le cœur de la toscane piero antinori - vigneron", mag · 2012-05-31 · sa robe rouge rubis...

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VIGNERON Été 2012 65 R encontrer le marquis Antinori représente un incroyable voyage temporel. Ses trois filles incarnent au- jourd’hui la vingt-sixième génération à hériter de l’illustre nom. Pour remettre en perspective cette longue lignée, il faut se souvenir que lorsque Giovanni di Piero Antinori commence à élaborer du vin en 1385, à l’autre bout du monde, la dynas- tie Ming accède au pouvoir en Chine, et que quand Christophe Colomb décou- vre l’Amérique, les Antinori ont déjà un siècle viticole derrière eux… Le palazzo , au cœur de Florence, construit sous la direction de Niccolò, est habité depuis 1506 par les ancêtres de Piero, l’actuel marquis. De style “pa- lazzo Medici ”, il est typique des palais flo- rentins, utilisés comme quartier général pour les activités commerciales au rez- de-chaussée et comme pied-à-terre pour les familles aux étages. “C’est le seul palais de Florence à avoir conservé sa fonc- tion initiale, et nous sommes fiers de cette continuité”, déclare Piero Antinori, qui y réside toujours. Intimiste, avec ses pho- tos de famille, ses meubles imposants, le palais Antinori se situe à la croisée des époques. Des tentures précieuses, de lourds rideaux, des livres d’archives, des gravures représentant des bacchanales, des tapisseries bucoliques… La de- meure atteste de l’éminent passé de ceux qui obtinrent leur titre de marquis lors de l’unification de l’Italie par les rois de Savoie en 1861. S’ils étaient au départ marchands de soie, les Antinori devinrent rapidement vignerons afin d’exploiter leurs terres de Valdarno, à proximité de la belle Flo- rence. Il faut pourtant attendre le XVI e siè- cle pour que le vin atteigne la célébrité grâce à Alessandro Antinori, qui voya- geait dans toute l’Europe pour faire connaître ses bouteilles. Cet homme convaincu de la valeur de son vignoble faisait déjà partie, comme Piero au- jourd’hui, de la prestigieuse Accademia dei Georgofili, la plus ancienne institu- tion agricole au monde, créée en 1753. Les Antinori sont également membres de Primum Familiae Vini, une association de grandes familles de vignerons qui se réunissent “pour partager et transmettre nos valeurs et nos idéaux”, explique le marquis Piero Antinori, qui porte noblement son statut avec son regard franc et son allure à la fois déterminée et chaleureuse. “Cette forme de rapprochement permet de préserver la qualité de nos engagements et la réputation de nos domaines. Pour cela, nous organisons des réunions techniques, nous échangeons nos expériences et, de plus, tous les membres de P.F.V. s’estiment”. VIGNERON Été 2012 64 DANS SA FAMILLE, ON FAIT DU VIN EN TOSCANE DEPUIS L’ANNÉE 1385 ET ON VIT DANS LE PALAIS FAMILIAL, AU CENTRE DE FLORENCE, DEPUIS 1506. QUANT AUX VINS... SUIVEZ LE GUIDE ! Le cœur de la Toscane piero antinori par deborah rudetzki photos philippe martineau ALBIERA ANTINORI, AU CÔTÉ DE SON PÈRE, A LA LOURDE TÂCHE DE POSITIONNER LA MARQUE FAMILIALE SUR LE MARCHÉ MONDIAL ET DE COORDONNER LE TRAVAIL DE TOUS LES DOMAINES.

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Page 1: Le cœur de la Toscane piero antinori - Vigneron", mag · 2012-05-31 · Sa robe rouge rubis intense laisse éclore un bouquet puissant et épic ... plus importantes caves de Californie,

VIGNERON Été 201265

Rencontrer le marquisAntinori représenteun incroyable voyagetemporel. Ses troisfilles incarnent au-

jourd’hui la vingt-sixième génération àhériter de l’illustre nom. Pour remettre enperspective cette longue lignée, il faut sesouvenir que lorsque Giovanni di PieroAntinori commence à élaborer du vin en1385, à l’autre bout du monde, la dynas-tie Ming accède au pouvoir en Chine, etque quand Christophe Colomb décou-vre l’Amérique, les Antinori ont déjà unsiècle viticole derrière eux…

Le palazzo, au cœur de Florence,construit sous la direction de Niccolò,est habité depuis 1506 par les ancêtresde Piero, l’actuel marquis. De style “pa-lazzo Medici”, il est typique des palais flo-rentins, utilisés comme quartier généralpour les activités commerciales au rez-de-chaussée et comme pied-à-terrepour les familles aux étages. “C’est le seulpalais de Florence à avoir conservé sa fonc-tion initiale, et nous sommes fiers de cettecontinuité”, déclare Piero Antinori, qui yréside toujours. Intimiste, avec ses pho-

tos de famille, ses meubles imposants, lepalais Antinori se situe à la croisée desépoques. Des tentures précieuses, delourds rideaux, des livres d’archives, desgravures représentant des bacchanales,des tapisseries bucoliques… La de-meure atteste de l’éminent passé deceux qui obtinrent leur titre de marquislors de l’unification de l’Italie par les roisde Savoie en 1861.

S’ils étaient au départ marchands desoie, les Antinori devinrent rapidementvignerons afin d’exploiter leurs terres deValdarno, à proximité de la belle Flo-rence. Il faut pourtant attendre le xVIe siè-cle pour que le vin atteigne la célébritégrâce à Alessandro Antinori, qui voya-geait dans toute l’Europe pour faireconnaître ses bouteilles. Cet hommeconvaincu de la valeur de son vignoblefaisait déjà partie, comme Piero au-jourd’hui, de la prestigieuse Accademiadei Georgofili, la plus ancienne institu-tion agricole au monde, créée en 1753.

Les Antinori sont également membresde Primum Familiae Vini, une associationde grandes familles de vignerons qui seréunissent “pour partager et transmettre nosvaleurs et nos idéaux”, explique le marquisPiero Antinori, qui porte noblement sonstatut avec son regard franc et son allure àla fois déterminée et chaleureuse. “Cetteforme de rapprochement permet de préserverla qualité de nos engagements et la réputationde nos domaines. Pour cela, nous organisonsdes réunions techniques, nous échangeons nosexpériences et, de plus, tous les membres deP.F.V. s’estiment”.

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DANS SA FAMILLE, ON FAIT DU VIN EN TOSCANEDEPUIS L’ANNÉE 1385 ET ON VIT DANS LE PALAIS

FAMILIAL, AU CENTRE DE FLORENCE, DEPUIS 1506.QUANT AUX VINS... SUIVEZ LE GUIDE !

Le cœur de la Toscane

pieroantinori

par deborah rudetzki photos philippe martineau

ALBIERA ANTINORI,AU CÔTÉ DE SON PÈRE, A LALOURDE TÂCHE DEPOSITIONNER LAMARQUE FAMILIALESUR LE MARCHÉMONDIAL ET DECOORDONNER LETRAVAIL DE TOUSLES DOMAINES.

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Par-delà une longévité remarquable, lesAntinori se sont fait connaître dans ledomaine du vin pour l’avoir quelque peubousculé.

Ébranlant les traditions, ils n’eurent decesse de faire évoluer leurs vins. Ils jouè-rent un rôle crucial dans l’apparition des“super-toscans” en recrutant notammentGiacomo Tachis, un œnologue qui a su af-firmer le potentiel des cépages dits “inter-nationaux” en Toscane. Ayant acquis desclones de cabernet sauvignon du ChâteauLafite Rothschild, il les implanta dans larégion de Bolgheri et donna naissance auSassicaia, appartenant aux cousins des

Antinori. Chez le marquis, Tachis secharge du domaine Tignanello et crée unassemblage de sangiovese et de cabernetsauvignon avec une pointe de cabernetfranc. Ce vin pionnier n’est produit queles meilleures années, dans un style richeet dense. “Avant le Tignanello 1971, le san-giovese n’était jamais passé sous bois, indiquePiero. C’est sûrement le vin italien le plusconnu dans le monde, car nous avons su com-biner qualité et quantité, montant à350000 cols par an.” Après un passage enbarrique d’environ douze mois, le vin re-pose en bouteille pour une ultime annéed’affinage. Sa robe rouge rubis intenselaisse éclore un bouquet puissant et épicéoù se mêlent fruits noirs, une belle boucheréglissée et une fin mentholée.

Toujours sous la houlette de GiacomoTachis apparut en 1978 une autre curio-sité : le Solaia, le “vin du soleil”, un petit bi-jou provenant de 10 hectares avec à peine50 000 bouteilles annuelles.

“Les super-toscans sont nés dans un contextedifficile pour notre agriculture, précise PieroAntinori. Nous étions en pleine crise écono-mique, les vins italiens étaient dépréciés et il fal-lait trouver une parade pour aider les produc-teurs à s’en sortir. Le principe des appellations

était trop strict et ne correspondait pas à ce quele consommateur souhaitait, alors nous noussommes rebellés.” Lorsqu’à la fin des années1960 il prend la responsabilité del’azienda, Piero parcourt la planète “à larencontre de personnes extraordinaires, dontÉmile Peynaud et Robert Mondavi”. C’estainsi qu’il décide de passer outre la législa-tion italienne régissant l’AOC ChiantiClassico. Au-delà d’une révolte contre lefait d’ajouter des cépages blancs dans levin rouge dans des proportions qui pou-vaient atteindre 30  %, les vigneronscontestataires, dont il était le leader, ontchoisi de varier les cépages et l’élevage.Enfreignant la loi, ces vins devinrent doncde simples vins de table.

“Le grand journaliste Luigi Veronelli m’aaffirmé qu’il ne fallait pas se préoccuper de cegenre de détails, que le principal était de fairedes vins de qualité. J’ai pris mon courage àdeux mains et nous avons fait renaître notre vi-gnoble. La critique a reconnu le Tignanellocomme un vin particulier et, même exclu del’AOC, nous le vendions plus cher qu’aupara-vant, une contradiction typiquement ita-lienne !” s’amuse le marquis Antinori. Cen’est qu’en 1996 que les autorités recon-nurent le Chianti Classico comme un ter-ritoire autonome. L’obligation d’assem-bler aux rouges des cépages blancs cessaet elle fut même interdite après 2005.Quant aux cépages internationaux, ils fu-rent autorisés à hauteur de 15 %, avant depasser à 20  % en 2000. D’ailleurs, au-jourd’hui, le Tignanello est redevenu unvin d’appellation Chianti Classico puisqu’ilcontient 80 % de sangiovese. “La tradition

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Le cœur de l’empire Antinori est ici, dans cepaysage de cyprès typiquement toscan.

CE SONT LES ANTINORIQUI SONT À L’ORIGINE

DE LA REDÉFINITION DEL’APPELLATION CHIANTI

CLASSICO, GRÂCE ÀLEUR “SUPER-TOSCAN”,

LE TIGNANELLO...

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est seulement une innovation qui a connu lesuccès”, énonce Piero sentencieusement.En revanche, le Solaia reste un super-toscan. Composé lors de son premier mil-lésime en 1978 uniquement de cabernetsauvignon et de cabernet franc, il s’est vuadjoindre, au fil des années, 20 % de san-giovese pour parvenir à la perfection qu’ilreprésente, à la fois fruité et intense, auxarômes très marqués de cabernet mature.Un “vin de table” parmi les plus incroya-bles de la planète, éclos dans un environ-nement qui ne l’est pas moins.

Tignanello et Solaia, les deux domainesvoisins se nichent au bout d’une route tor-tueuse, dans un paysage de cyprès carac-téristique de la Toscane. Autrefois mai-son de campagne du marquis, la demeurede Tignanello a été rénovée en 2002 pouraccueillir des professionnels du vin. Avec60 % de son chiffre d’affaires à l’exporta-tion, Piero Antinori a, en effet, besoin derencontrer ses acheteurs des quatre coinsdu monde dans un cadre agréable.

Une branche œnotouristique s’y déve-loppe sous l’autorité d’Allegra, l’aînée desfilles de Piero. “Nous avons ouvert la Bottegadi Passignano dans une ancienne abbaye afind’offrir un point de vente directe aux particu-liers”, explique la jeune femme. Au-jourd’hui, le village de Passignano abriteégalement une magnifique osteria appar-tenant également aux Antinori.

Avec sa formation d’œnologue, Alessia,la benjamine, dirige la Tenuta Montenisa,située au nord de Milan, qui produit desvins effervescents de grande qualité.

Le rôle d’Albiera est de positionner lamarque sur le marché international, unlourd fardeau compte tenu du nombre depropriétés qui toutes doivent conserverleur identité en gardant la “patte” Anti-nori. En effet, le marchese a multiplié les ac-quisitions afin de faire naître de petites cu-vées, images de terroirs divers. Pour cela, ils’est adjoint les services de l’œnologue

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Les Antinori font partie des P.F.V., ce clubtrès fermé des plus anciennes familles du vin.

Renzo Cotarella, qui poursuit un travailextrêmement qualitatif, en luttant pour nepas succomber au travers de vins troppuissants, trop riches, une tâche compli-quée par le réchauffement climatique. Il yparvient avec élégance, en laissant trans-paraître l’acidité des vins pour un meilleuréquilibre.

À Badia a Passignano, propriété des An-tinori depuis 1987, un joli chianti voit lejour sur un terrain de 325 hectares. À100 % sangiovese, ce qui est rare pour unchianti classico, il est nerveux, vibrant, unpeu caramélisé, mais très agréable enbouche avec ses notes de réglisse, d’épiceset de poivre. Le domaine de Pèppoli a étéacheté pour fêter les 600 ans de produc-tion œnologique des Antinori. Viennentensuite Guado al Tasso en appellationBolgheri et aussi Pian delle Vigne,182 hectares en Montalcino dans le gironde la famille depuis 1995, ainsi que Cas-tello della Sala pour l’orvieto et enfinDonna Cora pour le vin pétillant.

Si Antinori s’est intéressé dès 1985 à laNapa Valley, ce n’est qu’en 2007 qu’il amis sur le marché son premier millésime,“Antica Napa Valley”, dont le nom est un

condensé de “Antinori” et de “California”.Piero avoue avoir accompli là le rêve detoute une vie en produisant un grand vinaméricain. Sur sa lancée, il acquiert l’an-née suivante Stag’s Leap Estate, l’une desplus importantes caves de Californie, fameuse pour son cabernet sauvignon.

“Mon cas est assez unique au monde, cer-tifie Antinori, car j’ai su pousser à son pa-roxysme l’alliance entre innovation et tradi-tions ancestrales.” Multipliant les petitespropriétés ayant chacune des caractéris-tiques propres, des variétés autoch-tones, un terroir optimisé, Antinori estun véritable modèle de réussite. Saluti,marchese ! e (Bon à savoir, page 142)

PIERO ANTINORIRÉSIDE TOUJOURS

DANS LE PALAISFAMILIAL FLORENTIN

QUI EST AUSSI LEQUARTIER GÉNÉRAL

DE SES AFFAIRESDANS LE MONDE.