le doigt levé de lacan face au désir de l’obsessionnel

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Non seulement [Freud] perpétue la religion mais il la consacre comme névrose idéale. C'est bien ce qu'il en dit d'ailleurs en la rattachant à la névrose obsessionnelle qui est la névrose idéale, qui mérite d'être appelée « idéale » à proprement parler. Jacques Lacan, Séminaire XXII, R.S.I., leçon du 17 décembre 1974. Une névrose qui existe « Il n’est pas très sûr que la névrose hystérique existe toujours, mais il ya sûrement une névrose qui existe, c’est ce qu’on appelle la névrose obsessionnelle 1. » Lacan déclarait ça dans sa conclusion du congrès de l’EFP sur la transmission, en 1978. L’hystérie a beau avoir la consistance d’un discours, sans le saut dans le somatique propre à la conversion, elle n’existe pas comme névrose. Alors que pour qu’existe l’obsession, penser suffit. Le symptôme obsessionnel est « pensée dont l’âme s’embarrasse, ne sait que faire 2 ». La névrose obsessionnelle existe parce que c’est la névrose idéale. Idéale parce que faite d’idées, d’Einfälle, dit Freud, qui sont ces incidentes formulées sur un mode impérieux (gebieterisch), très

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Page 1: Le doigt levé de Lacan face au désir de l’obsessionnel

Non seulement [Freud] perpétue la religionmais il la consacre comme névrose idéale. C'est bien ce qu'il en dit d'ailleursen la rattachant à la névrose obsessionnelle qui est la névrose idéale,qui mérite d'être appelée « idéale » à proprement parler.Jacques Lacan, Séminaire XXII, R.S.I., leçon du 17 décembre 1974.

Une névrose qui existe

« Il n’est pas très sûr que la névrose hystérique existe toujours, mais

il ya sûrement une névrose qui existe, c’est ce qu’on appelle la névrose

obsessionnelle 1. » Lacan déclarait ça dans sa conclusion du congrès de

l’EFP sur la transmission, en 1978. L’hystérie a beau avoir la consistance

d’un discours, sans le saut dans le somatique propre à la conversion, elle

n’existe pas comme névrose. Alors que pour qu’existe l’obsession, penser

suffit. Le symptôme obsessionnel est « pensée dont l’âme s’embarrasse,

ne sait que faire 2 ». La névrose obsessionnelle existe parce que c’est la

névrose idéale. Idéale parce que faite d’idées, d’Einfälle, dit Freud, qui

sont ces incidentes formulées sur un mode impérieux (gebieterisch), très

souvent de caractère sacrilège, obscène, scatologique, injurieux, voire

assassin, qui passent par la tête de l’obsédé et qui lui pourrissent la vie.

1. J. Lacan, Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 25, p. 219, juin 1979.

2. J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974, p. 17.

Le doigt levé de Lacan

face au désir de l’obsessionnel

Michel BOUSSEYROUX

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8 —— Michel BOUSSEYROUX

Quand on lit les Formations de l’inconscient, ses sept dernières

séances, du 14 mai 1958 au 2 juillet 1958 3, force est de constater la

place considérable que Lacan accorde à la clinique de la névrose obsessionnelle,

tant masculine que féminine, prenant appui, pour en dégager

les repères structuraux, sur les trois comptes rendus de cas cliniques

publiés en 1948, 1950 et 1953 dans la Revue française de psychanalyse

par Maurice Bouvet : « Importance de l’aspect homosexuel du transfert

dans quatre cas de névrose obsessionnelle masculine », « Incidences thérapeutiques

de la prise de conscience de l’envie du pénis dans la névrose

obsessionnelle féminine » et « Le moi dans la névrose obsessionnelle ».

Dans « La direction de la cure », à la même époque, c’est encore

à la cure d’un obsessionnel, cette fois issue – chose exceptionnelle – de

sa propre pratique, que Lacan fait appel pour donner idée de « ce qu’il

faut savoir pour terminer ses analyses », rapportant l’effet qu’a eu, à la

fin de l’analyse de cet analysant que Lacan appelle « l’homme au tour de

bonneteau », le rêve qu’a fait sa maîtresse après qu’il lui a proposé « de

coucher avec un autre homme, pour voir », pour voir si ça allait lui redonner

la puissance qu’il se sentait perdre avec elle. Ce cas est l’occasion

pour Lacan de montrer l’importance qu’il y a « de préserver la place du

désir dans la direction de la cure » et ce que celle-ci vise quant au rapport

du sujet au phallus. Car c’est grâce au repérage qu’il affine de la

structure clinique de la névrose obsessionnelle que Lacan va dans les dernières

pages de « La direction de la cure » poser les jalons de la conception

à se faire de la fin de l’analyse et de la position de l’analyste à partir

de l’interprétation du désir dont va traiter le séminaire suivant intitulé Le

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Désir et son interprétation.

Le point mort du désir

Ce qui domine chez l’obsessionnel, c’est sa dépendance à l’Autre

qu’il cherche à détruire, en même temps qu’il s’emploie à le soutenir dans

la mesure où l’Autre est le support même de ce désir de destruction. Dès

qu’il s’agit de désir, pour l’obsessionnel, delenda est à l’horizon, mais

3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998,

p. 387-507.

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Le doigt levé de Lacan face au désir de l’obsessionnel —— 9

cette destruction est toujours interdite par l’Autre. D’où le côté camouflé,

« mis à gauche », de « contrebande » d’un désir qui se balance « sur l’escarpolette

» entre agression et disparition, mais reste fondamentalement

euthanasique. « Le désir de l’obsessionnel reste donc frappé de cette

marque qui fait que toute approche le fait s’évanouir 4 » : l’obsessionnel

tient à distance non pas l’objet, comme le croit Bouvet, mais le désir : c’est

un désir foncièrement annulé, que Lacan écrit d0, c’est un zéro-désir, un

désir réduit à zéro, dans l’articulation même qui le fonde sur la destruction

de l’Autre, laquelle destruction étant aussi celle qui vient de l’Autre

par ce que Lacan appelle la demande de mort fondamentale qu’il y a, à

l’horizon de la parole, dans l’Autre maternel de l’obsessionnel. C’est

même ce « Détruire, dit-elle » qui va jusqu’à menacer de mort la demande

comme telle et son signifiant tout-puissant, . Si bien que le cri du coeur

de l’obsessionnel est un « Sus au grand ! », « Mort au phallus ! », à

entendre aussi bien comme le « Mords au phallus ! » que Bouvet cherche

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à amadouer. Car comme « nettoyeur » du phallus, comme « nettoyeur »

de la Présence réelle, l’obsessionnel se pose un peu là !

Dans Le Désir et son interprétation (inédit) du 10 juin 1959, Lacan

y revient pour dire que, alors que l’hystérique, comme le montre le rêve

de la Belle Bouchère, se fait l’enjeu du désir de désir de l’Autre, l’obsessionnel

reste hors du jeu : « C’est quelqu’un qui n’est jamais à la place où

quelque chose est en jeu qui pourrait être qualifié son désir. Là où il risque

le coup, apparemment, ce n’est pas là qu’il est. C’est toujours pour

demain que l’obsessionnel réserve l’engagement de son véritable désir. »

D’où le problème : si, pour l’obsessionnel, « le désir est de difficulté

5 », alors comment diriger sa cure vers l’aveu du désir ?

De l’impasse de l’identification primaire…

Y répondre dépend de la levée de l’impasse phallique que rencontre

Freud en 1937. Et c’est là que Lacan se saisit de ce qui est « de dif-

4. Ibidem, p. 467.

5. J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 633.

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ficulté » pour l’obsessionnel, le désir, pour trouver la solution à ce qui a

été « de difficulté » pour Freud. Si bien que c’est par son nouveau repérage,

à partir des impasses de fin de cure chez Bouvet, de ce qu’il en est

du désir chez l’obsessionnel que Lacan va frayer la voie de passage, la

passe de l’analyse finissable, via le désaisissement du rapport identificatoire

au phallus, comme signifiant « tout-puissant de la demande » (qu’il

est, avant d’être celui du désir et de la jouissance) auquel la réponse de

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Bouvet aliène ses analysants obsessionnels, les laissant « au mieux » captifs

du « point d’identification purement imaginaire 6 » où s’englue le fantasme

de l’hystérique. Ce type de fin d’analyse produit une « aliénation

renforcée » du fait que l’objet de l’identification imaginaire hystérique est,

par le forçage de l’interprétation de l’analyste qui se fait « l’oblat » d’une

absorption eucharistique, rabattue du côté de l’incorporation substantifique

du signifiant tout-puissant de la demande. Là est pour Lacan l’obstacle

majeur des fins d’analyse : dans la difficulté qu’il y a, même quand

l’analyse ne cherche pas, comme Bouvet, par un « désir abruti » à en

rajouter, à déloger le sujet de son identification au phallus.

C’est dès 1958-1959 que, en effet, Lacan commence à entrevoir

la solution de l’analyse « infinie », de l’unendlich freudien, comme passe

par-delà le « roc originel » où le sujet projette à l’infini, qui, si c’est un

homme, sa protestation virile, qui, si c’est une femme, son envie, sa rage

de pénis. Lacan en parle la première fois dans la séance du séminaire du

11 juin 1958 et y reviendra dans Le Désir et son interprétation le

15 février et le 10 juin 1959, à propos du to be or not to be de Hamlet.

Le choix du sujet est entre être sans l’avoir et ne pas être sans l’avoir :

l’homme n’est pas sans l’avoir, le phallus, et la femme l’est, le phallus,

pour l’homme, sans l’avoir. L’enfant l’est, le phallus qui manque à sa mère

et ne l’est pas pour autant que la loi du langage le lui dérobe. L’Un de

ce qu’il voudrait être pour l’Autre ne peut être qu’un Un en trop, s’il est

garçon, qu’il est menacé de perdre, ou un Un en moins, s’il est fille, qu’il

ressent comme absence, privation. Ce qu’il s’agit de réduire à la fin de

l’analyse, c’est donc l’identification au « signifiant sans pair », sans égal,

au signifiant qui n’a pas son pareil pour signifier ce que le désir de l’Autre

6. Ibid., p. 639.

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Le doigt levé de Lacan face au désir de l’obsessionnel —— 11

est : l’identification primaire au phallus. Les dernières lignes de « La direction

de la cure » anticipent à cet égard sur ce que Lacan développera

dans Le Désir et son interprétation : Freud est cet homme de désir qui a

su dévoiler, lui seul, comme un initié aux défunts mystères ensevelis sous

les cendres de Pompéi et dont la villa des Mystères montre encore sur ses

fresques le parcours initiatique, que ce phallus, le névrosé désire l’être

« et qu’il faut que l’homme, mâle ou femelle, accepte de l’avoir et de ne

pas l’avoir, à partir de la découverte qu’il ne l’est pas ». La clef de la fin

de l’analyse pour Lacan est dans cette découverte et l’acceptation

qu’elle implique. C’est tout autre chose, comme découverte, que « la

levée du voile de la peur 7 » à quoi réduit le problème du désir, celui qui,

comme analyste, « laisse enveloppés dans ce linceul tous ceux qu’il a

conduits », de les avoir fourvoyés dans une identification terminale dont

il se fait gloire. Lacan stigmatise à ce propos le principe malin du pouvoir

auquel ouvrent certaines directions de cure qui se donnent pour fin le

bien de l’analysant sous la forme de lui donner enfin le phallus, le sien,

celui de l’analyste, et de le lui donner comme une hostie dans la communion

finale d’une incorporation phallique résolutive.

Lacan désigne par là la visée avouée de la direction de cure de

Maurice Bouvet qui prétend résoudre ainsi le désir agressif de dévoration

phallique des obsessionnels, le phallus devenant ainsi soudain, par la

magie de l’interprétation, l’objet accueilli, source de puissance que le

communiant-analysant avale sans mâcher dans un sentiment d’effusion

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maniaco-mystique !

Et ne croyez pas que ce soit de la vieille his toire, que cette cr itique

de Lacan ne soit aujourd’hui plus de mise. Il y a encore de nos jours, et

même chez les lacaniens, des Maurice Bouvet qui terminent leurs cures

en donnant à leurs analysants de quoi faire se retourner en trique le tore

de la névrose. La chute de l’objet a n’exclut pas pour autant un possible

retour en force du S1 par lequel l’acte rechute à la passion du signifiant.

Lacan fait observer dans « La direction de la cure » qu’on en voit les effets

dans le groupe analytique lui-même au trait unaire qui lie entre eux les

analysés d’un même analyste, trait dont il dit que s’y « signe l’insuffisance

7. Ibid., p. 640.

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12 —— Michel BOUSSEYROUX

de l’analyste au regard de son travail ». Car si l’on cherche la marque de

l’analyste dans l’analysé, ce ne sera jamais que celle de l’insuffisance

propre au S1 phallique. Si l’analyste se produit de l’objet a et rien de

plus, il n’y a pas de marque de l’analyste (ou de l’analyste de l’analyste)

qui tienne, parce que le produit, petit a, est sa démarque, l’analyse ne

trouvant sa fin, pour Lacan, qu’à ce que la jouissance opaque du symptôme

y soit mise en solde (dévalorisée, écrit Lacan).

Lacan s’attarde aussi beaucoup, pour mieux préciser ce qui est en

jeu dans cette identification, à l’article de Bouvet sur la névrose obsessionnelle

féminine où il est dit que l’identification masculine de la patiente,

hostile à l’endroit de l’homme, s’assouplit grâce à l’identification à l’analyste

en position de mère bienveillante que permet l’interprétation de son

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désir de possession phallique 8. Cette obsessionnelle, qui avait rêvé

qu’elle écrasait à coup de talons la tête du Christ, s’était plainte de ne pas

pouvoir s’acheter de jolis souliers à cause de ce que son analyse lui coûtait

et avait protesté contre l’interprétation que l’analyste lui avait faite

qu’elle voulait être un homme en lui répliquant que ce qui lui plaisait, dans

son fantasme des souliers, c’était d’être désirée par des hommes qui en

seraient pour leurs frais. Pour l’être, ce phallus que figure le Christ qu’elle

rêve d’écraser, dit Lacan, il lui faut le détruire, et ce qu’il aurait fallu lui

faire remarquer, c’est que « tu es toi-même ceci que tu veux détruire »,

alors que Bouvet lui dit : « Mon phallus d’analyste, tu veux le détruire, et

moi, je te le donne, consent à le posséder ! » Bouvet se met en position

d’Autre de la Demande qui en délivre le signifiant tout-puissant.

Le résultat de cette analyse est que cette obsessionnelle part en

conservant toutes ses obsessions, à ceci près qu’elle ne s’en culpabilise

plus, et qu’elle envoie à Bouvet son fils aîné se faire analyser, c’est-à-dire

son phallus. Par cet acting out, considère Lacan, elle rend à l’analyste ce

qu’il avait voulu lui donner imaginairement, ce qui est un prêté pour un

rendu quant à l’erreur de l’analyste sur la signification du phallus comme

signifiant du d0, du désir indice zéro de cette obsessionnelle en tant que

c’est son désir, et non l’objet, qu’elle cherchait à tenir à distance en en

écrasant dans son rêve le signifiant suprême, comme sous son talon

8. J. Lacan, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 448-455.

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Le doigt levé de Lacan face au désir de l’obsessionnel —— 13

réduit, dégradé au rang d’objet.

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… à la passe de S(A)

À la dernière séance des Formations de l’inconscient, Lacan fait un

pas de plus du côté de la demande où s’inscrit la pulsion, pour nous faire

saisir cet arrière-plan, cet horizon de l’Autre où s’origine ce désir. C’est

ce que laisse entrevoir l’association que fait l’obsessionnelle de Bouvet, à

propos de son rêve de talon qui écrase la tête du Christ, que lorsqu’elle

passe devant le magasin des pompes funèbres chaque matin pour aller

à son travail, elle regarde quatre christs exposés en vitrine en pensant,

non sans jouissance et angoisse, qu’elle marche sur leur verge. Ces

pompes funèbres sont le lieu de la demande pulsionnelle comme

demande de mort qu’implique à l’horizon de la parole l’Autre, qui ne va

pas sans produire aussi une mort de la demande. C’est parce que le désir

surgit dans ce contexte où le tu de la demande est susceptible de tuer le

sujet aussi bien que sa demande, que le désir et son signifiant sont pour

l’obsessionnel si dangereux. Là est à situer le point d’articulation du phallus

au S(A). Ce qui n’a pas été élucidé avec l’interprétation autorisante

de Bouvet qui, souligne Lacan, non seulement légitimise les obsessions de

sa patiente mais légitimise son fantasme, c’est cette demande de mort fondamentale

que surimpose de structure (cf. le graphe du désir) l’étage

supérieur de la demande à celui inférieur de l’identification imaginaire

rivalisante.

Telles sont les écuries d’Augias dont Lacan invite à balayer le

fumier : ce qu’il entend par balayer, c’est l’illusion que l’analyse se

conclut par l’identification à un prétendu moi fort de l’analyste, l’illusion

qu’elle peut se terminer par un pacte, une réconciliation entre la

demande de satisfaction pulsionnelle et la réponse de l’analyste, car ce

que répond S(A) est pur silence. Et c’est à ce silence que « doit s’obliger

Page 10: Le doigt levé de Lacan face au désir de l’obsessionnel

maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt

levé du saint Jean de Léonard pour que l’interprétation retrouve l’horizon

déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu allusive 9 », à l’opposé

donc de l’interprétation suggestive et endoctrinante. Lacan devance ce

qu’il dira dans Télévision de l’analyste comme ayant à être un saint, en se

9. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 641.

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14 —— Michel BOUSSEYROUX

référant, pour situer la position de l’analyste quant à l’interprétation, à

cette dernière oeuvre de Léonard de Vinci, que l’on peut voir au Louvre,

qu’il réalisa ayant le bras droit paralysé, entre 1513-1516. On y voit saint

Jean-Baptiste à la figure étrangement androgyne et au sourire ambigu

lever son bras droit et dresser son index qui se détache sur un fond uniformément

noir, semblant nous inviter par ce signe à écouter le message

de l’au-delà, à en déchiffrer l’opacité. Cet index levé est à la place où sur

le graphe du désir s’écrit la demande silencieuse de la pulsion. Ce qu’il

désigne, c’est le signifiant qui est à l’horizon déshabité de l’être, S(A). Il

ne nous invite pas à regarder la pureté du non-être pour en jouir. Son

silence engage à prendre acte de ce vide sans lumière laissé par l’absence

de Dieu, laissé par l’impossible qu’il y a à la place de Dieu (cf.

Bataille). Puisse le sujet du désir en prendre acte pour éclairer sa lanterne

de passant. L’analyste, pour Lacan, a donc, comme interprète, à faire

signe, à se faire signe de cette béance qu’ouvre en l’Autre l’expérience

analytique en tant qu’elle conduit à la mise en question de ce qui la soutient

de départ, le transfert, soit le sujet supposé savoir. Ce doigt levé va

Page 11: Le doigt levé de Lacan face au désir de l’obsessionnel

à l’encontre du doigt baissé du désir obsessionnel de ne pas gracier

l’Autre, de l’achever. Car ce doigt levé rend grâce du désir comme vidant

du lieu de l’Autre l’être comme tel.

Ce tableau de Vinci a été passé aux rayons X et on s’est aperçu

que Léonard avait au départ peint un partenaire à ce saint Jean : c’était

la croix. Ce que montre donc son doigt levé, c’est l’ombre d’une croix,

l’ombre de , c’est l’effacement de l’être, l’opacification de l’x du désir

de l’Autre par S(A). La croix du sacrifice de la castration à la jouissance

de l’Autre, Léonard de Vinci l’efface d’un coup de noir, comme Arnulf

Rainer dans certaines de ses toiles. Cette croix, c’est le phallus que le

névrosé dresse sur son Golgotha, dans son crâne, tant il se figure que

l’Autre demande sa castration.

La vertu allusive du doigt levé de l’analyste est donc de signifier :

Wo es war , là où c’était le désir de l’être, soll Ich werden, je dois advenir

au lieu déshabité de l’être où s’écrit S(A), le signifiant du lieu que n’habite

plus l’être parce que c’est le signifiant du manque qui s’y engouffre

comme un coup de vent qui le vide. À l’époque où il peignait son saint

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Le doigt levé de Lacan face au désir de l’obsessionnel —— 15

Jean, Léonard s’intéressait beaucoup aux courants d’air tourbillonnant et

à ses lignes sur les reliefs, comme on peut le voir sur ses dessins d’orage

ou de déluge qui se trouvent à la Bibliothèque royale de Windsor.

Un vent aussi souffle sur le roc irréductible où se dessine le relief

du refus de la féminité sur lequel bute le désir du Freud de l’unendliche

Analyse. C’est le vent du pire, où l’analyse trouve sa fin au-delà de l’identification

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vampirique, au-delà du sans-fin de la passion passivante du

père. Car, au-delà du roc, au-delà du socle, il y a la fente, celle de « la

Spaltung dernière par laquelle le sujet s’articule au Logos 10 » et par où

l’analyse trouve sa fin de produire l’objet qui en est la cause. Cet objet

cause de l’Ichspaltung, Freud semble avoir commencé à nous le faire

entrevoir dans le texte, daté du 2 janvier 1938, qu’il ne put achever

parce que les nazis ne cessaient alors de le talonner et où il évoque le

cas d’un petit garçon qui s’était créé, pour démentir le réel de la castration

féminine tout en sauvant son pénis, un fétiche et une phobie par lesquels

se réalisait le clivage qui le déchirait entre sexe et effroi.

Avec en plus, remarque Freud dans les dernières lignes du texte

inachevé, ce petit symptôme, ce geringfügiges Symptom, ce symptôme

futile qui consistait en l’hypersensibilité anxieuse de ses deux petits orteils,

« comme si dans cet habituel va-et-vient du démenti à la reconnaissance

de la castration tout de même encore une expression plus lisible en était

échu … » (doch noch ein deutlicherer Ausdruck zukäme … 11). La plume de

Freud se suspend sur ces points de suspension où devient plus lisible que

du « moins » peut se tirer un « plus » où le sujet trouve son reste, et qui

s’appelle le plus-de-jouir.

10. Ibid., p. 642.

11. S. Freud, « Die Ichspaltung im Abwehrvorgang », in Studienausgabe, Band III,

S. Fischer Verlag, Frankfurt, 1975, p. 394.