le langage des dieux langage … · « eh bien, je vois que vous avez fait connaissance ! je vous...
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« Cette Belle, par ses charmes, donne la mort à quiconque la
voit et l’entend. Mais cette mort est en ceci dissemblable des
morts ordinaires, qu’elle est le commencement de la vie au
lieu d’en estre la fin ».
L’Homicide de la Rhétorique des Dieux de Denis Gauthier
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Prologue : Bourges 1619
« François, descends, voilà la diligence. Prends ton luth
car j’ai ton bagage avec moi ! »
Le jeune garçon intrépide emprunta les escaliers et les
descendit en courant. Son père en riait et savait qu’il ne fallait
pas douter de son agilité et de sa maîtrise à tout faire. Il
admirait l’impatience de son fils et, au lendemain de sa
seizième année, il voulait le lâcher dans la vie parisienne.
Il embrassa sa femme et ses deux filles. Il allait parler,
encore parler, mais la main de son fils s’empara de sa manche
et le tira dehors pour qu’ils montent au plus vite et prennent
place. Il n’y avait que deux autres passagers et ils les
saluèrent en levant chacun leur tricorne.
Puis ce fut le départ et le cœur de François sauta dans sa
poitrine comme si on le lui arrachait pour qu’il reste dans
cette bonne ville de Bourges qu’il quittait sans savoir ce qu’il
allait avoir en échange. Il savait qu’il perdait ses rivières et
ses forêts, ses amis d’enfance et surtout la douceur de sa
mère, de son sourire et de ses caresses.
Mais son père l’avait préparé à son départ et il ne se
retourna pas une fois. Si, pourtant, une seule fois, lorsqu’il
put avoir une vue large du pays qui l’avait vu naître et qui lui
présentait ses adieux. Ce pays qui ne pouvait pas lui offrir la
vie qui l’attendait, faite d’étude, de bonnes manières et de
montre de soi, de ses dons notamment.
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A Paris son père avait un beau frère qui avait une charge
mais dont il ignorait l’importance car il était toujours en voyage.
Il avait accepté d’héberger son neveu pendant quelque temps,
mais il l’avait averti :
« Puis il faudra qu’il soit indépendant et qu’il s’en sorte
sans aide aucune. La loi de cette grande ville était impitoyable,
sinon il ne fallait pas y demeurer. Et puis je ne pourrais pas
m’occuper de lui ».
Dès le lendemain de leur arrivée, son oncle l’avait conduit
chez Ennemond Gautier pour recevoir ses leçons. Il s’agissait du
plus fameux luthiste de l’époque, qui était fort bien introduit à la
Cour et il était considéré comme un bon Maître. Ce dernier lui
demanda, à peine entré dans le salon de musique, de jouer un air
de sa composition. François avait deux courantes en tête et en
joua une. Ennemond qui était occupé avec un autre élève se
retourna et s’approcha de lui :
« De qui est cette pièce, me le direz-vous ? »
« Mais je l’ai composée, Maître. J’ai une autre courante si
celle-ci ne vous convient pas ! »
« Il suffit ! Je n’ai pas plus de temps à vous consacrer. Vous
suivrez mes leçons avec Charles Fleury. Il vous donnera mes
instructions, j’espère ! »
Il haussa les épaules en montrant un jeune homme de l’autre
côté du salon qui jouait tranquillement sur son luth. François s’en
approcha. Il remarqua dans sa façon de jouer avec sa manière à
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lui, telle qu’on lui avait enseignée, et François s’assit à côté de
lui pour mieux l’écouter.
Charles s’interrompit et, sans lever les yeux de son
instrument, il murmura : « J’ai entendu votre courante et, avec
votre permission, moi je vais la jouer autrement ! »
Et François reconnut vaguement sa courante, transformée.
Sa première impression fut celle qu’il avait devant un lapin
qu’on dépèce. Puis, sans bien comprendre ce qu’il venait
d’entendre, une belle langueur s’empara de lui. « Vous
m’apprendrez à jouer de cette façon ? Je ne sais et pourtant mon
âme me le réclame ! » Charles le regarda et lui sourit :
« Prenez votre luth et accompagnez-moi. Pour mon plaisir
aussi ! ».
Ils reprirent la courante et François improvisa une contrepartie
en essayant d’y mettre ce caractère si particulier qui lui était
inconnu. Il le fit bien imparfaitement.
Ennemond vint vers eux :
« Eh bien, je vois que vous avez fait connaissance ! Je vous
demande pour la prochaine leçon de me présenter cette courante
ensemble, vous y ajouterez une sarabande. Vous, Charles, vous
vous chargerez du prélude non mesuré et vous, quel est déjà
votre nom ? Ah oui, François Dufaut, vous, vous composerez
une gigue. Maintenant il se fait tard et je dois aller à la Cour
donner ma leçon à la Reine Mère. Je vous souhaite le bonsoir.
Mais de vous à moi, je préférerais rester céans ! »
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François ne savait pas comment cacher son trouble. Il ne
connaissait pas la gigue et se sentit incapable, pris en flagrant
délit de médiocrité, ce qu’il ne supportait pas. Charles vit sa
mine défaite et le rassura :
« Pour la gigue je veux bien m’en occuper et vous prendrez le
prélude. Vous en sentez-vous capable ? »
François fit signe qu’il le pouvait, de la tête, en sachant qu’il
se jetait dans la gueule du loup.
« Vous me direz pour le prélude non mesuré ? »
« Oui, bien sûr, regardez. Vous partez avec quatre notes de
l’accord simple et vous y ajoutez des variations dans le rythme et
les couleurs tel qu’il vous siéra. Tenez, répétez après moi ».
Et ainsi le prélude prit forme. Puis Charles lui parla de la
gigue, cette danse qui leur venait d’Angleterre :
« Cette danse nous a été révélée par Constantin Huygens,
élève aussi de Maître Gautier, qui la tenait lui-même du Jacques
Gaultier d’Angleterre. Le pas est simple, en chassé, avec un
contretemps de pas de bourrée et un pas de sissonne ».
François le regarda et devint rouge de honte :
« Je ne sais de quoi vous parlez. Je connais la bourrée qui est
une danse de chez nous, en Berry, mais le reste m’est
complètement étranger. »
Charles ne put s’empêcher de sourire :
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« Je ne voulais pas vous blesser, François. Et surtout j’attends
de vous que vous m’appreniez ce que vous savez sur la bourrée
car je n’en sais que très peu. Et vous me le direz d’abord avec
votre parler bérichon qui est si chantant à l’oreille que j’entendrai
déjà celle que vous me jouerez ! »
De rouge de honte, François devint rose de confusion.
Ils présentèrent l’ensemble des pièces à la prochaine leçon, et
le Maître, bien qu’avare de compliments, leur fit signe qu’ils
avaient bien travaillé :
« Dans notre musique, le travail n’est pas tout. Vous êtes au
seuil de sa porte et elle vous tend les bras. A vous maintenant
d’en faire une composition musicale digne de ce nom ! Et puis
vous y ajouterez une chaconne. »
Ils se regardèrent et comprirent qu’ils n’étaient pas au bout de
leur labeur. Mais, déjà, une amitié naissante entre eux leur laissa
croire qu’ils allaient y arriver.
Ils devinrent inséparables et se complétèrent dans tous les
domaines. Celui de la musique, celui des distractions de leur
jeunesse aussi, et surtout, François put accéder à la bibliothèque
du père de Charles. Ce dernier lui avait loué une soupente pour
son fils, près du Palais du Louvre et François s’y rendit souvent
pour qu’ils y travaillent ensemble.
Au début, François n’osait pas entrer sans frapper ou pénétrer
dans la pièce en l’absence de Charles. Puis, très vite, il se sentit
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chez lui et il emménagea avec lui dès que son oncle annonça son
départ pour un voyage qu’il prévoyait long.
Les années qui suivirent furent pour eux bénies des Dieux. Ils
connurent d’autres Maîtres comme Robert Ballard, Charles de
l’Epine, René Mézangeau et Denis Gaultier enfin qui allaient
leur ouvrir la voie royale vers des sommets divins. Ils connurent
grâce à eux les bouleversements dans leur art en appliquant de
nouvelles règles qui allaient leur permettre d’exprimer des
trésors qu’ils avaient en eux sans le savoir.
Ils assistèrent en spectateur tout d’abord à la révolution qui
allait se produire dans le domaine du luth avec la recherche et
l’usage d’accords nouveaux qui ont engendré des modifications
de l’instrument lui-même. Parfois ils étaient terrorisés à l’idée
qu’ils n’arrivaient plus à garder leurs luths bien accordés. De
multiples accords de l’instrument étaient utilisés et ce n’est que
progressivement que l’accord nouveau de ré du mode mineur fut
dominant.
Ensuite, tous les deux choisirent de préférence ce nouveau ton
en rupture totale avec le vieil ton hérité du siècle précédent. Dès
qu’ils purent s’acheter un luth à onze rangs, c’est-à-dire avec
neuf fois des cordes doubles, appelées des chœurs, et deux
cordes simples, les plus aigües, sur lequel ils purent jouer, avec
le nouvel accord ordinaire. Ils laissèrent l’autre voie qui avait été
pourtant celle de leur initiation, et qui se prolongea, car elle avait
été prestigieuse. Favorisée aussi par le Roi Louis XIII par la voie
des Airs de Cour, avec ces Maîtres de Musique du Roi qu’étaient
Gabriel Bataille, Antoine Boësset, René Guédron, d’autres
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encore et aussi Bertrand de Bacilly, chanteur à la Cour ou
Etienne Moulinié au service de Gaston d’Orléans.
Ces derniers gardèrent le luth à dix rangs, accordé en vieux
ton ou vieil ton, sur lequel François et Charles avaient appris à
jouer mais qu’ils abandonnèrent définitivement. Dès lors les
chemins se séparèrent et ils suivirent leur destin. François et
Charles devinrent des dignes représentants de cette nouvelle
façon de jouer du luth.
Ce style consista à abandonner le strict contrepoint pour la
richesse de texture dans l’harmonie, créant un effet, un moment,
une beauté inoubliable et sensuelle. Ainsi, pour prolonger la
résonnance et rendre les harmonies plus intéressantes, les
accords étaient arpégés, les lignes ténor et alto étaient brisées, les
rythmes disloqués. Il en résultait un nouveau style non sans
ambiguïtés et sans étrangetés, en contradiction avec les règles
musicales traditionnelles.
Mais la découverte importante qu’ils firent dès qu’ils jouèrent
dans le monde, résida dans le pouvoir mystérieux de leur
musique, l’attirance vers leur instrument des yeux, des esprits,
des cœurs et des corps. Combien de fois ils se laissèrent
submerger par les caresses des regards et le velouté des sourires
langoureux. Il leur fallut des années de pratique pour en être eux-
mêmes conscients et pour comprendre en quoi leurs
compositions étaient autant admirées, attendues, désirées.
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Chapitre 1 : Paris 1652.
« François, je vous en prie, mon ami, fermez cette fenêtre
qui me donne la mort. »
« Allons ma mie, il fait une chaleur de l’enfers, vous allez
au contraire prendre un coup de chaud ! »
La servante alla tirer les rideaux, pensant ainsi satisfaire
l’un et l’autre. Puis elle se tourna vers son maître :
« Attendons-nous toujours le Sieur de Blancrocher pour
servir le diner, Maître ? »
« Plus que jamais, Périne, plus que jamais. Il ne tardera
plus céans, j’espère, car il se fait nuit et Madame doit prendre
ses soins avant son sommeil ! »
« Pour sûr, Maître. J’y veillerai ! »
François n’aimait pas être appelé ainsi : Maître ! Il en
avait assez de ce terme qui lui avait valu tant de misères tout
au long de son apprentissage du luth auprès des Gauthier. Le
cousin Denis d’abord, qui avait été d’une rudesse éprouvante
dans son jeune âge d’apprenti, mais généreux de ses dons,
puis l’oncle Ennemond ensuite qui ne lui avait rien épargné
en humiliations et en violences de propos indignes d’un
gentilhomme. Mais il n’avait pas été le seul à éprouver son
esprit caustique, puisqu’ils l’entendirent un jour se moquer du
Gaultier de Paris « fait pour suivre un enterrement », ou le
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Gaultier d’Angleterre « pour jouer dans un cabaret » et
Monsieur Mercure « pour conduire les ours au marché ».
Ces Maîtres étaient certes prestigieux et grande avait été
sa chance de recevoir leur enseignement et aussi terrible son
destin d’en subir les avanies. Il l’avait dit à Charles :
« Denis n’était pas peu fier, et malgré tout, un brave homme,
mais surtout, c’était un homme pressé. Quant à Ennemond, il
avait pris des habitudes méprisantes au contact des
personnages illustres de la Cour à qui il donnait des leçons et
de qui il percevait des richesses en retour de son don pour
enseigner à des ignorants et à des incapables parfois. Ce qui
durcissait son caractère, car rien ne l’insupportait plus que la
médiocrité dans la musique ».
Charles le regarda avec son air malicieux :
« Comment s’adressait-il à la Reine Marie de Médicis,
Mère de Louis XIII quand elle prenait des leçons qui devaient
être déjà des épreuves pour les nerfs d’un professeur du
commun ? Alors pour cet hobereau fier, acariâtre et
conscient de son génie, on n’imagine pas la longueur des
couleuvres qu’il lui a fallu avaler. Comment faisait-il pour
oser donner des conseils à Richelieu lui-même, cet homme
d’une rare perspicacité et à qui non seulement on pensait
vainement apprendre quelque chose, mais surtout à qui on ne
cachait rien ? C’est lui qui devait leur donner des titres
ronflants à ces maîtres du monde et qui, du coup, rendaient le
sien bien dérisoire ».
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« Oui, tu as raison. On lui doit tout, en définitive ! »
Ce terme de Maître, lui rappelait trop de mauvais
souvenirs bien qu’ici on le lui attribuait servilement. Mais il
ne fallait pas qu’il l’entende trop souvent car son esprit se
révoltait et son cœur se meurtrissait. Sa tête se mettait alors à
carillonner d’une volée infernale de « Oui Maître ! Non
Maître ! » qui résonnaient en lui comme deux sons d’une
cloche fêlée. D’ailleurs, il y avait quelque chose qui sonnait
faux en lui mais heureusement, pas dans sa tête, ni dans son
oreille.
Il se rendit dans son salon de musique et classa dans
l’ordre ses dernières compositions, dont les pièces de la suite
qu’il avait composée dans l’après-midi. Son nom apparaissait
sur chacune, mais il regrettait que d’autres l’écrivassent tantôt
Dufaut, ou bien Du Fault ou encore Du Faut sur les tablatures
qu’ils lui dérobaient ou recopiaient dans leurs livres de
musique. Peu lui importait car ces noms étaient reconnus.
Elle lui avait coulé sous les doigts cette suite, et il en avait
ressenti une joie profonde. Cette tonalité de sol mineur qui
l’habitait depuis plusieurs jours, avait enfin révélé un peu de
ses secrets. Elle était toute là, devant ses yeux, avec son
prélude, son allemande, puis sa sarabande qui l’avait
fortement ému, à tel point qu’il lui avait ajouté un double,
puis une courante et une gigue qui l’avait à la fois séduit et
ensorcelé.
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Il avait ressenti cette magie suspecte mais ô combien
délicieuse, d’être inspiré, guidé, emmené, puis emporté. Dans
sa tête les choses avaient été carrées, claires au début. Il
savait ce qu’il voulait faire et où il voulait aller. Puis une
espèce de brume était apparue au loin de lui-même, un
brouillard épais l’enveloppa bientôt et il disparut de lui-
même, s’évanouissant dans les bras d’on ne sait quelle muse
impitoyable, devant laquelle il plia le genou et à qui il livra
son âme. Depuis qu’il avait cessé de côtoyer régulièrement
Edmond, c’était elle, la muse, qui l’avait remplacé.
Il entendit les roues d’un carrosse qui s’arrêtait devant sa
porte. Il soupira de joie : enfin il allait revoir son ami de
toujours. Il se précipita dans la grande salle et cria :
« Le voilà, je crois ! »
Puis la porte d’entrée s’ouvrit et un rire généreux se fit
entendre et remplit l’espace. Il tendit ses bras et essaya de
maîtriser son émoi :
« Charles, mon ami. Je me languissais de vous ! »
« Et moi de même cher François. Laissez-moi saluer comme
il convient Madame votre épouse ! Bonsoir chère Marie. Mais
vous êtes radieuse ! Ne me dites pas que c’est pour la joie de
me revoir ? »
Elle leva son regard vers lui et vit celui qu’elle aimait en
secret avec une réelle nostalgie :
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« Si très cher, mais peut-être pour une dernière fois ! ».
Son corps ne résista pas à revivre les frissons qui parcouraient
encore ses épaules, ceux de leur dernière étreinte. Il était
passé à l’improviste alors que François était en concert avec
Ninon de l’Enclos. Elle avait fondu dans ses bras et elle ne
s’en remit pas, peut-être ! Est-ce vraiment la cause de sa
langueur et va-t-elle mourir de désirs inassouvis ?
Depuis deux mois au moins, elle était souffrante. L’état de
sa santé s’était défait. Elle toussait beaucoup. Les médecins,
sans savoir la maladie, avait diagnostiqué un mal trop grave
pour en parler. Donc on se taisait et on jouissait avec elle des
jours qui lui restaient à vivre. François aurait tant voulu que
ce soit paisiblement !
Puis Charles Fleury sortit de sa besace un grand livre
manuscrit qu’il déposa sur le guéridon :
« Voilà le dernier né de Denis Gauthier. Excusez-moi du peu
et regardez le titre : La Rhétorique des Dieux. Vous admirerez
la calligraphie et les dessins qui sont tous de la main des plus
grands maîtres du genre. J’ai pu en acheter deux exemplaires,
dont un pour vous, pour mon plus grand plaisir ! »
« Mille remerciements Charles, je suis très touché ! »
François saisit l’ouvrage avec beaucoup de respect et
d‘admiration. Il l’ouvrit et le feuilleta lentement en regardant
les pièces qu’il contenait. Immédiatement se mit en route
dans sa tête, les airs des compositions de Denis qu’il lisait et
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qu’il connaissait pour la plupart d’entre eux. Il s’amusa à lire
à haute voix les quelques mots qui figuraient en tête de
chacune et il les trouvait intéressants. Il était émerveillé.
« Nous allons en jouer plusieurs, si tu le veux, cher François
? »
« Oui, mais après le diner. Il faut que ma mie se repose. La
journée a été si chaude ! »
« Oui, surtout que je reviens de Lyon, de chez feu notre cher
Ennemond. La route fut longue sous cette chaleur et j’ai tant
de choses à te dire. Tout d’abord mon plaisir de te revoir qui
suffirait à occuper la soirée ! ».
François n’était pas pressé d’entendre parler de son vieux
maître, décédé l’an dernier, des ennuis avec cette Benoitte
Cousin qui, de servante est devenue maîtresse et de maîtresse
est devenu épouse sur son lit de mort. Au grand dam de Guy,
son frère et de son neveu qui l’ont hébergé pendant plus de
quatre ans. D’autant plus qu’il savait qu’il se désintéressait de
la musique dans ses derniers jours et que sans elle, sa vie était
un désordre, là-bas dans son Chateau de Nèves, à Villette-
Serpaize, près de Vienne et de Lyon.
Ils passèrent donc à table mais Charles ne put s’empêcher
de raconter ce qu’il avait aux bouts des lèvres. François aurait
voulu d’abord lui demander de ses nouvelles à lui, de sa
famille et de ses six enfants. Mais il ne put le faire et le laissa
continuer.
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Il le regarda avec le même regard admiratif. Il le
considérait comme un frère, comme son frère car il était fils
unique. Alors que Charles était le troisième fils de Louis,
Valet de Chambre du Roi. Ils s’étaient connus chez
Ennemond Gaultier et ils avaient un an de différence d’âge,
ce qui en avait fait des complices malicieux et espiègles.
Grâce à lui, François avait pu supporter la vie parisienne, bien
différente de celle de Bourges, sa ville natale. Tout les
opposait et les rapprochait aussi.
Charles était un ami idéal : franc, toujours gai, rempli
d’idées et de désirs fous, alors que lui, venant d’une province
au calme légendaire, il se laissait conduire et lui faisait
confiance. Il emmena François avec lui pour plusieurs
voyages, dont un en Italie, un autre en Allemagne et plusieurs
en Touraine.
Ils avaient partagé une soupente pendant leurs études et
jouaient pour l’aubergiste qui les hébergeait, des chansons à
la mode qui égayaient la clientèle. Il lui avait appris à vivre
dans ce milieu si différent du sien. Et aussi, il lui devait son
dépucelage car Charles partagea un soir, avec lui, la petite
Toinette, servante de jour.
Puis ils employèrent le ton de leur jeunesse :
« Tu ne devineras jamais qui était venu lui rendre une
visite quelques mois avant sa mort et juste avant le décès de
son visiteur : ce fier et truculant Henri de L’Enclos. Figure-toi
qu’il ne put supporter la léthargie d’Ennemond dans sa
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retraite dauphinoise et le lui reprocha. Ce dernier était de son
humeur habituelle, très mauvaise. Il était très énervé et ne
voulut rien savoir. Alors Henri alla dans son salon de
musique où dormait sous la poussière une dizaine de luths et
en trouva bien deux qu’il put accorder. Il lui montra un
manuscrit de son cousin Denis et l’effet fut immédiat. Ils se
mirent à jouer l’un après l’autre, puis l’un avec l’autre
pendant trente-six heures sans boire ni manger ! »
François rit avec lui mais il savait que parfois les mots de
Charles dépassaient sa pensée :
« Tu exagères peut-être un peu mais cela ne m’étonne pas
d’Ennemond. Il ne voulait plus jouer et mais voilà qui était
plus fort que sa volonté ! »
« Surtout, qu’une partie des pièces imprimées dans ce recueil
sont siennes ! »
« Une raison de plus, pour lui, de penser qu’il n’aurait pas dû
lâcher le morceau ! »
« Il devait être furieux contre lui-même de n’avoir jamais fait
imprimer ses propres compositions ».
Après le repas, Marie prit congé et la conversation
s’orienta enfin vers ce que François attendait d’entendre.
« Parle-moi de tes autres voyages »
« Tu veux entendre quoi : que j’ai rencontré Froberger,
puis Louis Couperin et je dois te donner le salut de Jacques
Gallot qui t’admire toujours autant ! »
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« Parle-moi plutôt de Froberger. Qu’en as-tu pensé ? »
« Désormais nous sommes des amis, Johann Jakob et moi,
et les pièces qu’il compose pour le clavecin sont
remarquables. Il m’a demandé de jouer à Montbéliard, chez le
Comte de Wurtemberg, pour la semaine qui vient ».
François avait été peiné du décès de son vieux Maître
Ennemond, car malgré son caractère, il avait été écouté et
suivi, imité aussi. Et il y avait chez lui un désintéressement et
une indépendance qui forçaient l’admiration et le respect.
Mais François gardait de lui à la fois sa manière de jouer et de
composer qui avaient été suivie par tous ses élèves et ses
admirateurs.
« Donne-moi des nouvelles de Denis ! »
« Mon plus cher Maître et ami sur cette terre, après toi, est
parti pour l’Angleterre où il fait un triomphe dans les salons
londoniens. Mais j’ai cru entendre que tu comptais l’y
rejoindre ? »
« Oui, mon intention est de traverser la Manche, mais dès
que la paix civile sera rétablie. Ici la besogne se rétrécit
comme une peau de chagrin. Mais Marie ne pourrait pas
supporter le voyage ni le climat. Pourtant j’ai une invitation
d’une aristocrate bien en vue qui voudrait que je me produise
dans ses salons »
« Oui, je te comprends ! »
Une vague image lui parcourut l’esprit où il entraperçut le
beau sourire de Marie dans ses bras.
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« Viens dans mon salon. Regarde ce que j’ai composé en
t’attendant et dis-moi ce que tu en penses ? »
Il lui tendit les feuillets manuscrits. Charles hocha la tête
quelques instants :
« Ces modes nouveaux t’ont séduit toi-aussi d’après ce
que je vois ? »
« Oui, je m’y étais intéressé à ces nouveaux accords
chez différents auteurs, en 1631. J’en compose de plus en
plus ».
Charles sortit un luth de sa housse, l’accorda et choisit de
jouer la sarabande, comme par hasard. François lui répondit
en jouant le double.
« Ces pièces sont excellentes, je dirais même
merveilleuses. Ta sensibilité rythmique est remarquable et je
me rends compte que dans notre famille, tu es un peu à part
des autres »
« Oui et tu sais ce qu’un jour Edmond m’a envoyé en
travers de la figure : ‘Vous auriez dû être organiste avec cette
manière de ne pas vous affranchir des règles pesantes de la
musique’».
Charles en rit généreusement, puis lui posant une main sur
l’épaule :
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« Reste comme tu es, fais comme tu veux. Ce que tu
composes mérite l’admiration que je porte à ta musique et je
ne suis pas le seul. Pense plutôt au Piémont, à notre
merveilleux voyage, à nos rêves de jeunesse. »
Château d’Ennemond Gauthier à Serpaize en Dauphiné
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Chapitre 2 : Le Piémont 1622
Ce voyage à Turin, ils le firent tous les deux alors qu’ils
n’avaient que dix-huit ans. Mais c’est le Sieur Antoine de
Tourville, frère de sa mère, qui y allait pour ses affaires et à
qui ils furent confiés, qui les y emmena. Il en eut la garde et il
s’occupa d’eux. Cet homme était un gentilhomme exquis et
très averti des choses de la peinture et des arts en général.
François le rencontrait peu mais, à chaque fois, il en
gardait des trésors du savoir qui lui manquait. Et cette fois,
son oncle lui avait prédit une vendange abondante dans ces
vignes fertiles de l’Italie. Charles n’était pas en reste et
n’arrêta plus de poser mille et mille questions auxquelles
Antoine répondit patiemment et longuement.
De sorte que la route pourtant longue et rude s’écoula
comme une rivière et leurs arrêts dans les villes et les villages
étaient aussi une belle occasion pour François de s’enquérir
de la nature exacte des affaires de cet oncle inconnu mais au
demeurant bien sympathique.
Il avait remarqué qu’ils s’arrêtaient toujours dans des
auberges où ils avaient gracieusement le gîte et le couvert.
Elles faisaient toutes le relais à des charrettes au caractère
singulier. Antoine les appelait « mes paniers à salade », car,
disait-il, elles sont soumises à de forts cahots. En réalité, il
s’agissait de malles-charrettes qui transportaient des dépêches
et du courrier.
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Elles lui appartenaient et il faisait ainsi une tournée
d’inspection de ces charrettes non suspendues formées d’une
caisse en osier peinte en noir ou en vert, couverte d’une bâche
en cuir. Chacune était tirée par un cheval timonier avec un
cheval en galère pour renforcer. Un troisième cheval, porteur
celui-là d’un postillon, trottait sur le côté.
François tenait sa réponse mais il ne voyait pas en quoi ces
charrettes pouvaient considérer une source de revenus.
« Mais, cher neveu, le prix de la course me permet
d’équiper les routes de ces attelages bien particuliers et j’ai un
privilège royal pour exercer ce transport et surtout pour
acheminer des dépêches royales ou des livres de comptes des
Provinces ».
Etonnamment, il resta plus que laconique sur le sujet et ni
lui ni Charles ne crurent bon d’aller plus loin dans leur
curiosité. Ils se regardèrent et pensèrent ensemble qu’il ne
leur avait pas tout dit et qu’il gardait le meilleur pour plus
tard. Ce n’est qu’en revenant qu’il leur donna de plus amples
informations. Il leur avoua qu’il avait une mission du Roi et
qu’il revenait en croyant l’avoir accomplie. Il mit un point
final à la discussion.
Ils parlèrent alors de leur petit séjour à Turin, chez un
riche marchand italien qui les reçut comme des Princes. Il
faisait le commerce des tableaux de Maîtres Italiens et
Antoine en acheta deux, dont un qui représentait un luthiste
étonnant et inconnu d’eux.
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« On ne sait pas de qui il s’agit ! » leur dit le marchand.
Et Antoine ajouta :
« François, je t’en fais mon cadeau ! »
« Comment puis-je vous remercier, mon Oncle, je suis si
touché ! » lui dit-il en cachant sa première impression devant
ce personnage qui l’intrigua
« Qui vous l’a vendu ? » demanda François à leur hôte qui
était peu bavard.
« Oh il s’agissait d’un diplomate de sa Majesté le Roi
Charles 1° d’Angleterre »
Puis consultant son grand registre :
« Voilà son nom : Maître Nicolas Lanier. D’ailleurs il était
non seulement artiste dans la peinture des portraits, mais aussi
il chantait fort bien et il s’accompagnait au luth. Regardez ces
deux tableaux au fond de mon salon, ils sont du très célèbre
Antoine van Dyck qui a vécu et est mort près de
Londres. Il y a un portrait d’une femme inconnue qui a dû
payer de son impécuniosité, probablement, l’oubli dans lequel
elle est tombé. Puis un paysage que je ne trouve pas très
réussi. ».
Il n’en fallut pas plus à François pour que ce Nicolas lui
plaise. Il considéra qu’il lui avait fait son propre portrait car
c’était si vrai et vivant à voir, que ce personnage semblait lui
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parler. Il tenait un grand luth et en jouait. Les doigts de la
main gauche étaient très fins sur la touche et sur son bras
droit, grâce à une manche relevée au- dessus du coude, on
voyait courir ses veines et on devinait la coulée de son sang.
Puis son visage émergeait de la toile un peu sombre, grâce à
un éclairage venant de la gauche. François crut être en face de
lui-même.
Depuis, ce tableau est en face de lui lorsqu’il compose
ou bien lorsqu’il joue. Car depuis la première fois où il l’a
regardé en silence, c’est lui qui a émis les sons qui le
hantaient mystérieusement. Il voyait en lui sa propre
inspiration circuler en lui. Ensuite il n’eut de cesse de
chercher ce musicien avec qui il se serait probablement
entendu à merveille.
Avec Antoine, fort occupé par ses charrettes qu’il voulait
faire circuler jusqu’ici, ils eurent le temps d’aller écouter de
la musique, un nouvel opéra, et furent invités par le Duc de
Savoie, Charles Emmanuel, en personne. Son oncle ne le
quitta pas d’une semelle et ils s’entendirent à merveille.
Quant à Charles et François, ils n’en crurent pas leurs oreilles
tellement ce qu’ils entendirent leur parut incroyable et
extraordinaire.
Antoine les avait préparés à l’écoute de ce nouveau genre
et de cette nouvelle pratique. Lui-même n’était pas encore au
fait de tout ce qu’on pouvait en dire mais il finissait ses
phrases, invariablement par :
28
« Il suffit d’écouter, qu’avons-nous besoins d’explications
inutiles ! »
Il y avait dans l’orchestre un luthiste qui avait un
instrument inconnu d’eux. Ils purent aller s’entretenir avec
lui, car il parlait très bien français avec un accent germanique
qui se mélangeait avec l’italien, et le résultat était délicieux.
« Un théorbe » dites-vous « c’est bien ce nom que vous
donnez à cet instrument ? »
« Exactement, Signori, ou bien uno chitarone ! Ce sont
des musiciens de Padoue et de Rome qui l’ont conçu. Il est
particulièrement bien adapté pour accompagner les chanteurs.
Mais on peut aussi en jouer en solo »
Et il interpréta une pièce de sa composition, une toccata
arpéggiata, une improvisation sur des accords arpégés, qui
fut, pour eux, un véritable éblouissement.
Antoine s’approcha d’eux, attiré par la beauté de la
musique plus forte que son attachement au Duc :
« Ah je vois que vous avez fait connaissance avec le
Maître Kapsberger. Permettez-moi de vous féliciter, cher
Johannes Hieronymus, et de vous présenter mon neveu
François Dufaut et son collègue Charles Fleury, tous deux
luthistes à Paris »
« Alors il faut que je vous félicite à mon tour et que je
vous laisse un petit souvenir de l’Italie. Voici deux morceaux
29
de musique que je viens de composer pour le luth : je vous les
offre pour que vous pensiez à moi dans votre avenir de
musicien. Paris est si loin ! »
Charles et François, après avoir vu les partitions, se
regardèrent, un peu dépourvus, car la tablature utilisée ne leur
était pas familière. Mais ils remercièrent comme ils le
devaient, ce Maître prodigieux. Puis le Duc vint le féliciter à
son tour et il disparut de leur vue à jamais.
31
Chapitre 3 : double peine
Cet automne 1652 fut l’un des plus terribles pour François. Il
perdit son épouse qui mourut dans ses bras en octobre, et il
apprit que Charles était mort accidentellement en chutant
dans un escalier, et qu’il rendit l’âme dans les bras de
Froberger, chez lui, en novembre.
Il composa alors son Tombeau de Monsieur Blancrocher,
et suivirent ceux composés par Johann Jakob Froberger, par
Louis Couperin et enfin par Denis Gauthier. Un tel cercle
d’amis et de compositeurs est chose rare et pourtant Charles
ne laissait pas derrière lui, d’œuvres édités. Il était donc
destiné à l’oubli en tant que musicien, d’où il ne sortirait que
grâce à ces Tombeaux composés sur sa mort, à condition
d’être exhumés.
La perte de son ami l’accabla plus lourdement que celle de
son épouse dont il n’ignorait pas l’inclination qu’elle avait eu
pour lui. Mais avec Charles partait une partie de lui-même qui
lui était arrachée douloureusement. Il l’accepta sans pleurs ni
regrets, car devant ce double coup du destin, il fit comme il
en avait la coutume. Il se plongea dans sa composition pour
ne plus en sortir, trente-six heures s’il le fallait comme son
illustre professeur.
Mais lui il mangeait et surtout il buvait. Son vin de Loire
venait de L’Enclos qui était gentilhomme tourangeau et
propriétaire d’un vignoble. Jamais il ne commençait une
séance de composition sans boire deux gorgées de ce vin et il
32
attendait qu’il inonde son corps d’une douce chaleur, puis
qu’il envahisse son esprit d’une disposition à l’inspiration.
Plusieurs des compositeurs de Cours avaient édité des
recueils entiers de chansons à boire et il en avait un sous la
main qui réunissait des Airs de Cour et que lui avait donné
Bertrand de Bacilly qui venait chez Denis. Ils concernaient un
autre monde musical que le sien, mais il aimait les consulter.
Parfois il y avait dans les salons qui lui demandaient de jouer,
des intermèdes chantés et il entendait ces pièces avec plaisir.
L’amour et le vin y faisaient bon ménage et il avait pris
l’habitude d’y voir une alliance avec Dionysos cachant le
bout de son nez.
François n’aurait pas connu le jeune Ampélos, aimé de
Dionysos, si Charles ne lui en avait pas parlé, et dont la mort
accidentelle, selon le mythe, donna naissance à la vigne et au
vin. Depuis il pensa qu’il y avait des dieux ou des muses qui
inspiraient les poètes et les musiciens. Avec ces quelques
gouttes de vin, il en éprouvait immédiatement la présence en
lui et en constatait l’effet réel sur ses compositions. En
absorbant quelques gouttes de ce nectar, il sentait que
Dionysos prenait peut-être possession de lui et il lui
demandait de l’inspirer.
D’autres luthistes l’ont prétendu aussi. Et dans la
Rhétorique des Dieux, de Denis Gauthier, et qu’il avait sous
les yeux, il y avait une pièce intitulée Appolon Orateur avec
ce commentaire : ‘Appolon revestu de l’humanité de Gaultier
33
deploye icy tous les trésors de son bien dire et par la force de
ses charmes fait que ses auditeurs deviennent oreilles’.
D’autres pièces font référence à la mythologie, à d’autres
dieux ou déesses, comme celle intitulée ‘Diane au Bois’. Une
autre évoque Narcisse « se voyant dans le cristal liquide
d’une fontaine », de Junon la Jalouse, d’Orphée qui se plaint
de la perte de son Eurydice, et bien d’autres encore. Puis cette
phrase de Dédicasse : « Par ce discours céleste, l’Illustre
Gauthier exprime parfaitement sa reconnaissance envers les
Dieux, pour la Science dont ils l’ont douée… ».
Puis son cœur se serra à la vue des deux dernières œuvres
: Tombeau de Mr de Lenclos et La résolution des amis du Sr
de Lenclos sur sa mort, toute récente et encore fraîche dans
son esprit. Il ne put s’empêcher de les jouer céans et de revoir
ses jours passés avec cet être flamboyant et surprenant.
Là aussi, Charles avait ses lumières et il les lui avait
confiés comme des lumignons précieux posés sur sa table de
travail :
« Pour moi il y avait là un aboutissement des travaux et
des recherches de tous les luthistes de ce dernier demi-siècle.
Il y eut d’abord les grands changements venus d’Italie avec le
remplacement de la polyphonie par la monodie, car
l’utilisation de plusieurs voix rendait confuse la
compréhension des paroles, et ce rapprochement recherché
entre le texte et la mélodie individuelle donnait toute la clarté
dans ce que les paroles livraient d’une histoire enfin
34
compréhensible. Les idées des anciens Grecs avaient aussi
inspiré ce privilège de la ligne vocale et de l’intelligibilité du
texte. La musique de luth avait déjà atteint un niveau de quasi
perfection à la fin du siècle précédent, et maintenant les
possibilités humaines semblaient devoir être transcendées par
son inspiration divine ».
Pour François, son instrument lui donnait à lui tout seul
toutes les énergies dont il avait besoin en ces instants
douloureux. Par ses ressources propres et sa douceur, il était
le seul arbitre possible dans ce qui importait dans sa vie et
dans ce monde, que ce soit l’amour, la paix ou la guerre. Il
avait entre les mains l’arme absolue contre toutes les
tempêtes de l’existence, la seule qui pouvait les calmer et le
consoler.
Le luth avait lui aussi connu les bouleversements des
dernières décennies. Il arrivait pourtant d’une longue marche
triomphale et était devenu l’instrument le plus important et le
plus prisé de tous les pays de l’Occident. Plus de cent
luthistes avaient composé pour lui des pièces musicales
inspirées de danses, de chansons ou étaient de libres
conceptions qui s’étaient imposées comme des formes
définitives : le prélude, la fantaisie, le ricercare, la toccata, la
chaconne ou la passacaille. Mais il lui a fallu lui aussi se plier
au besoin de tout changer. Et même s’il en est sorti en France
quasiment indemne, les modifications qui lui ont été
apportées, ont été déterminantes. On lui a ajouté un onzième
chœur dans le registre grave et on a stabilisé son accord en ré
du mode mineur. Et c’est avec lui, que les luthistes français
35
de sa génération, ont inondé le monde de cette musique qui
allait séduire les salons parisiens, ceux de l’Angleterre et ceux
de l’Allemagne. Une musique qui n’avait pas son égal dans le
raffinement.
39
Chapitre 4 : le langage des dieux
Mais pour l’heure, François ne voulait penser plus qu’à
son départ pour l’Angleterre et, auparavant, il lui fallait faire
ses adieux aux L’Enclos père et fille. Il se fit annoncer chez
eux pour le lendemain. Il ne restait plus qu’eux avec qui il
pouvait parler un peu car il en avait grand besoin. Et puis
Ninon était son premier amour et pour lui, il n’y en avait pas
d’autre. Elle lui avait laissé une place dans son cœur même si
son corps ne lui était plus accessible depuis longtemps.
Henri était un homme turbulent, un libertin, un excellent
luthiste et un soldat rutilant. Lorsqu’il perdit sa femme en
1642, il collectionna les aventures amoureuses et une de ses
victimes, le baron Louis de Chabans réussit à le faire
emprisonner. A sa sortie de prison, il le provoqua en duel et
le tua. Il dut s’enfuir, laissant sa fille dans les difficultés. Elle
avait ouvert un salon qui attirait le beau monde de
l’aristocratie. Mais son libertinage et son athéisme affirmé
firent que les grandes dames du salon du Marais se
détournèrent d’elle.
François ne s’en éloigna jamais et ils continuèrent à jouer
ensemble dans les salons qui leur étaient encore ouverts. Ils
avaient pris leurs leçons ensemble chez les Gauthier et se
voyaient régulièrement. Charles étaient des leurs le plus
souvent. Elle se mit à collectionner les amants et certains
étaient des personnages importants de la noblesse. Elle était
d’une rare beauté mais surtout elle charmait son entourage
par sa connaissance des lettres, des sciences et des langues
40
puisqu’elle parlait l’italien et l’espagnol. Mais le coup de
grâce, elle le donnait en jouant du luth qu’elle avait maîtrisé
très tôt.
Entre eux deux, il y eut une grande amitié et ce n’est qu’à
force de la consoler de ses déboires amoureux et de ses peines
de cœurs que François devint son confident puis un de ses
amants. Mais elle le traitait autrement, comme un recours, et
il n’avait pas grand-chose à en attendre d’autre. Pourtant,
avec elle, il avait connu une femme du monde mais aussi une
vraie femme, comme il aurait rêvé d’en avoir une pour lui
tout seul. Mais elle lui était aussi inaccessible lors de ses
multiples liaisons qu’elle lui était toute offerte dans ses
moments de chagrin.
Avec elle, il avait appris à connaître plusieurs femmes car
elle était une et multiple à la fois, affirmée et changeante en
permanence, épicurienne et déterminée. Elle aimait souvent
accompagner au luth des danseurs ou des danseuses. Mais lui,
il se délectait à regarder la grâce qu’une femme peut exprimer
grâce à la musique.
Lorsqu’il rentrait au petit matin et qu’il voyait sa chère
épouse, il revenait dans la réalité la plus froide et la plus
conventionnelle. Il l’avait épousé parce qu’il lui fallait
s’établir, mais, très vite, il avait compris qu’une simple
tendresse entre eux, un réel attachement même, allaient
remplacer une passion qui ne venait pas et qu’ils
remplacèrent l’un et l’autre par ce que la vie pouvait leur
offrir.
41
Le monde de la musique était son monde à lui. Dans son
esprit, les choses avaient beaucoup évolué. Maintenant il
pensait que la musique, leur musique à eux, la famille des
luthistes, était un langage qui venait d’ailleurs. Puis en
regardant de plus près Ninon, il changea la vision qu’il en
avait. Auparavant, elle avait tout d’un ange. Mais cette image
était peut-être flatteuse mais elle était trop sage et un peu
conventionnelle.
Non, Ninon n’était plus cela. Mais alors qui était-elle alors
devenue ? Une déesse peut-être ? Ces femmes ont des corps
magnifiques, des visages parfaits, toujours jeunes, des
sentiments absolus, des désirs fous. Sont-elles encore des
êtres humains ? Et quel langage utilisent-elles ? Pour les
dieux, c’est la même chose.
Aussi François n’avait pas été surpris lorsqu’il lut le titre
du recueil de Denis Gauthier, la Rhétorique des Dieux. Il
avait lu auparavant les Trésors d’Orphée d’Antoine
Francisque, le luthiste de la Maison de Condé, puis le Secret
des Muses de Nicolas Vallet, ce luthiste picard qui avait dû
immigrer à Amsterdam à cause de sa foi protestante.
Constantin Huygens, un savant reconnu dans le monde des
sciences, le fils de Christian, et qui avait beaucoup voyagé,
savait qu’en Italie, après la peinture et la sculpture, c’était au
tour de la musique. Ses yeux brillaient de parler des déesses
et les dieux chantant des œuvres nouvelles et extraordinaires,
que ce soit l’Eurydice de Péri ou l’Orphée de Monteverdi qui
ont ouvert toute grande, la porte des salons et des théâtres aux
42
œuvres nombreuses qui ont suivi. Sous feu le Roi Louis XIII,
les Airs de Pierre Guédron, d’Antoine Boësset son gendre ou
d’Etienne Moulinié, n’ont cessé de faire chanter à la Cour, les
dieux de l’Olympe.
Il avait conclu ainsi : « Oui, le langage des dieux jaillissait
en fontaines majestueuses sous les doigts des luthistes
français et dans les gorges de ces chanteurs, depuis plusieurs
décennies. Tous étaient inspirés par eux. Ces dieux qui leur
venaient de la Grèce antique, leur demandaient leur propre
résurrection sur cette terre et, ainsi, une nouvelle musique
était née ».
44
Chapitre 5 : La volupté prisée
François n’aurait jamais voulu être peint avec son luth, en
train de jouer comme lui avait proposé un peintre de la Cour.
Alors que l’idée qu’un son puisse sortir d’un portrait lui
semblait non seulement impossible, mais dangereuse.
Combien d’illusions en sont nés et si l’on y voit surtout une
déclaration quelle qu’elle soit, c’est une erreur grave de
penser qu’elle ennoblit celui qui regarde, car ce qu’il croit
entendre le dépasse et le trompe.
Il avait plusieurs tableaux sur ce thème mais ils lui avaient
été offerts par ses amis, dont un qui lui plaisait beaucoup et
qui était l’autoportrait de Nicolas. Mais il était le seul. A la
bonne heure, ils ne concernaient que des portraits féminins
pour la plupart, souvent dénudées de dos, et richement
habillées de face. Il les regardait et effectivement, s’il restait
planté devant pendant quelques minutes, ses oreilles
émettaient des sons.
Mais il n’y voyait que le résultat d’une volonté de séduire,
et ces femmes étaient plutôt des courtisanes que des
musiciennes. Oui, bien sûr, il pensait aussi à une Vénus ou à
une Muse ainsi représentées. Mais la réaction qu’il éprouvait
ressemblait plus à celle d’un désir amoureux et là encore il
savait que lui aussi, en tant que musicien, il était un enfant de
Vénus.
45
Il l’était doublement quand il jouait du luth, car depuis
plus d’un siècle cet instrument caractérisait l’amour profane.
Il marquait une certaine invite amoureuse, il représentait la
volupté avec ces jeunes garçons, cette jeunesse qui semblait
être éternelle, les excès de tous genres, les désirs les plus
délicieux, le printemps dans le monde, et ces femmes qui
cachaient bien leur mystère…
Entre le vice et la vertu, le luth venait un peu non pas
mettre de l’ordre, mais exprimer qu’en musique il y avait
aussi du bon et du mauvais. Mais que lui n’échappait pas à
cette équivoque de la sensualité que le luth suggérait par sa
forme, sa tenue et le velouté de ses matériaux et de sa facture.
Il souffrait de voir souvent sur les visages des luthistes
représentés, des traces manifestes d’une intempérance
excessive et surtout d’une grâce pernicieuse d’un visage
efféminé. Cette allure galante et provocante parfois, le gênait
au plus haut point. Et l’accoutrement de certains le faisait
sourire de pitié.
Non, décidément il se sentait beaucoup plus être le peintre
qu’il n’était le modèle. Véritable autre lui-même, son luth
était à la fois son confident et son messager. Combien de fois
son luth n’a-t-il été que son seul recours, son unique moyen
d’exprimer sa désolation, sa peine, ses plaintes ou sa
consolation. Il était son intimité même, son inspiration
amoureuse et l’expression de ses sentiments.
46
Constantin lui avait expliqué que depuis des siècles, par la
merveilleuse polyphonie, les anges s’étaient emparés de la
musique. Le luth de ces trois Orphées qu’étaient Marco dal
Aquila le Vénitien, Albert de Ripe de Mantoue et luthiste de
François 1° et enfin Francesco da Milano celui des Papes
Médicis, le luth avait conquis le monde de l’Occident.
Jusqu’à ce que les grands bouleversements arrivent dans la
musique à la fin du siècle dernier, en effaçant la plupart des
anciennes règles, notamment à la suite des ouvrages sur la
pensée musicale écrits par Zarlino en 1558 et Lippius en
1612.
Désormais les dissonances ne provenaient plus seulement des
intervalles entre deux notes mais elles sont utilisées en regard
avec des accords composés de plusieurs notes et utilisées
beaucoup plus fréquemment au gré des musiciens qui jouaient
et composaient des pièces aussi bien pour les instruments
seuls que pour les voix.
Le luth, cet instrument des hommes devint celui de Dieu et
qui, déjà, était celui des dieux. Car la plénitude de l’harmonie
des sphères lui était confiée, puis elle devint l’expression de
la beauté et du mystère des dieux. Avec ses amis luthistes, il
leur fallut monter jusqu’au sommet de l’Olympe. Ils en
ramenèrent tous des Allemandes, des Sarabandes, des
Préludes, des Courantes, des Gigues, des Canaris, des
Chaconnes ou des Passacailles, et bien d’autres trésors
d’Orphée.
47
La musique se mit à exprimer alors ce que les mots ne
savent pas dire. En ce sens, ils voyaient qu’elle n’était pas
très humaine et surpassait le monde des humains. Il en avait
beaucoup parlé avec Charles Fleury et étaient tombé en
accord sur ce point. L’un et l’autre sentaient jaillir sous leurs
doigts une étrange source qui leur murmurait des sonorités
nouvelles et des accords étranges.
Mais ce qui les troublait le plus était cette lumière obscure,
cette brume lumineuse aussi, enfin cette opposition entre la
clarté et la nuit. Il leur fallut chercher, toujours chercher car
ils entraient dans un monde inconnu précédemment des
hommes. Ils avancèrent donc dans la pénombre et sur des
sentiers incertains.
49
Chapitre 6 : la nouvelle pratique
Chacun à son tour se posait la même question :
« Qu’est-ce qui nous avait poussés tous à abandonner
l’ancienne pratique de la musique de luth, faîte d’ordre, de
clarté, de beauté formelle et d’équilibre ».
Jamais la musique n’avait été aussi remplie d’une
plénitude absolue. Et le luth, avec désormais ses dix rangs de
cordes, avait atteint sa maturité.
Ennemond Gauthier lui avait dit un jour qu’il avait connu
ce crépuscule en prenant des leçons avec René Mézangeau,
pour qui il a écrit le premier Tombeau connu à ce jour, et il
avait alors vécu ce passage. Il en a été l’artisan principal dans
le Royaume de France. Ennemond lui avait demandé :
« Mais qu’est-ce qui vous a animé et quelles ont été vos
prémonitions ? ».
Curieusement, René Mézangeau était désemparé et un peu
démuni :
« Est-ce que c’était l’air du temps ou un impérieux désir
auquel j’obéissais aveuglément ? Car devant moi, il n’y avait
rien, que de la nuée et peut-être une impression du néant ».
50
Lui et ses élèves, ils se sont aussi jetés dans le vide. Il les a
entraînés avec lui.
« Pourquoi avez-vous tous choisi la proie pour l’ombre ?
Qu’est-ce qui vous a fait vous détourner des pratiques
anciennes qui vous avaient été enseignées ? » leur avait-il
demandé à la fin d’une de ses leçons.
Tous lui ont fait confiance et ont marché vers le précipice
et ils ont obéi eux-aussi à leur intuition. Celle qu’Ennemond
et Denis Gauthier avaient raison, mais ces questions ils les
avaient tous en têtes. François aussi, il se souvient de ses
réticences parfois de son entêtement à suivre les anciennes
règles. Mais il était moins téméraire que ses amis et ils les
laissaient s’éloigner.
Lui, il avait ses principes et il se sentait plus en sécurité de
ne pas changer du tout au tout, par appréhension et par
insuffisance, au grand dam d’Edmond qui le lui reprochait
souvent. Mais il était certain qu’il les rejoindrait un jour ou
l’autre.
François restait fidèle à sa musique à lui et en écoutant les
autres, il se sentait dans la même veine créatrice et pas
vraiment éloigné d’eux. Il leur disait pour garder toute leur
amitié qu’il ne pouvait pas abandonner complètement
certaines règles qu’on lui avait enseignées et qu’il restait
fidèle à une certaine rationalité. Il évaluait bien l’intérêt de la
nouveauté de ce nouveau style luté, avec ses accords brisés,
et il voyait toute l’attention et l’écoute des clavecinistes,
51
notamment Champion de Chambonnières et ses élèves, puis
Nicolas Lebègue, qui s’en étaient largement inspiré.
Il leur disait aussi qu’un reste de l’ancienne pratique
n’était pas excessive et que même si elle était plus forte chez
lui que chez la plupart de ses amis luthistes, elle lui permettait
de garder un peu de l’équilibre dont il avait besoin. Et jamais
il n’a regretté que ses œuvres aient été remarquées par
d’autres musiciens, des allemands qu’il a rencontrés, comme
le luthiste Esaias Reusner, de nombreux clavecinistes, et
Constantin Huygens qu’il avait rencontré chez Ninon et cette
rencontre unique avec Nicolas Lanier, un musicien chanteur
et luthiste anglais d’origine française.
Mais tout cela le laissait indifférent, car sa grande fierté
était d’avoir atteint un but inespéré qu’il avait pu ainsi définir
un jour à Charles :
« Désormais lorsque je commence à composer une pièce
quelle qu’elle soit, les premières notes me sont données par
les dieux ».
53
Chapitre 7 : en Angleterre
Après la Révolution et la disparition de Cromwell, la
Restauration de la monarchie en Angleterre attira de
nombreux artistes à la Cour d’Angleterre. Pendant plus de
vingt ans, la musique l’avait désertée et les musiciens
s’étaient exilés qui en France, qui en Hollande ou en Italie.
En France, par contre, le luth commença à passer de mode.
D’un autre côté, des musiciens anglais vinrent en France à
la demande du Roi Charles II. Il en envoya aussi en Italie et
ils revinrent tous en faisant l’éloge de ce qu’ils avaient vu et
entendu. Constantin Huygens fut de passage chez François, et
il était accompagné par Nicholas Lanier, qu’il hébergeait chez
lui aux Pays-Bas pendant le Commonwealth, cette République
proclamée en 1649 par ce cher Oliver Cromwell, jusqu’en
1660. Cette visite fut inespérée pour lui.
Lorsqu’il fut devant son portrait, il le montra du doigt :
« Vous êtes allé en Italie, vous aussi, comme je le vois ? »
Ils rirent ensemble et déjà se considérèrent comme deux
amis. Puis, après le repas, Nicholas leur interpréta une de ses
dernières compositions. Il chantait en s’accompagnant au luth
et cette pièce intitulée Mark how the blushful morn les
enchanta.
54
François à son tour joua une suite et, en souvenir de leur
ami Charles, il choisit celle qu’il lui avait dédiée. Nicholas
l’écouta attentivement et lui avoua ensuite que cette musique,
bien qu’étrangère à son art, lui plaisait beaucoup. Il s’enquit
sur la façon d’accorder ce luth qui sonnait bien différemment
du sien et François lui proposa de l’essayer.
Avant de partir, Nicholas invita François chez lui :
« Je veux votre promesse que dès que vous mettrez un
pied sur le sol de l’Angleterre, vous vous dirigerez droit dans
ma maison ! »
« Je vous le promet Nicholas et vous dit à bientôt ! »
« Oui, à bientôt ! ».
Et il lui donna une accolade appuyée qui surprit François.
Cet homme était plus âgé que lui mais il était resté
étonnamment jeune de caractère et de traits. Il était
somptueusement habillé mais sa charge de Master of the
King’s Music devait le lui imposer.
« Nicholas, de mon côté je compte que vous me donnerez
votre secret, la formule de votre jouvence qui vous a permis
de rester aussi vrai que votre portrait ! »
« Je vous le promet. Mais ma mémoire me faisant souvent
défaut, il faudra que votre présence me la réveille ! ».
Et il partit en lui laissant deux ou trois partitions qu’il
venait d’écrire.
55
Désormais il brulait de quitter le Royaume de France. Il
partit un beau jour de mai 1660 après avoir vendu tous ses
biens et fait ses adieux à ses amis. Il n’avait pas d’enfant et sa
famille s’était éloignée. Il n’eut donc pas à se retourner et s’il
le fit une fois, c’était pour dire adieu à ses souvenirs de sa vie
passée dans cette ville et dans ce pays.
La traversée de la Manche lui donna la même impression
que le franchissement des montagnes alpines pour se rendre
en Italie. Une porte lourde se refermait derrière lui pour lui
faire oublier des bruits familiers et aimés. Puis une main
amicale se tendait et elle se rapprochait de lui sans qu’il
puisse encore la saisir aussi promptement qu’il l’aurait
souhaité.
On lui demanda de jouer presque sans qu’il ait le temps de
souffler, de s’habituer aussi à cette société nouvelle qu’il
découvrait et qui, dans l’ensemble, lui accordait sa
considération. Ennemond avait laissé un souvenir
impérissable en jouant devant feu le Roi Charles 1° et
l’insistance généreuse du duc de Buckingham, à l’époque,
avait fait grande impression. Puis d’autres luthistes français
sont venus jouer ici, dans les salons de Londres, Jacques
Gaultier, Robert Ballard, Jean Mercure, Guillaume Teyssier
et Denis Gauthier.
Le luth se taisait désormais en Angleterre après avoir été
l’un des instruments les plus glorieux et les plus prisé, avec
une école brillante de luthistes royaux et de musiciens
remarquables comme John Dowland. La viole l’avait
56
remplacé brillamment puisque l’Angleterre était devenue la
Patrie nourricière à la fois des apprentis joueurs de viole,
mais aussi des musiciens français qui avaient besoin de se
perfectionner dans cet art si noble qu’était le jeu de la viole.
Mais lorsque les Anglais entendirent à nouveau cette sonorité
si proche encore dans leur mémoire, ils l’accueillirent
généreusement. Et les nouveautés qu’apportaient les luthistes
français, les comblaient d’admiration.
François tint sa promesse et se présenta très tôt après son
arrivée, chez Nicholas Lanier. Mais ce dernier était en voyage
en Italie, de nouveau. Alors, il se rendit chez sa protectrice
qui l’avait accueilli dans sa grande demeure. Surtout il se
trouva affreusement seul. Il avait tout perdu : sa femme, ses
amis, son pays, et un parfum propre à ce dont il était habitué,
indéfinissable mais essentiel.
Dans les jours qui suivirent, il essaya de rencontrer des
gens comme lui, des français, mais surtout des luthistes. Il put
s’entretenir avec Jacques GAUTHIER qui ne lui parut pas
très sympathique ni vraiment fréquentable. Il avait fui la
France à la suite d’un duel et était devenu le protégé de
Georges Villiers, lui-même favori du Roi Jacques I°
d’Angleterre, puis il s’était réfugié dans les Provinces Unies
de Hollande à la suite de son emprisonnement en Angleterre
suite à une plainte en diffamation, et il était revenu en
Angleterre et fréquentait Constantin Huygens.
Ensuite, François se rendit chez Thomas MACE qui lui
avait été vivement recommandé et qui était très instruit dans
57
la musique de luth mais il ne lui parla que de ses recherches
sur le luth et il n’avait pas envie de l’entendre. A son âge il
cherchait plus à découvrir qu’à apprendre.
Enfin il croisa dans un salon Charles DUPRE et ils eurent
un peu de temps pour s’entretenir. Il lui plut immédiatement
car il était jeune et très aimable, mais surtout il ressemblait à
Charles FLEURY et François en fut très ému. Ce jeune
homme était d’une famille de musiciens et il était passionné
par ce qu’il faisait. Il était aussi très surprenant :
« Regardez, Monsieur, regardez le ciel et dites-moi les
couleurs que vous y voyez ? » François leva les yeux :
« Oh du gris, parfois du blanc ! »
« Non, Monsieur, je vous prie, regardez mieux ! »
François fronça le sourcil :
« Eh bien en regardant mieux, je vois du rose, un peu de
vert et aussi du jaune ! »
« A la bonne heure, vous venez de me donner les couleurs
qu’il me fallait »
« Parce qu’aussi vous peignez ? »
Charles remua la tête de découragement et voulut
s’éloigner.
58
« Non, Monsieur, non ne me laissez pas seul. Dites-moi
que ces couleurs qui sont miennes aussi peuvent nous aider
dans notre musique ? »
« Mais oui, vous brûlez, c’est ainsi que nous pouvons
vivre dans notre art. Vous avez composé des pièces si belles !
J’en connais quelques-unes et elles m’en ont fait voir de
toutes les couleurs ! »
Ils éclatèrent de rire.
Pendant toute la soirée ils furent inséparables et François
put enfin ouvrir son âme et son cœur. Il lui parla comme à lui-
même.
« Monsieur, j’ai espéré en vous rencontrant, pouvoir parler
avec quelqu’un qui peut m’entendre, mais vraiment ! »
« Je suis si jeune ! »
« Dites-le que je pourrais être votre père ou votre oncle ? »
« Vous n’imaginez quel plaisir et quel honneur ce serait
pour moi ! »
« Ne croyez pas ça. Vous déchanteriez. Si je suis venu en
Angleterre c’est pour fuir le néant, celui qui se prépare, celui
qui va tout effacer. Je n’ai jamais eu d’enfant et je ne saurai
être un père. Tout juste une ombre, un voile aussi car j’aime
ne pas être en vue »
59
« Et moi j’ai envie de vous ôter ce masque, mais avant il
faudrait que je puisse faire tomber le mien. Je n’y suis jamais
arrivé ! »
« On n’y arrive rarement tout seul et en ce qui me concerne,
je compte sur vous. Promis ? » François lui tendit la main :
« Promis, à vos risques et périls ! »
Stella Jacques, Sainte Cécile 1596-1657
60
Chapitre 8 : le Tombeau de Dufaut :
La lumière blanche de ce matin de septembre réveilla
François. L’été avait rangé ses couleurs chaudes et pesantes.
Il avait toujours préféré celles de l’automne et sa musique
était aussi beignée dans cette onde douce et paisible. Et, en
attendant Charles, il pensait à son ami Nicholas qui n’avait
toujours pas annoncé son retour.
Charles fit irruption dans sa chambre et se lança sur le lit à
ses côtés :
« Regardez ce que je vous apporte : vous allez en rire ! »
« De quoi s’agit-il ? »
« D’un cadeau ! »
« Posthume à ce que je vois : un Tombeau, comme vous y
allez !»
« Et cela ne vous effraie pas plus, ne vous fâche pas
contre moi ? »
« Il y a des cadeaux qui sont des poisons parce qu’ils
donnent la mort, mais pas le vôtre. Je dirais même qu’il me
redonne la vie, une vie que je vais perdre, certes, mais aussi
une vie que j’ai perdue en partie »
« Comment ça, que vous avez perdue en partie ? »
61
Et François lui ouvrit son âme et lui parla de cette
impression douloureuse qu’il avait ressenti dans les années
qui ont suivi le décès de sa chère Marie :
« Oh je le savais qu’elle me trompait, et avec mon meilleur
ami, de plus ! Mais non, mon chagrin n’était pas là. Il était
dans ce crépuscule que je voyais approcher lentement et dans
le quel notre musique entrait inexorablement. Et moi aussi,
voyez-vous, j’avançais sur un sol mouvant et de plus en plus
ténébreux. Notre instrument était démodé et la foule n’en
voulait plus »
« Uniquement la foule, mais il vous restait les amateurs de
belle musique et les salons de Paris ? »
« Hélas, il nous aurait fallu choisir d’entrer dans le style
concertant. Involontairement et par notre tradition, nous nous
somme écartés des autres musiciens, clavecinistes et joueurs
de viole. La lecture de nos tablatures, si pratique et si
complète pour nous, rendait difficile l’association avec
d’autres instruments »
« Mais vous avez eu Périne, ce musicien qui a cru
démontrer que c’était chose faisable de jouer sur des portées
en notes plutôt que sur des tablatures ? »
« Oui, et mon collègue Jacques Gallot avec ses pièces de
caractères très à la mode et mon ami le chanteur Bertand de
Bacilly qui continua à s’accompagner au luth plutôt qu’au
clavecin, car disait-il, il pouvait faire chanter les cordes »
62
« Alors pourquoi ce regret que je crois lire sur votre
visage ? »
« Nous avons vécu notre temps, comme nos prédécesseurs
ont vu les choses se bouleverser. Maintenant, notre tour est
arrivé et il faut en tirer la leçon ! »
« Voilà la raison de votre trouble devant mon Tombeau ! »
« Oui et vous avez bien senti les choses ! »
« Aurais-je droit à votre pardon ? »
« Quel sot vous êtes et ne changez pas vos manières : ainsi
vous me plaisez et vous me consolez. Votre jeunesse vous
enseigne-telle le chemin que vous allez prendre ? »
« Elle me dit deux choses : la première qu’il me faut partir
en voyage dans les pays qui n’ont pas connu votre musique »
« La nôtre, Charles, la nôtre ! Et la seconde ? »
« Je veux partir avec vous, François, car je ne supporte pas
la solitude »
« Eh bien mariez-vous ! »
« Mais j’aurais un fil à la patte, peut-être même un boulet
plutôt à traîner ! »
« Comme vous y allez, mon pauvre Charles. J’ai trop
entendu ce genre de sornette ! »
63
« Vous n’aimez peut-être pas voyager ? »
« Je ne désire plus que cela et j’espérais que vous me le
proposez. Mais si vous ne voulez pas, moi, j’aime la solitude
et je sais me faire des amis ! »
Charles le regarda et aurait voulu lui sauter dessus comme
il le faisait avec ses frères quand ils le taquinaient. François
s’en aperçut et lui murmura :
« Eh bien qu’est-ce que vous attendez ! »
Devant la paralysie de Charles, c’est lui qui se retourna sur
lui pour le maîtriser :
« Maintenant que vous êtes à ma merci, écoutez-moi bien :
j’exige que vous m’accompagniez et si vous n’acceptez pas
séant, je vous fais subir les derniers outrages ! »
Charles éclata d’un rire enfantin :
« Que je suis heureux, vous ne pouvez pas savoir. Mes
parents refusent que je parte seul et si je leur dis que vous
allez m’accompagner, ils vont être ravis de me voir partir ! »
« Mais savez-vous que ce que vous me dites ne me
rassure pas du tout ! ».
François lâcha prise et s’allongea à côté de ce jeune corps
plein de vie.
« Puis-je vous faire une confidence, Charles ? »
64
« A moi, vous en êtes sûr ? »
« Oui car il me faut un être comme vous pour vous parler
d’un autre être comme vous » « Je tremble d’impatience
d’entendre mes quatre vérités ! Je suis tout ouï ! »
« Je voudrais vous parler un peu de feu mon ami Charles
Fleury »
« Celui qui vous a déshonoré ? »
« Non, car ce qu’il a fait, il l’a fait pour moi, avec mon
consentement ! »
« A ce point ? Est-ce possible ? »
« Si vous dites encore un mot, je mets ma promesse à
l’exécution ! »
« Qui vous dit que je m’en plaindrai à mes parents ? »
« Charles, je sais qu’il n’y a qu’à vous avec qui je peux je
peux le dire. Laissons les choses sans importance et parlons,
si vous voulez bien ! »
« Avec vous je n’arrive pas à tenir mon sérieux. J’ai envie
d’être fou, de refaire le monde et de mener une vie trépidante,
vivre ! Vous voulez me donner une dernière preuve de votre
attachement pour moi ?»
« Voulez-vous que je vous en donne ma première preuve,
le voulez-vous ? »
65
Lorsqu’il sentit que Charles en était capable, il lui
demanda de prendre la place, pendant quelques instants, de
son ami disparu.
« Vous n’êtes plus Dupré, mais Fleury, mais vous restez
Charles. Vous étiez ce qu’on appelle un libertin mais qui était
capable parfois d’une rigueur dans sa vie. Tout le contraire du
Dupré que je connais bien. »
« Pas si bien que cela ! »
« Je ne veux pas être indiscret. Mais moi j’étais comme
vous et je ne connaissais rien de la liberté des meurs à Paris
et, instinctivement, je m’éloignais des personnages troubles
qui me mettaient mal à l’aise ».
Charles se laissa emmener dans ce voyage dans la vie d’un
autre car il affectionnait ce qui comblait ses désirs et lui
faisait oublier ses chagrins. Il écoutait et il changea de peau :
« Avec lui, je n’éprouvais ni gêne ni retenu. Lui non plus
et on se parlait de tout. Nous étions dans la force de nos âges
et nous jardinions, nous charpentions et nous chassions.
Lorsque les chaleurs de l’été nous accablaient, nous nous
jetions nus dans un étang et ensuite nous restions étendus
comme ça, sur l’herbe. »
« Vous parliez littérature plus que de musique, je me
connais ! »
Cet air narquois plût à François et l’aida à entrer plus loin
dans la confidence.
66
« Exactement, car vous étiez très cultivé dans cette
spécialité comme si vous aviez dévoré tous les livres de la
bibliothèque de votre père ! »
« Et devant les grandes questions de la vie, je puisais dans
mes lectures ! »
« Oui et vous connaissiez le latin et un peu le grec. Pas
moi ! »
« Personne n’est parfait ! »
« Son écrivain préféré était Michel de Montaigne qu’il
connaissait par cœur. Voyant mon ignorance, il m’avait offert
un exemplaire des Essais dont l’impression venait d’être
réalisé : une folie ! »
« J’avais compris quelle médecine il vous fallait ! »
« J’en ai eu les larmes aux yeux ! »
« Vous m’avez dit : mais vous êtes fou, vous allez vous
ruiner ! Et je vous ai répondu : vous aurez ainsi un souvenir
de mon amitié à chaque fois que vous ouvrirez ce livre ».
François se retourna vers lui, avec une envie de rire :
« Puis je moi-même poser mes questions ? »
« Je vous aide au cas où votre mémoire vous trahisse ! »
« On n’est jamais trahi par soi-même, trompé peut-être ! »
67
« Par d’autres aussi ! »
« Pas par vous, non, car mon épouse vous aimait et elle se
refusait à moi ! »
« Et nous étions inséparables. »
« Nous le sommes devenus »
« Oui, nous le sommes devenus ».
« Vous m’avez dit un jour que votre cœur ne peut que
sommeiller ou s’enflammer »
« Il n’a pas changer ! »
« Restez dans votre rôle je vous prie ! »
« Mon cœur est constamment enflammé actuellement.
Mais pour des chimères, des sons, des fantômes, des visages
disparus et des déesses ! »
« Il est si difficile d’être un autre ? »
« Non, il l’est d’être soi-même. Moi aussi j’ai aimé !»
« Personne n’est irremplaçable ! »
« Vous le croyez vraiment ? »
« Non, non...Je ne sais pourquoi je vous l’ai dit ! »
68
« François, j’ai appris auprès de vous que l’amitié peut
être supérieure à l’amour, ou peut s’unir à lui pour ne faire
plus qu’un ! »
« Que me dites-vous là ? L’amour se fait aussi avec le
corps autant qu’avec l’âme. Point l’amitié »
« Voilà pourquoi l’amitié lui est supérieure ! »
« Il ne s’agit que d’une parole de musicien ! »
« Ne croyez pas qu’en amitié le corps soit inactif, en tous
cas pas le mien ! »
« Enfin de quoi parlez-vous, Charles ? »
« Je crois que par l’amitié, Dieu nous inspire la fraternité
ici-bas, une fraternité illusoire car trop exigeante » «
Encore plus difficile à atteindre que le grand amour ! »
« Pourquoi l’amour serait-il la seule voie vers l’absolue.
Vous le dites vous-même, il passe par le corps ? Comment
peut-il alors y prétendre ?»
« On voit bien que vous n’avez jamais aimé ! »
« Vous osez dire cela à votre ami ? »
François le regarda intensément :
69
« Votre perte m’a déchiré le cœur et pourtant vous n’étiez
que mon ami ! »
« Vous avez perdu aussi votre femme ? »
« Oui, mais l’amour avait perdu la part de l’amitié et le
corps n’a pas ce genre d’appétit ! »
« Le vôtre ! »
« Vous pleurez ? »
« Non j’entends votre Tombeau ! »
« En suis-je digne, de mon vivant ? »
« Mais qui est capable d’aimer alors ? »
« Je n’ai plus que de l’espérance ! »
« Moi, je n’ai que de l’espoir ! »
« Attendez, seul le temps nous trompe sur l’éternité ! »
Ils prient chacun leur luth et jouèrent ensemble. Ils étaient
sûrs qu’ainsi ils allaient pouvoir exprimer l’indicible.
François n’osa pas avouer qu’à chaque fois qu’il jouait,
depuis leur séparation d’avec Charles Fleury, il sentait tout
près de lui un souffle, une respiration légère, une présence à
peine perceptible. Il ne dit pas non plus qu’en cet instant, ce
n’était plus un fantôme qui le hantait mais un ange qui passait
dans sa vie.
« Qu’avons-nous besoin de trop aimer, Charles ? On se
fait plus de mal que l’on soigne nos creux, nos failles, nos
espoirs ? » « Oui François, mais ce n’est pas un besoin
uniquement.
70
Avons-nous le choix ? »
« Non, vous avez raison. Alors, au plaisir de Dieu ! »
Caravage : Joueur de luth
71
Chapitre 9 : la musique est devant nous :
Depuis quatre jours, la pluie ne cessait de tomber,
finement, lentement et semblait vouloir s’emparer des êtres et
du monde qui les entourait. La vue sur les parcs et sur les
palais était obscurcie et, parfois, pendant une fraction de
seconde, un rayon de soleil transperçait l’épais brouillard,
comme pour redonner un espoir, un sourire ou une vague
nostalgie dans le regard des passants. Charles et François se
rendaient chez Nicholas Lanier et François avait envie de
narguer son jeune ami :
« Si vous l’aviez connu, il vous l’aurait dit »
« Quoi, que l’amour est une tromperie ? »
« Non, qu’il est un tyran. Si vous aviez vu Ennemond à la
fin de sa vie, aux prises avec, d’un côté sa servante Benoitte
Cousin, qui lui avait peut-être accordée ses faveurs et qui se
comportait comme sa maîtresse impérieuse pour s’approprier
ses biens, et de l’autre son frère Guy et son neveu qui l’ont
hébergé quand il a été en disgrâce et soigné de ses maladies.
Mettez-vous à sa place et dites-moi, allez-dites-moi pendant
que nous marchons ! »
« En réalité vous voulez me faire dire ce que vous ne voulez
pas avouer. Soit par respect pour votre Maître, soit par dépit !
»
« Choisissez mais répondez-moi ! »
72
« Je dirais que c’est par respect car je vous connais trop
bien. Le dépit serait du temps et des forces perdus, et vous
n’en avez pas à perdre. De ce côté, je vous ressemble »
« Et dans ce cas ? »
« Ce cas est le pire, voyez-vous. Cela prouve votre
assujétissement, alors que la rancœur du dépit vous aurait
libéré ! »
« Ce n’est pas faux. Mais vous n’êtes pas dans le vrai.
Oui je dois beaucoup à mon Maître et pourtant je ne lui ai pas
composé de Tombeau, même pas de son vivant. Oui je lui en
veux de m’avoir traité durement comme il l’a fait, de m’avoir
humilié aux oreilles de mes amis. Alors que le centre de ces
deux sentiments contradictoires, est l’indifférence qui pèse en
moi. Ils s’annulent l’un l’autre, au fond ! »
« Bien joué François, je vous découvre fin parieur. Je
l’avoue, j’ai perdu. Mais à ce jeu, il s’agissait de gagner votre
estime, et je l’ai perdu ! »
« Non Charles, vous m’avez estimé au-delà de ma valeur
réelle. Je vous en remercie et je regrette de vous décevoir.
Mais Ennemond sera celui qui nous a tous fait prendre un
chemin mystérieux, ou la lumière et l’ombre nous ont éblouis.
Il sera reconnu et considéré pour cette tâche. »
73
« Vous et ses autres disciples, vous êtes la preuve vivante
qu’il a été suivi, bien suivi. L’œuvre s’est réalisée et elle a été
appréciée. »
« J’espère que Nicholas pourra nous recevoir, nous
arrivons ! »
« Vous me surprenez en vous intéressant à ce qui vous est
étranger »
« Non, vous verrez, il peut nous surprendre lui aussi ! ».
Ils entrèrent dans sa grande demeure et on les introduisit
dans une pièce richement meublée.
« Oh, belle surprise et grande journée ! Mon ami François
est venu jusqu’à moi ! »
« Heureuse matinée aussi pour nous, cher Nicholas. Je
vous présente mon collègue luthiste, Charles Dupré ».
« Soyez les bienvenus. Mais venez avec moi, j’ai des
surprises pour vous ».
Ils entrèrent dans un grand salon et il y avait deux tableaux
posés sur les fauteuils :
« Ils arrivent fraîchement d’Italie. L’un est de Caravaggio,
un peintre extraordinaire : il s’agit du Souper d’Emmaüs.
L’autre est de Giovanni Bellini : le Sang du Rédempteur.
Admirez avant que je vous montre quelque chose de
74
prodigieux. Que dis-je, que je vous fasse entendre la
merveille des merveilles ! ».
Une troisième pièce, plus petite s’ouvrit à eux, un salon
de musique, très encombré. Nicholas saisit son luth et ouvrit
sur sa table en lutrin, une double feuille. Il joua un accord et
chanta un air. Puis il s’arrêta et, les yeux brillants, il s’écria :
« Je rapporte le secret, mes amis. N’oubliez jamais que la
musique est devant nous, elle nous attend là où on ne l’attend
pas. Elle frappe, elle nous frappe chaque fois que nous
avançons vers elle. Regardez ces notes et cet air. Les Italiens
ont découvert la monodie accompagnée comme ils
l’appellent. Un prodige, que dis-je, un miracle. Déjà chez
nous les esprits des musiciens se sont emparés de ces
nouveautés et travaillent à bâtir des spectacles avec elle. Nos
masques sont transformés et prennent une autre dimension.
Le Siège de Rhodes va sortir incessamment sur la scène et
vous allez assister à ce qu’il y a de plus beau. Mon ami
William Davenant y travaille énergiquement et je dois le
rejoindre ».
François et Charles se regardèrent et hochèrent de la tête
pour dire leur émerveillement qui aurait pu être plus vif.
« Vous n’êtes pas conquis, peut-être. Soyez le, je vous en
conjure car vous allez assister à quelque chose de nouveau
dans notre pays. Après la France où j’ai pu entendre de
nouvelles instrumentations, et notre Roi vient d’y envoyer le
jeune Pelham Humphrey pour calmer ses ardeurs, je rapporte
75
de l’Italie un nouveau style de chant qui, chez eux, est déjà
présent sur les grandes scènes des théâtres. J’avais déjà
entendu les œuvres de Monteverdi dans mon voyage
précédent et j’avais été ému aux larmes ! ».
Nicholas leur offrit une petite collation et s’excusa car il
devait partir pour une répétition. Ils rentrèrent donc sans rien
avoir à se dire tellement que ce qu’il avait vu et entendu leur
avait coupé le souffle. Puis François se tourna vers Charles, le
prit par les épaules :
« Charles, notre départ n’est plus qu’une question de jours.
Ici nous allons devenir sourds aux oreilles qui nous
écoutaient. Allons vers les Allemagnes où nous avons de la
terre à ensemencer et nous y sommes attendus par un de mes
élève. Les guerres sont terminées et nous voyagerons en
sécurité »
« Oui, il nous faut revivre, ressusciter, que dis-je, et cela
constamment. Je vous promets qu’en tête de mon Tombeau
que je vous ai composé, je mettrai : pour feu Monsieur Du
Faut »
« Surtout, prenez votre temps ! »
77
Chapitre 10 : Breslau
Leur voyage se fit principalement par la terre de France
jusqu’à la Principauté de Montbéliard où ils furent accueillis
et hébergés par Johann Jakob Froberger dans le Château
d’Héricourt où il vivait au service de son Prince. Il était si
heureux de les recevoir qu’il leur proposa de les garder une
semaine au moins près de lui.
Le premier soir fut calme à cause de la fatigue du voyage.
Puis François et Charles lui jouèrent des pièces variées qui lui
rappelèrent celles que Charles Fleury, leur ami commun, lui
jouait. Il en fut ému et leur répondit au clavecin sur tous les
thèmes des pièces qu’ils lui proposaient. Par contre ils ne
s’aventurèrent pas à l’accompagner car les problèmes de
justesse entre son instrument et les luths leur semblèrent
insolubles.
Puis il leur montra ses dernières compositions, dont une
pièce troublante qu’il joua « avec discrétion », et qui était une
Méditation sur sa Mort future. Au diner, ils se racontèrent le
voyage que fit Johan en Angleterre et qui lui laissa un
souvenir douloureux puisqu’ayant été détroussé en chemin, il
se retrouva à Londres dans le total dénuement.
François l’y avait rencontré par hasard alors qu’il sortait
d’une Eglise où il actionnait les soufflets de l’orgue pour
gagner quelques sous. Il l’avait hébergé jusqu’à son départ,
déçu par le manque d’attention à sa musique pourtant si
78
élaborée, peut-être trop pour leurs oreilles encore
convalescentes. En effet, dès le début de la Révolution, il n’y
avait plus de musique de Cour, non plus ces spectacles
chantés et dansés dans les palais de Londres qu’ils appelaient
des Masques, non plus le son des orgues dans les églises qui
avaient été démontées.
Ils partirent pour la Prusse après quelques jours et deux
concerts qu’ils donnèrent au Château de Montbéliard. Ils
allèrent jusqu’à Dresde, où ils couchèrent dans une auberge.
A peine arrivés, ils eurent la visite du jeune Johann Kuhnau,
très admirateur de la musique française, qui y faisait ses
études et avec lequel ils discutèrent tant bien que mal de
choses et d’autres. Puis se rendirent à Breslau où Esaias
Reusner les attendait avec impatience et enthousiasme. Cet
élève très doué, prodige, avait séduit François quand il l’avait
entendu pour sa première leçon à Paris. Puis il avait été
luthiste à la cour du prince Radziwill à Breslau.
Mais il fut subjugué lorsqu’il l’entendit le lendemain de
leur arrivée, lors d’un concert dans les salons du Duc de
Silésie, George III. François fut émerveillé par ce qu’il avait
fait de son enseignement et trouva sa musique intéressante
bien que manquant de la légèreté française mais qui, ici, était
attendu de musiciens venant de France.
Ils purent exprimer ce raffinement le surlendemain et le
Duc vint les féliciter en personne. Puis Esaias leur montra ses
dernières compositions pour le luth contenues dans un recueil
luxueux : Testudinis Deliciae. Il contenant un nombre
79
impressionnant de suites de danses à la françaises. Ils
rencontrèrent aussi un luthiste nommé Johann Jacob Weiss
qui leur parla, lui aussi, de son goût pour la musique de luth
française. Il y avait aussi un autre jeune luthiste, Philipp
Franz Le sage de Richée qui demanda, qui supplia plutôt
François, de lui donner des leçons avant son départ.
« Vous voyez François que la flamme ne s’éteint pas.
Vous pourriez en ressentir de la fierté, même si j’admets que
ce n’est pas votre plat préféré ! »
« Charles, vous croyez me connaître mais vous ignorez trop
de moi. »
« Oui, mais je ne demande qu’à mieux vous connaître. Vous
êtes tellement dans le secret ! »
« En vérité, je ne me connais pas moi-même mais,
heureusement, je me rends compte, quand vous parlez de moi,
de ce que vous ignorez de moi. Comme moi, quand je parle
de vous, je crois vous connaître alors que j’ignore tout de
vous ! »
« Nous sommes comme nos musiques : imprévisibles ! »
« Non, nos musiques sont des utopies. Nous, nous sommes
imprévisibles »
« Pourtant nous savons ce que nous exprimons ? »
« Le croyez-vous ? »
80
« Non, vous avez raison. Nous croyons atteindre une
unité, un tout ! »
« Oui, et nous croyions la trouver dans une clarté, une
lumière, une surface que nous nous empressons de restituer !»
« Alors que nous sommes en dehors des ténèbres et de la
profondeur où elle se trouve ! »
« Comme j’aurais aimé dire ces mots alors que j’avais
votre âge ! »
« Non François, ne me dites pas que vous auriez aimé être
mon père ? »
« Non, votre frère m’aurait suffi. Je n’ai pas la fibre
paternelle »
« Je n’ai donc aucune chance d’être votre ami ? »
« Non, ne dites pas ça. Mais ce que je veux c’est que vous
trouviez votre femme au plus vite et que vous soyez établi.
Vous êtes incorrigible, et…inconscient ! »
« Pourquoi voulez-vous m’éloigner de vous ? »
« Parce que je vais mourir. Vous le savez puisque vous
m’avez composé mon Tombeau ! »
« Normalement ce sont les mauvaises herbes qui durent le
plus longtemps ! »
« Alors ? »
81
« Alors et bien je vais prendre soin de vous car votre
fragilité m’est précieuse ! »
« Moi je vais vous établir, enfin je vais essayer »
« Et que me préparez-vous ? Un poste de valet de
chambre, comme mon père ? »
« Le père de Charles Fleury l’était aussi, de même Julien
Perrichon ou Robert Ballard, et les nombreux luthistes qui
l’ont été en ont tiré des avantages considérables. Non
seulement ils étaient dans l’entourage ou l’intimité
quotidienne du roi ou des princes, mais ils en tiraient un
prestige qui leur apportaient des faveurs et des dons, des
cadeaux et des terres. Le fait d’avoir cette charge vous
apporterait la rente d’un domaine et si vous étiez en France la
prébende d’une Abbaye. Vous seriez un homme d’influence,
vous qui aimez cela ! »
« Vous me préparez-là une existence que je vais exécrer.
Je vais être en cage et vous viendrez me voir derrière mes
barreaux ! »
« Je composerai des pièces pour les montreurs d’ours et je
vous les dédierai ! »
« Alors là vous me flattez ! »
« Je connais vos travers ! »
82
« Et pourquoi pas la carrière militaire ? Une académie de
marine par exemple »
« Oui, comme Henri de l’Enclos ! »
« Ou bien le Captain Tobias Hume chez nous en
Angleterre ! »
« Ils ne trouveront jamais d’uniforme à votre taille ou à
votre goût. Et puis j’ai vu que vous aviez le mal de mer. Vous
êtes si difficile à contenter ! »
« Dites plutôt que je suis irremplaçable. Alors il me reste
le poste de précepteur à la Cour ».
« Mon cher Charles, je m’amuse à l’avance de vous voir
aux prises avec des jeunes garnements ! Seulement, c’est une
charge ou un office, je ne sais. Et vous n’êtes pas luthiste de
la Cour, comme l’étaient René Saman et François Richard. Ils
s’occupaient des maîtrises d’enfants de la Chapelle Royale
pour leur apprendre le luth, et en percevaient des gages. Je
puis vous en parler car à Bourges, j’étais chantre à la
cathédrale et j’ai pu apprendre très tôt à jouer du luth ! »
« Pourquoi ne l’avez-vous fait vous-même ? »
« Parce que j’obéissais à mon père et à mon oncle, moi !
Puis, avec Charles, nous nous sommes trouvés entre les mains
de qui vous savez. Un tourbillon nous a alors emporté avec
lui ! »
83
« Le monde du luth est si redoutable ? »
« Oui car sa place dans la musique et dans la société est
montée au plus haut. Du parfait courtisan, il a fait de celui qui
en joue, un vrai gentilhomme. »
François regarda Charles qui gonfla la poitrine à l’idée
qu’il soit devenu par un miracle soudain, un tel personnage.
Mais il avait fière allure et il était plutôt bien fait de sa
personne, et François ne comprenait pas qu’il ne soit toujours
pas établi et marié, avec une nombreuse famille.
85
Chapitre XI : de retour vers l’Homicide
Leur voyage se prolongea vers Vienne et Prague, où ils
étaient invités par des proches de l’Empereur Leopold 1°. Ils
s’aperçurent, à leur grande surprise, que les gens de la
noblesse et de la bourgeoise, les appréciaient d’une façon
presque excessive. Ils furent traités comme des personnages
importants, bien au-delà de leur rang. Mais ce qu’ils
entendaient dans les concerts donnés dans ces grandes villes
les laissait soucieux et mal à l’aise.
Ils sentirent une montée en puissance qui se faisait un peu
partout dans la musique. Mais ils ne comprenaient pas :
« Charles, donnez-moi votre sentiment. Avez-vous
compris quelque chose de l’âme de ce pays dans ce que nous
avons entendu ? »
« Je me souviens de ce que j’ai pu comprendre des paroles
du jeune Kuhnau à Dresde. Ce garçon était curieux de tout et
en musique il m’a dit combien dans les Etats
Allemands l’influence des Italiens étaient grande. Je
l’entends encore : ‘Et surtout le bruit, vous entendez, le bruit.
Il leur en faut de plus en plus. Ils ajoutent les violons des
ménestriers, cet instrument qu’on ne voulait pas entendre il y
encore peu de temps, des violoncelles qui vrombissent alors
que la viole est la légèreté même, et les trompettes
tonitruantes des sonneurs de la garde et du guet’ ».
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François se surprit à se réfugier dans les bras de son ami
pour rire avec lui. Ils se regardèrent et ensemble ils reprirent
leurs rires. Puis François, d’un air solennel le toisa :
« Mon ami, il est urgent de revenir à la source. Sinon nous
allons tout oublier, et ne serons plus rien, vous m’entendez,
plus rien »
« Alors qu’ici on a l’impression d’être encore quelque
chose. Mais pour combien de temps ? »
Ils quittèrent donc tous ces gens qui leur avaient prodigué
leur admiration et leur générosité. Ils avaient réuni un petit
pécule qu’ils comptaient bien entamer un peu avant de
reprendre les chemins du retour. François emmena Charles
dans une maison de plaisirs pour qu’ils se distraient un peu.
Puis ils fermèrent leurs bagages et allèrent saluer leurs hôtes.
Ils firent cap sur Paris car ils leur semblaient prendre la
haute mer vers le seul port qui émergeait des houles
immenses des paysages qu’ils traversaient. Leurs mines n’en
étaient que plus sereines. Ils firent une halte de quatre jours à
Leipzig où ils donnèrent le concert qu’ils avaient promis à
Kuhnau. Puis ils traversèrent les pays helvétiques et jouirent
des paysages alpins. Le voyage fatigua un peu et enfin ils
arrivèrent à Lyon.
« Vous le savez François que ma confiance vous est
acquise à jamais. Mais ce détour par cette ville nous a
rallongé le chemin du retour. Alors il me vient à l’esprit que
vous vouliez revenir sur des lieux qui vous hantent. Mais
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vous savez très bien qu’ici vous ne trouverez aucun fantôme,
peut-être une vielle femme qui vous regardera avec effroi ! »
« J’irai chez lui car j’ai encore une dernière chose à lui
donner : ma reconnaissance. Il m’a fallu tout ce temps pour la
sortir du plus profond de moi. Il aimait rire des choses graves
et ils blessaient, peut-être sans le vouloir vraiment »
« Votre plaie s’est donc guérie toute seule ! »
« Non, elle est remontée à la surface et je la sens à la fleur de
ma peau ! »
Ils descendirent dans une des meilleures auberges de la
ville et, à peine ont-ils pu poser leurs bagages que François
conduisit Charles dans une échoppe qui vendaient des cordes
pour leurs luths.
« Cette maison du Sieur Savarez, maître dans cette
fabrication, est renommée : nous avons de quoi nous acheter
plusieurs séries de ces cordes qui nous ont un peu fait défaut
lors des ces dernières semaines ».
Puis il l’emmena un peu plus loin dans la vielle ville et ils
entrèrent dans un atelier de lutherie avec une belle enseigne et
un nom prestigieux qui impressionna Charles : Caspar
Tieffenbrucker.
« Je croyais que l’atelier était désormais à Paris ? »
88
« Moi de même, mais Ennemond m’avait dit qu’il en
restait un ici, et il est de la troisième génération. Pour les
cordes de même, mais c’était de longue tradition dans cette
ville. Mais je n’en sais pas d’avantage ».
Ils essayèrent deux ou trois luths mais ne trouvèrent pas
chaussure à leur pied. Alors le Maître Caspar alla dans son
atelier derrière la boutique et en rapporta deux autres qu’il
venait de terminer :
« Essayez ces derniers nés : dites-moi ce qu’ils vous
inspirent ! ».
Dès les premières notes, ces instruments les surprirent pars
la belle sonorité qu’ils produisaient. Malgré le prix qui leur
parut excessif, François qui tenait la bourse, les acheta.
« Savez-vous qu’ici, au siècle dernier, furent imprimées
des recueils entiers de musique de luth et que des imprimeurs
comme Jacques Moderne et d’autres, ont édités des
manuscrits entiers ? »
« Ne me dites as que vous vous intéressez à ces vieilles
lunes ? »
« Non car mon ami Robert Ballard se retournerait dans sa
tombe ! Et son fils Christophe est très actif à Paris »
« Me direz-vous enfin ce qui vous hante à ce point en
venant ici ? »
89
« Vous ne devinez donc pas ? »
« Je suis désolé de vous décevoir. J’arrive pourtant, à force
de vous regarder, à lire en vous comme dans un livre ! »
Ils allèrent déposer leurs paquets dans leurs chambres et se
reposèrent un peu. Un repas les attendait et ils mangèrent de
bon appétit. Ils firent honneur à un délicieux chapon de la
Bresse, entouré de légumes rôtis et d’un gratin du Dauphiné,
une omelette aux lardons du Pilat et un gâteau savoureux de
Roman, fourré de fruits confits de Montélimar, le tout arrosé
d’un vin de Condrieu.
« Vous m’avez laissé baigner dans mon jus parce que je
n’avais pas la réponse à votre question et que cela vous
amuse de me voir patauger ! »
« Qui vous dit que cette question n’est pas la vôtre plutôt
que la mienne ? »
« Me direz-vous enfin ou bien il faut que je vous fasse
rendre gorge ! »
« Oh oui dites-moi par quel supplice vous comptez me
faire avouer ? »
« Avec-vous il n’y en a qu’un qui me semble imparable :
la calomnie ! »
François éclata de rire et Charles de même, heureux qu’il était
d’avoir tiré enfin François de sa grisaille.
90
« Peu m’importe ce qui traverse votre âme depuis que
nous sommes arrivés dans cette ville qui apparemment vous
perturbe et vous anéantit. Je ne vous reconnais plus, vous
n’êtes plus le même et je suis désemparé ! »
« Vous êtes si près enfin, vous brûlez vous dis-je ! »
« Alors votre âme vient de connaître une éclipse de lune,
certainement pas de soleil ? »
« Oui, vous y êtes exactement et vous me surprendrez
toujours. Je viens de vivre quelque chose d’unique en entrant
dans cette ville. Pensez qu’Ennemond y a traîné ses bottes et
qu’il y a joué dans les salons de la presqu’île. Il a charmé son
monde, il a séduit ces dames de la grande bourgeoisie »
« Comme l’Homicide vous voulez dire ? »
« Oui, comme elle. Et je crois que l’idée d’en faire une
courante vient de là, de ces journées où il a compris le
pouvoir de sa musique, et surtout le pouvoir auquel il pouvait
prétendre grâce à elle ! »
« Mais il l’attribue à une femme, une belle femme, ce pouvoir
extraordinaire ? »
« Je l’ai cru et Denis est tombé dans le piège lui aussi. Il y a
une première courante de lui et il lui a donné ce nom de la
Belle Homicide. Je m’en souviens à l’instant que nous lui
avons jouée avec Charles Fleury lors d’une de ses leçons. Elle
m’avait paru ensorceleuse et nous avions le sentiment d’être
capturé dans les mailles d’un filet imaginaire. La courante
91
actuelle, plus connue, de la Belle Homicide est toute autre et
Denis l’a faite imprimer dans son recueil »
« Excusez-moi, mais je ne vois pas où est votre éclair ? »
« Le tonnerre voulez-vous dire, l’orage qui me transperce.
Ne comprenez-vous pas qu’Ennemond s’est pris lui aussi
pour l’Homicide. Il nous a tous fait mourir avec notre
pratique ancienne du luth et il nous a fait renaître à une autre
vie, lumineuse celle-là, bien que pleine d’ombres
magnifiques, de brumes et de mystères, celle d’une nouvelle
pratique de la musique de luth. Ne voyez-vous pas qu’il a
ouvert un monde nouveau à lui tout seul, qu’il a révolutionné
notre art tout entier. Les clavecinistes et les violistes ont
compris la leçon et s’en sont inspirés. Bientôt les
compositeurs appliqueront ce nouvel esprit qui souffle dans
les pièces du Vieux Gaultier comme ils l’appellent, où du
Gaultier de Lyon. Regardez ce que nous avons trouvé chez ce
libraire tout à l’heure : il s’agit d’un recueil d’un nommé
Périne que je ne connais pas, qui abandonne les tablatures
pour la notation, de sorte que les pièces du V G, du Vieux
Gauthier, comme il appelle Ennemond, quelle honte !, ou du J
G, du Jeune Gauthier, pour Denis, comment a-t-il pu !,
s’adressent plutôt à des clavecinistes qu’à des luthistes, car
parmi ces derniers, il y en a bien peu pour ne pas dire aucun,
qui seraient capables de les jouer ».
Charles regarda son ami avec des yeux nouveaux, car lui
aussi venait de ressentir la même impression qu’il avait eu
une nouvelle vie avec cette nouvelle pratique.
92
« Je vous suis tout-à-fait et je me rends compte qu’à la
différence de vous, ce sont mon père et mon oncle qui m’ont
instruit du Maître ce que, vous, vous avez reçu directement de
lui. Je ne crois pas que mon frère Laurent, élève de Germain
Pinel à la Cour du Roi de France, lui, y restera fidèle
longtemps »
« Nous, nous le sommes restés, mais nous ne sommes
néanmoins, l’un et l’autre, que des messagers, touchés par la
grâce, et envoyés dans le monde, dans un monde qui bientôt
nous aura oubliés après nous avoir admirés, encensés et
applaudis ! ».
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Chapitre XII : le miroir de l’âme
« Nous n’irons pas à Villette, vous êtes certain ? »
« Non, Charles, nous n’irons pas car je n’ai jamais aimé
les cimetières ! »
« Nous aurions été déçus, j’en conviens. Mais on dit que
l’âme d’un être supérieur hante le lieu de son enfance »
« Je sais où est son âme à lui et elle ne me quitte pas des
yeux ! »
« Vous l’aimiez donc ? »
« Mon admiration pour lui n’avait d’égal que
l’indifférence qu’il nourrissait aux autres êtres humains ! »
« Ils n’avait donc pas d’amis ? »
« On ne peut pas dire cela. Mais il avait sa façon d’aimer,
rude j’en conviens, mais oh combien supérieure à la nôtre ! »
« Vous voulez dire qu’il vous donnait ce qu’il avait de
meilleur en lui ? »
« Il n’était que musique, et elle était le miroir de son âme
! »
En prenant la route de Paris, ils savaient qu’ils allaient
vers les déconvenues les plus douloureuses pour eux.
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« Que reste-t-il de de ce que nous avons semé ? Que sont
devenus nos belles demeures ? Leurs ruines fument déjà à
l’horizon ! »
« Et vous vouliez m’établir dans ce désastre ? »
« Mais vous êtes établi, mon cher ! »
« Ah, comme je suis heureux de l’apprendre. Vous m’en
donnerez plus tard tous les détails »
« Publiez d’abord vos œuvres. Vous avez largement de
quoi, non ? »
François le regarda et ne put s’empêcher d’avoir pour lui
les sentiments d’un père pour un fils qui va lui succéder, mais
surtout lui survivre. Il prit la décision de le coucher sur son
testament pour lui léguer tout ce qu’il possédait, chose qu’il
fera chez un notaire de Paris. Mais il préféra ne pas en parler
car ses biens étaient plutôt à Londres où il vivait depuis plus
de dix ans. Pour l’instant il voulait réaliser sa promesse et
installer Charles.
Il devra choisir pour lui son état car malgré leurs
discussions pour déterminer ce qu’il préférait, il n’en était pas
sorti grand-chose. Auparavant les musiciens étaient au service
des princes, des rois, des évêques, des seigneurs ou de riches
bourgeois. Désormais certains avaient une charge ou un
office à la Cour, ce qui en faisaient certes des personnages
officiels et bien rémunérés. D’autres pouvaient le droit
d’exercer leur art dans la société car le Roi des Violon de la
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Ménestrandie leur en avait donné le droit moyennant des
gages assez lourds pour leurs épaules. Ils vivaient des
honoraires qu’ils prenaient pour leurs leçons et leurs
prestations en musique dans les salons des châteaux, des
palais et des appartements.
« Pour vous, je ne vois la faveur spéciale dont vous
bénéficiez en Angleterre ! »
Il avait asséné cette pensée qu’il avait en tête comme un
coup de poing sur la table. Il ne supportait plus de voir
Charles tourner en rond comme une toupie qui ne sait ni où
elle va, ni où elle se posera. Ce dernier n’avait pas été surpris
par le contenu du propos mais par le ton employé car jamais
personne ne l’avait fait sinon son père dans ses courts
moments d’échauffements.
« François, je suis très sensible à vos propos et à la
délicatesse qui les anime, mais ne vous semble-t-il pas
préférable de me laisser libre de mon destin ? » « A
l’évidence, mais vous ne comprenez pas ce qu’à
l’occasion de ce voyage, j’essaie de vous dire » « Dites
plutôt que vous n’arrivez pas à me l’exprimer
clairement ! »
« Donc vous l’avez compris ! »
« J’en ai bien peur ! »
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« La condition des musiciens a bien changé, vous en
conviendrez. Leur état est désormais presque reconnu et ils
n’ont plus besoin d’épouser la charge de valais de chambre ou
de valet d’écurie qu’on leur réservait jusque-là. Encore que
cette dernière condition vous siérait à merveille ! Mais, dès
lors, la force qui les anime est ailleurs. Avant nous la musique
se mourait et elle est morte. Vive la musique, donc, et nous
nous sommes laissés emporter par un vent qui a tout balayé
sur son passage. Cette tempête nous a inspiré, parlé à l’oreille
car ce que nous entendions, nous n’avons compris qu’il
s’agissait du langage des dieux »
« Comme vous y allez fort ! »
« Détrompez-vous et vous-même vous le transcrivez dans
vos œuvres. Vos courantes, vos sarabandes, vos allemandes,
vos chacones et vos gavottes proviennent certes des anciens
Maîtres, mais il s’agissait de danses des peuples de nos
provinces. Mais nous en avons fait toute autre chose.
Et quand je dis ‘nous’, vous comprendrez que je parle des
dieux, car nous aurions été bien incapables de créer ces
danses par nos seules ressources ».
Charles se rendait compte qu’il n’y avait jamais rien eu de
semblable auparavant dans la musique mais il était plutôt de
ces gens qui aimaient garder les pieds sur terre et qui ne
jetaient pas la proie pour l’ombre. Par contre un malaise
monta en lui à l’idée qu’il allait se jeter dans le vide encore
une fois. Il n’était pas dupe et comprenait ce que François
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n’arrivait pas à lui cacher. Ils allaient se séparer et reprendre
chacun leur vie. Avec François il était devenu nonchalant et
séduit par son point faible : le délicat, l’exquis et le sublime.
Ce raffinement, cette élégance et cette délicatesse, ils
essayaient d’en faire jouir les membres de l’aristocratie,
friands de ce genre de nourriture. Mais la haute société
ellemême n’était plus la même. Elle avait glissé sur une pente
qui pour elle montait vers une plénitude terrestre alors que
Charles la voyait descendre dangereusement vers l’abîme.
François lui en parla d’ailleurs : « A Londres, nous
jouissons tous deux d’une réputation que nous avons gagnée à
la force de nos doigts. Que de salons il a fallu peindre,
repeindre de nos couleurs ! Nous avons joué en présence du
Roi et partout où nous sommes allés, les plus hauts
personnages nous ont écoutés. Nous ont-ils tous vraiment
entendus ? »
« Sauf votre respect, je ne crois pas ! »
« Ah cela m’intéresse, dites-moi votre sentiment ! »
« Vous êtes encore le fautif. Décidément vous négligez
mon éducation ! »
« Dites plutôt que je n’en ai cure ! »
« Ah, vous me rassurez ! Mais pour retourner à ma pensée,
j’ai été remué longtemps parce que vous m’avez raconté un
99
jour au sujet du Salon de Ninon de l’Enclos. Une question me
brûle : qu’alliez- vous faire dans ce lieu de déchéance ? »
« Mais mon travail, mon cher, mon travail ! »
« Uniquement cela ? »
« Non, j’allais y retrouver mes amis : Henri, Charles et
Constantin qui, comme vous, surveillait son père
Christian… »
« …qui comme vous était tombé dans les bras de la Belle
Homicide ! Mais justement, vous sommes au cœur de mon
sentiment : cette pensée de Ninon, comment la receviez-vous
? »
« Je vois où vous voulez en venir. Vous auriez gagné du
temps en me demandant si, après la musique, je taquinais ou
si je lutinais la Muse ! »
« Je n’aurais jamais trouvé des mots aussi vicieux ! »
François le regarda comme s’il était à confesse et s’il allait
lui avouer un péché impardonnable.
« Vos oreilles sont beaucoup trop chastes pour entendre
ma réponse ! »
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« Il me faudra donc faire appel à mon imagination et à de
lointains souvenirs ! »
« Ne me prenez pas pour une oie, je vous ai vu l’autre soir
dans la maison de plaisirs, vous y étiez comme un coq en
pâte. Pourquoi aviez-vous choisi la plus âgée de nos hôtesses
? Moi j’ai jeté l’ancre sur la plus jeune frégate ! »
Charles se calla au fond de son siège pour encaisser ce
coup que François lui assénait douloureusement. Il n’avait
jamais su s’y prendre avec ces dames et même consentantes,
il les trouvait encore plus inaccessibles. Il n’avait aucune idée
de ses préférences pour le beau sexe. Il devra se marier avec
une femme plus âgée que lui, contrairement à l’usage ou à
l’habitude. Une mère, donc une veuve. Il sera donc un valet et
il frémissait de crainte à l’idée qu’elle aimerait monter à
cheval.
François le tira de sa torpeur :
« Je sais à quoi vous pensez et je voulais vous en entretenir
un jour. Me le permettez-vous ? »
« Je suis prêt pour monter au supplice ! »
« Oui, il s’agit bien d’un supplice. Mais il ne tient qu’à
vous qu’il soit agréable. Je sais où va votre attirance et je suis
trop âgé pour vous en parler. Mais voyez-vous s’il y a une
chose, une seule que je respecte ici-bas, c’est la noblesse du
sentiment. Il a illuminé toute ma vie ! »
101
« Qui êtes-vous François pour lire ainsi en moi et pour
m’apporter l’apaisement ? »
« J’écoute et j’essaie d’entendre ! »
« Comme ceux qui surveillent leur femme adultère ? »
« Non, car ils en éprouvent aussi de la jouissance ! »
« Comme qui alors, je ne sais ? »
« Comme un ami, cher Charles. Je suis trop pudique pour
vous l’avouer, et j’en paie le prix. Mais parfois il est
préférable de garder ses distances »
« Vous avez donc peur de moi ? » « Oui, je le reconnais.
Vous êtes quelqu’un de singulier et je ne sais pas comment
m’y prendre »
« Je vais donc souffrir. Les gens comme moi ne sont pas
fréquentables ! »
« Vous êtes quelqu’un d’exquis et je suis heureux avec
votre compagnie ! »
« Me parlerez-vous enfin ? »
« Restons-en là pour l’instant. Mais je vous le promets, je
n’ai pas dit mon dernier mot ! Laissons du temps au temps,
encore que mes jours soient comptés ! »
« Je sais compter jusqu’à plusieurs millions ! »
104
Chapitre XIII : l’embarquement pour Cythère
François sourit et il comprit qu’il n’irait pas plus loin pour
le moment. Charles le sentit et voulut le mettre à l’aise :
« Parlez-moi de votre relation avec Ninon de l’Enclos ?
Elle aussi était fortement singulière, non ? »
« Merci de votre sauvetage et je veux bien saisir votre
main secourable ! »
« Je croyais que vous aviez appris à nager ! »
« Moi aussi, mais parfois les vagues sont trop hautes et la
mer trop agitée ! »
« Avant la prochaine tempête me direz-vous ce que vous
n’avez jamais dit à personne ? »
« Il ne s’agit pas d’un secret. Ninon a été mon premier
amour profond. Avant j’ai connu des amourettes et je me suis
fait déniaiser grâce à Charles Fleury qui m’a embarqué avec
lui pour Cythère. J’y avais même pris goût puisque, ensuite,
j’ai eu recours régulièrement à ces dames jusqu’à ce que je
rencontre le soleil de ma vie. J’étais comme vous, insouciant
et ignorant sur le beau sexe. Je me laissais porter alors qu’ici
elle m’a saisi et en s’emparant de moi, elle ne m’a plus quitté.
En allant dans d’autres bras, elle ne s’éloignait jamais
vraiment et me revenait pour que je la console de ses
déboires, de ses déceptions et de ses rancoeurs »
105
« Je vous comprends mieux et vous avez eu cette chance
d’un voyage au pays de l’amour ! Mais vous avez pu
supporter de vous éloigner d’elle ? »
« Non, mais c’est elle qui s’est éloignée de moi. Et par un
chemin inattendu, celui de la pensée qui ne m’est pourtant pas
mon plus familier ! »
« Vous avez toujours su bien cacher votre jeu ! »
« Ici il ne s’agissait pas d’un jeu et pour moi j’ai pris cette
affaire très au sérieux ! »
« Mais de quelle affaire s’agissait-il ? »
« De sa grande théorie qu’elle diffusait à grand renfort de
paroles aussi hautes que creuses sur sa conception de
l’existence ! »
« Elle se piquait de la pensée de ce Descartes ? »
« Oh non, surtout pas. Elle en aurait fait un charlatan en
baragouinant sa théorie ! »
« Alors des Grecs ? Epicure que j’aime beaucoup mais
que je ne comprends pas ! »
« Oui et elle non plus. Elle a cru le connaître en lisant
Montaigne qui, lui, avait lu Epicure ».
« Attendez, je vais vous faire rire aux éclats autant que
vous avez du rire en l’écoutant. Pour moi, Epicure rime avec
106
plaisir, prendre du plaisir, ne rien craindre qui nous fasse du
déplaisir, jouir de la vie sans retenue ni réserves »
« Je crois l’entendre en effet »
« Et alors ? »
« Et bien mon ami Constantin Huygens qui était fort versé
dans ces débats, m’a dit qu’elle n’avait pas lu Epicure sinon
elle aurait affirmé pratiquement le contraire. Que le but
essentiel était le plaisir et non les plaisirs avec les jouissances
comme résidence. Le but à atteindre est le stade où l’on ne
souffre ni du corps ni de l’âme. Elle avait sauté sur
l’hédonisme qui trahissait la pensée d’Epicure qui n’a rien
d’un jouisseur qui faisait de la recherche effrénée du plaisir
une vertu. Il voulait qu’on applique à notre corps et notre âme
une toute autre gymnastique et si je dois être honnête avec
vous, je pense qu’un tel but était hors de sa portée à elle ! »
« Vous avez dû le constater comme moi. Mais dans les
milieux de l’aristocratie que nous avons traversés, les moeurs
ont bien changées. Votre Ninon avec son libertinage peut
s’enorgueillir d’avoir fait des disciples. Et cette divergence a
été la cause de votre éloignement ? »
« Celle-ci ne me gênait pas trop et si elle animait quelques
discutions un peu plus vives, elles n’étaient pas à mon
avantage ! »
107
« Alors qu’elle a été votre point de rupture ? » «
L’existence de Dieu. Je ne suis pourtant pas un dévot,
mais elle proclamait son athéisme à longueur de journée,
passe encore, mais à chaque nuit, çà je ne pouvais pas le
supporter ! »
« Dites plutôt que vous n’étiez plus à la hauteur ! Elle
mettait la barre aussi haute que je le pense ? »
« Vous pensez trop bas, montez encore, mais à quoi bon
puisque vous parlez de choses dont vous ignorez non
seulement la longueur et la largeur, mais peut-être aussi la
profondeur ! »
« Mais je ne demande qu’à apprendre et vous venez de
m’avouer que vous ne voulez pas être mon Maître ! »
« Non seulement je vous ai dit je suis trop vieux, mais je
vous le redis, je ne crois qu’à la noblesse du sentiment ! »
« Et en Dieu ? »
« Ah voilà un beau sujet par lequel vous auriez dû
commencer. Moi, je doute en Dieu et il ne se passe pas une
journée sans que mes incertitudes risquent de gagner la partie.
Par contre les quelques instants que sont donnés pour y croire
sont des vrais moments de bonheur, comme l’amour qui nous
envahit totalement pour se retirer avant de revenir. Je sens en
moi une vague permanente et imprévisible qui me berce de sa
108
houle. Et, suprême mystère, j’entrevois l’océan d’où elle
vient et mon regard se perd alors dans son immensité »
« Vous savez que j’ai le mal de mer ! »
« Dites-moi d’abord ce que vous en pensez ! »
« Comme vous, j’imagine. Je ne crois en rien, sinon en la
profondeur des choses mais à partir d’une certaine limite on
n’y voit plus grandes choses ! »
« Surtout ne vous mouillez pas trop ! Je vous reconnais
bien là ! »
« Je sais que vous, vous allez au fond des choses, à mon
grand regret ! »
« Soyez plus indulgent envers moi et puisque vous insistez
encore, je vais vous l’avouer enfin : j’ai connu l’étreinte aussi
avec Charles et nous en avions envie tous les deux. C’était en
Italie, nous étions très jeunes, et nous couchions dans le
même lit. Après une soirée trop arrosée de ces vins forts
qu’ils ont autour de Turin, je crois que nous avons perdu la
tête. Nous étions fous, voilà, fous ! »
Charles prit très mal cet aveu car, maintenant, François lui
échappait. Il changea de conversation et ne parla plus de son
désir à lui qui désormais serait un secret entre eux.
110
Chapitre XIV : le fantôme
Ils revirent Paris avec beaucoup d’émotion et de
tendresse. Cette ville leur manquait et ils avaient hâte de
revivre leurs jeunes années et leurs souvenirs si présents en
eux. Mais Charles y avait peu séjourné et il y était venu
surtout pour prendre ses cours avec son frère, chez Denis
Gaultier.
Dès le lendemain, ils allèrent Rue des Tournelles, chez
Ninon où elle tenait salon, à un de ses ‘cinq à neuf’. François
était à peine arrivé, qu’il tomba sur son ami Constantin et il se
jeta dans ses bras. Ce dernier l’en informa, était à Paris pour
une mission diplomatique délicate auprès du Roi Louis XIV,
de la part de son pays, les Provinces Unies de Hollande.
Il commença à se plaindre de Mazarin et François n’y put
rien, ne sachant rien de ce Cardinal, sinon cette pièce d’un
luthiste inconnu de lui, la Gavotte Royale ou Frondeuse,
composée pour le railler. Ils furent très émus de se retrouver.
Il lui présenta plusieurs personnages musiciens, don un jeune
italien, Jean Baptiste Lully qui s’intéressa beaucoup plus à
Charles Dupré qu’à lui-même.
Puis il salua un jeune écrivain, Jean de La Fontaine, qui
récita deux fables délicieuses où de animaux étaient les
personnages qui s’exprimaient d’une façon délicieuse et très
drôle. Puis on lui présenta Charles Perrault, jeune écrivain
plein de talent, de l’Académie Royale, qui venait de
111
déclencher une querelle entre les Anciens et les Modernes.
Dès que François comprit de quoi il retournait, il sourit à
l’idée que le monde des arts tournait avec un mouvement de
perpétuel recommencement.
Ici le débat lui échappait un peu car il concernait le
domaine de la littérature. Mais la question de la création
s’était aussi posée aux musiciens et la réponse que les
luthistes avaient apportée consista à innover. Elle va donc
bien dans le sens des Modernes, en apportant non seulement
de l’inconnu mais aussi du sublime. Mais François préférait
rester sur sa première pensée de jeunesse et de garder dans sa
musique avec sa part de nouveauté une part d’immuable.
Puis il aperçut un comédien assez étonnant pas sa mise et
on maintien : Jean Baptiste Poquelin que tout le monde
appelait Molière. Il vit aussi le chanteur Pierre de Nyert et son
élève Michel Lambert devenu un musicien accompli avec qui
il put échanger quelques mots.
Il baisa la main de plusieurs femmes célèbres, dont
certaines le reconnurent. Puis il parla avec une femme qui lui
fit impression : Madame d’Aubigné. Mais son esprit était
accaparé par la vue prochaine de celle qu’il allait voir
apparaître comme par magie devant lui. Elle arriva par
l’arrière et s’annonça à peine :
« Même de dos, je vous aurais reconnu, cher François.
Venez que je vous embrasse ! »
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Elle ne savait comment faire pour défier les bonnes
moeurs et maintenant, apparemment, personne n’y trouvait à
redire. Puis elle le regarda et, très émue, lui sourit :
« Je crois voir un fantôme. Vous apparaissez soudain et
vous hantiez ma mémoire ».
Lui il perdit ses esprits et ne sut quoi lui répondre. Il la
regarda et ne vit de celle qu’il avait connue et tenue dans ses
bras, qu’un vague reflet. Elle avait tellement changé et
maintenant elle l’impressionnait d’être devenu une femme
d’esprit au dire des convives.
« Cher François, je vous attends dans le petit salon. Nous
allons jouer ensemble et ressusciter le bon temps, cet ami qui
nous veut du bien mais qui nous dit
le contraire ! »
Ils jouèrent des pièces en duo, celles qu’Ennemond
leur avait fait jouer une fois, en présence de Denis. Il y avait
les deux courantes Les Larmes de Boisset et l’Immortelle, et
ils y ajoutèrent les Canaries, qui leur value un tonnerre
d’applaudissements. Puis Ninon se leva, présenta François et
lui demanda de jouer quelques pièces. Il s’exécuta et choisit
sa fameuse suite en sol mineur. Lully vint ensuite le féliciter
et lui parla de son nouveau groupe de musiciens que le Roi lui
avait demandé de constituer.
« Quel charme ensorceleur, ce Lully ! » lui avait murmuré
à l’oreille Charles, tout rouge d’excitation. « Il veut me voir
113
ce soir dans son logis de fonction, près du Palais Royal, sous
les toits m’a-t-il dit en riant ! »
« Pour votre gouverne, je tiens de Lambert que ce Lully
est devenu son gendre et qu’il aurait des moeurs italiennes !
Soyez sûr que lui, il ne vous regardera pas que de face ! Enfin
je ne serai pas là pour tenir la bougie ! »
« Mais arrêtez, François, de me taquiner ainsi ! Il n’est pas
beau ce Lully, peut-être trop jeune, mais il doit plaire au Roi
pour obtenir ce qu’il dit ! »
« Il vous le dira ce soir. En face à face ! »
« Vous me le paierez ! Mais votre jalousie vous rend si
drôle ! »
Les invités partirent et il ne restait plus grand monde. Elle
vint à lui :
« Ce soir, François, vous êtes à moi »
« Vous me consolerez mieux que je ne saurais le faire de
l’absence qui m’a éloigné de vous ! »
« Ne dites pas de bêtises et vivons l’instant présent » « En
souvenir du passé ! »
Ils allèrent dans ses appartements et parlèrent longtemps
avant de se coucher. Ils avaient beaucoup de choses à se dire.
La nuit fut courte car ils avaient beaucoup de temps à
rattraper.
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Le lendemain soir, il assista à la soirée et il eut le plaisir de
rencontrer Charles Mouton qui revenait d’Italie. Ils purent
mieux se connaître et parler des Gaultier, leurs Maîtres
respectés. Il parla aussi de sa collaboration avec le jeune
Lully.
« Accepteriez-vous, cher collègue, de jouer ce soir en leur
honneur »
« J’allais vous le proposer, et je vous apporte le double que
j’ai écrit à la courante de la Belle Homicide. Me ferezvous
l’honneur de le jouer ? »
« Non, vous le jouerez, car il est de vous, et j’ai le temps
de composer une contrepartie que je jouerai avec vous ».
Ce soir-là, Ninon pleura et leur demanda de rejouer une
deuxième fois. Un silence absolu régna pendant l’exécution et
lorsqu’ils eurent fini, Ninon se joignit à eux, les embrassa. Ils
crurent apercevoir sur le balcon qui les surplombait, un
vieillard qui leur faisait un signe du regard et qui leur
exprimait sa reconnaissance et sa fierté de les avoir eus
comme élèves.
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Chapitre XV : La décadence
François se promit de rendre visite à Denis Gaultier avant
son départ pour l’Angleterre. Il en fit part à Ninon qui lui
proposa de l’accompagner.
« Vous ne le reconnaîtrez pas car il a beaucoup changé. Il
est fortement désabusé ».
Ils se rendirent donc chez lui. Il les reçut fort aimablement
et sa chevelure blanche et longue les surprit. Il exprima son
plaisir de les revoir :
« Et vous François, comme je suis heureux de votre visite.
J’ai ouï dire que vos succès et votre renommée dépassent nos
frontières. Vous faites honneur ainsi à notre pratique si
particulière à la France. Une pratique d’ailleurs qui connaît
une décadence totale à Paris. Seul mon élève et ami Bertrand
de Bacilly persiste à utiliser encore le luth, mais pour
s’accompagner au chant ».
Puis ils parlèrent d’autres sujet et Denis leur montra le
dernier né de ses ouvrages imprimés : Pièces de luth sur trois
différents modes nouveaux. Puis François lui remis quelques-
unes de ses dernières compositions. Il les lut et posa sa main
sur l’épaule de son élève : je reconnais bien là votre style, si
particulier, empreint de charme et d’équilibre. Puis Ninon
insista pour qu’il vienne en son salon :
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« Vous y êtes invité d’honneur, vous le savez et vous me
manquez dans mes soirées où bientôt, je serai la seule à
encore toucher le luth ! »
Il lui promit de venir plus souvent et ils se quittèrent. Puis
François fit ses adieux à Ninon qui ne furent pas déchirants
pour elle mais qui pour lui était presque un arrachement. En
retrouvant son corps, en palpant sa peau et ses seins, en
baisant cette bouche tant aimée, il réveilla en lui ce qu’il avait
mis tant d’années à éteindre, du moins le croyait-il. Les
instants qu’il y passa furent des moments divins. Il l’avait
quitté au petit matin en lui murmurant :
« Votre lit sera mon Tombeau ! »
Puis François décida de s’en aller en direction du port de
Calais. Il lui fallut repousser d’un jour car Charles était
mortifié à l’idée de partir et de laisser derrière lui, peut-être,
la chance de sa vie. Il se refugia, le lendemain de son
entrevue vespérale avec Jean-Baptiste, dans les bras de
François. Il ne voulait plus en sortir et pleurait comme une
madeleine. Il ne mangea pas et François eut toutes les peines
du monde pour lui faire boire au moins un bouillon.
Le soir il allait beaucoup mieux et s’apprêtait à rejoindre la
soupente. François lui dit simplement :
« Charles je pars demain et c’est mon dernier mot. Voulez-
vous qu’on se présente nos adieux ? »
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« Avez-vous connu cet état de délabrement en sortant du
premier lit de Ninon ? »
« Oui, et j’étais dans votre état. Je l’étais encore en sortant
du dernier lit ! »
« Vous cachez bien vos émotions. Comment faite-vous ? »
« Je vous regarde, cela me calme. Je ne tiens pas à vous
ressembler ! »
« Puis-je vous demander une dernière question ? »
« Dites, mon ami ! »
« En réalité j’ai besoin de votre conseil. J’ai deux soucis
en un. Le premier est qu’ici, à Paris, mon avenir est
impossible dans la musique. J’ai vu mon frère qui joue avec
Germain Pinel. Il l’a converti au théorbe. Lully lui-même me
l’a dit et compte tenu de notre relation il m’a parlé
franchement. Il avait dans sa chambre un coin où il composait
et il y avait des livres imprimés.
Il m’en sortit plusieurs, un de Nicolas Fleury, un d’un
bolonais, Angelo Michele Bartholomi, un autre encore d’un
nommé Delair, puis de Grenerin et de Borjon, tous sont des
méthodes pour apprendre à jouer du théorbe pour
l’accompagnement des chanteurs. Vous voyez, c’est trop
important et ma mémoire les a imprimés. Il me l’a dit, les
yeux dans les yeux : « Charles, il vous faut apprendre à jouer
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du théorbe si vous voulez vivre de votre musique à Paris. Je
vous prendrai dans mon ensemble. J’ai de grands projets :
des opéras, des grands motets ».
Charles fit une pause et François se rendit compte que le
reste ne voulait pas sortir.
« Dois-je exprimer le deuxième souci ? »
« Comment pouvez-vous ? »
« Mais rien de plus simple. En restant à Paris, vous devriez
supporter les assiduités de ce jeune qui vous plaît, je le vois
dans vos yeux. Mais vous auriez des graves ennuis et votre
vie deviendrait le cauchemar de ceux qui s’excluent des
bonnes mœurs. Vous le lui avez dit, j’espère ? »
« Pas comme vous mais en d’autres termes. A savoir que
je croyais à la noblesse du sentiment, oui j’ai repris vos
propres paroles et que je ne voulais pas perdre mon âme ! »
« Il a dû vous rire au nez ? »
« Détrompez-vous, bien au contraire. Il ne m’a plus parlé
de la même façon. Il m’a dit qu’il était marié avec un enfant
nouveau-né. Actuellement il voit un jeune musicien français,
Marc Antoine Charpentier, qui arrive tout juste d’Italie et
avec qui il parle de ces questions »
« Très bien, mon ami. Que décidez-vous : Lully a raison
pour le théorbe, et je partage son avis ! »
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« Vous osez me jeter dans ses bras ? »
« Non, dans son lit ! Moi, j’en suis sorti vivant de cette
expérience et ensuite je n’ai pensé qu’aux jeunes femmes ! »
« Jeunes, pourquoi jeunes ? »
« J’ai oublié ma mère du jour au lendemain ! »
« Le plus drôle est que moi de même, depuis, je n’y pense
plus ! »
« A la bonne heure, les jouvencelles n’ont plus qu’à bien
se tenir ! »
« Oui, car je pars avec vous ! »
« Vous commettez l’erreur de votre vie ! » «
Celle de vous suivre me suffit ! ».
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BREVE HISTOIRE DU LUTH
Le luth est un instrument provenant probablement du Moyen Orient (Perse, Egypte) et que les Musulmans ont adopté au VIIO siècle dans leur pratique musicale. Ils ont appelé ce luth oriental l'oud ou l'ûd et ils en ont joué jusqu'à ce jour. Leur présence en Espagne, les ports de la Méditerranée, les Croisades et les échanges de Venise avec l'Empire Ottoman ont été à l'origine de l'avènement du luth occidental qui dès le X110siècle a manifesté sa présence en Europe. A la fin du XV° siècle, le luth occidental médiéval va évoluer et c'est le luth « renaissance » qui va, à partir de Venise et de Bologne, connaître un développement considérable puisque, en quelques décennies, il va être joué dans toute l'Europe à l'exception de l'Espagne et du Portugal. Le luth connaît son apogée lors de la première moitié du XVI°
siècle et deviendra non seulement un instrument très répandu dans le monde des arts et des lettres mais aussi l'instrument de cour pour les monarques, les princes et les grands aristocrates, les papes et les cardinaux.
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Le luth est sans doute le premier instrument qui a permis vraiment aux musiciens et aux chanteurs, de jouer ou de s'accompagner en polyphonie. Et les luthistes vont puiser leur inspiration dans le vaste répertoire des chansons de la grande école franco flamande : (Dufay, Janequin, Sermisy, Josquin des Prés, etc...) et dans les danses de cette époque (pavane, courante, gavotte, gigue, branles, allemande, volte, passa mezzo, saltarello, piva, villanelle, etc....) Ils vont aussi créer les premières pièces purement musicales comme le ricercare, la fantaisie et le prélude et bénéficier des premières imprimeries musicales (Petrucci à Venise, Pierre Attaingnant puis Adrian le Roy à Paris, Jacques Moderne et Simon Gorlier à Lyon, Pierre Phalèse à Louvain, et beaucoup
d'autres. . . De grands virtuoses vont alors émerveiller leur public : Marco dall'Aquila de Venise ainsi que Da Crema, Spinacino et Dalza en Italie du Nord ; Francesco da Milano qui sera au service de plusieurs Papes ainsi que Borrono ; Albert de Rippe le luthiste de François 10 en France avec son disciple Guillaume Morlaye ; Van Hove et Adriensen en Flandres ; en Allemagne Judenkoenig, Gerle ainsi que Hans et Melchior Newsidler à Nuremberg, etc... L'Espagne, dans son siècle d'or, n'a pas adopté vraiment le luth
et un instrument de la famille des violes, la vihuela, le remplace et pendant plusieurs décennies, sera joué magistralement par des musiciens tels que Luis Milan, Alonso Mudarra, Luys de Nervaez, Enriques de Valderrabano, etc... Dans la deuxième moitié du XVI0 siècle, le luth évolue dans son étendue puisque que de six chœurs, il passe à sept, puis huit puis dix chœurs en fin du siècle. C'est la période de la musique Elisabéthaine en Angleterre, avec de nombreux luthistes solistes comme Johnson, Bachelard, Cutting, Robinson, Pilkington. Le luth avec la viole de gambe, les flûtes à bec et le virginal vont constituer le «broken consort ». Holborne, Campion et John Dowland, le plus grand musicien de cette période, compose aussi bien des pièces en solo, que des chants accompagnés ou des airs pour plusieurs instruments.
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Robert Ballard, Jean Baptiste Bésard, Nicolas Vallet, Antoine Francisque en France, Kaspberger, Terzi, Piccinini et Vincenzo Galilei (père du physicien) en Italie sont les derniers luthistes d'un siècle qui a donné au luth ses lettres de noblesse. Le XVII0 siècle verra, avec des changements importants dans le domaine purement musical, l'avènement de l'archiluth et du théorbe, deux grands luths conçus pour accompagner les chanteurs de l'opéra naissant. Piccinin, Kapsberger, Gianoncelli, Castaldi et Robert de Visée, qui est aussi guitariste sous le règne de Louis XIV. La polyphonie est abandonnée au profit de la monodie accompagnée. Ce sont les débuts de l'opéra et le théorbe vas y tenir une place importante.
En musique instrumentale, le luth renaissance laisse progressivement la place au luth baroque français à onze chœurs qui perpétuera l'interprétation soliste en France avec une école brillante sous le règne de Louis XIII composé d'Ennemond Gaultier et de son neveu Denis, de Jacques de Gallot, de François Dufaut, des Dubut père et fils, de Charles Mouton et bien d'autres. L'héritage du siècle précédent restera présent malgré l'adoption du style « luté » ou brisé adopté aussi par les clavecinistes. La suite française sera essentiellement constituée des pièces que le luth avait pratiquées depuis un siècle : le prélude et la fantaisie, l'entrée et le ballet, la gigue, la bourrée, la courante, l'allemande, la gavotte, le menuet, la sarabande, la chaconne, la passacaille et le canari. Mais le théorbe excelle aussi avec la pratique de la basse continue et la basse chiffrée.
Le clavecin prendra alors progressivement la place et le luth sera en replis jusqu'à la fin du XVII0 siècle avant de disparaître de France, d'Italie et d'Angleterre. Le luth baroque par contre, continuera sa carrière et la terminera en Allemagne avec de grands interprètes comme Baron, Léopold Sylvius Weiss à Dresde, ami et exact contemporain de Bach, Falkenhagen et Kellner., Hagen et Lauffensteiner et beaucoup d'autres musiciens célèbres à l'époque. Le luth s'éteindra au
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début du XIX0 siècle, après une carrière éblouissante qui lèguera à la musique un héritage considérable représentant une étape fondamentale dans son évolution. Les chercheurs et musicologues ont redécouvert l'immense répertoire du luth (plus de 30 000 pièces) et ont permis sa résurrection. Des luthiers ont retrouvé les techniques de construction dans des traités et des manuscrits, en s'inspirant aussi des rares instruments originaux des différentes époques. Désormais cet instrument est à nouveau joué et il retrouve sa place dans la musique du XVI0 siècle et dans la musique baroque du XVII0
siècle, redonnant à ce répertoire une couleur qui lui manquait. La tradition qu'il transmet incite les luthistes à interpréter en laissant une part à l'improvisation propre à ces musiques. Ce goût pour une certaine liberté suscite aussi des compositions nouvelles et le luth continue ainsi, par ses ressources musicales propres, à enrichir à sa façon la musique contemporaine.