le mal comme œuvre de l’homme : la profession de foi du vicaire...

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1 Le mal comme oeuvre de l’homme : La Profession de foi du vicaire savoyard I) Une vie marquée par l’expérience du mal (1712-1778) (Notice biographique orientée dans la direction du thème – sources diverses, notamment Les Confessions, la notice de la Pléiade, le Découvertes Gallimard consacré à Rousseau, le hors série du Nouvel Observateur paru au cours de l’été 2010) 1) Les années de jeunesse (1712-1745) a) Les années auprès du père (1712-1721) Rousseau naît le 28 juin 1712 à Genève. Son père, Isaac, est un horloger sans fortune mais doué. Sa mère, fille d’un ministre protestant, Suzanne Bernard, meurt des suites de l’accouchement le 7 juillet. Le père de Rousseau a été nommé horloger du sérail de Constantinople. Pendant son absence, sa mère se languit sans remettre en cause sa vertu, et supplie son mari de revenir : « Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade ; je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » On voit ici s’articuler une expérience inaugurale de souffrance physique (la faiblesse de la constitution) et morale (l’absence de mère), et de culpabilité. Rousseau fait l’apprentissage de la lecture (Bossuet, Plutarque et sa Vie des hommes illustres, source essentielle d’exemples vertueux, mais aussi Ovide, Fontenelle, Molière). La lecture devient une passion frénétique chez lui. Il y trouve, et ce de manière définitive, « la conscience de [lui-même] ». Un frère nommé François, son aîné de sept ans, tourne mal, et disparaît définitivement en 1722. Il est présenté comme un libertin qui suscite la colère et les coups de son père. Rousseau se décrie a contrario comme un enfant facile et peu porté au mal : « J’avais les défauts de mon âge ; j’étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J’aurais volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille ; mais jamais je n’ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux . » Le seul méfait qu’il avoue, en en riant encore longtemps après, c’est d’avoir pissé dans la marmité d’une vieille voisine grognon pendant qu’elle est au prêche. Conclusion de Rousseau : « Comment serai-je devenu méchant, quand je n’avais sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi les meilleurs gens du monde ? » b) Les années d’apprentissage (1722-1728) De 1722 à 1724, Rousseau va se trouver en pension chez le pasteur Lambercier, à Bossey. En effet, à la suite d’une querelle malheureuse avec un membre du conseil, Isaac est

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Le mal comme œuvre de l’homme : La Profession de foi du vicaire savoyard

I) Une vie marquée par l’expérience du mal (1712-1778)

(Notice biographique orientée dans la direction du thème – sources diverses,

notamment Les Confessions, la notice de la Pléiade, le Découvertes Gallimard consacré à

Rousseau, le hors série du Nouvel Observateur paru au cours de l’été 2010)

1) Les années de jeunesse (1712-1745)

a) Les années auprès du père (1712-1721)

Rousseau naît le 28 juin 1712 à Genève. Son père, Isaac, est un horloger sans fortune

mais doué. Sa mère, fille d’un ministre protestant, Suzanne Bernard, meurt des suites de

l’accouchement le 7 juillet. Le père de Rousseau a été nommé horloger du sérail de

Constantinople. Pendant son absence, sa mère se languit sans remettre en cause sa vertu, et

supplie son mari de revenir : « Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis

infirme et malade ; je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes

malheurs. » On voit ici s’articuler une expérience inaugurale de souffrance physique (la

faiblesse de la constitution) et morale (l’absence de mère), et de culpabilité.

Rousseau fait l’apprentissage de la lecture (Bossuet, Plutarque et sa Vie des hommes

illustres, source essentielle d’exemples vertueux, mais aussi Ovide, Fontenelle, Molière). La

lecture devient une passion frénétique chez lui. Il y trouve, et ce de manière définitive, « la

conscience de [lui-même] ».

Un frère nommé François, son aîné de sept ans, tourne mal, et disparaît définitivement

en 1722. Il est présenté comme un libertin qui suscite la colère et les coups de son père.

Rousseau se décrie a contrario comme un enfant facile et peu porté au mal : « J’avais

les défauts de mon âge ; j’étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J’aurais volé des

fruits, des bonbons, de la mangeaille ; mais jamais je n’ai pris plaisir à faire du mal, du dégât,

à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. » Le seul méfait qu’il avoue, en en

riant encore longtemps après, c’est d’avoir pissé dans la marmité d’une vieille voisine

grognon pendant qu’elle est au prêche. Conclusion de Rousseau : « Comment serai-je devenu

méchant, quand je n’avais sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi les

meilleurs gens du monde ? »

b) Les années d’apprentissage (1722-1728)

De 1722 à 1724, Rousseau va se trouver en pension chez le pasteur Lambercier, à

Bossey. En effet, à la suite d’une querelle malheureuse avec un membre du conseil, Isaac est

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obligé de quitter la ville. Il confie l’éducation de son fils à son beau-frère Gabriel Bernard,

lequel envoie Jean-Jacques avec son propre fils Abraham auprès de ce ministre, de manière à

ce qu’ils puissent y parfaire leur éducation. C’est là que se situe l’épisode célèbre de la fessée

donnée par Mme Lambercier, qui fait surgir chez Rousseau une étrange sensualité, puis la

première expérience de l’injustice (voir le texte en annexe). On l’accuse à tort d’avoir cassé

un peigne ; niant fermement, il est renvoyé à Genève chez son oncle, ce qui l’oblige à quitter

un cadre champêtre où il avait trouvé un bonheur mémorable.

« Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté si profondément gravé

dans mon âme, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma première émotion, et ce

sentiment relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s’est

tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s’enflamme au spectacle ou au récit

de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se commette, comme

si l’effet en retombait sur moi. »

De 1725 à 1728, Rousseau va être placé en apprentissage, d’abord chez M. Masseron,

un greffier (il est renvoyé pour son ineptie), puis chez le graveur Ducommun. Ce maître

tyrannique lui rend son travail insupportable, et finit par lui donner des vices « tels que le

mensonge, la fainéantise et le vol ». Il contribue en particulier à des vols d’asperge, chez la

mère de l’un de ses compagnons à l’atelier. La dépravation de sa nature bonne lui inspire cette

réflexion « Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire aux enfants

le premier pas vers le mal ».

Il se réfugie dans les livres (que lui fournit la loueuse de livres La Tribu), et se décrie

comme de plus en plus taciturne, sauvage. Toutefois, son « humeur pudique » le préserve des

livres les plus dangereux, ceux « qu’une belle dame de par le monde trouve incommodants, en

ce qu’on ne peut, dit-elle, les lire que d’une main. »

Le 14 mars 1728, il fugue hors de la ville. Il rentre trop tard et trouve les portes de la

ville fermée : il décide alors de fuir Genève.

c) Les années d’errance (1728-1745)

Rousseau gagne Confignon, et se présente au curé de Pontverre, qui le recommande à

une « bonne dame bien charitable » : Mme de Warens, dite « Maman », et qui devient le

grand amour de sa vie. Par passion pour elle, il abjure à Turin, sa foi protestante pour devenir

catholique à l’hospice du Santo Spirito destiné à favoriser « l’instruction des catéchumènes ».

Jean-Jacques effectue dans ce passage des Confessions (livre 2) un récit proche de

celui du jeune homme converti au catholicisme, au début de la Profession de foi. L’un de ses

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compagnons de formation, un « maure » à « visage de pain d’épice, orné d’une longue

balafre » le prend en affection et veut l’obliger « aux privautés les plus malpropres ». Jean-

Jacques se plaint partout, et ne reçoit en retour qu’une remontrance de l’un des

administrateurs de l’hospice, qui lui reproche l’absurdité de son effarouchement. Il en conçoit

l’étonnement le plus douloureux quant à la probité des institutions ecclésiastiques.

A sa sortie de l’hospice, il est sans ressources. Il découvre l’ampleur de sa passion

presque toujours platonique pour les femmes (Mme Basile, une jeune commerçante, puis

Mme de Vercellis, chez qui il se place comme laquais.

C’est chez cette dernière, en 1728, qu’il expérimente cette fois l’horreur du mal

commis et des remords qui s’ensuivent (voir le texte en annexe). Accusé à juste titre d’avoir

volé un ruban, il nie et reporte la faute sur Marion, une jeune cuisinière. Après s’être battu la

coulpe, il explique toutefois que c’est la honte d’avouer publiquement plus que la méchanceté

qui l’a poussé à noircir Marion : on voit très bien par ce mouvement circulaire du texte la

manière dont le coupable se sent toujours finalement victime innocente du mal auquel il a

cédé.

Chez Mme de Vercellis, Rousseau a fait la connaissance d’un certain M. Gaime, abbé

savoyard, précepteur des enfants du comte de Mellarède. Il apprend auprès de cet homme

« plein de bon sens, de probité » « les leçons de la saine morale et les maximes de la droite

raison. » Dans le livre troisième des Confessions, Rousseau en fait explicitement le modèle du

vicaire : « l’honnête M. Gaime est, du moins en grande partie, l’original du Vicaire

savoyard. »

Rousseau est ensuite chez le comte de Gouvon, dont le fils lui enseigne le latin et

l’italien, puis il commence à étudier la musique, sa grande passion, et à écrire ses premières

compositions. En 1731, il est employé au cadastre de Chambéry. Rapidement, il préfère

enseigner la musique aux jeunes filles de bonne famille.

En 1732, il devient enfin l’amant de Mme de Warens : « Fus-je heureux ? Non, je

goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invisible tristesse en empoisonnait le charme. J’étais comme

si j’avais commis l’inceste. »

Au contact des amis de Mme de Warens, Rousseau s’imprègne des idées dans l’air du

temps et rédige ses premiers textes, qui sont d’un autodidacte. Il faut citer notamment une

comédie, Narcisse ou l’amour de lui-même, où apparaît déjà ce thème de l’amour de soi

dévoyé en amour-propre.

En 1736, Rousseau séjourne aux Charmettes, maison de campagne de Mme de

Warens, identifiée par la suite comme le lieu du bonheur. Il jouit d’un espace-temps qui

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illuminera ses souvenirs et lui fera juger des différents états de sa vie. Il y reviendra

fréquemment y séjourner seul par la suite.

Mais les années suivantes sont marquées par de nouvelles errances. Mme de Warens

commence d’abord à s’irriter de la présence de ce grand enfant de vingt-cinq ans qui refuse de

voir qu’il atteint la majorité. Elle ne tarde pas à remplacer Jean-Jacques par un nouvel amant,

Jean-Jacques en souffrira au point de s’inventer un « polype au cœur » (traduction évidente

d’un mal moral par un mal physique fictif), qu’il part soigner à Montpellier. Là-bas, il écrit

son testament.

Après un bref et inutile retour aux Charmettes, Jean-Jacques par un an pour Lyon

(1740-41), où il devient précepteur des enfants de M. de Mably (40-41). Il y écrit un opéra, La

Découverte du nouveau monde. De retour aux Charmettes, près de Chambéry, il travaille à

l’élaboration d’un nouveau système de notation musicale dont il présente le résultat à

l’Académie des Sciences à Paris (41-42). Il compose un opéra-ballet, Les Muses galantes. La

musique va lui permettre de faire la connaissance, pour une commande d’arrangements de

comédie-ballet, avec Rameau et Voltaire, deux des personnalités les plus éminentes du

moment. Mais la gloire se fait toujours attendre, et Rousseau essuie les échecs successifs.

C’est pourquoi de 1743 à 1744, il accepte de partir à Venise en qualité de secrétaire de

l’Ambassade de France auprès de M. de Montaigu.

2) Un philosophe dans la vie « mondaine » (1745-54)

De retour à Paris en 1745, il rencontre Thérèse Levasseur, lingère dans l’hôtel où il

réside. Elle deviendra sa compagne, et beaucoup plus tard sa femme. Il entretiendra avec « la

pauvre Thérèse » des rapports ambivalents. Il la protégera toujours comme une victime de

l’ordre social, la défendra contre les sarcasmes méprisants de nombre de ses relations, et finira

par l’épouser en 1768. Mais elle constituera pour lui un poids, sans doute un frein à une

carrière plus mondaine, et il ne s’interdira jamais de vivre des amours plus authentiques et

moins terrestres avec d’autres femmes.

Un premier enfant lui naît de cette union en 1746. Quatre autres suivront, jusqu’en

1752. Les cinq enfants seront portés aux Enfants-Trouvés, comme cela se pratique très

souvent au XVIIIe siècle : environ 6000 enfants sont annuellement abandonnés par des

parents incertains d’être capables d’assurer une bonne éducation à leur progéniture, comptant

pour cela plutôt sur une institution. Pour le moment, Jean-Jacques n’en éprouve ni regret, ni

remords.

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Les années les plus « brillantes » de Rousseau sont marquées notamment par son

travail de secrétaire pour Mme Dupin, femme de lumière qui prépare avec son fils toutes

sortes de mémoires scientifiques (notamment en chimie) pour lesquels il rassemble de la

documentation, moyennant un appointement.

De 1749 à 1750, il participe à L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (projet lancé

en 1747), en rédigeant la plupart des articles consacrés à la musique. Rousseau a rencontré

quelques années auparavant Diderot, et une amitié très passionnée s’en est ensuivie.

C’est d’ailleurs en 1749 que Rousseau repère le sujet de dissertation proposé pour le

concours de l’Académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à épurer

les mœurs ». Le résultat qu’il propose (qui jaillit au cours de ce que l’on appelle

« l’illumination de Vincennes », où il se rendait pour voir Diderot emprisonné à la suite de la

publication de la Lettre sur les aveugles, ouvrage sulfureux car matérialiste), le Discours sur

les sciences et les arts, est couronné par l’Académie. Le discours est lu, critiqué, et publié en

1751. Le succès est foudroyant, la controverse alimente la publicité, et du jour au lendemain,

Rousseau accède à la célébrité. (Voir plus loin pour le rôle de ce texte dans la réflexion de

Rousseau sur le mal).

Dans le même temps il se voit déjà contraint de se justifier de l’abandon de ses enfants

auprès de Mme de Francueil, dans une lettre chiffrée : le soin pris à se dissimuler est l’indice

d’une culpabilité dont il essaiera progressivement de se défaire.

La même année (1751) est marquée par la représentation du Devin du village à la

Cour. Le succès est au rendez-vous, mais Rousseau est incapable de supporter ce revirement.

Il ne comprend pas comment le public mondain et citadin peut se pâmer devant un opéra qui

chante la vertu de la femme aimante, vilipende l’homme, exalte les valeurs de la nature et

rejette les mensonges de la ville. Rousseau, réclamé par le roi et la Pompadour, se fait désirer,

et se rend à la cour barbu et mal peigné, pour signifier son origine plébéienne. Il refuse une

pension royale, se brouille avec les musiciens de l’Opéra, et préfère rester un modeste copiste.

En 1754-55, Rousseau retourne à Genève, et y redevient protestant. Il idéalise la cité

genevoise et réfléchit dès lors, pour un article sur l’économie dans L’Encyclopédie, à un

modèle économique fondé sur l’agriculture et le rejet de l’industrie et du commerce,

« lesquels engendrent un transfert de l’argent dans les villes, constituant les conditions du

luxe, du vice et de l’oisiveté » (Marc-Vincent Howlett).

Il compose et publie le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi

les hommes, également connu sous le titre de Second discours (écrit pour l’Académie de

Dijon à nouveau, qui avait posé la question « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les

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hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle » ; cette fois le texte n’est pas couronné) ; la

publication du texte en 1755 occasionne une grande polémique, et plus spécifiquement une

lettre ironique et vindicative de Voltaire restée célèbre, dans laquelle celui-ci feint de ne pas

comprendre que l’état de nature n’est pour Rousseau qu’une construction utopique à fonction

spéculative, nullement l’avenir qu’il assigne à l’humanité. Cette lettre fixera pour longtemps

l’image d’un Rousseau qui s’attache à « nous rendre bêtes », c’est-à-dire à nous ramener aux

stades primitifs d’avant la civilisation… ce qui est un contresens (voir plus loin).

Rousseau commence à partir de cette période à se sentir de plus en plus isolé et de plus

en plus paranoïaque. Il s’éloigne de Grimm, du baron d’Holbach, qui paraissent vouloir

rompre le bizarre assemblage de son couple, et dont l’athéisme le choque de plus en plus.

3) L’éloignement de la méchanceté des hommes (1756-1778)

a) La retraite à Montmorency (1756-1762)

Rousseau prend ses distances avec la vie parisienne et de 1756 à 1762, s’installant

avec Thérèse à l’Ermitage, une propriété située à Montmorency et appartenant à Mme

d’Épinay, amie des philosophes et ancienne maîtresse (qui s’est elle installée à proximité au

château de la Chevrette). Il y connaît une intense période de solitude et de création.

C’est en 1756 qu’il publie sa Lettre à Voltaire sur la providence où il commence à

réfléchir à la responsabilité de l’homme face au mal et à distinguer mal général et mal

particulier. Il commence également la rédaction de son roman Julie ou la Nouvelle Héloïse,

qui sera publié en 1761 et connaîtra un immense succès. L’amour de Julie et de Saint-Preux y

est décrit comme une tension vers l’absolu, compatible avec la foi et la vertu, platonique et

supposant renoncements et sacrifices.

1757 est l’année de tous les malheurs : il rompt avec Grimm, mais aussi avec Diderot,

voyant une allusion perfide à sa retraite dans sa pièce Le Fils naturel : « Il n’y a que le

méchant qui soit seul », et enfin avec Mme d’Epinay exaspérée par ses intrigues et sa manie

du complot. Il est obligé de quitter l’Ermitage et s’installe à Montlouis, tout très, dans une

maison en ruines. Il connaît par ailleurs une grande passion malheureuse avec Sophie

d’Houdetot, déjà engagée au poète Saint-Lambert.

Enfin, il se brouille avec d’Alembert. Réagissant à l’article « Genève » de

L’Encyclopédie (article qui critiquait la monarchie française et faisait pourtant l’apologie de la

république de Genève et des pasteurs protestants), il rédige la Lettre à D’Alembert qui

dénonce le projet d’installation de théâtres à Genève. Pour Rousseau, le théâtre est une école

du vice, il entretient les passions du public au lieu de les réfréner.

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Seule son amitié pour Mme de Luxembourg, admiratrice du « grand homme » et prête

à tout pour protéger son œuvre lui offre quelque réconfort. Mais les rumeurs concernant

l’abandon de ses enfants se répandent de manière de plus en plus insistante (notamment sur

l’initiative perfide de Voltaire). Rousseau parle à Mme de Luxembourg de son « remords »,

de son souhait de réparation, lequel consisterait en une reconnaissance de ses enfants.

b) Les persécutions (1762-1778)

Rousseau est de plus en plus paranoïaque. Son hypocondrie s’exacerbe (il s’imagine

avoir la maladie de la pierre, puis à la prostate et dans le canal de l’urètre). Des retards dans

l’impression de L’Emile lui font imaginer que les jésuites attendent sa mort prochaine pour

s’emparer de son livre et le mutiler. Des lettres délirantes à son éditeur et à M. de Malesherbes

témoignent de ses hantises.

Mais une partie des persécutions est bien réelle. La double publication en 1762 du

Contrat social, puis de L’Émile fait scandale. Le parlement de Paris condamne ce dernier

ouvrage et Rousseau, décrété de prise de corps, s’enfuit en Suisse. Mais toutes les grandes

capitales finissent par interdire et condamner L’Emile. Furieux de ne pas se voir protéger sa

ville natale, Rousseau renonce à sa citoyenneté genevoise.

A partir de 1762 commence à se développer dans l’esprit de Rousseau l’idée d’un long

travail de justification, notamment par le moyen d’un genre qu’il contribue à inventer, l’

« autobiographie ». C’est à ce moment là qu’il adopte la devise (qu’il fait graver sur son

cachet) : Vitam impedere vero : consacrer sa vie au vrai, à la vérité.

Rousseau, chassé par les autorités bernoises d’Yverdon, s’est installé à Môtiers, dans

la principauté de Neuchâtel. C’est là qu’en 1764, il rédige ses Lettres écrites de la Montagne,

où il défend ses conceptions religieuses face aux critiques des protestants genevois. Il se

consacre de plus en plus à l’herborisation, se recentrant sur lui-même et ne concevant plus le

bonheur que dans la solitude.

En 1765, le pasteur de Môtiers ameute la population contre lui : celle-ci lapide sa

maison, et Rousseau se réfugie sur l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne où il connaît

un moment de bonheur sans mélange, de moins de deux mois, dont il retrace le souvenir dans

les Rêveries du promeneur solitaire (« Cinquième promenade »). De nouveau expulsé par les

autorités bernoises, il se réfugie à Strasbourg, puis à partir de 1766 en Angleterre, chez le

philosophie David Hume avec qui il se brouille bien vite. En effet, il soupçonne ce dernier de

tremper dans un complot organisé contre lui par ses anciens amis les « philosophes ».

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De retour en France en 1767, il se cache chez le prince de Conti qui le protège, puis à

Paris où on le tolère. C’est à cette époque qu’il épouse Thérèse, rédige les Confessions (qui ne

seront publiés qu’à titre posthume, la première partie en 1782, la deuxième en 1789) et publie

un Dictionnaire de musique.

Réduit à la solitude (une dernière amitié le lie toutefois à Bernardin de Saint-Pierre, le

futur auteur de Paul et Virginie) et au silence (les lectures publiques des Confessions ont été

interdites par la police sur la demande de Mme d’Epinay), Rousseau termine sa vie dans

l’anonymat et une vie frugale, reprenant la copie de musique et l’herborisation dans la

campagne autour de Paris. Toujours soucieux de se justifier, il imagine son procès face aux

« Français », et rédige les Dialogues, ou Rousseau juge de Jean-Jacques. En 1776, il veut

déposer le manuscrit des Dialogues sur l’autel de Notre-Dame, mais le chœur est fermé ; il y

lit un signe de la providence divine qui le pousse vers la résignation. La même année, il est

renversé violemment par un chien lors d’une promenade à Ménilmontant. Le bruit de sa mort

se répand et Rousseau est convaincu une nouvelle fois de l’existence d’un complot. Ces deux

événements précipitent la rédaction des Rêveries du promeneur solitaire, son texte ultime

(inachevé) de confession et d’auto-justification.

A l’invitation du marquis de Girardin, il s’installe à Ermenonville en mai 1778 pour

vivre ses derniers jours. Il y meurt le 2 juillet. Il est inhumé sur l’île des Peupliers à

Ermenonville, mais en 1794, ses restes sont transférés en grande pompe au Panthéon.

II) Le mal selon Rousseau : de la politique à la morale

(Inscription de La Profession de foi du vicaire savoyard dans le contexte plus large des

Lumières et des autres œuvres de Rousseau).

1) Le mal dans les autres œuvres de Rousseau

Quoi qu’on ait pu dire sur le triomphe de la sensibilité (c’est-à-dire tout ensemble de la

sensitivité et de l’affectivité, de l’exaltation du cœur) chez Rousseau, lequel se ferait au

détriment de la raison, l’œuvre rousseauiste a bien en partage avec celle des autres écrivains

des Lumières une valorisation forte de la raison –laquelle permet de connaître ce que mon

cœur sent, et est un outil privilégié de critique de la société. La préoccupation constante du

bonheur et de la transformation des institutions politiques et économiques en vue d’obtenir les

conditions de réalisation de ce dernier achève d’inscrire Rousseau dans les Lumières.

Toutefois, Rousseau s’en démarque en refusant de faire du progrès technique l’indice et la

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garantie d’un progrès humain. Il se montre plus que réservé à l’égard de la civilisation, et sans

prôner le retour à l’état de nature, fait de l’histoire l’espace d’une lente dégradation et d’un

long malheur.

Dans la première partie de son œuvre, tout repose sur la dichotomie : bonté de

l’homme/méchanceté des hommes (dans la société). Le mal est donc rapporté à une origine

strictement politique. « Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience

dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré ;

qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa

constitution, les progrès qu’il a faits, et les connaissances qu’il a acquises ? » (Second

discours, voir l’extrait en annexe de l’édition en GF).

a) Le Discours sur les arts et les sciences (1750)

Ce « premier discours », rédigé à la hâte dans un délire de vérité, offre un premier

réquisitoire implacable. L’Art et la science sont les masques mensongers de l’arrogance des

riches et des puissants, justifiant leur domination sur les plus pauvres par l’idée d’un progrès

de la civilisation. Le « rétablissement des sciences et des arts » est donc venu gâter l’homme

et l’encourager au vice, il a répandu la servitude et la discorde. Rousseau prend donc le

contre-pied de l’idée dominante des Lumières qui fait coïncider l’idéal du progrès technique

avec le perfectionnement moral.

b) Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

Dans ce texte plus réfléchi, Rousseau pose quelques uns des jalons essentiels de sa

réflexion sur le mal. Il montre que ce dernier vient de l’entrée de l’humanité dans l’histoire,

où des rapports d’exploitation et de domination se sont mis en place. Les hommes sortent

bons et égaux des mains de la nature, mais c’est la société, particulièrement depuis l’invention

de la propriété, qui est responsable des inégalités.

Rousseau s’érige de nouveau en porte-à-faux avec ses prédécesseurs philosophes

(notamment Hobbes) : l’état de nature (posé à titre d’hypothèse et d’utopie philosophique

décrivant l’humanité « ante-historique ») n’est pas caractérisé par la violence mais par

l’harmonie et l’abondance. De plus, l’état naturel de l’homme n’est pas social. L’homme dans

l’état de nature vit seul, heureux, indépendant, sans langage, en adéquation avec ses besoins et

ses plaisirs.

C’est dans le Second discours que sont mises à jour les deux passions primitives

révélatrices de la « bonne nature » de l’homme. D’un côté « l’amour de soi », qui relève en

fait de l’instinct de conservation, et de l’autre la « pitié », qui deviendra dans la Profession

une simple modalité de l’amour de soi. Le Second discours montre que dans l’état social, la

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pitié s’émousse, et l’amour de soi dégénère en amour-propre, c’est-à-dire en simple intérêt

égoïste, responsable de tous les maux que les hommes font aux hommes :

« Il ne faut pas confondre l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très

différentes par leur nature et par leurs effets. L’amour de soi est un sentiment naturel qui porte

tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison, et

modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment

relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de

tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement. »

c) La Lettre à Voltaire sur la Providence (1756)

Dans ce texte, Rousseau esquisse déjà la théodicée lucide qu’il mettra en œuvre dans

la Profession : il s’agit de répondre à l’argument de Voltaire, qui dénonce l’optimisme de

Leibniz dans son Poème sur le tremblement de terre de Lisbonne. Voltaire, on l’a vu, opposait

la réalité du fait au dogmatisme global de l’idée. Rousseau prend la défense de Dieu sans pour

autant nier l’existence du mal ni tomber dans un optimisme excessif. Il ne cherche pas à

convertir le mal en plus grand bien, mais il distingue le mal général et le mal particulier, ou

pour le dire en termes plus modernes, le mal en soi (finalement inexistant, d’une certaine

manière, simple produit d’un enchaînement naturel de cause à effet) et le mal pour soi, qui

tient à la présence des hommes sur le lieu. Les catastrophes naturelles ne deviennent des maux

que par l’imprévoyance et l’avidité de l’homme, qui a construit des logements trop hauts, par

appât du gain.

« Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du Mal moral ailleurs que dans

l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, ils sont

inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; la plupart de nos maux physiques sont

encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la

nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les

habitants de cette grande vile eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés,

le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. »

Quant au mal métaphysique, qui, rappelons-le, tient à l’imperfection d’essence de

l’homme au regard de Dieu, il est un mal pour un bien, puisqu’il limite la puissance de

l’homme et l’empêche ainsi de nuire à ses semblables.

Dès ce texte, le mal se trouve donc réduit au mal moral, dont l’homme est seul

responsable. Mais Rousseau ne résout pas encore l’apparente contradiction de cette moralité

mauvaise de l’homme et de sa nature bonne. Il faudra attendre pour cela L’Emile.

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d) Du contrat social (1762)

Rédigé simultanément à L’Emile, publié en même temps que cet ouvrage, mais en

réalité achevé après, Du contrat social (originellement appelé Institutions politiques) en

présente le volet strictement politique : Rousseau se rend bien compte que la solution

individuelle proposée à la question du mal dans L’Emile (une éducation à l’écart de toute

perversion sociale, à un rythme choisi, pour permettre l’avènement de l’homme véritable)

reste provisoire et difficile à mettre en œuvre. En effet, la nature d’un peuple est entièrement

conditionnée par celle du gouvernement qui le dirige. C’est donc le choix d’un régime

politique adapté qui permettra de faire disparaître le mal, non un hypothétique retour à la

nature, et le Contrat social va proposer une théorie de l’Etat qui permette la pleine réalisation

de la nature de l’homme, c’est-à-dire la liberté. De ce point de vue, la monarchie apparaît

comme le pire des régimes, le symbole de tous les vices, la négation du droit et de la liberté.

A l’opposé, le nouveau contrat social doit permettre l’avènement de la démocratie, c’est-à-

dire la souveraineté du peuple et plus précisément la « volonté générale » tournée vers

l’intérêt commun par opposition à la « volonté de tous » (somme des intérêts particuliers).

Selon Rousseau (voir l’excellente étude de Marion Chottin dans le GF), c’est au « grand

législateur » d’orienter cette volonté générale, notamment à l’aide d’une « religion civile »

(solution politique à la question religieuse et pendant symétrique de la « religion naturelle »)

qui n’impose aucune révélation, mais formule seulement des dogmes de sociabilité,

notamment à travers des fêtes. On a pu voir dans les fêtes révolutionnaires (telles que la Fête

de l’Etre Suprême en juin 1794, à l’initiative de Robespierre) une tentative de concrétisation

de ce projet.

2) Présentation de la Profession de foi du vicaire savoyard

a) Le mal dans L’Emile

A l’origine de L’Emile, les questions que plusieurs amies et protectrices de Rousseau

(Mmes d’Epinay, de Créqui, de Chenonceaux) se posent au sujet de l’éducation de leurs

enfants. Rousseau sera ainsi amené à se positionner sur plusieurs problèmes très concrets, tels

que l’allaitement par la mère (laquelle ne doit plus se substituer à la nourrice) ou

l’emmaillotement des bébés (qui gêne le libre épanouissement corporel de l’enfant). Mais ces

questions, ainsi que son expérience de précepteur, ne sont qu’un point de départ à un ouvrage

qui loin d’être un simple traité d’éducation est selon l’expression de Rousseau une « théorie

de l’homme ». A partir du constat initial et resté célèbre « Tout est bien, sortant des mains de

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l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme », Rousseau cherche à

repenser une culture qui n’écraserait pas la nature mais lui permettrait au contraire de se

développer, à son rythme.

Le versant individuel de la solution au problème du mal est complémentaire et

symétrique de son versant politique, puisque il n’y a pas de citoyen sans vertu (de même qu’il

n’y a pas de liberté individuelle sans liberté politique). Quelques uns (les futurs législateurs)

devront donc être éduqués à part, de manière à pouvoir ensuite détruire l’espace social aliéné

et refonder le contrat social.

Le problème du mal, jusqu’à présent rejeté sur la culture, les institutions politiques, est

donc ramené à sa dimension morale, tout particulièrement dans La Profession. En effet, il va

s’agir cette fois d’expliquer que c’est bien l’homme qui, en dépit d’une bonté originelle,

commet lui-même le mal, ce qui suppose une interrogation sur la perversion de la voix de la

conscience, affaiblie par la culture.

Ces gouverneurs ou précepteurs extérieurs aux institutions corrompues seront donc

attentifs à révéler à l’enfant dont ils ont la charge sa naturalité, la juste loi qu’il porte en lui, au

moyen d’une éducation négative laissant libre cours à la nature, empêchant la naissance des

vices qui sont tous de nature culturelle. Cette éducation se déploiera dans un temps long,

attentif à l’état de maturation des facultés de l’enfant, toute brusquerie ou précipitation

pouvant entraîner une altération de l’évolution. Il ne faut pas en venir trop vite aux questions

difficiles, abstraites et théoriques : « Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante,

la plus utile règle de l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. » Il faut

donc commencer par l’apprentissage des sens, puis des émotions, puis de l’entendement et

ensuite de la mémoire. Celui qui emmagasine des connaissances avant de savoir utiliser sa

raison risque de ne jamais savoir penser par lui-même.

Ce souci de progression explique que l’éducation religieuse n’intervienne que lorsque

Emile a atteint un âge où sa raison est susceptible d’atteindre les vérités de la religion

naturelle.

b) Les enjeux de La Profession

Voir la préface de Bruno Bernardi (GF) pour tous les détails concernant la publication

du texte et sa réception scandaleuse.

La Profession de foi joue un rôle absolument crucial dans la progression de

l’éducation d’Emile, dont elle constitue l’essentiel du livre IV. En effet, elle concentre

l’essentiel d’une éducation religieuse décrite comme nécessaire au perfectionnement de

l’éducation. Ce que montre la fin du texte, de manière paradoxale, surtout après une attaque

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en règle des religions révélées, c’est que le scepticisme est plus dangereux encore que le

fanatisme religieux. Il conduit directement sur le plan individuel à la désespérance et au

cynisme, donc à l’amoralité, et sur le plan collectif à une dissolution du lien social. Or, la

liberté de l’individu a pour contrepartie dans la pensée de Rousseau les devoirs du citoyen.

L’athée est donc un être asocial. Symétriquement, il ne peut y avoir de morale sans espérance

d’une juste rétribution du bien et du mal. L’idée est donc de montrer que la religion naturelle

(un dogme passé au crible de la raison, qui réconcilierait les exigences du cœur et de l’esprit)

est nécessaire pour donner une base à la vertu et un socle de résistance intérieure aux assauts

de la corruption, de l’immoralisme.

Appréhendée en tant que texte autonome (ce que l’envoi du texte à son ami Moultou

en Suisse autorise), la Profession a pour fonction d’établir à la fois un juste milieu entre la

critique rationaliste du dogme par les Lumières et le légalisme en matière de religion (ce qui

aura pour conséquence une incompréhension intolérante des deux côtés philosophe et

chrétien), et au cœur de la pensée de Rousseau de creuser le problème du mal individuel en en

faisant la généalogie. Non plus les institutions (qui ne sont jamais que le produit d’interactions

d’individus), mais l’individu lui-même, et plus précisément un mauvais usage d’une liberté

intrinsèquement bonne, ce qui permet de préserver la bonté de Dieu et une bonté

anthropologique tout en témoignant d’un réalisme lucide pour ce qui est de la responsabilité

de l’homme face au mal.

III) Le mal dans La profession de foi du vicaire savoyard : un optimisme lucide

1) Les enjeux du préambule (pp. 45-51)

a) Innocence ou perversité du dispositif narratif ?

Le texte de La Profession s’insère de manière assez complexe (et, il faut bien le dire,

assez artificielle, sans véritable souci de couture) dans L’Emile. Il s’agit d’un récit enchâssé,

dans la tradition du roman du dix-huitième siècle, mais enchâssé grossièrement.

Au niveau du récit enchâssant, le « narrateur » précepteur d’Emile est indéniablement

l’auteur lui-même, à savoir Jean-Jacques Rousseau, exposant ses propres principes

d’éducation dans son ouvrage, mais dans une perspective qui ne relève pas de l’espace

autobiographique puisque le précepteur est une simple voix, au service d’un discours, et

surtout bien sûr qu’Emile est un personnage fictif, le pôle symétrique d’un discours adressé,

un simple destinataire, une construction théorique (celle de l’enfant élevé en dehors de toute

tradition et de toute civilisation).

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Ce précepteur reçoit un papier d’un correspondant à lui (un « mémoire », selon la note

accompagnant l’envoi à Moultou, il s’agit d’un « mémoire communiqué »). Là encore,

Rousseau joue avec la tradition du roman (les fausses lettres et les faux mémoires y sont

légion, que l’on songe au roman épistolaire, à La Vie de Marianne de Marivaux présentée

comme un recueil de mémoires authentiques, etc.), c’est-à-dire qu’il a recours à la fiction d’un

document présenté comme véritable, destiné à authentifier le récit, à lui donner une

profondeur particulière, une résonance de « vécu », une vibration intime. Ce mémoire est un

faux, en dépit de la curieuse protestation de vérité dans les lignes qui précèdent

immédiatement la Profession :

« Lecteurs, ne craignez pas de moi des précautions indignes d’un ami de la vérité : je

n’oublierai jamais ma devise ; mais il m’est permis de me défier de mes jugements. Au lieu de

vous dire ici de mon chef ce que je pense, je vous dirai ce que pensait un homme qui valait

mieux que moi [il s’agit ici du vicaire, soit un personnage fictif, voir plus loin]. Je garantis la

vérité des faits qui vont être rapportés, ils sont réellement arrivés à l’auteur du papier que je

vais transcrire : c’est à vous de voir si l’on peut en tirer des réflexions utiles sur le sujet dont il

s’agit. Je ne vous propose point le sentiment d’un autre ou le mien pour règle ; je vous l’offre

à examiner ».

Le narrateur de ces lignes est l’auteur lui-même, puisqu’il y fait référence à la devise

célèbre de Rousseau, vitam impedere vero. Il se dissocie pourtant de « l’auteur du papier » qui

va suivre (notre livre), alors même que cet auteur n’est autre que Rousseau lui-même (qui n’a

jamais reçu de mémoire), et surtout que la dimension autobiographique des événements

survenus au « jeune calviniste » est attestée pour nous par le livre II des Confessions (épisode

de l’hospice de San Spirito). Ce qui permet à l’auteur de L’Emile de garantir « la vérité des

faits qui vont être rapportés », c’est que son pseudo-correspondant (« l’auteur du papier ») et

lui-même ne sont qu’une seule et même personne : première mystification.

Deuxième mystification (= supercherie), le vicaire, présenté comme « un homme qui

valait mieux que moi » n’existe pas. On a vu qu’il avait des modèles véritables, notamment ce

fameux abbé savoyard, M. Gaime présenté explicitement par Rousseau comme le modèle du

vicaire de la Profession au livre III des Confessions. Mais l’écart séparant le vicaire fictif de

son modèle reste essentiel. Aussi bien en raison du passé sulfureux qui le leste (un commerce

charnel ayant fait scandale) que des discours radicaux qu’il prononce (défense de la religion

naturelle, critique des religions révélées), l’« ecclésiastique naturel » mis au point par

Rousseau échappe à toute origine réelle, voire à toute vraisemblance par rapport au clergé de

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l’époque (même quand il est acquis aux lumières) et il trahit ce qu’il est : une construction

fictive, un prête-nom, au service de la propre philosophie de Rousseau.

Dernière mystification (= supercherie), d’ailleurs rapidement dévoilée au cours du

préambule : le « jeune homme expatrié » dont le pseudo correspondant du précepteur d’Emile

fait le récit, s’avère rapidement être le narrateur lui-même. La narration commence en effet à

la troisième personne « un jeune homme expatrié se voyait réduit à la dernière misère », mais

l’artifice est rapidement balayé, p. 48 « Je me lasse de parler en tierce personne, et c’est un

soin fort superflu ; car vous sentez bien, cher concitoyen, que ce malheureux fugitif, c’est

moi-même. »

Si cette supercherie est avouée, comment comprendre les deux autres ? Faut-il là

également « sentir » qu’elles ne sont que des subterfuges ? Y a-t-il dans ce jeu de caché-

montré avec la vérité l’indice d’une perversité (au sens freudien, une jouissance qui résiderait

dans une tromperie) ? Ou bien plutôt faut-il y voir un « mentir vrai », une fiction au service

d’une vérité plus haute ?

Il est difficile de trancher. On peut émettre plusieurs hypothèses, qui sont pour

certaines complémentaires, mais qui témoigne de l’ambiguïté du texte :

→ Pour ce qui est du dédoublement Rousseau/le vicaire, on peut d’abord voir dans la

délégation à un tiers d’un discours scandaleux en matière de morale et de religion une

précaution à l’égard des autorités (donc une prudente et nécessaire hypocrisie). On peut y lire

au contraire un redoublement de provocation (peut-être inconscient) dans la mesure où de tels

discours placés dans la bouche d’un ecclésiastique peuvent sembler particulièrement

inacceptables. Mais ils peuvent y être perçus à la fois comme plus légitimes (c’est un

« professionnel » de la religion qui s’exprime) et plus efficaces (la réforme de la religion s’y

effectue « de l’intérieur »). On peut voir par ailleurs dans ce dédoublement un mode privilégié

d’exploration de son être et de sa pensée chez Rousseau : le dialogue avec lui-même (voir de

ce point de vue Rousseau juge de Jean-Jacques). Enfin, on peut partager le point de vue de

Bruno Bernardi (préface du GF) qui met l’accent sur le terme de « profession de foi ». La

philosophie de Rousseau en matière de religion relève davantage de la formulation de ce à

quoi on décide d’accorder sa confiance, plus que de l’exposé dogmatique d’un savoir. Par la

profession de foi, Rousseau parviendrait ainsi à conjuguer la vibration nécessaire de la

première personne et la connotation religieuse attachée à la profession de foi et à la figure

ecclésiastique autorisée à la prononcer.

→ Pour ce qui est du dédoublement entre le précepteur et son correspondant, on peut

là aussi l’interpréter comme un dispositif d’exploration de soi et de la vérité (dédoublement de

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l’instance narrative), et comme un procédé de dissimulation. Rousseau, très sensible à la

honte, rapporte à un tiers fictif les événements scabreux qu’il racontera dans Les Confessions.

Il se livre à un dévoilement incomplet, à une transparence cryptée, assez caractéristique de sa

manière d’écrire et de penser.

b) Une première mise en scène du mal : l’obscurcissement de la voix de la conscience

L’enjeu de ce préambule ne se limite toutefois pas à la nécessité « technique » de

l’insertion de la profession. Il met déjà d’une certaine manière en pratique, a priori, les

articles de foi et les préceptes qui seront théorisés a posteriori dans le corps de la profession.

La narration est donc riche de détails signifiants pour ce qui est de la conception rousseauiste

du mal. On peut la considérer comme un apologue (une fable, dotée d’une morale

éventuellement dissimulée).

Le jeune homme est en effet présenté d’abord comme un innocent et une victime de

l’ordre social : réduit « à la suite d’une étourderie » « à la dernière des misères », il va être

conduit à une vie de fugitif et poussé à une inutile conversion. La « mort morale » sera donc

d’abord conséquente à un état de fragilité sur le plan matériel, ce qui tend à suggérer qu’en

général ce sont les inégalités qui sont productrices des vices.

Un séjour dans un hospice pour les prosélytes va aggraver cette perte d’innocence

première : d’abord, un apprentissage dogmatique qui dissipe la clarté première de sa

conscience « En l’instruisant sur la controverse, on lui donna des doutes qu’il n’avait pas, et

on lui apprit le mal qu’il ignorait ». Se trouve ici anticipée la critique des religions révélées, et

plus spécifiquement du dogme du péché originel qui refuse de faire confiance à l’homme.

Ensuite et plus gravement, le brouillage de la conscience morale est occasionné par

l’expérience de l’injustice, le jeune prosélyte refusant de céder à des avances douteuses et se

trouvant puni pour le mal subi « il se vit traiter en criminel pour n’avoir pas voulu céder au

crime ». L’écho est évidemment net avec les propres expériences de Rousseau dans ce

domaine, mais aussi l’expérience d’injustice vécue par le vicaire et racontée ensuite au début

de la profession (effet de parallélisme au service de la démonstration).

Le jeune homme rencontre une première fois l’ « honnête ecclésiastique » qui va

favoriser son évasion. Nouvelle expérience du mal, mais cette fois, c’est le mal commis par le

jeune homme (l’oubli de son protecteur suite à un semblant de revirement de fortune), et qui

se trouve immédiatement châtié par une retombée dans la misère « Il fut bientôt puni de cette

ingratitude : toutes ses espérances s’évanouirent ». Sur le point de « mourir de faim », il

retourne auprès de son bienfaiteur, qui, comprenant que le jeune homme peut encore être

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sauvé –il a seulement été abîmé par la « mauvaise fortune » et par « l’opprobre et le mépris » ,

le mal n’est « pas absolument consommé »– essaie de le ramener à la vertu par le biais de

l’amour de soi (il lui apprend à ne plus se regarder avec horreur en ne le jugeant pas), et de la

pitié qui corrige cet amour de soi, lequel peut entraîner une fierté méprisante à l’égard de

l’humanité (le vicaire lui apprend à plaindre plus qu’à envier ses semblables).

Le vicaire est lui-même présenté d’emblée comme un parangon d’humanité –plus

d’ailleurs que de vertu, puisqu’il est question d’emblée et sur le mode allusif de son

« aventure de jeunesse » puis du défaut « dont il n’était pas trop bien corrigé » : il est

« naturellement humain, compatissant » (p. 46) (c’est-à-dire ému par la passion primitive de

la pitié). L’articulation vertu/bonheur, qui se trouve au cœur conceptuel de la profession, se

trouve déjà impliquée par la juxtaposition du portrait du vicaire « la vertu sans hypocrisie,

l’humanité sans faiblesse, des discours toujours droits et simple, une conduite toujours

conforme à ces discours » et de sa réponse au jeune homme « qui est-ce qui sait être heureux ?

c’est moi ». Le bonheur est ainsi déjà défini comme une accessible « paix de l’âme » faisant

suite à l’exercice de la vertu, tandis que le bonheur illusoire et compris à tort comme une fin

en soi entraîne nécessairement le malheur de celui qui le cherche « celui qui aspire le plus

avidement au bonheur est toujours le plus misérable » (p. 50)

La contradiction de la nature bonne de l’homme et de la méchanceté des hommes se

trouve ainsi d’emblée expliquée à travers une incarnation « romanesque », celle du jeune

homme « ni modéré ni méchant », et que les épreuves matérielles et morales ont mis en

danger. C’est un mauvais usage de la liberté à partir des observations faites sur la société qui a

corrompu le jeune homme. Une rééducation reste toutefois possible –tel va être l’enjeu de la

Profession– et à cet égard le jeune homme se trouve exactement dans la position d’Emile.

D’autant plus que la « honte » a encore préservé l’âme du jeune homme des fureurs des sens,

et qu’il est donc, si l’on peut dire, un peu attardé pour son âge pour ce qui est des pratiques

charnelles (remarque nettement autobiographique) : « Une honte native, un caractère timide

suppléaient à la gêne et prolongeaient pour lui cette époque dans laquelle vous maintenez

votre élève avec tant de soins. »

Deux autres pierres d’attente encore complètent le caractère « programmatique » de ce

préambule.

D’une part, l’idée de respect extérieur des usages en matière de religion, alors que le

cœur ne se soumet qu’à la religion naturelle, et qui préfigure l’argument de la nécessité d’une

religion civile, pour assurer l’ordre public « Je l’aurais cru protestant déguisé si je l’avais vu

moins fidèle à ces mêmes usages dont il semblait faire assez peu de cas ».

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Il faut rappeler que la réforme protestante a pour origine une reprise en main critique

de la religion révélée, des miracles, des superstitions, et une sorte de retour à l’origine

évangélique.

D’autre part, l’idée d’une démonstration moins fondée sur la conviction que sur la

persuasion, sur la raison que sur la sensibilité : la forme va parfaitement s’adapter au fond, le

discours du cœur (comme lieu stable de la conscience morale) va s’appuyer sur une « forme

sincère », des accents de persuasion, une argumentation sensible, fondée sur l’exemple,

l’expérience, l’analogie. Le vicaire parle d’un « épanchement » des sentiments de son cœur

(p. 50), et il utilise déjà l’argument sensible de la beauté et de l’harmonie de la nature (qui va

permettre plus loin de sentir la nécessité d’une volonté intelligente), en utilisant pour décor de

sa profession cette « haute colline, au-dessous de laquelle passait le Pô » et à partir de laquelle

se déploie un superbe paysage.

Plus qu’une simple entrée en matière, ce préambule stratégique contient donc en

germe tous les éléments qui seront développés au cours de la profession.

2) De la perfection de la création à la misère de l’humanité : fonction de la quête

métaphysique initiale (pp. 51 à 71 : je vois le mal sur la terre)

a) un nouveau préambule narratif : les malheurs du vicaire (p. 51 à 53 « plus content

de soi que de sa fortune »)

La profession à proprement parler s’ouvre sur ce que l’on appelle traditionnellement

dans l’art oratoire une captation de bienveillance (captatio benevolentiae) dans laquelle le

vicaire se présente comme le contraire d’un « grand philosophe ». Il dit qu’il va seulement

« exposer » ce qu’il pense « dans la simplicité de [s]on cœur », et demande l’indulgence pour

le cas où il se tromperait. Il ne s’agit pas ici seulement d’une étape obligée pour l’orateur

cherchant à présenter une image favorable de lui-même, un ethos modeste et proche de son

locuteur. Il s’agit d’emblée de montrer que les questions difficiles, « métaphysiques » qu’il va

poser ne vont pas constituer une rébarbative fin en soi, mais une étape nécessaire pour qu’un

individu puisse apprendre à se diriger dans la pratique, puisse forger des maximes de

conduite. Le « je » est donc à la fois sujet universel abstrait auquel chacun peut s’identifier, et

l’individu simple, non intimidant intellectuellement, qui va s’impliquer personnellement dans

cette recherche –encore un support d’identification, par conséquent :

« Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de l’être. Mais j’ai

quelquefois du bon sens, et j’aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni

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même tenter de vous convaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la

simplicité de mon cœur. »

L’accent est mis d’entrée de jeu sur le lieu métonymique de la conscience (le cœur),

sur l’instrument de la découverte des vérités (le bon sens, à l’opposé d’une raison

raisonneuse), et sur l’universalité potentielle des découvertes qui vont être effectuées : « la

raison nous est commune », annonce le vicaire, rappelant déjà le Discours de la méthode :

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».

Une fausse idée du mal est rejetée explicitement : l’erreur de bonne foi « Si je me

trompe, c’est de bonne foi […] : quand vous vous tromperiez de même, il n’y aurait pas de

mal en soi ». Le vicaire refuse donc toute idée préconçue du mal, toute construction d’origine

culturelle, le seul mal véritable et reconnu comme tel est celui qui est identifié en tant que mal

par la mauvaise conscience du sujet, dans l’intimité de son cœur. Un argument que l’on va

retrouver à propos de la rupture du vœu de chasteté.

Le vicaire réalise ensuite un bref récit autobiographique, pendant symétrique de celui

de « l’auteur du papier » dans le préambule. Il est né pauvre et paysan, a été fait prêtre, mais a

vite compris qu’il avait promis plus qu’il ne pouvait tenir, en tant qu’homme. Il justifie sa

faute en montrant que sa conscience, en conformité avec l’ordre de la nature, ne la lui a pas

reprochée. La critique du célibat des prêtres est donc parfaitement claire, et le remords est

présenté immédiatement comme le seul critère de discernement du bien et du mal. En

l’occurrence, pour ce qui est de l’appétit charnel, la culpabilité du vicaire est faible : « On a

beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement ce que nous

permet la nature bien ordonnée ». Toutefois, le vicaire reconnaît que le trouble de sens doit

être reculé le plus possible dans l’existence, car il apporte une certaine confusion du licite et

de l’illicite, qui devient définitive quand l’habitude charnelle est prise trop tôt, soit avant la

maturation de la raison : « il faut commencer par apprendre à résister pour savoir quand on

peut céder sans crime ».

La faute qui lui a valu le déshonneur (et qui était déjà évoquée dans le préambule)

apparaît ensuite plus spécifiquement par périphrases pudiques : il a couché avec une fille non

mariée, qui, tombant enceinte, s’est exposée à la perte de réputation des filles mères. Le

vicaire justifie cette faute de façon quelque peu curieuse (mauvaise foi digne de celle d’un

Rousseau ?) par le respect qu’il voue à la « sainte institution » du mariage. Quoi qu’il en soit,

la violence du mal qui s’abat sur celui qui se décrit comme une « victime de ses scrupules »

(« arrêté, interdit, chassé ») le conduit au constat d’un écart entre ce qui est juste et la justice

des hommes. Dans l’ordre social, l’hypocrisie triomphe : « il ne faut souvent qu’aggraver la

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faute pour échapper au châtiment ». Cette observation (symétrique de celle que le jeune a pu

faire après l’agression sexuelle dont il a été l’objet à l’hospice) le conduit de la même manière

à un obscurcissement progressif des « principes » sentis jusqu’à là comme évidents.

L’identification du disciple au maître et vice-versa, principe même de la pédagogie du vicaire,

est nettement établie : « je parvins au même point où vous êtes ».

b) Du doute aux principaux articles de foi (p. 53-71)

● L’épreuve du doute (p. 53-55 « chez les athées il serait croyant »).

Le vicaire se retrouve alors dans l’état de doute, explicitement comparé à celui de

Descartes au début du Discours de la méthode. Mais la différence entre Descartes et le vicaire

reste de taille, tant pour ce qui est de l’expérience du doute que de sa visée. Descartes, à partir

du constat du caractère douteux d’un certain nombre de connaissances, va utiliser le doute, s’y

installer sans hésitation (provisoirement bien sûr), autrement dit l’intensifier et l’exploiter

comme « doute radical », afin de faire le tri entre les idées confuses et les idées claires et

distinctes. Le but sera en outre de fonder une vérité rationnelle, qui constitue un socle fiable

pour accéder à toutes les connaissances qui pourront en être déduites.

A l’inverse, pour le vicaire, le doute est présenté comme un état insupportable, dans

l’ordre de la pratique. C’est alors que le vicaire anticipe sur sa critique du scepticisme

(développée plus loin à propos de Montaigne), et explique ne pouvoir comprendre qu’on

devienne sceptique par système (c’est-à-dire en théorisant l’expérience du doute et en la

constituant comme règle de conduite de bonne foi.

De plus, la fin visée est moins la vérité rationnelle que la conduite de l’existence, la

pratique, la capacité à refonder une morale qui permettrait d’arracher l’homme à un déchirant

sentiment d’absurdité et d’injustice.

Dès lors, le vicaire pose l’urgence de principes qui permettraient de sortir de cet état

de doute plaçant l’homme dans la situation de l’âne de Buridan (mourant de faim et de soif

car ne pouvant se décider entre le picotin d’avoine et le sceau d’eau).

Les deux auxiliaires les plus évidents sont néanmoins rejetés : le dogme de l’Eglise,

bloc de vérités à considérer uniformément et dans le silence de tout sens critique, d’une part,

et la vérité des philosophes, en réalité enchevêtrement de discours hétérogènes,

contradictoires et déraisonnables car fondés sur la passion de l’orgueil.

Le vicaire formule nettement sa gêne vis-à-vis de l’Eglise : en l’obligeant à tout croire,

sans exercer son sens critique, le clergé l’oblige à douter de tout.

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Il développe plus longuement sa critique des philosophes, indice d’ailleurs d’une

sévérité plus grande à l’égard de ceux-ci (déséquilibre reconduit à la fin de la profession avec

la dénonciation âpre de l’athéisme et du scepticisme de la plupart des philosophes). Le vicaire

se dit choqué par leur dogmatisme arrogant. Il les trouve bons dans l’attaque, mais mous

quand il faut défendre leur système : c’est montrer le mal de la philosophie mal comprise

(c’est-à-dire pure construction abstraite, coupée de la nature) et les dangers de la raison : elle

détruit les principes consolants, et ne propose rien en retour. L’attaque se constitue donc à la

fois sur le plan de la faiblesse de la raison (argument de rétorsion : les défenseurs de la raison

font la preuve des limites de leur raison et c’est notre raison qui nous le prouve, ce qui

suppose une distinction entre la « raison raisonneuse raisonnante » ou entendement, et le

« bon sens »), et sur le plan de la morale : dénonciation du péché d’orgueil et du souci de la

gloire à l’origine de « cette prodigieuse diversité de sentiments ». On a donc une première

spécification des méchants dans le texte : les philosophes.

● La mise au point de la méthode : une métaphysique restreinte au service de la

pratique (p. 55 « Le premier fruit que je tirai » jusqu’à p. 56 en bas « je puis me fier à son

usage ».

Le vicaire prend la résolution de borner ses recherches à ce qui l’intéresse

immédiatement, c’est-à-dire à ce qui va directement avoir rapport avec la conduite de

l’existence. Il abandonne la lecture des philosophes et prend un autre guide : la lumière

intérieure. Une distinction implicite se fait entre la philosophie présomptueuse et l’amour

véritable de la vérité, auquel se réduit explicitement la philosophie du vicaire.

La légitimité de la démarche est une fois encore fondée empiriquement, sur

l’expérience, avant d’être plus nettement théorisée : le vicaire, en passant en revue les

différentes idées qui ont été siennes, s’aperçoit « que l’assentiment intérieur » s’y prête plus

ou moins, ce qui lui permet de les classer. Il remarque à cette occasion que la première et la

plus commune de ses opinions est la plus raisonnable, autrement dit qu’elle suscite une

adhésion spontanée du bon sens. C’est celle qui a été défendue par Clarke et selon laquelle le

monde a été créé par « l’Etre des êtres et le dispensateur des choses ». Autrement dit, c’est la

croyance en l’existence d’un Dieu créateur, commune à toutes les grandes religions

monothéistes. Rousseau montre qu’elle n’est pas une idée métaphysique au sens péjoratif du

texte, puisqu’elle est répandue partout, et qu’elle est « lumineuse de simplicité ». Il souligne

son caractère immédiatement utile pour ce qui est des choses qui importent : elle console, et

elle donne « une base à la vertu ».

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Mais par souci de rigueur, le vicaire va repartir d’évidences moins contestables avant

d’en venir par dérivations à l’existence de Dieu.

La démarche (la méthode) est à partir de là clairement posée : en reprenant l’examen

des connaissances qui lui importent, le vicaire se résout à admettre pour évidentes toutes

celles auxquelles, dans la sincérité de son cœur, il ne pourra refuser son consentement, pour

vraies celles qui en découlent par « liaison nécessaire », et pour incertaines les autres, surtout

à partir du moment où elles ne mènent à rien d’utile pour la pratique. Il y aura donc bien

maintien partiel de doute, mais ce résidu ne sera pas torturant car il ne concernera en rien ce

qui m’importe. L’exercice de la raison est donc moralement limité à un périmètre restreint,

au-delà duquel elle devient présomptueuse. Il y a au contraire une vertu dans cette « profonde

ignorance » assumée et maintenue. On voit bien la parenté avec Descartes et son souci

d’accorder le jugement à l’entendement. Mais chez Descartes, après les bases premières, on

était conduit plus loin dans la métaphysique que chez Rousseau. Le vicaire va laisser de côté

toutes les questions concernant la substance de l’âme, le statut de la vie après la mort, la

nature exacte de l’être créateur, etc.

En revanche, une question va se trouver tout de suite cruciale : celle de l’identité du

sujet : « Mais qui suis-je ? » Il s’agit de connaître d’abord cette lumière intérieure, pour savoir

jusqu’à quel point il peut s’y fier. En effet, si l’affirmation de la lumière intérieure constitue la

base de la vertu aussi bien que le fondement de la Profession, la source dont elle émane (elle

est présentée comme la pure sécrétion de la conscience du vicaire) il s’agit d’abord de justifier

l’existence de cette base, sans laquelle tout s’effondre. Elle est condition de possibilité de la

morale, et du discours de cette morale. D’où une enquête sur l’identité du moi, qui va repartir

des sensations, pour s’élever vers le jugement et l’âme, et « prouver » l’existence de cette

lumière. Le problème est que l’instrument de la preuve sera la preuve elle-même : « il est vrai

que j’ai une conscience car je le sens en toute conscience » « il est vrai que je suis doté d’une

lumière naturelle car je suis illuminé par elle » « il est vrai que je sens le bien et le mal car je

le sens » : un raisonnement largement tautologique, ou bien plutôt non pas un raisonnement,

mais une foi encore une profession de foi.

● Les vérités découvertes (p. 57-71)

→ Les deux premières évidences

Le vicaire commence par poser deux propositions indépendantes et qui sont présentées

comme deux évidences auxquelles sont sentiment intérieur doit acquiescer : « J’existe, ET j’ai

des sens par lesquels je suis affecté. » La coupure est sciemment dramatisée entre les deux

propositions. Le premier doute, bientôt réfuté, est en effet de savoir si le sentiment du moi

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n’est pas une simple sensation, venue du monde extérieur et provoquée par lui, ou vient bien

de lui-même.

Le vicaire reconnaît alors que les sensations certes se passent en moi, mais ont une

cause étrangère. Ainsi, il faut distinguer tout ce qui est hors de moi et qui agit sur moi, la

matière, que l’on appellera corps à partir du moment où les portions de matière se trouvent

réunies en êtres individuels, et ma propre existence.

Ces deux évidences permettent de fonder simultanément et symétriquement deux

certitudes métaphysiques essentielles : l’existence de l’univers et la sienne. La Profession

explorera ensuite les rapports de ces deux existences, l’insertion de mon existence dans

l’ordre du cosmos. Ce n’est donc pas une question coupée de la morale, une fois encore,

puisque la prise de conscience de cette place doit me conduire à une vertu (ne pas me prendre

pour le centre de l’univers) et à un bonheur (jouir de la contemplation de cette harmonie du

tout). Chaque question métaphysique apportée est donc implicitement ou explicitement lourde

de conséquences sur le plan qui importe : celui de la conduite de l’existence (vertu/bonheur).

→ Sentir et juger : la critique des « méchants » sensualistes.

Ensuite, le vicaire s’aperçoit qu’il a la faculté de comparer les objets du monde

extérieur, de les nombrer, de les juger. Il en déduit que sentir et juger sont deux choses

différentes, et qu’il est doté d’une force intelligente, qui certes s’exerce à l’occasion des

sensations, mais ne peut être identifiée à ces sensations. L’argument empirique irréfutable qui

est donné à l’appui de cette distinction est que je peux me tromper dans mon jugement sur la

réalité de l’objet représenté (en le voyant plus grand ou plus petit qu’il n’est, par exemple), ce

qui montre que la vérité est dans les choses, non dans mon esprit qui la juge. Cette force

intelligente peut être nommée attention, méditation, réflexion, mais ce qui compte est qu’elle

s’exerce volontairement. Je ne suis pas maître de sentir ou de ne pas sentir, mais je le suis

d’examiner plus ou moins ce que je sens.

Ce passage peut paraître digressif, mais une fois encore il a une vertu polémique et une

fonction argumentative essentielle : il s’inscrit en faux avec la théorie sensualiste et

matérialiste qui veut que les idées proviennent directement des sensations (la sensation serait

une forme de pensée, et on pourrait ainsi poser le concept de matière pensante), idée que l’on

retrouve notamment chez Helvétius (De l’esprit) et Diderot. Cette théorie est dangereuse en

tant qu’elle nie l’âme, et pour Rousseau ruine du coup l’espérance en son immortalité,

fondement de la morale (l’atomisme de Diderot, notamment inspiré par celui du poète latin

Lucrèce, suppose qu’après la mort, les atomes qui nous composent retournent à la terre avant

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de participer à la création d’un nouvel être, selon un principe d’éternelle transformation :

l’unité de l’individu en tant que telle s’y trouve donc dissoute).

→ Vers le premier article de foi : une volonté meut l’univers

Une fois assuré de son existence, le vicaire regarde autour de lui, et se trouve perdu

dans l’immensité de l’univers : « M’étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je commence

à regarder hors de moi, et je me considère avec une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce

vaste univers, et comme noyé dans l’immensité des êtres, sans rien savoir de ce qu’ils sont, ni

entre eux, ni par rapport à moi. »

Ce passage d’élévation lyrique a un double intérêt. Il nous montre d’une part une

première fois que la souffrance de l’homme est le support même d’une prose poétique (effet

de cadence majeure, énumération en parataxe mimant l’inquiétude, présence de vers blancs

dans la prose – « perdu dans ce vaste univers » et « sans rien savoir de ce qu’ils sont » par

exemple sont deux octosyllabes), autrement dit que l’expérience du mal se trouve sublimée

par l’esthétique. D’autre part, encore une fois, que la métaphysique n’a d’autre fonction que

de faire sortir l’homme de l’angoisse, de lui montrer sa place dans un univers qui le dépasse,

et dont l’immensité pourrait être synonyme de chaos.

D’où l’énergie de la démonstration qui suit. L’examen de la nature de la matière lui

montre que celle-ci étant tantôt en mouvement, tantôt en repos, ni l’un ni l’autre ne lui sont

essentiels, mais du fait que quand rien n’agit sur la matière elle ne se meut point, on peut

induire que son état naturel est d’être en repos. A partir du mouvement où le mouvement n’est

pas nécessaire, il peut dès avoir une double origine. Soit le mouvement est communiqué, soit

il est spontané ou volontaire.

Le vicaire fait à ce moment là une digression apparemment anodine sur « le

mouvement d’une montre » dont il dit qu’en dépit des apparences il n’est pas spontané. La

digression a plusieurs intérêts, en réalité. Elle témoigne de l’origine autobiographique de la

profession par le choix d’une métaphore familière à un fils d’horloger. Elle relève d’un souci

d’empirisme et de simplicité pédagogique dans la démonstration, par l’utilisation d’images

concrètes, accessibles à tous. Elle reprend enfin la métaphore voltairienne fameuse du « grand

horloger » pour désigner Dieu, et implicitement anticipe donc sur l’idée que la grande

mécanique du monde n’est pas agie spontanément.

L’argumentation, encore une fois, n’est pas ici purement fondée sur la logique.

Répondant à la question de la nature des mouvements des animaux par l’affirmation de leur

spontanéité, le vicaire évoque uniquement la persuasion offerte par l’analogie avec l’homme,

mais sans trop trancher. Il s’inscrit ici en faux avec Descartes (qui voit dans les animaux des

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machines). De même, il sait qu’il y a des mouvements spontanés parce qu’il le sent et peut

l’expérimenter (« Je veux mouvoir mon bras et je le meus »).

L’enjeu de ces paragraphes assez décousus est de creuser la distinction mouvement

spontané/mouvement communiqué, en montrant que le premier ne concerne guère que les

corps pourvus d’une volonté (et sur ce point, le statut des animaux dans le texte reste

ambivalent, puisqu’ils ne sont pas pourvus d’une âme, en revanche), et que le second affecte

toute la matière composant l’univers. L’idée est également de poser déjà l’analogie suivante :

si une substance immatérielle (ma volonté) meut mon corps spontanément, de la même

manière, une substance immatérielle meut le monde composé de matière (Dieu) : il y a le

même rapport entre mon âme et mon corps qu’entre Dieu et sa création (idée que l’on

retrouvera plus bas).

Du coup, si l’univers est matière, et que cette matière est en mouvement, ce

mouvement (qui plus est réglé, ordonné, uniforme) a une cause étrangère à l’univers lui-

même, soit transcendante. C’est la persuasion intérieure qui rend sensible cette cause

pourtant invisible : « je ne puis voir rouler le soleil sans imaginer une force qui le pousse ».

On peut certes remonter une chaîne de causes, formuler des lois physiques expliquant tel ou

tel phénomène, mais ces lois ne suffisent pas à expliquer le système du monde, et il faut

remonter à une cause première, qui ne peut être qu’une volonté pour Rousseau : « il faut

toujours remonter à quelque volonté pour première cause. »

A partir de la formulation d’un principe premier relevant de la physique « il n’y a

point de véritable action sans volonté », ce qui est indéniable, le vicaire en vient ainsi à la

formulation du premier dogme (passage à la croyance à partir de ce qui a été observé) : une

volonté meut l’univers et anime la nature. On voit que le credo ne se substitue pas à la

raison, mais la relaie, là où elle celle-ci manifeste son impuissance (la remontée à une cause

première).

→ Vers le second article de foi : la volonté qui meut l’univers est intelligente

Le vicaire en revient aux incertitudes, mais des incertitudes touchant à des questions

qui ne lui importent pas, doit-on implicitement comprendre : il ne sait ni comment son âme

anime son corps, ni comment les sensations affectent son âme. Il ne comprend ni le

mécanisme de l’activité de l’âme, ni celui de sa passivité. Autrement dit, le phénomène de

l’union de l’âme et du corps ne peut qu’être constaté (empirisme), mais ses modalités exactes

lui paraissent en tous points incompréhensibles, et le vicaire humilie ici volontairement sa

raison. Il en profite pour réitérer la dénonciation de la faute de raisonnement des sensualistes :

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ce n’est pas parce que le mécanisme de liaison de l’âme et du corps n’est pas clair que l’âme

n’existe pas, autrement dit qu’il faut confondre âme et corps, sentir et juger.

Le dogme de l’existence d’une âme mettant l’univers en mouvement est explicitement

présenté comme obscur pour l’entendement. On est donc aux antipodes des « idées claires et

distinctes » défendues par Descartes. Mais il s’agit là d’une fausse concession, car pour le

vicaire, ce qui est importe est que ce dogme va permettre de se diriger dans la pratique. Il

« offre un sens », il ne choque pas pour autant la raison (autrement dit il n’est pas

invraisemblable), et enfin il s’accorde avec l’observation (soit avec l’ordre de l’expérience).

Le vicaire s’en prend alors une nouvelle fois aux matérialistes en proposant une

argumentation par l’absurde résidant dans la généralisation ridicule d’un principe. Selon eux,

la matière se meut d’elle-même, ce qui implique que le mouvement lui est essentiel, donc

qu’elle elle toujours en mouvement, toujours dans la même direction et de manière égale… ce

qui n’est évidemment pas le cas !

Deuxième cible symétrique de ce passage, les métaphysiciens au sens voltairien du

terme (brassant des « idées générales et abstraites »). Ils paraissent croire à l’existence d’une

âme, mais ne la rapportent pas à Dieu, soit à une transcendance, la considérant comme

immanente à la matière. Ils sont assez vaniteux pour tenter d’expliquer par des expressions

fumeuses les mécanismes d’union du spirituel et du corporel, et sans se référer à Dieu. Ils sont

donc des méchants, dans la mesure où ils ont forgé un galimatias qui fait honte à la vraie

philosophie, fondée sur le bon sens, la saine raison, et articulée à la pratique. Dans sa critique

du « jargon de la métaphysique », le vicaire s’en prend donc à des expressions

incompréhensibles qu’il déconstruit comme « force universelle » ou « mouvement

nécessaire », dénonçant les illogismes et les flous conceptuels sur lesquels elles reposent.. Le

vicaire montre ainsi qu’on ne signifie même pas clairement par « mouvement nécessaire » si

c’est toute la matière en bloc (auquel cas l’univers serait une masse solide et indivisible) ou si

ce sont les atomes seulement qui sont en mouvement (auquel cas le monde serait un fluide

épars et incohérent). Dès l’instant qu’il y a un mouvement déterminé, il y a une cause qui le

détermine, et qu’il faut expliquer… ce que les matérialistes ne font pas.

C’est ainsi que le vicaire en arrive à son second article de foi : non seulement la

matière est mue par une volonté, mais l’ordre de l’univers montre que cette volonté est

intelligente.

L’article a jusqu’ici été prouvé par la négative : les matérialistes (plus ou moins

métaphysiciens, car il y a parmi eux ceux qui refusent l’idée de volonté impulsant le

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mouvement, et ceux qui croient à cette volonté mais qui la rapportent à une énergie cosmique)

ne parviennent à convaincre personne, et rien ne s’oppose donc à la croyance inverse.

Il va être ensuite étayé plus « positivement », mais de manière empirique : c’est à

partir de l’observation de l’harmonie des éléments, de « l’intime correspondance par laquelle

les êtres qui le composent se prêtent un secours mutuel » que le vicaire induit cette volonté

intelligente, sans pour autant connaître la fin de l’ordre du monde (nb : plus tard il dit que ce

but est la conservation du tout dans l’ordre établi). Il la voit dans lui-même dans la brebis

qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent.

Ces exemples ont évidemment une valeur métonymique : ne pouvant accéder à la globalité de

la vision, en raison de son inscription en un point particulier, le vicaire se trouve dans la

nécessité de partir du particulier pour en induire du général (la métonymie est une figure

consistant à désigner le tout par la partie). L’expérience sensible doit donc être relayée par la

foi : tout esprit sain doit se rendre au témoignage du sentiment intérieur lui indiquant la

présence d’une « suprême intelligence ». Une question rhétorique achève le passage, en

cherchant à inclure le destinataire par la persuasion dans l’adhésion à cet article de foi « A

quels yeux non prévenus l’ordre sensible de l’univers n’annonce-t-il pas une suprême

intelligence ? »

L’argumentation conserve une fois un tour polémique, et devance les arguments de la

partie adverse pour les rejeter. Le vicaire doit en effet répondre à l’argument traditionnel du

hasard responsable de l’organisation définitive des éléments. Trois arguments ici sont

proposés :

1) un nouvel argument par l’absurde, d’abord : s’il y a eu des tentatives ratées pour

arriver à cet ordre, il doit en rester des traces dans la nature (« des estomacs sans bouche »

« des mains sans bras », etc.). Or ce n’est pas le cas, et lui ne voit que cet ordre là : l’argument

par l’absurde et relayé par l’empirisme de l’observation.

2) un argument analogique (guère plus précis) avec une œuvre littéraire : même si le

chef-d’œuvre de Virgile, L’Enéide, est issue de toutes sortes de « jets » et brouillons, il ne

reste qu’une version finale dont on peut induire une volonté créatrice : « l’organisation de la

vie ne résulte[…] point d’un jet d’atomes ».

NB : un tel argument ne sera plus acceptable à l’époque actuelle où les brouillons des

écrivains sont soigneusement archivés et étudiés par la « critique génétique ».

3) un argument de rétorsion, à travers l’utilisation du terme « merveilles ». Les

matérialistes considèrent les merveilles, c’est-à-dire les exceptions curieuses de la nature, les

détails étonnants, les monstres et anomalies. Le vicaire vise en fait surtout la « tératologie »,

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c’est-à-dire la science des monstres. Il récuse ce goût du particulier, et invite surtout à

considérer la vraie merveille qui est « l’harmonie et l’accord du tout ». Le détail est toujours

ramené par le vicaire, par métonymie, au tout auquel il se rapporte et dont il émane.

Le vicaire conclut sur ce point par le bon sens, qui va de pair avec la simplicité du

raisonnement et l’unification de toutes les observations sous ce même principe de l’existence

de Dieu. L’argumentation adverse suppose au contraire une batterie d’hypothèses, elle est

lourde, compliquée, et choque le bon sens « Que d’absurdes suppositions pour déduire toute

cette harmonie de l’aveugle mécanisme de la matière mue fortuitement ! »

Il réitère l’affirmation selon laquelle cette volonté intelligente, il la sent, plutôt qu’il ne

la voit, et qu’il n’enseigne point son sentiment, mais il l’expose. Il voit un tout un, et un ordre

obéissant à la même fin, à savoir la conservation du tout dans l’ordre établi. Une fois encore,

le fond (sentir la présence de cette volonté intelligente) est analogique à la forme adoptée pour

le transmettre (un simple exposé provenant du cœur, pur épanchement persuasif, non une

leçon didactique).

C’est à ce moment là qu’il identifie ce principe à Dieu, explicitement (p. 68) : « Cet

être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être, enfin, quel qu’il soit, qui meut

l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. »

Mais il rejette alors toute théologie (science de dieu « theos ») au sens propre, c’est-à-

dire toute tentative de connaissance de ce dieu dont il vient de poser l’existence, autre qu’une

théologie restreinte à la question des rapports de Dieu avec moi (théisme) : à la fois parce que

cela ne lui importe pas, et parce que cela sort des bornes de son entendement. La théologie

conduit à un risque de péché par orgueil, et conduit directement à un esprit de révolte

maléfique : « ce qu’il y a de plus injurieux à la Divinité n’est pas de n’y point penser, mais

d’en mal penser » (p. 69)

→ Le retour à soi et le paradoxe scandaleux (p. 69)

Le vicaire a donc posé son existence, l’existence du monde, et l’existence d’un Dieu

créateur du monde et ordonnateur de sa conservation.

Il revient alors à lui-même, et cherche son rang parmi l’ordre des choses (toujours

pour pouvoir déterminer à terme sa conduite) : il se trouve alors incontestablement au premier

rang par son espèce. Plusieurs arguments sont donnés à cette affirmation qui est à la base de

l’amour de soi :

a) celui de l’activité de l’homme par opposition à la passivité relative du cosmos : par

sa volonté et les instruments à son pouvoir, l’homme agit davantage sur les objets extérieurs

que les objets extérieurs n’agissent sur lui.

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b) celui de la spécificité de l’espèce humaine, dotée exclusivement de jugement (son

intelligence lui permet une « inspection sur le tout ») et surtout de conscience morale

permettant de discerner la vertu et de l’exercer (« je puis aimer le bien, le faire ; et je me

comparerais aux bêtes ! »)

La conclusion que tire le vicaire de ce constat « l’homme est le roi de la terre qu’il

habite », pourrait relever du péché d’orgueil. Mais elle est immédiatement convertie en

actions de grâce : le vicaire manifeste sa reconnaissance à l’égard de Dieu qui l’a fait

supérieur dans l’ordre de la création. Il n’y a donc pas incompatibilité entre amour de soi bien

compris –conscience de sa place dans le cosmos – et amour de Dieu.

Le vicaire en vient donc à l’adoration de Dieu par le simple raisonnement et la simple

contemplation de la nature, sans passer par un enseignement extérieur, c’est-à-dire par la

nécessité d’une révélation (les religions révélées étant elle-même fondées sur un livre) ; le

vicaire anticipe ici sur la critique du caractère superflu des religions révélées et sur

l’opposition des livres religieux et du grand livre de la nature. C’est là le scandale à

proprement de cette religion naturelle prétendant pouvoir se passer d’une révélation.

C’est alors qu’intervient le passage de l’homme singulier à la société en général et au

genre humain. Le vicaire, en usant d’images fortes et d’accents apocalyptique effectue un

tableau visionnaire du chaos contrastant explicitement avec l’ordre et l’harmonie de la nature

(p. 70-71) Les ressources rhétoriques sont évidentes ici : l’animation du discours est marquée

par le recours à la modalité exclamative et à la modalité interrogative : il s’agit de susciter la

terreur et la pitié, de manifester et de transmettre la colère et l’angoisse, pour mieux persuader

de la nécessaire refondation d’une morale qui mettra fin à ce désordre. L’élévation éloquente

passe par l’adresse à des principes abstraits, et l’affirmation une fois encore d’un ordre de la

vision (sens de la vue transcendé par l’intuition intérieure) : « Je vois le mal sur la terre. »

3) Du mal sur terre à la refondation de la morale : les principes de la religion naturelle

(p. 71-96)

a) Le mal expliqué par le dualisme de l’âme et du corps (p. 71-73 « dans lequel tu te

sens enchaîné »)

L’expérience du mal donne lieu immédiatement à la formulation d’un second

paradoxe consolateur, dont il est nécessaire de comprendre toute la portée et l’originalité. La

première place de l’homme dans l’ordre du cosmos donnait lieu au premier paradoxe de sa

misère unique dans la création. Sa misère unique va donner lieu au second paradoxe de

l’existence d’une âme éternelle. En fait, le paradoxe consiste à justifier la bonté de Dieu, son

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existence, et la réalité d’une vie éternelle par l’existence du mal : si Dieu permet le

déploiement d’un tel malheur, c’est nécessairement qu’il a l’intention de le réparer dans l’au-

delà. Le renversement de perspectives est donc spectaculaire : on ne part plus du mal pour

nier l’existence de Dieu, mais au contraire pour confirmer la nécessité de la consolation d’une

vie éternelle.

Le vicaire entre alors dans une généalogie des causes du mal sur terre, se limitant

implicitement au mal commis par l’homme. Il explique d’abord ce dernier mal par l’existence

de deux principes distincts en l’homme (la raison et les passions), l’un qui l’élève vers le beau

moral, la vérité, l’autre qui l’asservit à l’empire des sens. Ce dualisme nouveau dans la pensée

de Rousseau, qui jusque là avait posé la nature originelle toute bonne et unifiée dans sa bonté,

est nécessaire pour comprendre le mal commis au niveau individuel : il faut le réinjecter coûte

que coûte dans son anthropologie.

L’argumentation est encore une fois empirique, en même temps qu’elle se situe dans la

tradition de Saint-Paul (Epître aux Romains) : « Non, l’homme n’est point un : je veux et je ne

veux pas, je me sens à la fois esclave et libre ; je vois le bien, je l’aime et je fais le mal ».

Il est donc impossible de reconnaître l’existence d’une substance unique dans

l’homme, et par conséquent, le vicaire s’en prend une nouvelle foi de manière vigoureuse aux

matérialistes dans une note (« nos matérialistes ») et aux concepts de « matière pensante »

puis dans une note de « matière sensitive » (l’être sensitif, indivisible et un, n’est pas

identifiable à la matière, qui est étendue et divisible). La matière ne peut penser, ni sentir

directement. La critique passe alors par une analogie entre les matérialistes, qui parce qu’ils

ne sentent pas l’âme, en induisent qu’elle n’est pas la cause du mouvement, et les sourds, qui

parce qu’ils n’entendent pas la musique, ne peuvent en induire que c’est elle qui fait vivre les

cordes d’un instrument.

b) Vers le troisième article de foi : l’introduction du thème de la liberté (p. 73 « Nul

être matériel » jusqu’à p. 74 (« sans que je continue à les compter »).

De nouveau c’est le sentiment qui parle « Nul être matériel n’est actif pour lui-même,

et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus

fort que la raison qui le combat » (ici c’est la raison raisonneuse qui est mise en accusation).

Le tournant important ici (bas p. 73) qui permet de sortir du dualisme est donc

l’introduction de la volonté, ou de ma liberté, ou encore de mon jugement. Les deux termes

(liberté et jugement) ne sont en effet pas opposés, mais identifiés l’un à l’autre. Leur unité est

pensée comme « puissance de juger ». Cette « puissance de juger » est assimilable à la

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conscience, au sentiment intérieur, en tant qu’il est connu par ma raison et choisi par ma

liberté d’action.

Le vicaire cela dit rend compte de manière paradoxale de cette liberté. Le

raisonnement parait reposer sur une distinction implicite entre une liberté mal comprise

comme libre choix entre le mal et le bien (mais c’est là le don offert par Dieu), et une liberté

véritable comme agir bien, c’est-à-dire nécessaire adhésion à ce que ma conscience me dicte

comme étant le bien. Il s’agit d’une liberté véritable en ce qu’elle me vient de moi-même :

rien d’étranger à moi-même (les autres corps, la matière sensible) ne la détermine. En résumé,

je ne suis apparemment pas libre (« je ne suis pas libre de vouloir mon mal », p. 74), car mon

sentiment intérieur m’impose ce que je dois faire, mais je le suis parce que ce n’est pas une

détermination étrangère qui me pousse à faire ce que j’ai à faire. Le problème est que cette

liberté, identifiée au choix de ce me dicte ma conscience, est étouffée par la puissance des

passions. Ma volonté, indépendante de mes sens, veut toujours le bien, mais n’a pas toujours

la force de l’exécuter. En effet, l’habitude des passions peut faire taire ce sentiment inné, peut

empêcher la voix de l’âme de s’élever contre la loi du corps.

Mais l’homme doit pouvoir être capable, à partir du moment où il est doué de

discernement moral, de faire triompher cette volonté, autrement dit de réaliser l’adéquation de

ce qui est senti comme bon, connu comme tel par la raison et de son action.

D’où le troisième article de foi : l’homme est libre dans ses actions, et comme tel

animé d’une substance immatérielle.

Par conséquent, ce que l’homme fait librement ne peut entrer être imputé à la

Providence (par exemple le mal). La providence a ainsi fait l’homme libre, non pour qu’il

fasse le mal, mais pour qu’il fasse le bien par choix, sans quoi quel serait son mérite ? Où

serait le bonheur sachant que celui-ci réside dans le contentement de soi.

c) La théodicée du vicaire : innocence de Dieu et responsabilité de l’homme (p. 74

« Si l’homme est actif et libre » à 78 (« après qu’ils l’ont parcourue »).

Le vicaire n’a plus qu’à tirer les conséquences de l’article de foi qu’il vient de poser.

Si l’homme est libre, alors l’imputation du mal à la providence n’a pas lieu d’être. S’en

prendre à Dieu de l’existence du mal, c’est s’en prendre à Dieu qui m’a créé une nature

excellente, qui m’ennoblit en me permettant de faire le bien.

Plusieurs arguments sont donnés à l’appui de cette théodicée.

Le premier, consiste à émettre l’hypothèse d’un mal trop faible à l’échelle du cosmos,

s’annulant au plan de l’harmonie générale : on reconnaît là l’argument de Leibniz « mais elle

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ne l’empêche pas de le faire (différence entre produire le mal et le permettre empruntée à

Leibniz), soit que de la part d’un être si faible ce mal soit nul à ses yeux » (p. 75).

Le second argument, également traditionnel puisqu’on le retrouve chez Augustin et

Leibniz, consiste à dire que si l’homme faisait le bien par instinct et non par choix, il n’aurait

aucun mérite. Il ne serait ni vertueux, ni potentiellement heureux, puisque le bonheur réside

dans la joie découlant de l’exercice de la vertu. Dieu voulant ce bonheur de l’humanité, il lui a

donné la possibilité d’être vertueux. Amputer l’homme de sa liberté serait donc dégrader sa

nature et manifester une cruauté incompatible avec la bonté divine « soit qu’elle ne pût

l’empêcher sans gêner sa liberté et faire un mal plus grand en dégradant sa nature.

L’homme est donc l’auteur du mal moral.

Le vicaire en revient ensuite au mal physique pour réduire encore la tentation qui

consisterait à l’imputer à Dieu. Plusieurs arguments sont donnés là encore pour montrer la

relative inconsistance de ce mal physique.

D’une part, en soi, et originellement, le mal physique fait plutôt partie de la bonne

organisation de la nature et témoigne de la bonté de la providence à notre endroit. Par une

série d’exemples, le vicaire montre que les douleurs physiques sont à l’origine de simples

signaux que la nature nous envoie pour nous inciter à la conservation de nous-mêmes (la faim,

par exemple, pour nous conduire à chercher notre nourriture, la maladie pour nous indiquer

que la machine se dérange).

La mort, qui peut apparaître comme le mal physique le plus grand, puisqu’elle va

entièrement à l’encontre de l’instinct de conservation, est même réduite à une heureuse

délivrance des douleurs irréductibles.

Ensuite, c’est l’homme qui fait exister les maux physiques. D’une part en les créant

lui-même par une vie dissolue, déréglée, qui gâte notre constitution (on voit ici l’articulation

du mal physique et du mal moral) : « le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous

l’ont rendu sensible » (p. 75), et le vicaire joue ici de l’opposition entre l’homme de la

civilisation (ou « homme de l’homme ») et l’homme de la nature, reprenant jusqu’à un certain

point le mythe du bon sauvage, vivant dans « la simplicité primitive » de l’état de nature et

doté d’une santé robuste ou d’une éternelle jeunesse (sans maladies, sans passions). D’autre

part, en rapportant abusivement et par égocentrisme la douleur à lui-même. L’argumentation

repose donc ici sur la distinction implicite entre douleur (une impression pénible située au

niveau de la sensibilité, de la sensitivité pour être plus exact, inévitable et inhérente à l’ordre

de la nature, jamais grave à moins qu’elle ne soit mortelle, ne dépendant pas de moi et donc

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réductible par un raisonnement à la façon des stoïciens) et la souffrance, c’est-à-dire cette

même douleur en tant que je la rapporte à moi-même et qu’elle affecte mon âme.

Voilà pourquoi le vicaire conclut que l’homme est le seul auteur du mal et qu’il

n’existe aucun autre mal que celui qu’il fait et ou qu’il souffre, les deux venant de lui-même.

Il y a donc réduction de la fameuse distinction entre le mal commis et le mal subi, les deux

ayant pour origine la responsabilité de l’homme.

Il rappelle ensuite (l’argumentation faisant ici du sur-place, mais la répétition est l’un

des moyens de la persuasion) que Dieu ne peut pas être l’auteur du mal, parce qu’il serait

alors méchant et se nuirait. La toute puissance va donc de pair avec la toute bonté (qui produit

l’ordre) et la toute justice (qui le conserve). De plus, un argument temporel est donné, jouant

sur l’opposition du règne temporel et du règne spirituel. Le règne temporel est nécessaire au

déploiement de la liberté de l’homme (vers le bien ou vers le mal) qui permettra de distinguer

les méchants des bons et de récompenser ces derniers. Ainsi, il ne faut pas en vouloir à Dieu

de ma souffrance, ou de voir le méchant prospérer et le juste opprimé, car Dieu ne doit pas la

récompense avant le mérite.

L’argumentation use ici (p. 77) de toutes les ressources de l’éloquence sermonnaire et

de la rhétorique, en introduisant un dialogue entre la conscience déclarant à Dieu « tu m’as

trompé » et Dieu lui-même (« Je t’ai trompé, téméraire ! ») : on parle de prosopopée pour

désigner le fait de faire parler des principes abstraits comme des personnages (ici la

conscience, et Dieu).

d) L’immortalité de l’âme et l’inexistence de l’enfer (p. 78 « Si l’âme est

immatérielle » à 81 « son bonheur ne fera qu’ajouter au mien »).

Le vicaire revient ensuite à l’immatérialité de l’âme, pourtant déjà énoncée dans le

troisième article de foi. On peut interpréter ses retours en arrière et ses répétitions comme les

indices de la conscience d’une argumentation un peu faible, et de la nécessité de persuader par

« matraquage ». C’est ici que se trouve développé plus nettement l’argument de l’immortalité

de l’âme prouvée le seul triomphe du méchant et l’oppression du juste sur cette terre.

Deuxième argument plus traditionnel en faveur de l’immortalité de l’âme, celui de son

immatérialité, qui la rend incorruptible, et laisse ainsi supposer une conservation par-delà la

dissolution de la matière corporelle.

Le vicaire effectue une fausse concession en avouant sa difficulté à concevoir la nature

de cette vie immortelle, et de l’infini, mais en suivant scrupuleusement la méthode décrite, il

peut montrer que si l’existence de cette âme immortelle lui importe, sa nature ne lui importe

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pas. L’hypothèse n’ayant rien de déraisonnable, et étant en outre porteuse de consolation

(donc d’une morale indirectement) il s’y livre.

Une fois encore, l’argumentation cède le pas à une pure affirmation d’espérance, une

pure profession de foi. Il s’agit en effet, après avoir posé le dualisme âme/corps, de poser une

recomposition possible de l’unité du sujet. Après la mort, celle-ci va être rendue possible par

l’hypothèse d’une mémoire persistante : le vicaire est persuadé que la vie après la mort sera

caractérisée par l’identité du moi, donc la mémoire du ressenti (qui fonde l’identité du moi),

dont les méchants souffriront après la mort, tandis que les justes la sentiront comme une

absolue volupté. La voix de la conscience reprendra alors toute sa force et son empire. La

récompense résidera dans le fait de jouir d’avoir fait le bien. Cette récompense tient cela dit

moins au mérite des hommes qu’à la bonté essentielle à Dieu, qui ne peut vouloir que les bons

aient souffert pour rien → toujours le même argument paradoxal et relevant de

l’autopersuasion : le mal prouve indirectement la bonté de dieu, sans quoi il serait une

aberration intolérable.

Le vicaire récuse néanmoins l’enfer, à l’aide de deux arguments découlant du

dualisme posé : d’une part la punition des méchants est déjà présente sur terre, dans le cœur

des méchants rongés par la jalousie, l’avarice, l’ambition (leur âme est torturée). De plus, à

partir du moment où ils sont de purs esprits, après la mort, les méchants ne peuvent plus être

méchants, et partant ne peuvent plus être misérables. Enfin, le vicaire manifeste une certaine

indulgence pour les méchants, en insistant sur le fait qu’ils sont ses semblables, qu’il a été

tenté de leur ressembler tout au moins. C’est ici réduire de manière significative l’opposition

entre les gentils et les méchants, et montrer que le manichéisme apparente du vicaire est un

manichéisme provisoire et de surface : tous les hommes peuvent faire le mal, les méchants

ne sont pas « l’autre absolu », je leur ressemble, et eux aussi sont dotés d’un principe de

discernement moral (étouffé par les passions) et d’une âme éternelle.

e) Conclusion de la partie spéculative : rappel des étapes (p. 81 « C’est ainsi que » à

83 « l’intention de celui qui m’y a placé »).

Dans un mouvement conclusif sur la spéculation qu’il a menée à partir de l’expérience

du doute, le vicaire avoue d’abord un nouveau paradoxe : en contemplant Dieu, il a

perfectionné l’idée qu’il se faisait de cet être immense, mais cette idée est aussi devenue

moins proportionnée à la raison humaine. La raison avoue donc son échec, et plusieurs

problèmes précis sont présentés comme insolubles : la substance de l’âme et celle de Dieu,

qu’il ne peut admettre comme semblables, et dont il ne comprend le rapport que par un

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nouveau raisonnement analogique (même rapport entre son âme et dieu qu’entre son corps et

son âme) : « sa substance inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à nos corps. » Il ne

comprend pas non plus l’idée de création, l’idée de la conversion du néant dans l’être. Autre

abîme, l’intelligence de Dieu : ce n’est pas une intelligence raisonneuse comme la nôtre, elle

est immédiate, autrement dit purement intuitive. La puissance de Dieu, de la même manière,

se passe de moyen, et coïncide avec l’action (volonté = pouvoir). De même l’amour de Dieu

est amour de l’ordre, tandis que l’amour des hommes est amour de ses semblables.

Mais on comprend que ce vertige est de courte durée, car il ne relève pas des choses

qui importent à la conduite de l’existence. La difficulté de contemplation de l’essence de Dieu

doit laisser la place à un mouvement d’adoration.

En haut de la page 83, le vicaire va donc récapituler toute sa démarche métaphysique

pour montrer qu’il lui reste désormais le plus important : il est parti de l’impression des objets

sensibles et du sentiment intérieur (j’existe et j’ai des sens par lesquels je suis affecté) pour

déduire les principales vérités qu’il lui importe de connaître [une volonté, dotée d’une

intelligence, ordonne le monde (articles 1 et 2), je suis libre et mon âme est immortelle (article

3)] , il lui reste à chercher les maximes qu’il lui faut en tirer pour sa conduite.

f) Les principes de la religion naturelle : savoir se comporter dans l’existence (p. 83-

96).

● Suivre la conscience, marque de notre bonté naturelle (p. 83-87 « je donne le nom de

conscience »).

La première chose à faire est de se consulter ce qu’il sent être le bien pour le faire.

Pour cela, la méthode exposée au début au sujet de la théorie vaudra aussi bien pour la

pratique : se détacher de la « haute philosophie » et écouter les maximes que la nature a

gravées dans son cœur.

Toutefois, il y a là une contradiction apparente. Suivre la nature comporte un danger :

celui de suivre nos passions, qui sont d’origine naturelle. Il y a donc une distinction implicite

entre ce que je sens par ma sensitivité et passivement, et ce que je sens « affectivement » par

ma sensibilité, et plus activement. Il faut écouter ce que la nature dit à nos cœurs, non à nos

sens (nous croyons alors lui obéir alors que nous lui désobéissons).

De manière parallèle, il faudra distinguer la raison, qui peut nous tromper, et la

conscience « vrai guide de l’homme », qui ne le peut jamais.

Implicitement, le vicaire montre déjà ici la manière dont la bonté de l’homme

(l’exercice de celle-ci) est l’instrument de la recomposition de son unité.

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Le vicaire revient ensuite à l’argument constant de la pensée rousseauiste, à savoir la

bonté primitive de l’homme, conforme à notre nature, consubstantielle à elle.

Il use pour l’étayer d’un raisonnement par l’absurde : dans le cas où la bonté ne serait

pas naturelle, elle serait un vice corrompant notre nature.

Puis cette naturalité de la conscience morale est prouvée par une série d’exemples (une

fois encore l’argumentation est empirique) dont le destinataire doit pouvoir reconnaître la

pertinence dans son cœur (« Rentrons en nous-mêmes ») : l’homme s’intéresse au bien, au

théâtre, est ému par les grandes actions, il est donc naturellement porté vers « l’amour du

beau », qui fait le charme de la vie. A contrario les hommes sont indignés en général par la

méchanceté, et ce même quand leur intérêt n’est pas en jeu. Il existe donc très peu d’hommes

qui soient totalement insensibles au juste et au bon, et ceux-là sont comme des cadavres

(« âmes cadavéreuses »). Généralement, nous voulons le bien d’autrui, quand celui-ci ne

coûte rien au nôtre.

Enfin, un troisième argument empirique et linguistique simultanément est donné :

celui des remords de celui qui a commis le mal, confirmé par l’expression banale, lexicalisée,

« cri des remords » (« On parle par expérience » p. 86). L’expression signifie que la force du

tourment qui martyrise celui qui a agi contre sa conscience est la preuve même de l’existence

de celle-ci.

Il faut donc obéir à la nature, et ainsi se rendre un bon témoignage de soi. A l’inverse,

le méchant est dans la fuite de soi (la recherche d’un divertissement qui le fasse sortir de lui,

qui le « détourne », conformément à l’étymologie du terme) et dans la distance (posture de

supériorité du rire satirique par rapport à l’objet comique) : le rire moqueur est sa seule

consolation (« le ris moqueur est son seul plaisir »), là où le juste ne rit que de joie. On voit ici

le vicaire reprendre les arguments de Rousseau dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles,

encore un indice du fait que le vicaire n’est que le porte-parole de la philosophie rousseauiste.

Nouvelle incarnation du méchant (après le sceptique, le matérialiste et le métaphysicien) : le

spectateur de théâtre.

● La réfutation du relativisme et l’universalité de la conscience

Le vicaire propose un élargissement géographique de ce intuition du caractère

généralisé de la conscience morale : « Jetez les yeux sur toutes les nations du monde,

parcourez toutes les histoires […] vous trouverez partout les mêmes idées de justice et

d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal ». Le vicaire reconnaît quelques

bizarreries de surface, mais de la même manière que le détail « merveilleux » (le monstre)

n’était pas révélateur, de la même manière, ces apparentes étrangetés ne sont qu’exceptions

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non significatives. La persuasion passe par la modalité injonctive, les rythmes binaires, le

caractère répétitif de l’argumentation, et son empirisme. Ici, le vicaire sort de l’abstraction et

manifeste ses connaissances précises en histoire antique et histoire des religions, montrant par

exemple que même si les peuples antiques avaient des dieux barbares, ils vénéraient

scrupuleusement, manifestant par là leur rigueur morale.

La conscience va donc être défini comme un principe inné de justice et de vertu, sur

lequel nous jugeons nos actions bonnes ou mauvaises. Le vicaire devance les critiques des

relativistes qui veulent que ces principes soient acquis, et selon lesquels l’existence de la

conscience est un préjugé de l’éducation.

Le vicaire s’en prend alors au scepticisme et tout particulièrement à celui qui l’incarne

par excellence dans la tradition philosophique, puisqu’il l’a théorisé et transforme en précepte

existentiel : Montaigne. L’apostrophe témoigne de la vigueur de la réfutation contre un

philosophe « de métier », en soi suspect (« Ô Montaigne ! toi qui te piques de franchise et de

vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur

terre… » p. 88)

Deux aspects du scepticisme sont attaqués : l’argument du caractère acquis de la

morale, et surtout ici celui du caractère intéressé de la vertu. Le vicaire montre que du coup on

est embarrassé pour rendre compte des hommes vertueux, et qu’avec une mauvaise foi

abjecte, les sceptiques ne trouvent rien de mieux à faire que des procès d’intention. La

philosophie qui réduirait tout bien à un intérêt déguisé serait donc monstrueuse, elle nierait la

vertu de Socrate ou de Regulus1.

Une fois encore, la supériorité de l’intime persuasion sur la raison des « philosophes

de métier » est affirmée. Même si les philosophes prouvent par des raisonnements qu’il a tort,

lui s’en tient à son intime persuasion, et il rappelle à son disciple qu’il ne veut que l’aider à

consulter son cœur.

Un ordre des étapes nature/culture est donc rappelé. Il faut distinguer les idées

acquises des sentiments naturels, qui leur sont antérieurs. Dans l’ordre, nous sentons, puis

nous jugeons des idées venues de l’extérieur à partir de ces directions de notre conscience.

Les sentiments premiers (ou passions primitives) sont alors rappelés, dans la continuité

de toute l’œuvre de Rousseau (p. 89) : ce sont l’amour de soi et ses dérivés : la crainte de la

douleur, l’horreur de la mort, le désir du bien être, plus une sociabilité également innée.

1 Figure de la vertu romaine, ce général chargé des négociations avec Rome par les Carthaginois qui le tenaient prisonnier à l’issue de la première guerre punique, il convainquit les Romains de ne pas accepter les termes de la négociation, puis revint à Carthage conformément à sa parole donnée pour y subir son supplice. Le personnage est évoqué par Montaigne dans les Essais.

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Ce point en revanche traduit un infléchissement non négligeable par rapport aux

théories du Second discours : « l’homme est sociable par nature, ou du moins fait pour le

devenir », ce qui suppose que si la solitude dans l’état naturel n’est pas contestée, la

sociabilité est au moins une virtualité inhérente à la nature de l’homme (d’une certaine

manière la culture est l’actualisation d’une virtualité naturelle).

Le mécanisme de recomposition de l’unité de l’être dans la pratique vertueuse est alors

nettement décrit, gommant les antagonismes des idées et des sentiments, de la raison et des

passions : notre raison nous fait connaître le bien, mais c’est notre conscience qui porte

spontanément à l’aimer (sentiment inné).

Par une apostrophe à la conscience restée fameuse (citation de la page 90 à connaître

« Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, etc. »), le vicaire

récapitule son acte de foi dans la conscience, qui n’est jamais prouvée que par elle-même

(c’est pourquoi il ne peut s’agir que d’un credo) : ce principe existe, car il a pour lui « la voix

de la conscience qui dépose pour elle-même », autrement dit il est prouvé par le principe

même. C’est en marchant que je prouve que je peux marcher.

Il insiste sur l’accessibilité de cette connaissance morale, contre la cuistrerie des

savants et l’érudition des théologiens (anticipation de la deuxième partie sur l’inutilité des

révélations accessibles seulement à ceux qui ont passé leur vie dans les livres) : « nous

pouvons être hommes sans être savants ».

● De l’universalité de la conscience à la rareté des hommes justes : la difficile mise en

pratique.

Cependant, il reste à passer de la reconnaissance « théorique » à la pratique.

Autrement dit, il ne suffit pas de reconnaître que cette conscience existe, il faut la reconnaître

et la suivre. En effet le vicaire se heurte ici de nouveau au paradoxe de la dualité de l’homme.

Tous reconnaissent ce principe, mais bien peu le suivent. Comment l’expliquer ? C’est qu’en

fait cette voix de la nature s’est assourdie, à force d’être éconduite dans le monde et le bruit

(métaphore de la civilisation et de la voix des passions), elle s’est faite muette.

Il faut donc opérer non une découverte mais une sorte de redécouverte. Ce qui suppose

que cette voix de la conscience a bel et bien entendue, au moins une fois dans la vie de tout

homme. Le vicaire rejette l’idée d’un homme qui n’aurait jamais eu le choix de faire le bien :

il serait « méchant par force » et par conséquent « éternellement malheureux ». D’une certaine

manière, ce méchant à l’état pur, obéissant à ses instincts, ne serait pas même un méchant car

il n’aurait jamais eu la liberté de l’être.

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Tout homme a donc éprouvé au moins une fois la jouissance de la vertu. Il ne lui reste

qu’à se souvenir qu’elle est aimable quand on en jouit, et donc qu’à retomber amoureux de

l’objet de son premier amour.

Le vicaire va répondre à une dernière objection : celle selon laquelle cet amour de la

vertu serait seulement l’amour de l’ordre, et serait incompatible avec l’amour de soi. Pour

cela, il s’appuie sur la différence qui existe entre l’ordre selon le bon et l’ordre selon le

méchant. Dans l’ordre du mauvais, je suis le centre de l’univers et tout s’ordonne par rapport

à moi. Dans l’ordre du bon, l’ordre se fait par rapport au tout, dans lequel je m’insère, à ma

juste place, c’est-à-dire qu’il s’ordonne par rapport à Dieu.

La fin de la première partie de la profession est purement rhétorique : elle n’apporte

rien à l’argumentation, mais répète par souci de persuasion certains arguments :

a) pour celui qui fait bon usage de sa liberté en conformant ses volontés à celle du

créateur, la douleur est supportable, quand on sait qu’elle est passagère, l’injustice également,

quand on sait qu’elle sera réparée dans la vie éternelle.

b) Si Dieu a enchaîné notre âme à notre corps, c’est pour nous permettre de faire le

bien en lui résistant. Sans quoi nous serions non des hommes vertueux mais des anges, certes

heureux, mais ne jouissant pas de ce bonheur suprême de « la gloire de la vertu et le bon

témoignage de soi ».

c) C’est la liberté qui est à l’origine du mal. Le sentiment d’être aliéné à une nature, à

une nécessité qui nous dépasse quand nous commettons le mal est lié à l’habitude (encore un

argument reprise à Augustin) : s’il est certain qu’au départ dépendu de nous de faire ou non le

mal, une fois les habitudes du mal acquises, il devient très difficile d’exercer notre liberté.

Le problème est celui du jeune âge, où le cœur, libre encore, se fixe sur une image

vaine du bonheur, et ne peut plus ensuite la détruire : c’est le cas du vicaire lui-même à

l’égard des choses de la chair.

Le vicaire en revient donc à lui-même en définissant les causes de son bonheur. S’il

est encore asservi aux choses de la chair, il les reconnaît pour ce qu’elles sont, n’en est donc

pas prisonnier, et se trouve consolé par l’espérance du moment où il sera « moi sans

contradiction, sans partage ».

En attendant ce moment, il s’exerce aux sublimes contemplations, médite sur l’ordre

du monde pour l’admirer. L’acceptation de cet ordre explique la récusation de la prière

comme demande de changement d’un ordre parfait : ce serait absurde et insultant pour Dieu.

Il faut savoir se contenter de ce que Dieu m’a donné « la conscience pour aimer le bien, la

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raison pour le connaître, la liberté pour le choisir. » (p. 95, à connaître) Du coup, ne pas être

content de son état, c’est vouloir le désordre et le mal.

La seule chose qu’il demandera à Dieu, c’est de redresser son erreur s’il s’égare. Ce

qui lui permet par un effet de boucle rhétorique, dans la clausule, de terminer sur la différence

qui existe entre « infaillibilité » et « bonne foi », cette dernière suffisant à le justifier

moralement.

Conclusion : le mal et l’écriture dans la Profession de foi

● On l’a vu, le langage est ambivalent chez Rousseau, au moins depuis le Second

Discours : outil premier de la culture, il est obstacle à une communication transparente ; fruit

d’une convention artificielle entre les hommes, il n’est pas la nature elle-même mais un

ensemble de signes plaqué sur elle. C’est d’ailleurs pourquoi dans La Profession le « livre de

la nature », qui n’est livre que par métaphore, ensemble de chiffres immédiatement

déchiffrable par le cœur, est opposé aux livres incertains, et contradictoires de la religion

révélée. Le langage est d’ailleurs potentiellement manipulateur, mensonger : le signe peut se

révéler un masque, cacher la corruption du cœur. On comprend pourquoi dans son travail de

dénonciation des « méchants », Rousseau s’en prend surtout à des artifices de langage. Aussi

bien le jargon fumeux des métaphysiciens, que le récit des miracles, les préceptes

dogmatiques des sceptiques et le livre « insincère » de Montaigne.

● Dès lors, Rousseau, à travers la figure du vicaire, va s’attacher à réinventer une

langue qui soit plus proche du cœur (longues phrases rythmées, mouvements amples des

périodes, cadences majeures, choix de la modalité interrogative et de la modalité exclamative

pour souligner l’affectivité du locuteur) et plus directement inspirée de la nature (nombreuses

images, comparaisons et analogies très concrètes). L’argumentation sera donc plus volontiers

empirique qu’abstraite, plus fondée sur la persuasion que sur la conviction, pour permettre

une communication « de cœur à cœur » et la réalisation d’une adéquation parfaite du fond et

de la forme.

● Toutefois, le « projet littéraire » de Rousseau n’est pas sans ambiguïtés : il faut noter

une certaine véhémence « méchante » dans la dénonciation : acharnement contre certaines

cibles, ironie vengeresse de certains passages, allusions perfides, vigueur polémique. Par

ailleurs, cette transparence n’est pas entière, les nombreux effets de masques du dispositif

énonciatif pouvant être interprétés dans le sens d’une certaine prudence, voire d’une certaine

hypocrisie de la part de l’auteur. D’autres effets « trompe-l’œil » peuvent être notés, comme

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la critique des religions révélées masquant le rejet plus féroce d’une morale athée, dans la

deuxième partie. Manichéisme argumentatif (la fin pure justifiant les moyens rhétoriques les

plus sophistiqués?) Indice d’une inévitable corruption de l’homme utilisant le langage et

confronté à l’obstacle lorsqu’il doit exposer la transparence disparue, et non plus se contenter

de la vivre comme une évidence ? La question reste ouverte.

Appendice : résumé de la partie non au programme

Critique des religions révélées et défense de la seule religion naturelle (p. 96 à

129)

1) Préambule : retour à la situation d’énonciation et délimitation d’un nouveau

domaine d’interrogation qui ne touche pas aux choses qui nous importent

Le jeune disciple voit des objections à faire, mais il les retient car il a été persuadé

(indice de l’efficacité du dispositif). Il dit au vicaire qu’il voit dans sa profession « le théisme

ou la religion naturelle » (selon Bernardi tandis que le déiste à la Voltaire pose l’existence

d’un dieu, le théiste pose le rapport qui existe entre l’homme et dieu), et que c’est l’exact

contraire de l’athéisme ou de l’irréligion. Il avoue avoir besoin encore de temps pour se

consulter lui-même et méditer dans son cœur les discours entendus. Il lui demande de lui

parler de la révélation, des écritures.

Le vicaire va exposer « ses doutes plutôt que son avis » sur des choses moins utiles à

ce qui nous importe selon lui, et sur lesquelles aucune persuasion ne prévaut. Il ne promet

encore une fois que de la bonne foi.

2) Les principaux arguments contre la religion révélée

a) Superfluité de la religion révélée

La religion naturelle paraît tellement suffisante à la bonne conduite « aux devoirs de la

loi naturelle » qu’il s’étonne de la nécessité d’une autre religion.

b) Dégradation de Dieu

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Le vicaire constate que les révélations et les dogmes dégradent Dieu par

anthropomorphisme (on lui prête des « passions humaines »)

c) Dégradation de l’homme

Les religions révélées sont surtout sont à l’origine de crimes liés à l’intolérance.

d) Diversité des cultes versus unicité de la vérité

Le vicaire invite à distinguer la religion du cérémonial de la religion, il oppose

l’uniformité du culte du cœur avec l’infinie diversité des cultes extérieurs. Si le culte extérieur

doit être unifié, c’est une affaire politique (de « police »), de bon gouvernement, qui ne

nécessite pas l’appareillage de la révélation (début d’une défense tout de même de la nécessité

d’une religion civile pour l’ordre public). Il se dit choqué par la diversité des religions,

chacune disant que la seule sienne est vraie, alors que la vérité est une. Pour lui, la religion

particulière est le fruit du hasard et on ne peut punir quelqu’un « pour être né dans tel ou tel

pays ». Alternative : ou bien toutes les religions sont bonnes à Dieu, ou bien il a donné à la

seule religion véritable des signes qui permettent évidemment de la reconnaître pour telle,

sinon il serait inique et cruel.

Il critique l’aspect purement humain de la révélation et des miracles, et leur rôle

d’obstacle dans une communication plus directe avec Dieu. Selon les révélations, Dieu a

parlé, mais on le sait par des témoignages humains « ce sont des hommes qui vont me dire ce

que Dieu a dit ».

Du coup, pour être convaincu de la supériorité de la révélation chrétienne, il doit se

lancer dans une « horrible discussion », une fastidieuse enquête comparative sur les

différentes religions, les « monuments de foi proposés dans tous les pays du monde », sans

compter les difficultés d’authentification des témoignages. Le prophète pour être cru comme

l’envoyé de Dieu, devrait pouvoir changer l’ordre de la nature, aux yeux de tous. Or, les

miracles « se font dans des carrefours, dans des déserts, dans des chambres ». Le vicaire

dénonce alors le diallèle (prouver a par b, et b par a) qui consiste à faire du miracle la preuve

du dogme, et du dogme la preuve du miracle : « Ainsi donc, après avoir prouvé la doctrine par

le miracle, il faut prouver le miracle par la doctrine, de peur de prendre l’œuvre du démon

pour l’œuvre de Dieu. » Enfin, dans une note, il dénonce la difficulté de toutes ces subtilités,

qui empêchent que le royaume des cieux soit accessible aux plus simples, conformément au

vœu du Christ lui-même.

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e) Inhumanité des religions révélées versus simplicité touchante de la religion

naturelle

Le cœur se trouve de plus rebuté par le « Dieu terrible » du judaïsme, ainsi que par le

christianisme historique qui « destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses

créatures ».

Le vicaire reprend l’idée selon laquelle la meilleure des religions est la plus claire,

celle qui persuade le cœur et à laquelle la raison peut se soumettre facilement : « Le ministre

de la vérité ne tyrannise point ma raison, il l’éclaire ».

3) Le dialogue de l’inspiré et du raisonneur

Suit le dialogue entre l’inspiré et le raisonneur : un dialogue de sourds. On peut ici

noter la variété de l’argumentation, et le recours à une ironie typique des lumières.

L’inspiré montre que la raison corrompue par le péché ne peut que s’égarer, et le

raisonneur que quiconque veut récuser la raison doit convaincre sans se servir d’elle.

L’inspiré défend l’idée d’un ordre surnaturel des preuves, ce qui s’oppose implicitement à la

nature comme preuve de l’existence d’un ordre divin, dans le théisme. D’ailleurs, ce

surnaturel n’est attesté que par des hommes. Le raisonneur oppose l’autorité des Dieux parlant

à sa raison, et celle des hommes qui veulent réduire cette même raison. Pour Bernardi, le

raisonneur ignore toutefois que la raison ne peut comprendre ou entendre que la voix qui lui

vient de sa conscience, qui est la voix de Dieu : primauté du sentiment intérieur, de la

conscience et du cœur sur la raison.

4) L’impossible enquête comparative

Retour à la profession sur le plan énonciatif. Le vicaire expose la nécessité pour mener

l’enquête de comparer les livres, ce qui est encore une entreprise impossible à réaliser, et de

plus insuffisante (il faut y joindre l’étude des traditions et coutumes, des préjugés qui font

« l’esprit » d’une religion).

Comparant les trois révélations (judaïsme, christianisme, islam), le vicaire remarque

que toutes reposent sur des livres écrits dans des langues inconnues aux peuples qui les

suivent. Le vicaire en vient à opposer aux livres (extérieurs) le livre du cœur. Le vicaire ne

peut admettre que les simples sont punis d’ « ignorance involontaire » : « Ou il apprendra ses

devoirs de lui-même, ou il est dispensé de les savoir ». Il oppose les croyances les unes aux

autres (ainsi le messie n’est pas le Christ pour « les rabbins d’Amsterdam », et dénonce le fait

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qu’aucun membre d’aucune religion n’a fait l’effort de connaître et de comprendre une

religion qui n’est pas la sienne. Montre ensuite qu’en dépit des déclarations optimistes sur le

travail d’évangélisation par les missionnaires, la grande majorité des gens n’ont pas entendu

parler du Christ. L’idée qu’ils soient damnés n’est pas compatible avec l’idée d’un dieu

juste : « N’y eût-il dans tout l’univers qu’un seul homme à qui l’on aurait jamais prêché Jésus-

Christ, l’objection serait aussi forte pour ce seul homme que pour le quart du genre humain. »

5) Le « doute respectueux » et la défense paradoxale de la religion civile

Le vicaire explique qu’avant de soumettre sa raison, il doit savoir comment le livre a

été fait, comment il s’est conservé, etc. Dans la tradition du libertinage du siècle précédent, il

défend donc la critique historique de la Bible. Mais il s’agit surtout d’un raisonnement par

l’absurde : un homme sensé doit passer sa vie à s’assurer de la vérité de cette seule religion

véritable, puisqu’il risque la damnation s’il ne la suit pas. La conséquence est qu’il a une

petite chance, s’il vit très vieux, de se convertir juste avant de mourir. En attendant « adieu les

métiers, les arts, les sciences humaines, et toutes les occupations civiles ».

Le vicaire distingue donc rapport extérieur et rapport intérieur à la religion révélée.

Extérieurement, il revient à la nécessité de suivre sans se poser de question la religion

familiale, quelle qu’elle soit, pour favoriser justement la paix politique et le développement

des activités économiques et artistiques. La religion révélée se trouve réduite à sa surface

politique : une religion civile.

Intérieurement, il conclut à l’égard de la révélation par un « doute respectueux » (pas

insupportable car ne portant pas sur ce qui nous importe), un « scepticisme involontaire ».

Il revient tout de même à la « majesté des Ecritures » : la sainteté de l’Evangile parle à

son cœur, elle a donc un effet non seulement de confirmation, mais d’éveil. Toutefois cela

signifie bien que le sentiment intérieur est déjà présent en nous : l’on peut se passer des

Ecritures, ou plutôt elles jouent un rôle instrumental, mais ne se substituent pas à la lumière

intérieure qu’elles éveillent. Il se livre alors à une comparaison célèbre entre Socrate, figure

du sage, et de Jésus, figure de Dieu.

En résumé, les religions sont toutes bonnes si on sert Dieu convenablement. Lui-même

sert du coup la messe avec gravité, car cela l’aide à se pénétrer de l’Être suprême, et à

anéantir sa raison. Le seul dogme qu’il refusera d’enseigner est le dogme de l’intolérance.

Distinction également du dogme de l’Eglise et de celui de l’Evangile : « Dans mes

instructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Eglise qu’à l’esprit de l’Evangile, où le

dogme est simple et la morale sublime […]. »

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Dans sa péroraison, il invite son disciple à mettre sa conscience « en état de vouloir

être éclairée » : il faut connaître par la raison ce que notre cœur nous pousse à aimer, et que

notre liberté, acquise par l’éducation, nous invite à appliquer. L’invite à ne jamais disputer de

peur de retomber dans le « pyrrhonisme », à retourner dans sa patrie et à reprendre la religion

de ses pères (le protestantisme). Si ce n’est pas la bonne religion, au moins ne sera-t-il pas

puni par Dieu pour avoir choisi de lui-même une religion fausse. Toute religion est juste à

partir du moment où elle pousse à aimer Dieu par-dessus tout, et son prochain comme soi-

même.

6) La critique finale des véritables adversaires : sceptiques et athées

Toute religion se fonde donc sur le respect premier des devoirs de la morale, mais

réciproquement « sans la foi nulle véritable vertu n’existe ».

Le vicaire s’en prend alors aux prétendus sceptiques, en montrant qu’ils sont en réalité

dogmatiques. Leurs préceptes désolent les hommes, retirent aux misérables la consolation et

aux puissants le frein à leurs vices. Cette orgueilleuse philosophie conduit donc

paradoxalement au fanatisme. Dans la note finale, il compare l’efficace sociale comparée de

la religion et de la philosophie, en étant particulièrement sévère à l’égard de cette dernière. Ce

n’est pas la vérité mais l’utilité de la religion, sans fanatisme bien sûr, et dans une perspective

politique, qui est à l’inverse louée. L’athéisme à l’inverse, s’il ne fait pas le mal, empêche de

se réaliser comme homme.