le guide du prescripteur

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Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 7 / Juin 2007. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 47 Conseils de lecture gens puissent se protéger en cas de pandémie grippale et sortir de chez eux, une heure ou deux, pour faire leurs courses. Elle a ainsi ima- giné une sorte de cape en plastique, 100 % anti-H5N1, qui recouvre tout le corps sans aucun risque de contamination, qu’elle a même présentée au ministre de la Santé. L’adaptation cinématographique (par Régis Warnier) de ce roman vient de sortir en jan- vier 2007 avec José Garcia dans le rôle du commissaire Adamsberg. Extrait « Face à cette alternative, permettons-nous de jeter le doute sur l’impeccable démonstration de nos services de police en revenant quatre- vingts ans en arrière. Paris a effacé de sa mémoire l’histoire de sa dernière peste. Pour- tant, l’ultime épidémie qui frappa la capitale ne remonte qu’à 1920. Partie de Chine en 1894, la troisième pandémie pesteuse dévasta les Indes en y causant la mort de douze millions d’hommes et atteignit l’Europe occidentale dans tous ses ports, à Lisbonne, à Londres, à Porto, à Ham- bourg, à Barcelone… et à Paris, par une péniche venue du Havre et vidant ses cales sur les berges de Levallois. Comme partout en Europe, la maladie fit heureusement long feu et déclina en quelques années. Elle toucha néanmoins quatre-vingt-seize personnes, principalement dans les banlieues nord et est de la ville, parmi les populations misérables des chiffonniers logeant dans des baraquements insalubres. La contagion se glissa même intra-muros et fit une vingtaine de victimes au cœur de la ville. Or, durant le temps que dura cette épidémie, le gouvernement français la garda secrète. On vaccina les populations exposées sans que la presse fût informée du véritable objet de ces mesures exceptionnelles. Le Service des épidé- mies de la Préfecture de police, dans une série de notes internes, insista sur la nécessité de cacher le mal à la population, mal qu’elle nomma pudiquement « la maladie n° 9 ». […] Sans vouloir accuser les représentants de la police de falsifier les faits, aujourd’hui comme hier, pour nous masquer la réalité, cette petite note d’histoire rappelle utilement aux citoyens que l’État a ses vérités que la vérité ne connaît pas, et qu’en tous les temps, il a su manier l’art de la dissimulation. » Éditions Viviane Hamy Prix : 15 euros. J’ai lu Prix : 6,70 euros. La Peste Albert Camus Albert Camus est maintenant un classique de la littérature dont la lecture est souvent obli- gatoire au cours des années de lycée. Même si son style a vieilli, il y a, derrière ses romans, une réflexion philosophique qui reste d’actua- lité. Paradoxalement, les plus intéressants aujourd’hui sont peut-être les moins étudiés : La chute, d’un côté, et Le mythe de Sisyphe, de l’autre. En 1941 à Oran (qui était alors une préfecture française de la côte algérienne), non loin de Carthage où Saint-Louis mourut de la peste, les rats sortent des égouts par centaines. Cette situation inquiète le docteur Rieux, mais la municipalité dit contrôler la situation. Quelques jours plus tard, surviennent les premiers cas d’adénopathies douloureuses. Les malades « écartelés par les ganglions » cervicaux ont le souffle saccadé : le pouls est filiforme et la mort survient parfois à l’occasion d’un mouve- ment insignifiant. Bien que l’épidémie se développe rapidement, le nom redouté n’est pas prononcé. Pour éviter la panique, les mesures sont prises, mais trop tard. Après la dératisation peu utile, on lutte contre les puces ; puis les décrets se succèdent : décla- ration obligatoire des cas, isolement des malades, désinfection de leur chambre, qua- rantaine imposée aux proches… Il n’y a pas de sérum sur place : le stock de l’Institut Pasteur est vite épuisé. L’état de peste est enfin déclaré et la ville coupée du monde. C’est à travers le journal du docteur Rieux que nous assistons à l’évolution tragique du mal et que nous faisons la connaissance des autres per-

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Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie

/ Année 7 / Juin 2007. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

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Conseils de lecture

gens puissent se protéger en cas de pandémiegrippale et sortir de chez eux, une heure oudeux, pour faire leurs courses. Elle a ainsi ima-giné une sorte de cape en plastique, 100 %anti-H5N1, qui recouvre tout le corps sansaucun risque de contamination, qu’elle amême présentée au ministre de la Santé.L’adaptation cinématographique (par RégisWarnier) de ce roman vient de sortir en jan-vier 2007 avec José Garcia dans le rôle ducommissaire Adamsberg.

Extrait

« Face à cette alternative, permettons-nous dejeter le doute sur l’impeccable démonstrationde nos services de police en revenant quatre-vingts ans en arrière. Paris a effacé de samémoire l’histoire de sa dernière peste. Pour-tant, l’ultime épidémie qui frappa la capitale neremonte qu’à 1920. Partie de Chine en 1894, latroisième pandémie pesteuse dévasta les Indesen y causant la mort de douze millions d’hommeset atteignit l’Europe occidentale dans tous sesports, à Lisbonne, à Londres, à Porto, à Ham-bourg, à Barcelone… et à Paris, par une pénichevenue du Havre et vidant ses cales sur les bergesde Levallois. Comme partout en Europe, lamaladie fit heureusement long feu et déclina

en quelques années. Elle toucha néanmoinsquatre-vingt-seize personnes, principalementdans les banlieues nord et est de la ville, parmiles populations misérables des chiffonnierslogeant dans des baraquements insalubres. Lacontagion se glissa même intra-muros et fitune vingtaine de victimes au cœur de la ville.Or, durant le temps que dura cette épidémie, legouvernement français la garda secrète. Onvaccina les populations exposées sans que lapresse fût informée du véritable objet de cesmesures exceptionnelles. Le Service des épidé-mies de la Préfecture de police, dans une sériede notes internes, insista sur la nécessité decacher le mal à la population, mal qu’ellenomma pudiquement « la maladie n

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9 ». […]Sans vouloir accuser les représentants de lapolice de falsifier les faits, aujourd’hui commehier, pour nous masquer la réalité, cette petitenote d’histoire rappelle utilement aux citoyensque l’État a ses vérités que la vérité ne connaîtpas, et qu’en tous les temps, il a su manier l’artde la dissimulation. »

Éditions Viviane Hamy

Prix : 15 euros.

J’ai lu

Prix : 6,70 euros.

La Peste

Albert Camus

Albert Camus est maintenant un classique dela littérature dont la lecture est souvent obli-gatoire au cours des années de lycée. Même sison style a vieilli, il y a, derrière ses romans,une réflexion philosophique qui reste d’actua-lité. Paradoxalement, les plus intéressantsaujourd’hui sont peut-être les moins étudiés :

La chute

, d’un côté, et

Le mythe de Sisyphe

, del’autre.En 1941 à Oran (qui était alors une préfecturefrançaise de la côte algérienne), non loin deCarthage où Saint-Louis mourut de la peste,les rats sortent des égouts par centaines. Cettesituation inquiète le docteur Rieux, mais lamunicipalité dit contrôler la situation. Quelquesjours plus tard, surviennent les premiers cas

d’adénopathies douloureuses. Les malades

« écartelés par les ganglions »

cervicaux ont lesouffle saccadé : le pouls est filiforme et lamort survient parfois à l’occasion d’un mouve-ment insignifiant. Bien que l’épidémie sedéveloppe rapidement, le nom redouté n’estpas prononcé. Pour éviter la panique, lesmesures sont prises, mais trop tard. Après ladératisation peu utile, on lutte contre lespuces ; puis les décrets se succèdent : décla-ration obligatoire des cas, isolement desmalades, désinfection de leur chambre, qua-rantaine imposée aux proches… Il n’y a pas desérum sur place : le stock de l’Institut Pasteurest vite épuisé. L’état de peste est enfindéclaré et la ville coupée du monde. C’est àtravers le journal du docteur Rieux que nousassistons à l’évolution tragique du mal et quenous faisons la connaissance des autres per-

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Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie

/ Année 7 / Juin 2007. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

sonnages : Rambert, un journaliste parisienqui n’a de cesse de tenter de quitter cette villeoù il n’était que de passage, et qui finit par sesentir solidaire de la misère des autres ; Tar-rou, qui mettra en place l’organisation sani-taire de la ville ; Cottard, qui profite de lamisère générale en faisant de la contrebandeet du marché noir ; Grand, un employé de mai-rie, très dévoué à ses tâches administratives ;et le Père Paneloux qui appelle ses fidèles àméditer sur le sens de ce message envoyé parle ciel, et dont le discours évoluera après lamort d’un enfant.Même si Albert Camus nous décrit avec minu-tie les ravages de l’épidémie, ce roman estavant tout une œuvre engagée. En effet,Camus laisse deviner dans le texte ses idéesantinazies et dénonce, entre autres, l’atrocitévécue par le peuple juif au cours de la SecondeGuerre mondiale. La maladie est une repré-sentation allégorique du nazisme (surnomméaussi peste brune). Les malades représententla population juive et les victimes des nazis,tandis que Rieux et ses compères symbolisentla Résistance. La période d’isolement de la villecorrespond à l’occupation de 1940-1945. Audébut, on ne croit pas à la peste, comme on n’apas cru à la guerre pendant les années 30 ;ensuite, on estime que cela va s’arrêter vite :on parle de la drôle de peste, comme on a parléde la drôle de guerre, et les contre-mesuressont trop tardives. Puis, les deux drames passentpar les mêmes étapes : la coupure avec lereste du monde, l’éclairage réduit, le rationne-ment des vivres et du carburant, les filesdevant les magasins, le marché noir, la loimartiale, les exécutions, les fosses communes.Le rassemblement des pestiférés en tenue debagnards dans le stade de football d’Oranévoque la concentration des juifs au Vel d’Hiven 1942. Le prêche du Père Paneloux est prochedes idées de Pétain qui fustigeait les erreurs etle laxisme de la Troisième République et

« cesmensonges qui nous ont fait tant de mal »

. La

fin de l’épidémie, c’est la Libération, avec leretour des navires, les retrouvailles desfamilles déchirées et le rétablissement del’éclairage public. La conclusion d’AlbertCamus est un avertissement :

« le bacille de lapeste ne meurt et ne disparaît jamais ; pour lemalheur et l’enseignement des hommes, lapeste réveillera ses rats et les enverra mourirdans une cité heureuse »

.En 2003, la peste est réapparue en Algérie,après une période de silence interépidémiquede 50 ans, dans la région… d’Oran !

Extraits

« Comme Rieux se taisait, on lui demanda sonavis : Il s’agit d’une fièvre à caractère typhoïde,mais accompagnée de bubons et de vomisse-ments. J’ai pratiqué l’incision des bubons. J’aipu ainsi provoquer des analyses où le labora-toire croit reconnaître le bacille trapu de lapeste. Pour être complet, il faut dire cependantque certaines modifications spécifiques dumicrobe ne coïncident pas avec la descriptionclassique.Richard souligna que cela autorisait les hésita-tions et qu’il faudrait attendre au moins lesrésultats statistiques de la série d’analyses,commencées depuis quelques jours.Quand un microbe, dit Rieux, après un courtsilence, est capable en trois jours de temps dequadrupler le volume de la rate, de donner auxganglions mésentériques le volume d’uneorange et la consistance de la bouillie, il n’auto-rise justement pas d’hésitations. Les foyersd’infection sont en extension croissante. Àl’allure où la maladie se répand, si elle n’est passtoppée, elle risque de tuer la moitié de la villeavant deux mois. Par conséquent, il importepeu que vous l’appeliez peste ou fièvre de crois-sance. Il importe seulement que vous l’empê-chiez de tuer la moitié de la ville. »

Folio

Prix : 5,10 euros.

À signaler également, le Journal de l’Année de la Peste de Daniel Defoe (1660-1731), qui est surtout connu pour son très célèbreRobinson Crusoé. Camus donne, d’ailleurs, une citation de Defoe en exergue de La peste. L’édition du Journal, en Folio (1982),est accompagnée d’une préface du Professeur Henri H. Mollaret, de l’Institut Pasteur, qui fait un historique des différentesépidémies de peste dans le monde et qui analyse d’un point de vue médical le Journal de Defoe.