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BBF 2005 Paris, t. 50, n o 3 30 Mais il m’a paru impossible de tirer de ma seule expérience, de mes seules connaissances, de ma seule ré- flexion et de mes seules lectures une analyse ou un point de vue qui au- raient de toute façon été marqués par la génération qui est la mienne, sans que la parole soit donnée à d’autres. Comme je ne pouvais consacrer à l’écriture de cet article qu’un temps raisonnable, pris en contrebande sur mon temps libre, le soir ou au petit matin, je ne pouvais prétendre me li- vrer à une enquête approfondie pour laquelle un universitaire aurait du reste été plus qualifié, comme me le fit remarquer un de mes correspon- dants. J’ai donc rédigé un court question- naire (voir l’encadré) que j’ai envoyé par messagerie à un certain nombre de collègues de ma connaissance, dont une partie l’a transmis à d’autres personnes que je ne connais pas. Quarante et un questionnaires, rem- plis ou détournés, me sont parvenus. J’aurais pu adresser ce document à d’autres bibliothécaires de ma connaissance ou le poster sur la liste de diffusion biblio-fr 2 , mais ces qua- rante et une réponses ont l’avantage de m’avoir donné le temps de les lire et de m’en imprégner. J’ai été frappé par leur force et leurs constantes, au- delà des inévitables contradictions. Je remercie ces collègues, véritables co- auteurs d’un texte qui, sans eux, n’au- rait pu voir le jour.Ils sont de diverses générations et la plupart exercent ou ont exercé en lecture publique mais les bibliothèques universitaires sont également représentées. Sentiments et ressentiments En ordonnant et commentant leurs réponses, je ne prétends à aucune dé- marche scientifique, mais tente de dresser une série de portraits croisés Le fossé des générations Cinq générations de bibliothécaires Pour Martine Blanchard, qui, si une injuste maladie ne l’avait pas enlevée le 20 février 2005 à l’âge de 55 ans, aurait sans nul doute été associée à la préparation de cet article 1 . C eci est un article de commande. Ne le prenez surtout pas en mauvaise part : j’ai souvent pris beaucoup d’intérêt à lire des articles de commande, beaucoup de plaisir à en écrire. Mais j’avoue n’avoir jamais eu jusqu’à présent l’idée de réfléchir sur la question des générations de bibliothécaires. Si j’ai accepté la proposition qui m’en a été faite, c’est parce que je sentais confusément qu’il y avait là quelque chose d’intéressant, voire de passionnant, même si ma première réaction m’a ramené à un sentiment peu réjouissant : moi qui suis né en 1950, je me voyais brutalement rappeler que ma propre génération allait bientôt quitter la scène professionnelle. Dominique Lahary Bibliothèque départementale du Val-d’Oise [email protected] * Le titre de cet article est emprunté à l’ethnologue américaine Margaret Mead, Le fossé des générations, Denoël-Gonthier, 1972, coll. « Médiations ». 1. Martine Blanchard a été directrice de la BDP de l’Eure-et-Loir de 1982 à 2001 et chef du bureau des bibliothèques territoriales à la Direction du livre et de la lecture du ministère de la Culture et de la Communication depuis 2001. Elle a présidé l’Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt de 1997 à 2001. 2. Biblio-fr : liste de diffusion sur Internet des bibliothécaires francophones comptant plus de 12000 abonnés. Voir : http://listes.cru.fr/wws/arc/biblio-fr LE RENOUVELLEMENT DES GÉNÉRATIONS

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Mais il m’a paru impossible de tirerde ma seule expérience, de messeules connaissances, de ma seule ré-flexion et de mes seules lectures uneanalyse ou un point de vue qui au-raient de toute façon été marqués parla génération qui est la mienne, sansque la parole soit donnée à d’autres.Comme je ne pouvais consacrer àl’écriture de cet article qu’un tempsraisonnable, pris en contrebande surmon temps libre, le soir ou au petitmatin, je ne pouvais prétendre me li-vrer à une enquête approfondie pourlaquelle un universitaire aurait dureste été plus qualifié, comme me lefit remarquer un de mes correspon-dants.

J’ai donc rédigé un court question-naire (voir l’encadré) que j’ai envoyépar messagerie à un certain nombrede collègues de ma connaissance,dont une partie l’a transmis à d’autrespersonnes que je ne connais pas.Quarante et un questionnaires, rem-plis ou détournés, me sont parvenus.J’aurais pu adresser ce document

à d’autres bibliothécaires de maconnaissance ou le poster sur la listede diffusion biblio-fr 2, mais ces qua-rante et une réponses ont l’avantagede m’avoir donné le temps de les lireet de m’en imprégner. J’ai été frappépar leur force et leurs constantes, au-delà des inévitables contradictions. Jeremercie ces collègues, véritables co-auteurs d’un texte qui,sans eux,n’au-rait pu voir le jour.Ils sont de diversesgénérations et la plupart exercent ouont exercé en lecture publique maisles bibliothèques universitaires sontégalement représentées.

Sentiments et ressentiments

En ordonnant et commentant leursréponses, je ne prétends à aucune dé-marche scientifique, mais tente dedresser une série de portraits croisés

Le fossé des générationsCinq générations de bibliothécaires

Pour Martine Blanchard, qui, si une injuste maladie ne l’avait

pas enlevée le 20 février 2005 à l’âge de 55 ans, aurait sans

nul doute été associée à la préparation de cet article 1.

Ceci est un article de commande. Ne le prenez surtout pas en mauvaise part :

j’ai souvent pris beaucoup d’intérêt à lire des articles de commande, beaucoup

de plaisir à en écrire. Mais j’avoue n’avoir jamais eu jusqu’à présent l’idée de réfléchir

sur la question des générations de bibliothécaires. Si j’ai accepté la proposition qui m’en

a été faite, c’est parce que je sentais confusément qu’il y avait là quelque chose

d’intéressant, voire de passionnant, même si ma première réaction m’a ramené à un sentiment

peu réjouissant : moi qui suis né en 1950, je me voyais brutalement rappeler que ma propre

génération allait bientôt quitter la scène professionnelle.

Dominique Lahary

Bibliothèque départementale du Val-d’Oise

[email protected]

* Le titre de cet article est emprunté àl’ethnologue américaine Margaret Mead, Le fossédes générations, Denoël-Gonthier, 1972, coll.« Médiations ».

1. Martine Blanchard a été directrice de la BDP del’Eure-et-Loir de 1982 à 2001 et chef du bureaudes bibliothèques territoriales à la Direction dulivre et de la lecture du ministère de la Culture etde la Communication depuis 2001. Elle a présidél’Association des directeurs de bibliothèquesdépartementales de prêt de 1997 à 2001.

2. Biblio-fr : liste de diffusion sur Internet desbibliothécaires francophones comptant plus de12000 abonnés. Voir :http://listes.cru.fr/wws/arc/biblio-fr

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de quelques générations de bibliothé-caires, comme aurait pu le faire unjournaliste. Il s’agit de portraits déli-bérément subjectifs. J’ai en effet de-mandé à mes correspondants de li-vrer leur ressenti sans chercher àanalyser outre mesure : « N’hésitezpas à vous lâcher », leur ai-je recom-mandé. Je n’ai pas été déçu du résul-tat.

« Vous sentez-vous appartenir àune génération particulière de bi-bliothécaire ? » Telle était ma pre-mière question. La grande majorité arépondu par la positive,quelques-unsà la normande,cinq seulement claire-ment « non ». Certes, la question desgénérations n’est pas la seule grille delecture possible. Sans parler de celledes sexes, jamais abordée à ma con-naissance (il faudra bien le faire unjour3), la profession de bibliothécaireest évidemment traversée de cou-rants et de styles divers et parfois op-posés, et les variables individuellessont naturellement importantes.« Dans chaque génération, nous au-rons des grincheux, des gens pleinsd’humour, des enthousiastes et moti-vés, et des cyniques qui freinent desquatre fers », écrit une collègue ; etune autre : « À vingt-sept ans, j’ai par-fois plus de points communs et devaleurs communes avec des collè-gues d’une cinquantaine d’annéesqu’avec des collègues des mêmespromotions que moi ! » En retour-nant l’expression, je pourrais en diretout autant. Ou bien encore : « J’en-tends chez certains des prises de po-sition que je ressens comme tout à

fait innovantes, bien que provenantde bibliothécaires des anciennes gé-nérations, et, à l’inverse, les proposde mes jeunes collègues peuventm’apparaître quelquefois commeun recul évident dans la perceptionque j’ai de ma profession. » Un autreprécise : « Je n’ai […] pas vraimentl’impression d’appartenir à une gé-nération, au sens d’une commu-nauté de valeurs et de pratiques. »

Mais il ne s’agit ici que de tenterd’établir si, sans nier toutes les autreslignes de clivage possibles, la ques-tion des générations a du sens. À lireles réponses à mon questionnaire, jesuis bien obligé d’en convenir, bienau-delà de ce que j’aurais pu imaginer.

Les générations parlent d’elles-mêmes,se définissent avec une force,une netteté souvent aveuglantes.Maissurtout, elles parlent des autres, et

c’est là que ça fait mal.Au-delà de pos-tures attendues (les anciens ont « jetéles bases », on est « stimulé » par lesplus jeunes, ou plus généralementpar « les différences d’approche entregénérations »), ce qui frappe, c’estune absence d’aménité, c’est un sen-timent d’altérité.Il y a bien un malaiseentre générations.

Autoportraits comparatifsde cinq générations

Le dépouillement du question-naire m’a permis d’identifier cinq gé-nérations et de présenter à la fois leurautoportrait et le regard qu’elles por-tent sur les générations précédenteset suivantes.

Il aurait sans doute été intéressantde comparer ces autoportraits au re-

Dominique Lahary est directeur de laBibliothèque départementale du Val-d’Oise.Auteur de nombreux articles parus dans la presseprofessionnelle, il a collaboré à la nouvelle éditiondu Métier de bibliothécaire (Éd. du Cercle de lalibrairie, 2003) et à Bibliothécaire, quel métier ?(idem, 2004).

Questionnaire

• Vous sentez-vous appartenir à une génération particulière de bibliothécaire ?Si oui, comment la définiriez-vous brièvement ?

• Êtes-vous frappé par des différences entre générations de bibliothécaires ?Si oui, qu’est-ce qui vous frappe dans des générations… – plus anciennes ?– plus récentes ?

• Est-ce que vous sentez votre génération stimulée, contrariée, étouffée par des générations…– plus anciennes ?– plus récentes ?

• Selon vous, qu’a (qu’ont) apporté ou qu’apporte(nt) au développement des bibliothèques…

– votre génération ?– des générations plus anciennes ?– des générations plus récentes ?

• Liste non limitative d’éléments sur lesquels les générations peuvent diverger : – valeurs professionnelles– raisons d’être bibliothécaire– conception de la bibliothèque– approche des usagers– conception et usage des techniques professionnelles– approche de l’informatique– relation à la tutelle (administrative, politique)– conception du management et/ou « vie au bureau »– relation aux associations professionnelles et conception de celles-ci– relation au travail (engagement fort, distance, cloisonnement avec la vie

personnelle)mais aussi :– formes d’engagement personnel hors du champ des bibliothèques– positions politiques– conceptions générales de l’État et du service public

• Texte libre

3. Entendue le 3 mars sur France Inter, à uneédition de l’émission Le téléphone sonne consacréà la situation des femmes dans le travail, cetteplaisanterie qui courrait dans le milieu desdocumentalistes : « Quel est le masculin dedocumentaliste ? Chef de service. »

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gard que les autres portent sur cha-cune d’elle,mais une telle entreprise seheurtait à une difficulté de méthode.D’une part, je n’ai pu définir les géné-rations qu’après coup.D’autre part, jene pouvais guère demander à chacund’identifier lui-même plusieurs géné-rations : je me suis contenté de lefaire réagir sur « les générations plusrécentes » et « les générations plusanciennes ».

Le découpage entre générationsest naturellement arbitraire, d’autantque les naissances se succèdent defaçon continue. Mais la décennie,adoptée par Bernard Préel dans sonChoc des générations 4, est com-mode. Je l’ai adoptée, au moins pourles quatre dernières5.

Il n’a pas échappé à plusieurs ré-pondants qu’il ne s’agit pas spéci-fiquement de générations de biblio-thécaires : « Je ne suis pas sûr que lesdifférences sont entre des généra-tions de bibliothécaires, plutôt queet plus simplement entre des généra-tions tout court, ce qui est inévi-table » ; « Ce sont les mêmes que dansd’autres professions ou activités, ilme semble ! » À ce titre, il ne s’agiraitde rien d’autre que de décliner dansun champ professionnel particulier,mais aussi dans un pays déterminé,un phénomène plus général. Celan’interdit cependant pas, nous le ver-rons,de déceler certaines spécificités.

Les générations ayant, comme lemonde en général, la fâcheuse habi-tude de vieillir, je dois ici indiquer defaçon approximative les années denaissance auxquelles correspondentles différentes générations identifiéesen ce début de l’année 2005 :– les anciens (jusqu’en 1945),– les quinquagénaires (1946-1955),

– les quadragénaires (1956-1965),– les trentenaires (1966-1975),– les benjamins (à partir de 1976).

Les anciens : un militantisme de pionniers

Cette génération se définit elle-même comme « militante »,voire « ré-volutionnaire ». Elle pense avoir ap-porté « un changement d’image demarque : de temple la bibliothèqueest devenue hypermarché, puis re-père dans la cité ».

Elle ne se vit évidemment pascomme la première, et porte sur sesaînés un regard critique (« Le méprispour les collègues des bibliothèquespubliques ») ou distancié (« l’érudi-tion »,« militante pour des enjeux gé-néraux »). Elle leur reconnaît un rôleinitiateur, dans les méthodes plutôtque dans les services (« elles ont faitdes inventaires, établi des normes etdes liens »), mais se donne à elle-même un rôle fondateur : « Nous sa-vions que nous avions l’avenir pournous ! La suite l’a prouvé. »

Elle a ainsi permis aux plus jeunesde « s’installer dans la durée, dans lavisibilité », mais regrette leur « obses-sion du marketing, remplaçant lapromotion de valeurs, la pédago-gie » et les juge « militantes pour desenjeux personnels ». Le point de vuepeut être sévère : « Je sens les plusjeunes plus soucieux d’enjeux per-sonnels : horaires, salaires (primes),peu attentifs aux changements etaux enjeux de société, bien que bé-néficiant de bien meilleurs moyensd’information. Il me semble qu’ils seront faciles à berner, et déjà for-matés pour les schémas libérauxqui se mettent en place.Une sorte deparesse intellectuelle et de résigna-tion. »

Les quinquagénaires : génération politique

Cette génération se définit volon-tiers comme « une génération poli-tique, qu’on le veuille ou non »,avecune double référence :

– 1789 : « Les bibliothèques sontune conquête de la Révolution fran-çaise (les livres des riches et descurés “transférés” aux communes),pas de liberté/citoyenneté = frater-nité/égalité sans accès de tous auxlivres et aux écrits » ;– l’arrivée de la gauche au pouvoiren mai 1981,qui a,dans le champ pro-fessionnel, une signification particu-lière,avec « le doublement du budgetdu ministère de la Culture (et de laDirection du livre), la loi sur le prixunique du livre, la croyance (éphé-mère) qu’on pouvait envisager laculture pour le plus grand monde6 » ;« La génération des années Lang etGattégno 7 “salue” une politique na-tionale du livre et de la lecture, ledébut de la prise en compte des en-jeux sociaux de la lecture publique. »

Notons que ces deux momentshistoriques en occultent un autre detaille,qui n’est curieusement cité quepar une seule quinquagénaire, alorsqu’il l’est par :– deux quadragénaires, pour se si-tuer (« post-68 ») ou se démarquer(« [mai] 68 est loin derrière et n’estplus une référence ») ;– trois trentenaires, pour définir lesplus anciens (« la génération de mesparents, génération 68 en fait », « lesanciennes générations sont encorecelles de la conquête des droits, demai 1968 ») ou pour considérer cetteréférence comme toujours d’actualité(« la jeune génération comporte ce-pendant encore quelques spécimenspensant que les idéaux de mai 1968ont toujours une raison d’être »).

La politique, c’est aussi une cer-taine vision de l’État : « une géné-ration pré-décentralisation », qui« croyait encore au rôle régulateurvoire centralisateur de l’État, commeélément d’impulsion d’orientationspolitiques, avec des moyens – cedont, me semble-t-il, on est aujour-

4. Bernard Préel, Le choc des générations, La Découverte, 2000.5. De son côté, Lynne C. Lancaster, dans un articles’adressant aux bibliothécaires mais portant plusgénéralement sur les générations au travail,distingue quatre générations : « traditionalists »(nés avant 1946), « baby-boomers » (1946-1964),« Generation Xers » (1965-1981) et « Millenial »(nés après 1981). « The Click and clash ofgenerations », Library Journal, 15 octobre 2003,http://www.libraryjournal.com/article/CA325060?display=searchResults&stt=001&text=generation&

6. On peut voir là un écho de l’ambition affichéeprécédemment par André Malraux de donner àtous l’accès aux grandes œuvres.7. Jack Lang fut ministre de la Culture de 1981 à1986, puis de 1988 à 1991. Jean Gattégno futdirecteur du livre et de la lecture de 1981 à 1989.

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d’hui complètement revenu ». C’estégalement « la passion, le sens duservice public ».

C’est une « génération militante »,en ce sens qu’elle vit son métier sur le mode d’un militantisme mâtiné desacré : « militant[e] de la lecture pu-blique », « un peu missionnaire avecdes idéaux politiques quant à unepolitique volontariste de lecture pu-blique autour de la démocratisa-tion de la lecture et de l’accès aux savoirs ». Elle dit être attachée à « uncertain esprit, une cause à défendreet des principes comme l’encyclopé-disme et le pluralisme avec un atta-chement profond à l’idée de servicepublic ».

Elle pense avoir développé « unevéritable politique culturelle en bi-bliothèque (animations, expositions,promotions diverses) » et apportéune « réflexion globale en directiondes publics et cette volonté d’agiravec d’autres pour que les pratiquesde lecture s’élargissent, que l’apportde la littérature de fiction ou docu-mentaire ne soit plus réservé à l’éliteou à la bourgeoisie selon la phra-séologie que l’on veut employer ».

Mais elle s’attribue également unrôle technique,même si elle porte vo-lontiers un regard critique sur celui-ci : « [L’apport de ma génération],c’est l’introduction de l’informa-tique dans les bibliothèques, sanssavoir vraiment si c’est une bonneou une mauvaise chose. » « C’est unegénération pré-technique, où l’infor-matique ne commençait à existerque par de coûteux et complexes sys-tèmes centralisés auxquels, malgrétout, on prêtait toutes les vertus. […]Je suis frappé par la foi qu’on pou-vait avoir dans les progrès de l’in-formatique – mais, après tout, cettefoi était partagée dans tous les corpsde métier. » On évoque « les rêves deréseaux mondiaux (de bibliogra-phies universelles) et les coopéra-tions à tout prix sans les moyenstechniques d’aujourd’hui ».

Les générations plus anciennessont saluées : elles ont jeté « les basesde notre métier, et plus particulière-

ment elles ont fondé nos missionsspécifiques », elles ont incarné « unecertaine idée de la lecture publiqueavec un héritage et une imprégna-tion forte de ce sacré CAFB 8 ». Onleur doit « les normes pour imposerles bibliothèques comme une néces-sité dans le paysage communal, lesconstructions, les formations et di-plômes pour imposer la reconnais-sance d’un métier ».

Ce sont des « générations pion-nières qui ont imposé l’idée d’unelecture publique ouverte à tous ».« La génération précédente a déjàtravaillé à l’élargissement du publicen introduisant la littérature de jeu-nesse dans les bibliothèques où ellen’existait quasiment pas, et puis en sortant du schéma de la biblio-thèque d’étude réservée aux nota-bles en prêt indirect la plupart dutemps, opposée à la bibliothèque pu-blique “grand public” ou populaireoù l’on trouvait romans à l’eau derose pour les femmes, polars de pré-férence sexistes pour les hommes etquantité de livres pratiques […] pourcréer des bibliothèques conçues pourrecevoir un public plus mélangé,dans des conditions plus accueil-lantes dans les années soixante etsoixante-dix, en mettant en placedes animations, etc. »

L’hommage peut être plus person-nel : « J’ai eu la chance de travailleravec un conservateur […] qui m’abeaucoup fait réfléchir et m’a donnébeaucoup de responsabilités avecune grande confiance, cela m’amarquée ! »

Mais elles sont aussi brocardées :« Les générations précédentes ont étéplutôt dans l’immobilisme, faute demoyens je veux bien le croire. » Onnote « le repli presque pathologique

sur les techniques (indexation, cata-logage) comme légitimité profes-sionnelle et, du coup, le peu de casfait des collections et encore moinsdes publics ».On se sent par elles « unpeu étouffé par l’aspect corpora-tiste ». On décèle à l’occasion le« manque […] d’une approche glo-bale et politique du développementde la lecture et de la lecture pu-blique ».

On pointe enfin « une tendance àavoir plus de mal avec les technolo-gies informatiques », une « peur del’outil informatique ».

La vision qu’ont les quinquagé-naires des générations plus récentesprésente certains aspects positifs :« une adaptabilité plus grande, unemaîtrise des technologies de l’infor-mation », « beaucoup plus de prag-matisme, une meilleure insertiondans l’environnement personnel etsocial ». La question du public, dontnous reparlerons, commence à appa-raître : « moins d’œillères sur ce quiest “le bon livre”, notamment en sec-teur jeunesse, plus d’ouverture auxsouhaits du lectorat, en somme uneproximité par rapport au lectorat età ses attentes ».

Un brin d’envie pointe quand onévoque à leur propos « les territoiresnouveaux, les technologies, les moyensde réaliser les rêves (de réseaux, departages…) ». Mais une distance estperceptible.On se juge « stimulé parcertaines personnes, surveillé et sé-vèrement jugé par d’autres ».On dé-nonce « une priorité à la gestion, latechnique, l’information, avec unmanque de culture générale et sur-tout de curiosité ».

On observe « un regard critique et sans complaisances sur le “socle”des croyances professionnelles, quipermettra de balayer ce qui doitl’être… à condition d’avoir autrechose à proposer que de la gestion àtous crins, du management, dumarketing, de la démarche qualité,etc. » « Le discours sur le service pu-blic aurait tendance à s’atténuer auprofit d’une approche plus tech-nique du métier », ce qui fait dénon-

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8. CAFB : Certificat d’aptitude aux fonctions debibliothécaire (1951-1994). Voir DominiqueLahary, « CAFB : Mort et transfiguration ? », Noted’information de l’ABF no 66, octobre 1992, http://membres.lycos.fr/vacher/profess/textes/cafbVoir aussi Christophe Pavlidès, « Entrereprésentation identitaire et mythologie de laprofession : le CAFB », Bibliothécaire, quelmétier ?, sous la dir. de Bertrand Calenge, Éd. duCercle de la librairie, 2004, coll. « Bibliothèques ».

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cer les « scientistes » et les « techno-crates ».

Ces générations apparaissent « trèstechniciennes »,« fascinées par l’outilinformatique, ce qui, personnelle-ment, me navre », observe un col-lègue. Elles feraient preuve « [d’]unevision plus technologique du métierqui perd parfois de vue la finalité :le public ». Mais on les trouve égale-ment éloignées de la politique locale :on regrette « le manque d’engage-ment, souvent, dans une politiqueglobale de la collectivité ou du ser-vice ».

Dans le même esprit : « carrié-risme au détriment du service aupublic, peu d’engagement dans lavie publique, peu d’intérêt pour letravail en équipe ».Ou encore : « peusont prêts à se rendre disponiblespour les nécessités de service horshoraires de bureau ».

Les quadragénaires : le temps des gestionnaires

La génération suivante se situe,nous l’avons vu plus haut, dans l’his-toire globale (« post-68 »), mais aussidans celle de la formation profession-nelle : « dernière génération CAFB »,« issue du CAFB, dernières promo-tions ».

Si une partie se range encore dansla lignée de ses aînés immédiats (unecollègue se place dans une « généra-tion militante », habitée du « besoinde défendre le métier pour l’affir-mer »), c’est surtout « la première génération des bibliothécaires ma-nagers »,qui ferait preuve de « plus derationalité dans la nécessaire ap-proche gestionnaire ». « Les respon-sables de bibliothèque pensent “ges-tion” autant que “collections”, et“publics” avant “collections”. » Cette« approche plus gestionnaire de labibliothèque [est] rendue nécessairepar le développement des équipe-ments, des effectifs et du public ».

C’est qu’elle s’attribue « la créa-tion du réseau de bibliothèques actuel en France ». Grâce à une« conception ouverte des biblio-

thèques, une volonté d’accueillirtous les types de publics », elle a parson « professionnalisme […] permisle développement de nombreuxnouveaux équipements, des outilsde méthodologie avec une vraieprise en compte des missions ». « Lesquadras sont plutôt au pouvoir »,écrit une collègue. Les nouvellestechnologies pointent leur nez : uncollègue se range parmi « ceux quiont été parmi les premiers inter-nautes des bibliothèques publiques ».

Car, si les plus anciens « ont poséles jalons, [ils] n’avaient pas lesmoyens ».On leur reconnaît pourtant« le décollage des années 70-80 avecles premières grosses structures etune certaine reconnaissance desélus ».

Les générations précédentes sontvues comme « plus cultivées, plus mi-litantes, plus politiques ». On leur at-tribue « le militantisme et l’enthou-siasme qui ont été les déclics dudécollage de la lecture publiquedans les années 60 », « une sorte demessianisme de la lecture ».On « ap-précie le côté solide de la culture pro-fessionnelle, de l’expérience, l’im-pression d’être face à des gens qui ycroient toujours ».

Mais si ce « côté militant et pur etdur […] impose le respect », ce quiest une incontestable marque de dis-tance, il est associé à une certaineétroitesse de vue, comme l’attestecette énumération : « le corpora-tisme, la culture politique, le respectde (et la confiance dans) l’État, le ni-veau de culture plus élevé, la diffi-culté aussi à raisonner interprofes-sionnel ». On regrette une « difficultéde s’ouvrir à de nouveaux objec-tifs », on les juge « assez intransi-geantes envers ceux qui pensent dif-féremment ». On les définit mêmecomme des « générations de biblio-thécaires dont la principale missionétait la conservation des livres »,« moins ouvertes sur les publics ».

D’un côté, « les générations plusanciennes se focalisaient plus sur lesquestions de technique bibliothéco-nomique : normes, catalogage, in-

dexation ». De l’autre, on déplore« leur difficulté à gérer les révolu-tions techniques par crainte de nepas maîtriser toutes les nouveau-tés ». Un collègue écrit : « Très long-temps j’ai eu le sentiment d’êtreexclu par les “purs et durs”qui ne to-léraient pas les discours qui s’ap-puyaient notamment sur les chan-gements générés par le recours auxnouvelles technologies de gestion etd’accès à l’information. »

On peut finalement se sentir« étouffé parfois : sentiment de lour-deur dans l’action, de difficulté à in-nover, à envisager le métier autre-ment. Il y a un côté “cooptationindispensable”aussi qui est assez pé-nible ».

Les plus jeunes générations sontavant tout perçues comme celles des« nouvelles technologies ».On les cré-dite d’une « adaptation à toutes lesformes du savoir et de la diffusionde l’information qui est indispen-sable pour que les bibliothèquespuissent continuer à jouer un rôledans la société d’aujourd’hui ». Onleur assigne une mission historique :« Les plus jeunes devront réinventerradicalement, d’ici quelques décen-nies, les outils d’accès à l’informa-tion et à la culture. Leur plus grandchallenge : gérer la dématérialisa-tion de tous les supports (y comprisle livre !). »

Elles apparaissent à la fois pluséloignées de la culture et plus pro-ches du public. Une collègue écrit :« La chose littéraire ou philoso-phique, voire la lecture elle-même,perdent du terrain […] On parleplus souvent de la dernière versiond’un logiciel que d’un roman oud’un ouvrage de poésie. » Et uneautre : « Je ne crois pas que les jeunesgénérations viennent au métierparce qu’elles “aiment lire” ou paramour des livres, elles sont plus atti-rées par le contact, le public, c’estl’argument le plus souvent placé enavant dans les recrutements. » Uncollègue note que « ce qui intéresseplus les jeunes c’est le terrain, le ser-vice public, et c’est une très bonne

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chose », après avoir écrit : « On a ditaux jeunes que Rameau et Unimarcétaient des bases incontournablespour être acceptés dans le métier. Ilss’y forment juste pour trouver unboulot mais il ne semble pas y avoird’investissement affectif commeleurs prédécesseurs. » Une autre leurattribue « moins de connaissancesbibliothéconomiques ».

Certains expriment cette proxi-mité avec le public sur le mode del’abandon au consumérisme : « Laformule “la bibliothèque supermar-ché”a fait des dégâts ! Et l’on gère lesbibliothèques, non plus comme deslieux d’accueil et de rencontres, maiscomme des rayons à faire tourner età approvisionner. Quid du hasard,des possibles, des interstices de li-berté, d’imprévus, des surprises ? Dequoi ? Pas de ça ici, voyons ! La voieroyale, aujourd’hui, c’est le docu-mentaire ! et la gestion des collec-tions ! et le taux de rotation ! On ra-tionalise, maintenant, on fait duchiffre ! » Ce reproche est,dans un ap-parent paradoxe, associé à celui-ci :« Plus grave : une certaine pauvretésur le plan relationnel, et parfois undésintérêt pour les simples humains(surtout s’ils ne maîtrisent pas lesNTIC !).La psychologie (élémentaire)n’est pas leur fort, ni l’histoire, ni lasociologie… Un comble. »

Marqués par le militantisme deleurs aînés, les quadragénaires déplo-rent le désengagement de leurs ca-dets. Ils leur attribuent « une visionplus globale des choses mais aussiune difficulté à se tenir au courant,à lire, à se documenter suffisam-ment dans le domaine profession-nel ».Une collègue écrit : « Les jeunesgénérations me semblent très indivi-dualistes dans la profession, commedans la vie. […] Il me semble qu’il y a moins d’implication dans les lec-tures professionnelles, la formationdes collègues, la participation à descongrès (si ce n’est pas validécomme formation), la participationà des associations. L’enthousiasmeprofessionnel est là, mais de 9 h à17 h. » Une autre note « un rapport

différent au temps de travail (letemps personnel et le temps de tra-vail sont séparés de façon hermé-tique) ». Et voilà le coup de grâce :« Pas d’esprit de prospective ni d’en-gagements professionnels ou per-sonnels, refus de prendre des respon-sabilités tout en voulant obtenir desstatuts élevés ; ils sont devenus plusfonctionnaires ! »

Plus que leurs aînés, les quadragé-naires ont le sentiment d’être rejetéspar leurs cadets. Une collègue estfrappée par « leur jeunesse… à tousles points de vue : inexpérience(c’est normal), enthousiasme (c’estenthousiasmant), naïveté (mais àquoi sert donc notre expérience ?),leur bagage technique (impression-nant), leurs certitudes (vont-ellesvraiment refaire le monde sans avoirlu Voltaire, Mallarmé, Giono,… ?) ».Elle poursuit : « Plus triste : avantelles… le déluge, ou le désert. » Uneautre note « un côté “du passé faisonstable rase” ». Une troisième s’avoue« énervée parfois : le côté naïf qui ré-invente est assez stimulant, le côté“avant moi il n’y avait rien” estassez crispant. Il faut aussi souventreprendre les bases qu’ils n’ont pasacquises dans leur formation pourexpliquer la raison d’être des cho-ses ».

Finalement, une collègue juge cesjeunes générations « quelque peu dé-cevantes » tandis qu’un autre lestrouve « plus techniques, plus per-dues, plus créatives », et qu’une troi-sième a « constaté auprès des plusjeunes un dynamisme et une curio-sité qui [la] rassurent ».

Les trentenaires : nouvelles technologies et perte du rôle central du livre

La génération « trentenaire, quin’a connu ni les bibliothèques pau-vres des années 70-80, ni les biblio-thèques non informatisées » s’attri-bue « le dynamisme, l’implantationdes nouvelles technologies, des idéesnouvelles ». Une de ses membres lajuge « plus gestionnaire, [avec] plus

de recul et de détachement par rap-port au traitement des collections,moins de conscience de corps carune identité rattachée à la fonctionpublique territoriale ».

Le livre perd de sa superbe : « [Il]est moins central dans ma défini-tion de la bibliothèque.J’ai en tête laformule d’une de mes professeurs debibliothéconomie : “Les images, celane fait pas réfléchir”. La valorisationdes documents notamment par l’ac-tion culturelle est plus importantedans ma génération de bibliothé-caires. Sortir de la bibliothèque etdes tâches techniques pourrait êtrele nœud central. » Un collègue se dé-finissant comme « spécialiste des sup-ports d’information » (il souligne lemot support) écrit : « Nous nous de-vons de connaître les “contenants”pour mieux diffuser les “contenus”.Nous ne sommes pas prescripteurs,mais orienteurs, dans le sens où lebibliothécaire doit donner à l’usa-ger le plus de ficelles possibles pourqu’il opère seul son propre choix. »D’autres soulignent « un regard diffé-rent sur les publics », « une approcheplus pertinente des publics et desusagers ».

À la suite des quadragénaires, lesnécessités gestionnaires sont revendi-quées : « L’accent est mis davantagesur la communication ou le mana-gement. » On insiste sur le « dévelop-pement des techniques d’évaluationdes services ».Ce serait « une généra-tion beaucoup moins investie dansles valeurs générales (à la limite, laseule valeur est de “faire tourner laboutique”), mais ayant des idéespeut-être plus nettes sur le mode opé-ratoire : on se pose moins la ques-tion de savoir si un projet est inté-ressant ou non, mais on veut qu’il yait un responsable, un calendrier,une fin au projet ».

Les trentenaires reconnaissent auxgénérations plus anciennes « leur im-plication militante », « le fort investis-sement personnel (presque sentimen-tal) dans un ensemble de valeurspolitiques (ou philosophiques) ausens large ».Ils leur reconnaissent « la

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constitution d’une forte identité pro-fessionnelle, un acquis en termes decollections, de formations ». Les plusanciens auraient apporté « la norma-lisation des pratiques profession-nelles ».

Un collègue les définit ainsi :« Technicité, rigueur, savoirs biblio-théconomiques. » Un autre parle« [d’]une génération plus anciennepartageant des valeurs “générales”concernant la mission, mais n’ayantpas forcément de valeurs profession-nelles très claires concernant lemode opératoire ». D’autres enfon-cent le clou, notant « l’absence derecul et le défaut d’une culture depublicité des projets, des résultats ; lemanque de culture de coopération,l’isolement » ou « la prégnance de la culture administrative, qui faitqu’on maîtrise parfaitement le tra-vail sur le long terme, c’est-à-dire “aurythme de l’État”, mais qui fait aussiqu’on a du mal à prendre encompte ceux qui sont en dehors decette sphère, c’est-à-dire le public, fi-nalement ».

On juge « les générations plus an-ciennes […] attachées à la fonctionde conservation aux dépens de lafonction de diffusion ». On dénonce« l’attachement aux tâches techni-ques tel que le catalogage et l’ab-sence de volonté de créer des par-tenariats », une « incapacité aumanagement dans ceux qui sontcadres ». On se sent « étouffé par desméthodes de management infantili-santes » ou « contrarié par l’absencede vision à long terme ». On noteraenfin avec intérêt « [l’]image parfoisencore pesante du bibliothécaireérudit ».

Les trentenaires se sentent plutôtstimulés par leurs cadets, à qui ils at-tribuent « une évolution précieusede l’image des bibliothèques et de laculture, le partenariat, l’accueil dupublic, la gestion des collections (in-formatique, TIC, statistiques, écono-mie…), une relation plus saineentre vie personnelle et profession-nelle ». « Ceux qui arrivent et ont25 ans sont des alliés : parce qu’ils

ont pour l’essentiel les mêmes orien-tations, et parce que leur maîtriseinformatique est nettement supé-rieure à la moyenne de ma généra-tion. »

On les juge « plus malléable[s] :[ils vont] accepter de nouvelles mis-sions car les nouvelles générationsne sont pas encore entrées dans deshabitudes de travail », avec « la vo-lonté de s’adapter à un contextechangeant avec une démarche prag-matique et organisée ».

Mais on peut leur attribuer égale-ment une « position plus consumé-riste » et trouver la jeune génération« plus susceptible de vouloir s’affran-chir de l’influence de leurs aînés,parfois à tort ».

Les benjamins : l’usager au centre ?

Les moins de trente ans se viventmassivement comme « une généra-tion plus formée à prendre encompte le public que les docu-ments », qui serait « moins conserva-trice et plus axée sur le partage de laculture-livre avec les usagers, no-tamment par les animations dansles murs de la bibliothèque maiségalement à l’extérieur (écoles, par-tenariat avec d’autres équipementsculturels, centre de loisirs) ».On s’at-tribue « de nouvelles idées pour allervers le public, créer des animations,des moyens de transmettre la cul-ture et non plus seulement la conser-ver » et « une réflexion sur le rôle desbibliothèques dans la société d’au-jourd’hui, sur notre rapport auxusagers (comment mieux les con-naître, avec quels outils, commentles cibler) ».

Ce positionnement s’accompagned’un indéniable relativisme culturel :« La génération précédente conçoitavant tout la bibliothèque commeun lieu tourné vers les collections, lefonds ; on n’achète pas n’importequoi, il y a les bons et les mauvaislivres (les Benzoni et les Kundera),surtout en fiction ; la jeune généra-tion est plus relativiste : il n’y a pas

vraiment de bons/mauvais livresmais des livres susceptibles de trou-ver un public. » Elle est davantage« dans l’adaptation de l’offre de ser-vices et de collections au public quedans la prescription, […] plus ou-verte sur des genres non nobles,comme le manga, la littérature po-pulaire ». Cela ne signifie pas forcé-ment une identification à la diffusioncommerciale : « Il y a également deslivres qui ont du mal à trouver leurplace dans le commerce et que lesbibliothèques peuvent essayer de défendre, non parce qu’ils sont meil-leurs, mais parce qu’ils sont diffé-rents et qu’il faut défendre la diver-sité. »

L’absence de hiérarchisation peutconcerner également le public.Si unecollègue cite encore « la transmis-sion de la culture, le fait d’aller versles publics difficiles pour les amenerà la lecture », un autre revendique« une approche de la bibliothèqueaxée davantage sur les loisirs (lec-ture plaisir), moins militante » et« un intérêt pour tous les publics (àcommencer par le lecteur “moyen”)et pas uniquement à l’élite ou auxpublics en difficulté ».

Le management est revendiqué,in-directement : « Je pense que la nou-velle génération de bibliothécaire estouverte à plus de souplesse et decomplémentarité dans les tâches,l’emploi du temps, l’entraide entreles différents services (discothèque,jeunesse, adulte), l’informatisationdu métier, notamment l’adaptationaux nouveaux logiciels », ou direc-tement : « Les générations plus ré-centes sont élevées dans la culturedu management et de l’évaluationfaçon “modernisation de l’adminis-tration” comme dans l’entreprise » ;« Aujourd’hui on nous apprend,dans nos formations de respon-sables de bibliothèques territoriales,à être de véritables gestionnaires ».

C’est une génération qui s’avoue« moins militante »,« décomplexée » :« Pour valoriser leur métier, les géné-rations plus anciennes ont tendanceà invoquer une mission (défense de

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la culture, de la littérature…) et unetechnicité (catalogage, normes, Ra-meau…) ; à l’inverse, les nouvellesgénérations, plus relativistes etmoins à cheval sur les normes sontprêtes à accepter que le métier de bi-bliothécaire tienne dans une largepart (mais pas uniquement quandmême) de la caissière 9 et du manu-tentionnaire. »

On revendique bien sûr « une vo-lonté d’utilisation des nouvellestechnologies au service des missionsdes bibliothèques publiques » et« l’utilisation des nouvelles technolo-gies comme outil de communica-tion entre bibliothécaires » qui pro-curent « des échanges d’idées assezstimulants ». Nos plus jeunes col-lègues ont conscience de la conjonc-ture historique : leur génération est« née parmi une profusion d’infor-mations accessibles via une multi-tude de supports », elle « arrive dansla profession alors que le métier s’estengagé il y a quelques années dansun véritable tournant (dématériali-sation des supports d’information,élargissement des missions des bi-bliothèques) ». Une jeune collègueécrit : « Née presque avec un ordina-teur entre les mains, l’outil informa-tique ne suscite pas en moi toutecette crainte que j’ai déjà remar-quée chez de nombreuses personnesde la génération de mes parents[…] ; cela ne signifie pas pour au-tant que j’ai une formation d’infor-maticienne. »

Pas de cadets à toiser bien sûrpour ces nouveaux arrivants mais unempilement de générations d’aînéssur lesquels ils jettent un regard am-bivalent. Ils rendent hommage à« leur expérience du métier, de ce quia déjà été fait, des bases solides surlesquelles s’appuyer »,à leur « volontéde faire évoluer les missions des bi-bliothèques ».Ils leur attribuent « sou-

vent la mise en place des structuresà partir de rien ou presque : la défi-nition de politiques d’acquisitions,d’animations, de médiation ; lamise en place de pratiques profes-sionnelles en remplacement de pra-tiques bénévoles ou amateurs ; unevéritable réflexion théorique surnos pratiques et nos objectifs ». Ils di-sent leur devoir « toutes les bases !Réflexion sur le métier de bibliothé-caire, sur les publics, sur les classifi-cations des documents musicaux,etc. »

Ils signalent évidemment « leurmilitantisme, leur engagement poli-tique, leur attachement au terrain(partenariat fort avec associations,structures institutionnelles ounon)… que nous avons beaucoupmoins aujourd’hui », « un vrai dis-cours militant », un « investissementallant au-delà de la vie profession-nelle, pour déborder sur la vie per-sonnelle ».

Mais si un collègue leur reconnaît« une volonté d’évoluer, de faire ensorte que les bibliothèques reflètentles évolutions sociétales », d’autresdéplorent leur « rigidité », « le fait dene pas être ouverts au changement(organisation, animation…), unecertaine lassitude du métier et par-fois à partager ses expériences, uneimage très conservatrice du biblio-thécaire ». Au-delà de « l’attachementnécessaire, encore et toujours, aulivre par rapport aux autres sup-ports », on trouve « les générationsplus anciennes […] parfois très mar-quées par l’usage de techniques bi-bliothéconomiques en voie de dispa-rition (par exemple regret de ladisparition progressive ou program-mée du catalogage individuel vécucomme un aspect intellectuel du mé-tier) ».

Un collègue estime que « l’impor-tance donnée au respect des normes(catalogage, indexation…) […] sem-ble bien plus développée chez les an-ciennes générations que chez lesnouvelles. On passera des heures àcataloguer et à indexer, sans se de-mander si cela a un réel impact sur

le public. Il me semble que c’est unvernis destiné à valoriser notre acti-vité (tout le monde ne peut pas lefaire, il faut une formation…) du-quel les “jeunes”ne sont plus dupes ».Une autre confirme : il est « difficileparfois de faire évoluer certaineshabitudes, notamment en ce quiconcerne le traitement du docu-ment (catalogage). Il faut insistersur la nécessité de coopérer, de récu-pérer les notices par exemple ».

La plus jeune génération peut sesentir « parfois également freinéelorsqu’[elle apporte] du renouveauet d’autres points de vue ». Une col-lègue se sent « contrariée de tempsen temps par le regard des aînés surles petits jeunots, parfois étoufféepar la stature des “anciens” qu’onvoit intervenir à tous les colloques ».

Une histoire représentée

Ce voyage à travers les générationsparle de lui-même : les changementsde ton éclatent avec évidence, lespoints de vue se déplacent,valeurs etréférences se déforment ou se ren-versent. Mieux : le regard de l’autreconfirme le plus souvent la visionqu’on a de soi-même ; même si l’onpasse du positif au négatif, on parlesouvent de la même chose.

La cohérence même des résultats,malgré les nuances et contradictionsqui peuvent opposer une réponse àune autre,m’autorise à risquer de leurattribuer une validité allant au-delàdes quarante et un répondants. Il nes’agit bien sûr que de représenta-tions, mais les hommes vivent dansles représentations. C’était au fondmon sujet.

La netteté du glissement de pers-pective, l’acuité des regards que cha-que génération porte sur ses aînés etsur ses cadets, forment une véritablehistoire représentée. Une histoire, etnon le simple effet du vieillissementdécalé des générations successives.Jefais ici mienne l’hypothèse selon la-quelle la question des générationstient moins aux simples écarts d’âge,

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9. Alors que, de son côté, une quadragénairenote avoir été traitée par son directeur de « vieillebibliothécaire sclérosée parce qu[‘elle] etquelques collègues [revendiquaient] unedifférence avec les caissières de supermarché dans[leur] vision du métier ».

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ce qui vaudrait pour une société im-mobile ou à évolution lente, qu’auxvaleurs immuables que chaque géné-ration successive incarne, dans uncontexte d’évolutions permanentes.C’est le point de vue adopté parBernard Préel, à la suite de KarlMannheim 10 : « Le sociologue alle-mand détache la génération de l’âgeet la définit par l’histoire, par lecontexte qui la forge et lui donne sapersonnalité originale11. »

La succession des valeurs et des caractéristiques

Je propose dans le schéma ci-des-sus une série de blocs de valeurs et decaractéristiques où j’amalgame deséléments tirés dans les autoportraitset dans les visions que chaque géné-ration a de ses aînés et de ses cadets.

De cette représentation, je tiretrois enseignements :1. Les blocs de valeurs et de caracté-ristiques présentent des associationséclairantes mais peuvent être incon-fortables pour les intéressés. Ainsi

l’État et la République vont-ils de pairavec le corporatisme et la culture lé-gitime avec la norme, ce qui n’est aufond guère une surprise.La fondationdu réseau des bibliothèques ne se faitpas sans une relation forte avec lescollectivités territoriales : si la normeest étatique, son application est lo-cale. Le développement des struc-tures exige une prise en compte dumanagement. C’est enfin peut-êtreune seule et même chose que d’êtreattentif aux individus usagers (valeurrevendiquée) et d’avoir au travail uneattitude plus individualiste (caracté-ristique assignée par les aînés).2. Si on compare les deux boutsd’une chaîne qui court sur un demi-siècle,on observe à la fois des opposi-tions et d’apparents et surprenantsretours.La République s’efface devantles usagers.Le livre cède le devant dela scène aux nouvelles technologies.La culture légitime est démonétiséeface au relativisme culturel. Si le mi-litantisme est remplacé par l’indi-vidualisme, on note une curieusetransmutation du corporatisme encarriérisme.3. Les blocs bigénérationnels per-mettent de voir comment se cristalli-sent les oppositions. Anciens et quin-quagénaires partagent une aversion

pour le management dont se revendi-quent la plupart des quadragénaires.Mais ces derniers dénoncent avecleurs aînés immédiats l’individua-lisme,voire le relativisme culturel desplus jeunes.Quadragénaires et trente-naires semblent également détachésde l’État,écrasés par la culture des an-ciens, encombrés par leur culte desnormes. Enfin trentenaires et benja-mins ont tendance à se vivre commeles meilleurs, voire les seuls acteursde la révolution technologique.

Dans ces conditions, est-il encorepossible de parler de valeurs com-munes aux bibliothécaires, transcen-dant les générations ? Rien ne l’inter-dit, puisque tout ne se réduit pas aupoint de vue qui fait l’objet du pré-sent article. Mais il convient d’êtreprudent.

J’ai, le 21 juin 2004, fait une inter-vention lors d’une journée des biblio-thèques départementales de Rhône-Alpes organisée par le groupe régionalde l’Association des bibliothécairesfrançais sur le thème des change-ments dans le métier. J’y ai proposétrois caractéristiques de l’attitude desbibliothécaires français, dont le dé-passement était à mon sens néces-saire :– « la posture autocentrée » : nousparlons toujours en tant que biblio-thécaire et à d’autres bibliothécaireset avons beaucoup de mal à prendreen compte le point de vue de nos tu-telles comme celui de nos usagers ;– « l’universalisme localiste » : nousavons une haute idée de la biblio-thèque encyclopédique assise sur desvaleurs universelles,mais nous enten-dons surtout la mettre en œuvre dansnotre établissement,quelle que soit lapertinence de ce modèle dans notrecontexte et en nous réservant jalou-sement le choix et le catalogage inté-graux de nos chers ouvrages ;– « l’appropriation symbolique » :nous entendons mettre le monde à laportée de nos usagers mais à condi-tion que nous l’ayons nous-mêmes sé-lectionné et décrit ; il n’y a de sensque reformulé par nous,d’où la consi-dérable difficulté à laquelle se heur-

Valeurs et caractéristiques des différentes générations

État, RépubliqueMilitantisme, Culture légitime, LivreNormes, Corporatisme

FondationService publicCollectivités territoriales

DéveloppementManagementMultisupport

Usagers, Relativisme culturelIndividualisme, CarriérismeNouvelles technologies

Quinquagénaires1946-1955

Quadragénaires1956-1965

Trentenaires1966-1975

Benjamins1976-1985

10. Karl Mannheim, Le problème desgénérations, Nathan, 1990 (ce texte a été publiépour la première fois en 1929).11. Bernard Préel, op. cit.

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tent les projets de partage docu-mentaire et d’acquisition concertée,l’investissement démesuré sur l’in-dexation matière et l’étonnante sur-vivance du catalogage local dont ledernier avatar est, à l’occasion,un en-gagement excessif dans la mainte-nance de sitothèques12 dont bien desusagers, adeptes du libre parcours,n’ont que faire.

Il se pourrait bien que ces caracté-ristiques soient surtout celles de magénération.On peut estimer que c’estune bonne nouvelle.

Dominique Arot avait, dans un ar-ticle pétri de références utiles,dégagécinq « valeurs professionnelles du bi-bliothécaire 13 » : « la garde », « l’ac-croissement », « le bon ordre », « ren-dre accessible et communiquer ». Ilne s’agissait que des collections.Maissi nous prenons pour objet les équi-pements,ou plus largement ce qu’onnomme un peu abusivement le ré-seau des bibliothèques, alors ces va-leurs peuvent être aisément répartiesentre nos générations (cf. tableau).

Ruptures et consolidations

Si,pour suivre Bernard Préel aprèsKarl Mannheim,on considère que lesgénérations sont marquées par l’his-toire, en particulier par les événe-ments survenus au cours de leur pé-riode de formation, les générationsprofessionnelles sont marquées parl’histoire de leur domaine.Une partiedes anciens et bien des quinquagé-naires ont participé à une aventureexaltante : ils ont jeté les bases de lalecture publique contemporaine à lafrançaise, ouvrant les rayonnages aulibre parcours des usagers, dévelop-pant les sections jeunesse puis les discothèques de prêt, inventant lesboîtes à outils intellectuels permet-tant à des équipes de plus en plusnombreuses de mettre en place les

équipements qu’un nombre croissantd’élus locaux a fini par vouloir.

Sur fond de deux apparentes rup-tures historiques successives (les évé-nements de mai 1968 et l’arrivée dela gauche au pouvoir le 10 mai 1981),ils ont eu le sentiment d’inventer,de défricher, rejetant leurs prédéces-seurs dans la préhistoire. Gardons-nous toutefois,dans le « du passé fai-sons table rase14 », d’oublier la table,avec ses pieds solides. C’est que, demême que les acteurs de mai 1968parlaient volontiers un langage poli-tique du XIXe siècle 15, allant jusqu’àdresser des barricades, des collèguesd’après-guerre réalisèrent, consciem-ment ou non, le programme des « bi-bliothécaires modernistes […] em-menés par Eugène Morel, fondateursde l’Association des bibliothécairesfrançais (ABF) » qui ont « [fait] valoirun principe promis à un bel avenir :celui de la communication qui de-vrait désormais l’emporter sur celuide la conservation » et permis ques’incarne dans la bibliothèque « l’idéalrépublicain, celui de la IIIe Répu-blique, inspiré de l’esprit des Lu-mières 16 ».

Puis vinrent, sinon les « généra-tions suiveuses », dont parle BernardPréel, du moins celles qui ont eu àconsolider l’acquis et à le gérer. D’oùle management, qui a naturellementses charlatans et ses gourous, maisdont il serait vain de nier l’impor-tance : que les critiques souvent per-

tinentes d’un Jean-Pierre Le Goff17 nenous fassent pas jeter le bébé avecl’eau du bain.Mais il s’est aussi agi demoderniser, avec l’informatisation etune multiplication des supports quis’est traduite par l’invention de la« médiathèque »,opération de marke-ting typiquement française menéecollectivement de main de maître, àpartir d’un terme introduit dès les an-nées 1970 par Michel Bouvy àCambrai18 : le simple changement demot a permis de renouveler complè-tement l’image de marque de la lec-ture publique (il n’y a pas de « rats demédiathèque ») au point que le pu-blic et les élus croient volontiers à unchangement de nature, quand noussavons évidemment qu’il n’en estrien19.Malgré ces apports, les quadra-génaires peuvent se vivre commeune génération intermédiaire et s’in-terroger sur leur place : « interface oudinosaure ? ».

Et voilà qu’au tout début des an-nées 1990 une nouvelle révolutionsurvient.Si elle concerne évidemmentles bibliothèques puisqu’elle relèvede la diffusion de l’information et dela culture, elle est surtout globale,touchant rapidement, par cercles

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12. Sitothèque : répertoire ou catalogue de sitesweb. Ce terme s’est progressivement imposé cesdernières années.13. Dominique Arot, « Les valeursprofessionnelles du bibliothécaire », Bulletin desbibliothèques de France, 2000, no 1.

14. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’ils’agit d’un vers de l’Internationale, écrite parEugène Pottier en 1871.15. Permettez à un jeune témoin – et modesteacteur – des « événements » de le rappeler.16. Anne Kupiec, « Qu’est-ce qu’un(e)bibliothécaire ? », Bulletin des bibliothèques deFrance, 2003, no 1.

17. Jean-Pierre Le Goff, Les illusions dumanagement : pour le retour du bon sens, LaDécouverte, 2000, coll. « Essais », et La barbariedouce : la modernisation aveugle des entrepriseset de l’école, La Découverte, 2003, coll. « Sur levif ».18. C’est dès 1975 que la revue Lecture etbibliothèques, née en 1967, fut rebaptiséeMédiathèques publiques. Elle devait paraîtrejusqu’en 1988.19. On connaît actuellement une opérationsimilaire avec la substitution des « portails » aux« pages d’accueil ». Il y a vingt-cinq siècles déjà,Confucius avait dit l’importance dans l’art degouverner de la « rectification des noms ». VoirAnne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, LeSeuil, 2002.

Valeurs professionnelles du bibliothécaire*

AnciensJusqu’à 1945

La garde L’accroissement Le bon ordre Rendre accessible et communiquer

Quinquagénaires1946-1955

Quadragénaires1956-1965

Trentenaires1966-1975

Benjamins1976-1985

* D’après Dominique Arot.

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concentriques, tous les pays et biendes secteurs d’activité et de popula-tion. Je veux parler bien sûr de l’inat-tendue transmutation du vieil In-ternet en toile d’araignée mondiale.Si un quinquagénaire peut écrire :« Notre génération a connu l’avène-ment de l’informatique et l’a inté-gré », c’est pourtant tout le paysagetechnique qui se trouve d’un coupringardisé. N’oublions pas que les formats Marc datent des annéessoixante, l’époque des Beatles. Unnouvel effet de préhistorisation seproduit, plus terrifiant encore quecelui qui fut porté par les baby-boo-mers, et d’autant plus cruel qu’il lestouche de plein fouet. Mais il heurteaussi les quadragénaires. Écoutonsl’une d’elle parler des nouveauxvenus dans la profession : « Le mondedes bibliothèques serait né avecInternet.Tout ce qui précède relèvede la préhistoire : sans intérêt, saufpour les préhistoriens. […] Maiscomment faisait-on, avant ? Laquestion ne les intéresse même pas.»

Une trentenaire, qui pense que« les générations suivent l’évolutiondu métier et de son histoire »,résumeces trois moments dans le tableau ci-dessus.

D’étranges baby-boomers

La netteté du portrait croisé desbaby-boomers bibliothécaires nelaisse pas d’étonner si on le rapporteà ce qui se dit généralement de cette« génération de la déviance et donc[…] de la tolérance 20 », rendue col-

lectivement coupable du slogan « ilest interdit d’interdire » tracé parquelques mains sur quelques mursdu mois de mai 1968.« Mai a bien étéune révolte des sujets contre lesnormes », écrivent savamment LucFerry et Alain Renaut 21, après queGilles Lipovetsky a estimé que « l’ef-fort n’est plus à la mode, ce qui estcontrainte ou discipline austère estdévalorisé au bénéfice du culte dudésir et de son accomplissement im-médiat 22 ». Dans un ouvrage qu’ondira de vulgarisation23, Luc Ferry en-fonce le clou en voyant dans l’indivi-dualisme les « racines du mal » quironge l’école. Il date des années 1960le développement de conceptionsqui cultivent « l’expression de soi plu-tôt que l’héritage transmis, l’espritcritique plutôt que le respect des au-torités, la spontanéité plutôt que laréceptivité, l’innovation plutôt quela tradition.Ces idées ne sont pas né-gatives en tant que telles, mais c’estfinalement l’idée même de normesupérieure à l’individu qui est dé-noncée comme aliénante ».Ajoutonsl’analyse selon laquelle « les soixante-huitards vont […] développer uneattitude très critique à l’égard dutravail 24 »,et le tableau est complet.

Au lieu de quoi nous avons des bi-bliothécaires qui se tuent à la tacheet, tout syndicalistes qu’ils soient àl’occasion, voient d’un mauvais œil

leurs jeunes collègues faire leurstrente-cinq heures ; qui ont une hauteidée du capital culturel à transmettreet pourfendent le relativisme de leurscadets ; qui passent pour des norma-lisateurs à tous crins et, après avoircru que l’État avait un rôle structu-rant à jouer,continuent d’attendre del’avènement d’une loi sur les biblio-thèques la confirmation et la protec-tion de leurs missions ; qui campentsur la qualité et la cohérence de leuroffre documentaire plutôt que sur laprise en compte du désir anarchiquedes individus.

Deux pistes peuvent être explo-rées pour éclaircir ce mystère.La pre-mière est celle de l’ambivalence demai 1968,« Janus idéologique, tout àla fois libertaire et marxiste-léni-niste 25 ».Les baby-boomers bibliothé-caires apparaissent comme fort peulibertaires et, sinon marxistes-léni-nistes,au moins républicains attachésà une idée de la culture et à sa trans-mission,colbertistes s’appuyant sur lanorme étatique, ou plus exactementla norme professionnelle, pour cons-truire une politique sectorielle.Ils for-ment, au fond, une technocratie quise veut éclairée.

La seconde piste est celle du mili-tantisme.L’omniprésence de ce termedans les réponses des quinquagé-naires comme dans celles des généra-tions plus jeunes à propos de leursaînés est impressionnante. Tout sepasse comme si ces bibliothécairesmilitaient plus qu’ils ne travaillaient,d’où cette façon de ne pas compterleurs heures et d’interpénétrer lestâches strictement professionnelleset l’activisme associatif.

Ce militantisme, tout pétri de réfé-rences républicaines qu’il soit,est cu-rieusement chargé de sacré. « Onentre en bibliothèque comme onentre en religion », disait un anciencité par une ancienne. Et de la « mis-sion » au « missionnaire », la nuanceest, dans les réponses au question-naire, bien ténue, au point qu’une

Génération plus ancienne

L’histoire de la lecture pu-blique est en plein mouve-ment. On recherche desidéaux donc des contenus.

Ma génération

La réorganisation se situeau niveau des fonctions –Management.On travaille sur la façond’organiser – Centrée surle travail.

Génération plus récente

Le tout informatique etl’explosion des médias im-pliquent une remise enquestion du métier. Maison oublie le côté humain.

Générations et évolution du métier*

21. Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68, FolioEssais, 1988.22. Gilles Lipovetsky, L’ère du vide : essais surl’individualisme contemporain, Gallimard, 1983.23. Luc Ferry, Lettre à tous ceux qui aimentl’école : pour expliquer les réformes en cours,Odile Jacob, 2003.24. Bernard Préel, op. cit.20. Bernard Préel, op. cit.

25. Jean-François Sirinelli, Les baby-boomers : unegénération : 1945-1969, Fayard, 2003.

* Selon Houria Amini, directrice de la Bibliothèque municipale d’Éragny-sur-Oise (Val-d’Oise).

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quinquagénaire assume « une espècede sacerdoce laïc ».

Le risque d’un tel modèle militantest qu’il tend à s’éteindre, comme lemontre la pyramide des âges desadhérents de l’ABF (voir ci-contre).L’association reconnue d’utilité pu-blique,qui va fêter son centenaire en2006, connaîtra-t-elle son bicente-naire ? Ce sera en tout cas au prix demutations qu’on voit déjà poindre à lapériphérie de la grande maison : « J’ail’impression que la participationaux associations ne se fait plus dutout sur les mêmes bases : on estmoins dans la théorisation “penserles choses et les faire faire”.Ceux quise font élire en particulier veulentfaire des choses par eux-mêmes :cela me semble caractéristique queles associations qui marchent lemieux sont les associations dépar-tementales ou thématiques, plusproches du terrain »,écrit un quadra-génaire.

Glissements, écarts et paradoxes

La politique

Au-delà d’une attitude politiquelargement uniforme qui relève sansdoute d’un banal constat sociolo-gique (« globalement, tout le mondeest à gauche », lâche un moins detrente ans26 – mais il est vrai qu’il y a,à gauche, bien des nuances), on ob-serve d’une génération à l’autre desglissements significatifs. Les ancienssont marqués par la culture étatique– ce sont d’ailleurs des conservateursd’État qui ont formé les promotionsdu CAFB comme de l’ENSB/Enssib etqui ont, dans les directions ministé-

rielles en charge des bibliothèques,été les artisans de la modernisation etde la normalisation27. Et les partisansde la « bibliothèque de secteur »n’imaginaient-ils pas un réseau de bi-bliothèques publiques entièrementétatique ? La méfiance à l’égard desélus locaux de ce groupe qui nouslègue par ailleurs une réflexion fé-conde est extrême28. Même leurs ad-versaires « communalistes » affirment

le primat des positions profession-nelles avec panache : « Refus de laposition exprimée par J.Gattégno “sesoumettre ou se démettre”, parfois ilfaut résister, proposer, inventer etconvaincre… même si cela ne ga-rantit pas un parfait avenir profes-sionnel », écrit l’une de ses représen-tants.

Si l’on se cantonne à la lecture pu-blique, l’étape suivante, qui a d’ail-leurs été préparée de longue date,consiste en un compagnonnage étroitavec les élus et dirigeants locaux 29.

L E F O S S É D E S G É N É R A T I O N S

Pyramide des âges des adhérents de l’Associationdes bibliothécaires français au titre de 2004 ou 2005

(Situation au 4 février 2005)

(Pyramide établie par Dominique Lahary à partir des données communiquées par l’ABF)

– 85 % des adhérents sont des femmes.– Il y a autant d’adhérents de plus de 46 ans

que d’adhérents de 46 ans ou moins.– 61 % des adhérents ont entre 40 et 59 ans

(1946 à 1965).– 32 % des adhérents ont 38 ans ou moins (1964).– 7 % des adhérents ont 60 ans ou plus (1945).

L’année de naissance correspondant au plus grandnombre d’adhérents (121) est 1951 (54 ans).

Année de naissance Âge Total %après 1936 70 ans et plus 42 1,41936-1945 60 à 69 175 5,61946-1955 50-59 915 29,41956-1965 40-49 994 31,91966-1975 30-39 727 23,31976-1985 20-29 261 8,4

26. En 1997, le congrès de l’ABF s’est tenu àBordeaux alors que se déroulait le second tourdes élections législatives du 1er juin consécutives àla dissolution de l’Assemblée nationale et quivirent la victoire de la gauche. Des téléviseursavaient été répartis dans l’espace consacré ausalon professionnel et l’on vit, à l’annonce desrésultats, les bibliothécaires manifester leur joietandis que les exposants faisaient triste mine.Spectaculaire clivage qui n’empêche pas les uns etles autres de nouer des relations cordiales.

27. Voir Marine de Lassalle, L’impuissancepublique : la politique de lecture publique enFrance : 1945-1993 , Thèse, Université Paris I, 1996.28. Michel Bouvy, « Une revue professionnelle decombat : Médiathèques publiques », Mémoirespour demain : mélanges en l’honneur de AlbertRonsin, Gérard Thirion, Guy Vaucel, Associationdes bibliothécaires français, 1995.

29. Voir Anne-Marie Bertrand, Les villes et leursbibliothèques : légitimer et décider : 1945-1985,Éd. du Cercle de la librairie, 1999.

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Une partie des bibliothécaires, et lesresponsables d’établissements au pre-mier chef, s’approprie la probléma-tique des politiques publiques lo-cales.

Et voilà que les générations lesplus récentes sont perçues par leursaînés comme peu engagées dans cemouvement. Que disent-elles elles-mêmes du sujet ? Absolument rien,justement, comme si n’existait plusque le public.C’est sans doute sur cepoint que les résultats de mon en-quête, dans la mesure où elle peutprétendre à une quelconque validité,pose le plus de questions.

Technique et mondialisation

Nous partons d’une culture tech-nique propre à une profession, qu’ils’agisse des disciplines bibliothéco-nomiques ou des usages de l’infor-matique. Les premières ont été engrande partie constituées à partir destechniques documentaires, mais ontconnu un développement séparéqu’on peut comparer à celui des es-pèces animales évoluant dans uneAustralie qui s’est détachée du conti-nent eurasiatique. La seconde ad’abord été l’objet de grands projetsétatiques (les « fiches Canac30 », le lo-giciel Libra31 porté à bout de bras parle ministère de la Culture) avant destructurer une modernisation locale.Rappelons-nous la vulgate des années1970-1980,diffusée notamment par laDirection du livre et de la lecture duministère de la Culture : serveur dédiéà la bibliothèque,logiciel (on ne disaitpas encore SIGB 32) absolument spé-cifique et ayant vocation à gérer dansla bibliothèque et elle seule tout cequi peut l’être informatiquement,normes et formats connus des seuls

bibliothécaires, mises en garde sé-vères contre les « logiciels maison ».Voilà une « technique » à haute teneursociologique, qui incarnait le déve-loppement séparé des bibliothèques.

En ce début du XXIe siècle, dejeunes bibliothécaires, nourris à destechniques non pas particulières,mais partagées par l’ensemble des in-dividus ayant des métiers traitant peuou prou de l’information et par l’en-semble de la planète, jonglent entredes logiciels utilisés par tout un cha-cun et utilisent des logiciels libresqu’ils adaptent localement, quand ilsn’en développent pas eux-mêmes.Nous sommes à l’âge de la mondiali-sation, dont les technologies de l’in-formation sont à la fois un instrumentet un terrain d’application. Une mon-dialisation qui mêle l’extension de lamarchandisation et celle de l’écono-mie du don,du troc et du partage.

Pourquoi les jeunes générations se disent-elles moins attachées auxnormes alors que leurs usages et pra-tiques de l’informatique supposentun approfondissement de la normali-sation ? C’est que nous ne parlonsplus de la même chose.Nous sommespassés des normes professionnellesaux standards partagés du traitementmondial de l’information.

Le public, l’usager

Il y a entre les plus anciennes et lesplus récentes générations que j’ai in-terrogées une étrange réciprocité :les unes et les autres se réclament dupublic ou des usagers et déplorentleur insuffisante prise en compte parl’autre groupe.

Là encore, parlent-ils de la mêmechose ? Au-delà de la technique quifait croire aux aînés que les plusjeunes ont une vision déshumanisée(« une vision plus technologique dumétier qui perd parfois de vue la fi-nalité : le public »),ce qui est surtoutévoqué par les baby-boomers et leurssuivants immédiats, c’est le « servicepublic » qui revient comme une lita-nie.En quelque sorte,un public cons-truit, institué. Les autres envisagent

plutôt les individus et leurs désirs,surlesquels leur parti pris de non-hiérar-chisation culturelle les protège detout jugement.

Écoutons l’indignation d’un tren-tenaire : « Quand une directrice debibliothèque municipale annoncedans la Gazette des communes quel’usager a perdu le sens du servicepublic, qu’il consomme et qu’il veuttout, tout de suite, c’est un discoursque je ne partage pas personnelle-ment, et qui n’est à mon avis pas en-tendu par ma génération :– Le sens du service public, c’estl’agent qui doit l’avoir, pas le public.– Consommer ? C’est mal ?– Tout, tout de suite ? Génial. »

Rappelons que la formule « nousvoulons tout, tout de suite » était undes slogans muraux du mouvementde mai 1968… qui se présentait parailleurs comme hostile à la « sociétéde consommation ». L’histoire a deces ruses qui ne s’inventent pas.

Le livre et la culture

Claude Poissenot a rappelé com-bien « l’identité des bibliothécairesest fortement marquée par la réfé-rence au monde de la “culture culti-vée” 33 ». Mais nous voyons bien que le processus de démonétisation de laculture légitime en général, et de sacomposante livresque en particulier,atteint la profession au fur et à me-sure que celle-ci se renouvelle. Lelivre n’est plus central dans les moti-vations,ce qui va de pair avec une dé-sacralisation de celui-ci. « Aujour-d’hui, je pense qu’on ne peut plusvouloir être bibliothécaire par goûtde la lecture », écrit une jeune col-lègue, et la déhiérarchisation desgenres et des œuvres bat son plein.

Pire : la culture lettrée crée de ladistance. Déjà des trentenaires trou-vent pesante l’érudition de leursaînés.La bibliothèque est peut-être entrain de perdre, aux yeux des déci-

30. Canac : essai de catalogage national centralisédu début des années 1970 qui devait permettred’imprimer des fiches catalographiques.31. Libra : logiciel de gestion de bibliothèquedéveloppé à la demande du ministère de laCulture et qui équipa principalement la plupartdes bibliothèques centrales de prêt au cours desannées 1980.32. SIGB : système intégré de gestion debibliothèque.

33. Claude Poissenot, « Les bibliothécaires face àla sécularisation de la culture », Bibliothécaire,quel métier ?, op. cit.

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deurs,son capital symbolique : s’agis-sant de politique culturelle, un élulocal va plus volontiers penser « spec-tacle vivant » que bibliothèque, sur-tout si celle-ci est associée à la culturelivresque. À l’heure de la société del’information, la médiathèque elle-même se ringardise et on songe à atti-rer les jeunes… et les seniors dansdes espaces multimédias et autrescyberbases.

En ce sens, la démonétisation cul-turelle est partagée par les dernièresgénérations et par l’ensemble de lasociété. Il appartiendra aux profes-sionnels, dans les décennies qui vien-nent, de refonder l’utilité sociale desbibliothèques et de leur rendre unevisibilité à la fois dans l’esprit du pu-blic et dans celui des décideurs.

Il est en tout cas des occasions oùles différences de générations sontparticulièrement sensibles : je veuxparler des opérations de désherbage.On peut voir en ces circonstancesdisparaître avec effroi des pans en-tiers de mémoire culturelle,sociale etpolitique, détruire une décennie deréférences naguère incontournables,qui aujourd’hui ne répondent plus àaucune demande plausible et dont laconservation « n’entre pas dans lesmissions » de l’établissement.On peutalors entendre des accusations d’in-culture.Ceux qui les profèrent se ren-dent-ils compte qu’ils ne vaudraientpas forcément mieux pour les géné-rations qui les ont précédés, et quetout l’environnement intellectuel etculturel dans lequel ils se sont éveillésà la vie n’a guère de chances d’avoirsubsisté autrement qu’en maigreslambeaux ? « Avec le temps, va, touts’en va »,chante encore post mortemun Léo Ferré qui ne s’en va pas, lui,car il fait partie de ces vaches sacréesqui résistent encore, pour un tempsindéterminable, à l’usure inexorabledes ans.

D’où les deux souhaits contradic-toires qu’il m’est arrivé d’entendre :« Il vaut mieux laisser aux ancien-nes générations le soin de désher-ber » et « il est préférable que ce soitles plus jeunes qui désherbent ».

L’emploi, le statut, la carrière

On pourrait reproduire ici intégra-lement les quatre pages dans les-quelles Bernard Préel34 expose « l’artconsommé avec lequel la généra-tion mai 1968 a traversé la crise ».« Elle occupe les bonnes placescomme hier elle a occupé la Sor-bonne. » Largement bénéficiaire d’uneréforme statutaire de 1992 qu’elle apourtant dénoncée, notamment dansla frange qui a pu accéder par décretau cadre d’emplois des conservateurs(j’en fais partie),elle campe sur sa po-sition statutaire quand les jeunes gé-nérations connaissent l’incessantecourse d’obstacle des concours, quileur valent en cas d’échec la pérenni-sation d’une situation de précarité eten cas de réussite l’enchaînement deformations post-recrutement en par-tie redondantes entre elles et avecleurs formations préalables. Un quin-quagénaire le reconnaît : « Pour en-trer dans les bibliothèques, c’est de-venu si difficile qu’il faut vraimentavoir la foi chevillée au corps. »

Les baby-boomers sont d’autantplus omniprésents que leur arrivéesur le marché du travail a coïncidéavec un développement des biblio-thèques, en particulier des biblio-thèques publiques,ce qui s’est traduitpar une augmentation considérabledu nombre d’emplois. Comme il yavait peu d’aînés dans la place, ils oc-cupent déjà le devant de la scène de-puis une trentaine d’années.

Nous n’avons là qu’un cas particu-lier d’une situation plus globale quifrappe les jeunes générations en âgede travailler. La précarité s’étend, ycompris dans les professions intellec-tuelles 35 et au grippage de l’ascen-seur social s’ajoute l’arrivée d’un véri-table descendeur social. Il ne s’agitpas seulement d’un phénomène indi-viduel : les nouvelles générations ontglobalement un pouvoir d’achat infé-rieur à celui de leurs parents.C’est ce

que Bernard Préel appelle « la di-mension réactionnaire de la crise36 ».« Pour la première fois peut-êtredans l’histoire sociale la générationdes enfants n’est pas assurée de fairemieux que leurs parents, en termesde réussite sociale ou de revenus37. »

La formation, creuset capital

Historicité des formations…

Les références à la formation ini-tiale reçue sont nombreuses. Autantpeut-être que par le moment histo-rique où elles sont entrées dans laprofession, les générations sont mar-quées par leurs études. Le CAFB estévidemment un référent incontour-nable, contrairement à l’Enssib (sonancêtre l’ENSB n’est cité qu’une fois).Mais il a aussi visage humain : unequinquagénaire définit sa générationcomme « formée dans le mouleGascuel-Béthery38 ».

Mais ce CAFB représente un « pa-radis perdu des contenus identifica-toires », selon la formule de Chris-tophe Pavlidès 39, un âge d’or quijamais ne reviendra, où la professionse reproduisait elle-même et maîtri-sait l’ensemble des contenus qu’elletransmettait. Bref, une sorte d’apo-théose de l’entre-soi qui eut son uti-lité et son efficacité mais aussi ses li-mites et ses travers, dont il n’est passûr qu’ils ne perdurent pas, ne serait-ce que par le libellé de certains sujetset les appréciations des jurys d’ad-mission, voire des jurys de recru-tement : comme si, d’une certainefaçon, pour « en être », il fallait déjà« en être ». Le traumatisme de la ré-

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34. Bernard Préel, op. cit.35. Anne et Marie Rambach, Les intellosprécaires, Fayard, 2001.

36. Bernard Préel, op. cit.37. Gérard Mermet, Francoscopie 2003 : pourcomprendre les Français, Larousse, 2002.38. Je voudrais dire ici combien, après m’êtreennuyé dans des études d’histoire à l’université,j’ai été enthousiasmé par les cours de JacquelineGascuel, Annie Béthery et Martine Blanc-Montmayeur dont je n’avais jamais entenduparler et qui m’ont préparé à la session de 1976du CAFB au centre de Massy.39. Christophe Pavlidès, art. cit.

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forme statutaire de 199240 peut aussise lire ainsi,comme la perte du conti-nent perdu de l’autarcie profession-nelle et de la reproduction endoga-mique.

Les générations arrivées sur lemarché du travail après cette date, etdont la plupart des membres se sontefforcés d’acquérir une formationprofessionnelle avant concours, sontissues d’un autre moule,comme le re-marque une quadragénaire : « Je restepersuadée que la formation initialechange beaucoup de choses par rap-port à la conception et à la prise enmain du métier.Les FIA [Formationsinitiales d’application] transversales,les DUT édition-librairie-bibliothè-que, les concours généralistes… necréent pas les mêmes profession-nels. »

Les intéressés peuvent en ressentirde la souffrance : une jeune collèguetrouve sa génération « jugée, pasprise au sérieux : nous ne serionspas assez professionnels, mal formés(le DUT serait bien moins bien quele CAFB) ».

Matrice commune produisant à lafois les sous-bibliothécaires (catégo-rie B) et des bibliothécaires (catégo-rie A) de cette fonction communaleaujourd’hui dissoute dans la fonctionpublique territoriale, le CAFB avaitaussi produit des identités particu-lières par ses options ou spéciali-sations : la jeunesse depuis 1960, lesdiscothèques depuis 1970 41. Autantde petits paradis qui semblent aujour-d’hui eux aussi perdus. Une quadra-génaire se dit prise en sandwichentre des aînés par qui « les discothé-caires et vidéothécaires sont parfoisregardés comme dilettantes » et descadets qui n’ont « plus de formationni pré- ni post-recrutement en ce qui

concerne la musique et le cinéma ;à moins d’avoir des collègues inté-ressés par le sujet, on se sent de nou-veau à part de par notre spécialisa-tion ».

… Formation à l’historicité ?

La question de savoir quels profes-sionnels doivent être préparés, doncquelles formations mettre en place,est évidemment capitale, même sil’accaparement de cette question parles seuls bibliothécaires n’est plus desaison. Bertrand Calenge a fait sur cesujet des propositions qui sont àprendre en considération42 : donnertoute l’importance qu’elle mérite à la question des publics ; aborder defaçon plus complète l’environne-ment des bibliothèques, y compris lemarketing public ; étudier la constitu-tion des collections moins commeune mise en ordre que comme uneconfrontation de savoirs et parler enterme de « bouquets d’accès » ; abor-der enfin les valeurs professionnelleset la déontologie.J’ajouterais pour mapart à cette liste les techniques docu-mentaires dans leur version mondiali-sée, ce qui permettrait enfin de reve-nir aux fondamentaux.

Mais les ruptures et malentendusque révèle la modeste enquête à la-quelle j’ai procédé m’incitent à pré-senter un programme minimal trèssimple : si on se contentait d’ensei-gner l’histoire des bibliothèques etdes bibliothécaires, remise dans soncontexte bien sûr, n’aurions-nous pasl’essentiel ?

Dominique Arot reconnaît que« l’histoire des bibliothécaires » restepour l’essentiel à écrire 43 et Anne-Marie Bertrand remarque que « les bi-bliothécaires de lecture publique ontforgé un récit sur leur propre his-toire – récit nourri de légendes, demémoire ou d’hagiographie plusque d’histoire 44 » : on ne saurait évi-demment s’en contenter.

Il existe naturellement une richebibliographie,mêlant les sommes mo-numentales et les études spéciali-sées 45. Mais nous manquons d’unehistoire simple et pratique des outilset techniques bibliothéconomiqueset des services au public,qui permet-trait aux générations successives decomprendre les pratiques installées,ce qui ne veut évidemment pas direqu’il n’y faut rien changer. Ce qu’unebenjamine exprime à sa façon : « Lesplus anciens ont eu la chance devoir évoluer les supports tout aulong de leur carrière, chose qui n’estpas enseignée aux plus jeunes, quiont donc un savoir tronqué. »

Vive l’intergénérationnel !

Beaucoup de bibliothèques ontdes effectifs intergénérationnels. Ilfaut s’en réjouir. D’abord parce que,qu’on le veuille ou non, cela facilitel’accueil d’un public qui l’est égale-ment. Mais aussi parce que les di-verses générations se complètent ets’enrichissent. Comme l’écrit unejeune collègue, « on a des choses às’apporter des deux côtés, la pré-sence d’anciens est nécessaire aussipour partager leur expérience dumétier avec les nouveaux bibliothé-caires d’aujourd’hui ».À partir d’unecertaine taille, il est très mauvaisqu’une équipe soit monogénération-nelle.Surtout si la seule génération re-présentée est la plus ancienne, serais-je tenté de dire sans, j’ose l’espérer,faire preuve de jeunisme.

Mais ce qui vaut pour chaque éta-blissement vaut aussi pour la scèneprofessionnelle dans son ensemble.Le travail effectué pour écrire le pré-

40. En 1992, une réforme des corps d’Étatconcomitante avec la création des cadresd’emplois de la filière culturelle territoriale a, enmultipliant fâcheusement les corps et les cadresd’emplois, quasi-généralisé le principe durecrutement par concours et de la formation post-recrutement.41. Voir Dominique Lahary, art. cit.http://membres.lycos.fr/vacher/profess/textes/cafb/#chrono

42. Bertrand Calenge, « Quelle formation pourquel métier ? », Bibliothécaire, quel métier ?, op.cit.43. Dominique Arot, art. cit.

44. Anne-Marie Bertrand, « La transmission del’implicite ou comment la culture professionnellevient aux bibliothécaires », Bulletin desbibliothèques de France, 2003, no 1.45. On songe évidemment à l’Histoire desbibliothèques françaises, Promodis–Éd. du Cerclede la librairie, 1989-1992. 4 vol. Mais aussi auxopuscules de Noë Richter publiés par les Éditionsde la Queue du chat ou la Société d’histoire de lalecture, ou aux thèses d’Anne-Marie Bertrand etde Marine de Lassalle (op. cit.)

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Laissons une moins de trente ansconclure : « Nous nous trouvons ac-tuellement à un tournant généralde renouvellement en masse desclasses d’âge. Il est très dommageque ce changement soit aussi brus-que (mais ce sont là les contraintesde la situation démographique).Mais […] si le personnel des biblio-thèques va se rajeunir en massedans les années qui viennent, celane signifie pas pour autant que l’ex-périence de nos aînés ne va pasnous manquer… même si nouspouvons parfois être agacés parleurs remarques. »

Foin des remarques. Aux sui-vants50 !

Mars 2005

L E F O S S É D E S G É N É R A T I O N S

sent article m’a convaincu de l’impor-tance de l’intergénérationnel,thème àla mode dans l’action publique,ce quine veut pas dire qu’il soit méprisable.

Prenons donc garde que nos asso-ciations ne soient pas gérées, ani-mées, représentées par une seule gé-nération.Qu’on le veuille ou non,celapeut faire fuir les autres. Prenonsgarde aussi que la petite scène média-tique qui existe malgré tout chez lesbibliothécaires soit aussi intergénéra-tionnelle que possible, faute de quoiceux qui passent pour avoir le mono-pole de la parole et de l’écrit pèsentet encombrent.

Faire des progrès dans l’intergéné-rationnel nous permettra peut-être deprendre du recul avec un discours dela déploration. L’historien Paul Veyneécrit que, dans la plupart des civilisa-tions, la pensée sur l’avenir est unepensée de la décadence, non du pro-grès 46, et l’humoriste Karl Valentinque « l’avenir aussi était mieux au-trefois47 ».

Préférons plutôt, même si elle aété trop citée, la formule de KhalilGibran : « Nos enfants ne sont pasnos enfants48 »,et mêlons autant quepossible « la culture postfigurativedans laquelle les enfants sont ins-truits avant tout par leurs parents,configurative dans laquelle les en-fants comme les adultes apprennentde leurs pairs, et préfigurative danslaquelle les adultes tirent aussi desleçons de leurs enfants 49 » (nouspouvons dans cette phrase remplacer« parents » par « aînés » et « enfants »par « jeunes »).

46. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leursmythes ?, Le Seuil, 1983. Ce petit volume traite decet intéressant sujet, mais de bien d’autres encore.47. « Die Zukunft war früher auch besser ! », inKarl Valentin, Mein komisches Wörterbuch,Piper,1988.Karl Valentin (1882-1948) est un comique quiconnut le succès dans les cabarets et quelquesthéâtres populaires allemands. Ses pièces etsketches sont publiés en français aux Éditionsthéâtrales.48. Khalil Gibran, Le prophète, Albin Michel,1996.49. Margaret Mead, op. cit.

50. On lira avec intérêt un point de vue américainsur ce que les « suivants » nous promettent dans :Stephen Abram et Judy Luther, «Born with theChip», Library Journal, 5 janvier 2004,http://www.libraryjournal.com/article/CA411572?display=searchResults&stt=001&text=generation&

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