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This article was downloaded by: [The Aga Khan University] On: 09 October 2014, At: 03:13 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Modern & Contemporary France Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/cmcf20 Le fin mot de l'histoire: La Tempête en juin et les perspectives de Némirovsky Nathan Bracher Published online: 24 Oct 2008. To cite this article: Nathan Bracher (2008) Le fin mot de l'histoire: La Tempête en juin et les perspectives de Némirovsky, Modern & Contemporary France, 16:3, 265-277, DOI: 10.1080/09639480802201552 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/09639480802201552 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly forbidden. Terms & Conditions of access and use can be found at http:// www.tandfonline.com/page/terms-and-conditions

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This article was downloaded by: [The Aga Khan University]On: 09 October 2014, At: 03:13Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House,37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK

Modern & Contemporary FrancePublication details, including instructions for authors and subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/cmcf20

Le fin mot de l'histoire: La Tempête en juin et lesperspectives de NémirovskyNathan BracherPublished online: 24 Oct 2008.

To cite this article: Nathan Bracher (2008) Le fin mot de l'histoire: La Tempête en juin et les perspectives de Némirovsky,Modern & Contemporary France, 16:3, 265-277, DOI: 10.1080/09639480802201552

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Le fin mot de l’histoire: La Tempete enjuin et les perspectives de NemirovskyNathan Bracher

Le present article analyse la voix narrative d’Irene Nemirovsky dans Tempete en juin, lapremiere partie de son œuvre posthume Suite francaise, publiee en 2004 apres etre resteeinconnue pendant quelque soixante ans. Nous avancons donc deux theses principales.

D’abord, contrairement a ce qu’affirmait Sartre dans son article sur ‘M. Francois Mauriacet la liberte’, c’est justement un point de vue narratif multiple et changeant, a la fois

interieur et exterieur, intimiste et omniscient, qui permet a Nemirovsky d’exposer les limiteset deformations de chaque conscience individuelle ainsi que le decalage radical entre la

pensee subjective et l’evenement historique. Deuxiemement, et grace precisement a la miseen relief de cette inadequation, Nemirovsky nous donne une perspective privilegiee sur un

evenement historique majeur, l’exode massif de la population civile francaise en 1940.

Composee au cœur des annees noires par une romanciere se trouvant d’abord sinistree

et finalement prise dans la nasse de la ‘Solution Finale’, precieusement conservee parmiles rares effets personnels de ses filles qui ont echappe aux polices francaises

et allemandes, demeurant ainsi ensevelie pendant quelque soixante ans avant deparaıtre dans une epoque ou l’histoire et la memoire de la Seconde Guerre mondiale et

de la Shoah avaient ete chauffees a blanc, la Suite francaise d’Irene Nemirovsky aemporte a juste titre un succes fulgurant. Cependant, si l’interet humain et la passionmemorielle suscites par ce texte qui a suivi un itineraire pareil a aucun autre

s’expliquent aisement, ses multiples paradoxes tant litteraires qu’historiques ne cessentde nous interpeller. Car voici que Nemirovsky, rescapee juive de la revolution

bolcheviste, se fait taxer de desinvolture et meme d’une coupable naıvete pour s’etrepermis de frayer avec des ecrivains d’extreme droite qui se sont montres d’une maniere

ou d’une autre solidaires de l’ideologie et de la politique vichyssoises (Weiss 2005).Sans revenir sur ces jugements biographiques pour le moins sommaires, nous nous

emploierons dans le present article a analyser la representation litteraire d’un grandevenement historique: a savoir, la debacle et l’exode massif de la population civile

ISSN 0963-9489 (print)/ISSN 1469-9869 (online)/08/030265-13

q 2008 Association for the Study of Modern & Contemporary France

DOI: 10.1080/09639480802201552

Correspondence to: Department of European & Classical Languages, Texas A & M University, College Station,

Texas 77843-4215, USA. Email: [email protected]

Modern & Contemporary France

Vol. 16, No. 3, August 2008, pp. 265–277

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occasionnes par la deroute militaire de mai-juin 1940. Il sera moins question, dans lespages qui suivent, de l’exactitude – au demeurant tres grande – de tel ou tel ensemble

de details concrets que de la technique romanesque proprement dite. Nous nousfocaliserons plus precisement sur la perspective changeante de la voix narrative. A cette

fin, il n’est pas inutile de revenir sur une polemique qui a cree de serieux remous peuavant la guerre en 1938, quand un certain professeur de philosophie destine a incarner

l’intellectuel engage et le maıtre a penser pour toute une generation a pris pour cibleun romancier – grand bourgeois et Academicien par-dessus le marche – au faıte de sa

carriere. Il s’agit bien entendu du fameux article de Jean-Paul Sartre, ‘M. FrancoisMauriac et la liberte’ (Sartre 1947). De sa plume aceree, le jeune philosophepourfendait la transgression autant metaphysique que litteraire dont l’auteur de

Therese Desqueyroux se serait a maintes reprises rendu coupable: l’usage d’une voixnarrative qui, au lieu de s’en tenir a une seule perspective consequente pour evoquer

l’action soit de l’exterieur soit de l’interieur de tel ou tel personnage, intervenaitpartout, relatant ici les developpements de l’intrigue du point de vue de Sirius sans se

priver la de nous livrer la pensee intime de l’un ou de l’autre de ses nombreuxpersonnages. Ironie supreme, ce critique d’un atheisme aussi feroce que notoire s’est

paye le luxe de denoncer le sacrilege du romancier catholique: car en intervenant defacon si omnisciente et omnipresente, Mauriac, affirme Sartre, aurait consciemmentou inconsciemment voulu jouer a Dieu.

On sait que les perspectives divines n’ont guere bonne presse en litterature. Qui nese souvient du verdict sans appel assene par le jeune iconoclaste: ‘Dehors ou dedans.

Dieu n’est pas artiste. M. Francois Mauriac non plus’ (Sartre 1947, p. 57). Certainsestiment que ce trait decoche par Sartre a fonctionne comme une estocade signalant la

mise a mort de Francois Mauriac en tant que romancier, si ce n’est du romanpsychologique en tant que genre litteraire (Welch 2006, pp. 80–82). Depuis, il est de

bon ton de citer ces propos de Sartre comme verdict, maxime et programme tout enpartageant son ricanement. Voila une technique incontestablement releguee aux

poubelles de l’histoire litteraire, serait-on tente de dire.Il serait cependant prudent de ne pas suivre a la lettre ces formules a l’emporte-

piece, meme – ou au-contraire, surtout – si elles servent de mot d’ordre ideologique.

Car il s’avere qu’un des procedes cles mis en œuvre par Nemirovsky est justement unpoint de vue changeant qui permet a sa voix narrative de se promener partout sans se

fixer nulle part, conduisant ainsi l’œil et l’oreille de la narratrice et de ses lecteurs depersonnage en personnage, de scene en scene, d’ame en ame et meme d’ame humaine

en vecu animal. C’est tout de meme Mauriac qui aura prononce le fin mot de cettehistoire de la catastrophe de 1940: ‘Mais par habitude professionnelle, je me mets a la

place des gens’ (Mauriac 1967, p. 54). Dans toute sa candeur, eloignee de la preciositeet de la coquetterie qui ont tendance a etre la regle en la matiere, cette petite phrasecaracterise parfaitement l’art romanesque de Nemirovsky dans cette premiere partie de

Suite francaise intitulee Tempete en juin. En nous faisant partager les angoisses, leslachetes, l’affolement, les souffrances, l’aveuglement, les humiliations, la petitesse, et

parfois meme la generosite et le courage de ses differents personnages, Nemirovsky se

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montre capable de se mettre a la place de toutes sortes de gens, des grands banquiersparisiens jusqu’aux petites paysannes en passant par des familles catholiques bien-

pensantes et de braves employes salaries.Il y aurait la de quoi faire sourciller Jean-Paul Sartre et ses emules. On pourrait en

effet y trouver la comprehension d’un contemplateur quasi-divin capable de voir etentendre ce qui emane des profondeurs du cœur humain. Dans le meme temps,

toutefois, Nemirovsky s’accorde la perspicacite d’un observateur privilegie, superieur,au-dessus de la melee, qui beneficie des pouvoirs d’observation d’un Sirius

surplombant l’ensemble. Cette alternance – ou plutot cette heureuse alliance – deperspectives se manifeste des les toutes premieres lignes: ‘Chaude, pensaient lesParisiens’ (Nemirovsky 2004, p. 33). Nous voila en mesure d’apprecier les

apprehensions tacites, interieures non seulement d’un personnage en particulier maisde toute une collectivite, ‘les Parisiens’. La voix narrative semble capable de franchir

toute barriere spatiale et psychique. Dans la mesure ou elle observe et analyse l’ensemblede la population parisienne, y compris ‘les gens’, ‘les enfants’, ‘les dormeurs’, ‘les meres’,

‘les femmes’, ‘les habitants du sixieme’, ‘les pauvres’ et ‘les riches’, (pp. 33–35)Nemirovsky se situe tour a tour dehors et dedans, puisqu’elle rapporte les paroles et les

pensees des uns et des autres. L’usage du pronom impersonnel ‘on’ est a cet egardrevelateur: ‘On n’y croyait pas’, ‘on ne savait pourquoi’, ‘on devait la voir [la Seine]couler blanche’, ‘on voyait descendre’, ‘On baissait instinctivement la voix’, ‘On

entendait battre les unes apres les autres les portes refermees’, ‘on avait calfeutre lesfenetres’ (pp. 34–35). L’ambiguıte de ce pronom, qui fonctionne soit comme

l’equivalent d’un ‘nous’ subjectif a la premiere personne, soit comme un ‘ils’impersonnel a la troisieme personne, correspond parfaitement a l’alternance des points

de vue dont il est question ici. Tout en brossant un tableau panoramique du paysage etde la population parisienne a l’approche du sinistre, la voix narrative se permet de nous

souffler des notations de caractere intimiste en nous communiquant la pensee de ceuxqui se trouvent a l’article de la mort: ‘Aux oreilles des mourants, les coups de canon

semblaient faibles et sans signification aucune, un bruit de plus dans cette rumeursinistre et vague qui accueille l’agonisant comme un flot’ (p. 35). A l’interieur d’uneseule phrase, Nemirovsky se place a la fois dedans, puisqu’elle nous donne acces aux

perceptions sensorielles et meme a l’affectivite des mourants, et dehors, puisqu’elleajoute son commentaire sur l’etat des agonisants en general.

Meme en se manifestant en l’espace de quelques mots, cette multiplicite de pointsde vue ne releve en aucun cas d’une quelconque naıvete ou desinvolture technique. Elle

constitue bien au contraire un des ressorts essentiels a la representation d’unevenement de grande envergure qui se deroule sur de nombreux plans geographiques

et qui frappe de plein fouet tous ces ‘Francais de l’An 40’ (Cremieux-Brilhac 1990).Alternant ainsi les perspectives, Nemirovsky passe d’une scene a l’autre, juxtaposantles mœurs, les mentalites et les comportements ponctuels des uns et des autres,

renversant en cours de route la perspective pour mieux faire jaillir non seulement lescontrastes socio-economiques mais aussi tout ce qui oppose la parole aux actes,

l’image de soi au jugement des autres et enfin la perception subjective a la realite de la

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violence historique qui se dechaıne. D’un cote, Nemirovsky represente fidelement unepopulation parisienne tiraillee entre la hantise des bombardements aeriens et les

propos rassurants des autorites (cf. Diamond 2007, p. 27). De l’autre cote, cependant,de sont ces revirements de perspective a repetition qui mettent a nu les clivages, les

inegalites, les travers, les prejuges et les rancunes qui fragilisaient cette societe francaisedes annees 1940 tout en revelant a la longue leur humanite commune.

Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner a la loupe quelques exemples du procedeemploye d’un bout a l’autre de cette Tempete en juin. Pour situer l’ecrivain Gabriel

Corte par rapport aux personnages, Nemirovsky compose un tableau digne de LaBruyere et de la Rochefoucauld, ces moralistes du XVIIeme siecle. Car en brossant leportrait circonstancie d’un personnage en particulier, elle nous livre en meme temps

les cles tant psychologiques que sociales du comportement de toute une categorie depersonnes, a commencer par les ecrivains parisiens adules par le pays qui faisait de la

litterature une sorte de religion. L’hypothese est d’autant plus interessante qu’ontrouve chez Corte certains reflets de Nemirovsky elle-meme. Nous voyons en effet dans

le passage cite ci-dessous que ce grand bourgeois met en evidence sur sa table de travailla premiere partie de la meme petite maxime en vers invoquant Sisyphe que, d’apres

Myriam Anissimov, l’auteur de Suite francaise a mise en tete de ces notes de travailpour le roman (Voir la ‘Preface’ dans Nemirovsky 2004, p. 25). Il est vrai aussi queCorte partage avec Nemirovsky une grande admiration pour la technique romanesque

deployee par Tolstoı dans Guerre et paix (Nemirovsky 2004, p. 53). S’il n’est pasimpossible de penser que Nemirovsky fustige sa propre vanite artistique ainsi que la

supposee insouciance politique epinglee par Weiss, Olivier Philipponnat et PatrickLienhardt affirment de facon plus convaincante que Nemirovsky a modele son

personnage de Gabriel Corte sur Andre Chaumeix, directeur de la Revue des DeuxMondes, chantre du petainisme qui se rendait souvent a l’Hotel du Parc, la residence

du Marechal a Vichy (Philipponnat & Lienhardt 2007, p. 361). En tout cas, nousvoyons le grand ecrivain Gabriel Corte non seulement engonce dans sa suffisance mais

aussi impudemment vautre dans un narcissisme esthete, megalomane et passablementphallocrate:

L’ecrivain Gabriel Corte travaillait sur sa terrasse [ . . . ] Sa maıtresse, a ses pieds,ramassait silencieusement les pages qu’il laissait tomber. Ses domestiques, lasecretaire, etaient invisibles derriere les vitres miroitantes, caches quelque part al’arriere-plan de la maison, dans les coulisses d’une vie qu’il voulait eclatante, fastueuseet disciplinee comme un ballet. Il avait cinquante ans et ses propres jeux. Il etait selonles jours un Maıtre des Cieux ou un pauvre auteur ecrase par un labeur dur et vain. Ilavait fait graver sur sa table a ecrire: ‘Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, ilfaudrait ton courage.’ [ . . . ]

Il etait beau avec des manieres languides et cruelles de chat, des mains douces,expressives, et un visage de Cesar un peu gras. Seule Florence, sa maıtresse en titre[ . . . ] aurait pu dire a combien de masques il pouvait ressembler, vieille coquette avecses deux poches livides sous les paupieres et des sourcils de femme, aigus, tropminces. (pp. 50–51: Nous soulignons)

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Nemirovsky ne se contente pas ici d’accumuler et d’agencer les notations accessibles aun observateur exterieur pour les transmettre telles quelles aux lecteurs, comme le

voudrait le severe imperatif d’un Sartre si soucieux de repousser tout ce qui ressemblede pres ou de loin a un quelconque don surnaturel imputable au romancier: elle

intervient, quoique discretement, soulignant les contours de son dessin pour mieuxfaire jaillir la fatuite decadente sinon vicieuse de ce grand bourgeois parisien. En un

mot, elle se sert du style indirect libre pour transmettre aux lecteurs ses propresjugements de valeur.

Mais elle n’en reste pas la. Elle se glisse insensiblement dans la peau de sespersonnages, en commencant par Corte lui-meme et poursuivant avec son entouragedomestique. Apres nous avoir fourni elle-meme le cadre definissant les grandes lignes,

Nemirovsky nous fait voir son portrait de Gabriel Corte sous les angles contrastes de lapropre conscience de soi de celui-ci, de l’affectivite de sa maıtresse, de l’opinion de son

valet de chambre et a terme, dans les chapitres 14 et 15, de la perspective de la classepopulaire, depourvue de tout privilege comme de tout artifice.

Les pensees intimes de Corte accusent davantage le narcissisme indique par lanarratrice. De sa maıtresse Alice, qui avait ‘quelque chose de bovin dans le regard’,

Corte nous confie: ‘J’aime cela. Une femme doit ressembler a une genisse, douce,confiante et genereuse, avec un corps blanc comme de la creme, vous savez cette peaudes vieilles comediennes qui a ete assouplie par les massages . . . ’ (p. 51). L’etendue du

privilege que Nemirovsky s’accorde non seulement en tant qu’observatrice connaissantses personnages autant de l’interieur que de l’exterieur mais aussi en tant que moraliste

livrant ses propres jugements sur leurs faits, gestes et dires, se voit dans la longuephrase ecrite dans le style indirect libre pour exposer toute la vanite derisoire de cet

esthete incorrigible face a la catastrophe. Quand Florence annonce le passage de cesavions qui a l’epoque semaient la panique et la terreur parmi la population non

seulement en bombardant les villes mais aussi en mitraillant les corteges de refugiesfuyant en rase campagne (Diamond 2007, p. 30), Corte ne s’emeut que de

l’interruption des etats d’ame litteraires si savamment construits par ses livres:

–Ils ne me ficheront donc pas la paix ?

Il haıssait la guerre, elle menacait bien plus que sa vie ou son bien-etre; elle detruisaita chaque instant l’univers de la fiction, le seul ou il se sentıt heureux, comme le sond’une trompette discordante et terrible qui faisait crouler les fragiles murailles decristal elevees avec tant de peine entre lui et le monde exterieur. (p. 53)

Pour dissiper toute equivoque, Nemirovsky enfonce le clou: ‘Il ne voulait rien voir.Il repoussait la realite du geste effraye et ennuye d’un dormeur eveille en plein reve’

(p. 53). Indiscutablement, c’est la narratrice elle-meme qui nous livre de l’exterieur ceverdict sans appel.

On peut se demander si ce n’est pas justement Nemirovsky qui souffle dans cette

‘trompette discordante et terrible’, car elle continue a franchir toutes barrieres sansencombre pour nous livrer le reflet de l’ecrivain parisien dans la conscience des autres,

y compris son valet de chambre, qui lui ne laisse guere hypnotiser par les grands airs

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pris par son maıtre. Desabuse depuis longtemps sur les manies et l’imprevoyanceinsensee de ceux et celles qu’il devait servir, Marcel se convainc aisement de sa propre

superiorite:

Il etait bien temps de demander son avis. [...] Pour lui, il n’avait pas peur desAllemands. Il les avait vus en 14. [..] Lui, il aurait tout emballe, tout cache dans descaisses, tout mis a l’abri depuis longtemps. Il ressentait envers ses maıtres une sortede dedain affectueux d’ailleurs, comme il en eprouvait pour les levriers blancs,beaux, mais sans esprit. (p. 55)

Grace a ces reflexions silencieuses de Marcel auxquelles Nemirovsky nous donne

directement acces, nous savourons toute l’ironie de la situation. Relegue aux ‘coulissesd’une vie’ que son maıtre ‘voulait eclatante’, comme nous avons observe plus haut,

reduit ainsi a un statut aussi marginal que servile dans la beate conscience de soi deGabriel Corte, ce simple valet de chambre meprise a son tour le grand bourgeois tout

en lui accordant une affection on ne peut plus condescendante, si ce n’est carrementdeshumanisante, puisqu’il a pour ‘ses maıtres’ le meme sentiment que lui inspireraient

des chiens, des ‘levriers blancs, beaux, mais sans esprit’. Grace au renversement deperspectives opere par Nemirovsky, nous constatons que Gabriel Corte et Marcel secomplaisent a se considerer reciproquement comme des etres sans intelligence.

Comme pour parachever la demolition de toutes illusions sur lui-meme quis’echafaudaient follement dans le miroitement de son propre narcissisme, Nemirovsky

donne a sa maıtresse Florence le privilege de remettre les ecrits de Gabriel Corte a laplace qu’ils meritent dans le contexte de ce maelstrom qui risque de tout emporter.

Le dilemme precis est a la verite des plus derisoires, eloigne de toute considerationesthetique ou intellectuelle: il s’agit de choisir les objets qu’on gardera dans une valise

qui refuse de se fermer:

— Vous arriverez peut-etre a fermer ca, Julie ?

— C’est trop bourre, Madame. C’est impossible.

Un instant, Florence hesita entre la boıte de fards et le manuscrit, puis elle choisit lesfards et ferma la valise.

On fourrera le manuscrit dans le carton a chapeaux, pensa-t-elle. Ah non ! Je leconnais, des eclats de fureur, sa crise d’angoisse, de la digitaline pour son cœur.Demain on verra, il vaut mieux tout preparer cette nuit pour le depart et qu’il nesache rien. Puis on verra . . . (p. 56)

Une fois de plus, les lecteurs jouissent de la perspective privilegiee donnee par cettevoix narrative qui nous livre en direct la pensee d’un personnage en particulier, en

l’occurrence Florence, qui tient bien plus a se maquiller qu’a garder les tresorslitteraires de son amant.

Mais le regard moraliste de Nemirovsky ne se contente pas de scruter sans indulgence

les abımes et les recoins psychiques des uns et des autres: il se dirige de facon tout aussiimplacable sur l’ordre social. Nous y retrouvons le meme jeu de renversement de

perspectives, toujours mene de main de maıtre. Au debut du chapitre 14, la narration se

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situe a l’interieur de la voiture de Gabriel Corte. Nous le voyons ulcere, presque hors delui, tellement il se sent humilie, outrage par cette promiscuite sociale a laquelle il se

trouve reduit par les circonstances. Nemirovsky satirise en effet l’indignationmanifestee par bon nombre de bourgeois qui se voyaient obliges par les chaos de la

guerre de cotoyer des classes sociales qu’ils avaient l’habitude de regarder du haut (cf.Diamond 2007, pp. 22–25). Le voila lui, le grand ecrivain, oblige de partager le sort des

couches populaires de cette France qui se trouvent egaillees sur les routes:

– Ces gens . . .

Il montra la voiture qui venait de les doubler. Florence regardait ses occupants: ilsavaient passe la nuit d’Orleans aupres d’eux, sur la place: la carrosserie abımee, lafemme avec son enfant sur les genoux, celle dont la tete etait enveloppee de linges, lacage d’oiseaux et l’homme en casquette etaient aisement reconnaissables.

Il frappa violemment a plusieurs reprises le petit necessaire garni d’or et d’ivoire surlequel il s’accoudait.

– Si des episodes aussi douloureux qu’une defaite et un exode ne sont pas rehaussesde quelque noblesse, de quelque grandeur, ils ne meritent pas d’etre ! Je n’admets pasque ces boutiquiers, ces concierges, ces mal-laves avec leurs pleurnicheries, leursragots, leur grossierete, avilissent un climat de tragedie. Mais regarde-les ! Regarde-les ! Les voici de nouveau. Ils me sonnent ma parole ! . . .

Il cria au chauffeur:

– Henri, accelerez un peu, voyons ! Vous ne pouvez pas semer cette tourbe ? (p. 117)

S’il est vrai que Nemirovsky nous fait voir tour a tour les uns aux yeux (et aux dires)

des autres, l’asymetrie des attitudes ne doit pas nous echapper. Corte, qui lui regardede si haut ces gens du peuple et ne tarit pas de remarques meprisantes a leur egard,

oppose une fin de non-recevoir au regard et a la parole, pourtant aimables, quiemanent de ces etres qui osent manifester leur propre capacite de contempler et de

commenter le triste spectacle.

[ . . . ] Gabriel fremit de repulsion et detourna la tete, mais la femme effectivement luisouriait et tentait de lier conversation.

[ . . . ]

Elle apercut enfin le regard fixe et glace de Gabriel. Elle se tut. (p. 118)

Alors que lui prend une pose impassible comme pour souligner son refus absolu departager ne serait-ce que la misere humaine avec ces compagnons de route imposes par

les circonstances, la dame se montre sensible aux gestes de Corte. Desireuse de contacthumain, elle s’avoue tacitement sensible aux autres, et de ce fait vulnerable. Essuyant

en pleine figure l’affront dedaigneux de Corte, elle en est finalement reduite au silence.Tout se passe comme si, conjugue au refus de toute solidarite materielle, c’etait

precisement cette violence morale qui consiste a refuser de reconnaıtre l’existencememe de l’autre et de partager une meme humanite qui provoque la confiscation

musclee du petit butin alimentaire dont Corte avait reussi a s’emparer en graissant la

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pate a un restaurateur dans la ville de Paray-le-Monial. Deja mis a nu sur le planpsychologique par les perspectives de sa maıtresse Florence et de son valet de chambre

qui arrachent ses pretentions extravagantes pour reveler l’etendue de ses illusionsegocentriques, Corte se voit ensuite depouiller, du moins pour un court instant, de son

privilege materiel au moment meme ou il s’en delectait a l’avance:

– Je ne sais pas du tout ce qu’il y a dedans, murmura Gabriel du ton detache etreveur qu’il prenait pour parler aux femmes, aux femmes convoitees et jamaispossedees encore. Non, pas du tout... Mais je crois sentir une odeur de foie gras . . .

Au meme instant, une ombre passa entre Gabriel et Florence, arracha le panier qu’ilstenaient, les separa d’un coup de poing. (p. 122)

Meme si ce petit larcin apparaıt aux yeux des lecteurs comme un juste retour deschoses, il s’agit bien plus, au niveau de la narration, que d’un petit coup de theatre. Car

une fois de plus, Nemirovsky opere un renversement de perspectives saisissant,soumettant ainsi l’orgueilleux ecrivain a la vue des gens qu’il meprise si visceralement.

En virant d’une evocation exterieure a ce petit groupe vehiculee par le discours deCorte a une presentation interieure articulee par les membres du groupe eux-memes,

Nemirovsky donne la parole a ceux et a celles qui, justement, ne devaient pas selonCorte avoir voix au chapitre. Eparpillees tout le long de ce chapitre 15 et parfoisseparees par les interventions de Nemirovsky, leurs observations meritent d’etre

rassemblees et analysees de facon suivie. Nous citons donc ce passage en longueur:

– Tu n’aurais pas du faire ca, soupira la femme qui tenait un enfant nouveau-nedans ses bras.

[ . . . ]

–Non, tu n’aurais pas du... ca me gene, c’est malheureux d’etre force a ca, Jules !

L’homme petit, chetif, le visage tout en front et en yeux, avec une bouche faible et unpetit menton de fouine, protesta:

– Alors, quoi ? Faut crever ?

– Laisse-le, Aline. Il a raison. Ah ! la la ! dit la femme a la tete bandee. Qu’est-ce quetu veux qu’on fasse ? Ces deux-la, ca ne merite pas de vivre, je te dis !

[ . . . ]

– Mais tu les a bien eus, Jules, dit-elle a son frere, ca je t’assure, je ne te croyais pascapable de ca !

–Quand j’ai vu Aline qui tournait de l’œil, et ces salauds charges de bouteilles, defoie gras et tout, je ne me connaissais plus.

Aline, qui paraissait plus timide et plus douce, hasarda:

– On aurait pu leur demander un morceau, tu ne crois pas, Hortense ?

Son mari et sa belle-sœur s’exclamerent:

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– Penses-tu ! Ah ! la la ! Non, mais tu ne les connais pas ! Mais ils nous verraientcrever pire que des chiens. Tu penses ! Je les connais, moi, dit Hortense. Ceux-la,c’est les pires. Je l’ai vu chez la comtesse Barral du Jeu, une vieille rombiere; il ecritdes livres et des pieces de theatre. Un fou, a ce que disait le chauffeur, et bete commeses pieds.

[ . . . ]

Ils recommencerent a parler de Corte. Ils pensaient avec satisfaction a l’excellentdıner qu’ils avaient mange a sa place. Tout de meme, ils le jugeaient a present avecplus de douceur. Hortense, qui chez la comtesse Barral du Jeu avait vu des ecrivains,des academiciens et meme, un jour, la comtesse de Noailles, les fit rire aux larmes enracontant ce qu’elle savait d’eux.

– Ce n’est pas qu’ils soyent mechants. Ils connaissent pas la vie, dit Aline.(pp. 124–128)

Comble de l’ironie, ceux et celles qui, a en croire le grand ecrivain parisien, etaienttotalement depourvus de ‘noblesse’, de ‘grandeur’ (cf. plus haut, citation de la page

117) et de dignite face a la ‘tragedie’ qui etait en train de se derouler, montrent desscrupules et meme une certaine delicatesse morale meme au moment ou ils se trouvent

reduits au desespoir, comme c’etait en effet le cas pour d’innombrables refugies quiavait precipitamment pris la fuite en juin 1940 (Diamond 2007, pp. 5–12). En proie a

la faim, tout recemment accouchee, la femme qui tient son bebe dans ses bras auraittoutes les raisons de se soucier d’abord et surtout d’elle meme en ecartant d’un revers

de main toute reticence ethique. C’est pourtant elle qui fait preuve de la sensibilite laplus fine, regrettant le vol et se laissant gagner par une certaine honte. La ‘femme a latete bandee’, qui avait provoque un brusque mouvement de recul horrifie de la part de

Gabriel Corte, le lui rend bien en exposant a la vue narquoise de ses compagnons de laclasse populaire les exces et les betises du grand bourgeois esthete. On peut en effet voir

un certain jeu de miroir entre ces deux personnages si opposes sur le plan socio-economique: tout comme les evenements sans noblesse ni grandeur ‘ne meritent pas

d’etre’ (p. 117) selon Corte, les ‘salauds charges de bouteilles, de foie gras et tout’ (dixitJules, p. 188) et qui ‘verraient [les gens du peuple] crever comme des chiens’, ces gens-

la, ‘ca ne merite pas de vivre’ affirme Hortense. Mais, le foie gras arrose de champagnesans doute aidant, cette truculence cede finalement la place a une sagesse, voire a une

certaine complicite.A l’interieur du discours narratif comme a l’exterieur du recit, l’ethique va de pair

avec l’esthetique. Corte doit toujours transformer l’evenement en objet esthetique

pour dominer l’histoire en la possedant. Les gens du peuple que nous voyons ici, parcontre, ne sont guere en mesure de s’offrir le luxe de se detacher du drame historique

qu’ils subissent de plein fouet. Mais l’ironie atteint son comble quand nous constatonsque ce n’est point le grand ecrivain si sur de surplomber ses personnages de la

supposee hauteur de sa vision romanesque qui nous livre une appreciation digne deMontaigne. Il faut y insister: c’est au contraire la plus humble et la plus vulnerable de

tous, celle qui emet des reserves sur le vol tout en tenant son nouveau-ne dans ses bras:

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‘Ce n’est pas qu’ils soyent mechants. Ils connaissent pas la vie’ (p. 128). Dans ceportrait implacable du grand bourgeois esthete qu’est Gabriel Corte, il faut souligner le

role indispensable de la narration, car c’est justement grace aux points de vuemultiples et changeants que nous sommes a meme d’en savourer toute l’ironie. C’est

parce que nous avons pu mesurer de premiere main et comme de l’interieur l’enormitede ses pretentions intellectuelles et sociales de Corte que se produit de maniere si

saisissante le brusque degonflement de baudruche occasionne par ces lignes ou unejeune femme de la classe ouvriere sans culture litteraire donne des lecons d’humanite a

une grande personnalite de la scene litteraire parisienne.Nous sommes des a present en mesure d’apprecier la portee philosophique

insoupconnee de ce recit ou, mieux qu’aucun autre ecrivain, Nemirovsky a su prendre

sur le vif quantite de drames humains pour nous donner les evenements a chaud touten les integrant dans un grand panorama. C’est incontestablement la que se situe une

grande partie du pouvoir de fascination (justifiee) exercee par cette Suite francaise surnous autres lecteurs qui l’abordons plus de soixante-cinq ans apres les faits.

Nemirovsky a croque des portraits aussi cinglants et implacables que subtiles etnuances de ces grands et petits bourgeois parisiens et provinciaux sans oublier les ‘gens

du peuple’ (domestiques, ouvriers et paysans). Mais la valeur de sa fresque historiquene se limite pas a l’exactitude ni a la richesse – au demeurant considerables – de larepresentation de ces avatars des diverses couches sociales de cette France de l’an 40.

Cette valeur est decuplee par les comparaisons et les contrastes qui s’etablissement auxinterstices de chaque tableau de la suite grace a la technique narrative, qui fait ressortir

le decalage radical entre la conscience individuelle et la realite historique. Passant enrevue divers comportements et diverses attitudes relies a diverses situations socio-

historiques, elle finit par mettre a nu la philosophie implicite a chacun dans le sensindique par Emmanuel Levinas dans un de ses essais les plus essentiels, ‘L’Ontologie

est-elle fondamentale ?’

. . . la comprehension de l’etre ne suppose pas seulement une attitude theoretique,mais tout le comportement humain. Tout homme est ontologie. Son œuvrescientifique, sa vie affective, la satisfaction de ses besoins et son travail, sa vie socialeet sa mort articulent, avec une rigueur qui reserve a chacun de ces moments unefonction determinee, la comprehension de l’etre ou la verite. (Levinas 1991, p. 13)

Rappelons que, bien avant Jean-Paul Sartre, c’etait Levinas qui avait signale

l’importance de la phenomenologie husserlienne ainsi que l’ontologie radicale deHeidegger pour le monde intellectuel en France. Il insiste ici sur le fait que la

philosophie du vingtieme siecle se trouve desormais ancree dans l’historicite. C’est-a-dire qu’avant de se cristalliser dans les formules abstraites du discours philosophiqueacademique, les reponses aux questions fondamentales de l’etre s’articulent d’abord

dans les faits, gestes et dires de la vie quotidienne.Des lors, une des taches essentielles de la philosophie moderne est de degager la

philosophie implicite dans la vie collective et privee qui se deroule sous nos yeux. AlainFinkielkraut ne fait pas autre chose dans son remarquable essai sur la modernite,

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Nous autres, modernes. Charge de dispenser un enseignement philosophique auxPolytechniciens, qui peut-etre plus que tous autres se trouvent a la pointe de la

modernite de notre ere si avancee sur les plans scientifique et technologique,Finkielkraut a cru devoir leur faire prendre conscience des presupposes ontologiques

sous-tendant la vie actuelle: ‘je cherche d’abord a tirer au clair la metaphysique, c’est-a-dire le rapport fondamental a l’etre qui se manifeste dans la sensibilite, les facons

d’agir, de faire, les mœurs, les habitudes caracteristiques de notre temps. [ . . . ] Ce n’estpas la philosophie, c’est leur philosophie que je m’efforce d’apprendre a mes eleves’

(Finkielkraut 2005, pp. 7–8). Voila pourquoi les evenements courants revetent unesignification philosophique, et inversement, pourquoi les philosophes sont rives al’histoire en train de se faire la sous leurs yeux, en quelque sorte: les preoccupations

philosophiques sont du ressort d’ ‘une attention radicale pretees aux preoccupationspressantes de l’actualite. La question abstraite de la signification de l’etre en tant qu’etre

et les questions de l’heure presente se rejoignent spontanement’ (Levinas 1991, p. 13; noussoulignons).

Mais il y a bien plus. Cette orientation historique de la philosophie, qui en Franceest indiscutablement une des repercussions des ‘chocs sismiques’ de la guerre, de la

debacle, de l’Occupation et de la Liberation (Sirinelli 1996, pp. 181–189), a desretombees sur le domaine de la litterature, comme le souligne encore Levinas:

L’existence historique qui interesse le philosophe dans la mesure ou elle estontologique interesse les hommes et la litterature parce qu’elle est dramatique.Quand philosophie et vie se confondent, on ne sait plus si on se penche sur laphilosophie parce qu’elle est vie, ou si on tient a la vie parce qu’elle est philosophie.[ . . . ] comprendre l’etre, c’est exister [ . . . ] Penser ce n’est plus contempler, maiss’engager, etre englobe dans ce qu’on pense, etre embarque – evenement dramatiquede l’etre-dans-le-monde. (Levinas 1991, p. 14)

La representation de la debacle et de l’exode que Nemirovsky nous propose dans cetteTempete en juin correspond parfaitement a cette imbrication inextricable de l’existence

historique, de la philosophie et de la litterature evoquee par Levinas ici. Son recitressort a la fois de l’implication personnelle dans le drame, de la prise directe sur les

evenements et de l’immersion dans ‘la tempete’, mais aussi du recul, de l’analyse etmeme de la contemplation. Revenons un instant a Mauriac, qui, pour expliquer

pourquoi il avait plus ou moins delaisse son activite de romancier pour s’engager dansle journalisme, a confie que ‘l’horreur du monde reel [l]’a chasse de la fiction’(Mauriac 1957, p. 19). Nemirovsky, elle, parvient a reconcilier les deux, a nous mettre

devant la violence de l’histoire, l’horreur sociale et l’humain-trop-humain par le biaisnon pas d’evenements fictifs purement imaginaires, ni d’un quelconque ‘reportage’

naıf et spontane, mais grace a une narration savante.Pour emprunter les termes de Levinas, Nemirovsky dessine ses personnages pour

nous montrer leur comprehension de l’etre, la philosophie implicite dans leurs mots etgestes. Elle fait manifester de facon palpable la logique – si deformee, fallacieuse ou

perverse fut-elle – de leur vie. Se glissant tour a tour dans la peau des uns et des autrespar une voix narrative qui s’exprime de l’interieur comme de l’exterieur, elle montre

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l’inadequation radicale de chaque point de vue, chaque conscience, chaque‘philosophie’ particuliere au mouvement de l’histoire, a cette Tempete de juin qui les

deborde et depasse tous de si loin. Grace neanmoins a la juxtaposition des situations etdes vecus multiples, nous apprecions le decalage entre de chaque pensee particuliere le

mouvement de fond de l’histoire.Le fosse se creuse entre les intentions conscientes des personnages et le reel qui peu a

peu se dessine devant les yeux des lecteurs grace a l’accumulation de perspectives. Lerecit met ainsi en evidence uns des drames de l’existence soulignes aussi par la

philosophie moderne. Dans l’article deja cite, Levinas insiste sur le decalage entre levecu et l’histoire, le moi et l’etre, la visee de l’intention et les retombees des gestes. Il endecoule le drame d’une responsabilite qui depasse radicalement notre capacite de

comprendre, maıtriser et diriger nos actes en vue de tel ou tel but bien circonscrit:

Nous sommes ainsi responsables au-dela de nos intentions. Impossible au regardqui dirige l’acte d’eviter l’action par megarde. Nous avons un doigt pris dansl’engrenage, les choses se retournent contre nous. C’est dire que notre conscience etnotre maıtrise de la realite par la conscience n’epuisent pas notre relation avec elle,que nous y sommes presents par toute l’epaisseur de notre etre. Que la conscience dela realite ne coıncide pas avec notre habitation dans le monde – voila ce qui dans laphilosophie de Heidegger a produit une forte impression dans le monde litteraire.(Levinas 1991, pp. 14–15)

Or ce qui caracterise ces grands bourgeois, Mme Pericand, Gabriel Corte, Charles

Langelet, c’est leur suffisance a la fois socio-economique et psychologique: si sursd’eux-memes, de leurs privileges et conforts, de leur merite, de leur superiorite a

toutes celles et tous ceux qui les servent; si habitues d’ailleurs, justement en raison decette aisance materielle et de ce rang social, a pouvoir tout maıtriser, tout diriger, tout

dicter, tout dominer. Les voici soudain balayes, renverses, mis en deroute, exposes a lafragilite materielle de l’existence, confrontes a leurs propres failles, faiblesses et

defaillances, face a la brutalite et a l’injustice de l’histoire, face a la violence d’un etat denature hobbesien lorsque la grande peur dechaıne les passions et les phobies.

Que de fois n’a-t-on epingle l’impreparation, la desinvolture et les illusions tetues

des elites politiques et militaires a la tete de cette ‘civilisation Maginot’ (Hoffman 1985,pp. 31–32) qui a cede devant le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale. Grace au

recit de Nemirovsky, nous assistons au deroulement pathetique du desastre collectif auniveau de l’existence intime et individuelle, c’est-a-dire sur le meme plan que

l’immense majorite des Francais de l’epoque, desempares par les informationsincoherentes sinon carrement mensongeres emanant des autorites de leur pays qui les

a souvent abandonnes a leur sort, ont effectivement vecu les evenements (cf. Diamond2007, pp. 7–12, 24–33). Comme l’observe Henry Rousso, il faut se pencherlonguement sur l’effondrement de cette societe et le declenchement de cette Grande

Peur qui a jete sur les routes des millions de Francais d’autant plus vulnerables auxmalheurs de la guerre et a la demagogie de Petain que desesperement desempares

(Rousso 2007, p. 11). Hanna Diamond abonde dans ce meme sens, insistant sur le lienetroit entre le traumatisme profond et generalise cree par l’exode et son exploitation

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opportuniste par le regime de Vichy (Diamond 2007, p. 12). Partant, on doit mesurertout l’interet non seulement litteraire et philosophique, mais aussi historique de cette

Suite francaise. On sait que Sartre a situe sa prise de conscience historique precisementdans ce contexte de la defaite militaire qui lui avait fait partager, en tant de prisonnier

de guerre, le sort des compatriotes avec qui il n’avait auparavant voulu reconnaıtreaucun lien. Se peut-il que, mutatis mutandis, Nemirovsky ait connu un eveil historique

semblable ? Quoi qu’il en soit, il est clair que les jugements peremptoires des uns et lesricanements des autres devant la voix narrative qui se situe tour a tour dedans et

dehors s’averent au bout du compte injustifie. Bien au contraire, nous avons vu quecette technique, qui met en lumiere les limites, lacunes, deformations, illusions etdecalages de la pensee des personnages correspond parfaitement a l’analyse

philosophique de l’existence presentee par Emmanuel Levinas tout en fournissantune remarquable prise de vue sur un des soubresauts majeurs de l’histoire de la France

contemporaine.

References

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