aussi bien à la partie conclusive de

l’Iphigénie en Aulis de Racine qu’au long récit de Théramène dans la Phèdre, qui n’aurait pas

été représentable sur la scène, et Melchiorre Cesarotti se déclare du même avis en écrivant

que « [...] certaines fois le récit aggrave le fait plus que le spectacle même. [...] Le monstre

envoyé par Neptune contre Hippolyte épouvante plus dans la description de Théramène, que

si on l’eût vu en théâtre »43

, tandis que, sur ce point, la lettre de Ranieri de’ Calzabigi que l’on

a examinée est en contraste avec l’opinion du philosophe français.

En s’appuyant sur un passage de l’Art poétique d’Horace 44

, Calzabigi fait l’éloge

d’Alfieri qui « a constamment cherché à se faire poète-peintre en exposant presque tout en

action », au contraire de Racine « lequel dormitat dans le récit qu’il met dans la bouche de

Théramène à Thésée sur la mort d’Hyppolite ; récit aujourd’hui exclu de cette belle tragédie-

là, qui terminait en suscitant l’ennui, plutôt qu’en touchant par la compassion »45

. Et, en effet,

dans les tragédies d’Alfieri le choc émotif de l’action violente et rapide est préféré au récit

descriptif soutenu par Diderot46

.

42

D. DIDEROT, Entretiens sur le fils naturel, op. cit., p. 126. 43

M. CESAROTTI, Il Cesare e il Maometto, Venezia, Pasquali, 1762, p. 218-219 (« pure qualche volta la

narrazione aggrava il fatto più dello spettacolo istesso. [...] Il mostro mandato da Nettuno contro Ippolito fa più

terrore nella discrezione di Teramene, che se si fosse veduto sul teatro »). Cf. E. MATTIODA, Teorie della

tragedia nel Settecento, Modena, Mucchi, 1994, p. 37 sq. 44

« L’esprit est moins vivement touché de ce qui lui est transmis par l’oreille que des tableaux offerts au rapport

fidèle des yeux » (« Segnius irritant animos demissa per aures, / Quam quae sunt oculis subjecta fidelibus [...] »).

Horace, Art Poétique , [in] Epitres, texte établi et traduit par F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1989, v.

180-181. 45

« Lettera di Ranieri de’Calzabigi sulle prime quattro tragedie dell’Alfieri », op. cit., p. 192 : « Osservo che ha

costantemente cercato di farvisi poeta-pittore, col mettere quasi tutto in azione [...] Racine [...] dormitat nel

racconto che mette in bocca di Teramene a Teseo della morte d’Ippolito; racconto in oggi escluso da quella bella

tragedia, che terminava in destar la noja, in vece di muovere la compassione ». 46

Alfieri partage les soucis de Diderot à propos des difficultés techniques posées par certaines catastrophes ; le

philosophe avait recommandé la représentation d’une action « simple » et déconseillé au contraire celle d’une

action complexe, parce que « si les incidents se multiplient, il s’en rencontreront facilement quelques-uns qui me

rappelleront que je suis dans un parterre ; que tous ses personnages sont des comédiens, et que ce n’est point un

fait qui se passe » (Entretiens sur le fils naturel, op. cit., p. 124-125). Diderot s’inquiète donc du maintien de

l’illusion théâtrale, pour laquelle la vraisemblance est indispensable. Dans les écrits théoriques qui

accompagnent sa production dramatique Alfieri souligne la nécessité de respecter la vraisemblance et, quand il le

peut, soumet le final à l’effet produit par la représentation, comme pour la catastrophe d’Antigone. Cf. le Parere,

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Ce que Calzabigi reproche à Racine est surtout la longueur du récit de Théramène qui

risque de devenir insupportable pour le spectateur, mais dans le débat contemporain la

question de la narration se mêle à celle de la catastrophe, parce que, s’il est vrai qu’Horace

avait déclaré la suprématie de la vue, il avait pourtant interdit la représentation directe de

certaines scènes atroces47

.

Diderot et Lessing, on l’a vu, soutenaient tous les deux la nécessité pour l’artiste de ne

pas représenter des sujets horribles qui risquaient de détourner le regard de l’observateur ; ce

problème s’impose encore plus pour le théâtre, qui reproduit la réalité avec plus d’évidence

que les arts plastiques, et il sollicite des réflexions qui aboutissent à la distinction entre terreur

et horreur48

. Dans ce contexte, le manteau de Timanthe devient une mise en abîme de la

condition du spectateur, parce que le personnage tragique qui se voile pour éviter de regarder

la scène duplique méta-théâtralement la réaction de celui-ci.

Le geste de se voiler se reproduit inaltéré, pourtant sa signification est tout à fait

renversée : si, auparavant, on cachait pour mieux montrer, maintenant on cache pour cacher,

pour soustraire aux regards un objet « horrible » ; l’imagination du spectateur ne doit plus

essayer de soulever le manteau, qui, de centre lumineux de la composition, en devient alors le

point obscur. L’interdiction s’avère particulièrement restrictive dans les sujets tragiques

outrés, tels le parricide, terme qu’il convient d’entendre dans son acception originelle, c’est-à-

dire comme assassin d’un parent proche, et l’inceste. A propos de ce dernier cas, la

transgression et le bouleversement des liens familiaux sont mis en relation avec la vue déjà

dans l’archétype œdipien, où le protagoniste s’arrache les yeux contaminés par la

contemplation interdite du corps de la mère.

op. cit., p. 93 ; A. Barsotti, Alfieri e la scena, Roma, Bulzoni, 2001 ; B. Alfonzetti, « Scrittura e

rappresentazione : il problema della catastrofe nell’ “Antigone” alfieriana », [in] Istituzioni culturali e sceniche

nell’età delle riforme, atti del Convegno di Catania, 11 e 12 aprile 1985, dir. G. Nicastro, Milano, F. Angeli,

1986, p. 195-226. 47

HORACE, « Art Poétique » op. cit., v. 185-188, « Ne pueros coram populo Medea trucidet, / aut humana

palam coquat exta nefarius Atreus, / aut in avem Procne vertatur, Cadmus in anguem. / Quodcumque ostendis

mihi sic, incredulus odi » (« Que Médée n’égorge pas ses enfants devant le public, que l’abominable Atrée ne

fasse pas cuire devant tous des chairs humaines, qu’on ne voie point Procné se changeant en oiseau ou Cadmus

en serpent. Tout ce que vous me montrez de cette sorte ne m’inspire qu’incrédulité et révolte »). En France on

avait raidi encore plus cette règle pour l’accorder à la sensiblerie moderne. Cf. B. ALFONZETTI, Il corpo di

Cesare, op. cit., et « Finali tragici dal Cinquecento al Manzoni », [in] I finali. Letteratura e teatro, dir. B.

Alfonzetti e G. Ferrone, Roma, Bulzoni, 2003, p. 41-71. 48

Cf. encore E. MATTIODA, Teorie della tragedia nel Settecento, op. cit., p. 37 : « Ce qui distingue l’horreur

de la terreur est le dégoût. Tandis que la terreur intensifie le regard et force le spectateur à fixer l’objet terrifiant,

l’horreur repousse la vue, force le spectateur à détourner le regard horrifié » (« Ciò che distingue l’orrore dal

terrore è il ribrezzo. Mentre il terrore intensifica lo sguardo e costringe lo spettatore a fissare l’oggetto

terrificante, l’orrore respinge la vista, costringe lo spettatore a distogliere lo sguardo inorridito »).

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Le poids du modèle est si fort que, dans la Mirra d’Alfieri, même la princesse semble

se conformer à l’exemple d’Œdipe, quand, devant Cecri qui se déclare prête à veiller sur elle,

elle s’exclame :

Toi, veiller sur ma vie ? que moi, je doive

A tout instant, moi, te voir ? Devant

Mes yeux, toi, toujours ? ah ! je veux plutôt

Que mes yeux soient ensevelis dans des ténèbres éternelles :

Maintenant, de mes propres mains, je veux plutôt moi-même,

Les arracher, moi, de mon front...49

Evidemment, la reprise est détournée et insérée dans un contexte différent : chez

Alfieri, l’inceste n’arrive pas à s’accomplir et il est présent en tant que désir au fond de la

conscience de Mirra, qui n’ose pas se l’avouer à elle-même tout au long de la tragédie, et se

suicide quand son terrible secret se trouve dévoilé. Pourtant, l’insistance et, pourrait-on dire,

l’acharnement, avec lequel elle décrit son propre aveuglement dans le passage cité semble

garder quelque chose de la dimension autopunitive d’Œdipe et la périphrase qui le désigne

(« que mes yeux soient ensevelis dans des ténèbres éternelles») se retrouve aussi dans le

Polinice appliqué au roi de Thèbes (« bien qu’il ait enseveli ses yeux dans des ténèbres

éternelles de larmes »)50

. Dans cette réplique, Antigone, qui s’adresse à sa mère, soutient que

le malheur de Jocaste est bien plus profond que celui d’Œdipe, parce que l’aveuglement

l’empêche au moins d’assister au duel fratricide. Jocaste qui, en revanche, se trouve sur scène

quand Etéocle, en fin de vie, poignarde son frère voit les abysses infernaux s’ouvrir devant

elle et tombe mourante dans les bras d’Antigone51.

De la même façon, Eleonora, mère de Garzia dans la tragédie qui lui est dédiée, assiste

à la mort du protagoniste tué par son propre père et ne survit pas à l’horreur qui la saisit, selon

les mots conclusifs de Cosimo, égaré à son tour (« Mon épouse est prête à mourir... [...] Quel

49

Trad. par G. Herry, Myrrha, Belval, Circé Théâtre, 2003, p. 83. Cf. V. ALFIERI, Mirra, a c. di M. Capucci,

Asti, Casa d’Alfieri, 1974, IV, 7, v. 282-287 :

Tu vegliare al mio vivere ? ch’io deggia,

ad ogni istante, io rimirarti ? innanzi

agli occhi miei tu sempre ? ah ! pria sepolti

voglio in tenebre eterne gli occhi miei :

con queste man mie stesse, io stessa pria

me li vo’ sverre, io, dalla fronte... 50

« benché in eterne tenebre di pianto / sepolti abbia i suoi lumi [...] », Polinice, a c. di C. Jannaco, Asti, Casa

d’Alfieri, 1953, I, 1, v. 38-39. Alfieri reprend une expression de l’Ossian de Cesarotti (Fingal, III, v. 364-366 :

« Ah non avea così canuti i crini / Ossian allor, né in tenebre sepolti / Eran quest’occhi [...] »). 51

V. ALFIERI, Polinice, op. cit., V, 3, v. 40-45.

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état ! Que faire ?... O malheureux ! à qui me fier ? »)52

. Si, dans la Virginia, la mort de la

protagoniste, provoquée par son père, constitue le seul moyen de la sauver de la honte, et est

donc à considérer comme un acte extrême d’amour (« Reçois pour dernier gage de mon

amour... reçois la liberté et la mort »)53

, la folie qui brouille la raison d’Oreste après qu’il a

appris que c’est sa mère qu’il a tuée, pendant l’accomplissement de sa vengeance (hors

scène), nous donne encore la mesure des conséquences bouleversantes dérivées de la fracture

violente des liens familiaux : la folie ou la mort immédiates attendent les personnages

impliqués, qui n’ont pas la force de soutenir l’horreur du spectacle auquel ils assistent (peu

importe que cela soit dans un rôle actif ou passif).

Dans les tragédies où l’amour de la liberté prévaut sur les affects et pousse le

protagoniste à tuer un consanguin, toutefois, le héros tragique, en accomplissant le devoir qui

répond à l’impératif moral le plus noble, il sacrifie ce qu’il a de plus cher ; dès qu’il lève le

poignard sur son propre fils ou père, il tranche sa propre humanité, avec un geste qui, en lui

permettant de franchir les bornes de la nature, révèle sa stature de surhomme. Ce n’est pas par

hasard donc que dans les trois tragédies d’Alfieri où cette situation se répète, Bruto primo,

Bruto secondo et Timoleone, les protagonistes soient reconnus comme des divinités (« Brutus

est le dieu, le père de Rome »54

; « O Brutus !... tu es le Dieu de Rome »55

; « Ma mère, voyez

en lui un fils, et un mortel dont la vertu est plus qu’humaine »56

).

Le manteau qu’ils utilisent pour se soustraire à la vue de la catastrophe est ici un outil

qui atténue la perception de l’horreur et la rend tolérable – au moins pour le moment57

–,

autrement, comme on l’a remarqué pour les autres exemples, la raison et le cœur du

personnage ne pourraient pas résister. C’est pour cette raison, donc, que Timoléon, qui a

essayé en vain, tout au long de la tragédie, de convaincre son frère à renoncer à la tyrannie de

52

V. ALFIERI, Don Garzia, a c. di L. Rossi, Asti, Casa d’Alfieri, 1975, V, 4, v. 147-150 : « [...] Sta presso / la

consorte a morir [...] / [...] Oh stato ! / A chi mi volgo ?... Ahi lasso !... In chi mi affido ? » (trad. par C. B.

Petitot, Œuvres dramatiques du Comte Alfieri, Paris, chez Giguet et Michaud, 1802, t. IV). 53

V. ALFIERI, Virginia, a c. di C. Jannaco, Asti, Casa d’Alfieri, 1955, V, 4, v. 249-250: « Ultimo pegno /

D’amor ricevi – libertade, e morte » (trad. par C. B. Petitot, Œuvres dramatiques du Comte Alfieri, op. cit., t.

III). 54

V. ALFIERI, Bruto Primo, a c. di A. Fabrizi, Asti, Casa d’Alfieri, 1975, V, 2, v. 259-260 : « Il padre, il Dio /

di Roma, è Bruto... » (trad. par C. B. Petitot, Œuvres dramatiques du Comte Alfieri, op. cit., t. III). 55

V. ALFIERI, Bruto Secondo, a c. di A. Fabrizi, Asti, Casa d’Alfieri, 1976, IV, 4, v. 237 : « Oh Bruto!… il Dio

tu sei di Roma » (trad. par C. B. Petitot, Œuvres dramatiques du Comte Alfieri, op. cit., t. III). 56

V. ALFIERI, Timoleone, a c. di L. Rossi, Asti, Casa d’Alfieri, 1981, V, 3, v. 209-210 : « In lui, tu madre, un

vero / Figliuol ravvisa,… e un uom… più che mortale » (trad. par C. B. Petitot, Œuvres dramatiques du Comte

Alfieri, op. cit., t. II). 57

Après la mort de César, Brutus ne demande que peu de temps pour fortifier la république délivrée du tyran,

ensuite il envisage de s’immoler de sa propre main sur la tombe de César. A son tour, Timoléon se déclare

intentionné à fuir les hommes et à mourir pour expier le meurtre de son frère et Bruto primo s’achève sur les

mots désespérés du protagoniste.

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Corinthe, en donnant le signal de la conjuration, se couvre de son manteau (« Il se couvre le

visage avec son manteau », enregistre la didascalie)58

:

Malheureux !... tu le veux donc. – Du moins que je ne le voie pas.59

Ses propos explicitent clairement le but de son geste, comme cela se produit dans

Bruto primo, où le protagoniste qui vient de donner l’ordre d’exécution, après les mots qu’il

prononce pour lui-même (« mon cœur n’est pas insensible »), « tombe sur son siège et

détourne les yeux »60

. Le peuple aussi remarque que le « père désespéré n’ose lever les

yeux »61

et enfin le consul s’exclame :

[...] O ciel !

je sens mon cœur défaillir... Que mon manteau voile au moins mes yeux...

Pardonnez à la douleur d’un père...62

En revanche, dans Bruto secondo, ce n’est pas le protagoniste qui se voile – et il ne le

pourrait pas non plus, parce que sa participation au meurtre de César est active – mais le

dictateur qui reçoit le coup de son fils : « chargé de blessures, il se traîne jusqu’aux pieds de la

statue de Pompée, se couvre le visage avec son manteau, et meurt »63

. La scène est reprise de

Plutarque, qui narre que, pendant l’attentat, César essayait de se défendre, jusqu’au moment

où il aperçut Brutus, et qu’alors « il tira sa toge sur sa tête et se laissa tomber »64. On peut en

dire autant de Timoléon qui, après s’être éloigné de son frère, « se voila le visage et se mit à

pleurer »65. Mais le fait que le voile soit employé aussi, et même avec plus d’insistance, dans

Bruto primo, alors qu’il n’y en a aucune trace dans la source, témoigne de son effective

fonctionnalité66

. Dans les pages de son Ab urbe condita (II, 5), Tite Live indique que

58

V. ALFIERI, Timoleone, op. cit., V, 3, p. 88 (« Si copre il volto col pallio »). 59

« Misero me !... Tu il vuoi... Ch’io almen nol vegga » (V, 3, v. 180, trad. cit.). 60

Trad. cit. de V. ALFIERI, Bruto primo, op. cit., V, 2, v. 246-247 (« [...] Alma di ferro / Non ho... [...] Bruto

cade seduto, e rivolge gli occhi dallo spettacolo »). 61

Ibid., V, 2, v. 249-250 (« [...] Rimirar non gli osa, / misero! il padre... [...] »). 62

Ibid., V, 2, v. 254-256 (trad. cit.) : « [...] Oh ciel ! partirmi / Già sento il cor... Farmi del manto è forza / Agli

occhi un velo... Ah ! ciò si doni al padre... ». 63

V. ALFIERI, Bruto secondo, op. cit., V, 2, p. 92 (« Carco di ferite, strascinandosi fino alla statua di Pompeo,

dove, copertosi il volto col manto, egli spira »). 64

PLUTARQUE, Vies, t. IX, Alexandre-César, texte établi et traduit par R. Flacelière et E. Chambry, Paris, Les

Belles Lettres, 1975 66, 12, p. 218. Cf. aussi Suétone, Vie des douze Césars, t. I, César-Auguste, texte établi et

traduit par H. Ailloud, Paris, Les Belles Lettres, 1961, I, LXXXII, p. 57. 65

PLUTARQUE, Vies, t. IV, Timoléon-Paul Emile, texte établi et traduit par R. Flacelière et E. Chambry, Paris,

Les Belles Lettres, 1966, 4, 8, p. 20. En France, aussi bien La Harpe que Chénier reprennent la scène dans leurs

tragédies sur Timoléon en employant le manteau. 66

Alfieri ajoute le détail du manteau dans Antigone aussi, où Créon assiste au suicide de son fils : il se voile et

reste la tête couverte jusqu’au moment où on emmène le corps hors de la vue des spectateurs (« Si copre il volto,

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l’exécution des fils de Brutus avait cela de remarquable « qu’un père fut obligé, comme

consul, d’ordonner le châtiment de ses enfants, et, tandis qu’on aurait dû lui en épargner

même la vue, ce fut précisément lui que le sort chargea de présider au supplice » et que,

pendant ce temps, l’attention tombait sur le visage du père qui laissait transparaître ses

sentiments paternels en exerçant son devoir de consul67

.

Alfieri, qui suit surtout la narration de l’historien romain68

, ajoute le détail du voile

déjà dans l’idée originelle de la tragédie : « en les tuant, Brutus doit se voiler le visage après

des mots pitoyables »69

; et, dans la rédaction en prose, il lui fait exprimer clairement le

déchirement entre deux rôles en opposition :

Mes fils ont entendu les mots sévères du Consul. Peuple, maintenant tu vois les larmes d’un père

désolé. 70

L’intérêt d’Alfieri se porte principalement au conflit intérieur de Brutus consul et père,

et il se propose de le représenter comme « père très tendre »71

, au point qu’à la fin de la

première versification, on lit encore la note :

Dans la nouvelle copie, qu’on fasse vraiment très attention à donner plus d’affection paternelle à Brutus,

et des contrastes féroces entre le père et le consul, surtout dans l’acte IV.72

Le choix d’Alfieri se distingue des solutions adoptées par les autres écrivains ; dans le

Lucio Giunio Bruto de Conti, par exemple, le moment culminant de la tragédie est narré par

Collatino :

e rimane immobile, finché Emone sia quasi affatto fuori dalla vista degli spettatori », V. Alfieri, Antigone a c. di

C. Jannaco, Asti, Casa d’Alfieri, 1953, V, 6, p. 85).

67 TITE-LIVE, Histoire Romaine, texte établi par J. Bayet et traduit par G. Baillet, Paris, Les Belles Lettres,

1991, t. II, l. II, I-IV, notamment p. 8. 68

Cf. A. FABRIZI, « Sul Bruto primo alfieriano », Studi e problemi di critica testuale, 9, 1974, p. 170-192 ; Le

scintille del vulcano (Ricerche sull’Alfieri), Modena, Mucchi, 1993 ; « Nota », [in] V. Alfieri, Bruto primo, op.

cit., p. 9-21. 69

V. ALFIERI, Bruto primo, op. cit., p. 107: « nell’atto di ucciderli Bruto si copra il volto dopo una parola

miseranda ». 70

Ibid. p. 139 : « I figli miei hanno udito di Console i detti severi. Popolo, or tu vedi di desolato padre le

lagrime ». Bien avant la conception de Bruto primo, dans les notes de réponse à la lettre de Cesarotti de 1785 (en

Parere cit., p. 267), Alfieri écrivait à propos de Brutus : « Je suis certain que le grand Brutus aussi a pleuré très

amèrement avec leur mère et avec son ami ces mêmes enfants, pour lesquels on dit qu’il ne versa même pas une

larme en public » ( « Io sono certo che anche il gran Bruto avrà pianto amarissimamente colla madre e

coll’amico quegli stessi suoi figli, per cui in pubblico dicesi che né una lagrima pure versasse » ). 71

Ibid., p. 100 (« Bruto sia Padre tenerissimo »). 72

Ibid., p. 218: « Nella nuova copia, si badi moltissimo a dar più affetto di Padre a Bruto, e contrasti feroci fra il

padre, e il console. Massime nel 4° atto ». On ne peut donc qu’être d’accord avec Angelo Fabrizi, qui remarque

la juxtaposition irrésolue entre les deux premiers actes libertaires de la tragédie et les suivants qui développent la

douleur privée de Brutus (A. Fabrizi, « Sul Bruto primo alfieriano », op. cit., p. 191).

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Brutus regardait fixement ses fils

sans battre des paupières, ou soupirer,

soit que la pensée de sa misère

lui otât tout sentiment de douleur ;

soit que la hauteur de sa vertu

opprimât toutes ses affections naturelles.73

Cette description de Brutus trouve une correspondance dans les pages de Clélie de

Mademoiselle de Scudéry, composées au siècle précédent :

Si bien que ramassant alors toutes les forces de son âme, il [sc. Brutus] se tint ferme ; &

cachant le désordre de son esprit, il sembla regarder avec beaucoup de constance, le plus

funeste objet du monde. Il est pourtant vray qu’il ne voyoit pas ce qu’il regardoit, car la

première veuë de ces morts, luy remettant dans l’esprit tous ses malheurs en foule, l’image

de Lucrece morte luy revint devant les yeux, & se meslant à celle de ses fils qui expiroient,

mit dans son esprit une si grande douleur, qu’elle le fit paroistre insensible, & presque cruel

à ceux qui ne penetroient pas dans le fonds de son ame.74

Dans les passages cités, la capacité du père à regarder l’exécution de ses fils avec une

impassibilité apparente a une double explication : la virtus du personnage qui maîtrise ses

émotions, ou bien un égarement dû à l’intensité de la douleur qui lui ôte toute sensibilité. Et il

est significatif que l’ordre de présentation des motifs soit inversé dans les deux textes : tandis

que Mademoiselle de Scudéry penche pour l’explication qui souligne la lacération émotive du

père, Conti, en coordonnant les alternatives dans une disposition symétrique (soit que... soit

que) égalise leur statut, mais valorise pourtant le courage de Brutus, auquel il laisse le relief

de la position finale. La fermeté du personnage qui ne manifeste aucune émotion, plus endurci

que chez Tite Live, trouve confirmation encore dans le Brutus de Voltaire, où le protagoniste

prend congé de son fils en larmes, mais où, quand on lui annonce que l’exécution a eu lieu, il

refuse être soulagé et réplique avec les mots conclusifs :

Rome est libre. Il suffit... Rendons grâces aux dieux.75

Cette représentation a un correspondant iconographique dans le célèbre tableau de

David, Les Licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils, exposé au salon de 1789 (année

qui voit la publication de la tragédie d’Alfieri). Avant de choisir son sujet, le peintre avait

73 Lucio Giunio Bruto tragedia del signor abate Antonio Conti patrizio veneto. Seconda edizione, in Venezia,

presso G. Pasquali, 1743, V, scena ultima, p. 95 : « Bruto tenea fissi ne’ figli gli occhi / Senza batter palpebre, o

trar sospiro. / Sia che il pensiero della sua miseria / Togliesse a lui d’ogni dolore il senso ; / Sia che l’altezza

della sua virtude / Tutti opprimesse i naturali affetti ». 74

Mademoiselle de SCUDERY, Clélie, histoire romaine dédiée à Mademoiselle de Longueville, Paris, chez A.

Courbé, 1654-1661, III, 2, p. 658. 75

VOLTAIRE, Brutus V, scène dernière, v. 240, The complete works of Voltaire, sous la direction de U.

Kölving, Voltaire Foundation, Oxford, 1998, t. V.

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envisagé la possibilité de représenter le moment précédent de Brutus assistant à l’exécution

de ses fils ; il nous en reste un grand dessin préparatoire, dans lequel le protagoniste donne

« l’exemple de la fermeté en revêtant le masque impénétrable du magistrat »76

. Tandis que

son collègue, assis à sa droite, détourne les yeux et se cache le visage avec la main gauche, en

témoignant ainsi de l’horreur de la scène, Brutus regarde l’exécution avec une expression

triste, mais fixe.

Dans le tableau réalisé, qui entend montrer l’aspect intime de l’événement tragique, on

retrouve Brutus dans son foyer, une fois déposés les vêtements de magistrat. Cependant,

quoiqu’il soit libre maintenant de manifester son chagrin, sa contenance est stoïcienne.

Appuyé contre la statue de la déesse Rome, il reste un exemple de vertu et de force morale,

exalté par le contraste avec le groupe des femmes : la mère qui crie, la plus âgée des filles qui

s’évanouit et l’autre qui ramène ses mains en direction de son visage, et, sur la droite, une

servante qui plonge son visage dans les plis du péplum77

, selon le schéma bipartite employé

aussi pour Le Serment des Horaces, qui souligne le conflit typique chez David entre le devoir

farouche des hommes et le tendre sentiment des femmes78

.

En revanche, Alfieri, qui avait expressément renoncé à la présence des femmes dans sa

tragédie79

, unifie et concentre sur le personnage de Brutus les deux composantes des tableaux

de David et s’efforce de conjuguer majesté et accablement, devoir et sentiment. Dans ce

contexte, le geste de se voiler (accompli par les femmes, dans le tableau, ou par le collègue

consul, dans le dessin) ajoute un élément à la tragédie du père, dénonce la faiblesse du héros

et, en même temps, emphatise la catastrophe : Alfieri exhibe sur la scène ce que les autres

tragédiens avaient décrit dans le récit en faisant correspondre l’interdiction de la vue du

personnage et celle de la vue du spectateur. Chez le tragédien italien, en revanche, ce dernier

doit regarder le spectacle que Brutus ne peut tolérer ; dans ce cas, comme dans ceux du

corpus alfiérien examiné, le manteau de Timanthe permet un compromis aux limites de la

contradiction parce qu’une catastrophe « horrible » est offerte à la vue, en même temps que la

réaction du personnage qui se voile révèle l’impuissance à la soutenir.

76

Le peintre Louis David 1748-1825. Souvenirs & Documents inédits, par J. L. Jules David, Victor Havard,

Paris, 1880, p. 54. 77

Jacques-Louis David 1748-1825, par A. Schnapper et A. Sérullaz, Musée du Louvre, département des

peintures, Musée national du château, Versailles 26 octobre 1989 – 12 février 1990, Paris, 1989, p. 198. Cf. aussi

A. Schnapper, David témoin de son temps, Office du Livre, Fribourg (Suisse), 1980 ; E. Hénin, « Iphigénie ou la

représentation voilée », op. cit. 78

Cf. J. STAROBINSKI, 1789. Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1973, p. 91-93. Cf. aussi G.

Savarese, « Alfieri e l’ut pictura poesis », La Rassegna della Letteratura Italiana, XCIII, n. 3, settembre-

dicembre 1989, p. 1-12. 79

V. ALFIERI, « Bruto Primo », [in] Parere sulle tragedie e altre prose critiche, op. cit., p. 134 ; cf. A.

FABRIZI, « Nota », op. cit., p. 15 ; « Sul Bruto primo alfieriano », op. cit., p. 186.

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On montre donc ce qu’on aurait dû cacher : le manteau empêche la vue du

protagoniste, mais non plus celle du spectateur. L’attention de celui-ci, d’abord concentrée sur

le personnage voilé, est détournée par Brutus même vers la scène, où s’accomplit l’acte de

naissance de Rome, but majeur qui subordonne et justifie la souffrance privée. Après avoir

soulevé le manteau pour protéger ses yeux, il recommande aux spectateurs internes aussi bien

qu’aux spectateurs externes de « fixer » attentivement le regard sur l’exécution (V, 257-258) :

Mais vous, peuple, fixez vos regards sur eux ;

de leur sang doit naître la liberté de Rome.80

Si, dans ses tragédies, la maniera d’Alfieri consiste à montrer, « exposer toujours au

regard et en action tout ce qu’on peut y exposer »81

, on remarque la tendance opposée dans

son style, caractérisé surtout par « un phrasé unissant la brièveté et la force »82

, c’est-à-dire

l’emploi d’un langage essentiel, scandé et allusif, où les mots cachent des signifiés implicites.

Il n’est donc pas surprenant que Mirra contienne d’abord l’exclamation « Oh heureuse ma

mère ! » (V, v. 182)83

, qu’on a trouvée citée parmi les exemples de Quintilien et qu’Alfieri

pose à l’origine de l’inspiration de cette tragédie84

: elle conduit par excellence le spectateur à

découvrir « par degrés les horribles tempêtes du cœur, à la fois dévoré de flammes et

parfaitement pur, de la pauvre Myrrha, bien plus infortunée que coupable, sans qu’elle en dît

la moitié »85

. Mis à part le défi tout particulier posé par le sujet scabreux de Mirra, qui n’était

pas susceptible d’une tractation étendue, à la base de la réticence d’Alfieri se trouve

l’affirmation souvent confirmée, que « les peines légères sont bavardes, les très grandes

restent muettes »86

.

80

«Ma voi, fissate in lor lo sguardo : eterna, / Libera sorge da quel sangue Roma » (trad. cit). 81

V. ALFIERI, Parere sulle tragedie e altre prose critiche, op. cit., p. 105 . 82

V. ALFIERI, Vita di Vittorio Alfieri da Asti scritta da esso, [in] Opere cit., IV, 2, p. 183 (V. Alfieri, Ma vie,

traduction d’A. De Latour 1840 revue et annotée par M. Orcel, Paris, Gérard Lebovici, 1989, p. 183). 83

Trad. par G. Herry, op. cit, p. 91. 84

Cf. Ibid., IV, 14, p. 247 et A. FABRIZI, « Introduzione » à V. ALFIERI, Mirra, Modena, Mucchi, 1996, p. 18

et sq. 85

V. ALFIERI, Vita di Vittorio Alfieri da Asti scritta da esso, op. cit., IV, 14, p. 247 (« [...] in tal modo che lo

spettatore scoprisse da sé stesso a poco a poco tutte le orribili tempeste del cuore infuocato ad un tempo e

purissimo della più assai infelice che non colpevole Mirra, senza che ella neppure la metà ne accennasse », trad.

par M. Orcel, op. cit., p. 253). 86

SENEQUE, Tragédies, texte établi et traduit par F.-R. Chaumartin, Paris, Les Belles Lettres, 2002, Phaedra,

v. 607 (« curae leves loquuntur, ingentes stupent »). Cf. l’incipit du sonnet 269, « Queruli (è vero) i medïocri

affanni / Muti i massimi, sempre », V. ALFIERI, Rime a c. di F. Maggini, Asti, Casa d’Alfieri, 1954 (« Les

peines médiocres (c’est vrai) sont toujours bavardes ; les plus grandes toujours muettes »). Alfieri pouvait lire

cette citation déjà dans les Essais de Montaigne (I, 2 De la tristesse: Toutes passions qui se laissent gouster, et

digerer, ne sont que mediocres, Curae leves loquuntur, ingentes stupent) et, peut-être, sa transposition dans le

sonnet s’inspire de ce modèle, comme le terme mediocri, correspondant aux mediocres de Montaigne permet de

le supposer. Cf. aussi C. DOMENICI, « Alfieri e i tragici greci. Postille edite e inedite nei volumi di Montpellier

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Pour ne pas dévaloriser la profondeur du tourment du personnage, il faut donc plutôt le

suggérer que l’affronter, parce que lui donner une expression verbale définie voudrait dire le

circonscrire et presque le soulager, tandis que le laisser entrevoir au moyen de nuances,

éclaircissements, contrastes entre le dit et le non-dit en augmenterait les proportions, comme

dans la lecture du tableau de Timanthe proposé par les auteurs latins. Parmi les nombreux

exemples qu’on pourrait choisir dans les tragédies d’Alfieri, il suffit de rappeler l’échange

entre Isabella et Carlo au début de Filippo, pendant lequel l’épouse et le fils du tyran arrivent

à connaître leurs sentiments réciproques. Le prince cherche à retenir Isabella en train de

partir :

CARLOS

Arrêtez.

Si vous avez entendu une partie de ma douleur,

écoutez-la toute entière ; ce qui m’oblige à parler c’est...

ISABELLE

Ah ! laissez-moi.87

La réplique de Carlo, coupée par la femme qui lui impose de se taire, cache le mot

« amore », qui « aurait très bien complété l’hendécasyllabe »88

, et que l’imagination du

lecteur-spectateur doit intégrer en l’extrayant des points de suspension. Son aveu interrompu

s’estompe dans la litote avec laquelle il demande à ne pas être détesté par Isabella (v. 120-

121, « L’espoir... que vous ne me détestez pas »)89

. Et c’est elle à la fin qui laisse échapper

l’aveu, à son tour implicite, que Carlo saisit promptement, en comprenant « plus » que ce qui

est réellement dit, comme le remarque Isabella :

CARLOS

Me croyez-vous tellement coupable ?

ISABELLE

e Firenze », Studi italiani, XIV, 1995, pp. 79-122, n. 13 ; A. COUDREUSE et B. DELIGNON, « Le voile de

Timanthe », [in] Passions, émotions, pathos, textes réunis et présentés par A. Coudreuse et B. Delignon, la

licorne, 43, 1997, p. 3-5 (p. 3 : « Si fort que l’on pleure, on finit toujours par se moucher », écrivait Heine,

posant ainsi, non sans sarcasme, la question des émotions et des passions »). 87

V. ALFIERI, Filippo, a c. di C. Jannaco, Asti, Casa d’Alfieri, 1952, I, 2, v. 115-118 (traduction par C. B.

Petitot, légèrement modifiée, Œuvres dramatiques du Comte Alfieri, op. cit., t. IV):

CARLO

T’arresta ;

deh ! se del mio dolore udito hai parte,

odilo tutto. A dir mi sforza...

ISABELLA

Ah ! taci ;

lasciami. 88

V. PLACELLA, Alfieri tragico, Napoli, Liguori, 1970, p. 81. 89

« ... Speme,... / che tu non m’odii » (la traduction de ce passage par Petitot, « Une espérance. Vous ne

m’entendez pas », est évidemment incorrecte).

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L’êtes-vous seul ?

CARLOS

Oh ciel ! qu’entends-je ? Votre cœur...

ISABELLE

Ah malheureuse ! Qu’ai-je dit ? Vous en avez trop entendu !90

Les lignes de la peinture et les mots de la poésie , selon leur fonction propre,

délimitent et définissent les contours des choses, ils ne peuvent évoquer l’irreprésentable et

l’inexprimable qu’en négatif, les poussant jusqu’aux bornes extrêmes et niant presque leurs

outils traditionnels. Seule la musique, l’art le plus significatif de la période romantique, sera

capable de suggérer positivement les émotions pures grâce à sa force d’abstraction qui touche

à l’absolu, comme Diderot semble en anticiper l’accomplissement dans les Entretiens,

lorsqu’il utilise encore, presque pour clore le cercle, l’exemple du sacrifice d’Iphigénie chez

Racine :

Je ne connais ni dans Quinault ni dans aucun poète des vers plus lyriques, ni de situation plus

propre à l’imitation musicale. L’état de Clytemnestre doit arracher de ses entrailles le cri de la

nature ; et le musicien le portera à mes oreilles, dans toutes ses nuances.91

Vincenza Perdichizzi

Université de Lille

90

V. ALFIERI, Filippo, op. cit., I, 2, v. 125-127 (trad. cit. corrigée) :

CARLO

Sì reo m’hai tu ?

ISABELLA

Sei reo tu solo ?

CARLO

In core

dunque tu pure ?...

ISABELLA

Ahi ! che diss’io ?... Me lassa !...

O troppo io dissi, o tu intendesti troppo. 91

D. DIDEROT, Entretiens sur le fils naturel, op. cit., p. 142. Cf. E. FUBINI, L’estetica musicale dal Settecento

a oggi, Torino, Einaudi, 1968, p. 48-50, et Gli enciclopedisti e la musica, Torino, Einaudi, 1971, p. 133-183.

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INDEX

Noms d’auteurs

Cicéron

Pline l’Ancien

Valère Maxime

Lessing

Quintilien

Marino G.

Bouhours

Horace

Virgile

Diderot

Alfieri

Calzabigi

Racine

d’Aubignac

Euripide

Riccoboni

Van Loo

Cesarotti

Plutarque

Tite Live

Conti

Mademoiselle de Scudéry

Voltaire

David

Titres d’œuvres

L’orateur

Histoire naturelle

Actions et paroles mémorables

Laocoon

Institution oratoire

Dicerie sacre

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Adone

Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit

Enéide

Salon de 1765

Entretiens sur le fils naturel

Salon de 1759

Salon de 1767

Parere sulle tragedie e altre prose critiche

Encyclopédie

Iphigénie en Aulis

Art Poétique

Pratique du théâtre

Iphigénie à Aulis

Histoire du theatre italien

Agamennone

Sacrifice d’Iphigénie

Phèdre

Il Cesare e il Maometto

Mirra

Polinice

Don Garzia

Bruto primo

Bruto secondo

Antigone

Virginia

Oreste

Timoleone

Vies

Ab urbe condita

Lucio Giunio Bruto

Clélie

Les Licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils

Brutus assistant à l’exécution de ses fils

Brutus

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Le Serment des Horaces

Filippo

Bibliographie de référence :

Alfonzetti B., Il corpo di Cesare. Percorsi di una catastrofe nella tragedia del Settecento,

Modena, Mucchi, 1989

Franzt P., L’Esthétique du tableau dans le théâtre français, Paris, PUF, 1988

Hénin E., Iphigénie ou la représentation voilée, « Studiolo », 2005, 3, p. 95-132

Mattioda E., Teorie della tragedia nel Settecento, Modena, Mucchi, 1994

Seznec J., Un Laocoon français, en Id., Essais sur Diderot et l’Antiquité, Oxford, Claredon

Press, 1957, p. 58-78.

Starobinski J., 1789. Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1973

Starobinski J., L’œil vivant. Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal, Paris,

Gallimard, 1999 (1961)

Fiche auteur : Vincenza Perdichizzi, ATER à Lille, docteur en Littérature Italienne auprès des Université de

Pise et de Poitiers, s’occupe de littérature théâtrale du XVIIIe siècle, en particulier des

tragédies de Vittorio Alfieri sur lesquelles elle a publié plusieurs articles. Le titre de sa thèse

est : « "Il fulvo del poeta monolingue". Langue et style dans les tragédies de Vittorio Alfieri ».